James Ensor Dame peinture toujours jeune
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James Ensor Dame peinture toujours jeune
einture.indd 5 James Ensor Dame peinture toujours jeune Choix de textes, préface et notes de Colette Lambrichs Minos La Différence 13/08/2015 15:58 ÉCRIRE COMME ON PEINT Peintres, soyez poètes Poètes, soyez peintres James Ensor Les écrits des peintres ont une place à part dans l’histoire littéraire. Ils renvoient à un temps où écriture et dessin étaient une seule et même chose – des inscriptions permettant aux hommes d’affirmer et de transmettre les codes qui régissent leurs relations. D’une certaine façon, ils nous ramènent à l’unité de l’être. Je ne parle pas ici des traités, des essais théoriques, des manifestes, ni des manuels, qui sont à la peinture ce que les livres de recettes sont à la gastronomie, pas plus que des correspondances et des journaux intimes, de par leur nature non destinés à la publication, même s’il y en a d’admirables qui éclairent les œuvres et leur contexte. Je parle des textes des peintres qui se sont aventurés dans le domaine de la langue avec autant d’audace que dans celui du dessin et de la peinture. Les exemples ne sont pas si nombreux. En voici trois parmi d’autres : Hebdomeros de Giorgio de Chirico, Petite Anatomie de l’image de Hans Bellmer, Le Désir attrapé par la queue de Picasso. Le livre de James Ensor, Mes écrits, fait partie du lot. ENSOR.p65 7 22/07/2009, 11:38 8 Ma passion pour Ensor est presque aussi ancienne que ma passion pour Ostende, « reine des plages » à la Belle Époque et que trois peintres mythiques ont immortalisée : James Ensor, Léon Spilliaert et Constant Permeke. Chaque année, à la Toussaint, je quitte Paris, en train ou en voiture, et trois heures et demie plus tard je la retrouve. Un autre monde. Le ciel, la mer, les brise-lames, les allées et venues de la malle de Douvres, l’estacade, le port, l’odeur des moules marinières, les restaurants le long de la promenade Albert Ier, le musée municipal des Beaux-Arts sur la place d’Armes, le PMMK, merveilleux musée provincial d’art moderne, la maison d’Ensor, rampe de Flandre, et celle de Permeke, dans la voisine Jabbeke, me chuchotent : « Te voilà au pays de la peinture. » Il y a deux ans, après une absence plus longue que d’habitude, je me suis aperçue que le musée municipal, inauguré en 1895, n’existait plus. Avais-je la berlue ? « Non, pas du tout, m’a-t-on “rassurée” à la maison Ensor, rampe de Flandre. Le local a été cédé à des boutiques. – Et où sont les tableaux ? ai-je demandé. – Dans des caisses. » Sans doute étais-je devenue trop française pour admettre qu’on raye d’un trait une institution séculaire, certes un peu vieillotte mais qui avait son identité propre, permettant d’échapper au brouhaha de la place d’Armes et de se recueillir devant les tableaux du Maître. La collection, si elle n’était pas considérable, comptait quelques paysages, des scènes bibliques, dont Le Christ apaisant la ENSOR.p65 8 22/07/2009, 11:38 9 tempête*1, des marines, des vues d’Ostende et de Mariakerke, Les Gendarmes*, un dessin magnifique, Ma sœur endormie*, l’impressionnant Ma mère morte* et le très célèbre Ensor au chapeau fleuri*. J’imagine que l’on reverra bientôt ces toiles quelque part dans la cité, sous peine d’entendre les mots du grand Ostendais résonner aux oreilles des édiles : « Signalons caricaturalement les méfaits de nos vandales au chef étriqué, mâche-briques imprévoyants, démolisseurs à suçoir pétaradant mille fois incongruités antipittoresques. Progressistes à rebours nous exposant aux risées de l’étranger. Il faut créer sensément, non démolir aveuglément. » Lors de l’ouverture du musée municipal – Henri Permeke, père de Constant, en a été le premier conservateur –, le peintre des Masques avait protesté contre le fait qu’aucune de ses œuvres n’y fût présente. Il avait même prié un ami de publier dans la presse un article dont il était l’auteur : « Nous avons vainement cherché au Musée une œuvre de James Ensor, le plus distingué des peintres ostendais2. » Ironie du sort, aujourd’hui c’est le Musée qui a disparu… En rentrant de ce séjour, je me suis plongée dans la lecture de la cinquième édition de Mes écrits, préfa1. Les œuvres comportant un astérisque sont reproduites dans un cahier central. 2. Cité dans Francine-Claire Legrand, Ensor cet inconnu, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1971, rééd. 1990 et, en 1999, sous le titre James Ensor, précurseur de l’art moderne. ENSOR.p65 9 22/07/2009, 11:38 10 cée par Franz Hellens. Une question me tarabustait : comment réussir à susciter l’intérêt du public français pour cette prose étonnante ? Rassemblant des textes conçus le plus souvent pour être dits à haute voix à l’occasion de banquets, de cérémonies officielles, d’expositions, le livre, depuis sa première publication à Bruxelles, en 1921, jusqu’à la dernière – Liège, 1974, 25e anniversaire de la mort de l’artiste1 –, forme un volume disparate qui n’a jamais été véritablement organisé et qui s’est épaissi au fil du temps (La Flandre littéraire, Ostende-Bruges, 1926 ; L’Art contemporain, Anvers,1934 ; Lumière, Bruxelles, 1944), grâce à des ajouts successifs de minces plaquettes et de textes imprimés dans la presse régionale. Pas d’ordre rigoureux, des redites, des ressassements, et soudain, au milieu d’une tirade, un morceau de pure poésie. « Je vous aime mots sensibles de nos douleurs, mots rouge et citron d’Espagne, mots bleus d’acier des mouches élégantes, mots parfumés des soies vivantes, mots fins des rosés et des algues odorantes, mots piquants des bêtes d’azur, mots des gueules puissantes, mots d’hermine immaculée, mots crachés des sables et de la mer… » Ces toasts, libelles, chansons à boire, discours, lettres ouvertes, harangues, pamphlets sur les peintres, les 1. Sous le titre Mes écrits ou les suffisances matamoresques, les Éditions Labor, à Bruxelles, ont également proposé, en 1999, un choix de textes d’Ensor, regroupés par thèmes, avec une lecture très pertinente de Hugo Martin. ENSOR.p65 10 22/07/2009, 11:38 11 critiques, les courants qui dominent l’époque, admonestations virulentes aux architectes, aux politiciens et à tous ceux qui menaçaient d’abîmer Ostende et ses paysages constituent un corpus singulier. La langue y est traitée comme une matière picturale, truffée de motsvalises, d’adjectifs recomposés, d’adverbes imaginaires. Ensor écrit/peint avec des pigments sonores, olfactifs, culinaires : « Et que dire des tons queue cerise, suc abricot, poil pêche, pelure prune, jus bergamote, pleurs sauterelles, salamis criquet, racine ratichon, larmes nénuphars, derme liseron, arôme fricadelle sauce puante, moule-semoule et frites, barbe d’artichaut, peau de saucisson, petits fours, délicatesses et blanc-manger bec-figues au gratiné1… » Il fait sortir de ses gonds le français, si corseté dans des règles strictes, mêle calembours et invectives, et ses injures sont outrancières, tonitruantes. En voici quelques-unes, relevées par Pierre Alechinsky dans Lettre suit2 : « Trianguliste asservi / Professeur en gésine / Vomisseur de compte rendu / Céphalopode très encreux / édile en mal de bronze / débris national / criticulet / capitaliste dégonflé / expert en couardise / classeur d’artiste / face décrânée enduite de nauséine / flandrophyliseur intempestif / déchet de méduse / pète-sec au cœur sale... » 1. Pour Emma Lambotte, in Danielle Derrey-Capon, Lettres à Emma Lambotte, Bruxelles, Centre international pour l’étude du XIXe siècle, Tournai, La Renaissance du Livre, 1999. 2. Paris, Gallimard, 1992. ENSOR.p65 11 22/07/2009, 11:38 12 On devrait lire les textes d’Ensor à voix haute, aller de l’avant et revenir en arrière en sautant des paragraphes, comme on circule parmi les tableaux d’une exposition. Ils proposent un usage différent de la lecture, disent le bruit et la fureur du temps, les guerres qu’un artiste novateur doit mener pour imposer sa vision du monde contre la critique et l’ordre établi ; ils disent le ridicule, la prétention, l’aveuglement des rapaces qui règnent en maîtres ; ils disent la rage et la douleur du peintre devant l’incompréhension générale, les vexations mesquines ; ils célèbrent la lumière, la mer et, aussi, l’amitié de ceux qui le soutiennent ; bref, ils disent en mots ce que montrent les tableaux ; ils en sont la légende. On a souligné1 le brusque déclin du génie du peintre au tournant du XXe siècle. Les grands chefs-d’œuvre, dont L’Entrée du Christ à Bruxelles, de 1889, est le point culminant, sont peints avant 1900, les tableaux ultérieurs étant trop souvent des redites, des variantes, des copies affadies et parfois antidatées2 des premières versions, comme si l’énergie créatrice, la liberté qui habitait le peintre à ses débuts s’était figée devant l’image renvoyée par les autres du parcours déjà accompli. Est-ce un hasard si les textes prennent alors le relais de l’œuvre 1. Francine-Claire Legrand, Ensor cet inconnu, op.cit. ; Robert L. Delevoy, James Ensor, Anvers, Fonds Mercator, 1981… 2. Cf. Xavier Tricot, Catalogue raisonné des peintures, Paris, Bibliothèque des Arts, 1992. ENSOR.p65 12 22/07/2009, 11:38 13 peint ? L’artiste éprouve-t-il le besoin de suppléer par des mots une perte d’inspiration ? En tout cas, dans le maniement de la langue, son esprit d’invention ne faiblit point. Ensor vieillissant pourfend inlassablement rivaux et prétendants à sa succession, cultive un personnage qui capitalise la splendeur des tableaux de sa meilleure période, développe « la belle légende du moi, du moi universel, du moi unique, du moi ventru, du grand verbe Être », accepte honneurs, décorations, titre de noblesse, soigne sa réputation en Belgique et à l’étranger… Peintres et écrivains (Nolde, Kandinsky, Zweig, Malraux) font le voyage d’Ostende pour le rencontrer et il se métamorphose en personnage médiatique. Il est difficile de mesurer l’énorme importance qu’a eue en Belgique l’œuvre d’Ensor. Le pays, né officiellement en 1830, avait besoin de personnalités fortes pour s’affirmer et se démarquer de la France. Même si le lieu de la reconnaissance suprême était Paris, il fallait imposer à la capitale française un langage et un style particuliers. Dans ses tableaux, Ensor rompt avec les courants dominants de l’époque : néo-impressionnisme, pointillisme, symbolisme, va se ressourcer chez Breughel, Jérôme Bosch et le graveur Jacques Callot. Dans ses textes, il utilise une langue française non encore fixée par les diktats de Malesherbes, celle, goûteuse et inventive, du Moyen-Âge et de Rabelais. À l’occasion de son soixante-quinzième anniversaire, il annonce franche- ENSOR.p65 13 22/07/2009, 11:38 14 ment la couleur : « Il importe de parler neuf et pur. Rafraîchissons notre langue. Ah ! ce pauvre français de nos pères, malmené, enchevêtré, pourri, gangrené, dissolu, disloqué, fourmillant de règles et d’exceptions, de folles contradictions. Je la veux simple et souple notre langue moderne. [...] Condamnons l’abus des vieux mots lourds, anti-poétiques et foin des Mais grossiers, des Si, des Car rapetissant, des Que, et des Quoi Que horribles, des adverbes de quantité matériels au possible, des petitesses des modes et des temps, des Plus Que Parfaits prétentieux, des auxiliaires embêtants, des Avoir égoïstes et répugnants, des Être indigestes, indiscrets, des Passés indéfinis, des Conditionnels imprécis, des Futurs illusoires, des Impératifs indociles. [...] Oyez mes mots cinquantenaires parfumés de sensibilité. Ah ! on les a rudement camouflés, maculés, émasculés, subtilisés, chipés depuis, mes mots jolis, aimés, fruits mûrs de mes verdeurs et de mes prédilections… » Cette langue imagée est défendue par les poètes et écrivains belges ses contemporains : Camille Lemonnier, Max Elskamp, Michel de Ghelderode, Maurice Maeterlinck et Émile Verhaeren, lequel déclare1 : « Sa phrase est surabondante d’adjectifs pittoresques et cocasses, de substantifs soudains et inventés ; elle est folle, amusante, superlificoquentieuse ; elle écume et bouillonne ; elle monte et s’écroule en cataracte. » En vérité, Ensor poursuit dans un registre bien à lui les excentricités langa1. Voir p. 218 de la présente édition. ENSOR.p65 14 22/07/2009, 11:38 15 gières de Charles De Coster, proclamé post-mortem pionnier de la littérature belge, dont le chef-d’œuvre, La Légende de Ulenspiegel au pays de Flandres et d’ailleurs, paru en 1867, a valu à son auteur une immense notoriété dans le monde entier, à l’exception de la France qui jugea le livre rédigé « dans un charabia qui offre de loin quelque correspondance phonétique avec le français1 ». Mi-Flamand, mi-Anglais, « grand liseur de Balzac et de Poe », Ensor écrit un français savoureux qui n’est pas sans rappeler celui de Jarry (Ubu roi a d’ailleurs été, en 1896, un spectacle pour marionnettes), tout en incarnant la truculence, la liberté railleuse et l’humour propres à la Belgique. Il relie le burlesque caricatural des marionnettes du Théâtre Toone, fondé à Bruxelles dans le quartier populaire des Marolles en 1830 – lointain héritage de l’occupation espagnole, quand Philippe II fit fermer les théâtres pour éviter les rassemblements de foule – à celui du capitaine Haddock, dont le nom de poisson imaginé par Hergé évoque le jeu de mots « Hareng Saur / Art Ensor » que l’Ostendais a inscrit dans plusieurs de ses œuvres, et notamment dans Les Cuisiniers dangereux. Et comment ne pas rapprocher les jurons mémorables du sieur Haddock de ceux qui parsèment les écrits du Maître ? 1. Cité par Patrick Roegiers in Charles De Coster, La Légende d’Ulenspiegel au pays de Flandres et ailleurs, Paris, La Différence, 2003, coll. « Minos ». ENSOR.p65 15 22/07/2009, 11:38 16 Ces Écrits ont marqué la Belgique très profondément et ouvert la voie aux artistes belges des générations suivantes : Alechinsky, Claus, Dotremont, Raine se sont servis tantôt de la plume, tantôt du pinceau. Soixante ans après la mort de leur auteur, ils respirent encore. juillet 2009 COLETTE LAMBRICHS La présente anthologie suit l’ordre chronologique de l’édition de 1974, dont elle reprend l’orthographe et les signes de ponctuation parfois fantaisistes. Un seul article, « Ma vie en abrégé », daté de 1934 et placé au début, rompt avec cette logique, pour des raisons évidentes. Le texte de l’album La Gamme d’Amour (Flirt de Marionnettes), ballet-pantomine auquel Ensor consacra de longues années, n’a pas été retenu. En le reproduisant avec les décors, les costumes et la partition, il pourrait faire à nouveau l’objet d’un plaisant volume. L’essentiel des noms de personnes, mouvements artistiques et revues cités font l’objet de notices répertoriées par ordre alphabétique à la fin de cet ouvrage. ENSOR.p65 16 22/07/2009, 11:38 MA VIE EN ABRÉGÉ (1934) Né en 1860 à Ostende, alors villette encerclée de remparts du plus beau vert et de fossés trop salés par la mer. Mon père, Anglais solide, né à Bruxelles en 1835 ; ma mère Ostendaise finement espagnolée. Ma mère me sustentait par force pralines et dragées, et une bonne tante m’insufflait du lait trop sucré. La raison, l’instruction de mon père, homme supérieur, et ses grosses bottes m’inspiraient peur et terreur. Au Collège Notre-Dame, des maîtres bienveillants m’éduquèrent en douceur. Le goût de la peinture me vint vers les treize ans ; alors, deux vieux peintres d’Ostende, Van Cuyck et Dubar, saumurés et huileux, m’initièrent professoralement aux poncifs décevants de leur métier morne, borné et mortné. Mais à quinze ans je peins d’après nature des vues des environs d’Ostende ; ces petites œuvres sans prétention, peintres au pétrole sur carton rose me charment encore. ENSOR.p65 17 22/07/2009, 11:38 18 À dix-sept ans, j’entre à l’Académie de Bruxelles, admis d’emblée au cours de peinture d’après nature, sous les férules de trois professeurs discordant leurs accents, réservant leurs accords : Joseph Stallaert, Alexandre Robert, Jef Van Severdonck. Un directeur important et bouillant, Jean Portaels, bien en cour et fort côté, tranchait impérativement les questions d’art. Des compagnons d’étude, Khnopff, Duyck, Evrard, Crespin, et quelques mauvais garçons bridés, entravés, travaillaient sous l’ennui et sans amour. Dès mon entrée, un gros ennui se dessine. On m’ordonne de peindre, d’après un plâtre vierge, le buste d’Octave, le plus auguste des Césars. Ce plâtre neigeux m’horripile. J’en fais de la chair de poule rose et vive et je roussis la chevelure au grand émoi des élèves, émoi suivi de brimade, grimaces et horions. Devant mon audace, les professeurs interdits n’insistèrent point et, par la suite, je peignis en liberté d’après modèle vivant. Pour apprendre à respecter l’art académique, je dessine et essuie le soir tous les plâtres et j’enlève le second prix de dessin d’après la tête antique. Ainsi, durant trois années, je dessinais le soir d’après l’antique et je peignais le jour la figure d’après nature ; la nuit je composais ou géographiais mes rêves. Les concours de composition avant tout m’intéressaient ; de là datent quelques œuvres encore bien vues de nos jours, telles Le Retour du calvaire, Judas lançant l’argent dans le Temple, La Danse des nymphes, Judith et Holopherne, La Mort de Jézabel, Moines exaltés réclamant le corps du théologien Ovis malgré l’opposition ENSOR.p65 18 22/07/2009, 11:38 19 de l’évêque Friton ou Friston. Cette composition, gardée longtemps par Portaels, le plus éclectique des professeurs, fit beau tapage. Alors, je peins une humble servante, La Femme au nez retroussé, actuellement au musée d’Anvers. Le spectacle de la rue aussi me préoccupe, mes appétits picturaux se développent. Je croque des passants, des pommes, des volailles, des flacons bleus... Tous les procédés sont bons : crayons, aquarelle, gouache. Et gosse Lumière entre en sautillant, culbutant tables, déformant verres et bouteilles, brisant vitres et vaisselle. Rentré à Ostende dans la boutique de mes parents, je peins des chinoiseries et mes portraits. En 1880, Le Lampiste*, en 1881 Le Portrait de mon père* et Musique russe*, en 1882, Le Portrait de ma mère*, œuvres actuellement au musée de Bruxelles, La Dame en détresse, au musée du Jeu de Paume à Paris. En 1881, je débute à « La Chrysalide » où j’expose Le Coloriste, puis à « L’Essor » où l’on refuse La Mangeuse d’huîtres* aujourd’hui bien assise au musée d’Anvers. En 1883, le masque me touche à fond. Les Masques scandalisés* (musée de Bruxelles), font leur trouée, poussent leur col, allument leur nez étonné, allongé. En 1884, Vogels mijotant dans son jus et alors admirateur de Maris le Hollandais, surpris et influencé par mes notes et mes accents, s’emballe de ma peinture ; nous exposons des paysages de plein air sous les huées des confrères du « Cercle Artistique » de Bruxelles. ENSOR.p65 19 22/07/2009, 11:38 20 En 1884 encore, fondation du « Cercle des Vingt1 », milieu étiqueté révolutionnaire, exposé à l’hostilité académique. Là, durant dix années, des confrères balayés par mes masques me causèrent peines sur peines. Le feu s’aggrave encore à « La Libre Esthétique », salon accueillant où des pointillistes bizarres évoluant en sourdine, s’infiltrent à souhait. Là, des musicants, mangeurs de morceaux, suspendus à leurs cordes, raclent des nerfs de chattes, crèvent des timbales, éventrent des caisses ou bombardent des caissons à coups de bombardons. Mais j’ignore encore le grand Paris de mes vrais frères de lutte. Dès 1885, des soleils me préoccupent. J’exécute plusieurs dessins : Les Auréoles du Christ ou les Sensibilités de la lumière. En 1886, Les Enfants à la toilette. En 1887, Le Christ secourant saint Antoine. En 1888, L’Entrée du Christ à Bruxelles*, œuvre solide jugée redoutable par nos cézannistes déconfits à l’œil fané reflétant des chandelles maigriottes, amincies, alanguies. Cependant, les œuvres s’accumulent. Des hommes au sang pur, touchés aux sens, se dressent en défenseurs : Edmond Picard, Émile Verhaeren, Eugène Demolder, Maurice des Ombiaux, Franz Hellens, Grégoire Le Roy. Quelques rares acheteurs se dévouent, des audaces se font jour : Ernest Rousseau, Robert Goldschmidt, Edgard Picard, Lambotte, Emaels, Sus Van Haelen. 1. Cercle des XX. ENSOR.p65 20 22/07/2009, 11:38 21 Mais nos politiciens et classeurs d’artistes chantèrent à l’unisson : « Ensor peut encore attendre ! » Alors, dégoûté des soutiens illusoires, l’esprit charnel de la femme me subjugue un moment. Ah ! la femme et son masque de chair, de chair vive devenue pour de bon masque de carton... Enfin, François Franck vint, armé de pied en cap pour me sauver, et de Broqueville, l’exquis raffiné, ranima mes forces en pansant mes blessures. J’entends saluer les deux pôles puissants, protecteurs et rivaux. Et Albert Croquez, le grand Français mâtiné de flamand, me défend largement. Magnifique trinité de mécènes flamboyants ! Depuis, les défenseurs masculins-féminins abondent, garnissant à qui mieux mieux les degrés espacés de l’échelle menant au Paradis des peintres de la vie. Encore et toujours Croquez le Sympathique, Anatole de Monzie, Herriot, Jules Destrée, Louis Piérard, Mesdames Emma Lambotte, Hertoge, Steyns, Besnières, Marie Gevers, Demouillère, et la Sirène et ma petite chinoise me couvre de pétales blancs, jaunes et roses. Des intérêts s’éveillent ; des peintres, des musiciens bataillent en cadence et, suprême plaisir, dame Musique daigne me sourire et les Gammes d’amour accentuent mes rares joies. Rinskopf, Lanciani, Paul Gilson, Auguste de Boeck, Vrialmont, Moreau, Brusselmans, Lyr, Gailliard, Chapel, Peelemans, Tellier, Thiebaut, De Sutter, Lauwereyns, de Vlieger, Mouqué, Alpaerts, Bastin me proclament musicien. ENSOR.p65 21 22/07/2009, 11:38 22 Des musiciennes charmantes exécutent mes couplets : Steyns, Mireille Flour, Thauvoye, de Kesel, Nelly Jones, Zlika... Des écrivains, des poètes, Théo Fleischman, Edmond Jaloux, Jean Teugels, Steyns, Charles Leirens, Charles Conrardy, Van Offel, Georges Ramaekers, De Ridder, Marlier, Henri Vandeputte, Michel de Ghelderode, Richard Dupierreux, Besnard, André Lhote, de Marchi, Lepage, Léon Van Puyvelde, Cornette, Muls, Laes, Lambotte, Lebeer, Delen, Maurice Sabbe, Haesaerts, Van de Velde, Fernand Cormmelynck. Et les artistes, jeunes et vieux, Vervisch, Ledel, Salz, Van Pamel1, Van Damme, de Valeriola, etc... forment une légion dévouée, et tous les peintres d’Ostende vont de l’avant vers le soleil levant. Et le bon docteur Cerf, peintre manqué, soulage les misères des confrères surmenés, fatigués, crispés par la crise. Stimulés par les Franck, des mécènes, surtout anversois, surviennent : Mistler, Jussiant, Gevers, Fester, de Lange, L’Heureux, Speth, Osterrieth, Boorm, Van den Bosch, Van Overloop, Fischer, Snauwaert, Joye, Trussel, Max Hallet... Je ne puis les citer tous. Une baronnie bien venue me touche au flanc. Elle me donne force pour sauver nos rochers, nos bois, nos dunes, nos bassins. Et toujours sus aux vandales, sus aux démolisseurs, aux ruineurs de nos sites les plus beaux. 1. Van Paemel. ENSOR.p65 22 22/07/2009, 11:38 23 Sauvons Bruxelles et ses panoramas incomparables, vilainement menacés par embellisseurs donquichottés, désordonnés, démuselés, désaxés à l’excès... CHERS PEINTRES, Abandonnons-nous sans tarder aux purs baisers de l’air, aux bienfaits de la mer, nourrissons nos pensées d’abord, nos corps ensuite, goûtons les fruits de l’espace, le parfum et les sons des couleurs, sublimons nos idées. Et crions : oui, nous serons grands, nous serons forts et sensible... Et crions plus fort : nos femmes seront plus belles encore ! Dame peinture toujours jeune, je vous donne mon cœur, je vous donne mon corps. Vive Vous ! Je vous aime ! ENSOR.p65 23 22/07/2009, 11:38 © SABAM. © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2009, pour la présente édition. ENSOR.p65 4 22/07/2009, 11:38
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