Le pendule

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Le pendule
Le pendule
Il est probable -très probable même- que n’importe qui a déjà regardé une horloge avec surprise, en
pensant que l’aiguille serait plus loin qu’on se l’imagine. Cela arrive souvent aux lecteurs, au sortir
d’un ouvrage passionnant, ou bien aux commères qui, tout à leur discours, oublient l’heure qu’il est ;
chacun a déjà éprouvé ce sentiment de profonde étrangeté quand il s’aperçoit qu’il a complétement
ignoré la course du temps, et que ce dernier se rappelle brusquement à lui. C’est l’impression qu’on a
outré le rythme éternel des choses, qu’on a transgressé l’ordre universel autant que la limite de
l’horaire que l’on s’était imposée. Une très vague angoisse nous serre alors la gorge, une seconde, les
sens clignent de l’œil, et l’on cherche on ne sait quoi dans les méandres des chiffres du cadran. Enfin,
cette songerie est si fugace qu’elle ne laisse pas le temps pour une pensée précise.
Ainsi, je m’étais absorbé si complètement dans un ouvrage – chef d’œuvre d’un artiste
récent- que seul le résonnement de l’heure me tira des pages. Ahuri, j’attachai mon regard à la
machine, C’était une belle horloge toute sculptée et couverte de dorures, offerte à mon père par son
ami M …. Qui, rentrant de voyage et ayant fait fortune aux Indes, entreprit de le couvrir de présents.
La mécanique, toujours huilée avec soin, faisait dérouler l’oscillation du pendule pendant plus de
soixante-six ans, sans montrer le moindre signe de fatigue. Cela a d’ailleurs étonné la plupart des
horlogers que je sollicitais pour une vérification annuelle. « Non seulement c’t’une belle chose,
M’sieur, m’en plus avec un train pareil, elle s’ra encore à faire tic-tac dans deux siècles. » Voilà leur
réponses, plus ou moins exactes, à chaque fois. Et le pendule, imperturbable, battait la mesure avec
l’aplomb de l’éternité.
Donc, je considérai les chiffres avec une profonde distraction. L’aiguille dorée indiquait cinq
heures. Mon Dieu, déjà ?! La réflexion me tira de la surprise, et je sautai sur mes pieds. J’avais à
préparer la table pour le thé ; nous recevions, justement, le vieil ami M…. et sa femme. Il était, bien
sûr, devenu un noble vieillard, courbé par le poids des ans et la course du temps. Cela ne l’empêchait
pas de venir disputer une partie de bridge de temps à autres, et les ladies de discuter de voyages et
de romans autour d’une tasse de thé.
Ce jour-là, ils devaient rester à diner également. Alors je m’activais efficacement, aidé du
domestique ; nous mettions du bois à la cheminée, dressions la table, préparions le thé – un vrai thé
anglais, reconnaissable à sa saveur forte et riche-, cuisinions déjà le repas du soir avec le plus grand
soin. Si bien que lorsque nos invités arrivèrent, tout était prêt.
La fin d’après-midi et la soirée se passèrent agréablement. M…. nous régala de ses récits de
voyages, des aventures dangereuses et passionnantes tentées durant sa jeunesse. En Inde, disait-il,
tout n’était que beauté exotique, dangers sublimes rôdant dans la jungle mauve ; les fauves y étaient
réellement redoutables, « presque autant que les femmes » selon-lui. Plaisanterie fort impertinente
qui ne manqua pas de tirer une moue assez clémente à sa femme. Il nous parlait ainsi jusqu’au repas,
nous comblant d’histoires fantasmagoriques par moments ; je retins tout particulièrement celle dans
laquelle mon ami disait avoir rencontré un brashmane qui lui avait prédit qu’il allait avoir un accident
dans la journée. Effectivement, M…. s’était cassé le poignet gauche dans une mauvaise chute l’aprèsmidi même. Ayant été fort intrigué par l’accomplissement de l’oracle, il était retourné voir le vieil
homme. Cette fois-ci, le brahmane lui avait révélé la façon dont il allait mourir. Je suppliai M…. de
me dire ce qu’il avait entendu, mais il ne voulut pas. Il voulait, disait-il, ne pas accabler son hôte avec
un lourd secret, et que « chacun soit conscient de sa mort n’empêche pas le monde de tourner, ou
présentement, d’avoir une conversation joyeuse. » Tout était dit ; on ne revint plus sur le sujet.
La vieille horloge sonnait déjà onze coups lorsque notre ami décida de partir. Le dîner avait
été fort bon, le vin moelleux ; le couple nous salua gaiement, le temps d’une poignée de main, puis
d’apprêta à sortir. Tout à coup, M…. empoigna son manteau vivement en entendant le son de la
pendule s’éteindre. Il m’apostropha ; l’inquiétude brillait dans ses yeux.
"Surtout, mon cher ami, méfiez-vous du temps qui passe à cette horloge. J'ai ouï dire il y a
peu de temps que l'horloger qui l'avait faite était mort dans des circonstances étranges.
Plusieurs de ses clients l'ont suivi dans la tombe, d'une manière tout aussi obscure.
- Dois-je alors m'en débarrasser? Fis-je, pris d'un vague malaise.
- Oh, non, sourit-il. Je dis cela un peu pour la vérité mais également pour faire une sortie
théâtrale!
- À la bonne heure!" ris-je.
Il avait toujours eu, aux dire de feu mon père, un sens de l'humour curieux; il venait
magnifiquement, pensais-je, d'en faire la démonstration.
Ma fiancée me pria d'aller me reposer dès que la porte fut fermée. Elle me trouvait, selon
ses dires, "une mine affreuse", que le miroir de la salle à manger me confirma. Il est vrai que
le travail que j'avais activement réalisé pour préparer le thé et le repas m'avait laissé en
proie à la fatigue. J'écoutai donc les conseils de ma mie, et montai à l'étage d'un pas lourd
qui me surprit. L'escalier en bois grinça et protesta sous moi; je sursautai, fébrile. Il fallait
bien que je sois nerveux pour réagir à si peu de chose; je me demandais si je n'avais pas un
soupçon de fièvre ou si je ne couvais quelque maladie.
Quelques minutes s'écoulèrent. Je redescendis souhaiter le bonsoir à ma fiancée et au
domestique, quand je me rappelais que la pendule devait bientôt être remontée pour éviter
qu'elle ne s'arrête. Ce serait bien dommage, me dis-je, de la laisser s'épuiser. J'avais déjà vu
l'horloger faire ce travail, et bien qu'il soit de son ressort et de son métier de la remonter, je
décidai de le faire moi-même, et ce dès ce soir. Donc j'ouvris la porte glacée pour accéder au
pendule et commençai mon travail.
Etrangement, les rouages semblaient grippés, et étaient bien réticent à bouger dans le sens
que je voulus. Le pendule, qui continuait à se balancer, faillit heurter ma main comme l'eût
fait le soufflet d'une personne mécontente; je le coinçai. C'est alors que, semblable à une
cloche de messe, le carillon de l'horloge se mit à tinter furieusement pour annoncer l'heure
pleine. Le vacarme assourdissant me heurta de plein fouet, provoquant une terreur affolée
dans mes gestes. Le carillon que je percevais toujours comme un doux tintement me
paraissait monstrueux de rage. On eût dit une tempête au cœur de laquelle une cloche
fatale sonnait, annonçant un affreux naufrage de l'esprit; tant les coups étaient tonitruants.
Presque halluciné, je me ruai hors de la machine, me cognant au passage contre l'angle vif
de la porte, faisant perler le sang. Ma fiancée, inquiète de tant de raffut, accourut pour
tomber sur un spectacle, je le suppose, bien ridicule à ses yeux: moi, les yeux exorbités ainsi
que des soucoupes, assis à même le sol avec un filet rouge coulant sur ma joue depuis ma
tempe et tremblant de tous mes membres, autant qu'un homme soit capable de trembler
après un moment de terreur absolue. Elle ne le prit pas en riant, mais vint me soutenir avec
une inquiétude tintée de malice; j'avais dû être alors l'homme le plus comique du monde.
Ses soins attentifs eurent bien vite fait de me calmer, et chacun se coucha sans plus parler
de ma mésaventure.
Le lendemain, je pus enfin réfléchir à tête reposée au sujet de cette histoire d'horloge. Sur le
coup, la terreur que j'avais ressenti me parut très absurde, quoique, j'eus pu être surpris
comme n'importe qui lorsqu'un carillon se déclenche à coté de soi subitement. Je me
souvins de ma fatigue et des propos mi- inquiétants mi- sarcastiques de mon ami M...., et je
conclus aisément que tout cela avait dû amplifier l'effet de surprise en le poussant jusqu'à
l'effroi.
Quant au déclenchement du tintamarre, il était évident que je l'avais provoqué certainement en touchant à quelque rouage qui avait pour fonction d’enclencher le
mécanisme des heures. C'est sur cette conclusion que je terminais mon raisonnement, tout
en dégustant un délicieux porridge accompagné d'une tasse de thé. La journée qui suivit se
déroula admirablement, dans la paisibilité toute banale d'un jour de semaine.
Mon travail à la préfecture m’occupa l’esprit à souhait, et c’est avec l’âme en paix que je sortis de
mon bureau le soir venu afin d’afficher une promenade dans le parc qui longe la rue des Tanneurs. Le
ciel était si beau, ce jour-là, que je me sentis de rester dehors jusqu’au coucher du soleil.
Je passai, en rentrant, devant la boutique d’un horloger ; désireux de savoir quel engrenage
actionner pour remonter ma pendule, je rentrai dans l’échoppe. L’artisan que je rencontrai
m’expliqua la chose avec beaucoup d’exactitude, et sa voix reflétait l’ampleur de sa passion. Ce brave
homme m’enseigna également comment bloquer les mécanismes pour éviter de déclencher le
carillon par accident, enseignement à propos duquel je lui fus extrêmement reconnaissant sur le
moment. Il me recommanda aussi un bon horloger plus proche de chez moi, et humblement me
proposa ses propres services si je le désirais. J’admirai beaucoup cet homme dont le cœur, n’était –et
cela est rare de nos jours- pas atteint de jalousie et d’orgueil liés à la dure loi marchande, qui
privilégiait le profit au détriment de l’âme humaine.
Ma fiancée fut prise, ce soir-là, d’une envie subite de théâtre et de foules, et c’est avec enthousiasme
que qu’elle m’entraîna dans les rues à la recherche d’un bon restaurant. Je décidai de peu de chose
et la laissai faire, l’esprit vaguement embrumé par un doigt de gin bu juste avant de partir. La soirée
fut très agréable : nous trouvâmes une échoppe qui vendait des meatpies délicieuses et profitâmes
d’un fiacre pour gagner le théâtre où Hamlet était donné. Il n’était pas loin de minuit lorsque nous
rentrâmes dans le bruit toujours présent des fiacres et des convives encore attablés dans les pubs ; la
rumeur de la ville s’atténuait un peu plus à chaque minute, pour ne laisser subsister vers le milieu de
la nuit qu’un doux ronronnement sonore planant au-dessus des rues, produits des noctambules.
En entrant dans notre maison, nous fûmes frappés par le silence qui y régnait, sans trop
savoir pourquoi. Puis ma mie me fit la remarque que l’on n’entendait pas l’horloge, et cela m’alerta
immédiatement. Sans trop savoir pourquoi, je devins nerveux et inquiet, une angoisse sourde me
tenaillait – accentué par le silence profond des lieux seulement troublé par nos respirations et par le
froissement de manteaux. Je jetai fébrilement mon pardessus et me dirigeai, emporté par un élan
irrésistible, vers le salon où trônait l’horloge : j’avais soudain peur qu’elle se soit arrêté et que jamais
elle ne puisse repartir.
Je vis effectivement que les aiguilles, ne bougeaient plus. Le balancier avait arrêté de battre
la mesure, la lumière de la rue se reflétait chichement sur son métal lustré. Tout cela produisit une
sorte de pitié dans mon cœur ; je me ruai vers la machine et constatai, à la lueur d’une bougie, la
chose suivante : les aiguilles s’étaient arrêtées sur minuit pile, aussi bien celle des minutes que celle
des heures. Or, il n’était que minuit moins cinq, et je ne me souvenais pas d’avoir vu qu’elle s’était
arrêté à midi.
Retroussant mes manches, je plongeai avec appréhension dans les entrailles de l’horloge et fis jouer
les rouages selon ma science nouvellement acquise. J’entendis un déclic… et hurlai de douleur
lorsque le balancier heurta violemment mon crâne, soufflant du même coup ma bougie. Soudain, ma
fiancée fut là, accompagnée de M…. qui passait par ici et avait entendu mon cri depuis la rue. J’étais
tellement sonné par le coup du pendulaire que, perdant l’équilibre, je basculai en avant dans la
gueule béante de la machine.
L’enfer se déchaîna à mes oreilles : le carillon tintait horriblement, et on eu dit d’une horde
de démons qui perçaient mon crâne tant les notes étaient assourdissantes. Je devins
momentanément fou de peur et sentis presque l’éternité sonner en même temps que la cloche ; je
crus me voir dévoré par des engrenages monstrueux, broyé par leurs dents ferreuses comme un
insecte. Émergeant sourd et aveugle de cet enfer mécanique, je me tordai en tous sens pour m’en
éloigner au plus vite ; la forme terrifiante dont le pendule commença à se tordre comme un
tentacule se détachait du fond noir, ombre aux contours flous et cauchemardesque qui s’avançait
vers moi ! L’horreur sans nom que provoqua en moi l’atroce chimère me fit réagir comme un
halluciné : empoignant la première chose à ma portée –le candélabre qui supportait ma bougie -, je
commençai à frapper.
Je frappai, frappai, frappai sans relâche la chose devant moi, tentant désespérément de la
faire reculer, mais elle continuait de venir à moi, suintante de ténèbres et de brume, et ses entrailles
d’acier étaient baignées de sang comme autant de viscères monstrueuses tâchant de m’engloutir ; et
par-dessus de cadran, comme un œil unique, faisait tourner ses aiguilles tordues à une vitesse folle,
noyant les heures, les minutes, les secondes en une frénésie infernale, et semblant être l’œil même
de la mort !!
Je revins à moi la tête bourdonnante posée sur les genous de mon cher amour. Elle pleurait
toutes les larmes de son corps. Je tournai la tête, et vis une chose abominable : mon ami M…. était
étendue et gisait sans vie au beau milieu d’un océan de sang noir, avec sur tout son corps les
marques de la plus cruelle violence qui soit ; ses yeux entr’ouverts étaient encore fixés sur l’horloge
reclue dans une flaque d’ombre. Son cadran dégouttait de sang-et, chose étrange et atroce, le
balancier dégoulinait également et était tordu, comme si l’on avait porté des coups avec.