Le Temps, 30 avril 2016
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Le Temps, 30 avril 2016
SAMEDI 30 AVRIL 2016 LE TEMPS Culture 21 Beyoncé, un éveil politique MUSIQUE La chanteuse affirme son féminisme et défend la cause afro-américaine dans un nouvel album où elle interroge l’adultère et les discriminations raciales THÉÂTRE CES HOMMES QUI ENFLAMMENT LE PUBLIC ROMAND MARIE-PIERRE GENECAND À ÉCOUTER Beyoncé, «Lemonade» Columbia/Sony Music. En concert au Stade du Letzigrund, Zurich, jeudi 14 juillet 2016 à 20h. www.beyonce.com CRITIQUE La sortie de son album «Lemonade» marque une transition dans la carrière de Beyoncé. Désormais, elle mettra sa popularité au service de causes nobles. (SONY MUSIC) DAVID BRUN-LAMBERT 23 avril. La chaîne américaine câblée HBO diffuse Lemonade, un film de 58 minutes signé Beyoncé. Aussitôt et sans prévenir, la chanteuse publie un sixième album studio. En douze titres, «Queen B» y autopsie son mariage et s’insurge contre les injustices dont fait toujours l’objet sa communauté aux Etats-Unis. Coup de maître! Deux mois après avoir célébré l’activisme noir entourée de danseuses paradant poing levé et coiffées de béret à la mi-temps du Super Bowl, l’idole agite à nouveau la Toile. Annonçant cette fois, et mine de rien, l’avènement d’un «quatrième féminisme». Rien de moins. Œuvre totale «I was served lemons but I made lemonade» («On m’a servi du citron, j’en ai fait de la limonade»). L’expression citée par la grand-mère de Jay-Z, époux de la «Reine de la pop», lors d’une réunion familiale (et résumable à la formule: «Transforme à ton avantage ce que la vie te donne») est le socle sur lequel repose une aventure sonore en douze étapes. Cosigné par Diplo, Jack White ou James Blake, cette œuvre dense surprend d’abord par son mélange thématique. En effet, quand la chanteuse n’y déballe pas ses difficultés conjugales, elle y rend hommage à l’expérience vécue par la femme noire en Amérique. Nourriture pour tabloïd? Caprice ou lubie? On hésite. Jusqu’à découvrir les douze clips tirés de Lemonade, diffusés sur le Net. Sophistiqués, dérangeants parfois, ces films jouant avec les symboles de l’expérience des Afro-descendants (plantations sudistes, inondation évoquant l’après-Katrina, etc.) ou invitant à bord des femmes noires-américaines célèbres (Serena Williams, le top Winnie Harlow, etc.) dévoilent alors le grand projet de Beyoncé: une œuvre totale imaginée comme une déclaration de guerre à tout ce qui soumet ou fait plier. Vraiment? C’est que la prudence d’abord l’emporte face à cet objet hybride. Est-ce là le fruit déguisé d’une stratégie marketing? Ou le coming out politique d’une idole indignée? Car seize ans après les premiers succès remportés avec les Destiny’s Child, l’interprète de «Run the World (Girls)» s’est affirmée comme l’une des principales régentes du cirque pop. Mais désormais à la tête d’un vaste empire financier (piloté avec Jay-Z et estimé à un milliard de dollars), cette intime des Obama, consacrée «personne la plus influente du monde» par le magazine PANORAMA Marthe Keller présidente de jury à Cannes L’actrice suisse Marthe Keller présidera le jury de la section Un certain regard, l’une des sélections du Festival de Cannes, ont annoncé les organisateurs du festival. L’actrice française Céline Sallette (Les Revenants), le réalisateur suédois Ruben Östlund (Snow Therapy) et l’acteur, réalisateur et producteur mexicain Diego Luna (qui jouera dans le prochain Star Wars) constitueront le jury à ses côtés. ATS Un nouveau géoglyphe découvert au Pérou Un nouveau géoglyphe, ces mystérieux dessins géants tracés sur le sol qui font la gloire de la civilisation nazca, a été découvert dans le sud du Pérou. Son âge serait estimé à environ 2000 ans. AFP Times en 2014, jure maintenant vouloir mettre son extraordinaire popularité au service de causes nobles: féminisme et «Black Pride». Là, Lemonade d’apparaître comme un programme de campagne. Lettre à Angela Merkel Une artiste chantant la condition des femmes afro-américaines et les injustices commises à l’encontre de son peuple. De Nina Simone à Lauryn Hill ou Missy Elliott, cette figure rebelle, parfois tragique, traverse l’histoire de la musique noire aux Etats-Unis. Au tour de Beyoncé de s’inscrire à présent Elle incarne aussi les contradictions d’une ère où la ligne de partage entre pouvoir et spectacle s’est désagrégée. Où l’engagement se construit surtout sur des images Coupable, pas coupable? Telle est la question cruciale, sachant que le moindre doute profite à l’accusé. C’est sur cette logique de la faille qu’est bâtie Douze Hommes en colère, pièce que l’Américain Reginald Rose a écrite en 1953 après avoir été juré luimême dans une affaire macabre. Quatre ans plus tard, Sidney Lumet en a tiré un film mémorable dans lequel le justicier Henry Fonda sauve la vie d’un jeune Noir de 16 ans, accusé d’avoir tué son père. Le thème passionne encore. Depuis novembre 2014, le Fribourgeois Julien Schmutz fait vibrer les salles romandes avec ce huis clos où s’illustre une distribution dirigée avec puissance et précision. Ces prochains jours, on peut voir ce thriller psychologique à Bienne, La Tour-de-Trême, Mézières, Genève et Berne. Seul contre tous. Yves Jenny incarne avec humilité le fameux numéro 8, juré par qui le doute arrive. Selon lui, plusieurs éléments de l’enquête sont suspects et méritent réflexion alors que, par routine ou griefs personnels, les onze autres assermentés ont déjà penché pour la culpabilité. La pièce raconte comment ces hommes de plus ou moins bonne volonté vont basculer. Avec, pour certains, de grosses colères alimentées par des blessures privées. C’est beau, douze hommes au travail, affairés à trouver la vérité ou à lui résister. Le théâtre a cet avantage sur le cinéma: le plan large permet de voir comment, de très froid et aligné, le jury va petit à petit devenir plus organique, s’humaniser. La température monte, les tables sont poussées sur le côté, les jurés grondent comme le tonnerre, s’assoient dos à la salle, tombent le gilet. Le questionnement rompt l’ordre établi, fait surgir la vraie vie. Dans un décor de toile d’araignée bientôt battue par la pluie, Julien Schmutz obtient des comédiens cette prouesse, qu’ils jouent à plein les caractères de leur personnage sans perdre en crédibilité. Evidemment, certains, au comble de la colère, sont plus spectaculaires. On pense aux tonitruants Diego Todeschini et Jean-Luc Borgeat. Lionel Frésard excelle dans le registre populaire, Roger Jendly joue parfaitement la rébellion impertinente du grand-père. On sent la foi dans les faits du courtier François Florey, comme on savoure le louvoiement fait loi de Guillaume Prin, publicitaire. Mais c’est le groupe dans la totalité qui convainc. Cette manière très musclée de batailler et de défendre son pré carré. Une ronde, un combat, un laboratoire humain. Dans le registre vol au-dessus de la vérité, ce spectacle est parfaitement mené. ■ dans cette tradition douloureuse. Sauf que sa voix, à la différence de ses consœurs, porte bien au-delà des seuls cercles pop. En ce qu’elle domine une industrie musicale exsangue à qui elle impose de nouveaux standards de promotion et de diffusion (la plateforme de streaming Tidal dont elle est actionnaire, ou la sortie elle aussi surprise de Beyoncé en 2014), la gosse de Houston dicte pleinement le ton à son époque. Pour être capable de truster les médias mainstream tout en dialoguant directement avec les puissants (sa lettre ouverte à Angela Merkel publiée en mars), elle incarne aussi les contradictions d’une ère où la ligne de partage entre pouvoir et spectacle s’est désagrégée. Où l’engagement se construit surtout sur des images, mais sur si peu de discours. Lemonade peu alors bien la présenter comme ce corps convoquant «toutes les femmes» dans leurs trahisons subies ou leur émancipation déçue, cette œuvre multimédia s’apprécie surtout pour le portrait qu’elle offre de Beyoncé. Une ex-potiche RnB qui, en manipulant aujourd’hui les référents culturels, ambitionne de faire demain évoluer la société américaine – contribuant peut-être, un jour, plus tard, à l’édification d’un «quatrième féminisme». Qui sait… ■ Douze Hommes en colère, à voir le 3 mai à Bienne, le 6 mai à La Tour-de-Trême, du 12 au 15 mai à Mézières, du 17 au 25 mai à Genève et le 30 mai à Berne. Détails de la tournée sur www.lemagnifiquetheatre.com Un désert à moi toute seule CINÉMA MiaWasikowska brille dans «Tracks», chronique d’une odyssée à travers l’Australie sauvage gement celle de la nominée aux Oscars Reese Witherspoon. C’est un film qui vient de loin, d’Australie, et qui a pris son temps, deux ans et demi, pour nous parvenir. Quoi de plus normal, Tracks retraçant une odyssée de neuf mois à pied à travers le désert? Sauf qu’en termes de cinéma, ce type de délai est généralement synonyme de baiser de la mort. Pourtant achevé un an avant Wild de Jean-Marc Vallée, autre histoire d’une femme s’engageant dans un semblable exploit solitaire, ce film de John Curran s’est vu rattraper puis voler la vedette par son concurrent, pour finir tardivement «soldé» en territoires francophones. C’est injuste, l’Outback ne le cédant en rien aux Rocheuses en termes de photogénie et la performance de Mia Wasikowska valant lar- Comme pour Wild, le sujet provient d’une histoire réelle. En 1975, Robyn Davidson, une jeune femme de 25 ans, quitta sa vie urbaine à Sydney avec le projet fou de traverser seule le grand désert australien, d’est en ouest. Ce n’est que deux ans plus tard, après avoir maîtrisé l’art de mener des chameaux et trouvé un sponsor en la revue National Geographic, qu’elle put se mettre en route. Seul hic: alors qu’elle aurait désiré la plus complète solitude, elle dut composer avec les intrusions du photographe américain Rick Smolan, lequel finit par cosigner le reportage sur son exploit (mai 1978), plus tard transformé en best-seller. Reste à savoir comment raconter à l’écran ces 2700 km à pied, d’Alice Solitude impossible Springs à l’océan Indien – un voyage largement intérieur, même en compagnie d’un chien et de quatre chameaux. N’étant pas des minimalistes convaincus, les auteurs s’attardent sur le prologue et ont recours à un peu de voix off avant de profiter de la moindre rencontre. Ils ont aussi cru bon d’ajouter quelques flash-back révélant graduellement un traumatisme d’enfance. Malgré tout, l’essentiel reste heureusement ce portrait d’une femme en rupture, seule dans l’immensité semi-désertique avec ses animaux et son mystère. Actrice sur mesure Plutôt que du suspense, le film propose de partager autant que possible cette expérience physique et spirituelle extrême. Et même si on peut trouver que la mise en scène travaillée de l’Américain John Curran (Le Voile des Illusions, avec Edward Norton et Naomi Watts) sent plus l’effort que l’inspiration réelle, c’est globalement réussi. Le réalisme s’accommode ici d’un lyrisme retenu, la dureté n’empêche pas une part d’humour. Au passage, on devine le triste sort des aborigènes; on s’énerve contre la bêtise des curieux qui, déjà à l’époque, risquait de tout gâcher. Mais Tracks («Pistes») repose en fin de compte sur une sensationnelle Mia Wasikowska, volontaire et indomptable, avec un soupçon de fragilité qui la rend terriblement attachante. Totalement investie dans son rôle, sa conviction nous transporte. ■ NORBERT CREUTZ VV Tracks, de John Curran (Australie, 2013), avec Mia Wasikowska, Adam Driver, Rainer Bock, Rolley Mintuma, John Flaus, Lily Pearl. 1h52.