les jeunes et l`internet dossier
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DOSSIER Ils sont nés avec une souris dans les mains. Les Américains les nomment les digital natives. Leur mode de perception, leur façon de bouger dans l’espace et d’appréhender le monde appartiennent déjà à un futur qui nous est inconnu. PAR DENISE PROULX LES JEUNES ET L’INTERNET CYBERKIDS E nder, enfant talentueux très habile au Nintendo, est recruté par une école de guerre. Durant sa formation, il devra solutionner d’incroyables problèmes et développer des stratégies vidéo complexes et sophistiquées. À l’âge adulte, doté d’une intelligence structurelle qui ne ressemble en rien aux autres, il deviendra un maître de la stratégie militaire. À son insu (pour l’instant, il continue à jouer au Nintendo), il sera nommé commandant en chef des armées terriennes qui, grâce à ses habiletés, vaincront 16 le terrible ennemi qui voulait détruire notre planète. Ender n’a que six ans. La Sratégie « Ender », considéré comme le chef d’œuvre de Orson-Scott Card (éd. J’ai lu) est un livre-culte chez les amateurs de science-fiction. Même trame de base dans L’âge de diamant de Neal Stephenson (Livre de poche), un space-fantasy très en vogue chez les ados. Une fillette de quatre ans suit les instructions d’un conte de fées interactif pour éviter les agressions de son beau-père et se défendre. Or, si la science-fiction reste de la science-fiction, ces métaphores issues de l’imaginaire populaire illustrent de façon fulgurante les développements possibles d’un nouveau type d’intelligence lié à l’utilisation des ordinateurs, et peuvent alimenter les hypothèses les plus audacieuses pour le futur. Une stimulation qui n’existe pas dans la réalité « Un entraînement est possible et les ordinateurs peuvent constituer de puissants outils pour l’apprentissage », RÉSEAU / AUTOMNE 2004 « Nous revenons actuellement à une période intense de communication épistolaire comme celle qui s’était développée dans la première partie du 20e siècle. » UQAM dre la palette d’utilisation du cerveau. Ceux qui y sont initiés jeunes sont généralement très débrouillards et possèdent une grande capacité de résolution de problèmes. Jacques Lajoie souligne que les pilotes d’avions commerciaux apprennent maintenant à piloter de nouveaux avions sur des simulateurs de vol. Un pilote d’Airbus qui doit apprendre à piloter un Boeing 747 fera tout son entraînement sur le simulateur et effectuera son premier vol avec des passagers à son bord. Il pourra ainsi expérimenter des situations extrêmes sans mettre personne en danger. De nombreux exemples montrent l’efficacité d’un tel entraînement. L’un des plus célèbres rappelle l’extraordinaire performance d’un pilote d’Air Canada qui réussit, à la suite d’une panne d’essence sur un vol entre Montréal et Calgary, à faire descendre son DC-9 en vol plané et à atterrir sur une piste désaffectée de la campagne manitobaine que personne d’autre que lui ne connaissait. Il avait passé des centaines d’heures en simulateur à expérimenter ce genre de situations. commente Jacques Lajoie, psychologue de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) qui travaille sur les interactions entre les individus et l’ordinateur. Prenons l’exemple des jeux vidéo. Pour répondre à leur complexité, un enfant doit se faire une représentation visuo-spatiale 3D, ce qui devient une source de stimulation très puissante qui n’existe pas dans la réalité. Ces jeux permettent d’étenRÉSEAU / AUTOMNE 2004 De multiples systèmes intelligents Le chercheur américain Howard Gardner de l’Université Harvard croit, pour sa part, que le système nerveux central est composé de multiples systèmes intelligents. Les intelligences linguistique, logicomathématique, musicale, visuo-spatiale, intra et interpersonnelle, kinesthésique et naturaliste sont toutes essentielles au développement culturel et mental de chaque personne. L’analyse de l’intelligence logicomathématique faite par Howard Gardner a démontré que les enfants développent une logique qui les aide à raisonner de façon générale et à construire des programmes. Seymour Papert, célèbre chercheur du Media Lab de MIT, a développé à cet effet le langage LOGO, à la fois puissant et facile d’uti- lisation, qui a permis à toute une génération d’enfants de se familiariser avec les concepts logiques et mathématiques présents dans la programmation. Aujourd’hui, avec Mitchel Resnick, (chercheur du MIT qui développe de nouvelles technologies pour aider les enfants, entre autres, à apprendre de manière différente) le LOGO se pratique avec des pièces LEGO qui permettent aux enfants de fabriquer et programmer des petits robots1. Un espace social planétaire... Il appert aussi que l’accès au courriel a créé un nouvel engouement pour l’écriture. Le courriel, contrairement au clavardage, oblige à bien écrire. La pression sociale des interlocuteurs s’en charge. « Nous revenons actuellement à une période intense de communication épistolaire comme celle qui s’était développée dans la première partie du 20e siècle et qui s’est éteinte graduellement après l’apparition de la télévision », constate le professeur Lajoie. « 89 % des 12-17 ans se servent régulièrement d’Internet contre 58 % des adultes. » Par ailleurs, il nous parle d’un phénomène majeur amené par Internet, soit la modification de l’espace social à la grandeur planétaire. « Internet est en train de donner le goût à toute une génération de communiquer avec des personnes qui se trouvent partout dans le monde. En ce sens, je crois qu’Internet va graduellement dépasser la télévision », prédit Jacques Lajoie. En effet, une enquête NetAdos 2004, initiée par le CEFRIO2 1 http://mindstorms.lego.com/eng/default.asp http://web.media.mit.edu/~mres/ 2 www.cefrio.qc.ca/rapports NetAdos_ 2004_rapport.pdf 17 et mettant l’accent sur ce que font les 12-17 ans, révèle qu’ils sont les plus grands utilisateurs d’Internet de la famille (plus de dix heures par semaine). L’enquête indique que 89 % des 12-17 ans se servent régulièrement d’Internet contre 58 % des adultes; ils y consultent des outils de recherche (92 %), communiquent par courriel (79 %), naviguent sans but précis (74 %), clavardent (72 %), visitent des sites reliés à des films, à des émissions de télé (65 %), s’échangent de la messagerie instantanée (64 %) ou jouent en ligne (61 %). Ces pratiques permettent de penser que cette génération voudra contrôler le média, s’exprimer par lui et non plus se laisser soumettre à son contrôle. Le retour de l’intelligence naturaliste « Je vois cela comme une manifestation, un retour de l’intelligence naturaliste, et l’intelligence naturaliste est la base de la curiosité et de l’esprit LE JEU ÉLECTRONIQUE : UN MÉDIA À PART ENTIÈRE McLuhan avait d’ailleurs fait état d’un retour possible du tribalisme... Les tribus, fondées sur des intérêts communs spécialisés, se nomment aujourd’hui Macintosh, Donjons et Dragons, altermondialistes, etc. d’exploration. C’est avec cette intelligence première que le jeune explore en fouillant dans la jungle des moteurs de recherche. C’est en quelque sorte la continuité de son apprentissage débuté à la petite enfance, alors qu’avant d’entrer à l’école il explorait son environnement et éveillait sa curiosité de manière naturelle. » Ces propos de Jacques Lajoie nous ramènent à une vieille hypothèse de Marshall McLuhan qui veut que le média soit le message; c’est le média et non son contenu qui nous façonne et développe de nouveaux modes de perception du monde. McLuhan avait d’ailleurs fait état d’un retour possible du tribalisme au moment où notre planète rétrécirait et deviendrait pour ainsi dire un village global. Les tribus, fondées sur des intérêts communs spécialisés, se nomment aujourd’hui Macintosh, Donjons et Dragons, altermondialistes, etc. Ces nouvelles pratiques de mise en réseau qui finissent par devenir essentielles pour les jeunes entraîneront bien sûr leur lot de problèmes relationnels (l’interaction se fait quand même avec des machines) et physiques (l’immobilité soutenue). Chaque nouveau média comporte ses dangers et ses zones d’ombre. Mais le psychologue de l’UQAM demeure optimiste : « Ces pratiques renforcent des valeurs peu présentes actuellement dans nos sociétés, telles la collaboration, l’entraide, l’échange ». L e jeu électronique est devenu un phénomène mondial et une industrie qui se développe à une vitesse fulgurante : 30 milliards $ US par année. D’après le magazine d’analyse économique Fortune, de toutes les formes de divertissement, seul Internet connaît une croissance plus importante que le secteur du jeu électronique. Entre 2000 et 2005, le taux de croissance de cette industrie a été de 9 %, coiffant même le cinéma par son importance dans le portefeuille des consommateurs. D’après le magazine Wired, Montréal est en train de devenir une des capitales du jeu électronique, aux cotés de Melbourne, Marseille, Séoul. Montréal est surtout une spécialiste des jeux d’aventures et de stratégie, où le côté artistique est plus important que dans les jeux de sports. Les joueurs aussi ont évolué : selon le magazine Entertainment Weekly, environ 60 % des Américains s’adonnent au jeux vidéo. Âge moyen : 28 ans. Selon la journaliste Martine Rioux, « le jeu électronique est plus qu’un passetemps, il devient actuellement un média à part entière qui transporte dans un autre monde des amateurs de tout âge, au même titre que la télévision ou le cinéma ». Plus que l’ordinateur personnel, le jeu électronique est en train de conquérir les marchés de l’Internet haute vitesse et du téléphone cellulaire. Le nombre d’utilisateurs est énorme; tout le monde ou presque a un téléphone cellulaire. Le secteur du jeu pour téléphones cellulaires est d’ailleurs celui qui connaît la plus forte croissance actuellement. Source Job Boom (15 août 15 septembre 2004) 18 RÉSEAU / AUTOMNE 2004