l`hymne homerique a demeter : une histoire d`amour

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l`hymne homerique a demeter : une histoire d`amour
L'Hymne homérique à Déméter : une histoire d'amour ?
L'HYMNE HOMERIQUE A DEMETER :
UNE HISTOIRE D'AMOUR ?
L'Hymne homérique à Déméter conte le rapt de Perséphone par Hadès, évoquant
tour à tour la scène de l'enlèvement, la douleur et la colère de la mère, Déméter, les
conséquences de cette colère, le compromis auquel arrivent les dieux et la réconciliation
finale qui permet à Perséphone de passer un tiers de l'année aux Enfers et les deux
autres tiers dans l'Olympe. Cet hymne a pour fonction, comme tous les grands hymnes
du corpus des hymnes homériques, d'exposer les circonstances dans lesquelles les
divinités célébrées parviennent à l'acquisition de leurs prérogatives (timaiv). Le thème de
l'amour, qui a priori ne semble pas central dans l'intrigue, y joue en réalité un rôle tout à
fait intéressant. Il se manifeste, de la manière la plus sensible, sous la forme de l'amour
maternel ; ce sentiment est incarné par deux des personnages de l'hymne : Métanire (la
mère du petit Démophon), personnage humain secondaire, et la déesse Déméter,
personnage principal du drame. Nous essaierons donc, dans un premier temps, de mettre
au jour le rôle que joue l'amour maternel dans l'hymne, en dégageant à la fois les
modalités sous lesquelles il se présente, les conséquences qu'il provoque sur le monde et
sur l'ordre de Zeus, enfin les enjeux auxquels il prête dans la définition des conditions
divine et humaine, question essentielle à l'hymne. Il est par ailleurs légitime de mettre
en question le lien qui unit Hadès et Perséphone et de se demander si, ou en quelle
mesure, la notion d'amour peut être appliquée à cette relation. Cet éventuel second type
d'"amour" pose en effet problème dans la mesure où jamais le poète ne semble évoquer
aucun des traits caractéristiques de l'amour, jamais il ne décrit de scène ni n'emploie de
termes qui fassent sans ambiguïté référence à l'amour. Le questionnement naît
cependant, comme nous le verrons, de décalages entre récit (émanant du narrateur) et
discours (de personnage) et d'un climat extrêmement chargé de sensualité, discret mais
puissant évocateur d'érotisme. C'est donc en fonction de ces deux axes que nous nous
proposons d'examiner le texte.
L'hymne présente, dans la partie centrale du récit, une mère, Métanire, qui chérit
son fils de tout son cœur ; cet amour maternel, nettement souligné dans le texte, sert de
miroir à celui de Déméter. Les filles de Métanire décrivent ainsi le bébé Démophon :
Thluvgeto" dev oiJ uiJo;" ejni; megavrw/ eujphvktw/
ojyivgono" trevfetai, polueuvceto" ajspavsiov" te.
C'est un fils choyé qu'on lui élève dans le palais solidement bâti,
un enfant tardif, longtemps désiré, et accueilli avec joie. (164-165)
Quand Déméter entre chez Métanire, la femme est assise, pai'd∆ uJpo; kovlpw/ e[cousa,
nevon qavlo", "tenant sur son sein un enfant, jeune plante" (187). Elle engage la déesse
déguisée en vieille femme comme nourrice du bébé :
pai'da dev moi trevfe tovnde, to;n ojyivgonon kai; a[elpton
w[pasan ajqavnatoi, poluavrhto" dev moiv ejstin.
Élève-moi cet enfant, ce fils tardif, inespéré,
que m'ont donné les immortels, l'objet de toutes mes prières. (219-220)
1
L'Hymne homérique à Déméter : une histoire d'amour ?
Puis, quand Déméter, mécontente d'avoir été surprise par Métanire alors qu'elle cachait
Démophon dans le feu pour le rendre immortel, sort l'enfant du foyer et le dépose à
terre, celui-ci est encore décrit, de façon insistante, comme :
pai'da fivlon, to;n a[elpton ejni; megavroisin e[tikte,
l'enfant chéri, inespéré que Métanire avait enfanté dans son palais (252)
Déméter s'étant fait reconnaître, Métanire sent ses genoux fléchir à l'épiphanie de la
déesse et reste sans voix et sans réaction :
dhro;n d∆ a[fqoggo" gevneto crovnon, oujdev ti paido;"
mnhvsato thlugevtoio ajpo; dapevdou ajnelevsqai.
pendant longtemps elle resta muette, sans songer à relever son fils
choyé du sol (282-283)
Ce dernier détail met en valeur le degré de stupeur dans lequel est plongée la mère de
l'enfant.
Le narrateur souligne donc avec une insistance particulière l'amour maternel de
Métanire, n'hésitant pas à le rappeler chaque fois qu'il est question du bébé et ce, alors
même que la précision ne s'impose pas. Ces notations pleines de tendresse confèrent un
certain charme au récit, mais elles ont aussi une autre raison d'être : l'amour maternel de
Métanire sert de pendant à celui de Déméter et permet de mettre en valeur ce thème
essentiel au récit.
Les sentiments qu'éprouvent Déméter pour sa fille (unique, dans l'hymne) sont
eux aussi en effet largement évoqués dans le poème. Déméter décrit ainsi Perséphone :
kouvrhn th;n e[tekon glukero;n qavlo" ei[dei> kudrh;n
la fille que j'ai mise au monde, douce plante, à l'illustre beauté (66)
La relative, les deux appositions ainsi que les adjectifs employés révèlent tous
clairement l'amour de Déméter pour sa fille. L'image de la plante (qavlo") rapproche par
ailleurs Perséphone de Démophon1, soutenant le parallélisme que nous avons déjà
relevé entre les deux mères ; l'image annonce enfin l'association, récurrente dans le
poème, de la jeune déesse avec le monde végétal.
Plus tard dans le poème, Déméter affirme avec force son refus de revenir sur l'Olympe,
pri;n i[doi ojfqalmoi'sin eJh;n eujwvpida kouvrhn.
avant d'avoir revu de ses yeux sa fille au beau visage (333)
Sont également révélateurs ici l'adjectif possessif, placé emphatiquement après la coupe
trochaïque, et l'épithète mélioratif eujwvpida.
Cependant, étant donné la situation dans laquelle se trouvent Déméter et Perséphone, ce
sont là les seules caractérisations positives de l'amour de la mère pour la fille. Ce
sentiment se manifeste principalement, en réalité, par la douleur extrême dans laquelle
la perte de sa fille plonge la déesse. Dès qu'elle entend le cri de Perséphone, Déméter est
saisie d'effroi et de chagrin :
ojxu; dev min kradivhn a[co" e[llaben, ajmfi; de; caivtai"
ajmbrosivai" krhvdemna dai?zeto cersi; fivlh/si,
kuavneon de; kavlumma kat∆ ajmfotevrwn bavlet∆ w[mwn...
Poignant fut le chagrin qui saisit son cœur ; de sa chevelure
divine, elle arracha la coiffe avec ses mains,
et jeta un voile sombre sur ses épaules... (40-42)
1
Cf. nevo n qavlo", au sujet de Démophon (v. 187).
2
L'Hymne homérique à Déméter : une histoire d'amour ?
Dès lors, et jusqu'aux retrouvailles avec sa fille, la déesse ne cesse d'être caractérisée par
l'affliction (a[co", 40, 90 ; ajkhcemevnh, 50 : ajcnumevnhn, 77 ; fivlon tetihmevnh h\tor, 98,
181 ; tetihmevnh, 196) et elle adopte une attitude qui s'apparente fortement à un deuil.
En quête d'informations sur ce qui est arrivé à sa fille, Déméter parcourt la terre sans
relâche pendant neuf jours et neuf nuits, sans se nourrir ni se baigner (49-50). Quand le
Soleil, par compassion pour la douleur de la déesse, lui révèle la vérité, celle-ci n'en est
que plus affligée encore :
th;n d∆ a[co" aijnovteron kai; kuvnteron i{keto qumovn.
cwsamevnh dh[peita kelainefevi> Kronivwni
nosfisqei'sa qew'n ajgorh;n kai; makro;n “Olumpon
w[/cet∆ ejp∆ ajnqrwvpwn povlia" kai; pivona e[rga
Un chagrin plus affreux et plus terrible encore pénétra en son cœur
et, irritée contre le Cronide aux sombres nuées,
elle s'éloigna de l'assemblée des dieux et du vaste Olympe
pour aller vers les cités et les gras champs des hommes (90-93)
Elle se rend à Eleusis, déguisée en vieille femme, enveloppée de la tête aux pieds d'un
voile sombre (182-183). Et, une fois arrivée dans le demeure de Célée et Métanire, la
déesse reste la proie de son chagrin :
ajll∆ ajkevousa e[mimne, kat∆ o[mmata kala; balou'sa, (...)
[Enqa kaqezomevnh prokatevsceto cersi; kaluvptrhn:
dhro;n d∆ a[fqoggo" tetihmevnh h|st∆ ejpi; divfrou,
oujdev tin∆ ou[t∆ e[pei> prosptuvsseto ou[te ti e[rgw/,
ajll∆ ajgevlasto", a[pasto" ejdhtuvo" hjde; poth'to",
h|sto, povqw/ minuvqousa baquzwvnoio qugatrov", ...
Mais elle restait silencieuse, ses beaux yeux fixés au sol (…)
Assise là, elle ramena de la main le voile sur son visage,
et pendant longtemps, muette, triste elle resta assise sur le siège,
sans s'adresser à personne ni en parole ni en geste ;
sans sourire, sans goûter de nourriture ni de boisson,
elle restait assise, consumée de regret pour sa fille à la large ceinture (194 et
197-201)
Tout son comportement exprime la douleur et se caractérise essentiellement par le
manque et la négation (notée par les nombreux a privatifs) : la déesse n'est plus ellemême et se refuse à sa communauté. Installée dans le temple que les habitants d'Eleusis
lui ont construit, elle fuit la compagnie des dieux (makavrwn ajpo; novsfin aJpavntwn,
303) :
mivmne povqw/ minuvqousa baquzwvnoio qugatrov".
elle restait là, consumée de regret pour sa fille à la large ceinture (304)
Et, pour se venger de Zeus, elle refuse de faire lever le grain de terre, menaçant de faire
périr les hommes et de frustrer ainsi les dieux des hommages que ceux-ci leur rendent :
Aijnovtaton d∆ ejniauto;n ejpi; cqovna poulubovteiran
poivhs∆ ajnqrwvpoi" kai; kuvntaton,
Affreuse entre toutes fut, sur la terre nourricière de beaucoup d'êtres, l'année
qu'elle donna aux hommes, une année vraiment terrible (305-306)
Les deux superlatifs (aijnovtaton et kuvntaton) rappellent les comparatifs du vers 90
qualifiant alors le chagrin de la déesse quand elle apprend ce qui est arrivé à sa fille
(a[co" aijnovteron kai; kuvnteron, 90). Le texte suggère ainsi une correspondance directe
entre le chagrin de Déméter et sa vengeance ainsi qu'une gradation d'intensité de l'un à
l'autre.
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L'Hymne homérique à Déméter : une histoire d'amour ?
Voyant cela, Zeus décide d'envoyer Iris auprès de Déméter pour tenter de fléchir
sa colère, mais sans succès. Il envoie alors en ambassade tous les dieux les uns après les
autres, lui offrir de somptueux présents et les privilèges qu'elle voudra. Mais là encore,
cette démarche se révèle infructueuse. Telle Achille dans l'Iliade, Déméter ne se laisse
pas fléchir et refuse de revenir dans l'Olympe et de faire lever le grain tant qu'elle n'aura
pas revu sa fille.
L'analogie avec Achille peut d'ailleurs être étendue à l'ensemble de la situation de
la déesse. Les deux personnages font sécession d'avec leurs pairs suite à la séparation
d'avec un être cher que leur impose une autorité : Briséis est retirée à Achille par le chef
de l'armée, Agamemnon, comme Perséphone est enlevée à Déméter par Hadès, selon le
dessein de Zeus (dw'ken de; baruvktupo" eujruovpa Zeuv", 3 , Dio;" boulh'/si, 9...). Achille
et Déméter s'entêtent l'un comme l'autre dans leur affliction. La différence entre les
deux personnages tient cependant à la raison qui motive leur réaction : Achille agit
plutôt par colère contre Agamemnon et par amour-propre que par amour pour Briséis
(du moins cet amour n'est-il pas exprimé), alors que Déméter est davantage mue par son
amour maternel, le regret de sa fille. Mais, elle aussi, ressent de la colère (covlou kai;
mhvnio"2 aijnh'", "un courroux et une colère terribles", 350, 410) contre l'autorité qui l'a
ainsi séparée de son enfant sans lui demander son accord et l'amour est, chez elle
également, lié à l'amour-propre3. Ce sont en effet aussi sa dignité de mère et sa dignité
de déesse qui sont bafouées.
L'hymne met en scène les effets de la perte de sa fille sur Déméter. Aussi, outre
quelques rares manifestations positives de l'amour que porte Déméter à sa fille, ce
sentiment est essentiellement exprimé dans l'hymne par l'affliction extrême de la déesse.
Et cette affliction va jusqu'à se manifester à la manière d'un deuil4 : vêtement noir,
prostration et mutisme, refus de la nourriture…
Or, affliction et deuil ne sont pas normalement le lot des dieux bienheureux
(makavrwn, 303), qui ne connaissent aucun souci. C'est ainsi qu'Achille définit les
conditions mortelle et divine : wJ" ga;r ejpeklwvsanto qeoi; deiloi'si brotoi'si / zwvein
ajcnumevnoi": aujtoi; dev t∆ ajkhdeve" eijsiv, "car tel est le sort que les dieux ont filé aux
pauvres mortels : vivre dans le chagrin, tandis qu'ils demeurent, eux, exempts de souci"
(Iliade 24. 525-526) ; de la même façon, les Muses sont décrites par Hésiode comme
ajkhdeva qumo;n ejcouvsai", "ayant un cœur exempt de souci" (Théog. 61). L'état de la
déesse diffère d'ailleurs de celui des dieux en général, dès le début de l'action : il se
caractérise d'abord par la douloureuse ignorance — ignorance même dont la déesse
accuse les hommes après qu'elle a été surprise par Métanire : Nhvi>de" a[nqrwpoi kai;
ajfravdmone", "Hommes ignorants et insensés" (256). Elle a entendu le cri de Perséphone
mais ne sait pas ce qu'il est advenu d'elle, ni même si c'est un dieu ou un homme qui a
ravi la jeune fille (hje; qew'n h] kai; qnhtw'n ajnqrwvpwn, 73). Puis, à l'ignorance succède
2
Cf. Mh'nin a[eide qea; Phlhi>avdew ∆Acilh'o", premier vers de l'Iliade.
Cf. M. L. Lord, « Withdrawal and Return : an Epic Story Pattern in the Homeric Hymn to Demeter
and in the Homeric Poems », Classical Journal 62, 1967, p. 241-248 (repris dans H. P. Foley, The
Homeric Hymn to Demeter. Translation, Commentary and Interpretive Essays, Princeton, 1994, p. 181189) ; et G. Nagy, The Best of the Achaeans, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1979,
p. 80 ss. L'auteur souligne le lien entre l'épithète cultuelle de Déméter Achaia et l'a[co" de la déesse après
le rapt de sa fille. Il cite en particulier Plutarque (De Iside 378e) et la glose d'Hésychius (s.v. jAcaiav) qui
font implicitement ce lien (p. 84-85).
4 La personne endeuillée se conduit d'une manière qui l'assimile à l'état du mort qu'elle pleure, cf.
H. P. Foley, The Homeric Hymn to Demeter, p. 128.
3
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L'Hymne homérique à Déméter : une histoire d'amour ?
l'impuissance. Déméter ne peut manifestement pas aller chez Hadès rechercher
Perséphone. Comme le remarque justement J. Rudhardt, l'hymne nous révèle qu'« à une
exception près, la frontière infernale est infranchissable aux dieux. Le mythe de
Déméter, d'Hadès et de Perséphone est inintelligible, si nous n'admettons pas cette
imperméabilité... L'hymne nous fournit un autre indice de cette impossibilité pour les
dieux de franchir normalement la frontière infernale. Au plus fort de la crise, Zeus
envoie des messagers à Déméter et à Hadès pour tenter de fléchir leurs volontés
antagonistes. Auprès de Déméter, il charge successivement Iris puis tous les dieux d'une
telle mission… En revanche, pour atteindre Hadès, il doit recourir à celui seul qui
possède le pouvoir de franchir la frontière infernale : le dieu Hermès »5. Il faudra un
véritable miracle pour qu'Hadès même puisse surgir dans le monde supérieur. D'ailleurs,
dès que Déméter apprend qu'Hadès a emmené Perséphone sous la terre pour en faire son
épouse, elle cesse de rechercher sa fille et ne tente pas de la rejoindre. D'autre part, les
premières réactions de Déméter n'ont aucun effet sur la décision de Zeus.
Enfin la déesse fait l'expérience tout humaine de la souffrance et de la perte d'un
être cher, qu'elle vit comme un deuil, — ce sentiment est en outre corroboré par le
séjour de Perséphone aux Enfers, qui peut être assimilée à une mort6. Par ailleurs, le
mariage de Perséphone avec Hadès se rapproche, dans une certaine mesure, d'un
mariage de type humain, en ce qu'il est "exogamique et virilocal" selon les termes
d'Helene Foley7, c'est-à-dire qu'il entraîne la jeune fille loin de son groupe social et loin
de sa famille, qu'il sépare la fille de sa mère, pour lui faire adopter la demeure de son
époux — ce qui n'est pas la norme chez les dieux. Et c'est bien en cela que réside tout le
problème. Comme le souligne encore J. Rudhardt, « Dans toute la mythologie grecque,
aucun mariage ne provoque un tel drame que celui d'Hadès et de Perséphone ; aucun ne
déchire à tel point une jeune épouse et sa mère. C'est que les mariages divins habituels
ne les séparent pas définitivement. Dans le monde supérieur, les dieux sont accessibles
les uns aux autres, en quelque lieu qu'ils résident… Si Déméter, si Perséphone
pouvaient franchir la limite du monde infernal, le mariage d'Hadès, ressemblant aux
autres mariages divins, n'engendrerait pas la crise racontée dans l'hymne éleusinien »8.
Il est tout à fait remarquable que la déesse, qui s'est résolument écartée du monde
des dieux pour rejoindre celui des hommes, en vienne à un état si singulièrement proche
de la condition humaine. Nous trouvons ici la situation rarissime d'une divinité qui fait
l'expérience humaine de la séparation d'avec sa fille par le mariage, voire celle de la
mortalité et du deuil.
Et ce qui est tout à fait particulier dans cet hymne est que c'est précisément
l'amour de Déméter pour sa fille, amour blessé d'une mère, qui conduit la déesse à faire
cette expérience de deuil, le deuil étant la manifestation visible de l'amour. C'est aussi
cet amour qui lui fait renoncer pour un temps au monde des dieux et embrasser la vie
des mortels. Dans le monde des hommes, la déesse s'attache à élever un enfant humain
5
J. Rudhardt, « A Propos de l'Hymne homérique à Déméter », Du mythe, de la religion grecque et de
la compréhension d'autrui, Revue européenne de sciences sociales 19, Genève, Droz, 1981, p. 227-244,
ici p. 235-237 (publié à l'origine dans Museum Helveticum 35, 1978, p. 1-17).
6 Cf. J. Rudhardt, « A Propos de l'Hymne homérique à Déméter », p. 238.
7 Cf. Cf. H. P. Foley, «Marriage », in The Homeric Hymn to Demeter, p. 104-112 (en particulier
p. 110).
8 J. Rudhardt, « A Propos de l'Hymne homérique à Déméter », p. 235.
5
L'Hymne homérique à Déméter : une histoire d'amour ?
qu'elle entreprend d'immortaliser, — répétant ainsi le geste de Thétis envers Achille9.
Or, cette tentative s'apparente ni plus ni moins à un défi, à une rébellion contre l'ordre
du monde imposé par Zeus10. La transgression est d'ailleurs double, car non seulement
Déméter tente de diviniser Démophon, mais elle-même a choisi de quitter le monde des
dieux pour aller vivre chez les hommes, entendant ainsi se venger de Zeus, le père
même de Perséphone, et de sa politique11. En ce qu'il livre Déméter aux tourments que
connaissent les hommes et en ce qu'il pousse la déesse à brouiller les frontières entre les
mondes humain et divin, l'amour illustre donc de façon particulièrement éclairante l'un
des enjeux de l'hymne concernant les relations entre hommes et dieux et les limites qui
séparent l'une et l'autre conditions. Le parallélisme Déméter-Métanire a pour fonction
de souligner cet enjeu.
A l'amour de Déméter pour sa fille répond pleinement celui de Perséphone pour sa
mère. Cet amour, frustré par la séparation, se manifeste de façon parallèle à celui de sa
mère, par l'affliction de la jeune fille. Quand il se rend chez Hadès, Hermès trouve ainsi
Perséphone auprès de son époux, povll∆ ajekazomevnh/ mhtro;" povqw/, "pleine de réticence,
du fait du regret de sa mère" (344). La mention du regret (povqw/) rappelle le même
sentiment évoqué à propos de Déméter à deux reprises (201, 304).
Puis, à l'affliction commune succède le bonheur des retrouvailles pour la mère et
la fille enfin réunies :
’W" tovte me;n provpan h\mar oJmovfrona qumo;n e[cousai
polla; mavl∆ ajllhvlwn kradivhn kai; qumo;n i[ainon
ajmfagapazovmenai, ajcevwn d∆ ajpepauveto qumov".
Ainsi tout le jour, unies de cœur et de sentiment,
elles se réjouissaient pleinement le cœur et l'esprit l'une l'autre,
s'entourant d'affection, et leur cœur cessait d'être la proie du chagrin (434436)
Les retrouvailles marquent la fin de l'a[co" pour les deux déesses (436) et le retour de la
joie. Déméter va ensuite enseigner aux rois Eleusiniens "l'accomplissement du ministère
sacré" (drhsmosuvnhn q∆ iJerw'n, 476) et leur "révéler les beaux rites" (kai; ejpevfraden
o[rgia kalav, 476), qu'il est interdit de divulguer (vv. 478-9).
Or les Mystères d'Eleusis ne constituent pas seulement un parachèvement de la
distribution des timaiv parmi les dieux du fait du culte alors rendu aux deux déesses, ils
complètent aussi la part des hommes : en effet, les initiés reçoivent des bénéfices à la
fois dans cette vie et dans l'au-delà. Ces avantages ne les rendent pas immortels, mais
l'initiation fait espérer un statut intermédiaire, qui se situe entre celui des hommes (noninitiés) et celui des dieux : c'est le statut de l'o[lbio", "fortuné, bienheureux" (480, 486).
Comme le souligne Jenny Strauss Clay, l'o[lbio" n'est pas le mavkar12, terme réservé aux
dieux, mais le terme contient la promesse d'un destin meilleur pour l'initié.
[Olbio" o}" tavd∆ o[pwpen ejpicqonivwn ajnqrwvpwn:
o}" d∆ ajtelh;" iJerw'n, o{" t∆ a[mmoro", ou[ poq∆ oJmoivwn
9
C'est la mère de l'enfant, Métanire, qui empêche la déesse de parvenir à ses fins, jouant le rôle de
Pélée dans l'histoire d'Achille (cf. Apollonios de Rhodes, Argonautiques IV, 869 ss).
10 Cf. J. Strauss Clay, The Politics of Olympus. Form and meaning in the major Homeric Hymns,
Princeton, Princeton University Press, 1989, p. 226.
11 Cf. J. Rudhardt, « A Propos de l'Hymne homérique à Déméter », p. 238.
12 J. Strauss Clay, The Politics of Olympus..., p. 262.
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L'Hymne homérique à Déméter : une histoire d'amour ?
ai\san e[cei fqivmenov" per uJpo; zovfw/ eujrwventi.
Heureux qui a vu cela, parmi les hommes de la terre !
Celui en revanche qui n'est pas initié aux rites et n'y participe pas, jamais n'a
un semblable destin, même une fois mort dans les ténèbres humides. (480482)
Et le texte précise à nouveau quelques vers plus loin :
(...)
mevg∆ o[lbio" o{n tin∆ ejkei'nai
profronevw" fivlwntai ejpicqonivwn ajnqrwvpwn:
(...)
Grandement heureux est celui que ces déesses
aiment d'un cœur bienveillant, parmi les hommes de la terre ! (486-487)
Le verbe de la relative, fivlwntai, parle à nouveau d'amour, d'un amour entre dieux et
hommes, mais tel qu'il est permis par la médiation du rite. L'heureux élu est celui, quel
qu'il soit (o{n tin∆) parmi les hommes de la terre (ejpicqonivwn ajnqrwvpwn)13, que son
initiation aux Mystères sacrés rend digne de l'amour des déesses.
L'Hymne homérique à Déméter peut donc se lire comme un récit entièrement
animé par l'amour : amour entre une mère et sa fille, mais également amour entre dieux
et hommes, dans le cadre du rite des Mystères. Jean Rudhardt a admirablement bien mis
en lumière l'importance de ce sentiment dans le poème : « Ainsi l'amour de la mère
divine a été le moteur de tout le drame dont les mystères sont issus ; il en a inspiré la
création ; il ne peut pas être indifférent à leur accomplissement ni étranger aux effets qui
en résultent. Si nous considérons l'importance de ces sentiments dans toute la crise
mythique et l'aspect émouvant des rites qui l'évoquent, nous serons enclins à penser que
la certitude de cet amour est le plus précieux des bienfaits que les mystères procurent
aux initiés. Ils leur donnent l'assurance de bonnes récoltes, mais un tel avantage matériel
est un effet de l'amour que les deux déesses ont pour eux »14.
Les retrouvailles de Déméter et Perséphone ne sont pas seulement l'occasion de
manifestations de joie et de témoignages d'affection réciproque, elles donnent également
lieu à un dialogue entre les deux femmes. Déméter questionne la jeune déesse pour
savoir ce qui lui est arrivé ; elle veut en particulier savoir si sa fille a accepté de la
nourriture de la part d'Hadès. L'ingestion de nourriture par la jeune épousée, dans la
maison de l'époux, lie en effet traditionnellement la jeune femme à son mari dans les
cérémonies de mariage15. Perséphone répond à sa mère, mais cette réponse étonne et
déroute par plusieurs aspects. En effet, le récit de Perséphone ne concorde pas
exactement avec celui du narrateur, sur deux points en particulier : les circonstances
précises de l'enlèvement et celles de l'ingestion du pépin de grenade.
L'enlèvement de Perséphone par Hadès est raconté deux fois dans l'Hymne, la
première fois par le narrateur et la seconde par le personnage victime du rapt. La
comparaison de ces deux passages se révèle particulièrement intéressante pour notre
étude. Au début du récit, c'est donc le narrateur qui conte comment le jeune déesse a été
enlevée :
13 L'attachement
à la terre marque la distinction de l'homme d'avec la divinité.
Rudhardt, « A Propos de l'Hymne homérique à Déméter », p. 243.
15 C'est le cas au moins dans le mariage attique, cf. H. P. Foley, The Homeric Hymn to Demeter,
p. 108.
14 J.
7
L'Hymne homérique à Déméter : une histoire d'amour ?
paivzousan kouvrh/si su;n ∆Wkeanou' baqukovlpoi",
5
a[nqeav t∆ aijnumevnhn rJovda kai; krovkon hjd∆ i[a kala;
leimw'n∆ a]m malako;n kai; ajgallivda" hjd∆ uJavkinqon
navrkissovn qæ, o}n fu'se dovlon kalukwvpidi kouvrh/
Gai'a Dio;" boulh'/si carizomevnh poludevkth/
qaumasto;n ganovwnta, sevba" tovte pa'sin ijdevsqai
10
ajqanavtoi" te qeoi'" hjde; qnhtoi'" ajnqrwvpoi":
tou' kai; ajpo; rJivzh" eJkato;n kavra ejxepefuvkei,
kw\z∆ h{dist∆ ojdmhv, pa'" d∆ oujrano;" eujru;" u{perqe
gai'av te pa's∆ ejgevlasse kai; aJlmuro;n oi\dma qalavssh".
hJ d∆ a[ra qambhvsas∆ wjrevxato cersi;n a{m∆ a[mfw
15
kalo;n a[qurma labei'n: cavne de; cqw;n eujruavguia
Nuvsion a]m pedivon th'/ o[rousen a[nax Poludevgmwn
i{ppoi" ajqanavtoisi Krovnou poluwvnumo" uiJov".
s'amusant avec les jeunes Océanides à l'ample poitrine,
elle ramassait des fleurs, des roses, des safrans, de belles violettes,
dans une tendre prairie, des iris, des jacinthes
et le narcisse que, par ruse, fit pousser pour la jeune fille au teint frais
comme un bouton de rose,
la Terre, selon les desseins de Zeus, pour complaire à l'Hôte de nombreux
hommes :
il brillait d'un éclat merveilleux, inspirant un respect religieux à tous ceux
qui le voyaient,
dieux immortels ainsi qu'hommes mortels.
De sa racine cent têtes étaient nées,
et le parfum le plus délicat s'en dégageait ; tout le vaste Ciel d'en haut
et la Terre tout entière se mirent à rire, ainsi que le gonflement salé de la
vague marine16.
Elle, étonnée, tendit les deux mains
pour prendre le beau jouet ; mais le sol aux larges routes s'ouvrit
dans la plaine nysienne et en surgit le Seigneur de nombreux hôtes,
avec ses chevaux immortels, le Cronide invoqué sous de nombreux noms.
(5-18)
Ce récit commence par un catalogue des fleurs cueillies par les jeunes filles. Puis la
narration s'arrête longuement sur la description de l'une d'elles, un narcisse. Sa place
emphatique, en fin d'énumération, annonce l'importance de cette fleur, dont la
description s'étend sur non moins de sept vers (vv. 8-14). Le narcisse constitue en effet
un élément central de l'histoire, puisque c'est en le cueillant que Perséphone est prise au
piège et enlevée par Hadès (vv. 15 ss.). Le narrateur attribue sa naissance à la Terre
(Gai`a), qui est ici à la fois la puissance naturelle présidant à la végétation et une divinité
à part entière, susceptible de ruse (dovlon, v. 8) et agissant en considération de la volonté
des autres dieux, Zeus et Hadès en l'occurrence, qu'elle veut satisfaire (carizomevnh,
v. 9). De plus, le caractère merveilleux de cette fleur est exprimé avec insistance aux
vers 9 et 10, par l'emploi de l'adjectif qaumastov" et par l'évocation de la réaction
universelle qu'elle suscite : le narcisse, par son éclat, sa fécondité et le parfum qu'il
16
Nous retrouvons ici la structure ternaire correspondant à la tripartition originelle de l'univers
(cf. Iliade XV, 187-192), — le ciel, la terre et la mer —, partition ou séparation qui est aussi l'un des
enjeux de l'hymne : Zeus entend mettre fin à l'isolement d'Hadès et permettre une communication entre
les différentes parties du cosmos.
8
L'Hymne homérique à Déméter : une histoire d'amour ?
exhale, frappe de sevba"17 non seulement les hommes, mais également les dieux. Or, le
narcisse est nettement associé, dans la mythologie, au monde de la mort18, notamment
du fait du lien entre le sommeil et la mort19, car on lui prêtait des propriétés
soporifiques : Plutarque20 suggère en effet un rapprochement étymologique du mot
navrkisso" avec navrkh "engourdissement, torpeur", à cause de l'effet calmant du
narcisse21. Le narcisse est donc le piège idéal permettant à la fois la séduction de
Perséphone et le miracle de l'ouverture du monde souterrain grâce à laquelle Hadès peut
surgir dans le monde supérieur22.
Au moment de leurs retrouvailles, Perséphone fait à sa mère le récit des mêmes
événements. Elle et ses compagnes se trouvaient, dit-elle, dans une "charmante prairie"
(iJmerto;n leimw'na, v. 417) :
paivzomen hjd∆ a[nqea drevpomen ceivress∆ ejroventa,
mivgda krovkon t∆ ajgano;n kai; ajgallivda" hjd∆ uJavkinqon,
kai; rJodeva" kavluka" kai; leivria, qau'ma ijdevsqai,
navrkissovn q∆ o}n e[fus∆ w{" per krovkon eujrei'a cqwvn.
Aujta;r ejgw; drepovmhn peri; cavrmati, gai'a d∆ e[nerqe
cwvrhsen, th'/ d∆ e[kqor∆ a[nax kratero;" Poludevgmwn.
nous nous amusions à cueillir de nos mains des fleurs charmantes,
pêle-mêle tendres safrans, iris et jacinthes,
roses en boutons et lis, merveille à voir,
et le narcisse que fit pousser, comme un safran, la vaste terre.
Et alors que je le cueillais toute joyeuse, la terre d'en dessous
s'entrouvrit et s'en élança le puissant Seigneur de nombreux hôtes. (425430)
La plupart des éléments contenus dans la première version du récit se retrouvent ici,
mais on relève cependant, de l'une à l'autre versions, quelques différences. Il est
possible que celles-ci soient en partie dues à une volonté du poète de varier
l'expression : le verbe décrivant l'activité des jeunes filles n'est plus ai[numai, "prendre"
(v. 6), mais drevpw, "cueillir" (vv. 425, 429), plus précis ; les roses (rJovda) sont
17 Sur la notion de sev ba", en particulier dans ce texte, voir N. J. Richardson, The Homeric Hymn to
Demeter, Oxford, 1974, p. 145, v. 10 n. ; A. Motte, Prairies et jardins de la Grèce antique. De la
Religion à la Philosophie, Académie Royale de Belgique, Bruxelles, Palais des Académies, 1973, p. 35
et, «L’expression du sacré dans la religion grecque», dans L’expression du sacré dans les grandes
religions, J. Ries éd., Louvain-la-Neuve, 1986, III, p. 154-157 ; J. Rudhardt, Notions fondamentales de la
pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans la Grèce classique, Paris, 1992, p. 17.
18 Cf. N. J. Richardson, The Homeric Hymn to Demeter..., p. 143-144 (qui donne un certain nombre
de références littéraires et iconographiques antiques), ainsi que J. Murr, Die Pflanzenwelt in der
griechischen Mythologie, Innsbruck, 1890, p. 246-250 ; G. Piccaluga, « Ta; Ferefavtth" ajnqolovgia »,
Maia 18, 1966, p. 232-253 (en particulier p. 241-242) ; I Chirassi, Elementi di cultura precereale nei miti
e riti greci, Rome, 1968, p. 91-124 et 143-155 ; et H. Baumann, Die griechische Pflanzenwelt in Mythos,
Kunst und Literatur, Münich, 1982, traduction anglaise (augmentée) par W. T. et E. R. Stearn, Portland
(Oregon), 1993, p. 68-69.
19 Cf. Iliade XIV, 231 (frères), XVI, 672 (jumeaux) ; Hésiode, Théogonie 212…
20 Plutarque, Propos de table III, 1 (= Mor. 647b.)
21 Mais, selon P. Chantraine, « il ne peut s'agir que d'une étymologie populaire. Comme l'indique la
finale –isso", ce doit être un terme d'emprunt » (Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris,
1968, s.v. navr kisso").
22 Cf. J. Rudhardt, « A Propos de l'Hymne homérique à Déméter », p. 237.
9
L'Hymne homérique à Déméter : une histoire d'amour ?
remplacées par des boutons de roses (rJodeva" kavluka") ; les violettes ont disparu au
profit des lis23. Mais certaines divergences sont cependant frappantes, en particulier en
ce qui concerne la description du narcisse. Tout d'abord, la naissance de la fleur est
attribuée par Perséphone non plus à Gai`a mais à cqwvn. On peut sans doute interpréter
cette modification à nouveau comme un simple jeu de variation sur des termes par
ailleurs synonymes. Mais, il faudrait, en ce cas, supposer soit que le poète désigne la
déesse Terre sous le nom de cqwvn, — ce qui est extrêmement rare —, soit que la
puissance qui fait croître le narcisse merveilleux n'est pas d'essence divine ; elle ne
ferait qu'obéir passivement à Zeus. Cette hypothèse s'accorde mal cependant avec le
motif de la ruse, caractérisation psychologique qui implique l'existence d'une personne à
part entière. Sans doute cette variante a-t-elle donc une autre explication, que l'on peut
peut-être chercher dans l'origine différente des deux récits. Le premier émane d'un
narrateur omniscient (narrateur externe). Celui-ci expose non seulement les faits euxmêmes, mais encore leurs causes, les volontés divines qui en sont l'origine. Le narrateur
connaît en effet le désir d'Hadès et le dessein de Zeus. Aussi présente-t-il le narcisse
comme une ruse24 de la déesse Terre, Gaia25 — qui agit pour faire plaisir à Hadès, sur
les conseils de Zeus, — et comme un véritable prodige dont seule une puissance divine
peut être responsable. Perséphone, en revanche, (narrateur interne, moins averti) ne fait
aucune allusion ni à la ruse, ni à la volonté d'un dieu, ni enfin au caractère merveilleux
du narcisse qu'elle a cueilli : il est ainsi tout à fait révélateur que l'expression qau'ma
ijdevsqai (v. 427) intervienne, dans le récit de la jeune fille, juste avant la mention du
narcisse. Celle-ci semble considérer que la fleur est née naturellement du sol, — d'où
l'emploi de cqwvn. Elle ne consacre d'ailleurs qu'un seul vers à sa description et se
contente de noter la ressemblance du narcisse avec un safran26, fleur réputée pour la
délicatesse de son parfum et pour sa couleur jaune27. La remarque de la jeune fille est
ainsi d'ordre purement descriptif, elle n'est que l'écho de ce qu'elle a vu.
23
Les boutons de rose ainsi que les lis sont aussi mentionnés dans le fragment 3 des Chants Cypriens
(kaluvkessi, v. 5 ; leirivou, v. 6).
24 La ruse est un trait de caractère qu'Hésiode prête également à la Terre dans la Théogonie. Cf.
Théogonie 160, 175, 471, 494...
25 On voit bien ici que la déesse Terre, que l'on a parfois voulu assimiler à Déméter, ne saurait, dans
cet hymne, se confondre avec elle : en faisant surgir le narcisse, appât trompeur destiné à surprendre et
attirer Perséphone dans le piège, la Terre prend en effet le parti de Zeus et d'Hadès, contre Perséphone et
sa mère. Cf. N. Loraux, "Qu'est-ce qu'une déesse ?", dans Histoire des femmes en Occident, G. Buby &
M. Perrot eds., tome I : L'antiquité, Paris, 1991, p. 31-62, en particulier p. 47 ; K. Goldammer ("Demeter
und Gaia im sogenannten homerischen Demeter-Hymnus : Wort und Religion", dans Types of
Redemption. Contributions to the Theme of the Study-Conference held at Jerusalem (1968),
R. J. Z. Werblowski & C. J. Bleeker eds, Leiden, 1970, p. 231-242).
26 La comparaison repose vraisemblablement sur des considérations à la fois olfactives et visuelles.
Sur les diverses interprétations de cette comparaison qui demeure peu claire, cf. T. W. Allen,
W. R. Halliday & E. E. Sikes, The Homeric Hymns..., p. 175-176, v. 428 n. ; N. J. Richardson, The
Homeric Hymn to Demeter..., p. 292, vv. 428 n. ; F. Càssola, Inni Omerici, Milano, 1975, p. 484,
v. 428 n. ; E. Irwin, « The Crocus and the Rose: a Study of the Interrelationship between the Natural and
the Divine World in Early Greek Poetry », D. E. Gerber ed., Greek Poetry and Philosophy. Studies in
Honour of Leonard Woodbury, Chico (California), 1984, p. 147-168, en particulier p. 157. Enfin, le
safran et le narcisse sont associés dans le culte de Déméter et Perséphone, cf. Sophocle, Œdipe à Colone
683-685.
27 La couleur jaune, qui est la couleur de l'or, matière ordinaire dans l'univers des dieux, est aussi un
motif unificateur du poème : les cheveux des filles de Célée sont dits "pareils à la fleur de safran"
(krokhi?w/ a[nqei oJmoi'ai, v. 178), Déméter est blonde (xanqai;... kovmai, v. 279) et le char d'Hadès, comme
le précise le poète à deux reprises, est un "char d'or" (crusevoisin o[coisin, v. 19 ; crusevo isin o[cesfin,
10
L'Hymne homérique à Déméter : une histoire d'amour ?
Les deux récits sont donc le reflet de points de vue différents : un narrateur
omniscient affirme le caractère merveilleux du narcisse et la divinité de la puissance
responsable de son surgissement, tandis que la jeune Perséphone, innocente victime de
la ruse des dieux, raconte les faits comme elle les a vécus, donnant du prodige une
interprétation qui exclut le merveilleux : pour elle, le narcisse est né du sol (cqwvn),
comme toutes les autres fleurs de la prairie28. C'est la naïveté de la jeune fille qui est
ainsi mise en lumière, naïveté également suggérée par l'emploi du terme a[qurma,
"jouet"29 (16), qui renvoie au verbe paivzw (vv. 5 et 425) dont il renforce la connotation
enfantine. L'innocence de Perséphone se révèle enfin dans l'appel30 que lance la jeune
déesse à son père au moment de son enlèvement (keklomevnh patevra Kronivdhn u{paton
kai; a[riston, 21), alors que c'est selon le propre dessein de Zeus que tout se joue31.
Ainsi, les variations que l'on peut relever entre le premier et le second récits mettent en
lumière l'innocence et la naïveté de la jeune Perséphone, habile caractérisation
psychologique du personnage au service du sens général du poème.
L'autre point sur lequel le récit de Perséphone ne concorde pas exactement avec
celui du narrateur concerne la narration de l'ingestion du pépin de grenade. Le premier
récit présente les choses de la façon suivante :
(...)
aujta;r o{ g∆ aujto;"
rJoih'" kovkkon e[dwke fagei'n melihdeva lavqrh
ajmfi; e} nwmhvsa" (...)
Mais lui, lui donna un pépin de grenade doux comme le miel à manger,
furtivement, en jetant des regards autour de lui32. (371-373)
v. 375). Le narcisse et le safran peuvent ainsi, par leur teinte même, annoncer la venue d'Hadès. Par
ailleurs, la couleur jaune d'or fonctionne dans tout le récit comme un élément de liaison universelle,
unissant les fleurs, les jeunes filles, Déméter et Hadès et permettant le passage du monde terrestre au
monde souterrain, par l'intermédiaire du char. La clef qui, en quelque sorte, ouvre la terre et en laisse
sortir le char n'est autre que le merveilleux narcisse.
28 Cf. H. P. Foley, The Homeric Hymn to Demeter…, p. 60 ; C. Hunzinger, Qau`ma : l'étonnement et
l'émerveillement dans l'épopée grecque archaïque, thèse inédite soutenue à Paris (Université Paris IV),
1997, p. 479 et 512.
29 Il était d'usage que les jeunes femmes grecques consacrassent leurs jouets d'enfants aux dieux, au
moment du mariage, en particulier à Artémis, cf. G. Lambin, La Chanson grecque dans l'Antiquité,
CNRS éditions, Paris, 1992, p. 98 ; H. P. Foley, « The Mother/Daughter Romance », in The Homeric
Hymn to Demeter…, p. 127.
30 D. Beck remarque que le cri de Perséphone n'est rapporté dans le récit par aucun discours (ni direct
ni indirect), mais uniquement mentionné par le narrateur : elle interprète cette absence de discours comme
soulignant à la fois l'impuissance de Perséphone qui, d'une certaine façon, n'a pas de "voix", à ce moment
précis du drame et l'inefficacité de son appel à l'aide, puisque Zeus n'entend pas son cri (« Direct and
Indirect Speech in the Homeric Hymn to Demeter », Transactions of the American Philological
Association 131, 2001, p. 53-74, ici p. 58 et 61-62).
31 Cf. J. Strauss Clay, The Politics of Olympus…, p. 214. L'auteur souligne l'ironie contenue dans les
épithètes appliquées ici à Zeus, le père même de la jeune fille (u{paton kai; a[riston, 21). D. Beck insiste
par ailleurs sur le contraste entre les réactions de la mère et du père de Perséphone : intense activité de
recherche et profonde affliction de Déméter, contre absence totale de réaction (et de discours direct dans
le poème) de Zeus (« Direct and Indirect Speech… », p. 58 et 68).
32 Le sens de l'expression aj mfi; e} nwmhvsa" est fort débattu. Nous avons repris ici la traduction de
J. Humbert (C.U.F.), l'interprétation qu'il donne nous semblant la plus plausible : Hadès se cache
d'Hermès pour commettre une action qu'il sait déloyale, car faire manger à Perséphone le pépin de
grenade liera à jamais la jeune déesse au monde souterrain. Mais ces mots peuvent aussi être compris de
façon différente, notamment "en le (le pépin de grenade) passant autour de lui" : il s'agirait alors d'une
11
L'Hymne homérique à Déméter : une histoire d'amour ?
Perséphone, elle, raconte le même événement d'une façon quelque peu différente :
(...)
aujta;r oJ lavqrh
e[mbalev moi rJoih'" kovkkon, melihdev∆ ejdwdhvn,
a[kousan de; bivh/ me proshnavgkasse pavsasqai.
Mais lui, furtivement
me donna un aliment doux comme le miel, un pépin de grenade,
et malgré moi, par force, me contraignit à le manger (411-413)
Elle introduit donc l'idée de force dans le récit et la souligne de façon redondante,
alors que cette notion n'était absolument pas présente dans le récit du narrateur. Il est
dès lors légitime de se demander pour quelle raison elle agit ainsi. Elle insiste par
ailleurs fortement sur la véridicité de son récit, qu'elle encadre des protestations
suivantes :
Toiga;r ejgwv soi, mh'ter, ejrevw nhmerteva pavnta:
Eh bien je te dirai, mère, toute la vérité (403)
et :
Tau'tav toi ajcnumevnh per ajlhqeva pavnt∆ ajgoreuvw.
Malgré mon chagrin, je te raconte toute la vérité (433)
Or cette mention de la véridicité rappelle étrangement un autre passage du poème, où
Déméter, qui se prétend Crétoise, affirme aux filles de Célée : ou[ toi ajeike;" / uJmi'n
eijromevnh/sin ajlhqeva muqhvsasqai, "il ne disconvient pas de vous raconter la vérité, en
réponse à vos questions" (120-121), au moment même où elle s'apprête à leur raconter,
tel Ulysse dans l'Odyssée, une fable crétoise, un tissu de mensonges en l'occurrence !
Il semble donc assez clair que la jeune fille ne dit pas tout à fait la vérité à sa
mère, qui a beaucoup souffert de la perte de sa fille. Et, certes, Perséphone aussi était la
proie du chagrin aux Enfers. Mais de quoi Perséphone s'affligeait-t-elle exactement chez
Hadès ? Quand Hermès arrive chez Hadès, il trouve Perséphone : povll∆ ajekazomevnh,
"pleine de réticence" (344), mais la suite du vers explicite, par un complément au datif,
la cause des réticences de la jeune déesse : mhtro;" povqw/, "du fait du regret de sa mère"
(344). Ce point est à nouveau souligné dans le récit que fait Perséphone à sa mère. On
peut cependant noter que la jeune déesse n'exprime ni colère ni haine contre son
ravisseur33. Par ailleurs, à l'annonce du compromis qui lui permettra de partager son
temps entre l'Olympe et les Enfers, Perséphone ne se révolte pas, mais l'admet
immédiatement et cette perspective ne semble aucunement altérer sa joie au moment des
retrouvailles. Ce n'était donc pas tant son mariage avec Hadès qui affligeait Perséphone,
que la séparation d'avec sa mère34. Peut-on cependant aller jusqu'à affirmer, avec
Helene Foley35, que si le compromis apaise Perséphone, la jeune déesse n'est joyeuse
que lorsqu'elle est avec sa mère, sur terre et dans l'Olympe ? Le compromis est exposé
directement par Hadès à Perséphone, juste avant qu'il la laisse repartir avec Hermès
(vv. 360-369). Le roi des Enfers commence par permettre à Perséphone d'aller retrouver
sa mère, puis il met en valeur son propre statut : frère de Zeus — et l'un des trois
bénéficiaires du partage tripartite originel du monde —, il n'est pas un époux indigne
opération à caractère magique. Sur les diverses interprétations de cette expression, cf. N. J. Richardson,
The Homeric Hymn to Demeter..., p. 276-277 et F. Càssola, Inni Omerici…, p. 481-482.
33 Cf. J. Strauss Clay, The Politics of Olympus…, p. 257.
Cf. J. Rudhardt, « A Propos de l'Hymne homérique à Déméter », p. 239.
35 H.P. Foley, The Homeric Hymn to Demeter…, p. 90.
12
L'Hymne homérique à Déméter : une histoire d'amour ?
d'elle (v. 363) ; il promet enfin à son épouse les plus grands privilèges parmi les
immortels quand elle règnera aux Enfers. La réaction de Perséphone est la suivante :
’W" favto: ghvqhsen de; perivfrwn Persefovneia,
karpalivmw" d∆ ajnovrous∆ uJpo; cavrmato", ...
Ainsi parla-t-il. La sage Perséphone se réjouit
et bondit vivement de joie (370-371).
Il n'est donc pas juste de prétendre que la déesse n'est joyeuse qu'avec sa mère. On peut
cependant se demander laquelle des trois parties du discours d'Hadès motive la joie de
Perséphone. Sans doute est-ce la perspective de retrouver sa mère, comme l'affirme
Perséphone elle-même : aujtivkæ ejgw;n ajnovrous∆ uJpo; cavrmato", "aussitôt je bondis de
joie" (v. 411), juste après avoir mentionné l'arrivée d'Hermès venu la "tirer de l'Érèbe
ténébreux" pour lui permettre de revoir sa mère (v. 409). Mais la jeune déesse n'a-t-elle
pas aussi été sensible aux arguments d'Hadès et, en particulier, au dernier ? Car, avant
son mariage, Perséphone ne disposait pas de timai propres, indépendantes de celles de
sa mère. Il est d'ailleurs remarquable qu'elle ne rapporte aucunement à sa mère le
discours d'Hadès.
On peut enfin noter que la jeune déesse est qualifiée, juste avant et juste après le
discours d'Hadès, et uniquement là dans le poème, de "prudente" (dai?froni
Persefoneivh, 359) et de "sage" (perivfrwn Persefovneia, 370)36. Elle ne semble donc
plus du tout innocente et naïve ici ! Entre le début et la fin de l'hymne, Perséphone a
manifestement changé et a perdu son innocence enfantine37. On ne peut que s'interroger
sur cette transformation subtile et se demander quand et comment elle s'est produite :
serait-ce de la façon que, selon La Fontaine, l'esprit vient aux filles ? L'Hymne ne nous
dit pas si le mariage a été consommé ou non, mais il est fort plausible qu'il l'ait été, étant
donné la position dans laquelle Hermès trouve Perséphone quand il arrive et la
désignation de celle-ci, à ce moment précis, comme "épouse"38 :
Tevtme de; tovn ge a[nakta dovmwn e[ntosqen ejovnta
h{menon ejn lecevessi su;n aijdoivh/ parakoivti
Il trouva le Seigneur à l'intérieur de sa demeure
allongé sur le lit, avec sa vénérable épouse (342-343)
Par ailleurs, le thème de la sensualité, voire de la sexualité est omniprésent dans
l'hymne. Ainsi la cueillette des fleurs est-elle une scène éminemment révélatrice. Les
fleurs mentionnées participent à un topos érotique bien connu : on y trouve deux des
trois fleurs citées au chant XIV de l'Iliade, lors de la hiérogamie de Zeus et Héra (safran
et jacinthe), et toutes celles qu'énumère un fragment des Chants Cypriens décrivant le
vêtement fleuri d'Aphrodite (safran, jacinthe, violette, rose — et boutons de rose,
36
Cf. J. Strauss Clay, The Politics of Olympus…, p. 253. Elle précise (note 164) : « Si la liste de
C.F.H. Bruchmann, Epitheta Deorum (Leipzig, 1893) est complète, aucune autre épithète de Perséphone
dans l'ensemble de la littérature grecque ne fait référence à son intelligence ».
37 Elle a par ailleurs accédé à la parole car, si le cri que pousse la jeune fille au moment de son
enlèvement ne fait l'objet d'aucun discours, les paroles qu'adresse Perséphone à sa mère vers la fin de
l'hymne (vv. 406-433), rapportées au style direct par le narrateur, constituent au contraire le plus long
discours de l'hymne et contrastent donc fortement avec son "mutisme" du début, cf. D. Beck, « Direct
and Indirect Speech…», p. 72.
38 Cf. J. Strauss Clay, The Politics of Olympus…, p. 250.
13
L'Hymne homérique à Déméter : une histoire d'amour ?
kaluvkessi, v. 5 —, narcisse et lis)39. Ces fleurs sont très probablement associées à
l'univers amoureux. Leur présence dans une scène d'enlèvement de jeune fille constitue
d'autre part un motif littéraire bien attesté40. Ainsi, dans l'Ion d'Euripide, Apollon
s'approche de Créuse qu'il veut posséder au moment où celle-ci est occupée à "cueillir
des fleurs de safran aux reflets d'or" (krovkea pevtala... e[drepon /... crusantaugh`,
vv. 889-890), et, toujours chez Euripide, Hermès enlève Hélène pour l'emmener en
Égypte alors qu'elle cueille des roses (drepomevnan /... rJovdea pevtala, Hélène 244)41.
L'activité même de la cueillette de fleurs, ainsi que celle du tressage, étaient d'ailleurs
des coutumes rituelles associées aux cérémonies qui commémoraient les mariages
divins, comme en témoigne, en particulier, la fête argienne des a[nqeia, célébrant la
hiérogamie de Zeus et d'Héra, fête au cours de laquelle un cortège de jeunes filles
portait à la déesse des corbeilles de fleurs. D'autre part, l'un des personnages féminins
des Thesmophories d'Aristophane se plaint qu'une femme ne puisse tresser de couronne
de fleurs sans être aussitôt soupçonnée d'être amoureuse (Thesmophories 400-1)42. Les
fleurs à bulbe, safran, iris, jacinthe, narcisse, sont en outre particulièrement associées à
la sexualité, car elles passent pour avoir des vertus aphrodisiaques43. Le monde des
fleurs — et tout ce qui s'y rapporte — est donc puissamment évocateur de sensualité et
d'amour.
Or, il est intéressant de remarquer à quel point Perséphone et ses compagnes sont
liées au monde végétal et, plus particulièrement, au monde floral44 : de même que les
fleurs sont "aimables" (ejroventa, 425), les jeunes filles sont décrites en des termes qui
les assimilent à des fleurs : les boutons de roses (kavluke") rappellent l'adjectif
kalukw`pi", épithète de Perséphone au vers 8 et de sa compagne, Ocyrhoé, au vers 420 ;
Perséphone est pour sa mère une "délicieuse jeune pousse" (glukero;n qavlo", v. 66)
dont Hadès désire faire son "épouse florissante" (qalerh;n... a[koitin, v. 79) ; au
catalogue des fleurs correspond le catalogue des Océanides parmi lesquelles on
remarque ÔRovdeia (v. 419) et ÔRodovph (v. 422) — dont les noms rappellent la rose. Si ce
catalogue des Océanides reprend partiellement celui d'Hésiode (Théogonie 349 ss.), il
introduit aussi de nouveaux noms, comme celui de Rhodopé précisément, très
probablement choisi pour sa connotation florale45.
39
Cf. A. Bernabe, Poetarum Epicorum Graecorum Testimonia et Fragmenta. Pars I, Leipzig,
Teubner, 1987 ; 1996 (2e édition) : Cypria, fragment 4 : ei{mata me;n croi÷ e{sto, tav oiJ Cavritev" te kai;
»Wrai / poivhsan kai; e[bayan ejn a[nqesin eijarinoi'sin, / oi|a fevrous∆ w|rai, e[n te krovkw/, e[n q∆
uJakivnqw/, / e[n te i[w/ qalevqonti rJovdou t∆ ejni; a[nqei> kalw'i / hJdevi nektarevw/, e[n t∆ ajmbrosivai"
kaluvkessin / aijqevsi narkivssou kallipnovou: w|d∆ ∆Afrodivth / w{r ai" pantoivai" tequwmevna ei{mata
e{sto.
40 Cf. C. Angier Sowa, Traditional Themes and the Homeric Hymns, Chicago, 1984, "The Maiden
Abducted While Dancing and Picking Flowers" (p. 135-144 ).
41 On retrouve ce motif dans le récit de l'enlèvement d'Europe par Zeus notamment (Moschos, Europe
63 ss.) et celui d'Oreithyie, l'une des filles d'Érechthée, par Borée (Chœrilos de Samos fr. 5 Kinkel).
42 Cf. A. Motte, Prairies et jardins..., p. 41.
43 Cf. I Chirassi, Elementi di cultura precereale…, note 3, p. 144-145 ; P. Scarpi, Letture sulla
religione classica : L'inno omerico a Demeter, Florence, 1976, p. 49.
44 Sur le lien entre Perséphone et les fleurs dans les pratiques religieuses, voir G. Piccaluga, « Ta;
Ferefavtth" ajnqolovgia »…, p. 232-253.
45 Cf. N. J. Richardson, The Homeric Hymn to Demeter..., p. 287-288, vv. 417-424 n. Sur les affinités
qui unissent les jeunes filles aux fleurs dans l'Hymne, voir également A. Motte, Prairies et jardins…,
p. 45-46, ainsi que « Mort et renaissance dans les Mystères d'Éleusis », F. Jouan ed., Mort et fécondité
dans les mythologies. Actes du colloque de Poitiers, 13-14 Mai 1983, Paris, 1986, p. 71-82 (en particulier
p. 75), et « L’Expression du sacré dans la religion grecque »…, p. 195-196. Enfin, sur l'importance des
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L'Hymne homérique à Déméter : une histoire d'amour ?
On ne peut, d'autre part, qu'être frappé par la sensualité qui émane du récit de
Perséphone, — à l'insu de la jeune fille : celui-ci est en effet saturé de termes évoquant
l'amour et le désir. La scène se déroule ainsi ajn∆ iJmerto;n leimw'na, "dans une charmante
prairie"46 (417) ; parmi ses compagnes se trouvent iJmerovessa Kaluyw;, "la désirable
Calypso" (422) et Galaxauvrh t∆ ejrateinh;, "l'aimable Galaxauré" (423) ; et les jeunes
filles sont occupées à cueillir a[nqea... ejroventa (425), "des fleurs charmantes", — dont
le "doux safran", krovkon t∆ ajgano;n (426). Cette caractéristique est d'autant plus
remarquable qu'elle ne se trouve pas, ou de façon beaucoup moins nette, dans le récit du
narrateur : celui-ci qualifie la prairie de "tendre" (leimw'n∆ a]m malako;n, 7) ; il ne nomme
pas les compagnes de Perséphone mais indique simplement que la jeune déesse joue
kouvrh/si su;n ∆Wkeanou' baqukovlpoi", "avec les jeunes Océanides à l'ample poitrine "
(5) ; enfin, concernant les fleurs, il se contente de préciser que les roses sont "belles",
kalav (6). D'autre part, le terme a[qurma "jouet" qu'emploie le narrateur au sujet du
narcisse (16) semble mimer le langage de la jeune fille et sert à approfondir cette
première caractérisation de Perséphone comme jeune enfant. Le mot renvoie, nous
l'avons dit, au verbe paivzw qu'on rencontre dans les deux récits (vv. 5 et 425) ; mais
étant donné le contexte, il est possible de se demander si ce verbe ne peut pas être
interprété comme empreint du double-entendre dont parle Patricia Rosenmeyer dans son
étude sur les jeunes filles au jeu : le terme paivzein, écrit-elle, « est toujours à la fois
innocent et suggestif, prenant un sens différent pour des gens différents »47. Et cette
particularité sert peut-être à mettre en lumière le fait que Perséphone est à l'âge précis
où une jeune fille commence à manifester, sans en avoir elle-même conscience, un
important pouvoir érotique, potentiel évident au contraire pour tout observateur plus âgé
et expérimenté48.
Enfin, outre les fleurs, un autre élément du texte entretient d'étroites relations avec
la sphère érotique49 : la grenade50. L'un des fruits préférés d'Aphrodite, la grenade, aux
innombrables graines de couleur rouge sang, est un symbole de fertilité et de vie. Elle
entre, en tant que tel, dans le culte d'Héra, déesse protectrice du mariage et de
l'enfantement : selon Pausanias, la statue chryséléphantine de l'Héraion argien tenait une
fleurs dans la célébration des Mystères d'Éleusis, cf. N. J. Richardson, The Homeric Hymn to Demeter,
Oxford, 1974, p. 141-142.
46 L'adjectif iJ mertov" qui qualifie la prairie au vers 417 remplace malakov" du vers 7, lui aussi
évocateur de sensualité. Sur les connotations attachées à ce dernier adjectif, cf. A. Motte, Prairies et
jardins..., p. 180 : «qualité d'une substance primordiale, féconde et essentiellement féminine». Il précise
que la formule leimw;n malakov" «évoque toujours un lieu divin». Sur l'érotisation de cette prairie, cf.
A. Bonnafé, Poésie, nature et sacré. Tome II : L'âge archaïque, Lyon, Maison de l'Orient Méditerranéen,
1987, p. 108 ("Prairie d'Aphrodite") ; H. P. Foley, The Homeric Hymn to Demeter…, p. 34 ; C. Calame,
L'Éros dans la Grèce antique, Paris, 1996, p. 176 ss.
47 P. Rosenmeyer, « Girls at Play in Early Greek Poetry », American Journal of Philology 125, 2004,
p. 163-178 (en particulier p. 172 et 176-177, ici p. 177) : « The word paizein is perhaps the ultimate in
double entendre. It is always both innocent and suggestive, meaning different things to different people ».
48 Cf. J. Strauss Clay, The Politics of Olympus…, p. 214 ; H. P. Foley, The Homeric Hymn to
Demeter…, p. 33-34 et 127 ; P. Rosenmeyer, « Girls at Play …», p. 177.
49 Parmi les indices qui font pencher le récit dans le sens d'une certaine sensualisation, on peut
également mentionner les connotations sexuelles des mots de la famille de caivnein (v. 16) et cwrei`n
(v. 430) employés dans l'hymne pour évoquer l'ouverture de la terre ; cf. A. Motte, Prairies et jardins...,,
note 26 p. 242.
50 Cf. J. Murr, Die Pflanzenwelt…, p. 50-55 ; U. Pestalozza, Religione Mediterranea. Vecchi e Nuovi
Studi, Milan, 1951, p. 14 ; B. Lincoln, « The Rape of Persephone : A Greek Scenario of Women's
Initiation, Harvard Theological Review 72, 1979, p. 223-235, en particulier p. 234.
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L'Hymne homérique à Déméter : une histoire d'amour ?
grenade dans la main51 ; mais elle fait également partie des attributs d'Hermès, ce qu'on
explique par le caractère phallique du dieu52. Fortement liée au monde de la sexualité, la
grenade joue également un rôle dans le rituel funéraire, comme offrande aux morts, du
fait, paradoxalement, de son intense puissance vitale, car elle se régénère d'elle-même,
comme l'explique Théophraste53. Et on la trouve fréquemment représentée comme
attributs d'Hadès et Perséphone dans l'art54. La double association de la grenade à la
sexualité et à la mort55 est donc lourde de conséquences pour Perséphone : accepter de
manger le pépin de grenade équivaut pour la jeune fille à une acceptation de son union
charnelle avec Hadès56.
Ainsi, pour revenir à notre questionnement sur l'allégresse de Perséphone, il
semble légitime de se demander si cette union en elle-même n'est pas aussi l'un des
éléments qui motivent la joie de Perséphone.
Il est en tout cas probable que le discours (en partie mensonger) de Perséphone a
pour réelle fonction de ménager sa mère, en soulignant la joie qu'elle éprouve à la
retrouver tout en masquant toute autre (éventuelle) source de joie. On se trouve ici face
au problème d'un narrateur interne s'adressant à un narrataire interne, Déméter étant l'un
des personnages de l'histoire. Mais il est fort vraisemblable aussi que Perséphone n'est
pas si mécontente de l'arrangement final. Certes, elle aime sa mère et est très heureuse
de passer deux tiers de l'année avec elle, mais elle ne s'afflige pas — voire, elle est
heureuse — d'être devenue l'épouse d'Hadès et de passer le dernier tiers de l'année
auprès de son époux, dans la pleine possession de ses timai. Peut-on aller jusqu'à parler
d'amour entre les époux ? Si le texte ne nous permet évidemment pas d'affirmer un
sentiment amoureux entre Hadès et Perséphone, il suggère tout au moins une grande
sensualité, voire une sexualité naissante.
L'Hymne homérique à Déméter explore donc, autour du personnage de
Perséphone, et de façon plus ou moins manifeste, deux des principales formes d'amour
entre êtres humains ou divins, l'amour maternel et l'amour conjugal. En mettant en
scène l'amour de Métanire pour Démophon, le texte présente un reflet humain de la
relation qu'entretiennent Déméter et Perséphone. Dans l'épisode où Déméter, devenue la
nourrice de Démophon, tente d'immortaliser le petit enfant, l'hymne envisage, pour
finalement le rejeter, une abolition des frontières entre conditions humaine et divine,—
la question des frontières entre l'humain et le divin étant l'un des enjeux majeurs de
l'hymne. Mais les rites des Mystères offrent aux hommes un compromis, avec la
promesse d'un destin meilleur pour les initiés, conditionné par l'amour des divinités
(mevg∆ o[lbio" o{n tin∆ ejkei'nai / profronevw" fivlwntai, 486-7) ; et l'amour des deux
51 Pausanias
2. 17. 4.
Murr, Die Pflanzenwelt…, p. 53.
53 Théophraste, Histoire des Plantes IV, 13, 3 : “Enia de; ghrav skei me;n kai; shvp etai tacevw",
parablastavnei de; pavl in ejk tw'n aujtw'n, w{sper aiJ davfnai kai; aiJ mhlevai te kai; aiJ rJovai kai; tw'n
filuvdrwn ta; polla. Cf. I Chirassi, Elementi di cultura precereale..., p. 88.et note 47 p. 89.
54 Cf. N. J. Richardson, The Homeric Hymn to Demeter..., p. 276 et les références données.
55 Cette double association semble à première vue étonnante, mais elle peut s'expliquer à la fois par le
double sémantisme du sang auquel s'apparente le fruit, étant donné la couleur de son jus, et par le
caractère commun qu'ont le mariage et la mort comme expériences de passage dans un autre monde.
56 Cf. J. Strauss Clay, The Politics of Olympus…, p. 253.
52 Cf. J.
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L'Hymne homérique à Déméter : une histoire d'amour ?
déesses est aussi ce qui constitue la félicité de l'initié. Par ailleurs, alors qu'elle envisage
de rendre immortel un enfant humain, Déméter connaît, elle, un sort qui la rapproche
grandement de l'humanité : c'est en effet sous la forme d'une extrême souffrance que
l'hymne donne à voir, de façon paroxystique, les effets de l'amour de cette mère pour sa
fille. A ce sentiment répond l'amour filial de Perséphone qui se manifeste dans son
affliction aux Enfers et dans sa gaieté lors des retrouvailles avec sa mère. Cependant,
ces retrouvailles ne constituent pas l'unique motif de joie de la jeune déesse. Perséphone
se réjouit visiblement aussi de son nouveau statut et de la double satisfaction que
représentent un époux qui n'est "pas indigne d'elle" (ou[ toi ejn ajqanavtoisin ajeikh;"
e[ssom∆ ajkoivth", 36357) et l'acquisition de timai qui lui sont propres. Mais le fait qu'elle
cache sa joie à sa mère révèle peut-être autre chose : la jeune fille, vraisemblablement
devenue femme, n'est peut-être pas si mécontente de son union même avec son époux ?
Peut-on parler d'"amour" (naissant) entre mari et femme ? Il est au moins possible de
poser la question, même si le terme français d'"amour" ne convient sans doute pas ici : il
ne s'agit pas d'amour romantique58, aucun sentiment amoureux n'est exprimé ni même
évoqué dans le texte. Mais peut-être le terme grec d'e[rw" ("désir des sens") serait-il plus
adapté : si le mariage divin a été consommé, est-ce l'expérience de la sexualité qui a
transformé Perséphone au point de lui faire mentir à sa mère, comme la jeune fille du
conte de La Fontaine ? La question est impossible à trancher et l'on ne peut qu'admirer
le soin extrême de la composition de cet hymne ainsi que la finesse et la profondeur du
traitement psychologique des personnages qui privilégient l'implicite et la pudeur,
l'ambiguïté et la suggestion.
Nadine Le Meur-Weissman
Université de Lyon
ENS-LSH
57
Ce sont là les paroles d'Hadès, mais elles correspondent aux propos du Soleil (ou[ toi ajeikh;" /
gambro;" ejn ajqanavtoi" polushmavntwr ∆Ai>dwneu;" / aujtokasivgnhto" kai; oJmovsporo", "ce n'est pas un
gendre indigne de toi parmi les immortels, qu'Aïdôneus, ton frère même, issu de la même semence que
toi", 83-85) et Déméter évoque elle-même Hadès comme kraterªo;" Poludºevgmwn (404).
58 Cf. H.P. Foley : « The Hymn... does not romanticize marriage. It shows that for mortals, like the
daughters of Keleos, the best that could be wished for any young woman is marriage and children »
(« Marriage », p. 109).
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