Récit de Jean L`Hostis, de Cricqueville-en

Transcription

Récit de Jean L`Hostis, de Cricqueville-en
Récit de Jean L'Hostis, de Cricqueville-en-Auge.
J’avais 9 ans en 1940 et j’ai donc assisté à l’arrivée de la troupe allemande dans notre pays. Mes
grands-parents tenaient un café à la campagne au lieu dit Le Pont Frémy, sur la départementale 49.
Les soldats étaient une dizaine environ, le fusil en bandoulière. Il y avait d’après mon père, un sousofficier avec eux. Le gradé a demandé du vin à mon père mais le peu de bouteilles de vin que nous
avions étaient enterrées et mon père lui a proposé du cidre au tonneau. Il a accepté mais il a fallu
que mon père boive avant eux. Ma sœur et moi, nous avons reçu de leur part du chocolat et des
bonbons et ils sont repartis après avoir rempli de cidres leurs bidons individuels. Les jours suivants
nous avons vu arriver des motos, des voitures, des camions, avec la troupe. Ils ont occupé d'abord
les grandes maisons et châteaux des environs ; et l'Occupation a commencé.
A Dozulé, le 6 juin, à 8 h du matin, il y avait déjà des paras anglais dans le bourg. J’étais
avec mon père. Les soldats allaient vers Troarn [pour regagner les lignes du 8e Bataillon
parachutiste de la 6e Airborne] et à cette époque, la route nationale 615 était bordée de platanes.
Entre les arbres et la haie il y avait un énorme fossé : c’est là qu’ils se cachaient pour circuler. Les
paras se sont postés au niveau de la cidrerie Patry, car des véhicules allemands se dirigeaient de
Dozulé vers Troarn. Quand le premier véhicule fut passé, ils tirèrent sans résultat. Au deuxième
véhicule, ils touchèrent quatre soldats allemands qui furent été faits prisonniers. Un troisième
véhicule est arrivé : de nouveau ils ont tiré mais les Allemands ont riposté avant d’être abattus tous
les quatre. Je me souviens avoir vu les corps de ces soldats allemands allongés derrière la cidrerie ;
c’étaient des officiers, ils n’avaient que des revolvers comme armes. Les soldats anglais ont pris ce
véhicule allemand dont ils ont cassé la vitre arrière et ont installé leur Bren-Gun en filant vers
Troarn.
L’observatoire de la Butte de Bassebourg avait été bombardé et endommagé le matin du 6
juin mais le lieu était toujours occupé par des soldats allemands. L’observatoire était fabriqué avec
des troncs de sapins dressés sur lesquels était fixée une plate-forme. De là, la vue portait jusqu’à
Courseulles vers la mer ou Falaise dans l’arrière-pays. Le blockhaus existe toujours.
Sur la commune de Grangues, sur les hauteurs près du CD 27, un avion est tombé dans le
champ Brasard. Je me souviens l’avoir vu tomber. Il a flambé toute la nuit et deux ou trois jours
après, il fumait encore. La tourelle arrière était arrachée.
Dans le planeur tombé derrière le Calvaire de Grangues, se trouvait encore une moto restée à
l’intérieur.
Début juillet, vers 4h du matin, dix paras sont arrivés chez nous. J’habitais avec mes parents
à Putot. Nous avons été expulsés par les Allemands et nous sommes arrivés au Pont Frémy, chez
mon grand-père. Les paras étaient passés près de l’abri où nous étions mais on croyait entendre une
patrouille allemande. Au matin, quand mon grand-père est sorti, il a vu la porte du pressoir
entrouverte, s’est approché et s’est signalé en criant : « Français, Français », puis il est monté au
grenier, mains en l’air. C’est là qu’il trouva les soldats anglais. Il leur fit signe de monter dans le
deuxième grenier où ils seraient plus en sécurité. Ils y sont restés du lundi au samedi. Ma grandmère leur faisait de la soupe et nous avions une réserve de lard salé que nous partagions avec eux.
On les a nourris pendant ces quelques jours dans le grenier alors que des Allemands venaient au
café au-dessous. Il fallait trouver une solution pour les faire partir et les diriger vers leurs lignes.
Théophile Baudron et son frère Pierre sont venus les chercher. Mon grand-père connaissait Hervieu,
du café de Varaville. Il avait été évacué à la ferme de la Croix Kerpin à Périers, et il parlait anglais.
Il est venu et leur a expliqué quel jour on était, où l’on était, quelle heure il était, et a ajouté que
samedi, deux hommes viendraient qu’il leur faudrait suivre. Ils sont passés par la grande porte
derrière le bâtiment et comme les champs et le fossé étaient inondés, on a mis une grande échelle
sur le fossé avec des planches, pour accéder à la digue plus haute. Ils ont rejoint la cidrerie, sur la
nationale et delà, grâce à un habitant de Brocottes, se sont dirigés vers Basseneville. Cet homme
était un passeur pour les paras égarés dans le marais... On n’a plus eu de nouvelles d’eux mais après
la guerre, il a fait du déminage et malheureusement, il a sauté sur une mine.
Nos dix paras sont partis, il y eut une attaque sur Varaville le lendemain matin [il semble s’agir de
l’attaque du Commando 3 de Peter Young, essayant de capturer le pont de Varaville sur la Dives –
le pont fut détruit par les Allemands]. Nous étions très inquiets. Quand nous sommes montés au
grenier, on a trouvé dix masques à gaz et musettes, un revolver allemand (pris sur un Allemand tué),
trois couteaux, un poignard, une boussole. Quand on a évacué, on a tout jeté dans le fossé du bief du
moulin. Longtemps après, un ouvrier a retrouvé le revolver et un couteau au cours de travaux de
nettoyage du fossé.
En 1940, les Allemands avaient fait des manœuvres dans les champs autour de l’auberge
entre chez Chapard et Royal Pré. A l’auberge, mon père avait fabriqué des cages à lapins en briques,
avec écoulement vers le fossé situé à l’arrière. Comme il fallait rendre tous les fusils à la mairie,
mon père en avait rendu un vieux et derrière les cages à lapins, il avait fabriqué un coffre en
briques, bien enduit, où il cacha ses deux autres fusils, bien graissés et bien enveloppés. Pendant les
manœuvres, les Allemands sont venus creuser à 1 m de cette cache. Quelle peur ! Il a refait ensuite
une autre cache derrière la cuisine mais au cours d’un orage, l’eau est montée et les fusils ont pris
l’eau. Peu de temps après l’évacuation, fin juillet 44, il a déterré ses deux fusils dont les crosses
avaient beaucoup souffert.
Sur la commune de Cricqueville, il y avait sept pièces d’artillerie de 155, quatre dans la côte
des Fourcamps, dans le chemin communal qui conduit à la stabulation de la Cour Lauriot : elles
étaient arrivées traînées par des auto-chenilles ; trois derrière le grand pressoir chez Mme Gilet,
cachées dans la haie. Les Allemands tiraient le soir mais ne bougeaient pas le jour. Ils se cachaient
avec des branchages pris dans le bois de Dozulé. Les obus de marine tombaient surtout le soir sur la
Butte de Bassebourg. Pour tromper les alliés et masquer leurs tirs, les Allemands allumaient des
fumigènes à proximité de Bassebourg. Par temps clair, on pouvait voir les obus passer dans le ciel.
Au Lieu de L’Epine, il y avait d’énormes pommiers. Les Allemands avaient creusé des caches, des
casemates. Ils avaient pris les tôles de notre bâtiment et chez Bébin, le menuisier de Dozulé, ils
avaient pris des bastaings dont ils se servaient pour recouvrir leurs casemates. Quand nous sommes
allés rechercher notre matériel, les munitions ont été enfouies dans des trous creusés dans le champ.
A Cricqueville-en-Auge, à proximité du Château, au mois de juillet 44, lors d’une bataille
entre deux avions allemands et deux avions anglais, un appareil anglais est tombé dans le champ
inondé. Le pilote, trouvé mort dans son avion, a été enterré par les gens du village, dans le cimetière
de Cricqueville, avant notre départ forcé du 23 juillet. Sa tombe est toujours dans le cimetière où
elle est entretenue par la commune.
Nous avons évacué le 23 juillet. Dès fin juin, des habitants de Dives venaient et logeaient
chez nous alors qu’il n’y avait pas de fenêtres, seulement des volets. Notre tonneau de cidre, dans la
cave, avait bien diminué. Nous avons reçu un ordre d’évacuation pour Le Neubourg et nous
sommes partis le soir : grands-parents, parents, ma sœur, mon oncle, ma tante et une petite cousine.
Première étape : Angerville, où nous avons dormi dans une étable près de la RN 615. Dans le bois
des Houssards, il y avait une réserve de munitions que gardaient des soldats Mongols. Le
ravitaillement se faisait par tombereaux. Ils avaient coupé la route vers Cambremer et nous avons
dû prendre la route du Calvaire, vers Cresseveuille, avec chariots à bras et vélos. Deuxième étape ;
Druval, chez Valbrun près de l’église. Troisième étape : Cambremer. On a retrouvé là une colonne
venant de Dozulé mais eux partaient vers Montreuil-l’Argillé et avaient ordre d’aller jusqu’à Glosla-Ferrière. Nous, nous devions aller jusqu’au Neubourg. Quatrième étape : Saint-Julien-le-Faucon,
pour une petite semaine, en passant par Le Mesnil-Mauger. Cinquième étape : Fervaques ; sixième
étape : Orbec par Saint-Martin-de-Bienfaite ; septième étape : Bernay puis Brionne et enfin Le
Neubourg. A Brionne, un camion a accepté de nous prendre très tôt le matin pour nous emmener au
Neubourg. Nous avons été hébergés dans la ferme du gendre de M. Le Pecq, de Branville. Pendant
cette période, on a failli se faire tuer trois fois. Au carrefour de Rumesnil, une voiture amphibie
nous double et va au fossé. Des avions ont piqué au-dessus de nous et sont repartis. Nous avions un
drap blanc avec une croix rouge sur notre chariot. Quand les avions sont revenus, ils ont de
nouveau piqué et mitraillé les Allemands. On ne s’est pas attardés !
Au Neubourg, ce sont les Américains qui nous ont libérés. Nous étions dans une petite
maison de gardiens, et des convois allemands passaient sans cesse. On entendait des tirs de
mitrailleuses. Tout un convoi de chars traversa au milieu des champs de blé ou d’avoine : ils
battaient en retraite et gagnaient la route en direction de Louviers. Les avions américains tournaient
au-dessus d’eux ; on entendait des obus au loin. On couchait par terre sur des paillasses et mon
père a pris des paillasses pour protéger les fenêtres et les portes. Mais quand un obus est tombé tout
près, la paillasse et mon père ont été soufflés. Grand-père, qui était dehors, a cru qu’il était atteint
mais c’était le souffle puissant qui l’avait bousculé. Mon grand-père est parti chez Bergenaud ; on
s’est réfugiés dans la cave, sous terre, en partant en file indienne le long de la haie. Au bout d’une
ou deux heures de tirs, on s’est aperçus que des camions américains étaient dans la cour de la ferme.
Mon grand-père est sorti en criant : « Français, Français ! », mais les soldats ont pointé leurs armes.
Ils craignaient une tromperie : la veille, un Allemand leur avait fait le même geste mais des soldats
cachés avaient blessé quatre Américains. Un Français de Cherbourg qui se trouvait avec eux, leur a
tout expliqué en nous disant que nous avions de la chance. Nous avons été libérés ce jour-là. Puis ce
fut un convoi incessant de chars et de half-tracks allemands.
Pendant la Libération, locataires chez M. Bergenaud, nous travaillions à la ferme. On
cueillait des petits pois dans la plaine, quand une bataille d’avions commença. Mon père dit : « Vite
planquons-nous le long du talus sous la haie ». Un avion avait le feu à l’arrière. Le pilote a sauté en
parachute. Dans les années 70, j’allais faire une installation de porcherie avec un collègue de chez
Bourdon, de Dozulé, et le propriétaire nous a invités à partager son repas. Je lui ai demandé s’il était
là à la Libération et s’il savait quelque chose de cet avion et de son pilote. Il me répondit : « Mais
comment savez-vous ça ? » ; je lui ai expliqué que j’étais alors réfugié avec ma famille ici et que
nous avions été témoins de ce combat. Alors ce cultivateur chez qui je faisais l’installation m’a
expliqué que son père l’avait caché dans sa ferme. Craignant que les Allemands ne reviennent avec
des chiens, il l’avait installé dans un bâtiment éloigné et allait lui porter des vivres, jusqu’à l'arrivée
des Américains. Cette attente n’a duré qu’une dizaine de jours environ.
Nous sommes rentrés d’exode fin août par camions américains. Ils repartaient à vide vers
Cherbourg, pour aller chercher des munitions, et nous avons fait la route du Neubourg au Carrefour
Saint-Jean dans ces camions conduits par des Noirs Américains. Il fallait bien se tenir car ça
secouait fort ! On a beaucoup apprécié le chocolat, les paquets de cinq cigarettes, le pain blanc et les
saucisses en boîte…