Vers un nouveau syndicalisme? - Festival International du Film d

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Vers un nouveau syndicalisme? - Festival International du Film d
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CLASSE PASSEPORT
Versl’avenir
un nouveau
Quand
n’estsyndicalisme?
plus radieux...
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NORMA RAE - 1979
LES LIPS, L’IMAGINATION AU POUVOIR - 2007
NORMA RAE
Un film de Martin Ritt
LES LIP, L’IMAGINATION AU POUVOIR
Un film de Christian Rouaud
Dossier pédagogique conçu par Patrick Richet
INTRODUCTION
Rassembler Norma Rae (Martin Ritt. 1979) et
Les Lip, l’imagination au pouvoir (Christian
Rouaud. 2007) sur la problématique d’un possible renouveau syndical dans les années 1970,
tient de la gageure, tant les différences entre
les deux films sautent aux yeux.
Elles sont d’abord formelles puisque nous
sommes en présence d’une fiction, fortement
inspirée toutefois d’une histoire vraie, et d’un
documentaire, il est vrai « distancié » puisque
réalisé 30 ans après l’affaire Lip. Si les procédés narratifs, l’utilisation de la caméra, le
jeu des acteurs (n’oublions pas que le témoin
filmé d’un documentaire est, lui aussi, un acteur) n’ont rien de comparables, ils témoignent
cependant, dans les deux cas, d’un travail très
rigoureux en amont, d’une écriture très maîtrisée et d’un montage millimétré. Rien dans
ces deux films n’est laissé au hasard, on s’en
rendra compte dans l’analyse des séquences.
Nous avons incontestablement affaire à des
réalisateurs –la soixantaine tous les deux au
moment du tournage- au sommet de leur art
respectif.
On ne peut imaginer, non plus, situations plus
contrastées. L’histoire de Norma Rae prend
place dans un village-filature de Caroline où
le terrain social est totalement en friche, alors
que les Lip inscrivent leur lutte dans un environnement, le faubourg de Palente à Besançon, structuré par des années de militance
associative, chrétienne et syndicale.
Enfin on admettra sans peine que les deux
conflits, même s’ils sont à peu près contemporains, n’ont absolument pas la même nature
ni la même portée. Norma Rae pose les
bases, à partir d’un combat individuel courageux, de mobilisations collectives ultérieures,
alors que les Lip, unis derrière des délégués
syndicaux charismatiques, organisent sans
cesse des formes d’action inédites (constitution d’un « trésor de guerre », relance autonome de la production, paie sauvage) qui font
converger vers eux tous les regards et tous
les espoirs nés en mai 1968. Bouture fragile
d’une conscience syndicale plantée sur la
terre desséchée d’un Sud enclavé d’un côté,
éclosion d’un pouvoir ouvrier exemplaire de
maturité dans l’autre. On le constate, la différence d’échelle est majeure. Et pourtant, si on
veut bien y prêter un peu d’attention, l’avenir
n’est peut-être pas là où on croit. Si le conflit
des Lip est « la plus belle lutte ouvrière de ces
50 dernières années, c’est aussi un chant du
cygne. La queue de la comète des Trente Glorieuses » (Christian Bonrepaux). En revanche,
Norma Rae, sans doute parce que c’est une
fiction, échappe davantage à la scansion
paradigmatique chère aux historiens et aux
économistes.
La richesse de ces deux films réserve d’autres
surprises qui vont, celles-là, dans le sens de la
convergence. Tous les deux s’efforcent de répondre à un faisceau de questions portant sur
une notion presque banale dans les années
1970 et presque oubliée aujourd’hui : l’engagement. Qu’est-ce qui fait qu’un jour on refuse la
fatalité, qu’on s’arrache à la vie médiocre pour
vouloir en construire une autre, avec les autres,
comment on se révèle, comment on se brûle
parfois dans l’action revendicative? Dans les
deux films revient cette phrase : « la lutte m’a
transformé(e) ». Elle est surtout prononcée par
les femmes, signe d’une mutation essentielle
des années 1970, très bien traitée ici dans tous
ces aspects, sans pesanteur.
Autre point commun aux deux réalisations,
le soin apporté à l’étude du positionnement
des partenaires et surtout des adversaires du
mouvement ouvrier. On ne suggèrera ici qu’un
exemple parce qu’inattendu, celui des Eglises.
On pourra s’interroger aussi dans les deux
cas sur les relations complexes, voire parfois
antagonistes, qu’entretiennent la base et le
sommet des structures syndicales.
Pour finir, une évidence ; ces ouvrières et ces
ouvriers, qu’ils soient personnages fictifs ou
qu’ils jouent leur propre rôle, sont vraiment ce
qu’on appelle de belles personnes, des personnes dont les portraits inoubliables (Norma
Rae dressée sur sa table, Charles Piaget attablé dans sa cuisine…) ciselés avec un amour
revendiqué par les deux cinéastes, ne peuvent
laisser personne indifférent.
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NORMA RAE
LE FILM
I. Présentation du film
Fiche technique
Synopsis
AUTOUR DU FILM
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II. Martin Ritt : un réalisateur modeste mais
original du système hollywoodien
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a – Passionné de théâtre
b – « Blacklisté » à la télévision
c – Un très honnête artisan du cinéma
d – Filmographie
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III. La Genèse de Norma Rae
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a – Crystal Lee, la « vraie » Norma Rae
b – Les difficultés du travail préparatoire
c – « J’aime faire des films avec des gens que
j’aime »
d – Norma Rae et la place des ouvriers et des
syndicats dans le cinéma américain
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IV. L’industrie textile en Caroline du Nord :
un archaïsme ?
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a – Un système paternaliste mis en place au lendemain de la Guerre de Sécession
b – J. P. Stevens vs TWUA : 17 ans de guerre
judiciaire
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DÉCRYPTER LE FILM
a – Découpage séquentiel
b – Analyse des deux séquences d’ouverture
c – Pistes d’analyse sur l’ensemble du film
1. Syndicalisme et éveil de la conscience de
classe
2. Norma Rae, une « râleuse » qui trouve sa
voix/voie
· « Moi et les hommes… »
· Norma Rae, le porte-voix des humiliés
· « Une femme libre »
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LE FILM
SYNOPSIS
FICHE TECHNIQUE
Norma Rae, mère célibataire de deux enfants de
pères différents, vit chez ses parents, ouvriers
comme elle à l’usine O. P. Henley, une filature
de coton archaïque et malsaine d’une petite ville
du Sud. L’exploitation des travailleurs et l’univers borné du village-filature génère colère et
frustration chez cette « râleuse » pleine d’énergie. Reuben, venu pour syndiquer l’usine, lui
ouvre le chemin d’un engagement militant semé
d’embûches. Le syndicat n’est bien vu par personne ici, et il faut dépenser beaucoup d’efforts
pour gagner les esprits. Norma se transforme
au fil des épreuves : une promotion qui s’avère
être un piège, la mort de son père à l’usine, la
méfiance des ouvriers, l’hostilité féroce de la direction. Sa vie sentimentale est aussi affectée :
Sonny, son nouveau mari, a du mal à accepter
sa métamorphose. À l’usine, l’affrontement inévitable culmine lorsque Norma monte sur une
table et fait cesser le travail dans son atelier. Les
relations entre Norma et Reuben restent chastes
jusqu’au bout de leur lutte victorieuse, en dépit
d’une inclination mutuelle fortement suggérée.
Une poignée de mains conclut une collaboration
qui les a enrichis l’un et l’autre.
États-Unis, 1979, 110’, coul.
Réalisateur Martin Ritt · Studio Twentieth
Century Fox · Producteurs Tamara Asseyev
et Alex(andra) Rose · Scénaristes Irving
Ravetch et Harriet Franck
Jr. · Directeur de la photographie
John A. Alonzo · Montage Sidney
Levin · Décors Walter Scott Herndon et
Gregory Garrison · Musique David Shire.
Distribution
Sally Field (Norma Rae), Beau Bridges
(Sonny Webster), Ron Leibman (Reuben
Warshowsky), Pat Hingle (Vernon, père de
Norma), Barbara Baxley (Leona, mère de
Norma), Gail Strickland (Bonnie Mae, amie
de Norma), Grace Zabriskie (Linette, une
ouvrière), Lee DeBroux (Lujan, un vigile),
James Luisi (George Benson, l’amant de
Norma), Vernon Weddle (Révérend Hubbard),
Bob Minor (Lucius, un ouvrier), Jack Stryker
(J. J. Davis, un vigile), Gregory Walcott
(Lamar Miller, le sheriff), Noble Willingham
(Leroy Mason, le patron de la filature), Lonnie
Chapman (Gardner, le contremaître), Bert
Freed (Sam Dakin, un cadre syndical), Franck
McRae (James Brown, un ouvrier)…
Récompenses Oscar de la meilleure actrice
pour Sally Field (1979) · Oscar de la meilleure
chanson originale pour « It goes like it goes »
de David Shire (1979) · Prix d’interprétation
féminine au Festival de Cannes pour Sally
Field (1979) · Grand Prix de la Commission
supérieure technique au Festival de Cannes
(1979).
En 2011, Norma Rae a été sélectionné par
la Bibliothèque du Congrès pour être versé
au Conservatoire National du Film des EtatsUnis avec le motif suivant : ce film « est
moins une œuvre sur l’engagement syndical
qu’une réflexion sur la volonté personnelle
d’amélioration, le sens de la justice et celui de
responsabilité des femmes ».
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MARTIN RIT T
UN RÉALISATEUR MODESTE MAIS ORIGINAL DU SYSTÈME HOLLYWOODIEN
Martin Ritt [1] est né en 1914 à New York dans le Lower East Side, le quartier des
immigrants originaires d’Europe centrale. Bien qu’élevé dans la religion juive, il a tôt
revendiqué son athéisme mais est resté sensible au thème de l’identité juive, ce qui
affleure dans une courte scène de Norma Rae précisément. Plus largement, Martin Ritt
inscrivait les juifs aux côtés des ouvriers et des noirs comme un segment de la société
américaine encore ostracisé. La dénonciation de toute forme de mise à l’écart peut être
considérée comme un leitmotiv parcourant toute son œuvre.
Lui qui a passé toute son enfance dans la grande ville, est allé faire ses études secondaires dans un petit collège de Caroline du Nord. L’univers du Sud rural allait le marquer
profondément, au point de situer un grand nombre de ses films dans cet environnement ;
ses films inspirés de Faulkner naturellement, mais aussi Sounder ou Conrack, et Norma
Rae qu’il a tourné en Alabama faute de pouvoir le faire en Caroline du Nord. Quand
on lui demandait d’expliquer cette attirance pour le Sud profond, Ritt répondait qu’il
voyait dans cette sorte d’angle mort des États-Unis, le lieu de changements sociaux et
culturels majeurs.
a – passionné de théâtre
Au collège il découvrit le théâtre amateur et, selon ses dires, les délices des premiers
applaudissements. C’est finalement cette voie qu’il allait suivre lorsque, de retour à New
York, il abandonna des études de droit à peine entamées pour s’engager en 1934 dans la
Works Progress Administration. Cet organisme fédéral offrit, sous la présidence Roosevelt,
du travail à de nombreux intellectuels et artistes ; il leur permit de survivre au temps
de la Grande Dépression. Ritt se fraya une petite place dans la génération intellectuelle
du New Deal, brillante, en pleine effervescence créatrice, engagée très à gauche. Il resta
[1] Les éléments biographiques et les citations qui sont transcrites dans ce dossier proviennent, sauf mention contraire,
d’un ouvrage publié par Gabriel Miller : Martin Ritt Interviews, University Press of Mississippi, 2002.
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fidèle aux idéaux qui l’animaient et demeura jusque dans l’ère Reagan des années 1980
un vieux liberal (c’est-à-dire, au sens américain, de gauche radicale) bourru et pugnace.
Recruté par Elia Kazan dont il devint l’ami, il intégra en 1937 la troupe du Group Theatre.
Lee Strasberg, grand spécialiste du drame social, y expérimentait les méthodes du Russe
Stanislavsky qui privilégiait le réalisme émotionnel, l’approfondissement psychologique
mais aussi le travail collectif dans le jeu scénique. L’acteur ne devait pas seulement endosser un rôle mais incarner un univers. Ritt s’en inspira dans sa propre direction d’acteurs
qui fut le point fort de sa carrière de réalisateur.
La guerre n’interrompit pas vraiment son travail d’homme de théâtre car très vite on
le retira de l’armée active – il s’était engagé dans l’US Air Force – pour monter et jouer
des pièces à teneur patriotique un peu partout dans le pays. Démobilisé, il se consacra
essentiellement à la mise en scène d’abord de théâtre puis de télévision car, il le reconnaît
lui-même, il s’était rendu compte qu’il n’avait ni le physique ni le talent pour devenir
un grand acteur.
b – « blacklisté » à la télévision
La pratique du nouveau medium qu’était la télévision le combla. Il estimait qu’il avait
connu la télévision à son âge d’or car les metteurs en scène y jouissaient de la plus grande
liberté et on y côtoyait de nombreux jeunes talents très enthousiastes. Ritt réalisa pour
la télévision plus de 100 courts métrages, adaptant en particulier des nouvelles d’écrivains comme Somerset Maugham. Il joua aussi des rôles mineurs dans une centaine de
productions, ce qui donne la mesure de son incroyable vitalité.
Sa carrière à la télévision s’interrompit brutalement en 1951. Dans le contexte exécrable de la chasse aux sorcières de l’ère McCarthy, Martin Ritt est « blacklisté ». La chaîne
CBS lui refuse le renouvellement de son contrat sans explication. Plus tard il apprendra
qu’il a été dénoncé pour avoir versé de l’argent pour la Chine et l’Union Soviétique – ce
qu’il conteste absolument. Il n’a jamais appartenu au parti communiste mais a toujours
professé des idées de gauche ; cela a suffi, comme dans bien d’autres cas. Il a raconté
dans plusieurs interviews qu’on l’avait incité à dénoncer lui-même des collègues, même
morts, lui disait-on, cela suffirait pour le faire rayer de la liste noire. Il s’y est refusé et
en tire fierté sans juger pourtant ceux qui ont cédé à la pression. Les thèmes de la trahison, de la délation, de la rumeur sont présents dans plusieurs de ses films. Ils occupent
même la première place dans Traître sur commande (dans les années 1870, un policier
est infiltré parmi les ouvriers de la mine pour débusquer les meneurs) et surtout dans
Le Prête-nom avec Woody Allen qui dénonce avec vigueur le maccarthysme.
Pendant six longues années, de 1951 à 1957, tenu à l’écart des plateaux, Ritt trouva
refuge à l’Actors Studio où il enseigna le théâtre. Parmi les jeunes acteurs qu’il forma
durant cette période, figure Paul Newman qui devint son acteur fétiche quand il se mit
au cinéma.
c – un très honnête artisan du cinéma
En 1957 Ritt avait 42 ans quand la MGM fit appel à lui pour réaliser un film à petit
budget sur un scénario risqué dans l’Amérique d’alors. Il s’agissait d’adapter une pièce
qui avait eu du succès à Broadway. Il y était question d’amitié entre un blanc et un noir, de
lâcheté et de rédemption, ce scénario se situant dans le milieu des dockers très à la mode
chez les cinéastes à l’époque. Ce fut L’Homme qui tua la peur, avec de jeunes acteurs au
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début de leur carrière et promis à un bel avenir devant ou derrière la caméra : Sidney Poitier et John Cassavetes. Le film eut une assez bonne critique (on parla d’ « un ambitieux
petit film »), mais fut beaucoup moins bien accueilli par le public. La nouvelle carrière
de « Marty » dans le cinéma était pourtant lancée, elle n’allait s’interrompre qu’avec sa
mort en 1990 et 26 films, soit en moyenne presque un par an.
Cette activité féconde ne fait toutefois pas de Ritt un grand réalisateur. Il faut dire
que sa génération est littéralement encombrée par d’immenses talents et qu’il souffre
de la comparaison. Certains critiques ont été féroces avec lui, comme Claude Chabrol
qui l’éreinte en 1963 dans les Cahiers du cinéma (n°150/151) : « Tout dans cette “œuvre ”
n’est que petitesse, grisaille, médiocrité ». Ce jugement est injuste au vu de l’ensemble
de la filmographie de Martin Ritt.
Tavernier et Coursodon [2], s’ils partagent en gros l’avis de Chabrol pour les premiers
films, hormis la bonne surprise de L’Homme qui tua la peur, s’en écartent ensuite complètement. A partir d’Hombre (1967), excellent western, désenchanté, sobre, remarquablement joué par Paul Newman, à la mise en scène « intelligente, efficace et même
parfois inspirée », Ritt signe ses meilleures réalisations dans les années 70 : Traître sur
commande (1970), Conrack (1974), Norma Rae (1979).
À la question rituelle : « quelles sont vos réalisations préférées ? », Ritt répondait variablement, mais on retrouve toujours cités Traître sur commande, Le Prête-nom, Norma
Rae. Le premier lui tenait beaucoup à cœur car il avait beaucoup travaillé dessus ; il avait
été déçu de l’accueil très froid du public aux États-Unis mais se réjouissait du succès en
Europe. Le Prête-nom se référait à sa propre histoire, on l’a dit. Quant à Norma Rae, il le
chérissait parce que l’histoire qui avait été le point de départ du scénario l’avait beaucoup
ému et parce que, grâce à ce film, il avait révélé au public une actrice formidable (« She’s
terrific ! » disait-il) qu’il adorait : Sally Field.
Il était lucide sur ses échecs et savait les analyser. Les films inspirés des œuvres de
Faulkner (Les Feux de l’été et Le Bruit et la Fureur) étaient ratés parce que, selon lui, il est
très difficile de faire un film à partir d’une écriture trop riche. « Quand la langue devient la
vedette de l’histoire, c’est impossible » ajoutait-il. Il concédait la faiblesse de certains films
« alimentaires » : Cinq femmes marquées, Un duo d’enfer, Cinglée. Mais il revendiquait
haut et fort le statut de professionnel du cinéma. Non pas celui d’intellectuel, ni même
d’artiste, mais plutôt celui d’artisan. Lui qui vilipendait volontiers le capitalisme et la
société de consommation, était étonnamment disert sur le budget de ses films. Plusieurs
fois il avait accepté de réduire son salaire pour convaincre la production de lui donner un
film. Jamais il n’avait fait perdre d’argent. Il était connu pour cela : quelqu’un qui savait
faire n’importe quel type de film, en qui tout le monde avait confiance, qui restait dans
l’enveloppe prévue et le temps imparti. Il préparait bien le travail et filmait vite, voilà
pourquoi les « Majors » acceptaient régulièrement de travailler avec lui. Et quand elles
rechignaient sur un scénario jugé délicat, Ritt n’hésitait pas à coproduire le film. Dans le
monde des acteurs, « Marty » avait aussi très bonne réputation. Il était tout le contraire
d’un tyran caractériel. Sa direction était presque paternelle tout en restant exigeante. Du
scénariste aux interprètes, en passant par le photographe et le décorateur, « bien choisir
les bonnes personnes pour faire le job est plus important que ma propre contribution »
avait-il l’habitude de dire.
[2] Bertrand Tavernier, Jean-Pierre Coursodon, Cinquante ans de cinéma américain, Nathan, coll. « Omnibus », 1995.
8 › festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae
MARTIN RITT
FILMOGRAPHIE
1957
1958
1959
1960
1961
1962
1963
1964
1965
1967
1968
1970
1972
1974
1976
1978
1979
1981
1982
1985
1987
1990
L’Homme qui tua la peur (Edge of the City)
Les Sensuels (No Down Payment)
Les Feux de l’été (The Long Hot Summer)
Le Bruit et la fureur (The Sound and the Fury)
Cinq femmes marquées (Five Branded Women)
Paris Blues
Aventures de jeunesse (Hemingway’s Adventures
of a Young Man)
Le Plus Sauvage d’entre tous (Hud)
L’Outrage (The Outrage)
L’Espion qui venait du froid (The Spy Who Came
in from the Cold)
Hombre
Les Frères siciliens (The Brotherhood)
Traître sur commande (The Molly Maguires)
L’insurgé (The Great White Hope)
Peter et Tillie (Pete ‘n’ Tillie)
Sounder
Conrack
Le Prête-nom (The Front)
Casey’s Shadow
Norma Rae
Un duo d’enfer (Back Roads)
Marjorie (Cross Creek)
Murphy’s Romance
Cinglée (Nuts)
Stanley & Iris
On ne trouvera pas dans les films de Ritt la « signature
visuelle » qui est la marque de fabrique des « grands ».
Pourtant, quand on parcourt le champ couvert par sa filmographie, force est de constater qu’une réelle cohérence
s’en dégage. Un siècle de l’histoire sociale et politique des
Etats-Unis y est illustré à travers des destins individuels
presque anonymes mais significatifs :
– le combat contre l’exploitation des mineurs immigrés irlandais en Pennsylvanie vers 1870 (Traître sur commande)
– l’Ouest désenchanté (Hombre)
– le premier champion de boxe noir en 1910 (L’Insurgé)
– la Grande Dépression vue du côté des petits planteurs
noirs (Sounder)
– le racisme au lendemain de la guerre (L’Homme qui tua
la peur)
– la délation sous le maccarthysme (Le prête-nom)
– l’espionnage pendant la Guerre froide (L’espion qui venait du froid)
– syndicalisme et féminisme dans les années 1970 (Norma
Rae).
Norma Rae arrive donc comme touche finale –même si
Ritt fait encore quelques films- de cette fresque historique
très personnelle.
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae › 9
L A GENÈSE DE NORMA RAE
Martin Ritt et John Alonzo sur le tournage de Norma Rae.
a – crystal lee, la « vraie norma rae »
Un jour de 1973, Ritt lut dans le New York Times l’histoire d’une ouvrière du textile
dans une petite ville du Sud (Roanoke Rapids en Caroline du Nord) qui avait été licenciée
à cause de son engagement syndical. Sortant de la prison du sheriff qui l’avait arrêtée à
la demande de son patron, elle avait réuni autour d’elle ses enfants pour leur expliquer
qu’on allait essayer, à l’usine et dans la ville, de salir son image par tous les moyens. Si
Ritt rapporte avec précision cette anecdote c’est qu’elle l’a touché. Et on sait que Ritt
marche beaucoup à l’émotion. On peut supposer qu’en homme de cinéma, il a tout de
suite « vu » la scène, de fait une des plus réussies du film.
Quand en 1975, le journaliste Henry Leiferman tira de cette histoire un livre, sous le
titre de Crystal Lee : a Woman of Inheritance (qu’on peut traduire par « Crystal Lee : une
femme du patrimoine [national] »), Ritt en acheta immédiatement les droits d’adaptation. Il confia l’écriture du scénario à de vieux amis, les Ravetch (Irving Ravetch et sa
femme Harriet Franck Jr.) qui collaboraient avec lui depuis 20 ans. Norma Rae est le 6e
des 8 films qu’ils firent ensemble. Ritt disait qu’après avoir essayé d’écrire lui-même, il
était convaincu qu’il n’était pas un écrivain de première classe. Il leur faisait donc toute
confiance tout en gardant le contrôle final ; il se réservait en particulier le droit de couper
les passages qui pouvaient alourdir l’intrigue. Les Ravetch étaient aussi enthousiastes que
lui et le scénario de Norma Rae fut écrit en 6 semaines. Malheureusement il n’eut pas
l’aval de Crystal Lee qui considérait que trop d’aspects de sa vie personnelle y étaient
évoqués : ses maris successifs, ses enfants de pères différents… Elle voulait, en outre,
avoir un droit de regard sur l’ensemble du script, ce que Ritt refusa. Elle fit donc savoir
par son avocat, car une rencontre s’avéra impossible, qu’elle ne cautionnerait pas le film
et qu’elle interdisait qu’on utilisât son nom.
10 › festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae
b – les difficultés du travail préparatoire
Ritt eut quelque peine à trouver un studio qui acceptât son projet. Après avoir essuyé
le refus de MGM et de Paramount, il réussit à convaincre la Fox qui le finança mais avec
une enveloppe assez réduite : 4,5 millions de dollars selon lui, 7 millions selon d’autres
sources. Ritt et les Ravetch acceptèrent la moitié de leur cachet habituel.
La question financière résolue, une autre difficulté surgit : celle du lieu du tournage. Il
n’était évidemment pas question de tourner dans l’usine du conflit (une filature du grand
groupe J.P. Stevens à Roanoke Rapids en Caroline du Nord). Dans un premier temps,
Ritt fit des repérages dans plusieurs filatures de Géorgie. Mais le syndicat des patrons
du textile de l’Etat, apprenant son intention, écrivit à ses adhérents pour leur demander
de fermer leurs portes. C’est vers l’Alabama que se tourna alors Ritt sur l’invitation du
gouverneur George Wallace qui essayait de promouvoir son État comme lieu de tournage.
Il est piquant de noter que le gouverneur Wallace, raciste notoire, s’était farouchement
opposé dans les années 1960 à la déségrégation dans son Etat. Mais on disait qu’il avait
renoncé à ses positions extrémistes. Martin Ritt, très pragmatique, accepta l’invitation
d’une personnalité qui était pourtant aux antipodes de ses convictions…
Il resta à convaincre un patron d’Opelika (Alabama) qui avait accepté dans un premier temps puis se rétracta. Ritt multiplia par cinq la somme promise et tout rentra dans
l’ordre. Dans le film la filature s’appelle « O.P. Henley ».
c – « J’aime faire des films avec les gens que j’aime »
Comme la plupart des metteurs en scène, Ritt aimait travailler avec des gens qu’il
connaissait bien. Il prit pour Norma Rae un chef opérateur qu’il appréciait beaucoup et
à qui il avait déjà fait appel sur plusieurs films : John Alonzo. Celui-ci avait commencé
comme assistant de James Wong Howe qui signa la photographie de nombreux des
premiers films de Ritt dont Hud, Hombre, Traître sur commande… Alonzo accédait
déjà à la notoriété depuis Chinatown de Polanski en 1975. Il fut un des pionniers de la
caméra à l’épaule. Cette technique, plusieurs fois utilisée dans Norma Rae, renforce dans
certaines scènes le côté quasi documentaire.
Quand un journaliste demanda, un jour, à Ritt comment il se comporterait avec un
autre photographe, si Alonzo n’était pas disponible, il répondit : « Ce sera une autre
histoire d’amour ». Ritt privilégiait une approche qu’on pourrait qualifier de fusionnelle avec ses chefs opérateurs. Le même journaliste remarquait que, sur le plateau, Ritt
et Alonzo se parlaient à peine tant l’harmonie régnait entre eux. Un regard, un grommellement leur suffisaient pour se comprendre. Alonzo jouissait d’une grande liberté à
l’intérieur de contraintes fixées depuis longtemps : le moins de zooms possible, le moins
d’effets sophistiqués de caméra possible. Ritt répétait d’interview en interview que le
public ne devrait jamais remarquer le travail du réalisateur avant la fin du film.
Avec le scénario qu’il avait en main, Ritt était bien conscient que le succès du film dépendrait en très large part de celle qui endosserait le rôle principal. Il contacta plusieurs
actrices qui se désistèrent, sans doute à cause du rôle jugé peu flatteur de l’ouvrière un
peu vulgaire qui leur était proposé, mais certainement aussi à cause du cachet modeste.
Ritt n’en fut pas désolé parce qu’au fond il cherchait quelqu’un de neuf. C’est alors qu’il
rencontra une jeune actrice de séries télé, très populaire dans le registre surtout comique :
Sally Field. Elle avait la trentaine et aspirait à un autre emploi au cinéma. « J’ai su tout de
suite qu’elle était la fille que je voulais pour Norma Rae. Je cherchais un type particulier
de femme… J’ai vu qu’elle pouvait se mettre en colère. J’ai vu qu’elle mordait dans la
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae › 11
vie à pleines dents. Elle joue à fond, sans se poser de questions ». Dans les quinze jours
qui précédèrent le tournage, Sally Field s’initia au travail d’ouvrière dans une filature.
Le tournage put enfin se dérouler dans l’été 1978. Le film sortit au printemps 1979.
d – Norma Rae et la place des ouvriers et des syndicats dans le cinéma américain.
« La filmographie hollywoodienne consacrée aux ouvriers est fort réduite » constate,
après d’autres, Anne-Marie Bidaud [1]. Lorsqu’ils apparaissent, les ouvriers occupent
surtout des seconds rôles dans le registre plutôt comique. S’ils passent au premier plan,
c’est pour illustrer le postulat de la mobilité sociale. Etre un blue collar est un statut
dévalorisant, souvent couplé avec une appartenance ethnique stigmatisante, noire ou
hispanique.
Fritz Lang dans Metropolis (1927) et Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes
(1936), l’un dans le mode dramatique, l’autre dans celui de la comédie satirique, avaient
placé la barre très haut. Sur l’ouvrier exploité, aliéné au sens plein du terme, tout semblait
avoir été dit. Si on voulait évoquer le monde du travail, c’était plutôt dans les campagnes
qu’on le situait. Le travail de la terre, le soin des animaux dans le cadre grandiose de la
nature américaine, correspondaient bien à la mythologie d’un pays de pionniers. La
décennie des années 1970 déroge toutefois à l’évitement signalé avec Rocky (1976) de
John G. Avidsen, Blue collar (1978) de Paul Schrader, Norma Rae entre autres. À en croire
Anne-Marie Bidaud, « Si Hollywood s’est ouvert au monde ouvrier dans les années 1970,
c’est que les héros de ces films permettent d’enterrer les modèles masculins de la contreculture, androgynes aux vêtements colorés et flottants comme leurs longs cheveux. La
virilité de la working-class efface la douceur molle des Hippies de la middle-class. [2] »
Ainsi Ritt aurait-il participé, à son insu, à une réaction populiste, voire machiste de la
société américaine ? C’est très discutable, mais on notera qu’un historien du cinéma a
qualifié Norma Rae de Female Rocky [3].
Quant aux films évoquant les syndicats, ils sont non seulement encore plus rares mais
ils sont très critiques à leur égard. La légitimité et l’honnêteté de ces organisations sont
nettement mises en cause dans des films célèbres comme Sur les quais (1954) d’Elia
Kazan et F.I.S.T. (1978) de Norman Jewison. Tous les deux ont abordé la collusion des
syndicats avec la mafia, le premier dans le milieu des dockers, le second dans celui des
camionneurs. L’allusion au leader des Teamsters, Jimmy Offa, qui pactisa avec la pègre,
était transparente pour tout le monde. Seuls les réalisateurs indépendants, avec beaucoup de difficultés, sont parvenus à donner une image épique de la lutte ouvrière. Le
Sel de la Terre (1954) d’ Herbert Biberman s’impose comme une référence majeure
mais pratiquement unique et confidentielle. Biberman, lui aussi blacklisté et même un
temps emprisonné, a pris pour thème la grève en 1951 des mineurs de zinc au NouveauMexique. Lui-même et son équipe, attaqués par les milices patronales, durent se replier
au Mexique pour terminer le tournage. Dans ce film culte, les femmes et les filles des
mineurs jouent aussi un rôle essentiel en prenant le relai des hommes sur les piquets
de grève. Tavernier et Coursodon, grands admirateurs de ce film, inscrivent Norma Rae
[1] Anne-Marie BIDAUD, Hollywood et le rêve américain. Cinéma et idéologie aux Etats-Unis, Masson, 1994, p.187.
[2] Id.
[3] Robert B. TOPLIN, Norma Rae : A Female Rocky in History by Hollywood. The Use and Abuse of the American Past,
1996, p. 203-223.
12 › festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae
dans sa filiation ; c’est « le meilleur film sur les luttes syndicales depuis Salt of the Earth »
disent-ils, en ajoutant : « ce qui n’est pas un vrai compliment étant donné le petit nombre
de candidats »…
Crystal Lee Sutton à la tribune.
Collée au pupitre une affiche portant les mots Real vs.
Reel (La réalité contre la bobine – de film), plus bas
« Norma Rae » speaks out (« Norma Rae » donne sa
version). L’éternel dilemme entre réalité « vraie » et
vraisemblance fictionnelle…
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae › 13
AUTOUR DU FILM
L’INDUSTRIE TE X TILE EN CAROLINE
DU NORD : UN ARCHAÏSME ?
Lotissement « modèle » pour cadres (à gauche) et ouvriers (à droite) d’une filature à Charlotte, Caroline du Nord,
vers 1914. Les maisons du film ressemblent beaucoup à celles-ci, mais elles ont mal vieilli.
Le secteur du textile n’est pas considéré comme emblématique de l’industrie américaine. Il a pourtant joué un rôle très important, comme en Europe, au début de l’industrialisation du pays dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Industrie de main d’œuvre
nécessitant un faible investissement capitalistique, cette activité est – actuellement encore – facile à démarrer mais aussi à délocaliser.
a – un système paternaliste mis en place au lendemain de la Guerre
de Sécession [1]
Après la Guerre de Sécession (The Civil War pour les Américains, 1861-1865), les
filatures et les ateliers de tissage de coton et de laine qui étaient concentrés en NouvelleAngleterre commencèrent à se déplacer vers les États du Sud, en particulier la Caroline du
Nord et la Caroline du Sud. Les structures économiques et sociales de ces États avaient été
complètement détruites par la guerre. Les plantations esclavagistes disparurent, les petits
paysans blancs qui vivaient de polyculture dans le Piedmont appalachien furent ruinés.
Une révolution sociale risquait de sortir de ce chaos. Anciens planteurs, commerçants des
petites villes et détenteurs de capitaux de tout poil se lancèrent alors dans la construction
[1] D’après W. Douglas COOPER, « The US Textile Industry Renaissance of 1960-1980 », in Textile History, 42(I), p.123136, mai 2011. L’auteur, un ancien cadre de l’industrie textile, s’il est fiable sur les origines de l’industrie textile, a ensuite
un jugement excessivement favorable à l’égard de ses anciens employeurs au point qu’on peut parler d’une entreprise très
partiale de réhabilitation.
14 › festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae
Une filature à Roanoke Rapids dans les années 1930. Remarquer la voie ferrée et la « tour de contrôle » dans un
style italianisant à la mode à l’époque.
de filatures. Le coton arrivait à bon prix grâce au chemin de fer, les familles de « petits
blancs » qui avaient été chassés de leurs fermes hypothéquées fournirent une main
d’œuvre bon marché. Dans les mill villages (les villages-filatures) qui se multiplièrent,
les patrons instaurèrent des relations paternalistes avec leurs ouvriers. Des maisons, des
écoles, des églises (les communautés sont ici baptistes) furent édifiées pour eux. Un peu
comme dans nos corons du nord, un encadrement religieux, médical, scolaire, social et
même festif – par le biais du sport : football américain, basket ou baseball – prit en charge
les familles où on travaillait, génération après génération, dans la même manufacture.
En outre, dans ces usines dont l’architecture en briques fait penser parfois à la silhouette de prisons, le recrutement des ouvriers était strictement ségrégué. Aucun noir
n’y entra avant le vote du Civil Rights Act en 1964. Dans l’usine de Norma Rae, 10 ans
après l’abrogation de la ségrégation, on constate la présence de nombreux noirs à différents postes sauf, bien entendu, dans l’encadrement pléthorique qui reste uniformément blanc et masculin. Dans le film, mais aussi dans la réalité qui l’inspira, la direction
essaye de réveiller les antagonismes raciaux pour discréditer l’action syndicale. De fait, le
syndicat a toujours été indésirable dans les États du Sud, pour les patrons comme pour
les ouvriers. Les uns et les autres le considéraient comme synonyme de communisme,
de troubles et de rupture du consensus social. L’absence de syndicat et le versement de
faibles salaires (40% plus bas que ceux du nord) ont toujours été de forts stimulants
pour les entrepreneurs.
Le travail du coton en Caroline connut des hauts et des bas ; d’un côté, la prospérité
dans les années 1900 et pendant la Première Guerre mondiale grâce à deux phénomènes :
l’introduction de l’énergie électrique et la forte demande liée aux fournitures militaires ;
de l’autre, la crise de surproduction dès le début des années 1920, avant même la Grande
Dépression. Les entreprises, souvent de petite taille, furent rachetées par de plus grandes,
les conditions de travail s’aggravèrent : journée de travail allongée, salaire aux pièces,
limitation des pauses, multiplication des contrôles. L’écrivain Sinclair Lewis dénonça
en 1929 ces « sweat shops », ces usines de la sueur, dans un pamphlet au titre ironique :
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae › 15
Travailleurs bon marché et satisfaits ; le tableau d’une ville-filature du Sud en 1929 [2]. La
ville en question est Marion, en Caroline du Nord. Sinclair Lewis stigmatisa l’ « arriération » du système économique et social propre aux filatures du Sud rural dans une
démonstration implacable. En 1934, une grève très dure mobilisa 400 000 travailleurs du
textile dans tout le pays. Dans les États du Sud, les affrontements entre forces de l’ordre
et piquets de grève firent des morts et des centaines de « meneurs » furent définitivement
rayés des listes d’embauche. La grève laissa beaucoup d’amertume à l’égard des syndicats
dans la mémoire ouvrière car si les ouvriers du nord eurent gain de cause, ce ne fut pas
le cas de ceux du sud.
La IIe Guerre Mondiale et les deux décennies suivantes furent une période d’embellie
pour le textile dans le Sud. 500 000 hommes et femmes étaient employés dans ce secteur
dans la seule Caroline du Nord vers 1960. La demande en produits textiles resta forte
après la guerre grâce à une élévation générale du niveau de vie. De plus, l’administration
Kennedy, soucieuse de sa clientèle électorale traditionnelle [3] dans le Sud, négocia des
accords protégeant cette production de la concurrence internationale. 10 ans plus tard,
en 1974, l’Arrangement Multifibres (amf) en imposant des quotas d’exportation aux
pays en développement, prolongea cette forme de protectionnisme. Toutefois dans les
états-majors des grandes entreprises du textile, on savait que cette protection dérogatoire
aux principes généraux du gatt n’aurait qu’un temps, de fait elle fut démantelée à partir
de 1995. Des manœuvres de fusions, de regroupements au profit des grands groupes se
multiplièrent ; c’est dans ce contexte que se situe le combat de Norma Rae.
b – j.p. stevens vs. twua [4] : 17 ans de guerre judiciaire [5]
Dans les années 1970, J. P. Stevens était la 2e plus grande entreprise des États-Unis,
après Burlington, dans le secteur de l’industrie cotonnière. Au cours des décennies précédentes, le groupe avait racheté des dizaines de petites filatures et se trouvait à la tête
de 83 établissements dont 63 dans les deux Carolines. Le nombre d’employés s’élevait à
plus de 44 000 ; aucun d’entre eux n’était couvert par une convention collective. En effet,
J. P. Stevens pratiquait une politique d’un autoritarisme absolu : aucun syndicat n’était
toléré dans ses usines. Cela contrevenait pourtant aux dispositions du droit du travail
de l’ère Roosevelt toujours en vigueur. Le National Labor Relations Act (ou Wagner Act),
voté en 1935, spécifiait qu’ « il sera reconnu comme pratique illégale pour un employeur
d’intervenir, de restreindre ou de forcer leurs employés dans l’exercice de leurs droits
à s’organiser ». Autrement dit, l’employeur n’avait le droit ni d’interdire ni d’imposer
l’existence d’un syndicat dans son entreprise. Mais J. P. Stevens n’en avait cure. À partir
de 1963, 121 appels pour « actions illégales » furent intentées par le twua puis l’actwa
contre la firme. A chaque fois qu’elle fut condamnée, celle-ci préféra payer des amendes
plutôt que de déroger à sa règle. Lorsque la condamnation était plus contraignante, elle
préférait fermer le site, par exemple Statesboro en Géorgie.
[2] Sinclair LEWIS, Cheap and Contented Labor ; the Picture of Southern Mill Town in 1929.
[3] Il faut rappeler l’importance encore à cette époque du vote démocrate dans le Sud qui est un héritage de la Guerre
de Sécession. A un moment où la reconnaissance des droits des noirs progressait, l’administration Kennedy puis celle de
Johnson devaient trouver des compensations économiques pour son électorat blanc.
[4] Textile Workers Union of America. Ce syndicat fusionna en 1976 avec l’ACTWA, Amalgamated Clothing and Textile
Workers of America.
[5] D’après l’article nécrologique du New York Times du 24 mai 2005 consacré à Sol Stetin qui fut président du TWUA
quand celui-ci affrontait J. P. Stevens.
16 › festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae
Les employés de J.P. Stevens travaillaient dans des conditions sanitaires déplorables.
Dans une des ses filatures de Roanoke Rapids, N.C., la quantité de poussière de coton
était 12 fois plus élevée que la norme permise. Un tiers des ouvriers, en raison du niveau
de cette pollution, était susceptible de contracter une maladie respiratoire (la byssinose)
que les travailleurs appelaient le « poumon noir ». Les niveaux de nuisance sonore étaient
20 fois plus élevés que ceux autorisés, ce qui paraît à peine croyable, mais que le film
rend très crédible.
L’actwa engagea un bras de fer interminable pour faire plier l’entreprise. Celle-ci, de
son côté, utilisait toutes les manœuvres d’intimidation et de diffamation. Pour discréditer
le syndicat auprès des employés blancs, la direction afficha une note selon laquelle les
noirs auraient les meilleures places dans l’appareil syndical si celui-ci prenait pied dans
l’entreprise. Crystal Lee copia cette note en défiant l’interdiction qui lui en fut faite et
fut renvoyée exactement dans les conditions relatées par le film. Cette action courageuse
porta ses fruits. L’année suivante, en 1974, les employés de la filature purent enfin voter le
principe de l’autorisation du syndicat dans leur entreprise. En 1976 un boycott fut organisé pour accélérer la mise en œuvre de cette décision car J. P. Stevens faisait toujours de la
résistance. Au terme d’une nouvelle passe d’armes judiciaire en 1977, le tribunal ordonna
la réintégration de Crystal Lee Sutton [6] ; celle-ci revint symboliquement travailler à
l’usine pendant 2 jours. En 1980, au terme de 17 ans d’affrontements, les employés de
J. P. Stevens obtinrent la signature d’une convention collective. Le film relate donc des
faits qui se sont produits en 1973-1974 mais les situe en 1978, c’est-à-dire à la veille de
l’ultime étape de la conquête des droits des travailleurs de la firme. Il n’a donc pas joué
de rôle dans la négociation mais il a permis de populariser le tardif succès du syndicat.
Tardif en effet, car J. P. Stevens était déjà sur le déclin. En 1988 le groupe fut racheté par
West-Point Manufacturing Cy qui se spécialisait non plus dans la production mais dans
l’importation de produits textiles…
Ce très long conflit illustre parfaitement la judiciarisation aux États-Unis des relations entre patrons et ouvriers. Le syndicalisme américain, plus largement anglo-saxon,
essentiellement réformiste, est parfaitement rompu aux manœuvres procédurières. Le
film en porte témoignage ; sans cesse le militant syndical d’un côté, les cadres de l’usine
de l’autre, rappellent à la partie adverse les limites légales de leur action. On notera qu’à
aucun moment il n’est question de grève ; la seule action d’éclat est individuelle et vaut
à son auteur, Crystal Lee, une nuit au poste de police…
Crystal Lee Sutton après cette affaire est devenue une permanente syndicale souvent
invitée et chaleureusement applaudie lorsqu’elle racontait son histoire. Elle perdit en
2009 son dernier combat, cette fois contre la maladie… et sa compagnie d’assurances
qui tarda trop à autoriser sa chimiothérapie.
[6] Suite à son nouveau mariage, Crystal Lee ajouta le nom de son mari à son nom de jeune fille comme c’est l’usage dans
le Sud.
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae › 17
DÉCRYPTER LE FILM
DÉCOUPAGE SÉQUENTIEL
Nous indiquons à chaque fois le chrono
de début de séquence à quelques
secondes près. En effet, selon la version
consultée, la vitesse de défilement n’est
pas exactement identique.
S1 – 0h00m00s
Générique. En fond sonore musique et
paroles de It goes like it goes.
Alternance de plans sur le travail du
coton et de photos montrant Norma
Rae de l’enfance à l’âge adulte.
S2 – 0h02m45s
Bruit assourdissant des machines.
Norma Rae sur sa machine à tisser.
Plan large sur l’immense salle de travail
de l’usine.
Pose déjeuner dans un petit local. Norma
Rae parle sans entrain de son weekend avec son amie Bonnie Mae. Elle
s’aperçoit qu’à côté d’elle, sa mère Leona
n’entend plus rien. Echange vif avec le
médecin de l’usine.
S3 – 0h05m39s
Dans la cuisine de la maison. Norma
annonce à son père soupçonneux qu’elle
a à faire en ville. Reuben qui cherche un
logement se présente.
Vernon qui n’aime ni les syndicalistes ni
les juifs le met à la porte.
S4 – 0h09m50s
Au motel. Norma feuillette une revue
en attendant son amant. Reuben vient
prendre une chambre. Elle lui conseille
l’arrière de l’établissement moins
bruyant. Son amant survient, elle le suit.
S5 – 0h10m52s
Dans une chambre. Alors qu’elle se
rhabille, Norma annonce à son amant
que « c’est la dernière fois ». Il la gifle
violemment. Elle sort en saignant du
nez. Reuben dans la chambre voisine lui
propose de la glace. Ils font plus ample
connaissance.
18 › festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae
S1
S1
S1
S2
S6
S13
S14
S14
S15
S21
S24
S28
S28
S30
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae › 19
S6 0h16m18s
S13 – 0h34m53s
Première distribution de tracts par
Reuben à la porte de l’usine. « C’est
rempli de grands mots » lance Norma.
Échange lourd de menaces entre Reuben
et le vigile.
À l’usine 2e distribution de tracts par
Reuben. Norma est mise en quarantaine
par ses anciens collègues ; elle se fait
traiter de « jaune ».
Elle rend son chronomètre et reprend
son travail d’ouvrière.
S7 – 0h18m29s
Norma convoquée par son chef se
voit proposer un poste de contrôleuse
avec une augmentation à la clé. Elle
chronomètre son père qui a du mal
à suivre la cadence.
S14 – 0h37m21s
S8 – 0h21m03s
S15 – 0h41m48s
À la maison. Vernon reproche à Norma
d’être trop sur son dos à l’usine.
Norma houspille ses enfants.
Un tract annonce une réunion
syndicale dans une église baptiste de la
communauté noire. Norma et une amie
s’y rendent. Reuben fait un discours qui
impressionne beaucoup Norma mais
peu le reste de l’auditoire.
S9 – 0h21m57s
Partie de baseball le soir au village.
Norma y rencontre Reuben. Survient
le père d’un de ses enfants qui prend
quelques nouvelles. Norma et
Reuben en viennent à se raconter leur
première expérience sexuelle.
Sonny vient chercher Norma et ses
enfants pour un pique-nique au bord
du lac. Il lui fait sa déclaration. Mariage
en petit comité.
S16 – 0h45m15s
À l’usine. Norma contrôle Sonny, un
nouvel employé qui fait le pitre.
À l’usine, Reuben vient vérifier les
panneaux d’affichage. Il exige qu’ils
soient plus accessibles. Nouvelle
occasion d’échanges acerbes avec les
cadres qui escortent Reuben et essaient
de l’empêcher de parler aux ouvriers.
Norma suit des yeux.
S11 – 0h26m32s
S17 – 0h51m25s
À la maison le soir. Sonny vient s’excuser
et invite Norma à prendre un verre.
Chambre de Reuben au motel. Norma
lui rend visite. Elle lui annonce qu’elle
veut prendre sa carte du syndicat.
Reuben exulte : « Le poisson que je
voulais ferrer c’est toi. »
À l’usine, Norma fait du prosélytisme
auprès d’un ancien boy friend qui finit
par prendre un badge.
Elle se rend à son église pour demander
au pasteur le prêt de la salle pour une
réunion syndicale. Refus du pasteur.
S10 – 0h25m29s
S12 – 0h29m04s
Dans le bar bondé Norma boit une bière
avec Sonny. Reuben qui est au comptoir
est hélé par Norma. Il rejoint le couple.
Norma raconte comment est mort
son mari dans une bagarre. Reuben les
raccompagne dans sa voiture. Norma
qui a trop bu est malade ; «un jour il va
falloir que je me reprenne en main pour
de bon.»
S18 – 0h56m37s
Réunion chez Norma d’ouvriers
blancs et noirs. Un voisin, cadre de
l’usine, observe. Reuben invite les
20 › festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae
Séquence 28
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae › 21
ouvriers à s’exprimer. Après un long
silence, les langues se délient. Après la
réunion, Reuben et Norma se retrouvent
dans la cuisine pour déplorer le faible
nombre d’adhésions.
Norma conclut : « Tu viens d’ailleurs ».
S25 – 1h14m54s
Au motel les ouvriers et ouvrières
nouvellement syndiqués s’activent.
Norma s’en prend à un retardataire.
Reuben l’envoie se calmer dehors.
Il la rejoint à la cafétéria et lui explique
qu’il faut se montrer diplomate.
S19 – 1h00m24s
Norma et Reuben font une tournée chez
les ouvriers qui habitent la campagne.
Reuben essaie de les aider dans leurs
travaux mais se ridiculise par sa
maladresse. Norma et lui se baignent nus
dans un étang en se frôlant mais sans se
toucher.
S26 – 1h17m39s
S20 – 1h05m33s
S27 – 1h20m55s
Norma chez elle tard au téléphone.
Sonny lui reproche de ne pas être
disponible à cause de ses activités.
Norma singe la bonne ménagère en
mettant sa cuisine sens dessus dessous
sous l’œil effaré de Sonny.
À l’usine pendant la pause. Norma
distribue des tracts. Elle renoue avec
son père.
À l’usine. Pendant que Norma essaie
de prévenir Reuben par téléphone une
bagarre éclate à la sortie entre blancs et
noirs. Norma apprend à Reuben que
la direction a affiché une lettre attisant
les antagonismes raciaux. Elle essaie de
l’apprendre par cœur pour la restituer
mais n’y parvient pas. Reuben la brusque
pour obtenir le texte intégral de la lettre.
Norma le prévient qu’elle prend de gros
risques.
S22 – 1h09m30s
S28 – 1h24m50s
Chambre-bureau de Reuben au motel.
Norma tape à la machine. Elle fait
parler Reuben de sa compagne. Elle lui
emprunte un livre de Dylan Thomas.
À l’usine Norma recopie la lettre en
dépit des menaces des cadres qui la
cernent. Le patron la convoque pour lui
signifier son renvoi. Un agent de sécurité
l’empêche de reprendre son poste.
Elle griffonne alors le mot « union »
sur un carton, monte sur une table et
le brandit au-dessus de sa tête. Long
travelling circulaire en contre plongée
sur la frêle silhouette de Norma Rae.
Les uns après les autres ouvrières et
ouvriers arrêtent leurs machines. Grand
silence.
Le sheriff vient chercher Norma. Ses
hommes l’embarquent de force
dans la voiture de police.
S21 – 1h07m57s
S23 – 1h10m58s
Reuben se retrouve seul dans l’église
de la 1ère réunion. Il se rend chez un
ouvrier qui, furieux, lui apprend que la
direction a accéléré les cadences et baissé
les salaires et lui claque la porte au nez.
S24 – 1h13m31s
Vernon meurt à la tâche à l’usine.
Enterrement sous la pluie. Le cercueil
descend lentement dans la fosse.
Deux cadres syndicaux en costume
cravate surprennent Norma endormie
dans la chambre de Reuben. À son
retour, celui-ci n’apprécie pas les
insinuations de ses collègues concernant
Norma et les met à la porte.
22 › festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae
S29 – 1h32m09s
Norma est placée en cellule. Au milieu
de la nuit Reuben la ramène chez elle
en voiture. Norma pleure pendant que
Reuben retrace les faits de répression
sanglants dont il a été témoin.
À la maison, Norma réveille ses enfants,
leur parle de leurs pères et leur
donne des photos d’eux.
Sonny et Reuben ont une conversation
à propos de Norma : « Elle est toute
changée » dit Sonny, « c’est une femme
libre » ajoute Reuben.
Sonny rejoint Norma dans sa chambre et
l’assure de son plein soutien.
S30 – 1h39m46s
À l’usine dépouillement du vote
devant les employés juchés sur des
balles de coton dans un silence pesant.
Proclamation des résultats au
porte-voix. Le principe de la
syndicalisation est adopté. Explosion de
joie. Devant les grilles de l’usine, Norma
et Reuben écoutent avec satisfaction les
clameurs. Ils échangent quelques mots
puis se serrent longuement la main. La
voiture de Reuben chargée de meubles et
de classeurs s’éloigne.
S31 – 1h47m47s
Générique déroulant sur l’image fixe
de l’entrée de l’usine. En fond sonore la
chanson It goes like it goes.
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae › 23
ANALYSE
LES 2 SÉQUENCES D’OUVERTURE
Un mot préalable pour expliquer ce
choix. Nous avons préféré laisser de côté
la séquence 28, moment culminant du
film, précisément parce que la séquence
est suffisamment lisible pour se passer
d’un commentaire qui ne ferait que
l’affadir.
Nous avons donc opté pour les
séquences d’exposition dont le
remarquable travail risquait de passer
inaperçu aux yeux – et aux oreilles –
d’un public non expérimenté.
On sait que le paradigme du cinéma
hollywoodien requiert une ou plusieurs
séquences d’exposition dont la fonction
est de présenter les personnages
principaux, le contexte, la situation
précise. Martin Ritt, en cinéaste
chevronné, se plie à cette exigence avec
une habileté consommée.
S1 – 0h0m0s à 0h2m44s
· Démarrage de la bande son : musique
et paroles de It goes like it goes. Cette
ambiance sonore, à l’exclusion de
tout autre son, baigne de sa douceur
nostalgique toute la séquence.
· Début du générique en lettres blanches
sobres sur fond noir. Le générique court
sur toute la séquence et empiète un peu
sur la suivante.
· Premières images : succession de plans
rapprochés sur différentes machines en
mouvement :
– machine élévatrice déplaçant un
« matelas » de coton brut vers un
tambour ouvert,
– intérieur du tambour où le coton est
trituré et séparé en flocons virevoltants,
– broches et bobines qui enroulent des
myriades de fils,
· Plans rapprochés d’une ouvrière, dans
la pénombre, derrière le lacis des fils puis
entre les bobines qui tournent à toute
vitesse.
En alternance avec d’autres plans sur le
travail du coton, s’intercalent les pages d’un
album photos présentant des clichés en
noir et blanc sur fond gris neutre. Effets de
24 › festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae
zoom avant ou arrière sur certaines photos.
Le personnage est identifié par un nom
écrit à la main : « Norma Rae » pendant
qu’apparaît en surimpression le nom de
l’interprète : « Sally Field ».
Le personnage est photographié à différents
âges de sa vie :
– bébé,
– enfant,
– jeune fille,
– en compagnie d’un jeune homme qui
semble en uniforme de marin,
– en mariée,
– avec ses enfants,
– enfin en tenue de serveuse dans une
cafétéria.
Le zoom avant sur son visage éclairé d’un
pauvre sourire coïncide avec les dernières
notes de la chanson.
L’intention du réalisateur est évidente. Le
parcours des flocons de coton, comme
portés par la musique, transformés en fils
qui se séparent, s’assemblent, s’enroulent
et finissent sur le métier à tisser, est une
métaphore de la vie elle-même. L’image de
la vie qui ne tient qu’à un fil n’est pas neuve,
mais particulièrement pertinente ici.
Le « déroulement » de la séquence qui
entremêle images quasi documentaires
de l’usine et photos de famille apporte au
propos un renforcement stylistique assez
subtil. Les paroles de la chanson It goes like
it goes (qu’on peut traduire par « Ça va
comme ça peut ») sur un air de Folk Song
trouvent alors tout leur sens :
Ain’t no miracle being born
People doin’ it everyday
It ain’t no miracle growing up, ah
People just grow that way
Ah, bless the child of a working man
She knows too soon who she is
And bless the hands of a working man
Oh, he knows his soul is his
So it goes like it goes
Like the river flows
And time it rolls right on
And maybe what’s good gets a little bit better
And maybe what’s bad gets gone
So it goes like it goes
Like the river flows
And time keeps rolling right on, oh
And maybe what’s good gets a little bit better
And maybe what’s bad gets gone
Compositeurs : David Lee Shire, Norman
Gimbel.
Chanté par Jennifer Warnes
Comme cela vient d’être dit, la séquence
se termine par un zoom sur la photo de
Norma Rae en tenue de serveuse, le visage
fatigué, un demi-sourire aux lèvres. Il est
licite de penser qu’il s’agit de son dernier
job avant l’embauche à la filature.
Après une enfance plutôt heureuse d’après
les photos, puis un mariage rapide et
l’arrivée non moins rapide de deux enfants,
Norma Rae est obligée de travailler. Nous
saurons plus tard pourquoi elle ne peut
plus compter sur son mari.
Dernier détail ; sur le plateau que tient
Norma Rae, une petite pancarte, inclinée à
90° mais très lisible, souhaite « Have a nice
day ! » aux clients de la cafétéria et, au-delà,
au public du film. La position renversée de
la formule devrait pourtant mettre celuici en garde. Le réveil va être brutal dans la
séquence suivante…
So it goes like it goes
Like the river flows
And time it rolls right on
And maybe what’s good gets a little bit better
And maybe what’s bad gets gone
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae › 25
S2 – 0h02m45s à 0h05m38s
Sans transition le bruit infernal des
machines sature le son.
Gros plan sur des mains qui nouent un fil
dans un geste professionnel.
Plan moyen : dans la pénombre, visage
féminin très cadré par les montants de
la machine. On reconnaît Norma Rae en
sueur, concentrée sur son travail.
Plan d’ensemble sur la très vaste salle des
machines.
Norma Rae, petite silhouette, se déplace au
milieu des métiers. D’autres ouvrières et
ouvriers séparés les uns des autres circulent
dans le fracas toujours insupportable. Sous
le plafond, des petits nuages de vapeur
suggèrent chaleur et humidité.
Plan extérieur sur la façade de l’usine. Un
panneau l’identifie : « O.P.Henley ». En
surimpression « Summer 1978 ».
Retour à l’intérieur de l’usine. La caméra
suit le déplacement d’un lourd chariot
poussé par un ouvrier noir. Il croise un
autre chariot, vide celui-là, poussé par un
blanc puis longe un local attenant à l’atelier.
La caméra s’arrête face aux petites vitres du
local. Nouveau cadrage du visage de Norma
Rae à travers la vitre.
C’est la pause casse-croûte. Norma,
maussade, évoque avec une autre ouvrière
son dernier week-end. Lorsqu’elle s’aperçoit
que sa mère n’entend pas ce qu’elle lui dit,
la caméra passe à l’intérieur du local. La
scène anodine du papotage derrière la vitre
prend une tournure dramatique dans le
huis clos du local exigu.
Pour le plan suivant la caméra est fixe dans
la salle des machines. Elle filme la course
de Norma Rae tirant sa mère derrière elle.
Elle traverse l’espace de droite à gauche puis
fonce sur l’objectif en bousculant tout sur
son passage.
Le dernier plan confronte Norma de face, sa
mère derrière elle, et le médecin tourné de
profil ou de trois-quarts dos.
Après l’évocation du passé de l’héroïne,
voici celle de son présent.
La condition ouvrière est son univers.
Norma apparaît successivement comme
prisonnière de la machine, petit personnage
fragile dans la grande salle où claquent
26 › festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae
les métiers, ou encore en cage dans un
petit réduit pendant la pause. Le travail
est pénible, dangereux pour la santé. Le
fracas assourdissant que le spectateur subit
prépare la scène de la surdité de la mère.
Hors du travail la vie paraît bien morne et
conformiste; la conversation sur les
occupations du week-end en atteste.
Mais Norma n’est ni passive ni résignée.
Que surgisse une menace sur les siens,
en l’occurrence sa mère, et elle montre
une énergie combative insoupçonnée.
Protégeant sa mère placée derrière elle,
elle fait face avec courage et détermination
au médecin vu de biais dans une posture
fausse.
La dernière réplique de Norma fuse
comme un défi à relever : « Ils se foutent
complètement de ce qui peut t’arriver ».
En un peu plus de 5 minutes le personnage
de Norma Rae est campé.
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae › 27
ANALYSE – L’ENSEMBLE DU FILM
A – Syndicalisme et éveil de la conscience de classe
Avant l’arrivée de Reuben et la conversion de Norma Rae au militantisme, les ouvrierspaysans d’O.P. Henley étaient des travailleurs individualistes, passifs et dociles.
À l’usine chacun travaille dans son coin ; de toute manière la communication est
rendue impossible par le bruit (S2). Hors de l’usine, chacun vaque à ses occupations.
Beaucoup d’employés semblent avoir conservé un lien avec la terre en pratiquant une
double activité longtemps fréquente aussi dans les campagnes françaises industrialisées.
L’un répare son tracteur, un autre s’occupe de ses vaches (S19). L’amie de Norma fait des
conserves le week-end (S2).
Les loisirs sont rares et l’alcool joue un rôle de dérivatif. Le soir, le bar de la petite
ville est bondé ; Norma y raconte comment son mari, ivre, est mort lors d’une bagarre
et rentre passablement éméchée de sa soirée (S12). Vernon, le père de Norma, a lui aussi
un penchant pour l’alcool que lui reproche sa fille sans beaucoup d’insistance (S21). Sans
repère autre que la filature qui pourtant les épuise et ruine leur santé (Léona devient
sourde, Vernon meurt à la tâche), les ouvriers inconsciemment en reproduisent certains
schémas. A la maison, les hommes sont à leur porte comme les vigiles à la grille de
l’usine. Ils veillent et ferment l’accès brutalement à l’intrus : Reuben, l’étranger, le juif,
le syndicaliste (S3, S6, S23).
Il ne faudra pas moins de cinq étapes pour faire de ces ouvriers soumis et exploités,
les acteurs d’un combat collectif.
Le premier pas vers l’union (on peut jouer sur les deux sens du terme, en français et
en anglais [1]) est celui de la ré-union.
Trouver un local pour une assemblée publique n’a rien d’évident aux Etats-Unis, à la
différence des pays européens où l’ancrage associatif et syndical a su inscrire dans l’usage
ce droit élémentaire. Si l’église de la communauté noire ouvre ses portes à deux reprises
(S15, S23) pour une réunion d’ouvriers, le pasteur blanc ferme la sienne à Norma qui fait
partie pourtant de cette paroisse depuis sa plus tendre enfance (S17). On remarquera au
passage le symbole discret de la ségrégation persistante dans l’action du pasteur en train
de repeindre en blanc la rampe de l’escalier de son temple… C’est Norma qui trouve la
solution en organisant la réunion chez elle. Ce faisant, elle brise deux tabous. Non seu[1] Union en anglais signifie syndicat.
28 › festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae
lement elle, la femme, ouvre sa maison en passant outre les réticences de son mari, mais
elle accueille indistinctement blancs et noirs dans son foyer sous l’œil désapprobateur
de son voisin qui se trouve être précisément un vigile de l’usine (S18).
La deuxième étape est la prise de parole. De tout temps les historiens et les sociologues
du travail ont noté la difficulté des travailleurs à mettre en mots les injustices dont ils
sont victimes et l’exploitation qu’ils subissent. Reuben, en militant syndical expérimenté,
essaie de faire accoucher cette parole ouvrière (S18). Il fallait cette séance de quasi thérapie de groupe où l’une évoque la maladie professionnelle qui a tué son mari, où l’autre se
plaint de l’absence de siège de repos pour les femmes, pour que l’on passe à la troisième
phase, celle de l’action.
Elle se mène d’abord dans la chambre de Reuben, au motel, qui est transformée en
quartier général. Jeunes et vieux, hommes et femmes, blancs et noirs, les ouvriers tapent
à la machine, impriment des tracts, classent des documents… (S25)
Le quatrième moment est l’affrontement contre la loi patronale, magistralement
mis en scène dans la séquence 28. Norma Rae, en brandissant la pancarte sur laquelle
elle a écrit « union », provoque l’arrêt de son atelier. Les échanges intenses de regards
se substituent aux mots. Les travailleuses (les premières) et les travailleurs, l’un après
l’autre, arrêtent leur machine dans une scène d’anthologie et font régner leur silence.
Une solidarité est née.
La cinquième et dernière étape est celle de la « syndicalisation ». Il s’agit d’une procédure relativement complexe [2] mais bien retracée dans le film. D’abord le syndicat
(Reuben) et les salariés sympathisants (Norma) lancent une campagne auprès des salariés. Ceux d’entre eux qui souhaitent une représentation syndicale sont appelés à signer
individuellement des cartes signalant leur souhait de se syndiquer. C’est ce que fait
Norma la première (S17), elle s’emploie ensuite à convaincre des ouvriers à la suivre et
à porter un badge. Lorsqu’au moins 30% ont signé des cartes, le syndicat peut demander
au NLRB [3] la mise en place d’un vote à bulletin secret. Si le syndicat gagne les élections
(S30), il est « accrédité ». L’employeur et le syndicat entament alors des négociations en
vue de l’établissement d’une convention collective.
On ne se dissimulera pas le fait que dans ce schéma, la thèse « léniniste », pour aller
vite, prévaut. On veut dire par là que le mouvement se met en marche sur l’initiative
d’une minorité « agissante ». Reuben (un union organizer) l’incarne de façon un peu
outrancière. New-Yorkais, intellectuel, bon orateur, à la fois stratège et tacticien, habile
dans la manipulation et bon connaisseur des textes, le personnage est presque trop
parfait dans son rôle d’éveilleur de conscience. Ses maladresses (quand il cafouille pour
démonter une roue ou quand il s’étale dans une bouse de vache (S19)) semblent avoir
pour seule fonction de nuancer un peu cette image. Il a cependant besoin de Norma
pour réaliser sa mission.
Le syndicat est donc nécessaire mais pas exempt de défauts. Les deux permanents
syndicaux qui font irruption dans la chambre de Reuben ressemblent à des apparatchiks
d’une administration lourde et frileuse (S26). Néanmoins, le « message » –bien que Ritt
se défende de tout militantisme [4] – est clair. Il n’est pas de salut pour les ouvriers sans
la présence d’un syndicat dans leur usine.
[2] 13 Voir le n°5 juin /juillet 2009 des Notes de l’IES (Institut Européen du Salariat), en ligne : www.ies-salariat.org
[3] Le National Labor Relations Board a été mis en place en 1935 par la loi Wagner.
[4] Il disait que si on voulait délivrer un message, il fallait utiliser la poste…
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae › 29
b – norma rae, une « râleuse » qui trouve sa voix/voie
1. « Moi et les hommes… » ¬ Cette formule désabusée de Norma que vient de
gifler son amant (S5) peut constituer un premier fil rouge pour appréhender l’originalité
du rapport entre les genres décrit ici. Pour ce faire nous reprendrons l’étude de Corinne
Oster [5] :
« Norma Rae dépeint un étrange patriarcat dans lequel les hommes ne sont pas vraiment virils (au sens hollywoodien du terme) ou mis en valeur. Les hommes de passage
qui ont émaillé la vie de Norma sont morts (son premier mari, tué dans une bagarre
d’ivrognes à la sortie d’un bar), démissionnaires (le père de son deuxième enfant, parti
à l’annonce de la grossesse de Norma) ou violents et impulsifs (son amant au début du
film). Son père, qui tient le foyer, représente une figure d’autorité mais sa position est
mise à mal par son statut inférieur au sein de l’usine (dans laquelle il meurt au milieu
du film). […] Lorsque Sonny demande Norma en mariage au milieu du film, il se positionne comme son égal, comme un homme qui lui aussi a besoin d’aide […] : le statut
social des deux personnages permet d’aplanir les rapports de genre traditionnellement
assignés aux hommes (qui subviennent aux besoins de la famille) et aux femmes (qui
reçoivent) […]. Norma, à l’opposé, présente de nombreux traits de caractère considérés
comme masculins. Elle crie, boit, profère des menaces […] et elle n’use certainement pas
de son physique pour demander des faveurs. D’un point de vue visuel, la caméra de Ritt
filme le personnage avec respect : sa garde-robe est loin d’être racoleuse, et si Norma a
des relations avec des hommes, toutes les scènes qui traitent de cet aspect de la diégèse
restent dans le domaine du hors-champ et ne mettent ainsi pas l’accent sur sa sexualité
ou sa féminité –qui sont présentes, certes, mais qui ne sont ainsi pas contrôlées par les
hommes et par le spectateur. »
La scène du bain de Reuben et Norma dans l’étang (S19) illustre bien le refus de Ritt
de céder à la sexualisation des rapports entre hommes et femmes. Les deux personnages nagent nus, se frôlent, s’éloignent, se croisent dans l’ombre de l’arche d’un pont.
Cette séquence sensuelle ne peut que susciter chez le spectateur l’attente d’un épilogue
« conclusif »… Il n’en sera rien. Ritt s’en est expliqué : il était pour lui hors de question de
laisser croire que ce permanant syndical couchait à droite et à gauche avec des ouvrières
au gré de ses missions. Rappelons enfin la dernière séquence où les deux protagonistes au
moment de se séparer, ne s’embrassent pas mais se serrent la main (S30). Le sentiment,
l’inclination même de l’un pour l’autre, sont fortement suggérés à plusieurs reprises dans
le film, mais chacun jusqu’à la fin est resté maître de ses pulsions.
b. Norma, le porte-voix des humiliés ¬ Norma a une solide réputation de
« grande gueule », « the biggest mouth of this mill » lui lance le contremaître dans la
version originale du film. Dans la séquence 7, il convoque Norma pour lui faire une
proposition : « Nous avons pensé que le seul moyen de vous la faire boucler, c’est de
vous donner une promotion.». Norma accepte parce que le poste est mieux payé mais
elle se rendra vite compte que cette promotion est un piège. Le but de la direction est en
effet double. D’abord faire taire cette rouspéteuse qui tient tête à la hiérarchie. Ensuite,
la discréditer auprès de ses anciens collègues de travail. Cette tactique patronale, vieille
comme le monde, montre dans un premier temps toute son efficacité. Plus personne ne
[5] Corinne OSTER, « Mouth ! » : voix et lieux du pouvoir dans Norma Rae de Martin Ritt (1979), dans Anglophonia/Caliban,
n°27, 2010, Presses Universitaires du Mirail.
30 › festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae
veut parler à Norma Rae (S13). Ici se situe une scène courte mais d’un grand intérêt.
Excédée par l’attitude de ses anciens collègues qui refusent de lui adresser la parole,
Norma prend à témoin un vieil ouvrier qui, le visage caché sous sa casquette, picore
des chips. Celui-ci, en guise de réponse, lui crache littéralement au visage un seul mot :
« fink !», c’est-à-dire « moucharde, cafteuse » ; la version française traduit mal le terme
par « jaune » qui s’emploie plutôt dans le contexte d’une grève. Or ce vieil ouvrier c’est
Ritt lui-même qui dans un caméo très bien amené signe avec force son film. Dans cette
invective, il exprime avec une véhémence que les années n’ont pas atténuée sa détestation
rageuse des dénonciateurs de tout poil et de toute époque, les délateurs de l’ère McCarthy
comme les valets d’un patronat tout puissant. Norma déjoue le piège en rendant sa blouse
(qui elle est bien jaune…) et son chronomètre pour reprendre son tablier d’ouvrière.
Elle a choisi son camp ; on ne la bâillonnera pas.
Une autre scène (S17) met bien en valeur cette fois le nouveau registre dans lequel
Norma veut faire entendre sa voix. Lorsque le pasteur veut lui signifier son refus de prêter l’église, il lui dit, faisant allusion à la participation de Norma à la chorale : « ta voix
va nous manquer » ; elle rétorque alors : « vous entendrez ma voix plus fort ailleurs ».
Pour parler au nom des ouvriers et les défendre, pour lutter à armes égales avec
les patrons, il ne suffit toutefois pas de crier fort. Il faut aussi manier l’écrit. On l’aura
compris, ce film met en scène un travail de réappropriation du langage sous toutes ses
formes par ceux qui, abrutis par le bruit de leurs machines, sont réduits à la surdité et
au mutisme. Dans un premier temps, Norma invite Reuben à faire court dans ses tracts
pour les rendre accessibles. Mais bientôt, elle-même s’initie à la complexité de la langue
et emprunte des livres à Reuben. C’est en recopiant mot à mot la lettre du patron qui
veut réveiller le racisme pour semer la discorde entre ouvriers blancs et noirs que Norma
fournit à Reuben la preuve irréfutable de ses manoeuvres. C’est enfin en écrivant le mot
« UNION » et en brandissant sa pancarte qu’elle vaincra le vacarme des machines.
c. « Une femme libre » ¬ Norma Rae n’a certainement jamais entendu parler de Betty Friedan, la figure de proue du féminisme étatsunien des années 60, ni du
now [6] (National Organization for Women) très actif à cette époque. Reuben qui vient
de la grande ville, dont la compagne est avocate de gauche, serait plus susceptible de les
connaître, mais il n’y fait jamais allusion. C’est donc de façon uniquement intuitive et
en puisant dans les seules ressources de sa forte personnalité que Norma adhère, sans le
savoir, au mouvement de libération des femmes.
Après les conquêtes des années 60 (la vente libre de la pilule notamment), de nouvelles
avancées caractérisent les années 70. L’arrêt Roe vs. Wade (1973) autorise l’avortement
lors du 1er trimestre de la grossesse. En 1974, les femmes mariées obtiennent leur indépendance financière ; elles peuvent ouvrir des comptes en banque, détenir des cartes
de crédit à leur nom. Cependant la différence entre les salaires masculins et les salaires
féminins demeure, allant jusqu’à 40% pour le même emploi. L’amendement ERA (Equal
Rights Amendment), qui pourrait remédier à cette inégalité, a été voté en 1972 par le
Congrès, mais à la fin de la décennie il n’est toujours pas ratifié par les ¾ des Etats pour
devenir effectif. Il ne le sera jamais.
Loin de ces combats juridiques, c’est dans son quotidien que Norma s’accomplit et
s’émancipe par elle-même dans une dynamique qui est une des lignes de force du film,
[6] Créé en 1966.
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae › 31
la plus importante aux yeux du réalisateur et de ses deux productrices (Tamara Asseyev
et Alex(andra) Rose), très heureuses de promouvoir un film dans l’air du temps.
Le repérage des scènes, nombreuses et bien réparties tout au long du film, n’est pas
difficile à mener.
On peut d’abord relever les scènes de confrontation avec le proche entourage dans
lesquelles Norma défend, d’habile façon, son autonomie.
(S2) A son amie qui cherche à en savoir plus sur ses relations sentimentales, elle lâche
avec une franchise très ironique que c’est bien son nom qui est écrit sur le registre du
motel où elle retrouve son amant. L’autre ne peut que battre en retraite : « Tu fais ce que
tu veux, tu es majeure ! »
(S3) Quand son père veut l’accompagner en ville pour s’assurer qu’elle ne va pas
traîner avec des hommes, elle le décourage en lui disant qu’elle va s’acheter des sousvêtements, des serviettes hygiéniques et Cosmopolitan. Non seulement elle lui renvoie
au visage sa sexualité de femme adulte mais elle le met en contradiction avec une règle
de savoir-vivre élémentaire qui veut que les hommes n’ont pas à s’immiscer dans l’intimité des femmes.
(S20) Lorsque son mari Sonny lui reproche de négliger ses devoirs familiaux et conjugaux, elle joue une parodie hystérique de la femme d’intérieur idéale et débordée : jetant
dans une casserole le contenu du réfrigérateur, déversant le sac à linge sale dans l’évier
et se mettant à repasser en disant être prête pour le devoir conjugal. Elle lui signifie ainsi
que ce qu’il demande est fondé sur des codes patriarcaux dépassés.
D’autres scènes, hors de la sphère privée, montrent une Norma Rae beaucoup plus
offensive dans l’affirmation de son engagement quel que soit le prix à payer.
(S17) Son dialogue avec le pasteur à qui elle demande de prêter son église pour une
réunion syndicale révèle la maturation de son argumentaire. Si l’Eglise prône l’égalité,
elle doit accueillir tous ses enfants blancs et noirs, si l’Eglise veut promouvoir un monde
de justice elle doit le prouver en aidant le syndicat. Sinon, dit-elle, « il n’y a plus rien
pour moi dans cette Eglise ». Notons que rompre avec son Eglise dans un pays resté très
religieux comme les Etats-Unis, est une marque d’indépendance rare.
(S28) Dans la grande séquence où Norma monte sur la table avec sa pancarte, elle se
trouve à plusieurs reprises seule contre tous. Elle résiste d’abord à tous les gros bras de
l’usine qui l’entourent comme une meute et poursuit son recopiage de la lettre affichée
sur le panneau d’information. Elle tient tête ensuite à son patron devant tout l’encadrement sans plier. Enfin elle se rebelle contre les hommes du sheriff qui l’embarquent
sans ménagement dans l’arrière grillagé de la voiture de police. Cet enfermement qui
prélude celui de la prison, l’affecte douloureusement (cadrage de son visage derrière la
vitre) mais n’entame en rien sa détermination. C’est seulement dans la séquence suivante (S29) qu’elle s’effondre en larmes sans autre témoin que Reuben qui la ramène en
voiture chez elle.
L’émancipation de Norma est aussi culturelle. Elle doit certes beaucoup à Reuben qui
joue une fois de plus le rôle de catalyseur, mais elle résulte aussi d’une curiosité personnelle qui ne fait que croître tout au long du film.
(S5) Quand Reuben l’accueille dans sa chambre pour soigner son nez, Norma s’extasie
de voir autant de bouquins. Elle lui demande aussi ce qui rend les juifs « si différents ».
Reuben répond « l’histoire ». Norma ne semble pas comprendre cette belle ellipse, mais
32 › festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae
elle en sait désormais assez pour ne plus croire aux sornettes qu’on raconte à leur propos.
Elle s’est fait sa propre opinion.
(S22) Lors d’un autre entretien avec Reuben, elle lui emprunte un livre de Dylan
Thomas. Quand, à la fin du film, Reuben lui propose en cadeau, elle lui dit qu’elle se
l’est acheté.
Il revient à Reuben, encore lui, de délivrer la véritable conclusion du film. S’adressant
à Sonny et au-delà au spectateur, il lui dit à propos de Norma : « Elle est montée sur la
table. C’est une femme libre. Si tu ne peux pas l’accepter, tant pis pour toi. »
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ? › Norma Rae › 33
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ?
34
Sommaire
I. Présentation du film et du réalisateur
A. Fiche technique du film. / 36
B. Synopsis / 37
C. Christian Rouaud / 37
1. Biographie / 37
2. Filmographie / 38
3. Christian Rouaud parle de son film / 39
II. Le contexte.
A. Le contexte général / 41
B. La CGT et la CFDT après 1968, des stratégies divergentes / 42
C. L’autogestion, l’Arlésienne du film… / 43
D. Le contexte local / 45
1. Besançon de 1945 à 1973 : une expansion exceptionnelle / 45
2. L’Action Catholique Ouvrière (ACO) / 45
3. La grève à Rhodiaceta (février-mars 1967) / 46
4. La force syndicale chez Lip, le fruit d’un long travail / 46
III. Lip, la précision …en dates (chronologie) / 47
IV. Les Lip en images / 50
A. Les acteurs / 50
B. Découpage du film en séquences / 55
V. Suggestions pour l’analyse / 58
A. Les propositions d’un professeur de SES (Gérard Grosse pour le CNDP) /
58
B. D’autres propositions / 58
VI. Lip, à l’origine de plusieurs ondes de choc / 62
A. « Les grèves productives : Lip et ses enfants » / 62
B. Une conséquence inattendue : le sabordage des Maoïstes de la G.P. / 63
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ?
35
I. Présentation du film et du réalisateur.
A. Fiche technique du film.
Les LIP, l’imagination au pouvoir
France – 2007 - 118 mn – NB et couleur
Réalisateur : Christian Rouaud
Auteur : Christian Rouaud
Image : Jean Michel Humeau, Alexis Kavyrchine
Son : Claude Val
Assistant-réalisateur : Florent Verdet
Montage : Fabrice Rouaud
Montage Son / Mixage : Dominique Vieillard
Direction de Production : Françoise Buraux, Nelly Mabilat
Producteur : Les Films d’Ici – Richard Copans
Avec le soutien de La Région Ile de France
La Région Franche-Comté
Le Centre National de la Cinématographie
Le SICOM
Archives images : CPPO, archives montées par Chris Marker
LIP 73 de Dominique Dubosc
Classes de Lutte du groupe Medvedkine
A pas lentes. Collectif Cinéluttes
Archives CFDT, CGT, INA, TSR
Musée du Temps, Besançon
Acteurs principaux : Raymond Burgy
Noëlle Darteville
Fatima Demougeot
Michel Jeanningros
Charles Piaget
Jeannine Pierre-Émile
Jean Raguénès
Roland et Fernande Vittot
Jean Charbonnel
Claude Neuschwander
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ?
36
DVD : Date de sortie : 25 octobre 2007
Editeur : Les Films du Paradoxe
Image : DVD9 – 4/3 – Format 1,85
Son : DTS – VF
B. Synopsis.
Les LIP, l’imagination au pouvoir donne à voir et à entendre les hommes et les femmes qui
ont mené la grève ouvrière la plus emblématique de l’après 68, celle des usines horlogères
LIP à Besançon. Un mouvement de lutte incroyable qui a duré plusieurs années, mobilisé des
foules entières en France et en Europe, multiplié les actions illégales sans céder à la tentation
de la violence, porté la démocratie directe et l’imagination à incandescence. Le film retrace
cette épopée, à travers des récits entrecroisés, des portraits, des archives. Un travail de
mémoire à plusieurs voix pour essayer de comprendre comment le combat des Lip porta
l’espoir et les rêves de toute une génération. Pour ceux qui ont vécu les années LIP, ces
retrouvailles éveillent des souvenirs chaleureux. Pour ceux qui n’étaient pas nés, c’est
l’occasion de découvrir cette lutte, au travers de laquelle se posent bien des enjeux de notre
avenir immédiat.
C. Christian Rouaud.
1. Biographie.
Né en 1948 à Paris, Christian Rouaud est d’origine modeste ; son père était conducteur de
train. La famille est catholique pratiquante et adhère à l’ACO (Action catholique ouvrière).
Ayant commencé des études de Lettres à la Sorbonne, Christian Rouaud participe aux
manifestations de mai 1968. Son enthousiasme pour le mouvement l’amène à s’inscrire à
l’Université de Vincennes où il suit les cours de Jean Douchet sur le cinéma. A l’issue de ses
études, il est professeur de Lettres et enseigne pendant 10 ans dans un collège de la banlieue
parisienne. Il devient responsable de formation audiovisuelle dans l’Education Nationale et
participe à différents projets sociaux et culturels, notamment un circuit interne de télévision à
la prison de Fresnes et la création de l’Association « Audiovisuel Pour Tous dans
l’Education » (APTE), qu’il a présidée pendant 5 ans. Il est également l’auteur d’un roman,
La Saldéprof (Editions Syros, 1983). Dès 1985, il réalise plusieurs films destinés à
l'enseignement avant de tourner divers documentaires. Il quitte alors l’Education nationale
pour se consacrer entièrement au cinéma. Toutes ses réalisations sont à ce jour des
documentaires, à l’exception de Le sujet (1996), film de fiction qui expose l’ambiguïté de la
relation entre un réalisateur et son « sujet ».
En 2011 il a reçu le Prix du Film d’histoire de Pessac, catégorie documentaire pour son film
Tous au Larzac.
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ?
37
2. Filmographie
•
1991 : Allez les petits
•
1992 : Retour au quartier nord
•
1994 : Bagad
•
1994 : L’écriture
•
1995 : La vision
•
1995 : Le fleuve
•
1996 : Les trains arrivent à l’heure
•
1996 : Guetteur de feu
•
1996 : Des villes entre elles
•
1996 : La voix des îles
•
1996 : Clowns sans frontières
•
1996 : Vive la République
•
1996 : Une histoire de fer
•
1996 : Le sujet (court-métrage de fiction)
•
1997 : Quel chantier !
•
1997 : L’île
•
1997 : La valse des boîtes en carton
•
1997 : Si tu ne m’avais déjà trouvé
•
1998 : La cornemuse
•
1999 : Les sonneurs de la Royale
•
2002 : Paysan et rebelle, un portrait de Bernard Lambert
•
2002 : Histoire de paysans
•
2002 : La bonne longueur pour les jambes
•
2003 : Bretaña
•
2004 : Dans la maison radieuse
•
2004 : Dans le jardin du monde
•
2005 : L'homme dévisagé
•
2006 : L'Eau, la Terre et le Paysan
•
2007 : Les Lip, l'imagination au pouvoir
•
2010 : Ne pleure pas Isabelle
•
2011 : Avec Dédé
•
2011 : Tous au Larzac
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38
3. Christian Rouaud parle de son film.
Dans plusieurs interviews et textes écrits par lui-même, Christian Rouaud a dit quelles étaient
ses intentions dans ce film qui lui tient particulièrement à cœur1. Au-delà, c’est sa conception
du film documentaire qu’il développe, son éthique qu’il dévoile, et son enthousiasme qu’il
fait partager. Une belle leçon sur le cinéma.
Rappelons que Les Lip, l’imagination au pouvoir est le second volet d’une trilogie consacrée
aux luttes d’après 68, entre Paysan et rebelle, un portrait de Bernard Lambert (2002) et Tous
au Larzac (2011). Christian Rouaud a l’habitude de dire qu’après un « thriller » -Les Lip-, il a
fait un « western », Tous au Larzac.
L'idée du film.
-« A l'époque du conflit, en 1973, j'étais au PSU à Choisy-le-Roi, dans la banlieue parisienne.
Comme mes camarades, je considérais que Lip était notre lutte : après tout, les responsables
de ce conflit étaient tous membres du parti. Trente ans sont passés. J'avais l'idée de faire un
film sur les années 70. J'avais fait auparavant un film sur Bernard Lambert, le fondateur des
Paysans travailleurs, l'ancêtre de la Confédération paysanne. Quand j'ai présenté mon film sur
Bernard Lambert à un public de jeunes, je me suis aperçu qu'ils sortaient de la projection avec
le sourire. Et pourtant, que d'échecs dans la vie et le combat de Lambert ! Je me suis alors dit
qu'il serait intéressant de raconter Lip aux jeunes d'aujourd'hui. »
(Libération, 20 mars 2007)
-« Je ne veux, ni ne peux faire le ‘tour de la question Lip’, c’est une affaire de journalistes ou
d’historiens. Ce que je ne suis pas.
J’avais envie d’un film partiel, partial sans doute, un film qui assume un point de vue et un
regard, certain que cette singularité-là dirait plus et mieux que toutes les analyses du monde.
Ce qui m’intéresse, ce sont les hommes qui ont permis que ce tremblement de terre se
produise. Leur mémoire est vacillante, leurs souvenirs imparfaits, ça tombe bien, ce qui
m’émeut c’est la façon dont ils en parlent aujourd’hui, les hiatus et les grincements de leurs
récits.
Trente ans se sont écoulés. Trente ans de silence, tant a pesé lourd dans leur vie ce conflit
interminable et sa fin qui les a séparés. C’est dans les espaces de cette parole d’aujourd’hui
que se glisse la matière proprement cinématographique de l’histoire, la part de l’imaginaire et
du récit, l’émotion aussi, sans laquelle le cinéma n’est pas. »
(Que reste-t-il de ces beaux jours ? Livret de présentation du DVD du film)
L'écoute.
« J'avais rencontré Charles Piaget, le leader syndical (CFDT), à cette époque. Je connaissais
moins les autres. Le dispositif devait être simple. Il fallait laisser parler les protagonistes, les
laisser exister sur l'écran. Si j'avais pris tellement de plaisir à les écouter, en toute logique le
public devait apprécier lui aussi. La fin de cette aventure a été douloureuse. Les blessures ont
mis du temps à cicatriser. Trente ans plus tard, les Lip ont peut-être la distance nécessaire. Ils
regardent ce qu'ils ont fait avec un oeil critique (…) Avec ma caméra, je leur offrais une façon
d'avoir du recul. » (Libération, 20 mars 2007)
1
Fabrice, son fils, qui est aussi son monteur, confirme cette place importante dans sa filmographie : « Lip a été
un tournant pour lui. Les gens se sont livrés à lui avec générosité. On est monté d’un cran. »
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ?
39
Les personnages.
« Ce sont de bons conteurs, parce qu’ils parlent d’eux et construisent leur personnage en
même temps qu’ils racontent. Charles (Piaget) de sa voix posée, avec son inimitable accent du
Jura, Roland (Vittot), tout en saccades et en émotion, Raymond (Burgy), synthétique et précis,
Jean (Raguenès) au verbe onctueux de dominicain, Fatima (Demougeot) avec la justesse de
ses synthèses, Michel (Jeanningros) avec son humour, Jeanine (Pierre-Emile) avec sa
gouaille, Claude (Neuschwander) avec une solennité toujours prête à se briser, tous prennent
un évident plaisir à ces récits qui font briller leurs regards. Ce sont des personnages de cinéma
parce que leur corps a encore en mémoire les actions qu’ils ont menées et que leurs gestes
d’aujourd’hui, les situations qu’ils revivent devant nous, font surgir des images infiniment
fortes et chargées d’émoi. C’est de l’action pure, une suite d’événements imprévisibles dans
lesquels ils sont embarqués, parfois à leur corps défendant, et où ils vont se révéler à euxmêmes et aux autres. »
(Que reste-t-il de ces beaux jours ? Livret de présentation du DVD du film).
La fabrication du film.
-« Pour réaliser ce film, il fallait tresser ensemble trois fils : le récit des événements, les
portraits et enfin les idées politiques qui se tapissent derrière. Mon monteur, qui est aussi mon
fils, a été radical. Il a coupé tout ce que lui, qui appartient à une autre génération, ne
comprenait pas. »
(Libération, 20 mars 2007)
-« Quand le film est fondé sur le récit, comme Les Lip, le film est écrit avant d’être tourné.
Tout le travail du tournage consiste à retrouver les émotions que j’ai eues la première fois que
j’ai rencontré les gens. La première fois que je les ai rencontrés, ils m’ont raconté des
histoires formidables, ils m’ont fait rire, ils m’ont fait pleurer. J’ai ça dans un coin de ma tête
et c’est ça que je vais chercher au tournage. Il n’y a rien de transparent dans le documentaire.
Bien sûr que non. Il y a un auteur qui est là, qui va signer le film. C’est sûrement pas : « on va
faire entrer le réel dans la boîte en appuyant sur le bouton ». C’est pas comme ça que ça
marche. C’est moi qui construis le récit avec ce qu’ils ont raconté, c’est moi qui crée le
rythme, c’est moi qui impose les silences, c’est moi qui mets de la musique, c’est moi qui
oriente le récit, c’est moi qui les aime. »
(France Culture, Sur les Docks, émission du 10/01/2011)
Regarder le film ensemble.
« … je suis convaincu que cette histoire, pour de nombreuses raisons, nous parle de nous, ici
et maintenant. C’est pourquoi ce film, que son sujet semblait vouer au petit écran, je l’ai
toujours imaginé projeté dans des cinémas. J’ai pensé qu’il avait besoin du coude à coude et
des frissons d’une salle obscure pour trouver son espace. Cette histoire collective appelle une
écoute et un regard partagés. Elle veut qu’on soit là, ensemble. C’est à cette condition qu’elle
pourra évoquer, au-delà de l’émotion proprement cinématographique, au-delà du rire et des
larmes, des questions qui n’en finissent pas de se poser à nous, qu’on le veuille ou non : la
démocratie, la solidarité, la lutte pour la justice, la capacité de vivre ensemble. » (Que reste-til de ces beaux jours ? Livret de présentation du DVD du film).
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ?
40
II. Le contexte.
A. Le contexte général.
Entre 1968 et 1973, la croissance de l'économie française se poursuit à un rythme élevé (la
hausse importante des salaires (+15 %) qui fait suite aux accords de Grenelle, élargit le
marché des biens de consommation). Mais les premiers symptômes de déséquilibres
apparaissent dans l'évolution économique. Même si le nombre de chômeurs paraît encore
faible (chômage conjoncturel d’ajustement), il commence à progresser : 394 000 en 1973,
440 000 en 1974 (2,2% à 2,3% environ de la population active).
La baisse du taux de profit des entreprises survient dans un contexte marqué par un
renforcement de la concurrence. La croissance du commerce international s'accélère dans la
deuxième moitié des années 1960 avec la mise en place du Marché commun et la
multiplication des accords de libre-échange. Le degré d'ouverture sur l'extérieur de l'économie
française s'accroît et une réorientation des échanges s'opère, ceux avec les autres pays
industrialisés prenant peu à peu le pas sur le commerce avec les anciennes colonies.
Le mouvement d'internationalisation se traduit également par une vive progression des
échanges de capitaux. Aussi, l'éclatement du système monétaire international, après la
décision unilatérale du gouvernement américain de mettre fin à la convertibilité du dollar en
or en 1971, engendre-t-il des perturbations qui contribuent à déstabiliser l'économie mondiale.
Or l'insertion de l'économie française dans l'économie mondiale est au coeur du Ve plan
(1966-70). Le Ve plan met largement en avant la nécessité de créer des firmes de taille
internationale capables d'affronter la concurrence extérieure. "L'impératif industriel" au centre
du VIe plan (1971-76) renforce cette orientation en prônant la résorption des entreprises
marginales, la conversion des entreprises mal gérées et durablement déficitaires dont la
législation existante permet encore le maintien. De fait, les opérations de concentration
financière se multiplient de 1967 à 1973 et de grands groupes industriels émergent dans la
plupart des secteurs d'activité. A l'issue de ce mouvement de concentration, le paysage
industriel se trouve sensiblement modifié. L'Etat donne l'exemple au secteur privé en
regroupant certaines entreprises publiques : Aérospatiale, Elf-Erap. Il pousse aussi à des
rapprochements dans la sidérurgie : Wendel-Sidélor. Dans le secteur privé naissent, entre
autres, Péchiney-Ugine-Kuhlmann (PUK, 1971), Saint-Gobain-Pont-à-Mousson (1971) et
Empain-Schneider (1972). Cette orientation ne fait que s’accentuer avec le brutal
renchérissement du prix du pétrole en décembre 1973 et la récession qui lui succède.
Le conflit de Lip en 1973 s'inscrit dans un contexte social et politique particulier. Au
lendemain des grèves de mai-juin 1968, la vie semble reprendre son cours normal. Après un
calme relatif en 1969 et 1970, les mouvements sociaux reprennent à un haut niveau jusqu'en
1976 (en dehors des mouvements de longue durée que sont les grèves de 1936 et de 1968, le
maximum historique du nombre de conflits est atteint en 1971 avec 4350 recensés... vingt
années avant le minimum historique de 1991).
En 1972, la tendance à l'allongement de la durée et au durcissement des conflits locaux se
confirme : le Joint Français à Saint-Brieuc, les Mines de potasse d'Alsace connaissent des
grèves marquantes de ce point de vue. En 1973, c'est dans la suite des élections législatives
marquées par des progrès sensibles des partis signataires du Programme commun de
gouvernement (PC, PS, MRG) qu'apparaissent des initiatives communes aux organisations
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ?
41
syndicales et aux partis politiques, telle la grève interprofessionnelle du 6 décembre. Une
autre caractéristique de cette année 1973 est la diversité des conflits, des formes de lutte, des
acteurs engagés : longue grève des contrôleurs aériens, grève des OS de Renault-Billancourt,
mouvement lycéen et étudiant pour le droit aux études, et, à partir de l'été, le conflit Lip à
Besançon.
Après 1968, s'ouvre une nouvelle phase de la vie syndicale : le phénomène déterminant sur le
plan social est le développement de rapports unitaires entre la CGT et la CFDT. Cette unité
d'action connaît son apogée en 1974, avec la signature d'un accord renouvelant et
approfondissant celui signé en janvier 1966. S'instaure alors une bipolarisation syndicale:
CGT-CFDT d'un côté, FO et CGC de l'autre.
Dans un monde scindé en deux blocs, certains pays, à l'image de la Yougoslavie, refusent
l’alignement systématique et proposent une troisième voie. En promouvant le modèle
autogestionnaire, Tito espère aussi rompre son isolement et s'assurer d'utiles sympathies dans
les milieux intellectuels et l'opinion de gauche en Occident. Des liens privilégiés, avec
échanges de délégations, existent dès le milieu des années 1960 entre la jeune CFDT et la
Confédération des syndicats yougoslaves.
D'autres tentatives autogestionnaires sont conduites dans le Tiers-Monde mais elles sont
souvent décevantes aux yeux des partisans de l'autogestion. L'expérience du Pérou dans les
années 1968-75 souffre du péché originel d'avoir été menée d'en haut par un pouvoir militaire.
Il en va de même en Algérie où l'espoir initial est vite déçu par l'évolution du pouvoir
algérien, surtout après l'avènement de Boumédienne en 1965.
Les luttes politiques menées en Amérique latine pour la libération des peuples jouissent
encore d'une certaine aura dans les milieux de gauche français (notamment les tentatives
révolutionnaires de Che Guevara).
B. La CGT et la CFDT après 1968, des stratégies divergentes.
Outre les augmentations de salaires qu’elles ont octroyées, les négociations de Grenelle ont
fait avancer le droit syndical. La loi du 27 décembre 1968 reconnaît la section syndicale
d’entreprise. Cette incontestable conquête syndicale a contribué dans un premier temps à la
croissance des effectifs, modérée à la CGT, plus soutenue à la CFDT, jusqu’au milieu des
années 1970. Notons que, même à cette époque, le taux de syndicalisation reste bas en France,
de l’ordre de 20% à 25% de la population active au début des années 1970 (il est de 8% en
2011…).
En 1965, la toute jeune CFDT née l’année précédente de la « déconfessionnalisation » de la
CFTC, compte environ 500 000 adhérents. Ses effectifs progressent assez régulièrement
jusqu’en 1976 où elle atteint environ 800 000 syndiqués. A la CGT, l’évolution est plus
chaotique. Elle passe de 1 500 000 cotisants en 1965 à 1 900 000 en 1969, puis connaît des
petites variations à la hausse et à la baisse jusqu’en 1972. Dès 1973, le déclin durable des
effectifs s’amorce déjà. A la fin des années 1970, la CGT rassemble 1 400 000 militants et la
CFDT environ 750 000. L’embellie a été de courte durée.
L’institutionnalisation des syndicats par la loi (1945 : comité d’entreprise, 1968 : section
syndicale d’entreprise) assoie leur rôle dans la vie économique et sociale du pays mais induit
aussi le développement d’un appareil de permanents et une bureaucratisation qui ont pu
éloigner la direction (les « fédéraux ») de la base.
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ?
42
La CGT au passé ancien et glorieux demeure l’organisation syndicale la plus puissante. C’est
pourtant une organisation plutôt sur la défensive depuis mai 1968 qu’elle a perçu comme une
menace de débordement par les « gauchistes ». Sa stratégie autrefois indépendante et
révolutionnaire (Charte d’Amiens, 1906), repose clairement depuis 1949 sur un partage des
tâches avec le Parti communiste. La CGT est bien à cette époque « la fille aînée du
PC » (Michel Dreyfus, spécialiste de l’histoire de la CGT). Ses dirigeants, Georges Séguy,
secrétaire général de 1967 à 1982, Henri Krasucki qui lui succédera, sont membres du PC.
Dans son registre de défense des travailleurs, la CGT privilégie les ouvriers professionnels,
masculins et Français. A la différence de la CFDT, la CGT a apporté son soutien officiel au
Programme commun de gouvernement conclu par les partis de gauche en juin 1972. Le mot
d’ordre de la confédération est au début des années 1970 : « Union-Action-Programme
commun ».
La CFDT est née en 1964 d’une mutation de la CFTC qu’on appelle la
« déconfessionnalisation ». Cela signifie que toute référence religieuse disparaît, que tout lien
institutionnel avec l’Eglise et ses représentants est rompu. Mais cela ne veut pas dire que les
militants cédétistes cessent d’être animés par les idéaux qui les ont nourris quand ils étaient
membres des associations de la jeunesse catholique (JOC, JAC, JEC) ou de l’ACO
(Association catholique ouvrière) quand ils sont devenus adultes.
La CFDT s’attache à promouvoir un syndicalisme de combat. « Seules les luttes dures,
longues, massives sont payantes » affirme un tract CFDT de 1973. L’attention de cette
centrale ouvrière est plus portée à d’autres groupes que les ouvriers professionnels : les OS,
les femmes, les immigrés. Dans cette perspective la CFDT assure la diffusion d’un répertoire
d’actions empreintes d’une certaine radicalité et essaie de promouvoir une organisation
démocratique de la grève. Ce souci aboutit à la notion d’ « autogestion des luttes ». Le
congrès de 1970 consacre le triptyque : « planification démocratique, propriété collective des
moyens de production, autogestion. » Le nouveau secrétaire général depuis 1971, Edmond
maire, s’engage à fond sur ce programme. Il ne faut toutefois pas trop majorer la radicalité de
la jeune organisation parfois accusée d’être une « auberge espagnole ». Des liens existent avec
le pouvoir étatique (Jacques Delors, conseiller du 1er ministre Jacques Chaban-Delmas de
1969 à 1972 était cédétiste) et même, de façon discrète, avec une partie du patronat.
C. L’autogestion, l’Arlésienne du film…
De nombreux facteurs participent à faire de l’autogestion un mot imprécis.
Le mot ne se trouve pas dans les encyclopédies ou dictionnaires français avant les années
1960. Il renvoie à l’expérience menée par Tito en Yougoslavie, alors en rupture avec Staline.
Le mot « autogestion » est ainsi la traduction terme à terme d’un mot serbo-croate. Le terme
français « autogestion » se rapporte donc directement à cette expérience yougoslave dont la
portée est ambiguë. De nombreuses hésitations y ont mené à des contradictions, le modèle
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yougoslave oscillant entre décentralisation et planification. La signification du terme
« autogestion » pâtit directement de cette ambivalence.
Les intellectuels français des années 1960, notamment ceux réunis autour de la revue
Autogestion, vont activement travailler à résorber ces ambiguïtés en dotant l’autogestion
d’une ambition totale, révolutionnaire, philosophique, politique et culturelle à la fois. La
thématique autogestionnaire reste cependant confidentielle à cette époque et ne navigue qu’au
sein de cercles intellectuels et militants restreints, voire marginaux. Le coup de projecteur –
aussi intense que soudain- viendra en mai 1968.
La transition entre le milieu intellectuel et la société civile se fera notamment par le biais de la
CFDT et du PSU qui, à l’occasion des « événements de mai », proclament la convergence de
la lutte ouvrière et du combat étudiant à travers le maître mot d’ « autogestion ».
L’autogestion va alors devenir un « mot-valise » qui se déclinera à toutes les sauces pour
coller à un maximum de revendications : autogestion dans l’entreprise, autogestion à
l’université, puis, plus largement, autogestion à l’école, dans la famille, dans l’habitat, en
politique, etc. Comme le note Frank Georgi, « le paradoxe est que ce mot d’ordre, basiste par
essence, tombe ’’d’en haut’’, sans débat préalable et sans la moindre esquisse de définition ».2
L’usage qui est fait de la notion d’autogestion au sein du champ syndical et politique au début
des années 1970 apparaît rétrospectivement comme une manière, pour les organisations qui
l’adoptèrent, d’échapper au stigmate de l’appellation « réformiste » en se situant « à gauche »,
mais dans une position distincte de la CGT ou du PC, c’est-à-dire par rapport aux agents
encore dominants dans ces deux espaces.
Il est d’ailleurs à noter que si les années 1970 représentent l’apogée de la thématique
autogestionnaire, où le mot est sur toutes les lèvres et sous toutes les plumes, la mise en
pratique réelle de l’autogestion est quant à elle beaucoup plus rare. C’est du moins l’avis
rétrospectif de Franck Georgi pour qui les expérimentations autogestionnaires de cette époque
sont en réalité soit « mythiques » soit « très limitées et partielles ».
L’entreprise Lip en est un parfait exemple. Les pérégrinations des « Lip » et leurs fameux
slogans – tels « on produit, on vend, on se paye » ou encore « l’imagination au pouvoir » –
ont suscité l’enthousiasme de la presse et de la population française. Les retentissements ont
été énormes et plusieurs « enfants de Lip » ont émergé un peu partout dans le pays. Mais
toutes ces micro expérimentations n’avaient finalement qu’un seul but, qui semble s’éloigner
de l’utopie autogestionnaire : la défense de l’emploi. Lip s’est ainsi mis en autogestion dans
l’attente qu’un repreneur accepte de récupérer l’affaire avec l’ensemble des travailleurs.
Il est à noter que le mot n’est jamais utilisé dans le film. Dans une interview peu après la
sortie du film, on pose à Charles Piaget la question suivante: « Vous qui avez été des pionniers
en matière d’autogestion, quelles leçons en tirez-vous ? » Charles Piaget répond avec
embarras et avec la modestie qui le caractérise : « Je dois bien reconnaître que, sur le plan
théorique, j’avais un peu de mal à m’y retrouver… On a fait sur place une expérience de
pouvoir ouvrier. »3
2
GEORGI, Frank (dir.) (2003). L’autogestion, la dernière utopie ? Paris : Publication de la Sorbonne, 2003.
3
Propos recueillis par Bernard Ravenel pour la revue Mouvements, 5 avril 2007.
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ?
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D. Le contexte local.
1. Besançon de 1945 à 1973 : une expansion exceptionnelle.
Avant d’aller plus avant, rappelons que Besançon peut s’enorgueillir au moins à deux titres.
D’abord d’avoir été baptisée au milieu du XIXème siècle la « capitale de la montre
française » (ce sont des Suisses qui ont créé les premiers ateliers d’horlogerie dans la ville
sous la Révolution ; en 1880 la ville produisaient 90% des montres françaises !). La seconde
distinction est d’avoir été le lieu de naissance de deux penseurs de l’utopie sociale : Fourier
(1777-1832), le concepteur du phalanstère, et Proudhon (1809-1865) dont la célèbre formule :
« La propriété, c’est le vol » a été la base de l’anarchisme. Disons tout de suite que les Lip ne
se sont absolument jamais réclamé de leurs théories, mais il serait dommage de ne pas
évoquer à un jeune public cette originalité de la capitale franc-comtoise…
L’expansion de Besançon pendant les « 30 Glorieuses » se lit immédiatement dans l’essor de
la population qui a doublé, passant de 63 000 habitants en 1946 à 120 000 habitants en 1975
(elle retombe à 113 000 en 1982). Entre 1954 et 1962, période où elle est la plus forte, la
croissance démographique de Besançon n’est dépassée que par celle de Grenoble et de Caen.
Pour loger la population qui afflue des campagnes, le maire socialiste Jean Minjoz
(1953-1977) fait construire des HLM, en particulier au nord-est de la commune dans le
quartier de Palente. C’est également là que Fred Lip fait construire la nouvelle usine de sa
marque. Ainsi, bon nombre d’ouvriers et d’ouvrières de l’usine habitent tout près de celle-ci,
ce qui facilitera grandement la mobilisation aux heures chaudes de l’action. Le quartier
dispose en outre d’un puissant outil de cohésion dans le CCPPO (Centre culturel populaire de
Palente-les Orchamps). Cette association de quartier, proche de la CGT et du PC, est très
dynamique autant sur le plan culturel (expositions de peinture) que sur le plan coopératif. Une
de ses premières actions a consisté à acheter une machine à laver collective qui est
transportée, sur un diable, de foyer en foyer.
L’industrie horlogère est restée longtemps l’industrie bisontine dominante. Elle amorce un
recul en passant de 50% des emplois industriels en 1954 à 35% en 1962, cédant le pas
progressivement à d’autres secteurs en plein essor tels que le textile ou le bâtiment. En 1962,
trois entreprises dépassent 1000 employés : les firmes horlogères Lip et Kelton-Timex et
l’usine textile de Rhodiaceta qui fabrique le Tergal. Si Lip continue à cultiver son excellence
(1ère montre électrique en 1952, 1ère montre à quartz mais encore à l’état de prototype),
Kelton-Timex fabrique des montres d’entrée de gamme qui sont vendues dans les bureaux de
tabacs et les supermarchés. D’autres marques sont présentes avec des effectifs plus réduits
comme Yema, Zenith ou Maty.
Besançon garde aujourd’hui des traces de ce riche passé : le Musée du Temps, l’horloge
monumentale de la gare ou l’Ecole d’horlogerie devenue une institution reconnue à l’échelle
nationale.
2. L’Action catholique ouvrière (ACO).4
L’ACO fait partie de la nébuleuse des organisations sociales de l’Eglise catholique connues
dès la fin du XIXème siècle sous le nom global d’Action catholique. L’objectif de l’Action
4
Sur la question, voir Jean DIVO, L’affaire Lip et les catholiques de Franche-Comté, Editions Cabédita, 2003.
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ?
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catholique était double : constituer de nouveaux outils pour christianiser et entretenir la foi
dans la jeunesse (JOC, JAC, JEC) et les groupes sociaux délaissés (paysans, ouvriers) ;
apporter à ces derniers la doctrine sociale de l’Eglise définie par l’Encyclique Rerum
Novarum de Léon XIII (1891). Cette encyclique dénonçait les excès du capitalisme et invitait
les fidèles à s’inspirer des principes évangéliques dans leur action.
Au niveau du diocèse l’ACO est organisée en secteurs, les secteurs en équipes d’environ 10
personnes. Le secteur de Besançon compte 22 équipes. Celles-ci se réunissent chaque mois
chez l’un ou l’autre. Lors de ces réunions, les membres échangent sur les événements vécus
sur leur lieu de travail, ils réfléchissent également à telle ou telle question précise. Nombre de
militants de Lip sont membres d’une équipe d’ACO ce qui donne à ce conflit une coloration
particulière.
3. La grève à Rhodiaceta (février-mars 1967).
Ce conflit assez dur qui a marqué les esprits des Bisontins fait partie du « patrimoine
génétique » de la militance syndicale locale.
L’usine qui, pour les Bisontins, s’appelle « Les soieries » est rachetée par Rhodiaceta en 1954.
Une filature de polyester, plus connu sous le nom de Tergal, y est installée. En 1967, la
« Rhodia » compte 3300 salariés. En février 1967, la direction veut imposer le chômage à sa
guise et obliger les ouvriers à intégrer les journées de chômage dans leurs congés payés, en
outre les libertés syndicales ne sont pas bien respectées. Le 25 février la grève est décidée
avec occupation et piquets de grève. Le mot d’ordre s’étend à toutes les usines du groupe.
A l’usine de Besançon, on veut une grève active. Un comité de soutien s’organise, la
solidarité est réelle, des associations apportent leur concours. On passe des films, on écoute
Jean Ferrat, on reçoit des étudiants. L’ACO est activement présente, des Lip viennent soutenir
leurs camarades. Au cours de l’office du dimanche des Rameaux, le 19 mars, Mgr Lallier fait
allusion au conflit et lance un appel à la générosité. Le conflit prend difficilement fin le 24
mars, sans que toutes les revendications n’aient été satisfaites. Pendant des mois on parlera du
conflit dans les équipes d’ACO et dans les syndicats et on réfléchira aux conditions qui
permettent de gagner dans une confrontation de ce type.
4. La force syndicale chez Lip, le fruit d’un travail de longue haleine.
Comme le dit Charles Piaget, Lip était une « manufacture ». Par ce terme un peu suranné il
veut dire que, contrairement aux concurrents, on y fabriquait 80% des composants des
montres avant de les assembler. Il y avait donc des ateliers spécialisés où opéraient, avec une
certaine liberté d’action, des ouvriers très qualifiés (les P3), des mécaniciens, des outilleurs,
une sorte d’aristocratie ouvrière non seulement par le salaire mais grâce à la considération
qu’on leur portait. C’est d’abord dans ce milieu que se recrutèrent les militants syndicaux,
Charles Piaget lui-même. Dans les chaînes de montage peuplées par les OS, les conditions de
travail étaient bien différentes : « Dans un atelier d'horlogerie, c’est le silence total, tout le
monde est assis, en ligne, le dos courbé sur l’établi. Le chef est sur une estrade, il domine tout
l’atelier. Dans l’atelier de fabrication, autre surprise : ce sont majoritairement des femmes,
elles travaillent dans un brouillard d’huile, dans les copeaux, le bruit; les cadences sont
terribles (8000 fois le même geste dans la journée) et les chefs à poigne. L’atelier des presses,
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ?
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c’est encore pire, un bruit infernal, des risques continuels pour les mains » (Charles Piaget,
tout récent élu du personnel, découvrant les différents ateliers de son usine).
La grande réussite des sections syndicales a été de fédérer progressivement cette population
ouvrière très diverse. A la veille du conflit, le taux de syndicalisation est très élevé chez Lip
puisqu’il atteint 50%. La CFDT et la CGT sont pratiquement à égalité, la CGC (pour les
cadres) loin derrière. Les délégués syndicaux ont élaboré des méthodes « maison » pour
s’informer et se mobiliser. C’est, par exemple, l’usage du « carnet » où on note tout ce qu’on
apprend sur la vie dans les ateliers à l’heure de la pause. C’est aussi la technique du
« serpentin » qui consiste, pour les grévistes, à passer en silence dans tous les ateliers pour
inciter leurs collègues à abandonner leurs postes de travail pour les rejoindre. Depuis 1968,
des AG ont lieu tous les trimestres pour informer le personnel. A plusieurs reprises, les
militants syndicaux ont su contrer efficacement « le Fred », leur patron paternaliste et
autocrate. En 1970, ils ont bloqué l’expédition des montres pour l’obliger à respecter les
accords passés.
Si au début de 1973 les Lip ne pouvaient pas imaginer toutes les nouvelles solutions qu’ils
devraient trouver dans l’urgence du conflit, on peut dire qu’ils étaient bien armés pour le faire.
III. Lip, la précision… en dates.
Une affaire de famille…
1867 : Emmanuel Lipmann avec ses fils Ernest et Camille, fondent un atelier d’horlogerie
sous l’enseigne Comptoir Lipmann
1896 : Le chronomètre Lip est lancé. La fabrication s’élève alors à environ 2500 pièces par
an.
1931 : La marque Lip devient Lip S.A. d’Horlogerie. Des actions de la société sont données
aux distributeurs pour accélérer les ventes. Les trois directeurs sont alors James Lipmann (fils
de Camille), responsable commercial ; Fred Lipmann (fils d’Ernest), responsable technique et
Lionel Lipmann (fils d’Ernest) responsable de la communication.
1945 : Les parents de Fred et de Lionel sont arrêtés lors de la rafle du vélodrome d’hiver et ne
reviendront pas d’Auschwitz. Fred Lipmann s’autoproclame président de Lip.
1949 : Depuis cette date et jusqu’en 1970, Lip « donne l’heure exacte » à Radio Luxembourg.
Un patron fantasque, des ouvriers organisés…
Années 50 : les militants CFTC de Lip, regroupés autour de Charles Piaget et Roland Vittot,
cherchent à créer une force syndicale capable de tenir tête au patron. Leur première action est
de s’attaquer au secret des rémunérations qui cache des disparités totalement injustifiées. En
barrant les noms, ils publient les fiches de paie. Tollé général qui aboutit à une refonte de la
grille des salaires après d’âpres négociations.
1954 : apogée de l’entreprise qui compte 1500 salariés et produit 300 000 montres par an.
1960 : inauguration de la nouvelle usine Lip dans le quartier de Palente. Les bâtiments sont
fonctionnels et clairs. Ouverture d’un restaurant et d’une crèche d’entreprise.
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Années 60 : la situation financière de l’entreprise se dégrade. Conscient des bouleversements
qui s’annoncent et de la fragilité de sa société, Fred Lip cherche à ouvrir son capital. Il se
tourne vers une société suisse, Ebauches-SA. En janvier 1967, il lui cède 33% de ses parts.
Mai 68 : la grève chez Lip est particulièrement active avec une occupation bien préparée, des
commissions par ateliers, le refus de reprendre le travail après les négociations tant que la
grève nationale n’est pas terminée. La situation de l’entreprise se détériore toujours.
Ebauches-SA devient actionnaire principal avec 43% du capital en avril 1970.
5 juin 1970 : les ouvriers de l’atelier mécanique débrayent 1/4h par heure après avoir constaté
une diminution de leurs salaires. Mille ouvriers décident, lors de l’AG du 16 juin,
l’occupation de l’usine et le blocage de l’expédition des montres. Après 8 jours de grève, la
direction cède et revalorise les salaires.
5 février 1971 : à 65 ans, Fred Lip est débarqué par le conseil d’administration, selon les
vœux d’Ebauches-SA, majoritaire. Il doit laisser sa place à Jacques Saint-Esprit, un ancien
secrétaire général que Fred Lip avait renvoyé quelque temps auparavant. La situation
commerciale et financière de l’entreprise est très inquiétante. Lip fabrique les premières
montres à quartz françaises. Mais la concurrence américaine et japonaise met l’entreprise en
péril.
Le grand conflit de 1973-1974…
17 avril 1973 : « coup de tonnerre" : Jacques Saint-Esprit démissionne, Lip dépose le bilan.
20 avril : création du Comité d’action, animé par Jean Raguenès et Marc Géhin.
26 avril : les administrateurs provisoires déclarent : « Tout peut arriver ». Les Lip organisent
la baisse des cadences.
18 mai : sur proposition du Comité d’action, ils manifestent devant le siège d’Ebauches-SA à
Neufchâtel, en Suisse.
24 mai : manifestation de 5 000 personnes à Besançon.
10 juin : l’usine est totalement occupée « pour la sauvegarde de l’outil de travail ».
12 juin : lors d’une réunion extraordinaire du comité d’entreprise, le syndic et les
administrateurs provisoires sont séquestrés. On découvre dans la sacoche d’un administrateur
les plans de licenciement (« 480 à dégager »).
Les CRS cassent les portes et menacent de donner l’assaut. Les séquestrés sont relâchés.
Dans la nuit, le stock de montres est mis à l’abri dans des caches disséminées dans la région.
15 juin : une manifestation de 12 000 personnes sillonne Besançon. Les magasins sont
fermés, le glas sonne. L’évêque, Mgr Lallier, prend la parole devant les manifestants place StPierre.
18 juin : une assemblée générale historique décide la remise en route de la chaîne de montage
horlogère pour assurer « un salaire de survie ». Pendant tout l’été, la lutte des Lip est
popularisée avec le slogan : « C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie ». Les visiteurs
affluent à Palente.
22 juin : l’assemblée générale met sur pied six commissions de travail : production, vente des
montres, gestion du stock, accueil, popularisation, entretien et sécurité. Très rapidement, trois
autres commissions voient le jour : restaurant, animation, courrier.
Début de la vente des montres par les ouvriers.
2 août : Jean Charbonnel, ministre du Développement industriel, présente un plan de
sauvetage de Lip. Il nomme Henri Giraud comme médiateur.
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3 août : les grévistes refusent le plan Charbonnel et distribuent la première « paie sauvage ».
11 août : début des négociations, à Arc-et-Senans, entre les représentants des syndicats, du
Comité d’action et Henri Giraud.
14 août : au petit matin, les gardes mobiles investissent l’usine de Palente et chassent les
travailleurs. À l’annonce de la nouvelle, de nombreuses entreprises se mettent en grève et les
ouvriers viennent en découdre avec les forces de l’ordre. Installation de la nouvelle usine Lip
au gymnase Jean-Zay prêté par la mairie à condition qu’on n’y reprenne pas la production.
Affrontements avec les forces de l’ordre pendant plusieurs jours.
16 août : meeting à Besançon avec la présence d’Edmond Maire, secrétaire général de la
CFDT, et de Georges Séguy, secrétaire général de la CGT.
25 août : deux cents Lip rejoignent le rassemblement du Larzac où des paysans spoliés par
l’armée luttent pour retrouver leur outil de travail.
31 août : au cinéma Lux, distribution sans témoins de la deuxième paie sauvage.
29 septembre : grande marche nationale sur Besançon. 100 000 personnes, venues de toute la
France et de l’étranger, manifestent sous une pluie battante. Les tensions s’amplifient entre la
CFDT et la CGT.
12 octobre : les Lip doivent se prononcer sur les conclusions des négociations avec Henri
Giraud, qui prévoient 957 réembauches, 54 préretraites et 180 licenciements. Un vote à
bulletin secret donne 626 voix à la motion CFDT pour la poursuite de la lutte, 174 à la motion
CGT pour la reprise du travail (et l’acceptation du plan Giraud) et 17 abstentions.
13 octobre : Pierre Messmer, Premier Ministre, lance sa fameuse formule: « Lip, c’est fini ! »
Pendant l’automne et l’hiver, des discussions et tractations ont lieu entre hommes d’affaires,
sollicités par des membres du PSU et de la CFDT.
Début janvier 1974 : Jean Charbonnel charge Claude Neuschwander d’une mission
exploratoire sur la possibilité d’une relance de Lip.
5 janvier : Pierre Messmer répète sa formule : « Lip, c’est fini ! »
26, 27 et 28 janvier : à Dôle, négociations entre José Bidegain et les Lip. « L’entreprise
procédera aux embauches du personnel au fur et à mesure des besoins créés par son
développement. » 850 Lip doivent êtres réembauchés progressivement. L’assemblée approuve
ces conclusions : 650 pour, 3 contre et 16 abstentions. La septième et dernière paie sauvage
est distribuée.
29 janvier : la délégation de Lip signe les accords de Dôle.
Dans la nuit du 29 au 30 janvier : les Lip restituent leur trésor de guerre : 7 tonnes de
matériel et un chèque de 2MF correspondant au reliquat de la vente des montres.
27 février : Jean Charbonnel est débarqué à l’occasion d’un remaniement ministériel.
11 mars : les 135 premiers réembauchés reprennent le travail. Face à de nombreux Lip et
sympathisants chantant L’Internationale, après 329 jours de lutte, Roland Vittot déclare :
« Camarades, Lip vit ! Nous lutterons tous ensemble jusqu’à ce que le dernier d’entre nous ait
franchi cette grille ! » Raymond Burgy rentre le premier dans l’usine. Ceux qui doivent
attendre suivent des stages de formation.
Après la victoire la difficile survie …
La rentrée des Lip s’effectue progressivement, non sans problème. Pour ceux qui ne sont pas
réembauchés, il est difficile de continuer à faire des assemblées générales. Ils sont disséminés
dans des lieux de formation différents. Les liens se distendent. Cette phase de la lutte pour la
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réintégration de tous, entre mars et décembre, sera la plus dure aux yeux de beaucoup : elle
est plus souterraine et ne connaît ni la médiatisation ni l’enthousiasme de la première lutte.
Les derniers réembauchés rentreront à l’usine au début de janvier 1975.
Avril 1974 : les fournisseurs traditionnels de boîtiers pour Lip décident de ne pas honorer les
commandes passées. Contrairement à ce que stipulent les accords de Dôle, le tribunal de
commerce de Besançon demande à Claude Neuschwander d’honorer les dettes de l’ancienne
entreprise auprès des fournisseurs. Il doit les payer du jour au lendemain. C’est tout le plan de
redémarrage de l’entreprise qui est ruiné.
Aux élections présidentielles de mai 1974, Valéry Giscard d’Estaing est élu. Le 27 mai 1974,
il nomme Jacques Chirac Premier Ministre. On ne sait pas encore que le sort des Lip est en
train de basculer. Renault, entreprise nationalisée, retire ses commandes. Les industriels
horlogers du Doubs s’opposent à une aide de l’État. Les banques refusent d’apporter les 4 MF
réclamés. Claude Neuschwander est désavoué par son conseil d’administration. Il
démissionne le 8 février 1976.
Le deuxième conflit et son dénouement, les coopératives…
5 mai 1976 : les Lip entament une nouvelle occupation de l’usine et reprennent à leur compte
la fabrication des montres pour se constituer un nouveau trésor de guerre, mais aucun patron
ne reprendra Lip.
12 septembre 1977 : Face à l’absence de repreneurs, Lip est définitivement liquidée.
Il faut se rendre à l’évidence et envisager d’autres hypothèses. Les ouvriers commencent à
réfléchir à l’idée de créer des coopératives à partir des activités habituelles de l’entreprise, et
d’autres qui sont nées pendant la lutte, comme le restaurant, un atelier de coiffure, un autre de
réparation automobile, etc.
Finalement, à l’issue de longs débats, le 28 novembre 1977, les Lip créent le scoop « Les
Industries de Palente » (LIP). Les coopératives sont au nombre de six : mécanique, horlogerie,
restauration, bois et tissus, imprimerie, loisirs.
IV. Les Lip en images.
A. Les acteurs.
Charles Piaget
Né en 1928 à Besançon. Son père était « rhabilleur », c’est-à-dire qu’il réparait les montres à
domicile. Orphelin à 14 ans, il est recueilli par une famille amie d’immigrés italiens très
chaleureuse et très croyante. Après des études de mécanique, Charles Piaget entre chez Lip en
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1946 comme ouvrier « outilleur » ; il deviendra plus tard chef d’atelier. Syndiqué à la CFTC
dès 1949, il a adhéré ensuite à la CFDT après la scission de 1964. Piaget est un modeste. En
rajoute-t-il ? Il prétend qu’il a toujours tout fait contre son gré, poussé par l’amicale pression
de ses amis, tiré et traîné vers ce rôle de leader qu’il assumera avec tant d’efficacité lorsque
éclatera la grande bagarre. Sa réflexion est nourrie de lectures constantes, de la presse et des
penseurs politiques. Lorsque la cause est juste, rien ne l’empêche d’essayer de convaincre,
inlassablement.
Il est travaillé par l’idée du témoignage. On n’est que ce qu’on fait, à condition de faire ce
qu’on dit et de dire ce qui a été décidé collectivement. Lorsque Piaget part négocier quelque
chose, la confiance est absolue. Lorsqu’il vient rendre compte, ce ne sont pas des réponses
qu’il donne, mais des éléments de réflexion nouvelle qu’il propose.
Il milite aujourd’hui à AC ! contre le chômage.
Roland Vittot
Entré chez Lip en 1952, volontaire et combatif, il s’est rapidement présenté à Charles Piaget
pour lui manifester son désir de militer avec lui. Il date sa véritable prise de conscience
politique de la guerre d’Algérie qui précède son adhésion au PSU en 1965. Comme Charles, il
appartient à l’Action Catholique Ouvrière (ACO). Il forme avec Charles un tandem qui se
complète à merveille. Quand l’un flanche, l’autre est là pour prendre le relais. Roland est un
tribun populiste, un fonceur dont l’obstination est légendaire. Malgré son tempérament de
harceleur et sa combativité, il est hostile à toute forme de violence, et son intervention sera
décisive à plusieurs moments du conflit, pour éviter qu’il ne dégénère.
Il habite aujourd’hui le village où il est né, loin de tout, et anime un groupe de patois local.
Raymond Burgy
C’était le jeunot de l’équipe, arrivé chez Lip en 1965. Il a été sous-officier en Algérie et en a
gardé un certain goût du commandement et des responsabilités. Il donne une incroyable
impression de rigueur, à tous les sens du terme. Grand organisateur de la clandestinité, il sera
le garant de la gestion des montres et de l’argent.
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ?
51
Il a payé très cher son engagement dans la lutte : l’incompréhension de sa famille plutôt
bourgeoise, un divorce, une hostilité que certains lui vouent encore aujourd’hui. Très intéressé
par les problèmes d’organisation du travail, il acceptera, après la reprise, de seconder le
nouveau patron de Lip, Claude Neuschwander, ce qui lui vaudra des accusations de traîtrise
qui l’ont profondément marqué.
Aujourd’hui, il aide des jeunes en très grande difficulté à s’insérer dans le monde du travail et
s’occupe activement d’une association de handicapés.
Fatima Demougeot
Arrivée en France en 1962 à l’âge de 13 ans et demi, elle a déjà vécu la guerre d’Algérie.
Après une installation et une expérience professionnelle difficiles en France, elle arrive à
Besançon en 1967. Elle entre comme OS chez Lip, au vernissage des cadrans. Rapidement
elle prend des cours du soir, passe sur les chaînes de montage, puis au contrôle qualité.
En mai 68, elle se syndique à la CFDT, participe à l’occupation de l’usine et aux négociations.
Elle ne cessera plus de militer. En 1974, elle sera élue en 4ème position sur la liste CFDT. A
travers sa lutte pour l’emploi qui reste une valeur fondamentale, elle rencontre la réalité de la
condition faite aux femmes et particulièrement à LIP, dont elle découvrira la surexploitation.
En 1987 Fatima fait face à une reconversion difficile. Elle s’oriente dans la formation
professionnelle couplée d’une formation universitaire. Aujourd’hui, ses engagements sont
associatifs ou individuels. Dans les quartiers, elle aide femmes, hommes, jeunes à faire
ressortir l’image positive d’eux-mêmes, travaillant sur les problèmes de laïcité, de mixité et
d’égalité.
Jean Raguenès
Son parcours n’a rien à voir avec celui de Charles Piaget, Roland Vittot ou Raymond Burgy. Il
n’est entré chez Lip qu’en mai 1971, comme OS. Prêtre dominicain issu d’une famille
bourgeoise de Bretagne, parallèlement à des études de philosophie et de théologie, il a
d’abord été éducateur pour l’enfance inadaptée, puis novice dans un ordre contemplatif, le
Carmel, avant d’entrer chez les Dominicains. Il a été aumônier des étudiants à Paris en 1968.
En arrivant à Besançon, il considère son travail chez Lip comme alimentaire, et s’intéresse
peu à la vie de l’entreprise. Il veut mener une action militante en direction des délinquants et
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installe dans sa maison une sorte de communauté ouverte pour les accueillir. Ses sympathies
politiques sont plutôt "mao".
Lorsqu’éclate le conflit en 1973, il s’engage et devient l’un des animateurs du Comité
d’action dont la réflexion et les actions, parfois provocatrices, seront souvent décisives pour
l’avancée de la lutte. On le retrouve aujourd’hui au Brésil, où il est parti combattre aux côtés
des paysans sans terre et des Indiens spoliés par les grands propriétaires terriens contre le
travail esclave qui y sévit.
Jeannine Pierre-Emile
Fille de maçon immigré italien, elle est née à Besançon. Traitée de « macaroni », elle se
vengera en lisant beaucoup et en étant la meilleure en français. Elle entre chez Lip en 1971 et
rejoint la section syndicale CFDT. Lorsque le conflit éclate en 1973, elle est déléguée du
personnel et membre du CE.
Elle élève seule deux enfants, tout en s’investissant corps et âme dans la lutte des Lip,
particulièrement dans les relations avec la presse et la cache des montres.
Noëlle Darteville
D’origine paysanne, formée par la Jeunesse Agricole Chrétienne. Noëlle Darteville fut avec
Claude Mercet, aujourd’hui décédé, la principale déléguée CGT de Lip. Avant le conflit de
1973, elle s’était fait remarquer dans la dénonciation du droit de cuissage qui sévissait dans
certains ateliers du temps de Fred Lip. Au moment du dépôt de bilan elle a été de ceux qui ont
adhéré immédiatement à l’idée de fabriquer et de vendre les montres au profit du mouvement.
Parfois tiraillée entre son désir de faire cause commune avec la CFDT et les consignes de sa
Confédération, plutôt réticente face aux initiatives des Lip et à la place du Comité d’Action
dans la lutte, elle maintiendra l’unité d’action jusqu’au vote sur le plan Giraud que la CGT
propose d’accepter, malgré les quelque 180 licenciements qu’il implique. Après la grande
marche sur Besançon, les tensions s’amplifient entre la CFDT et la CGT. A partir du refus du
plan Giraud par les Lip, la CGT va peu à peu se retirer du conflit.
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Michel Jeanningros
Entré chez Lip en janvier 1960 comme cadre commercial, il était un collaborateur direct de
Fred Lip et peut témoigner du despotisme incroyable de Fred par rapport à son état-major
rapproché. Il adhère clandestinement à la CFDT en 1968 et sera dès lors un soutien
inconditionnel du mouvement. Michel Jeanningros est entré à l’Action Catholique Ouvrière
en 1973. Pendant le conflit, sa maison est ouverte à tous vents : s’y côtoient des journalistes,
des étudiants, des militants du monde entier. Il est alors un membre actif du comité d’action,
particulièrement chargé de la revue de presse quotidienne. Il sera l’instigateur de la jonction
entre les Lip et les paysans du Larzac.
Il est aujourd’hui « l’archiviste » de Lip, il continue à recueillir et classer tout ce qui a trait au
conflit. Grâce à lui, 9 mètres de rayonnages attendent les historiens aux archives
départementales du Doubs.
Jean Charbonnel
Né en 1927, Jean Charbonnel est un des derniers gaullistes de gauche ; normalien et énarque,
il est agrégé d’histoire. Ministre du Général de Gaulle, il sera au parlement, au gouvernement,
à la tête de l’UDR, un des jeunes loups, dans la mouvance progressiste incarnée par René
Capitant et Louis Vallon. Au moment où éclate le conflit Lip, il est ministre du
développement industriel et scientifique du gouvernement Messmer. Contre les libéraux du
gouvernement, il défend l’idée que le pouvoir politique doit intervenir dans l’économie et
développe une grande politique industrielle. Accusé de vouloir sauver Lip à tout prix, Jean
Charbonnel sera débarqué du gouvernement lors d’un remaniement ministériel en février
1974.
Claude Neuschwander
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Il est né en 1933. Etudiant, il a été vice-président de l’UNEF. Il entre chez Publicis en 1962 et
devient, 10 ans plus tard, le numéro deux du groupe. Administrateur de la fédération des
cadres CFDT de 1962 à 1970, il devient un membre influent du PSU de 1967 à 1973. Proche
de Michel Rocard, il suivra ce dernier au Parti socialiste. Il reprend l'affaire Lip en 1974.
Détesté par le patronat bisontin, qui ne supporte pas ce jeune Parisien venu remonter une
entreprise dont ils souhaitent la mort, il va tenter de faire front, avant de capituler en 1976.
B. Découpage du film en séquences.
S1 0h00m00s
Prologue 1.
Jean Raguenès à Tucumã (Amazonie brésilienne) évoque les circonstances
qui l’ont amené à entrer chez Lip comme OS.
« Lip jouissait d’une renommée. » (Fatima)
Prologue 2.
Fred Lip, « un patron fantasque » selon Claude Neuschwander. Ses frasques
et ses erreurs.
S2 0h05m54s
Le coup de tonnerre du 17 avril.
Démission du PDG Jacques Saint-Esprit et dépôt de bilan.
« Il fallait réagir et vite. » (Raymond)
« Il y avait deux tendances. Arrêter tout ou baisser les cadences. » (Jean)
« Des gens du Comité d’action ont commencé à faire des dessins. » (Jean)
« Cette fois c’est terminé. Il faut prendre le pas et occuper. » (Charles)
S3 0h12m16s
La séquestration des administrateurs (12 juin).
« Il n’y a pas de repreneur. C’est la fin. » (Roland)
« Un de nous tire la serviette d’un des administrateurs… 400 ou 500
travailleurs à élaguer ! » (Jean)
« Alors on les a séquestrés. » (Roland)
« Toute cette police qui arrive dans la nuit. » (Fatima)
Roland Vittot les relâchés « pour éviter que ça dégénère. » (Raymond)
S4 0h18m20s
Les montres prises en otage (nuit du 12 juin).
« C’est quand même un vol. » (Charles)
« Il y en a même qui disaient : c’est un péché ! » (Jean)
« Où est la légalité ? » (Fatima)
« On a fini par se dire : c’est jouable. » (Charles)
« On chargeait, on chargeait, on chargeait. » (Raymond)
« Les montres brillaient dans le soleil levant » (Jeannine)
« Non au licenciement, non au démantèlement » (Manifestation du 15 juin)
Les paroles de Mgr Lallier.
« On a gagné et pourtant on est perdus. » (Charles)
S5 0h26m50s
Remettre en route l’usine (18 juin).
« Qu’est-ce qu’une idée ? Elle était dans l’air. » (Jean)
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ?
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« Les gens étaient contents de travailler. » (Jeannine)
« C’est possible. On fabrique, on vend, on se paie. »
« La fédération CGT a été complètement décontenancée. » (Charles)
S6 0h36m02s
Les caches de montres.
« On ne sait pas qui s’occupait des caches. » (Michel)
« Chaque équipe faisait la moitié du trajet. » (Raymond)
« Arrivés à un certain endroit, on s’est tous perdus. » (Michel)
« Les différentes perruques que j’ai mises. » (Raymond)
« J’ai été emmenée en garde à vue deux fois. » (Jeannine)
« C’est pas écrit tout ça. Ça peut pas s’écrire. » (Roland)
S7 0h42m56s
La vie collective s’est structurée.
« On a essayé que la plupart des gens prennent quelque chose sous leur
responsabilité. » (Michel)
« Le Comité d’action a été une sorte d’aiguillon. » (Jean)
« Les gens de la CGT détestaient le comité d’action. » (Jeannine)
« Il faut qu’on apprenne à gérer le grand courant d’air. » (Charles)
« Ce sont les sages fous et les fous sages qui se sont rencontrés. » (Jean)
S8 0h48m33s
L’ouverture.
« Tout le monde peut venir voir, écouter. » (Charles)
« Tout cela faisait une effervescence. » (Jean)
« Sont arrivés un certain nombre de groupes gauchistes. » (Jean)
« Les Lip ne se laissaient pas compter fleurette. » (Raymond)
« L’apport extérieur a été énorme. » (Charles)
S9 0h54m56s
Les femmes et la lutte.
« Ca pèse quand même. » (Rolande Vittot)
« La vie de famille est quand même déroutée. » (Mme Piaget)
« J’ai pas été bien là-dessus. » (Charles)
« Le conflit Lip a permis aux femmes de s’exprimer. » (Raymond)
« La question des femmes a été la révolution dans la révolution. » (Fatima)
« Moi je me suis beaucoup enrichie. » (Jeannine)
S10 1h01m15s
La 1ère paie sauvage (3 août).
« Est-ce qu’on fait salaire égal pour tous ? » (Michel)
« Tout fuse, tout ressort. » (Raymond)
« On pouvait faire un complément de salaire égal pour tous. » (Jean)
« J’ai toujours soutenu la thèse qu’il fallait hiérarchiser. » (Raymond)
« Remballe tes billes… Ce sera pour la prochaine fois. » (Jean)
« Je ne le reverrai pas dans ma vie. » (Michel)
S11 1h06m31s
Charles Piaget.
« A un moment donné le délégué se demande : on sert à quoi nous ? »
(Charles)
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ?
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« Piaget était là, on était tranquille. » (Roland)
« C’est lui qui de très loin a traduit le mieux l’âme des Lip. » (Jean)
« Charles n’a jamais succombé aux sirènes du pouvoir. » (Jean)
« Avec Charles on part 4 jours avec une pomme. » (Jeannine)
Piaget ridiculise Giraud le négociateur devant l’AG.
S12 1h14m00s
Les CRS occupent l’usine (14 août).
« Il y en avait qui pleuraient… On est chez nous ! » (Charles)
« L’usine est là où sont les travailleurs. » (Voix archivée de Charles)
« Le pouvoir ne peut pas se permettre de perdre. » (Charles)
« Je me suis laissé séduire par les sirènes de la violence. » (Jean)
S13 1h23m00s
L’imagination rebondit, la marche des 100 000 (29 septembre).
« C’est tout Besançon qui est notre usine. » (Charles)
« On a commencé à organiser une marche sur Besançon. » (Jean)
« Toute cette marée humaine ! » (Raymond)
Rejet du plan Giraud.
« On n’avait plus de solution. » (Charles)
S14 1h32m34s
Une autre solution, les accords de Dôle (29 janvier 1974).
« Antoine Riboud voulait prouver qu’il pouvait résoudre un problème qui
datait de plus d’un an. » (Claude N.)
« Cette solution nous a un peu échappé. » (Jean)
Le « trésor de guerre » est restitué.
« Les premiers réembauchés… C’était extraordinaire. » (Claude N.)
S15 1h38m52s
Raymond Burgy.
« Il fallait que je remette en route l’atelier de taillage. » (Raymond)
« On allait plus être ensemble. » (Roland)
« Je suis toujours considéré comme un traître par certains. » (Raymond)
« Ca a été dur la reprise. » (Michel)
S16 1h44m22s
Bousculer Neuschwander sans le faire tomber.
« On peut pas aller trop vite. » (Jean)
« Neuschwander, il rappelait Kennedy. » (Michel)
« Raymond, tu te fais enfumer ! » (Raymond)
« Je n’ai pas eu avec eux de complicité. » (Claude N.)
« Neuschwander, il voyait Lip à long terme. » (Jeannine)
« L’affaire Lip était viable et fonctionnait. » (Claude N.)
S17 1h50m51s
On a assassiné Lip.
« Il fallait me casser. » (Claude N.)
« On s’est rendu compte qu’il fallait que les Lip paient. » (Raymond)
« Après Lip, l’intérêt de l’argent est devenu le moteur. » (Claude N.)
S18 1h56m30s
Epilogue.
festival international du film d’histoire › vers un nouveau syndicalisme ?
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Des voix d’enfants scandent au loin « Tous ensemble, tous ensemble ! »
Rues de Palente sous la neige.
« 20 après…On va vous faire voir où était le trésor de guerre. » (Claude
N.)
Plans successifs sur les visages des acteurs.
Plan d’une violoniste jouant quelques notes.
Générique.
« Ce défilé de cheveux gris et de visages ridés pourrait virer au rassemblement d’anciens
combattants aux yeux humides. Sauf que Christian Rouaud ne traque pas l’émotion mais
l’action : il ne filme pas des témoins mais des héros. Conjuguées plus souvent au présent
qu’au passé, conçues comme une course de relais, les séquences s’interrompent avant que tout
soit dit, sur une note haute qui appelle l’intervention suivante : la définition même du
suspense. Les images d’archives fonctionnent moins comme des illustrations que comme des
tendeurs au service d’une histoire à tous points de vue extraordinaire. »
René Solis, Libération, 20 mars 2007.
V. Suggestions pour l’analyse.
A. Les propositions d’un professeur de SES (Gérard Grosse pour le CNDP).
La construction des identités dans l’action
Une première piste très intéressante qu’offre le film est de montrer comment les identités
collectives se construisent dans l’action. C’est Jeannine Pierre-Emile qui développe
particulièrement cet aspect. Avant le conflit, les salariés étaient des individus ; avec la lutte, ils
se sont enrichis et ont constitué un collectif, ils sont devenus des « Lip » au sens
« d’engagés », précise Fatima. L’effervescence collective trouvant son point d’orgue avec la
première paie « sauvage ».
À l’inverse, l’éclatement partiel du « collectif », après la signature de l’accord de Dôle, en
janvier 1974, renvoie les salariés à leur situation particulière et à leurs choix individuels, celui
de Raymond Burgy par exemple, qui le coupe d’une partie de ses camarades de lutte. Fatima
Demougeot affirme dans le film : « On n’a pas su concilier les aspirations personnelles et la
lutte collective. »
Les rapports entre « base » et « responsables », syndicats et comité d’action
(coordination)
L’étude des formes de mobilisation collective est certainement le domaine où le film apparaît
comme le plus riche. En effet, les paroles des délégués syndicaux de l’époque et surtout de
Charles Piaget, Roland Vittot et Raymond Burgy, sont confrontées à celles de salariés « de
base », animateurs du « comité d’action », comme Jean Raguenès ou Fatima Demougeot (par
ailleurs syndiqués également).
Un processus continu d’interaction se déroule entre les délégués syndicaux (dont la légitimité
n’est pas contestée) et le comité d’action (l’appellation elle-même est issue de Mai 68) qui va
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proposer des idées, comme la manifestation à Neufchâtel, en Suisse, devant le siège
d’Ebauches-SA, principal actionnaire de Lip, et servir « d’aiguillon ».
Le savoir-faire des délégués est essentiel : Piaget explique comment il fallait agir pour que les
décisions engagent tout le monde et donc faire en sorte que cette idée « inouïe » de reprendre
la production pour leur propre compte ne vienne pas de quelque chef de file CFDT, mais
apparaisse comme une évidence. Mais les initiatives du comité d’action bousculent parfois les
délégués, conduisant Piaget à dire dans le film que la « réussite [de leur projet], c’est de ne
même plus avoir besoin de leader ».
Cette dialectique syndicats-comité d’action préfigure l’émergence des coordinations
(infirmières, cheminots, instituteurs, etc.), dans les années quatre-vingts, formes
d’organisation complémentaires ou alternatives au syndicalisme « traditionnel », où l’on
retrouve également cette alliance entre « jeunes » et « vieux » entre « sages-fous » et « foussages » dont parle Raguenès.
La dynamique des formes d’action
Les conflits sociaux peuvent être caractérisés par trois dimensions : les enjeux, les acteurs et
les moyens, méthodes, ressources utilisés.
Le film retrace le conflit Lip sur deux ans environ, du début 1973 au début 1975, et permet de
suivre la diversité du « répertoire » dans lequel les salariés ont puisé, manifestant leur
pragmatisme et leur inventivité.
Sans prétendre offrir une liste exhaustive, on pourra noter :
– l’arrêt de travail de dix minutes par heure pour freiner la production sans perdre les
salaires ;
– la prise d’otages (les administrateurs) bientôt remplacés par un autre « otage », les montres ;
– le redémarrage de la production sous la bannière « C’est possible : on fabrique, on vend, on
se paye » ;
– l’association des sympathisants à la vie collective de l’usine de Palente occupée ;
– la communication, notamment via un journal, Lip-unité ;
– et bien sûr les formes plus traditionnelles comme les manifestations.
Toutes ces innovations, mais aussi les expériences plus singulières d’ouvriers et d’ouvrières
devenant dessinateurs ou vendeuses, illustrent bien la dynamique de l’action collective et
l’inventivité qu’elle a suscitée dans ce cas particulier.
Inégalités et justice sociale
Un autre thème peut être travaillé avec des élèves, en sciences économiques et sociales, celui
des inégalités et de la justice sociale. Même s’il affleure souvent, deux moments forts y font
particulièrement référence.
Le premier, illustré en particulier par des interventions de Roland Vittot et de Jean Raguenès
concerne les inégalités salariales. Quand il a été décidé, en août 1973, de procéder à la
première paie sauvage avec le fruit des ventes de montres, la question s’est posée : fallait-il
une paie égale, ou bien hiérarchisée ? Et selon quelle hiérarchie ? Celle des rémunérations
antérieures ? Celle des besoins (le salarié chargé de famille ou non), etc ? À l’encontre de la
« logique » démocratique du mouvement, et par souci de pragmatisme, c’est le choix d’une
paie hiérarchisée qui a été fait, mais, comme le remarque Vittot, le salaire ainsi versé et
obtenu grâce au travail et à l’action collective n’était pas proportionnel à l’engagement et à la
participation à la lutte. Intéressant exemple de conflit sur le critère de justice.
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Le second sujet court au long du film et concerne les inégalités hommes-femmes. Au niveau
des militants, Burgy, Vittot et sa femme, ainsi que madame Piaget, évoquent l’inégalité
induite par l’investissement exaltant des uns dans la lutte et le poids des responsabilités
domestiques que supportaient les autres.
Autres thèmes d’étude
Au début du conflit, la décision est prise de ne pas cesser tout de suite le travail pour ne pas
perdre les salaires, mais de « couler » les cadences. Il s’avère que c’est impossible pour les
O.S. qui ont les cadences « dans la peau » et ne peuvent réduire la production qu’en arrêtant
de travailler une partie du temps. Terrible illustration de « l’incorporation » de la cadence, de
la « contrainte par corps » de la socialisation par le travail parcellisé. Voilà un exemple qui
peut être utilement mobilisé dans le cours de sciences économiques et sociales, en seconde
(thème de l’organisation du travail) comme en terminale.
À la fin du film, Claude Neuschwander analyse avec amertume le « lâchage » de Lip par le
patronat et le gouvernement. Il y voit une manifestation du basculement d’un type de
capitalisme à un autre : d’un capitalisme où l’entreprise était au cœur de l’économie à celui où
la finance mène le jeu. Cela rejoint d’autres analyses qui lisent dans la période 1970-1980 le
passage d’un « modèle de croissance » à l’autre (de « fordiste » à néolibéral) ou d’un type de
capitalisme à l’autre (de managerial à actionnarial).
B. D’autres propositions.
La mémoire ouvrière.
Assumant tout au long du film son dispositif, Christian Rouaud refuse toute voix
« surplombante » pour travailler au plus près d’une mémoire plurielle, diffractée,
« élastique ».
Á partir de l'étude des anecdotes retenues par les témoins et des quelques phrases
"marquantes", on peut apprécier le fonctionnement de cette mémoire. On réfléchira
notamment à la sélection inconsciente des informations comme aux différents facteurs de la
cristallisation de ces souvenirs. Plus que le souvenir de l'autogestion, les Lip ont conservé la
mémoire de scènes de camaraderie, de solidarité, d’action dans l’urgence.
Ces souvenirs sont aujourd'hui d'autant plus facilement réactivés (et sans doute déformés) que
les désordres de la mondialisation peuvent rendre nostalgiques de luttes de ce genre.
Un exemple de « flou mémoriel » : le terme exact utilisé dans le document subtilisé aux
administrateurs pour qualifier les licenciements prévus.
- Jean Raguenès : « 400 ou 500 travailleurs à élaguer. »
- Fatima Demougeot : « 500 personnes… faut larguer. C’était le terme. »
- Jeannine Pierre-Emile : « Larguer les hommes, c’était nouveau. »
Entre les 2 premiers témoignages, Rouaud intercale une photo du document ; il porte « 480 à
dégager. »
Au fond les trois expressions se valent. Chacun a traduit dans son propre lexique l’énormité
de la révélation et le choc qu’il a ressenti. La précision historique qui retrouve le mot juste
risque ici de passer à côté du ressenti collectif polyphonique.
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L’émancipation des femmes.
Le documentaire interroge la question de la place des femmes dans les organisations
syndicales. Raymond Burgy dit bien que les militants syndicaux étaient souvent réticents visà-vis de l’engagement des ouvrières, et Claude Neuschwander, membre du PSU à l’époque et
dirigeant de Lip de 1974 à 1976, explique malicieusement comment il a exploité les divisions
hommes-femmes.
Néanmoins, la lutte a été l’occasion de prises de conscience et de responsabilité.
Pour Fatima Demougeot, « la question des femmes a été la révolution dans la révolution ».
Avant 1973, les témoins rappellent que les femmes sont souvent muettes et timides... elles se
sentent « écrasées par les hommes ».
Les Lip donnent pour la première fois l'occasion aux femmes de tenir une vraie place dans les
meetings. Michel Jeaningros parle d’une « petite bonne femme » qui s’est révélée être une
oratrice hors pair.
Un thriller ?
Le fait d'armes dont les Lip sont le plus fiers reste "le vol des montres". Les témoins évoquent
ce moment avec émotion et n'hésitent pas à utiliser un registre quasi épique pour décrire cet
épisode.
Jeannine Pierre-Emile rappelle notamment que dissimulées sous des couvertures, dans une
voiture, « les montres brillent dans le soleil levant ».
La description de la scène du vol des montres est digne des meilleurs films policiers.
Dérobées de nuit, les montres sont dissimulées dans plusieurs voitures et emmenées dans des
caches provisoires en pleine campagne. Disposant de peu de moyens (déguisements,
perruques), les Lip réussissent pendant plusieurs mois à déjouer les plans de journalistes, de la
police comme des RG (Jeannine Pierre-Emile évoque même la brigade anti-gang), qui
s'acharnent à récupérer ce « trésor de guerre ».
La place des chrétiens dedans … et dehors
Certains Lip sont profondément marqués par la culture chrétienne.
R. Vittot, M. Jeanningros et C. Piaget appartiennent à l'Action Catholique Ouvrière (ACO).
J. Raguenès est devenu prêtre dominicain après avoir été novice dans un ordre contemplatif,
le Carmel.
N. Dartevelle a été formée par la Jeunesse Agricole Chrétienne.
Mi-sérieux, mi-plaisantant, M. Jeanningros estime qu'il s'est comporté comme un apôtre
durant la lutte : « Je connaissais le syndicat par conviction et par devoir religieux. J'ai
commencé la lutte, au début, en tant que chrétien autant que syndicaliste. J'ai fait comme tout
le monde, j'ai défendu notre lutte et je suis parti. J'ai été prêcher. Je suis devenu apôtre !".
L'évêque de Besançon, Mgr Lallier, prend clairement parti pour les Lip. Il s'insurge contre
l'inhumanité des licenciements et du démantèlement de l'usine. Il appuie leur mouvement,
accepte la prise en otage des montres et préside la manifestation du 15 juin.
On pourra encore rappeler ici la complicité du clergé de Besançon lors de la confiscation du
stock.
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« Saint-Charles » ou le « miracle de la pomme ».
Tous les témoins reconnaissent en Charles Piaget un leader charismatique, une véritable
"vedette".
Ils l'appellent parfois "Saint-Charles" (Raymond Burgy un peu sarcastique).
Ils voient en lui un homme simple « qui ne cède pas aux sirènes du pouvoir » (J. Raguenès) et
qui mène la lutte avec une grande modestie.
C'est un homme frugal qui passe pour accomplir de « petits miracles » en faisant, par
exemple, vivre quatre hommes pendant quatre jours avec une seule pomme… selon la
formule inventée par la facétieuse Jeannine.
VI. Lip, à l’origine de plusieurs ondes de choc.
A. « Les grèves productives : Lip et ses enfants »5
« Les grèves productives, caractérisées par une poursuite de l’activité laborieuse […],
méritent une place à part, moins par leur nombre, une petite vingtaine peut-être, que par
l’originalité de la forme d’action et les répercussions que ces grèves ont entraînées. Ces
grèves présentent également un trait caractéristique : elles se réfèrent explicitement à un
conflit matriciel, celui de Lip en 1973. […]
L’invention d’une forme d’action qui permet de poursuivre une longue grève, qui manifeste le
souci de préserver des emplois, et qui traduit l’expression d’un droit ouvrier sur l’usine et la
production qu’ils réalisent […] explique l’extraordinaire engouement dont la lutte des Lip a
bénéficié. En outre, le mérite des ouvriers est de dépasser la dichotomie grève offensive/
défensive. En effet, alors que le propos apparaît défensif puisqu’il s’agit d’interdire des
licenciements, la lutte offre l’occasion d’affirmer un droit ouvrier sur la production, et impose
le point de vue ouvrier dans les longues négociations qui s’engagent avec des repreneurs
jusqu’au démarrage en 1974. Á partir de l’été 1973 donc, les grèves productives se multiplient
où la référence à Lip s’avère explicite.
Le cas le plus probant d’une référence au conflit bisontin est la lutte des PIL à Cerizay dans
les Deux-Sèvres entre la fin du mois d’août et novembre 1973. Á l’origine du conflit, un
différend qui porte sur l’obtention d’un 13ème mois oppose une jeune section CFDT au patron
autoritaire de Confection Sèvre-Vendée […]. En juillet, une assemblée générale décide la
grève du rendement à laquelle la direction répond par la mise à pied de la déléguée syndicale,
Thérèse Albert, et une procédure de licenciement. Le 28 août, à la reprise du travail, la
direction refuse de réintégrer la déléguée syndicale. Dès lors, 95 grévistes, qui campent dans
un champ à proximité de l’usine, décident au cours d’une discussion informelle, de suivre
l’exemple de Lip et de fabriquer des chemisiers […]. Le 30 août, la production démarre et le 5
septembre, les chemisiers sont appelés PIL (Populaires Inventés Localement). Le choix de
l’acronyme dit la référence à la lutte exactement contemporaine des Lip, d’autant plus
prégnante qu’une délégation de l’usine bisontine assiste au meeting organisé le 31 août et
reçoit les premiers chemisiers fabriqué dans l’atelier. Dès lors, la grève s’installe. »
5
Xavier VIGNA, L’Insubornation ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Presses
Universitaires de Rennes, 2007, p.107-110.
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B. Une conséquence inattendue : le sabordage des Maoïstes de la Gauche Prolétarienne.
Nous suivrons ici le livre de Virginie LINHART6 dont le père fut un militant de la première
heure de cette organisation.
Après avoir rappelé les faits qui viennent ébranler les maoïstes français (l’attentat des JO de
Munich dans l’été 1972, la condamnation du terrorisme et des prises d’otages) l’auteure
poursuit : « Le dernier, mais non le moindre des événements qui vont hâter l’autodissolution
de l’ex-organisation maoïste, survient à Besançon […]. Lip symbolise l’échec de la stratégie
de l’organisation tournée vers les plus défavorisés, les plus révoltés. Elle [la lutte des Lip] met
en pratique l’illégalité de masse (récupération et protection des stocks de montres) prônée par
la GP, mais, a contrario de toutes ses analyses et de toutes ses attentes. La violence est ainsi
honnie par les ouvriers […]. Lip n’est en rien un bastion ouvrier tant convoité par les
maoïstes, sa population est fortement syndicalisée et les ouvriers sont en grande majorité
Français et qualifiés […]. Lip n’était pas une usine d’établissement, les ouvriers ont imaginé
et agi en dehors de la sphère d’intervention de la GP, ils n’ont pas eu besoin de l’organisation
pour mettre en œuvre la 1ère paie sauvage de l’histoire du mouvement ouvrier […]. Cet
événement sanctionne de façon irrémédiable le discours de l’ex-GP, davantage encore, il
remet fondamentalement en cause la raison d’être de l’organisation. La réussite des Lip
apparaît comme le révélateur d’une inadéquation d’analyse, d’une inspiration tarie ; la
stratégie politique développée échoue à l’épreuve des faits : ce n’est pas là où les maos
militaient et s’étaient établis que la révolte ouvrière s’est manifestée de la façon la plus
concrète et la plus originale. En septembre 1973, le dernier numéro de La cause du peuple
relatant l’aventure des Lip paraît. Á l’automne 1973, les dirigeants annoncent l’auto
dissolution d’une organisation qui n’avait plus d’existence légale depuis trois ans déjà. »
Plus loin elle cite les propos de Dominique Bondu, un ancien mao : « Lip a jugulé la tentation
du terrorisme comme issue désespérée à notre impasse, en matérialisant l’espérance d’une
usine foyer de subversion, de révolution. »
6
Virginie LINHART, Volontaires pour l’usine. Vies d’établis 1967-1977, Seuil, 1994, p. 86-88 et p. 197.
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