Eugène-Louis Gillot et les Beaux-Arts de la mer
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Eugène-Louis Gillot et les Beaux-Arts de la mer
Patrick Jude et Catherine Carré-Mével Eugène-Louis Gillot et les Beaux-Arts de la mer SOMMAIRE Préface ............................................................ 4 Introduction.................................................... 9 De la naissance à la majorité........................ 12 De la majorité à l’Exposition de 1900........... 13 Les débuts...................................................................................... 13 Les techniques............................................................................... 15 De 1900 à la guerre de 1914-1918................... 20 Après la Grande Guerre................................. 91 Les États-Unis, 1919-1925............................................................... 92 La cinquième et dernière exposition personnelle, New York, 1922............94 Nouvelle mission, New York, 1923..........................................................95 L’exposition d’art français, San Francisco, 1924-1925...............................95 En France, 1919-1925..................................................................... 96 La quatrième exposition personnelle, Paris, 1920.....................................96 Gillot et l’aquarelle..................................................................................97 Gillot au music-hall................................................................................98 La Marine nationale, la Société nationale des beaux-arts de la mer (SNBAM)...........................100 Travail et difficultés jusqu’à la mort........................................................103 En France....................................................................................... 22 Le cadre de vie de l’artiste.......................................................................22 Gillot, ses déplacements, l’attrait des ports..............................................22 Expositions, commandes, achats.............................................................27 Les industries fumantes, Saint-Étienne et Firminy..................................34 Quelques autres fumées..........................................................................37 Gillot et les sociétés artistiques................................................................40 À l’étranger..................................................................................... 54 Royaume-Uni, 1903-1914........................................................................54 États-Unis, 1904.....................................................................................67 Belgique, 1905-1911.................................................................................67 Italie, 1904-1911......................................................................................69 Allemagne, 1903-1909............................................................................71 Espagne, 1911.........................................................................................72 Pays-Bas (circa 1912)..............................................................................72 La Grande Guerre........................................... 75 Missions du musée de l’Armée...................................................... 75 Missions artistiques des Beaux-Arts............................................... 83 Les expositions pendant la Grande Guerre.................................... 88 Deux expositions personnelles.................................................................88 Expositions collectives............................................................................89 Expositions collectives aux États-Unis et au Canada...............................90 2 Après la mort de Gillot, ................................. 107 Le prix Gillot-Dard......................................................................... 107 Les salons de la Société nationale des beaux-arts de la mer......... 108 1927, le premier Salon, en France, enfin !...............................................109 Les Salons qui ont suivi..........................................................................111 Création du Salon de la Marine..................................................... 115 Le musée national de la Marine au palais de Chaillot................... 115 L’Académie française, l’Institut de France, l’Académie de marine et les Beaux-Arts de la mer........................ 116 Les Beaux-Arts de la mer et l’Institut de France.......................................116 Les Beaux-Arts de la mer et l’Académie de marine...................................117 L’Association des peintres officiels de la Marine........................... 117 Conclusion...................................................... 118 Bibliographie.................................................................................. 118 Hommages et rétrospectives postérieurs à 1930........................... 120 Expositions..................................................................................... 120 Remerciements.............................................................................. 121 Crédits photographiques................................................................ 122 Notes.............................................................................................. 123 3 Préface Les Anglo-Saxons amateurs d’art comparaient en son temps EugèneLouis Gillot à Turner, un hommage appuyé à la dimension d’une œuvre intemporelle, impressionniste et lumineuse. L’admiration des peintres pour le talent de cet ancien – qui n’occupe pas aujourd’hui sa juste place dans l’histoire de l’art – s’attendrit d’une particulière affection. Il a joué en effet un rôle déterminant au sein de trois institutions artistiques qui perdurent : La Société nationale des beaux-arts, les Peintres officiels de la Marine et le Salon de la Marine. Parce qu’elles me sont familières, il m’est particulièrement agréable de rappeler comment, au-delà de sa créativité picturale inventive et sensible, Gillot s’est généreusement engagé pour les artistes et pour la mer. Dans la seconde moitié du xixe siècle, le renouveau des sciences, des techniques et de la réflexion sur la société bouleversa tous les arts, de la musique à la littérature et de l’opéra aux arts plastiques. Comme l’expansion de la vapeur dans une machine, la formidable poussée de la création en ébullition fit éclater ses codes. L’agitation bouscula l’inébranlable Salon officiel. Sous la dictature de l’Académie des beauxarts, sa tradition remontait à l’exposition annuelle des membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture de Colbert. Le Salon était la vitrine obligée des peintres et des sculpteurs. Là se faisaient les réputations, se passaient les commandes officielles et s’imposaient les maîtres. L’enseignement et la mainmise de l’académisme maintenaient fermement les règles intangibles d’un art pompeux selon le modèle gréco-romain. Courbet avait été le premier à s’évader du système. En 1861, le peintre et graveur Louis Martinet et Théophile Gautier fondèrent la Société nationale des beaux-arts pour renverser la tyrannie du Salon. Ils déclaraient vouloir « rendre l’art indépendant et apprendre aux artistes à faire eux-mêmes leurs affaires ». L’initiative de la Nationale était soutenue par de nombreux artistes, dont Delacroix, 4 Carpeaux, Corot, Gustave Doré, Bracquemond et Puvis de Chavannes. Elle exposait boulevard des Italiens. Ingres y accrocha La Source. Très ouverte, la société était liée aux sociétés d’Amis des arts en province, et elle publiait un bimensuel Le Courrier artistique. Elle renonça à son expérience au bout de cinq ans, ne parvenant pas à couvrir ses frais. Deux ans après la fronde de la Nationale, le refus de plus de la moitié des œuvres au Salon de 1863 conduisit Napoléon III à faire exposer les exclus dans le palais de l’Industrie hérité de l’Exposition universelle de 1855. Ce fut le Salon des refusés, où Le Déjeuner sur l’herbe de Manet fit scandale, car il laissait l’académie folâtrer dans la nature. Un groupe d’artistes refusés au Salon de 1874, dont Cézanne, Degas, Monet, Pissaro et Renoir, organisèrent une exposition contestataire dans l’atelier du photographe Nadar. L’Impression soleil levant de Claude Monet officialisa le nom du mouvement qui commençait à se répandre, après l’article faussement bécasse de Louis Leroy dans Le Charivari : « Impression, j’en étais sûr ! Je me disais aussi, puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans. » Le tableau culte était une vue du Havre. Quelques décennies après Turner, des artistes français avaient découvert la mer à leur tour. Laissant les académistes faire poser leurs pompiers, ils désertaient leurs ateliers pour les plages de la Manche. L’art était alors un vaste chantier en désordre. Jules Ferry, président du Conseil des ministres et ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, fonda la Société des artistes français en 1881, quand s’ouvrait l’Exposition internationale d’électricité. Il confiait aux artistes ombrageux le soin de gérer le Salon. Au moment où frémissaient les arts plastiques dans un environnement politique et social instable, des querelles de principes, des brouilles spectaculaires de personnalités promptes aux coups de sang, ont fondé les grandes sociétés d’artistes que l’on appelle aujourd’hui les Salons historiques. Issues par scissiparité d’un même tronc originel, elles sont cousines bien que jalouse chacune de ses différences qui sont les gages de la variété féconde de la création artistique contemporaine. En 1890, Meissonier, malmené lors d’une réunion relative au jury de la nouvelle Exposition universelle, entraîna Puvis de Chavannes, Rodin, Bracquemond et Carolus-Duran pour refonder la Société nationale des beaux-arts, qui exposa cette année-là au palais du Champ-de-Mars. Refusé par les Artistes français en 1893 et 1894, Gillot entra l’année suivante à la Nationale où il se sentit bien, car il y appréciait la richesse du contact entre les peintres, les sculpteurs, les compositeurs et les gens de lettres. Outre Rodin, Bourdelle, Sisley, Whistler, Boudin, Rouault ou Maurice Denis, on y croisait Saint-Saëns, Vincent d’Indy et Gabriel Fauré. Coopté comme associé en 1899, il en devint sociétaire en 1901, exposa un vaste ensemble de toiles en 1902 et commença à y exercer une influence de plus en plus grande. 5 Le voyage officiel du président Loubet à Londres en 1903 puis la revue navale de Spithead célébrant le couronnement de George V en 1911 furent sans doute les premiers contacts d’Eugène-Louis Gillot avec les armées navales. Déjà comblé de commandes officielles et lancé dans la société parisienne, ils lui valurent une flatteuse notoriété en Angleterre et l’amitié réaffirmée des souverains britanniques lors de leur visite en France en 1914. Peintre du musée de l’Armée engagé sur le front, une mission dans l’armée navale en 1917 lui révéla l’escadre sous la lumière de la Méditerranée. Cette découverte fut un catalyseur. Par extrapolation de la Société nationale des beaux-arts, Gillot fonda à la fin de 1919, au sortir de la guerre, la Société nationale des beauxarts de la mer avec le soutien enthousiaste de Georges Leygues, le légendaire ministre de la Marine de l’entre-deux-guerres. Passionné par le fait maritime, il entreprenait d’« intéresser le public aux questions maritimes et coloniales, encourager la jeunesse aux vocations navales, en un mot aider par une constante diffusion au développement de la marine française ». La volonté de Gillot de rassembler les artistes envoyés en mission par la Marine pendant la guerre pour fonder une dynamique navale sur la représentation du fait maritime était une initiative originale dans l’histoire de la peinture. Dépassant une simple motivation de propagande, il pensait que ce mouvement artistique enthousiaste devait s’intéresser aux orphelins des marins morts pour la France. Il imaginait ainsi une communauté d’artistes de toutes disciplines, dans l’esprit de la Nationale, engagée avec passion au service de la Marine et des gens de mer. Au début de 1920, Gillot sollicita sa nomination au titre de peintre de la Marine, en tirant argument de sa mission à Spithead et de la fondation des Beaux-Arts de la mer. Le titre lui fut accordé en 1921 parmi une large promotion de onze artistes, dont Gervèse et Mathurin Méheut. La même année, la visite du prince héritier Hirohito l’envoya en mission au Havre, et la conférence de Washington le fit passer outre-Atlantique, au titre d’attaché artistique auprès de la délégation française à la conférence sur la limitation des armements, sous la présidence d’Aristide Briand. Prolongeant ce reportage par une étude en profondeur du port de New York, il sillonna l’Hudson et l’East River à bord d’un remorqueur de l’US Navy. L’une des grandes cités marines posées sur l’eau, comme Venise, Istanbul, Lisbonne, Hongkong ou Sydney, New York est une ville éminemment inspiratrice. Immuable et chaleureuse au niveau piétonnier de ses rues, elle éclate sur le front de mer triomphant de Manhattan où elle se régénère, s’épure, s’élève vers le ciel. C’est bien ainsi que la vit Gillot, l’un des premiers parmi les peintres de la Marine. Il retourna deux ans plus tard compléter son travail. Eugène-Louis Gillot imaginait encore la fondation d’une école de peintres de la Marine quand il mourut dans les derniers jours de 1925, peu après le décès de son amie et bienfaitrice la baronne Dard, veuve 6 de son mécène. Il dotait par testament le prix Gillot-Dard pour la meilleure œuvre de composition. Quelques mois plus tard, après avoir été retardé plusieurs années par des difficultés d’organisation, le premier Salon national de la Marine s’ouvrait, en mai 1927, à la galerie René Zivy sous la présidence de Charles Fouqueray. Soixante-cinq peintres entrèrent au département de la Marine entre les deux guerres, donnant à la France une formidable capacité de promotion culturelle au moment où Georges Leygues martelait aux parlementaires la nécessité d’une politique maritime déterminée : « Être sur mer ou renoncer à son rang, tel est le dilemme qui se pose au pays. » La Société nationale des beaux-arts attribue chaque année lors de son salon au Carrousel du Louvre le prix Eugène-Louis Gillot à une œuvre marine. La Marine nationale offre au lauréat un embarquement à la mer sur un de ses bâtiments. Ainsi perdure la volonté d’un de nos grands anciens de favoriser les vocations de futurs peintres de la Marine. François Bellec de l’Académie de marine Président d’honneur de l’Association des peintres officiels de la Marine Président de la Société nationale des beaux-arts 7 Introduction à ma très chère femme, Maria, qui m’a bien aidé. Patrick Jude. Eugène-Louis Gillot (1867-1925) était un peintre impressionniste de genre et de marine. Il a connu de son vivant une réelle célébrité non seulement en France, mais encore en Angleterre et aux États-Unis. Sa participation aux expositions internationales d’art est loin d’être rare : Barcelone, Liège, Munich, Milan, Gand, Pittsburgh, Saint-Louis, Rome, Londres, Bruxelles, San Francisco… En France, plusieurs musées prestigieux possèdent de ses œuvres, mais on peut aussi en admirer en Angleterre et au Japon. Aujourd’hui, le grand public ignore Gillot, quatre-vingt-cinq ans après sa mort. Cependant, le musée national de la Marine, la galerie des Orfèvres et la Société nationale des beaux-arts lui ont rendu des hommages et organisé plusieurs expositions rétrospectives. Le musée national de la Marine reconnaît explicitement en Gillot l’initiateur du Salon de la Marine et de l’Association des peintres officiels de la Marine que nous connaissons aujourd’hui. Avertissement : La SNBA, Société nationale des beaux-arts, est aussi nommée la « Nationale », habitude admise. De plus, afin de ne pas la confondre avec la SNBAM, Société nationale des beaux-arts de la mer, nous désignerons cette dernière par « Beaux-Arts de la mer ». Les citations de publications anciennes ont été modifiées pour respecter les règles typographiques actuelles en usage à l’Imprimerie nationale. Pour ce qui concerne la Marine nationale, nous abrégeons en Marine. Le numéro des illustrations est indiqué entre crochets dans le texte [...] 8 La galerie des Orfèvres, créée à Paris par M. Marc Carré1�, a toujours rendu hommage à Gillot en exposant ses œuvres. M. Carré avait été désigné par Mme Jeanne Okolowicz, nièce de Gillot, pour authentifier les œuvres du peintre et défendre son travail. Dans les années 1950, M. Carré avait confié la rédaction d’une monographie sur Gillot à M. René Montigny, projet qui n’a jamais abouti. En 1976, L’Art et la Mer avait publié un article de M. Roland L. Higgins, neveu américain de Gillot2, qui avait bénéficié de l’aide soutenue de Mme Marc Carré. La Société nationale des beaux-arts, où Gillot exposait régulièrement depuis 1895 (il deviendra membre de son comité), a reçu le legs de sa fortune, et celle de Mme la baronne Dard dont le peintre était devenu le légataire, pour fonder le très important prix Gillot-Dard aujourd’hui tombé 9 en désuétude. Mais il y a vingt ans, la Marine nationale a pris le relais en créant le prix Louis Gillot. En outre, il convient de noter le rôle du contre-amiral François Bellec, peintre de la Marine et écrivain, membre de l’Académie de marine, actuel président de la Nationale des beaux-arts, ancien directeur du musée national de la Marine. Le nom de Gillot apparaît à différentes reprises sous sa plume, par exemple dans The Oxford Encyclopedia of maritime History, récent ouvrage de référence où il cite quatre « artistes majeurs » devenus peintres de la Marine, Félix Ziem, Paul Signac, Eugène-Louis Gillot et Albert Marquet, lesquels ont « plus ou moins » suivi le mouvement de l’impressionnisme3. La vie et l’œuvre de Gillot semblent marqués par la marine, par les BeauxArts de la mer, cette société par lui créée et dont l’importance justifie le sous-titre de la présente monographie, mais n’en négligeons pas pour autant la diversité de ses intérêts ! Ses vues de Paris abondent, celles de Londres et de Venise aussi, les œuvres faites pendant la Grande Guerre sont nombreuses et les industries fumantes ne sont pas rares. Mentionnons encore les portraits, les vues de Rotterdam, les représentations théâtrales avec la Loïe Fuller sur scène… Par ailleurs, Gillot a aussi été reconnu comme rénovateur de la peinture dite « officielle » par Henri Frantz, homme de lettres et critique de la célèbre revue artistique anglaise The Studio. Outre les rétrospectives et les hommages, il convient de remarquer que Gillot a été, et est parfois présent dans des expositions à thème en France (Saint-Étienne en 2006, Villefranche-sur-Saône en 2009-2010), tout comme à Londres, New York, Tokyo et Barcelone. [1] Goélettes à quai. Huile, H. 76-L. 86. Ces rétrospectives, hommages et expositions à thème ont pour l’instant évité à Gillot et à son œuvre d’être totalement engloutis dans l’oubli, cette immense mer invisible et silencieuse qui laisse parfois remonter à sa surface l’un ou l’autre artiste dont le nom est à nouveau prononcé avec admiration et respect. Certes, mais un visiteur d’exposition dont la curiosité est éveillée par ces Goélettes à quai [1] de Gillot et qui désire en savoir plus sur l’artiste ne peut que se heurter à l’absence d’ouvrages, de « beaux livres » le concernant en librairie. C’est ainsi qu’est née l’idée d’écrire la présente monographie qui souhaite rendre justice à ce très bel artiste. Gillot a beaucoup, véritablement beaucoup, travaillé et une présentation rigoureusement chronologique de cette vie intense n’est pas parfaitement adaptée pour suivre dans le temps le déroulement d’une activité particulière de l’artiste tant ses actions et intérêts sont divers et simultanés. 10 C’est la raison pour laquelle une stricte chronologie biographique n’est pas toujours respectée, ceci uniquement au profit d’une présentation complète d’une action particulière, par exemple son travail en Angleterre, morcelé sur plusieurs années. Notre présentation est fondée sur des recherches personnelles menées pour « remonter aux sources primaires », recherches qui ont permis de découvrir, dans les nombreuses archives et bibliothèques – ne conservant chacune que quelques fragments concernant Gillot –, d’indiscutables et nombreux éléments méconnus tout en permettant aussi de séparer le bon grain de l’ivraie. Toutes les sources consultées et utilisées sont référencées dans les notes de fin d’ouvrage. Une très sérieuse difficulté rencontrée dans nos recherches iconographiques est liée au succès connu par Gillot de son vivant. En effet, ce peintre a fort bien vécu de la vente de ses œuvres qui, aujourd’hui, sont largement dispersées dans le vaste monde des musées et, surtout, des amateurs ou collectionneurs difficilement joignables. 11 De la naissance à la majorité Louis Gillot est né le 14 avril 1867 à Paris. Ses parents, Auguste Nicolas Gillot et Rose Malvina Henry, s’étaient mariés à Paris en 1859. Pour l’état civil, l’artiste porte le seul prénom de Louis4, ce que l’on constate encore dans les archives concernant les Arts décoratifs, son service militaire ou sa succession. Architecte établi à son compte, le père de Louis jouissait d’une belle réputation. À l’âge de 14 ans, Auguste Nicolas Gillot était attaché aux services de l’architecte chargé des travaux de Perrache, à Lyon. Au cours de sa carrière, il a élevé tant des maisons de campagne et des hôtels particuliers que des habitations ouvrières. L’hygiène de l’habitation et la prévention des incendies dans les salles de spectacle faisaient partie de ses préoccupations5. Quelques jours après son douzième anniversaire, le 25 avril 1879 très exactement, Louis Gillot s’inscrit aux cours de jour des Arts décoratifs : père et fils signent le registre d’inscription6. On peut avancer 12 que M. Depaz, élève architecte travaillant dans le cabinet de Nicolas Gillot, pouvait accompagner le bien jeune Louis, s’étant lui-même inscrit quelques jours auparavant aux cours de jour et du soir. Les éléments concernant la vie familiale et la jeunesse de Gillot n’abondent pas. Il est certain qu’il avait trois sœurs comme cela apparaît dans le règlement de sa succession. Par ailleurs, l’état signalétique et des services concernant son service militaire de trois années dans l’infanterie indique la profession de graveur sur bois7. Ce même document décrit un jeune homme mesurant 1,72 m, aux yeux gris, nez long, front haut et sourcils châtains. L’on sait encore que Gillot, « appelé à faire son service militaire, reçut un congé qui lui permit de poursuivre ses études et d’obtenir, en 1888, une médaille de cette école8 ». Que Gillot ait été l’élève de MM. Edmond Lechevallier-Chevignard et Charles David aux Arts décoratifs semble indiscutable9. De la majorité à l’Exposition de 1900 Les débuts Une œuvre de jeunesse de Gillot, une marine, probablement la plus ancienne, est antérieure à la dédicace « À mon ami Heillinger 18.4.1891 », figurant au dos de la toile [2]. Après son service militaire, Gillot est à Paris où il peint, par exemple, Le Moulin-Rouge, La Rue des Tuileries et participe pour la première fois à un Salon, celui de la Société des artistes français, en 1892. Il y expose un pastel, La Neige, place Pigalle. En cette fin de siècle, l’artiste abandonne son seul prénom de Louis et choisit de signer soit Eugène-Louis Gillot, soit LouisEugène Gillot, comme le mentionne le catalogue des Artistes français et un dessin au crayon gras graphité, Chronique de Bagatelle, probablement un frontispice10. Par la suite, d’une manière générale, le peintre figurera sous « Eugène-Louis Gillot » dans les catalogues et signera ses œuvres « E.-L. Gillot » ou encore, quelquefois, « E. Louis Gillot » et tout à fait exceptionnellement des trois seules initiales E.L.G. Notons encore que, le temps passant, le peintre ne datera et ne localisera que très rarement ses œuvres. L’année suivante, en 1893, il se voit refusé aux Artistes français, ne se décourage pas et continue à peindre [3]. Bien que l’on ne sache quand et dans quelles circonstances le jeune peintre a fait la connaissance du baron et de la baronne Dard – dont il deviendra l’hôte au château d’Osmoy en Seine-et-Oise – il est certain que Gillot a peint chez eux cette année-là, comme l’attestent localisation et date d’un portrait au pastel [4]. En 1894, Gillot, âgé de 27 ans, est encore refusé aux Artistes français, société à laquelle il ne s’adressera plus… mais, chose remarquable, il est accepté pour la seconde 13 [4] Portrait d’un inconnu. Pastel, H. 39-L. 31, daté et localisé « Osmoy, le 20 juin 93 ». [5] Probable portrait de Mme la baronne Dard. Huile, H. 33.5-L. 25,2 Exposition générale des beaux-arts de Barcelone11 où il fait l’envoi d’une huile intitulée Une rue du village de Saint-Martin-des-Champs ! L’Espagne est ainsi le premier pays étranger à avoir reconnu son travail à un moment où il éprouvait des difficultés en France. Le catalogue de cette exposition de Barcelone, mentionnant le château d’Osmoy comme adresse de Gillot, permet de savoir qu’il était l’hôte du baron et de la baronne Dard cette même année 1894. Il le sera jusqu’à son installation à Paris, en 1900. Cette rencontre est d’une énorme importance dans la vie de l’artiste, car le baron Dard sera son mécène avant que sa notoriété ne soit reconnue [5]. Après la mort de son mari, la baronne Dard restera en 14 relation avec Gillot, lui offrira de s’installer dans l’hôtel particulier qu’elle habitait au 15, rue Théophile-Gautier12, et finalement lui léguera sa fortune13. [2] Bâtiments au mouillage. Huile, H. 35-L. 55. Au dos : « À mon ami Jules Heillinger L’année suivante, 1895, va marquer toute la vie de Gillot. En effet, 18.4.1891 ». [3] Nature morte au melon. Huile, H. 46-L. 55, daté « 1893 ». il expose pour la première fois à la Société nationale des beaux-arts en fournissant une Étude de neige regroupant quatre pastels, puis fera des envois à tous ses salons jusqu’à la fin de sa vie14. Cette période de la vie de l’artiste chez le baron Dard correspond à un important travail en Seine-etOise, à Nice et à Cagnes, et enfin à Villefranche-sur-Mer où il séjourne en 1898. En 1898, l’exposition des Amis des arts, à Reims, présente en particulier des marines, dont celles de Charles Fromuth et Gillot15. Il semble bien que ce soit la toute première fois que l’artiste ait exposé des marines. De 1898 à 1900, Gillot participe au salon de la Société lyonnaise des beaux-arts16, probablement sur le conseil de la baronne Dard, originaire de la région lyonnaise17. En 1900, il fait aussi un envoi au Salon des beaux-arts de Dijon18. Après 1900, nous retrouverons Gillot exposant dans ces trois villes; Reims, Dijon et Lyon. Enfin, dans le cadre de l’Exposition universelle internationale de Paris, Gillot expose deux pastels à l’Exposition décennale des beauxarts : Le Port de Nice et Moisson en Seine-et-Oise19. Une « mention honorable » récompense son travail. Les techniques En début de carrière, si Gillot a fait de nombreux pastels [6], il n’en a pas moins utilisé d’autres techniques. Les œuvres peintes à l’huile dans les années 1890 présentent un certain académisme, telle cette toile représentant deux cardeuses au travail avec un chien 15 [6] Page de gauche Côte rocheuse. Pastel, H. 54-L. 45,5. [7] Cardeuses au travail. Huile, H. 33-L. 46, daté « 92 ». couché à leurs pieds [7]. Outre le crayon gras au graphite dont nous avons déjà parlé, Gillot utilise la gouache, l’aquarelle et le fusain [8]. Dans sa production, un autre dessin est particulièrement intéressant, car il représente l’important port Saint-Nicolas qui assurait aussi une liaison avec Londres. Ce port était situé entre le Pont-Neuf et le pont Royal [9]. Gillot a aussi utilisé l’aquatinte, technique complexe de gravure en couleurs qui a été employée avec succès par des artistes comme Goya, Degas et Pissaro. Nous connaissons une très intéressante aquatinte, La Place au réverbère [10], qui pourrait dater des années 1890. Quant aux gravures, cas semble-t-il unique, Gillot en expose trois à la Nationale, en 1907, mais on ignore de quel genre de gravure il s’agissait. 16 Les années passant, l’artiste se consacrera à l’huile et à l’aquarelle, ce qui lui vaudra d’être invité plusieurs fois par la Société internationale de peinture à l’eau. Mais il ne s’interdira pas, par exemple, la peinture à fresque, dont il expose quatre œuvres en 1912 à la Nationale et parmi lesquelles on note une Étude de M. Alfred Roll, président de cette société. Gillot aimait aussi le monotype parce que cette technique simple, attribuée à Giovanni Benedetto Castiglione (1616-1670), lui permettait des effets particuliers. Avec de l’encre, ou de la peinture, l’artiste peint le sujet directement sur une surface plane (métal ou verre), pose dessus une feuille de papier et l’imprime à la main ou sous une presse. Ce procédé ne permet l’obtention que d’un unique exemplaire. Pour 17 son autoportrait d’homme mûr, réalisé avec cette technique [11], Gillot a travaillé avec de larges traits et peu de couleurs. Avec une sobriété de moyens, il suggère la scène dans son atelier : il est présent devant son chevalet, peint et fume. Revenons au pastel, car Gillot a non seulement utilisé cette technique, mais il aurait aussi travaillé pour en faciliter l’utilisation sur toile. En effet, une publicité des produits Lefranc mentionne en 1907 le « système Louis Gillot, artiste peintre. Breveté S.G.D.G. », concernant de « nouvelles clés pour tendre sans choc les châssis à clés tendus de toiles pour le pastel20 ». [8] Temps de pluie. Fusain, estompe, encre noire. H. 42,5-L. 26,5. Musée du Louvre. Département des arts graphiques, inv. RF 39589. [10] Animation sur la place au réverbère. Aquatinte, H. 29-L. 18,2. [9] Les Quais Fusain, estompe 18 H. 36,5-L.46,7. [11] Autoportrait Musée du Louvre. de Gillot devant Département des son chevalet. arts graphiques, Monotype, inv. RF 39590 H. 24-L. 30. 19