Régulation et contentieux aux États-Unis
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Régulation et contentieux aux États-Unis
DROIT Régulation et contentieux aux États-Unis anne deysine professeur à l’université de Paris-Ouest Nanterre Le rôle central du pouvoir judiciaire aux États-Unis n’est pas nouveau. Un examen attentif des évolutions récentes de la Cour suprême conduit à s’interroger sur le rôle du contentieux comme instrument de régulation/dérégulation : allons-nous vers une intrusion renforcée du pouvoir judiciaire dans la vie courante ou au contraire vers un retrait et un souci de laisser les coudées de plus en plus franches aux pouvoirs politique et économique ? D ans son célèbre ouvrage sur les États-Unis 1, Tocqueville avait noté l’omniprésence du juge : « il n’y a pour ainsi dire pas d’événement politique dans lequel il [le visiteur] n’entend invoquer l’autorité du juge ». Mais Tocqueville avait également bien compris les limites de ce type de fonctionnement : « les Américains ont donc confié à leurs tribunaux un immense pouvoir politique ; mais en les obligeant à n’attaquer les lois que par des moyens judiciaires, ils ont beaucoup diminué les dangers de ce pouvoir ». Le recours aux tribunaux est, aux États-Unis, une pratique courante, institutionnalisée en 1803 par la décision Marbury v. Madison dans laquelle le président de la Cour suprême John Marshall accorde à celle-ci le pouvoir de contrôle de la constitutionnalité (des actes du législatif et de l’exécutif ), position qui avait été prônée par Hamilton dans Le Fédéraliste 78 2 mais non incluse dans la Constitution de 1787. Rappelons que ce 1. De la démocratie en Amérique (1835-1840). 2. Le Fédéraliste 78 est un ensemble d’articles rédigés par Madison, Hamilton et Jay et publié dans les journaux de New York après l’adoption de la Constitution et avant sa ratification afin de convaincre l’État de New York de la ratifier. 4 ème trimestre 2010 • 131 Droit contrôle aux États-Unis n’est pas réservé à une cour particulière comme en Allemagne ou à un Conseil constitutionnel comme en France ; il appartient à chacune des juridictions dès le premier degré et ceci tant au plan des cinquante États fédérés qu’au plan fédéral. L’omni-présence du droit et du processus juridictionnel est aussi due à la fragmentation aux Etats-Unis, l’omniprésence des institutions et des centres de décision, découlant du du processus fédéralisme (découpage vertical) et du mécanisme de juridictionnel freins et contrepoids (découpage horizontal entre les est due à la fragmentation des trois grands pouvoirs) 3, voulue par les pères fondateurs. institutions et à Le dernier facteur explicatif tient à la place éminente la pluralité des du contrat qui est le mode normal de fonctionnement sources de droit de la société depuis le Mayflower Compact 4. Il en voulues par les Pères Fondateurs. résulte une pluralité des sources du droit et une régulation multiforme. Résistance au changement et activisme régulateur Laurent Cohen-Tanugi 5 s’est fait l’analyste d’un modèle français en transition passant du système jacobin centralisé avec monopole étatique de la production de normes à l’émergence d’autres sources de production normative et de légitimité sociale : contrats, jurisprudence, régulation des autorités administratives indépendantes (AAI), codes de bonne conduite, et, bien sûr, primauté du droit européen et international. En cela, ce nouveau paradigme français caractérisé par le pluralisme des sources du droit et l’autorégulation (« métaphorique » selon l’auteur) est de plus en plus proche du modèle américain caractérisé par la pluralité des sources du droit et la régulation en dernier ressort par le contentieux. En effet, si l’on entend le terme régulation comme la mise en œuvre par l’autorité de ses décisions ou encore la façon dont la sphère publique interagit et interfère avec les actes de la sphère privée, il faut bien considérer que la régulation aux États-Unis 3. Les États-Unis d’aujourd’hui, Permanence et changements, Anne Deysine, La Documentation française, 2006 ; et Les États-Unis : une nouvelle donne, Anne Deysine (dir.), La Documentation française, 2010. 4. Document relatif à l’administration de la colonie de Plymouth, dans le Massachusetts, rédigé à bord du Mayflower pendant la traversée vers l’Amérique. Signé par presque la moitié des colons, il est souvent considéré comme la base de la Constitution des États-Unis. 5. Le droit sans l’État : Sur la démocratie en France et en Amérique, Laurent Cohen Tanugi, Paris, PUF, 1985. 132 • Sociétal n°70 Régulation et contentieux aux États-Unis procède aussi bien du législatif (lois) que de l’exécutif (décrets et règles des agences à pouvoir réglementaire), et en dernier ressort du judiciaire ; et ceci tant au plan fédéral, le plus visible, qu’à celui des États 6. Ceci explique en particulier le rôle pivot des avocats 7 quand en France le pouvoir est encore entre les mains de l’État et de la haute fonction publique. Ceci étant dit, nous voulons ici porter un regard différent sur le rôle du pouvoir judiciaire américain au sens large et des décisions de la Cour suprême, en dépassant les catégories habituelles d’analyse que sont l’actiLe système visme (qui peut être conservateur, comme du début du juridique XXe siècle jusqu’en 1937, ou progressiste, comme penfrançais, du fait de la dant les années 1960 et la présidence de Earl Warren) jurisprudence, de et la « réserve judiciaire », lorsque les juridictions s’absla multiplication tiennent d’intervenir et font preuve d’une grande déféd’autorités rence vis-à-vis des actes du législatif et de l’exécutif administratives indépendantes et de leurs propres précédents. Car, rappelons-le, les et de codes de États-Unis sont un pays de Common law dans lequel bonne conduite s’applique la règle du précédent 8. ressemble de plus en plus au système américain. Ces deux rôles de frein ou de moteur, variables selon les époques, caractérisent le pouvoir judiciaire américain. Néanmoins, aujourd’hui, des tendances contradictoires apparaissent et il devient plus difficile de cerner ce que sera la réalité de l’impact du pouvoir judiciaire dans l’évolution des décisions prises. Au début de son histoire, la Cour suprême a joué un rôle essentiel dans la nationalisation du pouvoir, c’est-à-dire la montée du pouvoir fédéral, avec les affaires Marbury v. Madison, McCulloch v. Maryland (1819) et Gibbons v. Ogden (1824) 9 ; 6. Chaque État à sa Constitution, son gouverneur, son Congrès et son droit (droit des sociétés, droit des contrats, droit de la famille) et 95 % des procès ont lieu devant les juridictions des États, les juridictions fédérales n’étant compétentes que pour certaines affaires (« question fédérale » et diversité de citoyenneté). Et rappelons que plus de 90 % des affaires, tant au civil (settlement) qu’au pénal (plaider coupable), se règlent par la négociation entre « avocats ». 7. Il y a plus d’un million et demi d’avocats (lawyers), mais le terme « lawyer » est beaucoup plus large qu’avocat, puisqu’il fait référence à tous ceux qui ont obtenu leur diplôme de droit ( Juris Doctor, JD) et ont passé le barreau d’un État. En d’autres termes, les lawyers sont aussi les nombreux juristes d’entreprise et tous les juristes que l’on trouve dans les agences et dans l’administration, sans oublier quelques présidents (Clinton et Obama) et politiques (Hillary Clinton) ainsi que de nombreux membres du Congrès. 8. A. Levasseur, Le Droit américain, Dalloz, 2004 ; A. Garapon et Ioannis Papadopoulos, Juger en France et en Amérique, Odile Jacob, 2003. 9. McCulloch v. Maryland : l’État du Maryland, très attaché à ses prérogatives et opposé à la création d’une succursale 4 ème trimestre 2010 • 133 Droit elle a progressivement assumé un rôle de régulateur en dernier ressort dans des domaines aussi variés que le commerce, la fiscalité ou plus tard le droit de vote. De par son pouvoir de blocage, elle s’est affirmée comme l’institution qui pouvait dire oui ou non, valider l’action du gouvernement (fédéral en particulier) ou au contraire poser des limites à son extension. Dans sa façon de procéder, elle a d’abord eu un rôle de frein et de blocage 10, rôle qu’elle a en fait joué jusqu’aux années 1960 qui ont marqué un tournant. C’est à cette époque en effet que ceux qui voulaient faire évoluer les choses, pousser le gouvernement à agir, et qui jusqu’ici n’avaient à leur disposition que le processus politique ordinaire d’adoption de textes législatifs et réglementaires, ont pu se tourner vers la Cour suprême alors présidée par le très progressiste Earl Warren. C’est ainsi qu’il y eut les arrêts Jusque dans les Brown v. Board of Education de 1954, qui ordonnent années 60, la Cour aux autorités locales, étatiques et fédérales de mettre Suprême s’est fin à la ségrégation dans les écoles 11, puis Baker v. Carr affirmée comme de 1962, écartant la « clause de garantie » l’empêchant l’institution qui validait ou de se prononcer sur les « questions politiques », pour non l’action du s’appuyer sur la clause d’égale protection de la loi du gouvernement e 14 amendement et exiger des États qu’ils veillent à fédéral. ce que le découpage électoral ne fasse pas obstacle à la représentation égale des citoyens. Puis ce furent des décisions comme Miranda v. Arizona (« vous avez le droit de garder le silence et vous avez droit à un avocat ») ou Gideon v. Wainwright (garantissant le droit à la présence d’un avocat même pour les délits jugés devant les juridictions étatiques). Toutes ces décisions peuvent être considérées comme le symbole du passage de la phase de « frein » à celle de « l’activisme judiciaire », activisme qui est mis en avant pour saluer ou critiquer la période Warren. de la banque fédérale, avait cherché à taxer celle nouvellement créée. La Cour suprême devant se prononcer sur la constitutionnalité de la création de la banque conclut que le Congrès avait bien le pouvoir de créer cette banque, non en vertu de ses pouvoirs énumérés, mais en s’appuyant sur ses pouvoirs implicites et la clause élastique de l’article I, section 8, § 18. Et en vertu de la hiérarchie des sources du droit, l’État du Maryland ne pouvait taxer cette succursale. Dans l’affaire Gibbons, c’est la clause du commerce (interétatique) qui est en jeu et le président de la Cour adopte une interprétation extensive de celle-ci, considérant qu’elle s’applique à la navigation. C’est cette clause qui peut selon les époques accroître les prérogatives du Congrès fédéral ou au contraire rendre certains pouvoirs aux États fédérés. 10. Pendant les premières années du New Deal, elle a systématiquement invalidé les grandes lois de réforme avant qu’un changement de majorité en 1937 n’entraîne une évolution de l’attitude de la Cour. 11. Dans l’arrêt Brown, la Cour s’appuie sur la clause d’égalité devant la loi du 14e amendement pour invalider la ségrégation institutionnalisée et validée juridiquement jusqu’alors en vertu de l’arrêt Plessy v. Ferguson (1896) et de la doctrine « séparé mais égal ». 134 • Sociétal n°70 Régulation et contentieux aux États-Unis Ce qui est important à nos yeux, c’est de constater que ces décisions – cet activisme – ont changé la règle. Les forces politiques et ceux qui veulent faire évoluer la situation dans un domaine ou un autre savent depuis cette époque qu’ils disposent d’une voie autre que la voie politique du processus législatif ou réglementaire. Ce changement de paradigme fut facilité par la violence des années 1960 12 et la détérioration de l’image du pouvoir Cette montée politique dans les années 1970. Ces années sont en en puissance effet celles des mensonges sur la guerre du Vietnam et judiciaire a été des atteintes diverses et variées à la loi et à la facilitée par la dégradation de Constitution : mensonges répétés et organisés sur la l’image du pouvoir réalité de la politique étrangère, écoutes téléphoniques, politique dans les violations de la législation sur les campagnes électoannées 70. rales, scandale du Watergate… Tous ces manquements contribuèrent à souligner les faiblesses et les insuffisances du processus politique et la supériorité morale apparemment indéniable du pouvoir judiciaire. Les héros d’alors sont des journalistes (Bob Woodward et Carl Berstein, qui ont dévoilé l’affaire du Watergate), des patrons de presse (comme Katherine Graham, la propriétaire du Washington Post) et des juges (ceux qui imposent la publication des Pentagon Papers ou encore le procureur spécial Archibald Cox, bête noire du président Nixon). Et tout se finit devant la Cour suprême. L’arrêt Massachusetts v. EPA : les nouveaux modes d’affirmation de régulation par le contentieux Si les décisions d’inconstitutionnalité et les décisions classiques de jurisprudence sont toujours très commentées, l’activisme judiciaire crée un rôle incitatif de la Cour qui est tout aussi intéressant et doit d’autant moins être négligé qu’il prend ces derniers temps de nouvelles formes. Un arrêt de 2007, Massachusetts v. EPA, montre ainsi qu’il est possible (ici à un État), par la voie du contentieux, de contraindre une agence réglementaire à agir. 12. Assassinat de John Fitzgerald Kennedy en 1963 puis de Martin Luther King et Robert Kennedy en 1968 ; puis émeutes dans le quartier de Watts à Los Angeles en 1965, à Detroit en 1967 et un peu partout en 1968 après l’assassinat de Martin Luther King. 4 ème trimestre 2010 • 135 Droit Aux États-Unis, la branche exécutive compte un nombre important d’agences, auxquelles le Congrès délègue ses pouvoirs 13 dans un domaine donné (communications, sécurité des produits, protection de l’environnement). Ces agences, appelées agences indépendantes ou « à pouvoir réglementaire », sont investies d’un triple pouvoir : législatif (production de normes), exécutif (veiller au respect de ces règles) et quasi judiciaire. Mais leurs textes et décisions peuvent faire l’objet de recours devant les tribunaux. Ces derniers peuvent non seulement invalider une règle adoptée, mais encore pousser à l’action. C’est ce qu’on appelle le Litigate to Regulate 14 c’est-à-dire le contentieux comme La Cour Suprême mode de régulation. Massachusetts v. EPA est un bon a autorisé treize Etats fédérés exemple de cette approche de la régulation suscitée par à agir au nom voie de contentieux. des dommages causés par le Face au refus de l’administration Bush de ratifier le réchauffement climatique protocole de Kyoto et à l’absence à l’échelle nationale contre l’Agence (i.e. fédérale) de politique en matière de changement de protection de climatique, l’État du Massachusetts, rejoint par douze l’environnement. autres États fédérés 15, a intenté un recours devant les tribunaux fédéraux, contre le rejet par l’Agence de protection de l’environnement (EPA) d’une pétition visant à obtenir qu’elle prenne l’initiative de réglementer les émissions de gaz à effet de serre. L’arrêt de la Cour suprême commence par poser plusieurs questions de droit. En premier lieu, l’État du Massachusetts pouvait-il saisir la juridiction ? En d’autres termes, a-t-il un intérêt à agir (standing) ? Ou dit encore autrement, les dommages causés par le réchauffement climatique lui permettent-ils de considérer qu’il a intérêt à agir 16 ? Dans l’affirmative, la loi sur l’air propre (Clean Air Act) attribue-t-elle à l’EPA une compétence (authority) réglementaire en matière de gaz à effet de serre, et, si oui, l’EPA est-elle 13. Le président dispose en particulier de son pouvoir de nomination ; et quand exécutif et législatif sont d’accord, il leur est facile de cantonner une agence dans un rôle inactif. Ce fut le cas de l’agence de protection de l’environnement (EPA) sous le président George W. Bush. 14. Nous n’aborderons pas ici l’aspect du mouvement Litigate en matière de responsabilité du fait des produits qui consiste à saisir les juridictions pour obtenir des dommages et intérêts élevés de façon à faire jurisprudence. Cette approche est très contestée par les entreprises et par des avocats spécialistes du domaine. 15. Dans l’autre camp, on compte dix États (dont le Texas et l’Arkansas) et plusieurs constructeurs automobiles. La cour de district, saisie en en première instance, avait débouté les demandeurs au motif que les critères du standing n’étaient pas remplis et que l’état de la science et les considérations politiques justifiaient l’absence de réglementation. 16. Une part importante de la décision est consacrée au raisonnement qui conclut que les États peuvent être parties au procès et agir. La Cour souligne que les États fédérés ne sont pas des demandeurs comme les autres et qu’ils ont le devoir de protéger leur territoire, en l’occurrence contre la montée des eaux. Ce point est important car, dans un système fédéral, il donne compétence aux États fédérés pour tenter de contraindre une autorité fédérale à agir. 136 • Sociétal n°70 Régulation et contentieux aux États-Unis tenue d’édicter des limites d’émission ? (question de l’étendue du pouvoir discrétionnaire de l’agence). En dernier lieu, peut-elle refuser d’agir, et, si oui, en invoquant quels types de motifs ? La Cour répond ensuite à ces questions et par l’affirmative aux deux premières. Elle a enfin jugé les motifs allégués par l’EPA pour rejeter la pétition et refuser de réglementer peu crédibles et dénués de fondement (« arbitraires, capricieux et en désaccord avec le droit »). Cette décision a été saluée avec enthousiasme par les défenseurs de l’environnement, bien qu’elle n’ait pas été immédiatement suivie d’effet. Le directeur de l’agence, nommé par le président Bush, a en effet utilisé tous les moyens pour gagner du temps et ne rien faire 17. S’il s’agit d’une décision à l’impact apparemment limité, rendue à cinq voix contre quatre, elle n’en est pas moins très illustrative de ce mouvement Litigate. Elle illustre aussi l’inquiétude d’une petite majorité à la Cour en 2007 devant la politisation croissante de l’expertise administrative 18, tout particulièrement sous le président George W. Bush. Elle ouvre le champ des perspectives sur ce que les citoyens peuvent obtenir du pouvoir judiciaire face à cette expertise politisée. Plus fondamentalement elle pose la question de la marge de manœuvre des agences 19 par rapport à ce que prévoit le Congrès. Dans la décision FDA v. Brown, la Cour a estimé que les lois doivent être interprétées à la lumière du critère de « non-délégation » en vertu duquel il incombe aux juriCe face à face dictions d’obtenir du Congrès qu’il s’exprime clairement entre le pouvoir judiciaire et des quand il veut déléguer son autorité réglementaire. Dans lieux d’expertise la décision Massachusetts, le point de vue adopté est de plus en plus exactement le contraire : la Cour a fait de l’ambiguïté politisés pose du texte législatif un argument pour conclure que la question de l’indépendance l’agence a la capacité de réglementer dans un domaine des agences important sans demander au Congrès de légiférer plus par rapport au en détail. L’EPA pouvait parfaitement agir mais avait Congrès. décidé « de ne pas décider », justifiant le contentieux 17. Cet exemple montre que la Cour suprême n’a pas toujours le dernier mot. Ici son injonction d’agir n’est pas suivie d’effet. Dans d’autres domaines, elle a pu infliger un camouflet au président comme dans les décisions Rasul et Hamdan concernant les prisonniers de Guantanamo ; mais le président demandera au Congrès de voter d’abord la loi DTA (sur le traitement des détenus), puis la loi MCA (sur les commissions militaires), afin de contrer et contourner les arrêts de la Cour. 18. J. Freeman, A. Vermeule, Massachusetts v. EPA : From Politics to Expertise, Harvard University-Harvard Law School, 2007. 19. Eric Helland, To Regulate, Litigate or Both, Rand Institute for Civil Justice. 4 ème trimestre 2010 • 137 Droit initié par le Massachusetts. En lui donnant raison, la Cour semble vouloir empêcher les agences de tourner la loi en différant indéfiniment les décisions nécessaires, tout du moins dans les cas où attendre minerait les objectifs principaux de la loi. Conclusion : le pouvoir judiciaire américain à la croisée des chemins Pouvoir judiciaire et pouvoir politique ont été inextricablement liés tout au long de l’histoire américaine et ils le seront sans doute encore davantage avec la nomination par le président George W. Bush du juge Samuel Alito (qui remplace la modérée Sandra Day O’Connor) et celle du président Roberts qui s’était pratiquement engagé à pratiquer la réserve judiciaire lors des auditions au Sénat. Compte tenu de la composition actuelle de la Cour suprême et de son attitude récente de plus en plus nettement antirégulation, il faut se demander aujourd’hui si des décisions allant dans la logique activiste de Massachusetts v. EPA sont encore possibles ou si la Cour va amplifier l’œuvre de démantèlement des législations Si la Cour poursuit son et régulations amorcée, notamment en matière de œuvre de financement des élections avec les arrêts Buckley 20 de démantèlement 1976 et Citizens 21 de 2010, et sans doute bientôt en des lois votées par le Congrès, il va matière de santé et de régulation financière. devenir de plus en plus difficile de Vu les tendances en vigueur, il paraît probable qu’il réglementer aux va devenir de plus en plus difficile aux États-Unis de Etats-Unis. réglementer, que ce soit pour interdire les armes à feu, 20. Quand le congrès adopta en 1974 une réforme ambitieuse et globale du financement des élections, incluant un volet de financement public pour les élections présidentielles, la Cour suprême n’eut de cesse de démanteler ce dispositif dans l’arrêt Buckley v. Valeo de 1976, s’appuyant sur le 1er amendement pour affirmer que dépenser de l’argent pour exprimer ses idées relève de la liberté d’expression et que donc il ne saurait être question de limiter les dépenses électorales sans porter atteinte au 1er amendement de la Constitution qui garantit la liberté d’expression. 21. La décision de janvier 2010 autorise dorénavant entreprises et syndicats à financer directement des publicités politiques à la télévision sans passer par un comité d’action politique – PAC –, ainsi que le prévoyait la loi. Le chiffre des dépenses électorales pour les élections de novembre 2010 et pour les présidentielles de 2012 risque de battre quelques records, même si le Congrès par voie législative contraint entreprises et syndicats à divulguer les montants ou à obtenir l’aval de leurs mandants (actionnaires pour les premières et syndiqués pour les seconds). Cet arrêt donne une interprétation extensive du 1er amendement, la même pour les personnes morales que pour les personnes physiques. 138 • Sociétal n°70 Régulation et contentieux aux États-Unis réformer la justice pénale ou pour protéger l’environnement. Et l’on peut en outre anticiper que les rares lois ou réglementations adoptées seront systématiquement contestées ; ainsi la célèbre loi sur la santé associée à l’esprit de réforme de l’administration Obama fait déjà l’objet de plus de vingt recours. Quant à la loi Frank-Dodd de réforme de Wall Street et de protection du consommateur, déjà édulcorée au Congrès par rapport au texte initial malgré (ou à cause de) ses 2 319 pages, elle devra survivre à l’étape réglementaire 22 et aux presque inévitables recours en justice. 22. La commission des opérations de Bourse (SEC) et la FED devront respectivement adopter 95 réglementations pour la première (sur les produits dérivés, par exemple, et les critères requis pour les agences de notation) et 54 règles pour la seconde, sans oublier les près de 100 règles que devront adopter les deux nouvelles agences créées en matière de protection du consommateur et de contrôle. Les lobbyistes sont déjà prêts… 4 ème trimestre 2010 • 139