Effets directs et indirects de l`aménagement de la forêt boréale sur le
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Effets directs et indirects de l`aménagement de la forêt boréale sur le
M amma l o g i e Effets directs et indirects de l’aménagement de la forêt boréale sur le caribou forestier au Québec Mathieu Basille, Réhaume Courtois, Guillaume Bastille-Rousseau, Nicolas Courbin, Geneviève Faille, Christian Dussault, Jean-Pierre Ouellet et Daniel Fortin Résumé Introduction Le caribou forestier (Rangifer tarandus caribou), éco type emblématique de la forêt boréale, a été désigné menacé au Canada (Comité sur la situation des espèces en péril au Canada, COSEPAC, 2002) et vulnérable au Québec (Ministère des Ressources naturelles et de la Faune, MRNF, 2010). Son aire de répartition historique a diminué d’environ 40 %, principalement entre le milieu du xixe siècle et le début du xxe siècle, la bordure méridionale étant peu à peu repoussée vers le nord. Aujourd’hui, son aire de répartition suit de près la limite nordique d’exploitation de la forêt boréale (Schaefer, 2003) et de nombreuses populations sont actuellement en déclin (p. ex. : McLoughlin et collab., 2003) ou dans un état précaire (p. ex. : Courtois et collab., 2008). Il semble que la cause historique du déclin soit une augmentation de la mortalité liée aux activités humaines, avec d’une part, une chasse plus élevée, et d’autre part, une prédation naturelle plus forte dans les zones altérées par l’aménagement forestier (Bergerud, 1974). Depuis 2001, la chasse sportive est interdite ou largement réglementée sur toute l’aire de répartition, même si certains peuples autochtones effectuent toujours des prélèvements dont l’ampleur demeure méconnue. La prédation jouerait désormais un rôle majeur : la communauté scientifique explique la vulnérabilité actuelle du caribou, dans la plus grande partie de son aire de répartition, par des interrelations complexes entre les modifications d’habitat et la prédation, à l’origine desquelles se trouve le facteur humain (James et collab., 2004). À titre d’exemple, les forêts matures de conifères, souvent riches en lichens, constituent une composante pri mordiale de l’habitat du caribou forestier (figure 1). Leur exploitation entraîne une perte de cet habitat essentiel, en hiver, qui peut durer plus de 60 ans. En réaction, les caribous augmentent leurs déplacements et la taille de leurs domaines vitaux, et diminuent leur fidélité à ces derniers (Courtois et collab., 2007). Cette dégradation de l’habitat du caribou 46 LA SOCIÉTÉ PROVANCHER D’HISTOIRE NATURELLE DU CANADA Réhaume Courtois L’aire de répartition du caribou forestier a diminué d’environ 40 % depuis le milieu du xixe siècle, principalement à cause de la chasse et des modifications anthropiques de son habitat. La chasse étant maintenant abolie ou très restreinte dans la majeure partie de son aire de répartition, la communauté scientifique explique la vulnérabilité actuelle du caribou par des interrelations complexes entre les modifications d’habitat et la prédation, à l’origine desquelles se trouve le facteur humain. Dans cet article, nous présentons un bilan des connaissances acquises récemment au Québec sur cette problématique, accompagné d’une approche synthétique qui devrait permettre, à l’avenir, de prédire la réponse du caribou aux perturbations anthropiques de son habitat. Figure 1. Forêt mature de conifères, avec lichens terricoles (gauche) et arboricoles (droite). Mathieu Basille fait ses études postdoctorales à l’Université Laval ; Réhaume Courtois est biologiste au ministère des Ressources naturelles et de la Faune ; Guillaume BastilleRousseau a terminé ses études de deuxième cycle à l’Université Laval ; Nicolas Courbin est étudiant de troisième cycle à l’Université Laval ; Geneviève Faille est étudiante de deuxième cycle à l’Université du Québec à Rimouski ; Christian Dussault est biologiste au ministère des Ressources naturelles et de la Faune ; Jean-Pierre Ouellet est vice-recteur à la formation et à la recherche à l’Université du Québec à Rimouski et Daniel Fortin est professeur à l’Université Laval. [email protected] [email protected] [email protected] [email protected] [email protected] [email protected] [email protected] [email protected] M amma l o g i e est liée à la fragmentation accrue du paysage par les coupes Les effets directs ont été estimés en décrivant l’uti forestières et à la création d’un réseau routier utilisé pour la lisation de l’espace par le caribou (Courbin et collab., 2009) et foresterie, mais généralement évité par les caribous. Dans ces leur fidélité au site (Faille, 2010), tandis que les effets indirects zones perturbées, la survie des caribous est plus faible, alors ont été évalués de la même manière chez le loup (Courbin que la capacité reproductrice des femelles ne diminue pas, et collab., 2009 ; Houle et collab., 2010) et l’ours noir (Brodeur ce qui indique que les caribous ne sont pas limités par les et collab., 2008 ; Bastille-Rousseau, 2010). Ces programmes ressources alimentaires (Courtois et collab., 2007). de recherche commencent à peine à démontrer l’importance Cette diminution de la survie serait la conséquence et la complexité de l’influence des coupes sur les relations d’effets indirects qui sont à l’origine d’une augmentation de la prédateurs-proies dans le contexte de la conservation du pression de prédation. Ainsi, les forêts en régénération après caribou forestier sur la Côte-Nord et dans Charlevoix. Dans cet une coupe forestière sont plus propices à d’autres espèces article, nous présentons un bilan des connaissances récemment d’ongulés sauvages, notamment l’orignal (Alces alces, Courtois acquises par notre équipe sur le sujet, ce qui nous permettra et collab., 1998). Cette disponibilité des autres proies aurait éventuellement de proposer une approche synthétique pour pour conséquence d’augmenter l’abondance du loup gris prédire la réponse du caribou aux perturbations anthropiques. (Canis lupus), principal prédateur des caribous adultes. Cela constituerait alors une menace pour les populations locales Aires d’études et suivi des animaux de caribous (Bergerud, 1974 ; Seip, 1992). Ce processus de Pour améliorer les connaissances sur l’utilisation de compétition apparente (Holt et Lawton, 1994) entre le caribou l’espace du caribou forestier, notre équipe a posé des colliers et l’orignal par l’entremise du loup a pu être documenté en émetteurs sur des caribous des régions de Charlevoix et de la Colombie-Britannique (Wittmer et collab., 2007) et en Alberta Côte-Nord du Québec (figure 2). La forêt boréale québécoise (James et collab., 2004), avec une prédation plus marquée dans est caractérisée par une vaste matrice de conifères matures, les forêts en régénération, quelques années après les coupes. dominée par l’épinette noire (Picea mariana), le sapin baumier Cette prédation pourrait d’ailleurs être facilitée par les routes forestières qui permettent aux loups de patrouiller plus efficacement leur territoire (James et Stuart-Smith, 2000). Parallèlement, la disponibilité de petits fruits et de plantes herbacées augmente aussi en début de succession forestière, favorisant l’ours noir (Ursus americanus), prédateur important des faons caribous (Zager et Beecham, 2006). La prédation des faons caribous au cours de leurs six premières semaines de vie s’en trouverait alors fortement augmentée (Ballard, 1994). En somme, ce sont les populations de caribou v ivant Figure 2. Localisation des deux aires d’études : au nord, le site de la Côte-Nord, et au sud, celui de Charlevoix. dans les forêts commerciales qui sont les plus menacées à court (Abies balsamea) et, dans les zones septentrionales, le pin terme. La coupe forestière se traduit par un effet direct de gris (Pinus banksiana). Elle présente souvent une abondante perte et de dégradation de l’habitat du caribou, et indirect couverture de lichens au sol (Morneau et Payette, 1989) et un par l’augmentation de la pression de prédation favorisée cycle de feux court quand le climat est sec, mais parfois très par la présence accrue des principales proies du loup. En long, souvent supérieur à 300 ans sur la Côte-Nord, là où le conséquence, plusieurs recommandations ont été faites pour climat est relativement humide (Bouchard et collab., 2008). atténuer les effets des modifications anthropiques de la forêt Le site de la Côte-Nord (50° 00' N, 69° 20' O) couvre boréale sur les populations du caribou forestier (Courtois une superficie d’environ 18 500 km 2 , au sud-ouest du et collab., 2004). C’est dans ce contexte que plusieurs études réservoir Manicouagan, et il est situé en plein cœur de l’aire de récentes ont été réalisées pour évaluer ces effets directs et répartition continue du caribou forestier. Le site de Charlevoix indirects de l’aménagement forestier sur le caribou au Québec. (47° 40' N, 71° 10' O), d’environ 8 000 km2, recouvre en partie la Ces recherches ont été menées, entre autres, sur la harde de réserve faunique des Laurentides, la zec des Martres, les parcs Charlevoix, en déclin entre 1992 et le milieu des années 2000 des Grands-Jardins, des Hautes-Gorges et de la Jacques-Cartier, (Lambert et collab., 2006) et sur la Côte-Nord où l’exploitation et abrite une population isolée de caribous forestiers, au sud de forestière progresse de plus en plus dans l’aire de répartition la limite méridionale de l’aire de répartition continue. continue de l’espèce. Le naturaliste canadien, 135 no 1 hiver 2011 47 M amma l o g i e Réhaume Courtois Ces deux sites sont localisés le long d’un gradient d’habitat nord-sud, la Côte-Nord affichant une présence plus marquée de peuplements de conifères matures que Charlevoix où la matrice forestière est nettement plus jeune et plus perturbée. Les perturbations d’origine anthropique sont également associées à ce gradient, avec une plus forte densité de routes au sud (zone de Charlevoix) par rapport à la Côte-Nord (Fortin et collab., 2008). L’exploitation forestière est également plus prononcée dans Charlevoix, les coupes réalisées dans les 30 dernières années recouvrant près de 25 % de la zone contre environ 4 % sur la Côte-Nord. À partir de mars 2005, 26 femelles caribous ont été suivies à l’aide de colliers GPS sur la Côte-Nord, ce qui s’ajoutait au suivi initial de 23 femelles de la harde de Charlevoix (figure 3), également suivies grâce à des colliers GPS entre avril 2004 et mars 2007. Afin de bien comprendre les interactions entre le caribou et ses principaux prédateurs, le comportement du loup, qui s’attaque aussi bien aux adultes qu’aux faons, et de l’ours noir, qui peut causer la mortalité des faons en bas âge, a aussi été étudié. C’est pourquoi au cours des mêmes périodes, 9 loups ont été suivis dans 4 meutes sur la Côte-Nord, alors que 7 loups dans 4 meutes l’ont été dans Charlevoix. Enfin, dans ce dernier site, 12 ourses ont été suivies par télémétrie VHF en 2004 et 2005. Cet échantillon a été complété par 12 autres ours (mâles et femelles) équipés de colliers GPS en 2005 et 2006. Figure 3. Femelle caribou forestier de la population de Charlevoix suivie par télémétrie. Résultats et discussion Effets directs des coupes sur la sélection d’habitat par le caribou forestier Pour bien comprendre l’impact de l’aménagement forestier sur les grands mammifères de l’écosystème boréal, il faut d’abord en regarder les conséquences sur leur envi ronnement. Les coupes forestières ouvrent le milieu, rajeu nissent les peuplements forestiers et engendrent une succession forestière souvent dominée par les feuillus (figure 4). Ces modifications sont à l’origine de la fragmentation des habitats sur de grandes superficies à cause de la juxtaposition des assiettes de coupe (figure 5). Cela réduit d’autant l’espace vital disponible aux caribous dont les individus fréquentent de grands domaines 48 LA SOCIÉTÉ PROVANCHER D’HISTOIRE NATURELLE DU CANADA vitaux annuels, estimés autour de 1 000 à 1 500 km2 dans nos sites d’étude, même si les sites d’hivernage sont plus petits (environ 300 km2 en moyenne). Cette fragmentation du paysage est également accentuée par la création de routes forestières pour la coupe et le transport du bois, le caribou ayant tendance à éviter ces structures linéaires (James et Stuart-Smith, 2000 ; Courbin et collab., 2009). La réponse comportementale du caribou a été évaluée sur la Côte-Nord par des fonctions de sélection des ressources (Boyce et McDonald, 1999 ; Manly et collab., 2002). Ces fonctions comparent les caractéristiques de l’habitat aux sites fréquentés par les animaux à celles observées dans l’ensemble des domaines vitaux. Cette comparaison permet de mettre en évidence la sélection d’habitat des animaux suivis par télémétrie. Courbin et collab. (2009) ont déterminé la sélection d’habitat des caribous dans des secteurs qui ont fait l’objet d’un aménagement forestier sur la Côte-Nord. Ces travaux ont pu confirmer que le caribou préfère les peuplements matures de conifères tout au long de l’année, avec une préférence plus marquée pour les sites riches en lichens terricoles pendant la saison froide, d’octobre à mai. À l’inverse, les peuplements mixtes ou décidus étaient largement évités en tout temps, de même que les milieux ouverts. À une échelle étendue, le maintien de grands massifs de forêts protégées – que l’on a créés pour préserver l’habitat du caribou et au sein desquels les coupes sont interdites – semble offrir un refuge aux caribous qui les sélectionnent de la fin de l’hiver jusqu’au mois de mai. En revanche, les forêts matures de conifères, situées en dehors des massifs de protection, sont plus fortement sélectionnées pendant les périodes spécifiques du rut (fin de l’automne) et de l’élevage des jeunes (au cours du mois de juin). Ces repliements temporaires vers l’intérieur des forêts vierges sont de plus renforcés par une fidélité au site d’une année à l’autre plus élevée pendant la période d’élevage des jeunes (Faille, 2010). Les massifs de protection établissent de facto la limite d’exploitation de la forêt et sont bien souvent en bordure des coupes ; leur évitement durant certaines périodes critiques pourrait indiquer que les caribous préfèrent des sites familiers intacts plus éloignés des secteurs de coupe. Les fonctions de sélection des ressources ont également montré que les zones de coupe ont un impact marqué et durable sur le comportement du caribou. Ainsi, les coupes récentes (pendant les cinq années qui suivent la coupe) et les coupes en régénération (jusqu’à 15 ans après la coupe) sont évitées de manière prononcée quelle que soit la saison. Ce comportement est renforcé par l’importance des coupes à l’échelle du paysage, les coupes (récentes et en régénération) étant d’autant plus évitées que leur proportion est élevée dans un rayon de 1 km autour de l’animal (Courbin et collab., 2009). De la même manière, les routes (principalement les routes forestières) sont constamment évitées par les caribous. Les résultats obtenus dans Charlevoix (Faille, 2010) indiquent que les routes et les coupes forestières auraient également un effet sur la fidélité des caribous à leurs domaines vitaux : les caribous ont moins tendance à revenir au même endroit d’une année Réhaume Courtois M amma l o g i e Réhaume Courtois, Nicolas Courbin Figure 4. Illustration d’une coupe en régénération vue du sol. Effets indirects des coupes sur la sélection d’habitat par les prédateurs Les coupes forestières n’ont pas que des effets directs sur le caribou. En altérant le paysage, elles modifient également la relation entre le caribou et ses deux principaux prédateurs, le loup et l’ours noir. Bien que le caribou forestier ne soit pas la proie principale du loup, lequel se nourrit avant tout d’orignaux (Larivière et collab., 2000), ce prédateur n’en reste pas moins la principale cause de mortalité des caribous adultes (Sebbane et collab., 2003). L’ours est par ailleurs responsable d’une forte mortalité des faons caribous dans les toutes premières semaines de leur vie (Ballard, 1994). Lambert et collab. (2006) ont en effet estimé qu’environ 50 % des faons étaient tués par l’ours noir durant leurs six premières semaines de vie dans Charlevoix. Les modifications de l’habitat ne sont pas étrangères à l’impact des prédateurs. En premier lieu, les coupes modifient les interactions trophiques (Crête et Manseau, 1996) en entraînant une aug mentation du nombre de loups et d’ours à la suite d’une augmentation des abondances d’orignal et de petits fruits. Mais les coupes peuvent également augmenter les probabilités de rencontre en modifiant conjointement les patrons d’utilisation de l’habitat des prédateurs et de leurs proies (James et collab., 2004). Cet aspect a ainsi été évalué à la fois sur le loup (Courbin et collab., 2009 ; Houle et collab., 2010) et sur l’ours noir (Brodeur et collab., 2008 ; BastilleRousseau, 2010) dans les mêmes aires d’études. Sélection d’habitat par le loup Le risque de prédation par le loup étant pré sent toute l’année, il est essentiel d’examiner les similitudes de sélection d’habitat entre cette espèce et le caribou à chaque saison. Dans l’ensemble, il a été montré qu’une ségrégation spatiale entre le caribou et l’orignal permettait de diminuer le risque de prédation sur le caribou, celui-ci recherchant comme refuges les zones à faible densité d’orignaux (James et collab., 2004). En revanche, toute modification des conditions initiales pourrait avoir des répercussions importantes en termes de probabilité de rencontre entre le loup et Figure 5. Secteurs de coupes en forêt boréale aménagée, en hiver ou en été. Sur la photo en bas à gauche, les massifs de protection sont bien le caribou. La sélection d’habitat par le loup a été estimée visibles, entourant un secteur de coupes. Sur la photo en bas à droite, on note un réseau caractéristique de chemins forestiers. sur la Côte-Nord et dans Charlevoix en utilisant les mêmes fonctions de sélection des ressources que pour à l’autre lorsque la présence de routes et de coupes (récentes le caribou (Courbin et collab., 2009 ; Houle et collab., 2010). et en régénération) augmente. La coupe occasionnerait donc Ainsi, les loups montrent un patron de sélection d’habitat le déplacement des individus, en particulier dans des zones comportant plusieurs différences avec celui des caribous. moins familières, ce qui peut entraîner un risque de prédation Si les loups utilisent préférentiellement les forêts matures de conifères, ils sélectionnent également les forêts matures accru (Yoder et collab., 2004). mixtes et décidues, et surtout les coupes forestières durant Le naturaliste canadien, 135 no 1 hiver 2011 49 M amma l o g i e la majeure partie de l’année. Les coupes en régénération, et en particulier les lisières qu’elles créent, offrent des ressources alimentaires abondantes pour l’orignal, ce qui rend ces zones attractives pour les originaux durant l’été (Dussault et collab., 2005), et par conséquent pour les loups. Pendant la période où les louveteaux sont confinés à la tanière (avril à juin), les loups adoptent également une réponse particulière aux coupes récentes, selon leur importance dans la zone d’étude : ainsi, les loups établis dans la région de Charlevoix, qui présente une proportion de coupes récentes plus élevée, sélectionnent ces zones de coupes plus fortement que sur la Côte-Nord (Houle et collab., 2010). Par ailleurs, les loups semblent plus tolérants au dérangement humain et utilisent également préférentiellement les routes forestières, lorsque celles-ci ne sont pas trop nombreuses dans le paysage (Houle et collab., 2010). On pense que ces routes facilitent les déplacements des loups lors de longs trajets, en dépit d’un dérangement plus fréquent, et leur permettent aussi de pénétrer plus facilement à l’intérieur des massifs résineux matures (plus propices aux caribous). Dans le secteur de la Côte-Nord, Courbin et collab. (2009) ont estimé les probabilités de cooccurrence des loups et des caribous à partir du produit des fonctions de sélection des ressources de chaque espèce. Les résultats montrent que, du début de l’hiver à la fin du printemps, la probabilité de cooccurrence entre ces deux espèces est la plus élevée dans les forêts intactes localisées en bordure des secteurs de coupe forestière (Courbin et collab., 2009). Cela souligne que les risques induits par les coupes ne sont pas limités à la zone coupée, mais débordent sur les zones adjacentes. Les loups pourraient rechercher ces sites non coupés parce que leurs proies, autant l’orignal (Potvin et Courtois, 2004) que le caribou (Courtois et collab., 2008), évitent les sites coupés à l’hiver. En définitive, les coupes forestières présentent des conditions généralement favorables au loup au moins jusqu’à 15 années après la coupe, mais elles créent également un effet de bordure important, favorisant les rencontres entre les loups et les caribous dans les zones adjacentes protégées. La construction de routes pour la coupe forestière permettrait même aux loups d’accéder plus facilement à des milieux favorables aux caribous. Sélection d’habitat par l’ours noir L’ours noir est un omnivore, se nourrissant principale ment de végétaux tels que les baies, les graminées, et les fruits des arbres et arbustes comme le hêtre (Fagus grandifolia) et le sorbier d’Amérique (Sorbus americana, Mosnier et collab., 2008). Même s’il ne s’att aque que rarement aux ongulés adultes, l’ours est néanmoins un prédateur important des faons, en particulier dans le mois qui suit leur naissance (Zager et Beecham, 2006). Cette source de nourriture fournit un apport protéinique important, si bien que les ours noirs sont parfois responsables de la majorité des mortalités des faons caribous (Ballard, 1994 ; Lambert et collab., 2006), induisant 50 LA SOCIÉTÉ PROVANCHER D’HISTOIRE NATURELLE DU CANADA un impact majeur sur la dynamique des populations de caribous. Dans ce contexte, il s’avère essentiel de comprendre le processus de sélection d’habitat de l’ours pendant la période critique pour le caribou, c’est-à-dire la période d’élevage des jeunes, de la mi-mai à la fin juin. Brodeur et collab. (2008) ont étudié la sélection d’habitat de 12 ourses suivies par télémétrie VHF dans la région de Charlevoix. Aucune différence saisonnière n’a été mise en évidence, ce qui suggère que les ours n’adaptent pas leur utilisation de l’habitat en fonction de la disponibilité des faons, en juin. La densité de faons y est alors très faible et par conséquent l’ours noir ne peut orienter sa stratégie de quête alimentaire vers cette ressource alimentaire. De la même manière, il a été montré que les ours évitent les forêts de conifères et, par conséquent, les zones les plus favorables pour le caribou. En revanche, ils sélectionnent majoritairement les coupes en régénération âgées de 6 à 20 ans. Celles-ci présentent une densité en fruits et en arbustes bien plus élevée que les forêts adjacentes et offrent ainsi plus d’opportunité à l’ours pour se nourrir. De plus, la superficie des domaines vitaux des ours (qui couvrent en moyenne 150 km2 pour les femelles et 650 km2 pour les mâles) diminue avec la proportion de coupes en régénération, ce qui tendrait à confirmer qu’ils y trouvent plus facilement de la nourriture. Ces comportements de l’ours noir font en sorte d’augmenter la vulnérabilité des caribous qui fréquentent les secteurs de coupe. Ce patron de sélection d’habitat de l’ours noir a pu être précisé avec l’étude d’animaux suivis par télémétrie GPS au cours de la période de vulnérabilité des faons caribous. Les résultats (Bastille-Rousseau, 2010) montrent que les ours ont un comportement de prédation opportuniste des faons. Les ours sélectionnent les parcelles riches en végétation basse, c’est-à-dire les bordures de routes, les milieux humides et les coupes en régénération. La tactique d’approvisionnement des ours consiste à demeurer peu de temps dans chacune de ces parcelles et à orienter leurs déplacements de façon à visiter préférentiellement les parcelles riches. Ces déplacements fréquents entre parcelles riches induisent un parcours plus intensif de leur domaine vital, et peuvent entraîner un taux de rencontres fortuites plus élevé avec les faons, même si les ours ne les recherchent pas activement. Ainsi, l’aménagement forestier semble induire une plus forte pression de prédation sur les faons par la juxtaposition des zones favorables à l’ours et des zones propices pour le caribou, surtout considérant les fréquents déplacements des ours durant la période où les faons sont plus vulnérables à la prédation. Conclusion Les études récentes nous apprennent que les coupes forestières engendrent une interaction complexe de phénomènes directs et indirects chez les ongulés et leurs prédateurs. En plus d’une augmentation des abondances de prédateurs induites par les coupes, leurs répercussions sont négatives pour le caribou sur plusieurs plans. M amma l o g i e Une réduction de l’habitat disponible Les coupes sont largement évitées par le caribou. Pour un animal ayant de grands besoins d’espace, c’est un problème majeur poussant le caribou à augmenter ses déplacements et à fréquenter des domaines vitaux encore plus grands. L’étendue de l’exploitation forestière en forêt boréale est toutefois telle que les aires utilisées par la plupart des hardes contiennent des coupes. Nos résultats montrent généralement une utilisation préférentielle des coupes par le loup, préférence qui diminue toutefois lorsque l’abondance de coupes est très élevée dans son territoire. En conséquence, cela devrait induire un risque de prédation sensiblement plus élevé à l’intérieur même des coupes. De même, en augmentant la présence des coupes en régénération recherchées par l’ours noir, l’aménagement forestier peut induire une augmentation des densités d’ours. Ce faisant, le risque de prédation des faons devrait augmenter en parallèle en raison du comportement opportuniste de l’ours. Une dégradation de l’habitat résiduel Les effets de l’aménagement forestier sont également perceptibles à l’extérieur des blocs de coupe. Il y a en premier lieu un effet de bordure, c’est-à-dire que les zones de forêts matures de conifères à proximité de coupes sont de facto plus accessibles au loup, et ainsi de moins bonne qualité pour le caribou. Cet effet s’ajoute à celui des routes forestières utilisées par le loup pour ses déplacements, qui facilitent l’accès aux zones éloignées pour les prédateurs. Enfin, la fragmentation causée par la coupe forestière induit également un risque plus élevé de rencontre fortuite avec l’ours noir. Celui-ci se déplace fréquemment de parcelle en parcelle riche en végétation, ce qui augmente ses probabilités de rencontre avec les faons caribous entre les parcelles, et donc le risque de prédation pour les faons. Mesures de mitigation Des mesures de gestion de la forêt ont été proposées pour atténuer ces problèmes (Courtois et collab., 2004, 2007 ; Courbin et collab., 2009) et maintenir à long terme le caribou forestier. Ces mesures sont basées sur la protection de grands massifs forestiers interconnectés (Courtois et collab., 2004), afin de permettre au caribou de s’éloigner à la fois de l’activité humaine et des prédateurs. La superficie et la répartition de ces massifs de protection devraient prendre en considération l’importance des déplacements du caribou sur une base annuelle, leurs domaines vitaux pouvant dépasser les 1 000 km2. Les massifs devraient à tout le moins devraient à tout le moins posséder une superficie de 250 km2 sur la base d’un compromis avec l’industrie forestière, prenant en compte les besoins des caribous pendant l’hiver et la mise bas, et être organisés en réseau (figure 5). Des massifs trop petits et entourés de zones de coupes sont en revanche évités (Courtois et collab., 2006). Ces massifs devraient comprendre de larges pans de forêts matures de conifères avec un couvert dense de lichens, tout en minimisant les forêts mixtes ou décidues afin de limiter la probabilité d’occurrence du loup (Courbin et collab., 2009). L’aménagement forestier devrait également limiter les effets de bordure entre ces massifs protégés et les coupes (Courbin et collab., 2009), ce qui serait favorisé par une forme arrondie des massifs plutôt que linéaire. Enfin, les routes forestières inutilisées devraient être reboisées pour limiter leur utilisation par le loup (Courbin et collab., 2009) et leur envahissement par les essences décidues propices à l’orignal et à l’ours noir. L’efficacité de ces stratégies d’aménagement reste toutefois à évaluer. Des études détaillées de l’impact des coupes forestières sur le caribou sont encore nécessaires pour comparer plusieurs stratégies de coupes afin d’en déduire la plus susceptible de maintenir le caribou en forêt aménagée. Cela exigera l’élaboration d’un modèle considérant les réactions simultanées aux modifications anthropiques pour l’ensemble des espèces impliquées dans le réseau trophique associé au caribou. À cet effet, un effort de standardisation de l’information provenant des travaux antérieurs réalisés dans nos sites d’étude sera requis. Par exemple, suivant la logique particulière à chaque étude, les coupes en régénération ont été établies entre 5 et 15 ans pour les études sur le caribou et le loup, mais entre 5 et 20 ans pour l’ours, ce qui complique les comparaisons entre les études. De la même manière, des saisons particulières à chaque espèce (selon leur propre rythme biologique) ont été adoptées pour chacune des études, ce qui complique l’utilisation conjointe de ces renseignements. Les relations prédateurs-proies restent encore à définir dans le contexte de la variété des approches sylvicoles disponibles. Pour faire un pas supplémentaire dans la compréhension de ces interactions, nous prévoyons déterminer les patrons de déplacement des caribous selon la localisation de leurs prédateurs à l’instant du déplacement, en sus des caractéristiques de l’habitat pro pices à ces prédateurs. Enfin, une meilleure description de la démographie des caribous reste à développer dans ce contexte d’aménagement forestier. Les paramètres tels que la mortalité des adultes ou plus particulièrement celle des faons, en lien avec l’agencement des coupes dans le paysage, seront nécessaires pour estimer au mieux la persistance à long terme des populations du caribou forestier en forêt boréale. Remerciements Tous nos remerciements vont à Bruno Baillargeon, Laurier Breton, Vincent Brodeur, Jo-Annie Charbonneau, Martin Charbonneau, André Coulombe, Alain Desrosiers, Jean-Guy Frenette, Stephanie Gagné, Denis Gay, Marc Guilbeault, Evan Hovington, Catherine Lambert, Karine Lehoux, Rolland Lemieux, Mathieu McCann, Véronique Pinard, Marius Poulin et Bruno Rochette pour leur aide précieuse sur le terrain. Les différents travaux de l’équipe ont pu être réalisés grâce au soutien de la Chaire de recherche industrielle CRSNG-Université Laval en sylviculture et faune, du ministère des Ressources naturelles et de la Faune du Québec, du ministère des Transports du Québec, de l’Université du Québec à Rimouski, du Fonds québécois de la recherche sur la nature et les technologies, du Fonds de rétablissement des espèces en péril, de la Fondation canadienne pour l’innovation et de la Fondation de la faune du Québec. Le naturaliste canadien, 135 no 1 hiver 2011 51 M amma l o g i e Références Ballard, W.B., 1994. Effects of black bear predation on caribou–A review. Alces, 30 : 25–35. Bastille-Rousseau, G., 2010. Stratégies d’approvisionnement d’un omnivore : l’ours noir oriente-t-il sa recherche de nourriture vers les jeunes cervidés ? Mémoire de maîtrise, Département de biologie, Université Laval, Québec, 88 p. Bergerud, A.T., 1974. Decline of caribou in North America following settlement. Journal of Wildlife Management, 38 : 757–770. Bouchard, M., D. Pothier et S. Gauthier, 2008. Fire return intervals and tree species succession in the North Shore region of eastern Quebec. Canadian Journal of Forest Research, 38 : 1621–1633. Boyce, M.S. et L. McDonald, 1999. Relating populations to habitats using resource selection functions. Trends in Ecology & Evolution, 14 : 268–272. Brodeur, V., J.-P. Ouellet, R. Courtois et D. Fortin, 2008. 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