Accoudé au comptoir…des Alpes - Office de Tourisme de Passy
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Accoudé au comptoir…des Alpes - Office de Tourisme de Passy
PRIX DE LA MEILLEURE NOUVELLE DE MONTAGNE Mention Humour Vincent JACCARD « Accoudé au comptoir…des Alpes » Dans ces Alpes-là, quand on pousse la porte du bistrot, on ne retrouve pas le parfum de gauloise à l'anis étoilé comme chez nous. Ça sent le café d'abord, fort, ristretto, et le vin cuit, et puis le sucre, sur les dolce, les pâtisseries, parce que ça sent, le sucre. Les verres ne sont pas jaunes, ils sont oranges. Leur pastis, c'est le Spritz. Par contre, le trophée de chamois, il y est, et les cloches des vaches audessus du bar, elles y sont, et des Devouassoux aussi. Mais le plancher, ce n'est pas du sapin. Raboté pareil à coups de semelles Vibram et de pointes de piolets, mais du mélèze, plus rouge, plus dur, plus noble pour eux. Et puis ici, impossible de se faire une belote pépère. Ils ont beau parler avec les mains, ça ne les empêche pas de hurler. Et avec tous les Amoroso qui se relaient à la radio, on ne s'entend pas. Ici, ce sont les Alpes du soleil levant. - Allez, patron, remets une binouze. Derrière son bar, il n’en revient pas. Que cette jolie bouche prononce les mêmes mots que les accoudés habituels. Elle lui montre sa chope. - Quand mon verre est plein, je le vide, et quand mon verre est vide, je le plains. Et en regardant le jeune moniteur à côté d’elle, qui louche dans son décolleté comme s'il cherchait ses skis au fond d’une crevasse. - C’est mignon, ton foulard aux couleurs italiennes. Tu crois qu’ils le font pour homme ? Le mono est rouge, rouge comme son pull. La guerre est déclarée. Ses copains attendent la réplique. Il faut sauver la face, comme en escalade. Alors il y va. - Allez, les mecs, on trinque, à nos femmes, à nos montagnes, et à ceux qui les montent ! Ils cabossent leurs verres en se marrant, et attention, ils sont lâchés, pas assurés. - Eh ben, ma jolie, t'as pas peur en solo, tu voudrais pas qu'on s’encorde ? Y’en a un qui s’étouffe avec sa bière, et les autres pleurent de rire. La jeune femme, au bar, a envie de pleurer aussi. Il en profite. - T'as pas école aujourd'hui ? Elle regarde l'écusson sur son épaule, et alors qu'elle allait riposter avec un « c'est bien, tu as eu ton flocon », la porte s’ouvre, et laisse entrer un souffle froid et même un peu de neige. - Messieurs ! Il crie bien fort en rentrant, comme d’habitude. - Ah pardon, m’sieurs dame, pour une fois. On dirait qu’il a vu le yéti, tellement il est surpris. Il vérifie que sa braguette est bien fermée, parce qu’il vient de pisser dans la neige avant de rentrer. Il aime bien faire ça, en faisant un petit dessin, des fois un petit sapin, ou les anneaux olympiques, quand il est en forme. Tutto va bene, alors il plaque ses cheveux en arrière avec les deux mains, et va mettre ses coudes sur le zinc, en reluquant la pépée. Il lance aux copains : - Mamma Mia ! t’as vu ça, c’est pas un temps à mettre un mono dehors. C’est vrai que dans le bar, on dirait qu’il y a un match de la Roma, c’est tout rouge, comme leur maillot. Mais sur le blason, à la place de la louve qui allaite, un flocon, le drapeau italien, et en-dessous : Maestro de sci. - On dirait les Saints de glace ! - Ah, moi, je les ai jamais vu, les seins de glace. Pourtant, avec toutes les montagnes que je me suis tapé !!! No commento ! - Qui c’est qu’a la météo ? Les Tifosi se regardent. Y’a pas besoin de prendre la météo. Il suffit de regarder par la fenêtre. On dirait qu’une avalanche calme et silencieuse passe devant depuis ce matin. - L’autre jour, je me suis trompé. Je suis tombé sur la météo marine. Tu sais comment ils disent quand il y a beaucoup de vent ? 7 Beaufort, ils disent. Ils s’emmerdent pas. Le Beaufort, c’est juste de l’autre côté du mont Blanc. C’est comme si nous, quand on met le drapeau à damier, on disait que le risque d’avalanche, il est à cinq morues. Ca veut rien dire. 7 Beaufort, avis de grand frais, ils disent. Ils ont du mettre l’Apremont au frigo ! - Et puis, si t’écoutes trop la météo, tu restes au bistrot ! Et en même temps qu’il dit ça, il tape du poing sur le bar pour attirer le regard de la femelle. Mais la nana hausse les épaules. Je crois que c’est pas bon signe pour le mâle. - Non, allez, déconnez pas. Pour ce matin, on est tranquille. Mais tu vas voir qu’elles vont vouloir skier tout à l’heure, les milanaises, si ça se dégage. - De toute façon il fait toujours beau, en montagne. Il suffit de monter assez haut. - Elle est bien bonne. Eh bien là, tu vois, si tu veux faire skier ces dames sans les perdre, il faut que tu montes un peu, ou alors tu leur mets des tarines autour du cou. - Ah aujourd'hui, c'est sûr, t'as pas de mont Blanc ni de mont Rose, tous les monts sont gris ! C'est à celui qui déclenchera le plus de rires. - Et le Cervin, t’as vu, il a le chapeau. C'est toujours le même qui la sort, celle-ci. Et on voit tout de suite qu'il a le droit. Son visage a pris la couleur du rocher, ses cheveux la couleur de la neige, et les yeux le bleu des séracs à force de les regarder. On voit dans son regard à la fois serein et las une vie passée dans les parois et les refuges. Alors, ils sont tous aux ordres : - Si le Cervin il a le chapeau, - Alooors, o che piove, ocheee fe belloooo ! Et ils lèvent tous leurs verres ensemble en éclatant de rire. Elle n’en revient pas. Ça fait mille fois qu’elle l’entend, celle-ci, et eux, ils se marrent toujours. - Et alors, Rimbaud, tu dis rien aujourd’hui ? Lui, il aime bien qu’on lui foute la paix, tout seul au bout du zinc. Perché sur un tabouret, on dirait un perroquet, avec son blouson rouge et son bonnet italien. Ils l’appellent tous Rimbaud parce que c’est le poète de l’escadrille. Quand il skie, il déclame Le Bateau ivre : « j'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies, glaciers, soleils d'argent, flots nacrés, cieux de braise...» Il dit qu’il a voulu faire Maestro après avoir lu Voyelles : « A noir, E blanc, I rouge, O bleu : voyelles, je dirai quelque jour vos naissances latentes. » - Rimbaud, il a du être pisteur. T’as vu les couleurs ? En fait, il dit ça à personne, juste à lui, en scrutant son verre, son absinthe, c’est la grappa. - Ca y est. J’en ai un ! Les autres le regardent, car pour une fois, le poète a haussé le ton. Il se demandent ce qu’il a vu dans son eau de feu. - J’en ai un ! - Fais voir, dis le patron , en se rapprochant, à la recherche d'un glaçon ivre, ou d'un flocon givré. - J’ai un Haïku. Le bougnat va pour lui dire qu’ici, c’est pas un restaurant japonais, mais Rimbaud reprend, avec cette fois-ci le regard perdu sur l'horizon constellé de bouteilles de Martini et de Limoncello : Plus d’inspiration, Je pêche sans hameçon dans mon verre de grappa Alors là, plus personne ne parle. Rimbaud du soleil levant, il sait faire des poèmes qui veulent dire quelque chose. La poésie les a tous figés, on se croirait à Pompéi. Quand même, au fond du bar, y en a un qui essaie de se déplier, mais c'est pas facile. - Allez, je vais y aller. J’ai trop picolé. C’est peut-être ça, l’ivresse des cimes. - Ah, moi, l’ivresse des cimes, jamais eu, mais la gueule de bois dans la vallée, ouais, souvent. Ils sortent tous les deux en se tenant par l’épaule, en cordée rapprochée, c’est plus sûr. - Salut la compagnie ! - Salut la Compagnie des Guides, tu pourrais dire. C’est peut-être de là que ça vient. Qu’est-ce qu’on se marre. Et là, sans prévenir, ils se lèvent tous comme un seul homme, l’air grave. Ils lèvent leur verre de Spritz tous ensemble au-dessus de leur tête, et ils se mettent à chanter, si l’on peut dire. - Lààà, c’est trop hôôô. Puis tous les bras descendent, comme pour mettre les drapeaux en berne. Un bel ensemble, on voit qu’ils font ça souvent. - Lààà c’est trop bâââ. Et ils remontent, le bras tendu au niveau des yeux, le regard bien droit, à en loucher sur la boule orange. - Lààà c’est trop loiiin. Et puis, plier le coude, porter le verre à ses lèvres, et avant de s’envoyer le Spritz, chanter bien fort en haussant le ton, c’est le final : - Lààà ça va biennnn ! Et le grand éclat de rire collectif avant de boire. Et c'est vrai que là, ça descend bien. Tout ça se fait debout, bien droit, c’est du sérieux. Ca vient des chasseurs alpins suisses. Y a que des militaires pour boire au pas. Mais quand tu l’as fait plusieurs fois, c’est la retraite de Russie. Il faut porter les blessés, et les plus gravement atteints, on est obligé de les laisser sur place. Ils se sont déjà tous rassis, par sécurité. Ça bougeait sous leurs pieds, ça leur rappellait les plaques à vent. Y en a même un qui a déclenché son Arva, au cas où il disparaisse sous la table. Mais c’est pas dit qu'il y en ait un qui reste en surface. Deux skieurs, de vrais téméraires, reviennent de l’enfer hivernal en se tapant dans le dos. -T’as vu ce que je t’ai mis ? T’as farté avec de la fontine ou du reblochon, aujourd’hui ? Derrière eux, le français est à sa place habituelle. Il est facile à reconnaître, il est pas bleu blanc rouge. Ils sont pas bien drapeau, les français ! Mais il a encore la veste gris métal des JO d'albertville, 1992, c'était du costaud. Au milieu de la vague rouge, on dirait une sardine. Il sortirait bien une vanne, mais il n'en connaît qu'une, celle de Taninges, un village de Savoie, dont le préfet avait, heureusement, oublié d'appeler les hommes à partir à la guerre. Alors, comme il a plus rien à boire, et que personne le sert, il la fait. -Et moi, je suis de Taninges ? Mais tout le monde s'en fout, qu'il soit de Taninges ou d’ailleurs. Parce que c'est comme si le jour se levait dans le bistrot. Une giboulée de beau temps s'abat sur le rue, et, brutalement, le soleil explose les verres à moitié vides. Les doudounes Monclair se risquent à sortir, les marmottes de leurs capuches croient au printemps. Les mines déjà bronzées deviennent sombres : - t’as vu, la météo, ils avaient pourtant promis, mauvais temps jusqu’à ce soir. On peut jamais être tranquilles !