N° 148/149 - Suprême Conseil Grand Collège du REAA
Transcription
N° 148/149 - Suprême Conseil Grand Collège du REAA
PERSPECTIVE ÉCOSSAISE 33 BULLETIN DU SUPRÊME CONSEIL GRAND COLLÈGE R ∴ É ∴ A ∴ A ∴ G ∴ O ∴ D ∴ F ∴ 148/149 A M H G PERSPECTIVE ÉCOSSAISE 148 — PAGE 5 — • PERSPECTIVE ÉCOSSAISE 149 — PAGE 181 — Si, sur Internet, vous tapez dans votre navigateur l’adresse : http://sog1.free.fr/ vous découvrirez la page ci-contre qui est le site du Suprême Conseil, Grand Collège du Rite Écossais Ancien Accepté – Grand Orient de France. Très fréquenté, ce site est la base d’une information constamment actualisée, à la disposition de tous ceux qui apportent une attention soutenue au Rite Écossais Ancien Accepté et à ses activités. Tubaldin, Pythagore et Philolas d’après la Theorica musicale de Franchino Gaffurio BULLETIN DU SUPRÊME CONSEIL GRAND COLLÈGE R ∴ É ∴ A ∴ A ∴ G ∴ O ∴ D ∴ F ∴ 148 AU TO M N E 2 0 0 7 PRINTEMPS 2008 Crédits photographiques : Couverture : Archives départementales, Bordeaux. Pages 74-80 : Collection particulière, D.R. 01 SOMMAIRE N° 148 GRAND CONSEIL D’AUTOMNE ET GRAND CHAPITRE D’AUTOMNE 2007 • État des Officiers du S∴C∴ pour l’année 2007-2008.......................... • Questions mises à l’étude 2008-2009................................................... Grand Conseil d’Automne du 4 septembre 2007 • Colonne d’harmonie........................................................................... • Discours d’ouverture du T∴P∴S∴G∴C∴ Alain de Keghel, 33e ......... • Synthèse des rapports sur la question posée : « La vie en société se nourrit d’exigences éthiques et morales. Dans une époque où « tout se vaut », comment est-il possible de proposer une morale ? » Rapporteur le T∴Ill∴F∴ Jean-Claude Rauch, 33e M∴A∴S∴C∴ .... • Discours du Grand Orateur adjoint,Yves Le Bonniec, 33e M∴A∴S∴C∴ ............................................................................. Grand Chapitre d’Automne du 4 septembre 2007 • Colonne d’harmonie........................................................................... • Discours d’ouverture du T∴P∴S∴G∴C∴ Alain de Keghel, 33e ......... • Synthèse des rapports sur la question posée : « Si l’on considère l’ensemble des degrés maçonniques du 15 e au 18 e inclus, quel enseignement cohérent peut-on y trouver ? » Rapporteur le T∴Ill∴F∴ Yves Hivert-Messeca, 33e M∴A∴S∴C∴ ............................................................................. • Discours du Grand Orateur Pierre Piovesan, 33e .................................. 11 12 15 17 23 31 39 41 47 61 La vie du S∴C∴, G∴C∴R∴E∴A∴A∴ – G∴O∴D∴F∴ • Rapport d’activité 2006-2007 ............................................................. • Rapport financier de l’année 2006 du Grand Trésorier le T∴Ill∴F∴ Gérard Filippi, 33e M∴A∴S∴C∴ ................................ • Nécrologie : T∴Ill∴F∴ Octave Germany .............................................................. T∴Ill∴F∴ Maurice Zavaro................................................................ 69 77 82 85 Fenêtre ouverte : un regard sur le monde • Discours du T∴P∴S∴G∴C∴ Alain de Keghel en clôture du R.M.I. à Strasbourg........................................................................ 89 • Traité d’amitié entre le Suprême Conseil du R∴E∴A∴A∴ du Luxembourg et le Suprême Conseil, Grand Collège du R∴E∴A∴A∴ - G∴O∴D∴F∴ .................................................. 103 • Traité d’amitié entre le Suprême Conseil du R∴E∴A∴A∴ de Belgique et le Suprême Conseil, Grand Collège du R∴E∴A∴A∴ - G∴O∴D∴F∴ .................................................. 104 • Traité d’amitié entre le Suprême Conseil du R∴E∴A∴A∴ de Hongrie et le Suprême Conseil, Grand Collège du R∴E∴A∴A∴ - G∴O∴D∴F∴ .................................................. 105 Dialogues • Modernisme, relativisme et Franc-maçonnerie par Bernard Moisy, 33e .......... • Morale et éthique : du Juge au Juste par Marc Tapie, 33e............................. • La parole du Maître Secret par Alain Frederick, 32e .................................. • Qu’est-ce que la connaissance ? par Jacques Narbonne, 32e ........................ 109 115 121 127 GRAND CHAPITRE DE PRINTEMPS 2008 • État des Officiers du Suprême Conseil pour l’année 2007-2008........... 137 • Questions mises à l’étude des Ateliers pour l’année 2008-2009 ............ 138 Grand Chapitre de Printemps mars 2008 • Colonne d’Harmonie.......................................................................... 139 • Discours d’ouverture du T∴P∴S∴G∴C∴ Alain de Keghel, 33e ......... 141 • Rapport de synthèse sur la question posée : « Comment le Chevalier Rose-Croix peut-il assurer le triomphe de la justice sans susciter la haine ? » par le T∴Ill∴F∴ Jean-Paul Fardet, M∴A∴S∴C∴ ............................ 151 • Discours du Grand Orateur du Suprême Conseil, le T∴Ill∴F∴ Pierre Piovesan.............................................................. 157 Dialogues • Un 12 e degré paradoxal par R. Morel-Chevillet...................................... 165 • Le Pélican, étude d’un symbole par Dimitri Arsenakis............................... 171 01 OFFICIERS DU SUPRÊME CONSEIL 2007-2008 Très Puissant Souverain Grand Commandeur Alain de KEGHEL 1er Lieutenant Commandeur 2e Lieutenant Commandeur Grand Orateur Grand Chancelier - Garde des Sceaux Grand Trésorier - Grand Hospitalier Grand Capitaine des Gardes er 1 Grand Maître des Cérémonies 2e Grand Maître des Cérémonies Grand Orateur Adjoint Grand Chancelier Adjoint Grand Trésorier Adjoint, Grand Hospitalier Adjoint Grand Capitaine des Gardes Adjoint Jean-Robert RAGACHE Francis ALLOUCH Pierre PIOVESAN Christian DANIOU Gérard FILIPPI Jean-Pierre CORDIER Jacques OREFICE Alain NATALI Yves LE BONNIEC Jacques RAMBAUD Hervé NORA Pierre NABET 11 01 QUESTIONS MISES À L’ÉTUDE DES ATELIERS POUR L’ANNÉE 2008 Grand Chapitre de Printemps 2008 : Samedi 15 mars 2008 « Comment le Chevalier Rose Croix peut-il assurer le triomphe de la Justice sans susciter la haine ? » Envoi des travaux à la Chancellerie pour le 31 décembre 2007. _____________ Grand Chapitre d’Automne 2008 : Mardi 2 septembre 2008 « Les valeurs qui sous-tendent l’Ordre sont Universelles, estimons-nous. Dans notre culture les rituels permettent de les activer, pensons-nous. Comment le rituel de Chevalier Rose-Croix en particulier pourrait-il se transformer pour servir toutes les cultures ? » Envoi des travaux à la chancellerie pour le 31 mai 2008. _____________ Grand Conseil d’Automne 2008 : Mardi 2 septembre 2008 « Trois couronnes symbolisent trois pouvoirs dont le Chevalier Kadosh doit surveiller, stigmatiser et combattre les moindres abus et déviances. Ces trois symboles sont-ils nécessaires et suffisants aujourd’hui ? » Envoi des travaux à la Chancellerie pour le 31 mai 2008. 12 GRAND CONSEIL D’AUTOMNE S A L O N S D E L’ AV E Y RO N • 4 S E P T E M B R E 2 0 0 7 Aigle bicéphale 01 COLONNE D’HARMONIE Prélude à la cérémonie et musiques d’attente : • Jean-Sébastien Bach (1685-1750) : Concertos Brandebourgeois Entrée du T∴P∴S∴G∴C∴ et du S∴C∴ : • Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Der Weihe des Hauses (Ouverture) Ouverture des Trav∴ (Déambulation des GG∴JJ∴) : • Ottorino Respighi (1879-1936) : Adagio con variazione pour violoncelle et orchestre Après l’allocution du T∴P∴S∴G∴C∴ : • Gustav Mahler (1860-1911) : Symphonie n o 3 (3e mouvement – Lustig) Après le rapport sur la question d’Automne : • Henry Purcell (1659-1695): Funeral music for the Queen Mary (Canzona) Après les conclusions du Grand Orateur : • Cinquantième anniversaire de la mort du F∴ Jean Sibelius (1865-1957) : Le Roi Christian II (Sérénade) Sortie du T∴P∴S∴G∴C∴ et du Suprême Conseil : • Modeste Moussorgski (1839-1881) : Boris Godounov (Couronnement de Boris) Pour tout renseignement concernant l’œuvre, le compositeur ou les références d’enregistrement, s’adresser au F∴ Jean-Claude JACQUET, Bibliothèque André Doré, 16 rue Cadet, 75009 Paris 15 Gaffurio dissertant, d’après Franchino Gaffurio de harmonia musicorum instrumentorum, 1518 01 DISCOURS D’OUVERTURE DU T∴P∴S∴G∴C∴ DU GRAND CONSEIL D’AUTOMNE 2007 Dignitaires qui siègez à l’Est, TT∴Ill∴ et BB∴AA∴FF∴, Vous tous mes BB∴AA∴FF∴ Chevaliers Kadosh, Pour cette rentrée de notre Grand Conseil d’automne, j’ai choisi de vous entretenir des mutations des idées et de nos idéaux : Ambition réaliste contre démesure. Les mutations intervenues, et en cours chaque jour plus vite, dans les idées comme dans nos sociétés ont-elles enlevé toute valeur au legs et donc à la démarche maçonnique ? Les pistes de réflexion entendues ici ou là, faisant volontiers fi du passé comme de l’architecture traditionnelle de l’Ordre maçonnique en revendiquant en particulier, pour les systèmes de hauts grades, le rôle et la posture de « laboratoire d’idées » de la République n’exposent-elles pas les responsables des Juridictions qui prennent ce pari au grief de l’intrusion anachronique prétentieuse ou présomptueuse dans une sphère qui ne leur appartient pas ? Ou autrement formulé, quelle légitimité aurions-nous collectivement à devenir les « Maîtres à penser » de l’Obédience ? Serait-ce bien sain et raisonnable ? Même si l’habillage présente avantageusement la démarche, ne devons-nous pas nous interroger sur la vocation collective des Maçons ayant choisi de cheminer dans leur progression au-delà de la Maîtrise à se mettre activement au service de la politique obédientielle dans ses domaines régaliens traditionnels ? N’y a-t-il pas là un risque d’intervention, sinon d’intrusion, qui rende les frontières floues et les concepts élastiques ? L’outrecuidance ferait-elle partie de la mutation non pas des idées mais de mœurs ? Car enfin, il est patent que le champ obédientiel est clairement circonscrit et qu’il relève de la légitimité conventuelle alors que les systèmes des Hauts Grades 17 auraient tout à perdre en mélangeant les genres. L’histoire du GODF nous enseigne à quelles conséquences ces postures ont pu conduire dans le passé. J’ouvre une parenthèse à ce sujet, rappelant au passage et au titre de notre exigence de clarté, que nous demeurons fondamentalement hostiles aux défilés de dignitaires des Hauts Grades en Tenue de clôture des Convents du Grand Orient de France et que nous l’avons écrit au Président du Convent. Seul le souhait de ne point paraître insultants, ni de nous exposer à une exploitation hostile nous a conduits, à regret, à nous plier à un nouvel usage déplorable qui relève de la gesticulation à rapprocher du sujet qui nous occupe aujourd’hui. C’est Kierkegaard qui écrivait déjà en 1835 : « Ce qui me manque au fond, c’est de voir clair en moi, de savoir ce que je dois faire, et non ce que je dois connaître, sauf dans la mesure où la connaissance précède toujours l’action »... Et le philosophe de poursuivre : « Quel profit aurais-je de dénicher (une vérité) soi-disant objective, de me bourrer à fond des systèmes des philosophes et de pouvoir, au besoin, les passer en revue : quel profit... de pouvoir développer une théorie de l’État, et avec des détails tirés de toutes parts, de combiner une totalité – allusion évidente à HEGEL – pour construire un monde ». Si l’idéalisme est mensonger, alors serait à entreprendre une révision des évaluations qu’il est parvenu à s’imposer : l’échelle des valeurs est à renverser. Nietzsche avait établi la distinction entre deux morales ; d’un côté la morale des hommes et des races nobles, dit-il, celle des forts, des « maîtres », celle qui a régné aux grandes époques de la Grèce et de Rome puis a fait une réapparition sous la Renaissance ; de l’autre, la morale des êtres faibles, la morale judéo-chrétienne, la morale humaniste égalitaire des démocraties modernes, bref la morale que les « esclaves » ont réussi finalement à faire adopter par leurs Maîtres eux-mêmes pour se protéger contre eux. Démarche philosophique pour le moins osée. Il y a fort à parier que si Nietzsche avait pu voir les charniers et les horreurs des camps d’extermination, sorte d’aboutissement ou d’exploitation de sa logique philosophique dont se sont réclamés les nazis – une logique diabolique si finement analysée par Jonathan Littell dans son roman « Les Bienveillantes » – il aurait dit à l’instar d’Einstein et de la bombe A : « Je n’ai pas voulu cela ». D’ailleurs, dans son adieu à Zarathoustra, ne laisse-t-il les esprits libres de choisir leur chemin lorsqu’il dit à ses disciples : « Il y a mille sentiers qui n’ont jamais été parcourus. L’homme et la terre des hommes n’ont pas encore été découverts et épuisés ». Et il leur ordonne de perdre le chemin tracé pour se retrouver eux-mêmes. Cette philosophie de la vie humaine aussi différente, ô combien différente de celle de l’Ordre maçonnique et de notre voie « écossaise » n’a-t-elle pas, pour nous, cependant un relent initiatique qui nous interpelle ? C’est Albert Camus qui estimait que si le monde est absurde, il ne dépend que des hommes de se construire, au sein de ce monde absurde, un monde humain, qui soit vivable 18 pour tous. En somme, un humanisme actif et généreux auquel il a donné dans La Peste une expression où son art atteint à la vigueur et perfection classiques. Si, comme nous Maçons le pensons collectivement et je dirai consubstantiellement, la liberté est fondement de toutes les valeurs, ne devons-nous pas reconnaître que des principes trop abstraits échouent lorsqu’il s’agit de définir l’action ? Car la liberté n’est pas une affirmation vide et gratuite. Penser, c’est prendre la responsabilité totale de ce que l’on pense. Dans notre démarche, nous ne devons avoir aucun mal à faire notre cette sentence d’Alain : « Toute connaissance est bonne au philosophe, autant qu’elle conduit à la Sagesse ». En un temps où l’intelligence collective est non seulement objet de recherches universitaires et scientifiques, mais sans doute aussi en ce XXIe siècle mondialisé notre plus grande richesse, il est évident que, nous Maçons, avons vocation à être, non seulement auteurs, mais aussi prescripteurs, organisateurs de la mémoire. Médiateurs en somme. Plutôt que de s’égarer dans des constructions et débats où l’on est en droit de s’interroger sur notre compétence comme sur notre vocation à le faire, n’avons-nous pas, en revanche, une chance nouvelle à saisir qui est celle de nous inscrire dans cette accélération mondiale de l’intelligence collective active? Notre capital principal – et il s’agit bien là d’une mutation majeure des idées, mais aussi des capacités de communication sans précédent – ce capital c’est qu’on est capable de faire et que l’on fait. Le développement, bien qu’encore modeste de notre site du Suprême Conseil est la prise en compte d’une réalité importante : la valeur ajoutée est dans la connaissance partagée. C’est pourquoi nous disions il y a un instant que nous sommes, avec d’autres et sans quelque autre prétention, prescripteurs et organisateurs de la mémoire. Car nous avons pris conscience de l’importance des métadonnées qui constituent l’un des grands enjeux de notre temps en permettant d’augmenter l’intelligence collective. Nous sommes en effet habités par la conscience humaniste et la volonté de communiquer nos expériences les plus difficiles à partager. Notre Chaîne d’Union universelle écossaise, riche et forte de ses diversités, nous place tout naturellement au cœur de ces défis de la pensée qui ambitionne de créer un système de coordonnées de l’espace sémantique permettant, comme le dit Pierre Levy, Professeur à l’Université d’Ottawa, de « repérer l’inconnu, de calculer des distances entre significations ». Cela ne fabriquera pas des idées nouvelles, mais indiquera des rapports inaperçus et des virtualités. L’intelligence collective coordonnera l’espace sémantique comme a été coordonné l’espace terrestre. Cette approche nous est familière puisqu’il n’y a pas de point de vue privilégié, les idéologies, les dogmes, les doctrines devenant de simples projections particulières. Ce qui nous a toujours prioritairement importé se retrouve dans 19 cette nouvelle approche : connecter la société du savoir avec le développement humain. Il s’agit de nous mettre plus que jamais au service du développement de l’Homme et de la Société pour un développement intégral qui englobe tous les aspects de la société. Ainsi conçue, l’intelligence collective, fruit d’une globalisation du village planétaire, est bien source de développement humain. Une transmission féconde de la connaissance qui ne se réduit pas seulement à la tradition consciente, ni à l’éducation, mais qui passe par une grande variété de voies et de vecteurs en s’inscrivant dans une trame idéale. Nous retrouvons ici l’idéal de Perfection ambitionné dès le XVIIIe siècle par nos ancêtres pionniers du Rite Ecossais. Il est bien connu que nul n’est prophète en son pays... Et nous pourrions décliner cet adage en le parodiant au niveau obédientiel. C’est que contrairement à ce que l’on croit trop souvent, les mots étant bien la dernière chose sur quoi l’on parvienne à s’entendre... chez les Maçons, à l’évidence, la situation est parfois même pire qu’ailleurs. Les divergences entre les significations qu’ils attribuent à un même terme selon le rite auquel ils ont choisi d’appartenir, constituent non seulement une cause principale de leurs altercations, mais aussi la source même de bon nombre de leurs réflexions, si j’en juge par les postures des contempteurs du R∴E∴A∴A∴. C’est qu’en réalité nous nous situons résolument dans des champs de réflexion, des perspectives et des objectifs profondément dissemblables, alors même que le point de départ était le même. Au point que l’on serait en droit de s’interroger sur ce qui demeure commun une fois énoncés les principes fondateurs de l’Ordre. Dans ces conditions l’observateur ne sera guère surpris de constater que le titre de Maçon, auquel s’adjoignent des qualificatifs, finit par s’apparenter à un oxymore, c’est-à-dire une alliance de mots contradictoires. Ce qui conduit le terme, à force d’être mis à toutes les sauces, à devenir le référent majeur d’une assez terrifiante psychologie des conduites. Ne disaisje pas ici même, il y a un an : « les apparences seraient-elles une promesse ? Ou au contraire recèleraient-elles des illusions ? » Aujourd’hui, je crains que nous en soyons encore à cette deuxième hypothèse et que donc il soit opportun de dire : « Encore un effort mes FF∴ ». Il ne vous aura pas échappé que si j’ai choisi de partager avec vous quelques rapides réflexions sur les mutations des moyens, des idées et nos idéaux, j’ai pris grand soin de ne point tomber dans le travers des idées à la mode comme j’eus pu le faire en citant André Comte-Sponville, au hasard. En réalité, ceux d’entre vous qui avez la chance ou la malchance de vivre à Paris, savez d’expérience combien de débats, de colloques de haut niveau ont été consacrés ces dernières 20 années sous les auspices du Suprême Conseil à la confrontation des idées avec l’univers profane qui nous baigne. Cet univers il ne s’arrête pas à nos positions nationales, ni même européennes. Nous sommes devenus tout naturellement arpenteurs inlassables d’un monde en perpétuelle mutation, mais d’une mutation en accélération toujours plus rapide. Confrontés à ces bouleversements, nous aurions pu être de simples naufragés anonymes face à ce qui aurait aussi pu nous apparaître comme un grand puzzle désassemblé. Dans l’âpreté d’un monde impitoyable, nous ne souhaitons pas nous exonérer des interrogations intimes, filles de notre pensée libre. Notre exigence est celle des Chevaliers Kadosh qui, ayant le goût de la connaissance, l’aspiration à la Sagesse et vocation à l’action, n’ont de cesse de cerner l’indicible et ne baissent pas la garde dans un perpétuel effort de veille toujours sous-tendu par la probité morale. À ce titre, nous refusons avec la dernière énergie la fatalité d’une transformation des relations interhumaines en liens naturels ou mécaniques. Ce qui dans le contexte de la pensée marxiste consisterait à considérer les faits sociaux comme des faits de nature : la « RÉIFICATION », traduction de l’allemand « Verdinglichung » s’accompagnerait d’une dévalorisation et d’une instrumentalisation d’autrui, tout souci d’humanité finissant par se perdre pour déboucher sur une « pathologie sociale » pour reprendre une définition du sociologue allemand Axel Honneth. Quelle est l’originalité de notre démarche donc ? J’oserai affirmer ici, sans recours excessif à la mythologie maçonnique, que tout en préservant la conscience collective d’un héritage remontant à la nuit des temps dans l’inconscient humain, nous voulons mettre notre pensée, nos pensées, à l’épreuve du « temps présent ». Nous le faisons en nous penchant sur l’avenir avec le concours d’une pédagogie éclairante de détenteurs d’un savoir qui nous accompagnent dans notre propre effort d’appréhension des modes de pensée nouveaux. Nous avons la qualité d’écoute qui n’est pas seulement une question d’oreille, mais surtout notre disponibilité intellectuelle et philosophique à entendre. Ainsi, réalisonsnous chaque jour un peu mieux qu’il n’y a plus dans le monde d’aujourd’hui de modèle dominant, mais une multiplication de modèles. La nécessité de s’adapter aux changements de plus en plus rapides, exige des temps de latence de plus en plus courts et rapides, mais gardons-nous, et ce sera le mot de la fin, de faire nôtres les modèles qui émergent mais ne résistent pas à l’examen de la probité morale. Alain de Keghel, 33e T∴P∴S∴G∴C∴ 01 GRAND CONSEIL D’AUTOMNE 2007 RAPPORT DE SYNTHÈSE « La vie en société se nourrit d’exigences éthiques et morales. Dans une époque où « tout se vaut », comment est-il possible de proposer une morale ? » Très Puissant Souverain Grand Commandeur, Très Illustres Frères, et vous, mes Bien Aimés Frères Chevaliers Kadosh, J’avais, à l’origine, rédigé une synthèse dans un esprit assez différent, mais une catastrophe informatique l’ayant anéantie la semaine dernière, j’en ai profité pour suivre les recommandations de notre Très Puissant Souverain Grand Commandeur, qui préférait que fût présenté un rapport suivant au plus près les travaux exécutés par nos Conseils philosophiques et, par là même, plus fidèle à tous les arguments avancés. Je ne m’arrêterai ni aux étrangetés rédactionnelles, ni aux sempiternelles questions sur la question, ne gratifiant pas celles-là du jugement de Baudelaire – qui qualifie « cet élément inattendu, l’étrangeté, de condiment indispensable de toute beauté » – et sachant, concernant celles-ci, que les ratiocineurs préfèrent se demander, sans fin, « pourquoi la question », en dilatoire réponse au « pourquoi » de la question. En revanche, je consacrerai un instant à l’expression du regret de n’avoir reçu que quarante contributions de nos soixante-cinq Aréopages ; 40 % d’abstentionnistes, le premier semestre de l’année 6007 ne nous avait pas préparés à une aussi faible participation. Fort heureusement, le pourcentage de travaux de qualité est incomparablement supérieur, ce qui a facilité l’exécution du devoir de vacances, que constitue, annuellement, la rédaction du rapport mais, également, accentué le regret de n’en avoir pas reçu davantage, même si nous avons attendu jusqu’au mois de juillet pour en terminer le récolement. 23 Je suivrai donc fidèlement, dans mon rapport, le plan retenu, de façon quasi unanime, par nos Ateliers et reprenant l’énoncé mot à mot : « La vie en société se nourrit d’exigences éthiques et morales. Dans une époque où « tout se vaut », comment est-il possible de proposer une morale ? » Après avoir défini la société et décrit la vie à l’intérieur de celle-ci, les Conseils philosophiques n’ont pas résisté à l’envie de disserter longuement sur « morale et éthique », et il faut, au passage, souligner que, s’il n’appartient pas à notre Juridiction, le lexicographe, Alain Rey, exerce une influence significative sur nos travaux avec, parfois, le concours de notre vieux Frère Littré et, plus rarement, celui de Larousse et Universalis. Heureusement, Furetière est passé de mode et l’Académie française, qui n’est peut-être pas encore parvenue à la lettre M, n’est pas une référence forte dans nos temples. D’Aristote à Comte-Sponville, de Saint-Paul à Ricœur, de Spinoza à Nietzche, de Descartes à Hannah Arendt, on trouve de riches développements sur les convergences et les différences, l’étymologie et l’histoire, les définitions et les finalités de la morale et de l’éthique. L’expression «dans une époque où tout se vaut » a suscité des interprétations extrêmement différenciées, voire divergentes. Certains Conseils, négligeant volontairement les guillemets, ont traité la formule au premier degré et ont alors débattu de la justesse de l’assertion. Les conclusions sont, fort heureusement, unanimes : « tout ne se vaut pas », une dictature de type nazi ne vaut pas une démocratie même imparfaite, le dernier rap à la mode ne se juge pas à l’aune de La Flûte enchantée. Dans la grande majorité des cas, cependant, la proposition a été retenue comme l’expression d’un certain désenchantement à combattre, un relativisme à étudier de près, pour en tirer les conclusions compatibles avec les valeurs que nous défendons, c’est-à-dire pour proposer une morale, avec toutes les interrogations qui surgissent alors et enrichissent les conclusions de tous les travaux. LA VIE EN SOCIÉTÉ La littérature n’est pas avare des exploits de naufragés, volontaires ou non, vivant en solitaires des aventures d’autant plus passionnantes qu’elles représentent l’exacte antithèse de ce que l’homme vit en société. De tout temps, en effet, l’homme a vécu en groupes organisés et hiérarchisés ; il vit en société, dans une société au sein de laquelle la famille, l’école, la religion ont véhiculé des valeurs humaines et spirituelles, qui constituaient une base permettant à l’homme de faire des choix « en son âme et conscience ». 24 Un Aréopage donne cette définition excellente, même si elle est un peu pessimiste : « Qu’est-ce que la vie en société sinon, a priori, l’établissement et le maintien de liens qui font, qu’au-delà des contraintes (Sartre ne disait-il pas : « l’enfer, c’est les autres »), les humains peuvent se reconnaître comme tels ? Or, cette notion du lien, actuellement compris comme condition de cohésion (est symptomatique, à cet égard, la création d’un ministère de la cohésion sociale) semble revêtir les oripeaux d’un compromis. Sans noircir le trait, où trouver ces exigences éthiques et morales dans un monde où les innombrables outils de communication sont conçus pour incorporer le lien à la société marchande ? » Pessimiste mais pas erroné ! ET QUE SONT CES EXIGENCES ÉTHIQUES ET MORALES ? La question a engendré des débats d’une richesse incommensurable, c’est manifestement un domaine de dilection des Chevaliers Kadosh, dans lequel il est difficile de tracer le chemin médian où tous se retrouveraient. Cependant, les positions ne sont jamais éloignées au point de devenir incompatibles, et c’est dans ce contexte que je vous propose deux séries de définitions, au demeurant assez nuancées pour donner une vision stéréoscopique du paysage où nous évoluons. Pour un Conseil, la morale serait l’ensemble des actions et des valeurs, qui fonctionnent comme norme dans une société ; toutes les règles de conduite établies, proposées ou imposées aux hommes appartenant à une même communauté de destin. Elle demanderait un effort de volonté pour les réaliser. La mise en pratique de ces règles conduit à une organisation sociale, qui se concrétise par l’établissement d’un ordre. Cependant, cet ordre est essentiellement énergétique, il est issu de la pensée, il procède de l’esprit et se fonde sur l’intelligence et la raison. Il serait l’énergie de cohésion de la société. Pour ce même Conseil, l’éthique serait le besoin, le souci, l’exigence et la réflexion philosophique individuels, qui pourraient amener l’homme à accepter, légitimer, définir et proposer aux autres des règles et des principes moraux. Ce serait la partie théorique de la morale. Pour un autre Conseil, la morale, tout d’abord, en tant que science du bien et du mal, est le fondement d’un certain nombre de règles de conduite, que s’impose une société donnée, à un moment donné de son histoire, en fonction de sa propre conception de la morale. Il n’existe pas de morale universelle et intemporelle. La morale est contingente. Chaque organisation humaine, quel que soit son fondement politique, philosophique, social ou religieux, définit son champ de compréhension et d’application de sa morale. Et cette définition est variable dans le temps : le Frère Voltaire a écrit le traité de tolérance dans le 25 cadre de l’affaire Calas, mais son sens de la morale n’a pas été choqué de faire fortune, grâce à la traite des noirs. Notons encore que, par éthique, certains entendent tout ce qu’on fait par désir ou par amour, autrement dit, spontanément et sans aucune contrainte de s’adapter au réel. L’éthique peut alors se définir comme la doctrine du bonheur des hommes et des moyens d’accès à cette fin. L’éthique est une doctrine du bonheur, tandis que la morale est une doctrine du devoir. Nous est offerte une élégante sentence en forme d’adage de Loisel : « Le droit décide, la morale commande, l’éthique recommande ». DANS UNE ÉPOQUE « OÙ TOUT SE VAUT » Ainsi, notre vie en société se nourrit-elle d’exigences éthiques et morales. Peuton dire, par ailleurs, que nous vivons « dans une époque où tout se vaut » ? Pour quelques Frères, la locution « tout se vaut » peut signifier : tout mérite considération, tout vaut la peine qu’on en parle, qu’on s’y arrête. Il est alors possible de regarder de façon objective, voire tolérante, ce qui se passe dans la société, de se poser des questions sans renoncer, d’avance, à agir pour contribuer à l’amélioration de la dite société. Mais la grande majorité des Frères n’ont pas cette vision idyllique. Ils s’accordent à reconnaître une crise des valeurs. Or, des référents éthiques, des repères moraux ne peuvent s’accepter que s’ils sont fondés sur des valeurs communes, impliquant la reconnaissance de devoirs assumés par chacun. Et nous constatons bien, à l’échelle sociale, le repli, le retour à une attitude contraire au désir d’universalisme, manifesté par les phénomènes de communautarisme, d’intégrisme et de tribalisme, selon la formule de Régis Debray : « il y a mondialisation des objets et tribalisation des sujets ». « Tout se vaut » ressortit au relativisme, fort bien commenté par de nombreux Conseils. Un relativisme ambiant conduirait même parfois au nihilisme, avance l’un d’entre eux, qui poursuit : Le relativisme est une philosophie très souvent spontanée, qui a pour effet de faire équivaloir toutes les opinions et, par conséquent, toutes les valeurs. On entend souvent dire que tout est relatif, pour signifier que toutes les opinions se valent, car toutes s’expliquent du point de vue d’une personne, en fonction de son éducation, de son époque, de sa culture. Une vérité n’est pas une vérité dans l’absolu, mais seulement du fait de la personne qui l’énonce et y croit. Ce relativisme sévit dans tous les domaines, esthétiques, culturel, moral, etc. 26 Ainsi la conception sociologique de la culture a pris le pas sur la conception philosophique. Pour Alain Finkielkraut, cité par un Conseil, « ce dont la culture est en train de périr, c’est de n’exister qu’au sens que lui donnent les sciences humaines : plus de valeurs mais des phénomènes culturels, tous dignes du même intérêt (ou d’une égale incuriosité) ; plus d’universel, mais des univers homogènes et séparés, des styles nationaux, ethniques ou générationnels, entre lesquels il serait malséant et rétrograde de faire le tri. Bref, ce n’est pas la servitude qui menace la culture en occident, c’est l’indifférenciation : le remplacement de la beauté et de la vérité comme valeurs suprêmes par le principe, en apparence tolérant mais en réalité mortel, du TOUT SE VAUT. » Féroce mais pas erroné et justifiant cette phrase de Jacques Julliard, dénonçant dans une de ses récentes chroniques « le primat généralisé de la dérision, à l’image d’une époque qui voit dans l’avilissement des êtres et l’abaissement de l’aventure humaine, le dernier mot de la lucidité ». Au sein de ces sombres pensées, jaillit une petite lueur bienfaisante d’un Conseil qui écrit : « Il convient de remarquer que, si la place de la morale et son respect ne sont plus aussi déterminants que par le passé, pour bâtir les échelles de valeur, si les notions de bien et de mal, qui fondent la morale, varient selon les circonstances, variation ne signifie pas forcément nivellement et, s’il y a nivellement, il n’est pas obligatoirement régressif, notamment quand il s’agit d’affirmer qu’une vie d’homme vaut n’importe quelle autre vie d’homme ». Mais la lueur est trop faible pour dissiper les ténèbres. La crainte, l’angoisse, la peur du lendemain, la violence favorisent l’émergence de nouveaux mythes. Beaucoup ne font plus la distinction entre le monde tel qu’ils le voient, le monde tel qu’il leur apparaît ou tel qu’il leur est présenté. La loi de la jungle est devenue, pour certains, une règle commune de vie. Il faut donc concevoir une morale partageable par tous les hommes, donc universelle mais compatible avec une éthique de libération de l’individu, une morale laïque, qui se garde à la fois du manque de repères moraux et des ordres moraux religieux. Cela relève de la gageure, tous les Aréopages le reconnaissent mais sont prêts à relever le défi. Cependant, tous posent la question : COMMENT EST-IL POSSIBLE DE PROPOSER UNE MORALE ? L’enjeu est d’importance, car l’humanité navigue aujourd’hui entre les Charybde et Scylla de la vie en société : • sur une rive, le relâchement qui conduit à toutes les exactions, au nom d’une prétendue liberté, qui ravive la force de l’avertissement de Lacordaire : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, c’est la liberté qui opprime, c’est la loi qui libère » ; 27 • sur l’autre rive, tous les extrêmes qui, au nom de lois civiles, militaires ou religieuses, provoquent les oppressions, contre quoi doit toujours se dresser le Chevalier Kadosh. Si la prévention du risque n’est pas une de ses obligations premières, celui-ci a, cependant, tout intérêt à contribuer à l’élaboration d’un monde qui permette à l’humanité de s’épanouir dans la sérénité. Ici, les flots d’interrogations sont totalement convergents et charrient toutes nos questions, celles qui se posent, en permanence, sur nos colonnes, à quelque degré qu’on travaille : devons-nous proposer une morale ? une morale à vocation universelle ? le peut-on ? le doit-on ? Les Chevaliers Kadosh sont bien de vrais Maçons, mais qui en aurait douté ? Un point de vue semble partagé par tous : il s’agit de proposer, non d’imposer. Oui, mais toujours, quelle morale ? « Chaque collectivité a sa morale, nous appartenons à une collectivité, nous héritons de sa morale ; il y avait une morale des Gaulois, une morale des Aztèques » rappelait le professeur Marcel Conche. Mais dans ses Dialogues sur les contes de fée, Anatole France constatait, il y a un siècle déjà, que « la morale change avec les mœurs. Elle diffère dans tous les pays et ne reste nulle part dix ans la même ». À un moment où la mondialisation devient une réalité prégnante, qui s’impose à tous et dans tous les domaines, à un moment où la valeur des idées, des choses et des gens tend, sinon à se niveler, du moins à ne plus s’estimer qu’en termes marchands, pire mercantilistes, devant l’érosion des reliefs, que représentent ces exigences éthiques et morales, dans une époque « où tout se vaut », comment nous est-il possible de proposer une morale, à nous qui prétendons à l’universel et à la durée ? « Si la Franc-maçonnerie a pour objet, entre autres, l’étude de la morale, si elle travaille à l’amélioration morale de l’humanité, pour autant est-il dans son rôle de proposer une morale ? » lance un Conseil philosophique. Il poursuit : ce n’est pas parce que la morale est un de ses sujets de prédilection, qu’elle se trouve, face aux dérives des sociétés, dans l’obligation d’en proposer une. Cela supposerait que l’ensemble de l’Humanité fonctionnât sur un seul et même modèle, celui-ci étant le modèle proposé par les Francs-maçons. Cette hypothèse d’universalisme accompli est-elle réaliste, peut-on lire encore, alors que tant de différences, pour ne pas dire de divergences, subsistent dans l’univers maçonnique lui-même ? Est-ce que cette attention particulière à tout ce qui touche à la morale, exclut d’emblée l’interrogation sur ce que doit faire la Franc-maçonnerie dans ce domaine, avant de se préoccuper du comment ? 28 La Franc-maçonnerie doit rappeler qu’une société ne peut fonctionner qu’en respectant les valeurs qui fondent la morale, et quelles sont ces valeurs, en précisant celles qui peuvent avoir un rôle plus important, dans une époque caractérisée par certaines dérives. Si elle a un message à faire passer, c’est celui de l’existence de valeurs de natures différentes et qu’il existe une hiérarchie entre elles. Mais ce rappel ne l’autorise pas à s’ériger en défenseur de la pratique de la morale ; c’est aux institutions, qui régissent les sociétés humaines, de faire respecter les règles sociales, qui découlent de cette morale qui les inspire. La Franc-maçonnerie peut, en revanche, par le travail serein et studieux dans ses loges, identifier les carences, les inadaptations, voire l’obsolescence de certaines règles, par rapport aux évolutions de la société, repérer les dérives et les porter à la connaissance de tous. Au mieux, la Franc-maçonnerie est un témoin privilégié des mœurs de son époque et porte son regard au travers d’un filtre constitué de valeurs universelles et intemporelles. Ayant établi le constat, il appartient, alors, aux Francs-maçons de prendre leurs responsabilités dans la société profane. CONCLUSION Je ne suis pas sûr que les sept mille Frères du Grand Orient de France, qui ont la faveur de travailler au Rite Écossais Ancien Accepté, dans les Ateliers du Suprême Conseil, évaluent, avec mesure et humilité, la force de proposition et de persuasion qu’ils peuvent représenter, tant au sein de notre Obédience primordiale qu’au sein de la société profane. Non qu’il s’agisse de brandir cordons et étendards, mais simplement, humblement, de peser, à tout moment, du poids de notre volonté de travailler à l’amélioration matérielle et morale, au perfectionnement intellectuel et social de l’humanité, bref de répandre au-dehors les vérités acquises à l’intérieur de nos Temples. Dans Les Misérables,Victor Hugo prête à Marius, réagissant à son désespoir, ce propos : « Il vient une heure où protester ne suffit plus ; après la philosophie il faut l’action ; la force vive achève ce que l’idée a ébauché ; Prométhée enchaîné commence, Aristogiton finit ; l’Encyclopédie éclaire les âmes, le 10 août les électrise. Après Eschyle, Thrasybule ; après Diderot, Danton ». Le Chevalier Kadosh ne peut rester dans la seule spéculation philosophique, il lui faut montrer son courage et sa volonté de faire bouger le monde, tant il a conscience que celui-ci part dans une direction qui s’éloigne de valeurs qu’il défend. 29 Mais nos mythes, nos symboles, nos outils sont-ils ceux de l’action ? Quelle est la nature de notre courage ? Découvrant ce grade, à un âge où la rigueur mentale, nourrie d’expérience, supplée la vigueur physique, parfois altérée par les ans, le Chevalier Kadosh ne saurait exciper de son ancienneté pour faire prévaloir ses vues. C’est par l’exemple, par l’exemplarité de ses comportements, qu’il contribue à l’amélioration de l’humanité, par la diffusion d’une culture civique, laïque, support des hautes valeurs républicaines, qu’il peut redonner plus de sens à notre vie de tous les jours. Francs-maçons, nous sommes solidaires et avons le culte de la chaîne d’union, qui nous vient du passé et tend vers l’avenir. L’amour fraternel nous permet de n’être pas ces sédentaires du cœur, que fustigeait, dans La Citadelle, Saint-Exupéry, quand il affirmait : « Ceux-là qui n’échangent rien ne deviennent rien ». Mais veillons à traduire, dans la société, ces idéaux et ces valeurs, qui nourrissent notre vie de Franc-maçon. « L’homme est créé pour agir et non pour ratiociner, mais précisément à cause de cela, il préfère la ratiocination à l’action » écrivait notre Frère Lessing qui ajoutait, dans ses Dialogues maçonniques : « Les raisons d’agir sont comme les rouages d’une machine. Plus il y en a, plus la machine est fragile ». Ce n’est certainement pas une raison pour renoncer à l’action, bien au contraire. Il faut savoir agir sans toujours prétendre voir aboutir. « Fais ce que dois, advienne que pourra ». Jean-Claude Rauch, 33e M∴A∴S∴C∴ 01 DISCOURS DU GRAND ORATEUR ADJOINT DU SUPRÊME CONSEIL Les Grandes Tenues d’automne telles qu’aujourd’hui, ont, entre autres avantages, celui de nous permettre de nous ressourcer, ensemble, de reprendre, ensemble, certains des aspects de nos principes, de nos valeurs. Le R∴E∴A∴A∴ est tel que, quel que soit le grade auquel nous travaillions, chaque tenue est l’occasion d’ouvrir une fenêtre sur un aspect de ce qui forme au total tout simplement notre vie d’homme. Vivre, c’est philosopher nous a-t-on déjà dit plusieurs fois. Sans doute. Quel bien beau mot que celui-ci : philosopher ! Encore faut-il s’entendre vraiment sur ce qu’il représente : au moins réflexion, recherche, notamment de la sagesse... Le 30e degré a ceci de particulier, c’est qu’il nous intime l’ordre de vivre dans ce monde et d’y accomplir une mission, d’être des « chevaliers », preux et vaillants défenseurs de la liberté, et de la vérité... Il y a deux ans, dans un rapport de Grand Chapitre sur la « Parole perdue », je m’étais attardé sur ce passage : « (La quête de la Vérité doit passer par le) dire vrai, contre les dogmes étouffants et les empirismes falsificateurs. Le problème du langage en loge est extrêmement important, et il est essentiel de ne pas y parler la langue, convenue et biaisée, du monde profane. Il faut s’ouvrir en employant un langage vrai qui corresponde à l’authenticité des sentiments, à la limite de l’intime. Si le langage vrai n’est pas employé, la Parole est perdue... Ne pouvant être ni de purs esprits, ni des anges, ni des dieux, essayons au moins de devenir des hommes vrais. » J’ai l’impression que les temps que nous vivons nous éloignent de plus en plus de ce « dire vrai ». De quelque coté que je me tourne, je ne vois que duplicité, mensonge, tromperie. Pardonnez-moi cette question qui peut vous sembler saugrenue dans notre contexte d’aujourd’hui, mais croyez-vous un seul instant aux tonnes de publicité déversées chaque jour dans notre entourage ? Sans doute non, me direz-vous. Autrefois on appelait cela « la réclame ». En fait, il est clair que tout n’y est que faux semblant, duperie, voire appel à la magie. C’est sans doute nécessaire pour 31 le « Marché » ! Mais, allons ! Personne n’y croit ! En sommes-nous sûrs ? Car si personne n’y croyait cela ferait beau temps qu’on serait passé à autre chose... Anecdote, direz-vous, je ne le pense pas ; car l’exploitation de la crédulité humaine n’est finalement qu’un avatar de l’obscurantisme – religieux ou non – que dénonçaient les Lumières il y a trois siècles. Le matériel ayant pris le pas sur le spirituel, la société de consommation étant devenue ce qu’elle est, même si tout cela peut nous paraître bien dérisoire, nous ne pouvons l’accepter car c’est la manifestation d’une véritable gangrène moderne de notre société. Par la magie des medias, n’importe quel gourou – qu’il soit religieux, politique, économique – peut proclamer sa vérité. Manipulation, conditionnement, voilà les maîtres mots. Nous sommes bien loin de la recherche de la Vérité que nous nous sommes assignés en pénétrant dans ce temple. Les problèmes de cette planète, petits ou grands, mondiaux ou régionaux qui ont été portés à notre connaissance dans les dernières semaines ne sont, chaque jour, que de nouveaux exemples de cette dérive de la communication entre les hommes, qui n’est plus que la justification permanente de pouvoirs, que ceuxci soient politiques, économiques, ou financiers. Alors que la mondialisation de la communication, la volatilité et l’immédiateté de l’information reposent en fait sur la confiance, tout simplement, nous ne pouvons que constater que ce monde en fait marche sur la tête car chaque jour, cette confiance est trompée, agressée, violentée. Et cette duperie s’exerce au moins à deux niveaux : une première fois au niveau des acteurs eux-mêmes, une deuxième fois à celui des médias ensuite. Car la communication, ceci n’est une révélation pour personne, a depuis longtemps remplacé l’information. J’ai cherché, sans le retrouver, un des propos d’Alain où il parlait (dans les années 30 déjà !) du « ministère de la persuasion »... Occuper la place, empêcher les esprits de se reprendre, de réfléchir, les empêcher d’analyser, de comprendre ; les bousculer au nom d’une soi-disant efficacité. Tout cela n’est encore une fois que mensonge, tromperie, hypocrisie, manipulation, conditionnement. Le mal absolu n’est jamais que le bien qu’on veut imposer à l’autre. C’est donc tous les jours que les C∴K∴S∴ que nous sommes sont interpellés dans leurs convictions, leurs principes et leur raison d’être. Car nous ne pouvons nous soustraire de ce monde, même si parfois la tentation est grande, au moins, de « couper le son ». Mais ce serait là évidemment une fuite, pour oublier la déception, échapper au monde et en fait, le nier. Cette attitude de refus, de négation, me paraît incompatible avec celle du Maçon qui «adhère» (au sens 32 strict) pleinement au monde, quitte parfois à le transformer (du moins à essayer). L’attitude du C∴K∴S∴ face à cela peut se résumer, comme toujours en quelques mots : Savoir, Comprendre, Agir. Résister à tout asservissement de la personne, de la pensée, de l’esprit. Combattre l’oppression et l’injustice. Cela peut paraître simple a priori. Simple sans doute de dénoncer, après coup, les manquements aux principes proclamés par ailleurs, les défis à l’éthique, politique ou non, voire l’abandon de toute morale au profit d’un cynisme à peine récusé officiellement. Il convient certes d’être lucide et de se poser, entre autres, d’abord, la question de la distance entre information et connaissance. Celle-ci est approfondissement, réflexion, analyse. Mais, comme le dit Paul Ricœur, l’information elle-même n’est jamais innocente; raconter, c’est déjà expliquer. Par ailleurs, le monde, dans sa complexité, est loin d’être ce grand western auquel certains souhaiteraient nous faire croire, avec des beaux forcément bons et des affreux forcément méchants. Dans mon introduction, en rappelant ces propos de Grand Chapitre, je disais : « essayons au moins de devenir des hommes vrais ». Qu’est-ce qu’un homme vrai ? L’enseignement maçonnique nous apparaît, dès l’origine, comme un appel au libre examen, une volonté de mise en question, fondamentale. Le but ultime étant la recherche de la Vérité. Mais, la Vérité, c’est d’abord voir les choses telles qu’elles sont et non comme elles apparaissent, ni comme on voudrait qu’elles soient. Permettez-moi mes frères, à ce stade de citer saint Augustin. Ne craignez rien, je n’ai jamais été attiré par la patristique. Néanmoins il dit ceci : « Il ne s’agit pas tant de chercher la vérité que de se faire vrai (verum facere se ipsum) ». Rousseau ne dit pas autre chose : « S’il faut être juste pour autrui, il faut être vrai pour soi. C’est l’hommage de l’honnête homme à sa propre dignité ». Je pense que nous sommes au cœur de la question. Dans une perspective maçonnique et plus particulièrement celle du R∴E∴A∴A∴, la recherche de la vérité est liée à une attitude de morale individuelle. Avant d’exiger la vérité chez les autres, encore faut-il se faire soimême vrai. Se faire vrai, c’est d’abord miser sur la sincérité, l’authenticité, la transparence. Nous ne sommes peut-être pas (pas encore !) dans le réel. Nous ne cherchons pas à convaincre de notre vérité. Nous apportons seulement notre témoignage de maçon C∴K∴S∴, éventuellement notre exemple, contribution à l’évolution du monde. Par ailleurs, se faire vrai implique une action sur soi-même : effort et volonté. Nous n’avons rien à proclamer, sinon notre recherche de la vérité et 33 notre refus de tout asservissement de l’esprit. Et ce n’est pas facile, car nous ne serons jamais sûrs d’être suffisamment authentiques, d’être suffisamment « transparents ». La Maçonnerie tout entière, et plus particulièrement celle des Hauts Grades, est d’abord une prise de conscience des problèmes fondamentaux qui se posent à l’homme, et notamment ici, aujourd’hui, des problèmes de société, de vie collective. Un illustre ancien Grand Commandeur, E.F. Chabannes disait : « Il n’y a pas de devoir plus immédiat pour l’homme que celui qui consiste à faire de son comportement à l’égard des autres une source de paix ». Comment être source de paix sans se faire vrai ? Le 30e degré est tout entier un appel à la responsabilité, personnelle, du C∴K∴S∴. La sainteté étant écartée, le but ultime est : Connaissance et Sagesse. Celui qui ne s’efforce pas d’être vrai, ne peut rechercher la vérité, et, s’il le prétend, il se ment à lui-même et aux autres. Contre l’illusion, le mensonge, la tricherie, l’important, pour le C∴K∴S∴, c’est la vérité éprouvée comme vie, donc comme exigence perpétuellement renouvelée pour lui-même. Notre Frère Bernard Besret, écrivain et philosophe, notait, il y a quelques temps, au début d’un de ses livres : « Je suis en quête d’une plénitude de sens pour ma vie et non de règles à observer ». Nous pourrions la compléter par cette pensée de Confucius : « Sois maître de toimême et tu ne connaîtras pas l’erreur ». Se faire vrai n’est sans doute pas facile. Cela implique une connaissance et une maîtrise de soi, qui a su sinon éliminer, du moins assumer cette part d’ombre que nous portons tous: erreurs de nos sens, défaillance de l’intellect, mais aussi et surtout, tendance à modifier notre propre vérité pour la faire coïncider avec notre idéal, ou plutôt ce que nous voudrions qu’il soit. La tentation est permanente et il est souvent difficile d’y échapper. Où finit la ruse et où commence le mensonge ? Est-il toujours aussi facile qu’il le paraît de distinguer le rêve de la réalité ? Je pense à ce philosophe chinois qui rêve qu’il est un papillon, « Le papillon que je suis, dit-il, volette en toute liberté, butinant de ci de là sans plus de contrainte que l’air lui-même. Mais au moment où je me réveille est-ce toujours le philosophe qui rêve qu’il est un papillon, ou le papillon qui se croit philosophe ? ». La raison d’être du maçon n’est pas une foi irréfléchie et indémontrable mais au contraire une évidence immédiate et incontournable : le besoin que les hommes ont les uns des autres.Vérité première qui fait que je suis d’autant plus un être humain que j’établis de relations avec les autres êtres humains. J’ai déjà dit en d’autres lieux que, si je considérais Robinson Crusoë comme un bon ingénieur, j’estimais qu’il n’était redevenu un homme véritable que le jour où 34 il avait rencontré Vendredi. D’où la trahison fondamentale que représentent le biais et la duperie dans les relations humaines. La confiance (strictement, l’échange commun de la foi) ne peut reposer que sur la sincérité des relations, sur l’authenticité des échanges. Etablir une relation authentique, sans ambiguïté, avec les choses, les autres, l’univers, Dieu éventuellement, à partir d’une relation authentique avec soimême, tel est le seul but de notre présence en ce monde. La sincérité intégrale est-elle une folie ? Elle est sans doute comme la vérité un but dont on n’est jamais vraiment sûr de l’avoir atteint. Encore une fois c’est uniquement dans l’évaluation du rapport avec l’autre qu’on peut juger de sa propre sincérité. Il est certain que le dire vrai comporte des limites : car l’énoncé tend à fixer et à juger, sans appel. Tel n’est pas notre but. Au contraire, se faire vrai, essayer d’être vrai, est comme nous l’avons dit plus haut, le résultat d’une volonté, voire d’une lutte contre soi-même, en tout cas d’une perpétuelle remise en question. Car nous savons que l’absolu, surtout en matière de comportement et de morale, n’existe pas. Permettez-moi, à nouveau, de faire appel à Paul Ricœur. Il a développé une formule : celle de « l’agir éthique » qu’il divise en trois temps : – Le moment (interne) de l’éthique, c’est-à-dire la visée de la vie « bonne » – Le moment (externe) de la morale, recherche de normes à caractère obligatoire – Le moment de la sagesse pratique qui articule la seconde sur la première sous forme d’une dialectique de soi, et de l’autre. « Viser la « vraie vie » avec et pour l’autre dans des institutions justes ». D’où la fragilité du politique, lien entre la responsabilité de l’homme et la recherche de la justice. Etant donné la vulnérabilité essentielle de l’humain et la fragilité des institutions de la justice, le politique (« milieu d’accomplissement de la vie bonne ») ne peut être sauvé que par la vigilance du citoyen, pur produit, pourtant, du politique. Même si nous ne saurions résumer cet aspect de la pensée de Ricœur en trois lignes, j’estime qu’elle peut être source de méditation pour les C∴K∴S∴ que nous pensons être. Enfin, penser vrai, dire vrai, se faire vrai, être vrai, n’est-ce pas finalement essayer de s’accorder avec ce qui est. Essayer de rechercher, dans nos relations comme dans l’accomplissement de notre mission d’homme sur cette terre, l’harmonie, la jonction entre l’Amour de la Vérité et l’Amour de l’Humanité ? Le C∴K∴S∴ est sans illusion mais sans faiblesse. Même si l’action n’est pas facile elle doit être engagée et menée. Il ne peut oublier sa mission de mainteneur et propagateur des acquisitions successives de l’esprit qu’il a incorporé par 35 un effort persévérant et progressif. Enfin et surtout, il doit prêcher l’exemple. Sans oublier que la sagesse se vit, et que vivre, c’est se mesurer au monde... Yves Le Bonniec, 33e Orateur adjoint D’un pôle à l’autre, l’homme est une respiration permanente, Engagement dans l’histoire des hommes Recentrage sur l’intériorité de l’être, De la tension entre les deux pôles Surgit l’homme, En plénitude. (Bernard Besret. Esquisse d’un évangile éternel ) GRAND CHAPITRE D’AUTOMNE Z É N I T H D E PA R I S • 4 S E P T E M B R E 2 0 0 7 Le Pélican Emblème de Jacob Boschius, Symbolographia, 1702. 01 COLONNE D’HARMONIE Prélude à la cérémonie et musique d’attente : • Joseph Haydn (1732-1809) : Symphonies Parisiennes Entrée du T∴P∴S∴G∴C∴ et du S∴C∴ : • Georg-Philipp Telemann (1681-1767) : Passion selon saint Marc (Sinfonia) Pendant la reprise des travaux (déambulation des 2 GG∴GG∴) : • Piotr-Ilitch Tchaïkovski (1840-1893) : Symphonie n o 1 « Rêve d’hiver » Andante) Entre chaque accueil de délégations (musique d’attente)∴ : • Ottorino Respighi (1879-1936) : Villanelle • Marin Mersenne (XVIIe siècle) : Aria Entrée des délégations : • Ludwig van Beethoven (1770-1857) : Triple Concerto pour violon, violoncelle et piano (Larghetto) • Henry Purcell (1659-1695) : Ode pour l’anniversaire de la Reine Mary • Jacques Offenbach (1819-1880) : Duos pour violoncelles Entrée du Président du Conseil de l’Ordre et de la délégation du G∴O∴D∴F∴ : • Roland de Lassus (1532-1594) : Beatus Vir Après l’allocution du T∴P∴S∴G∴C∴ : • W.-A. Mozart (1756-1791) : Lucio Silla (Ouverture) Remise de la patente au T∴Ill∴F∴ du S∴C∴ d’Espagne : • Anonyme espagnol (XVIIe siècle – arrgt J. Savall) : La Folia (par Jordi Savall) Après le rapport sur la question d’automne : • Anatole Liadov (1855-1914) : Danse (extraite des « Huit Chansons russes ») 39 Pendant la remise des médailles : • Heinrich Biber (1644-1704) : Rosarium Sonaten (Chaconne) Après l’allocution du porte-parole des délégations étrangères : • Luigi Boccherini (1743-1805) : Passa Calle Après l’allocution du Président du Conseil de l’Ordre du G∴O∴D∴F∴ : • Joseph Haydn (1732-1809) : Trio no 43 en Ut Majeur (Presto) Après les conclusions du Chev∴ d’Eloq∴ : • Jean-Philippe Rameau (1683-1764) : Les Indes Galantes (Air des Sauvages) Sortie du Président du Conseil de l’Ordre et de la délégation du G∴O∴D∴F∴ ainsi que des délégations étrangères et des différents rites : • L. van Beethoven : Quintette pour hautbois, trois cors et basson (Adagio) Sortie du T∴P∴S∴G∴C∴ et du S∴C∴, puis, sortie générale : • Piotr-Ilitch Tchaïkovski (1840-1893) : Symphonie no 5 en mi mineur (Finale) Pour tout renseignement concernant l’œuvre, le compositeur ou les références d’enregistrement, s’adresser au F∴ Jean-Claude JACQUET, Bibliothèque André Doré, 16 rue Cadet, 75009 Paris 01 DISCOURS D’OUVERTURE DU T∴P∴S∴G∴C∴ DU GRAND CHAPITRE D’AUTOMNE 2007 T∴R∴G∴M∴ Président du Conseil de l’Ordre et mon T∴C∴F∴ Jean-Michel, Et vous mes TT∴CC∴FF∴ Membres de la délégation du Conseil de l’Ordre, TT∴PP∴SS∴GG∴CC∴ et Dignitaires des Juridictions amies qui siégez au Sanctuaire, Vous tous mes BB∴AA∴FF∴ Chev∴Rose+Croix, Il a été beaucoup question ces derniers temps de « rebond ». Comme si après la vague de la « déclinologie » et par phénomène d’osmose entre la vie politique et ses environnements, dont le nôtre, une porosité, sinon une fongibilité quasi inévitables faisaient en sorte que des processus contagieux se déclenchent. Si nous devons nous garder des modes éphémères par définition – et de celles de penser en particulier, qui nous départiraient de notre bien le plus précieux, celui de la liberté de pensée – ne devons-nous pas néanmoins être attentifs à des évolutions des modes de faire qui, avec ou sans nous, s’imposent ? Combien de fois faudra-t-il rappeler que nous sommes, et combien, confrontés à un environnement planétaire en pleine mutation ? Oui, nous ne pouvons nier la mondialisation. Nous n’avons guère d’autre choix que d’ouvrir nos regards, nos esprits et nos cœurs, comme notre entendement, à un monde qui n’est assurément pas et définitivement plus seulement celui de notre petit Hexagone ? Mais jusqu’où cela doit-il nous y conduire ? Voilà le véritable questionnement. Nous avons des options qui sont fondamentales et il ne saurait être question d’y renoncer sauf à y perdre notre âme. Si nous devions pêcher par incapacité à conduire une réflexion collective rénovée, mais qui ne renie pas pour autant, tout au contraire, les valeurs qui 41 fondent la démarche humaniste, généreuse et fraternelle, nous en paierions bientôt le prix fort. Ce dont il s’agit ici, c’est d’avoir l’ouverture à l’appréhension de nouveaux enjeux. Il nous faut savoir inventer une voie pour le XXIe siècle répondant aux défis de la globalisation tant de la Société Civile que de l’univers maçonnique. En comprenant cela, nous retrouverons, espérons-le, cette part au dialogue qui nous obligera à sortir de notre monologue, que nous l’admettions ici ouvertement, trop franco-français et, osons le dire, autocentré depuis trop longtemps sur des certitudes doctrinales dont nous devons bien admettre qu’elles n’ont pas de portée universelle. Pas plus que n’en n’ont ailleurs celles d’institutions maçonniques qui dans d’autres périmètres se considéraient perpétuellement investies d’une vocation à régenter l’univers maçonnique. Nous pourrions dire en simplifiant les choses : à chacun son credo ! Eh bien, non, nous n’avons pas à nous réclamer d’un credo. Ce n’est pas en récitant avec ou sans frénésie, mais avec conformisme spirituel, les principes qui nous ont permis aux XIXe et XXe siècles d’avoir une certaine part aux avancées sociétales, que nous nous ancrerons dans notre siècle. Ni que nous nous positionnerons pour prendre part à celles qui se préparent ou sont déjà en gestation. Il ne suffit pas de nous poser en militants d’idéaux qui ont attesté de leurs vertus dans la République, que nous consoliderons ce qu’il nous appartient aujourd’hui, dans une société en quête de sens, de conforter les idées. Les marchandises, les capitaux, les hommes circulent plus librement que jamais ! Le monde s’en trouve nouvellement façonné et nous ne pouvons feindre de l’ignorer. La noblesse de notre obligation est bien de prendre ces bouleversements en compte pour proposer notre part de réponse, je dirai ici avec FOI, Espérance et Charité. Que cela nous plaise ou nous déplaise, il en est bien ainsi. En paraphrasant André Malraux et en transposant son aphorisme, d’ailleurs contesté, sur le XXe siècle, risquons-nous aujourd’hui à affirmer que : « La Maçonnerie du XXI e siècle sera véritablement ouverte et planétaire ou ne sera plus ». Il ne suffit plus de se réfugier dans une mythologie, même si elle a ses vertus, et de confondre héritage de la tradition et finalité de la démarche initiatique. Notre obligation est bien de nous investir dans la construction d’un nouveau monde réel avec les outils qui sont les nôtres et en sachant reléguer là où elles méritent de l’être les médiocres, subalternes et mesquines attitudes qui lestent et lèsent un Ordre initiatique méritant mieux que cela. Il faut, au contraire, rendre à chacun la légitime fierté d’avoir, au travers de l’initiation, sa part à un effort d’élévation de l’Homme et de la Société. Nous n’avons de cesse d’exalter ces principes dans nos rituels du R∴E∴A∴A∴ qui s’avèrent être des outils inoxydables pour ceux qui font leurs les vertus d’un Rite dont la lente progression est certes exigeante et même si exigeante que certains s’en détournent. Mais 42 c’est aussi un gage d’excellence vers laquelle nous ne devons jamais désespérer de tendre. Il ne nous faut surtout pas perdre de vue que l’imprécation péremptoire ne fait rien avancer et qu’elle discrédite au contraire ceux qui en sont porteurs. L’humilité doit aussi guider chacun de nos pas ambitieux pour inventer une approche toujours plus chaleureuse et fraternelle de ceux qui ne pensent pas nécessairement comme nous. Et ils sont les plus nombreux. Ayons-en la totale lucidité. Affirmer cette volonté relève d’ailleurs de la tautologie car, par définition « réunir ce qui est épars » suppose une vision ouverte et tolérante ; une capacité d’écoute respectueuse et de véritable dialogue qui devraient être emblématiques de notre démarche initiatique. Dès lors raisonner en maçonnerie en termes de pouvoir, au sein même de ce bel Ordre, plein de noblesse, n’est-ce pas le premier pêché d’orgueil fatal ? Notre Ordre ne rassemble pas de tels bataillons et encore moins de divisions pour se permettre très longtemps de survivre dans l’ignorance feinte de réalités têtues d’un monde multipolaire et mais globalisé tant maçonnique que profane. Notre ambition doit être clairement d’être une caisse de raisonnement et pas de résonance. Nous devrons être l’un des pôles de référence de cet univers et nous le pouvons comme en atteste la politique annoncée depuis quelques années par notre Suprême Conseil et nos Ateliers du Grand Collège du R∴E∴A∴A∴ du G∴O∴D∴F∴. Les Tenues Blanches Fermées auxquelles nous convions des intervenants faisant autorité dans la Société civile constituent un courant de convergences et d’échanges qui nous prémunissent d’un nombrilisme stérile. J’ai une pensée ici en particulier pour notre ami, le philosophe Delacampagne, récemment passé à l’Orient éternel, qui nous a souvent soutenus dans notre politique et qui était venu présenter en Tenue sa thèse sur « L’invention du racisme ». Si certains s’en offusquent de notre ambition, c’est qu’ils ont une singulière conception de notre Ordre. Car en agissant de la sorte, nous nous enrichissons de l’expertise de ceux qui ont la connaissance avérée d’une parcelle de ce savoir de plus en plus pointu et segmenté, indispensable à l’appréhension des enjeux contemporains les plus significatifs. Par-delà, nous sensibilisons ces acteurs, philosophes, penseurs, économistes, écologistes, scientifiques et responsables de l’action publique aussi, à l’utilité qu’ils ne percevraient pas nécessairement, sans cela, à se frotter à notre démarche philosophique. Pour faire dans l’expression contemporaine, je dirai : c’est du « gagnant gagnant ». Les enjeux écologiques, ceux du changement climatique, mais aussi ceux sociaux, médicaux, scientifiques, de la bonne gouvernance, du 43 développement équitable comme des flux migratoires et économiques, bref tout ce qui interpelle notre Société face au futur et à des incertitudes peut-être plus fortes que jamais. Confrontés à cela, nous devons avoir le réalisme de penser autrement, d’agir autrement, de mesurer l’espace, le temps aussi autrement, mais si une constante doit demeurer, c’est bien celle-ci la méthode d’approche sans a priori, sans certitude, généreuse et fraternelle. Notre démarche écossaise libre et interrogative, en un mot. Le Rassemblement Maçonnique International qui a eu lieu début juin à Strasbourg et auquel nous avons été associés a déjà été pour notre Suprême Conseil l’occasion d’ouvrir tout grand la fenêtre planétaire. Nous y avons dressé en quelque sorte un bilan d’étape. Mais en posant des jalons, nous y avons aussi affirmé notre vocation, par définition universelle et internationale, à porter les valeurs auxquelles nous sommes viscéralement attachés. La capacité à concevoir des stratégies géopolitiques contemporaines est au cœur de notre réflexion philosophique. C’est notre lecture du huitième grade qu’énonce notre rituel en ces termes : « Les constructions édifiées par les successeurs d’Hiram doivent être conservées et embellies ». L’appartenance primordiale de chacun d’entre nous au G∴O∴D∴F∴ ne nous confère aucun titre autre que l’impérieux devoir de porter le débat maçonnique pluriel que nous rencontrons en franchissant les frontières nationales. Nous le faisons avec une conviction, un style et un engagement qui, pour autant ne manquent jamais de respect pour ceux des Maçons – et ils sont les plus nombreux sur la planète – qui ont souvent fait des choix différents. Nous les respectons. Le plus important ne nous semble pas être de les « convertir ». à notre façon de vivre la franc-maçonnerie au quotidien, mais bien plutôt de les convaincre que de nos efforts conjugués résultera l’effet espéré d’une coalition fédérée autour d’objectifs partagés. Déjà, nous constatons qu’à l’échelle de l’Union Européenne, cette vision n’est pas totalement utopique à en juger par ce que nous observons à Bruxelles. En effet, des maçons du R∴E∴A∴A∴ ont compris cela et se sont attelés au travail en plaçant l’intérêt général au-dessus de celui particulier y compris des Obédiences et Juridictions. Il n’y a aucune raison pour que ce qui fonctionne à Bruxelles ne puisse pas être transposé ailleurs. Au Parlement Européen, à l’UNESCO, à l’O.N.U., à la Commission des Droits de l’Homme à Genève, au B.I.T. et où sais-je encore ? Nous le voyons bien, tout est question de volonté et d’équilibre. Et bien entendu de la capacité au passage à l’acte. Ici, l’idée de rebond prend toute sa valeur. Ce rebond, il ne peut être le seul fait des institutions. Il ne peut être que le fruit même de nos efforts à chacun d’entre nous, portés individuellement par nos valeurs collectives, par notre prise de conscience, par notre élan individuel 44 débouchant sur un grand fleuve tranquille écossais qui grossisse par la confluence des apports dans une nouvelle prise de conscience. Oui, nous devons nous la réapproprier en adaptant ce rêve de pouvoir construire aujourd’hui un monde nouveau, plus juste, plus fraternel. Nous ne le ferons pas contre les réalités têtues d’un univers impitoyable dont nous pouvons et devons ambitionner qu’il devienne chaque jour meilleur mais dont nous devons accepter avec réalisme qu’il est complexe, exigeant, souvent hostile et qu’il nécessite de notre part un engagement sans faille et sans complaisance ni compromission. Cet engagement-là concerne chaque F∴, chaque Atelier, chaque Secteur de notre Juridiction. Nous devons, j’y insiste, cesser de considérer que l’action internationale serait en quelque sorte un luxe superfétatoire ou pire, l’affaire de « sphères parisiennes » qui auraient subitement découvert les vertus d’un gadget au fond sans grand intérêt. Le temps est venu du sursaut, du rebond et d’une large mobilisation de l’ensemble de notre Grand Collège. Si nous manquions ce rendez-vous avec l’histoire, nous serions relégués aux oubliettes de l’histoire que celle-ci réserve impitoyablement à ceux qui ratent les échéances. C’est, vous l’aurez bien compris, un vibrant appel qui vous est lancé aujourd’hui, à chacun d’entre vous. Écoutez-le, entendez-le, faites-vous-en l’écho et tirez-en surtout les leçons au quotidien car le monde appartient à ceux qui savent se lever à l’heure. En paraphrasant un éditorial paru au lendemain de l’investiture présidentielle du 16 mai 2007, j’oserai ajouter : Toute opposition pavlovienne serait condamnée à l’échec... et condamnerait à la marginalisation. Sachons échapper à l’étroitesse partisane, aux particularismes gaulois, aux pesanteurs d’antan et osons nous engager avec lucidité, ambition et vigueur. Première puissance écossaise après celles des États-Unis, ayons conscience de notre force de frappe, de notre capacité à nous affirmer, à affirmer des valeurs et à rallier d’autres, non pas à nous, mais en alliés avec nous, à des projets porteurs. Cet appel s’adresse à tous les FF∴ qui partagent nos Espérances, notre Amour et le souhait d’une Charité bien partagée. Nous ne faisons aucun choix tactique. Ce qui importe est la stratégie de l’Ordre tout entier et non de la suprématie supposée ou ambitionnée bien vainement par tel ou tel organe de cet Ordre. Notre obligation à nous Maçons écossais de ce XXIe siècle est de rénover, mais certainement pas d’entrer dans une logique de rupture prônée et pratiquée ailleurs. Nous nous inscrivons bien dans la lignée de nos Ancêtres vénérés Maîtres qui nous ont légué ce précieux héritage sur lequel est fondée aujourd’hui notre ambition de rebond collectif, solidaire et fraternel pour œuvrer 45 aux avancées que nous devons viser. Faillir à cette exigence serait renier nos engagements solennels et rater notre rendez-vous avec l’Histoire. Mais dans notre rebond ne perdons jamais de vue cette sentence du Rituel de Rose Croix : « Que le courage enflamme ton cœur ; que l’Amour de l’humanité dicte ta conduite ; que la Science t’éclaire ». Alain de Keghel, 33e Très Puissant Souverain Grand Commandeur 01 GRAND CHAPITRE D’AUTOMNE 2007 RAPPORT DE SYNTHÈSE « Si l’on considère l’ensemble des degrés maçonniques du 15e au 18e inclus, quel enseignement cohérent peut-on y trouver ? ». À cette question automnale, 82 rapports, d’inégale longueur, de 1 à 15 pages, ont tenté d’y répondre. Parmi les plus prolixes, trois chapitres ont poussé la confraternité jusqu’à annexer au texte intégral, un résumé, un autre, une annexe fort savante sur le symbolisme des couleurs, un troisième, une analyse très circonstanciée sur le contenu du grade de Rose-Croix. Quelques rapports ont même joint une iconographie en couleur. L’ensemble des textes constitue un gros livre de vacances, d’environ six cents pages, et malgré les inévitables redites d’un rapport à l’autre, l’ensemble est de bonne tenue, avec des pistes originales, une grande érudition et des réflexions diversifiées. Contrairement à la tradition, aucun chapitre n’a trouvé la question absconse. Néanmoins, un atelier a cru devoir ajouter que la question n’avait pas soulevé l’enthousiasme. Un autre ajoute qu’il s’agit d’une question « fermée », et cette fermeture n’incite pas toujours à répondre. Inversement, une trentaine de chapitres ont souligné l’intérêt de ladite question, l’un d’entre eux dit majeur, un autre fondamental. Globalement, le questionnement des divers rapports s’articule autour de trois points : 1. Y a-t-il une cohérence dans les grades capitulaires, et plus largement dans l’ensemble de l’imaginaire maçonnique ? 2. Si logique il y a, quelle cohérence ? 3. Si cohérence il y a, quel enseignement y trouver ? 47 1. D’ABORD, Y A-T-IL UNE COHÉRENCE DANS LES GRADES CAPITULAIRES, ET PLUS LARGEMENT DANS L’ENSEMBLE DE L’IMAGINAIRE MAÇONNIQUE ? D’emblée, force est de noter que, peu ou prou, de manière évidente ou suggérée, a priori ou en se fondant sur une analyse, la quasi-totalité des rapports, à quelques rares exceptions près, a répondu oui à la question posée. En réalité, il serait plus judicieux de constater que si une très large majorité a répondu explicitement oui, un seul texte a cru devoir répondre ouvertement non, tout en proposant une conclusion positive. Un autre exposé se termine par une conclusion ad libitum, encore que son dit choix se situe dans l’intelligibilité du discours. Un troisième atelier opte pour la rupture et la continuité, sans se prononcer sur la cohérence. Un quatrième chapitre semble également pencher pour une réponse négative puisqu’il affirme ne voir aucune cohérence dans des grades d’origines diverses, aux influences multiples, et amalgamés avec plus ou moins de bonheur, mais il nuance largement son propos en précisant qu’à la notion de cohérence perceptible, il préfère parler de « coexistence intéressante ». Quelques ateliers soulignent que l’incohérence n’est pas absente du corpus maçonnique, mais ils s’empressent d’ajouter qu’elle porte sur la forme, les apparences, l’écume ; en revanche le fond, l’essence, la substantifique moelle, ne peuvent être que cohérents et porteurs de sens. En résumé, personne n’osa une réponse négative totalement explicite comme si cela risquait d’être maçonniquement incorrect, puisque comme le dit un chapitre, la question induit un « oui supposé ou attendu ». Bien plus, la réponse positive s’impose immédiatement pour une majorité de chapitres. L’un d’entre eux déplore même que la question soit posée « sous une forme dubitative », comme si on s’excusait d’affirmer d’entrée de jeu que l’initiation maçonnique ne peut pas ne pas être cohérente, progressive, dévoilante, démonstrative et enseignante. Un atelier fait remarquer malicieusement que si les maçons utilisaient un corpus incohérent, inintelligible et sans signification, ils auraient sans doute fini par s’en apercevoir. Cependant de nombreux chapitres notent en introduction que la cohérence des grades capitulaires, comme au demeurant celle d’autres grades ou d’autres classes de grades, n’est pas évidente au premier abord, n’est pas immédiatement donnée, comme si le corpus maçonnique avait comme première fonction de déstabiliser celui qui le découvre ou le redécouvre. Puisque la question y invitait, les chapitres ont tenté d’expliciter leurs analyses en se référant aux grades capitulaires. Néanmoins, nombreux sont les chapitres qui se sont également attardés sur l’étude des grades dits de perfection, voire sur 48 les degrés dits bleus, suggérant ainsi une continuité implicite ou affirmée entre ces diverses « familles » de grades. Pour approcher les grades capitulaires, c’est-à-dire ceux pratiqués par un Souverain Chapitre, une douzaine d’ateliers ont préféré un résumé plus ou moins long, en se référant le plus souvent au mémento et à l’actuel rituel des dits grades. En revanche, une trentaine de chapitres ont opté pour une analyse plus ou moins approfondie, en s’appuyant sur les « classiques » de la littérature maçonnique, mais également en se livrant à des exégèses innovantes. En réalité, la majorité des ateliers a, volontairement ou non, fait une présentation des grades capitulaires en combinant résumé et analyse, abrégé et étude, sommaire et dissertation. Surtout la totalité des textes a cherché à montrer les cohérences, les continuités, les fils conducteurs existant entre les grades capitulaires, et pour une vingtaine de rapports entre lesdits grades capitulaires et les degrés antérieurs. À ce propos, divers ateliers ont regretté la brièveté avec laquelle les trois premiers degrés capitulaires sont « expédiés ». Plusieurs autres (et parfois les mêmes) s’interrogent sur la difficulté de disserter sur des grades que nous pratiquons, « à la va-vite » dit un atelier, « par simple communication » dit un autre. Un chapitre propose même que le futur Rose-Croix s’arrête six mois sur chacun d’eux, un autre irait jusqu’à un an. L’abondance du discours sur la nature des quatre grades capitulaires rend difficile l’élaboration d’un résumé fidèle. Au Chevalier d’Orient ou de l’Épée, versions autrefois disjointes, sont associés la thématique de l’Exil à Babylone, la couleur verte, le chiffre soixante-dix et l’édification du second Temple. Ses vertus sont la confiance en soi, l’altruisme, la conscience éveillée, l’humilité, la vigilance et le courage à reconnaître et à combattre ses véritables ennemis, « les ténèbres et les passions ». Il associe la truelle du bâtisseur et l’épée du chevalier. Le thème central en est le passage, en résonance dialectique avec la notion de liberté. Aussi divers chapitres voient en lui le pont, l’arche, « l’arc-en-ciel » dit poétiquement un rapport, entre les degrés salomonico-hiramiques (3e au 14e) et les grades capitulaires. Au demeurant, un chapitre a concentré toute son analyse sur le seul passage du 14 au 15. Au Prince de Jérusalem sont dévolus la couleur jaune et le chiffre soixantedouze. Ses qualités sont la faculté de discernement, la responsabilité, la lucidité, le courage, la justice et la constance ferme. En réalité, les 15e et 16e degrés forment un tout, une classe, celle des degrés de l’Exil, le temps de la reconstruction du second Temple, le moment de la foi dans la vision d’une C(c)réation en devenir, la séquence où chaque humain est confronté à l’apprentissage de la liberté. Au duo des degrés de l’Exil succède le duo des degrés johanniques. 49 Au Chevalier d’Orient et d’Occident sont attribués le chiffre sept, l’heptagone, la couleur blanche. Les rituels anciens lui confèrent sept qualités, à savoir la fraternité, l’union, la soumission, la discrétion, la fidélité, la prudence et la tempérance. Le thème central du grade est l’accès à l’éternel présent, par l’exercice de la liberté complété par la connaissance de soi et d’autrui. Bref, la quasi-totalité des chapitres a mis en évidence l’entrée dans un monde nouveau, celui des grades chevaleresques dont les 15, 16 et 17 constitueraient, selon un rapport, « la propédeutique ». Comme il a été dit, certains rapports réservent ce rôle au seul 15e degré, d’autres aux deux degrés de l’Exil, d’autres enfin au trio évoqué ci-dessus. Bien sûr, le Rose-Croix est à la fois le cœur, la clé de voûte et le couronnement du système capitulaire. Les trois premiers grades capitulaires s’inscrivent dans l’Ancienne Loi que de nombreux chapitres tentent d’expliciter hors de son sens original biblique alors que celui de Rose-Croix inaugure la Nouvelle Loi, la Nouvelle Alliance, celle de la Bonne nouvelle (en grec evvagelion), du Royaume, de l’Amour (agapè et philanthropia), de la solidarité universelle. Un chapitre remarque que dès le 15e grade, dans l’instruction, à la question « où construisez-vous votre temple ?, l’impétrant répond « dans mon cœur ». Aussi un autre chapitre peut-il dire que du 15e au 18e degré, « la progression est magistrale : on passe de l’esclavage des passions à la plénitude de la volonté d’amour ». D’une certaine manière, c’est donc le Rose-Croix qui donne cohérence aux trois grades capitulaires qui le précédent, et même aux degrés dits de perfection. Comme l’écrit un chapitre, tous les grades depuis celui d’apprenti « convergent vers la loi d’Amour, sublimation de la Fraternité ». Un autre renchérit en faisant du dit grade « la clé de voûte de la franc-maçonnerie moderne ». Un troisième affirme que, peu ou prou, les 17 premiers grades annoncent et se subliment dans celui de R+ considéré comme le nec plus ultra. Plusieurs chapitres pensent que philosophiquement, spirituellement et/ou symboliquement, aucun autre degré ne dépassera ce qu’un rapport définit comme la « force génératrice et évocatrice » du Rose-Croix. Pour un chapitre, le grade de Rose-Croix est en soi tellement riche de significations qu’il est impossible de l’appréhender sans la transition que constituent les trois degrés capitulaires qui le précèdent. Inversement, un autre affirme qu’il porte en lui sa propre cohérence et se suffit à lui-même. Quelques ateliers croient en d’autres ouvertures, sans nécessairement envisager un saut qualitatif dans les grades suivants. En revanche, d’autres postulent que le grade de Rose-Croix n’est qu’une étape et comme le dit un rapport « que le chemin parcouru n’est rien à côté de celui qu’il faut encore suivre ». Enfin, quelques chapitres encore rappellent qu’il est nécessaire d’associer quête spirituelle individuelle et action collective dans la société. Un chapitre ose une formule percutante : le Rose-Croix doit être « chevalier du ciel et fantassin du forum ». 50 Bien sûr, une réflexion sur la nature du grade de Rose-Croix ne pouvait pas faire l’impasse sur son origine, son caractère et sa signification. Même si cela est présentement en partie hors sujet, les rapports reflètent le séculaire débat entre les tenants du Rose-Croix hermétiste, alchimiste ou gnostique, voire anticlérical, et ceux qui reconnaissent sa spécificité « christique » disent les uns, « chrétienne » écrivent les autres, sans compter un rapport fort érudit qui décrit le milieu dans lequel est né le rosicrucisme, à savoir de jeunes étudiants luthériens allemands, nourris de paracelsisme, d’alchimie et de théosophie, opposés à la dogmatique de leur Église, et aspirant à un christianisme régénéré. Grosso modo, cette alternative semble en partie dépassée puisque une majorité significative de rapports prône une lecture symbolique, distendue, revisitée, une « herméneutique », dit un texte, des rituels dont un seul chapitre demande explicitement la déchristianisation. 2. SI LOGIQUE IL Y A, QUELLE COHÉRENCE ? Puisqu’il y a cohérence, de quelle cohérence parle-t-on pourrait-on dire en parodiant les situationnistes. Avant de tenter de donner une réponse, plusieurs chapitres ont essayé de déblayer le terrain, en dégageant des questions annexes. Ainsi divers chapitres se sont interrogés pour savoir en quoi les grades capitulaires forment entre eux une « classe », un groupe spécifique. Un autre questionne : « pourquoi occupent-ils cette place précise au sein du corpus écossais ? » Un autre se demande si les trois premiers degrés capitulaires sont indispensables. Un quatrième s’enquiert de savoir s’il « faut vraiment chercher un enseignement cohérent propre à cette séquence de degrés ». Un autre encore, exprime une idée qui revient dans de nombreux travaux : « l’enseignement maçonnique peut-il être cohérent s’il n’est pas vécu ? » Un dernier enfin s’interroge pour savoir si les grades ne sont pas que de « simples jeux de rôles » que le maçon, comme l’enfant, ferait durer à plaisir. Pour terminer ces prolégomènes de la deuxième partie, il faut dire que plusieurs chapitres ont rappelé que la cohérence des quatre grades capitulaires ne pouvait se comprendre que dans et par l’ensemble du parcours initiatique. La francmaçonnerie et sa floraison écossaise constituent ce qu’un chapitre nomme une « dynamique spirituelle progressive, destinée à faire prendre conscience des problématiques de la condition humaine et des voies de la construction personnelle ». Aussi chaque grade ou groupe de grades, chaque symbole ou groupe de symboles, chaque thème qui peut s’exprimer dans et par divers grades et dans divers et par symboles, sont porteurs d’un enseignement à la fois « spécifique et homogène » dit un chapitre, l’ensemble formant un corpus cohérent. À ce titre-là, l’ensemble des grades 51 capitulaires est cohérent car il est à la fois une forme particulière et un élément d’un ensemble cohérent qui l’inclut, le légitime et l’irrigue, à savoir le corpus maçonnique. Cependant un chapitre nous met en garde contre la tentation de trop idéaliser cet imaginaire maçonnique, et plus encore d’être trop littéraliste face aux rituels, par nature, contingents Ce travail de déblaiement n’arrive cependant pas à masquer les approches souvent divergentes sur la nature de la cohérence du discours maçonnique. Pour des raisons de présentation, nous les avons regroupées en trois alternatives : a) Cohérence visible ou cohérence cachée ? b) Cohérence thématique ou cohérence cyclique ? c) Cohérence philosophico-morale ou cohérence symbolico-initiatique ? Précisons avant d’aller plus loin, que pour de nombreux chapitres, ces différentes alternatives ne s’excluent pas nécessairement. De nombreux chapitres en ont retenues plusieurs, et quelques-uns les ont toutes admises. a) D’abord, cohérence visible ou cohérence cachée ? Si de nombreux rapports affirment comme un a priori la cohérence, la logique et la cohésion du corpus maçonnique, peu d’entre eux osent dire que cette cohérence saute aux yeux. D’ailleurs, plusieurs chapitres parlent plutôt de continuum. Cette cohérence visible et lisible à l’œil nu se situe donc, pour une minorité de chapitres, dans un continuum historico-légendaire. Les mythes racontent une vraie fausse histoire aussi vraie que la réalité historique, et en tout cas qui produit des effets sociaux évidents. Il en est ainsi du temps des trois temples (Salomon, Zorobabel, Hérode), des trois confréries auxquelles se réfèrent les grades capitulaires (les bâtisseurs du temple de Salomon, les ordres des moines chevaliers et l’estimable Fraternité de la Rose-croix), ou des trois « époques capitulaires », l’antiquité biblique de l’Exil juif à Babylone, le Moyen Âge des croisades et les Temps modernes de la Renaissance, de la Réforme et de la raison cartésienne. Un chapitre ne voit-il pas dans ces ternaires les trois fonctions chères à Georges Dumézil, la fécondité, la force et la souveraineté spirituelle ? Mais là, nous sommes déjà passés dans la cohérence voilée. Remarquons, avant d’analyser les arguments suivants, que le processus chronologique historico-légendaire des uns apparaît incohérent à d’autres. Cultivant le paradoxe, un rapport affirme que l’hétérogénéité incohérente des grades capitulaires participe à la cohérence de son enseignement. En effet, à l’imitation d’Anaxagore qui prétend que « le visible ouvre nos regards sur l’invisible », la majorité des rapports penche pour la cohérence à décrypter et à reconstruire, cachée, dissimulée, « volontairement masquée » affirme un rapport. 52 Un chapitre parle d’un « chemin balisé au marquage incertain ». Au demeurant, trois rapports précisent qu’enseigner signifie étymologiquement faire connaître par un signe. Le corpus maçonnique ne délivre pas un enseignement livresque, immédiatement logique et compréhensible, mais il est un dévoilement, une invitation à chercher une réalité cachée, à regarder nous dit un rapport « ce que Lacan nomme les dessous », à décrypter un message, et par touches, progressivement, s’approprier une éthique. Un chapitre a également insisté sur ce qu’il nomme la cohérence « environnementale », qui se décrypte par les lieux historicolégendaires (de Babylone à la Jérusalem Céleste), par les couleurs (du vert au rouge), par les titres ou les âges (de 7 à 33). Ce propos est à rapprocher de l’analyse d’un autre chapitre qui développe une « cohérence basée sur l’alchimie », celle comme l’exprimaient les anciens rituels de « la pierre cubique qui sue sang et eau ». Un autre précise qu’il est vain de chercher une cohérence exotérique, un enseignement explicite, un discours linéaire au corpus maçonnique. La cohérence maçonnique ne peut être qu’ésotérique, progressive, personnelle, paradoxalement discontinue, toujours difficile, lente au marcheur trop pressé. Un autre chapitre a fait remarquer que c’est l’enseignement qui est cohérent et non les degrés. Enfin divers chapitres soulignent combien cette cohérence cachée est en rapport avec la littérature johannique, notamment en liaison avec le sens étymologique d’Apocalypse (Apokaluptikos : qui révèle). b) Ensuite, cohérence thématique ou cohérence cyclique ? À la différence des précédents, divers chapitres pensent qu’il est vain de chercher une cohérence dans le légendaire capitulaire, mais qu’il est préférable de retenir une cohérence thématique dont chaque élément court, de manière plus ou moins prégnante, à travers les divers grades. Les travaux en ont mis en évidence quatre : – l’imaginaire chevaleresque, à l’imitation d’un chapitre qui précise que « l’on ne naît pas chevalier, [mais] qu’on le devient » ; – la construction (ou plutôt les reconstructions historico-légendaires) du temple ; – la construction du temple intérieur largement évoquée par ailleurs dans la présente synthèse ; – la quête de la Parole perdue, et concomitamment la polysémie de la formule INRI. Beaucoup d’ateliers se sont consacrés à analyser cette intelligence du caché, cette obscure clarté maçonnique, ce qu’un travail nomme « le secret des secrets » et la multiplicité des réponses traduit la grande qualité interrogative de très nombreux textes. 53 À la cohérence thématique, d’autres chapitres ont préféré la cohérence cyclique, celle donnée par le rite, répétitif dans son rythme, producteur d’un souffle capable de régénérer l’être humain, reproducteur du cycle naturel et culturel de la naissance et de la mort, expérience concrète de la relation fondamentale entre Eros et Thanatos. Cette cohérence cyclique est une sorte de remake de l’initiation primordiale « jouée » par l’apprenti entrant, et reprise une première fois avec la mort d’Hiram, et une deuxième fois avec celle du crucifié du Golgotha. Ainsi pour un chapitre, « la cohérence qui relie le 15 e au 18 e est semblable aux degrés d’une loge symbolique où l’initié passe de l’ombre du cabinet de réflexion à la lumière, pour retomber dans l’ombre de la mort d’Hiram ». c) Enfin, cohérence symbolico-initiatique ou cohérence philosophico-morale ? Divers textes affirment que mythes, symboles et rites ne sont que des moyens pour exprimer un enseignement moral et/ou philosophique. Derrière les fadaises des uns et des autres, la cohérence « idéologique » de la maçonnerie est à chercher dans la morale et la philosophie qu’elle porte, qu’elle suggère ou qu’elle enseigne. On délaissera l’éternel débat entre la morale transcendante et collective et l’éthique immanente et personnelle, pour remarquer que la plupart des chapitres dégage des grades capitulaires marquée par la liberté, une éthique de responsabilité, c’est-à-dire une morale qui met en avant les conséquences de ses choix, alors que les grades dits de perfection, axés autour de la notion de devoir, tiraient vers l’éthique de conviction, pour reprendre le dilemme posé par Max Weber. De même, les rapports convergent pour dégager des grades capitulaires une philosophie de l’esprit, s’interrogeant sur le rapport entre le neuronal, le mental, l’intellect et le spirituel, et même pour trois chapitres, le divin. Au demeurant, un autre chapitre a cru devoir se focaliser, non sur la cohérence d’un enseignement tiré des grades capitulaires, mais sur l’alternative entre la naturalisation de l’esprit, l’autonomie des idées et la nature spirituelle. Inversement, divers chapitres ont cru bon de rappeler que la franc-maçonnerie est d’abord une société initiatique qui utilise la méthode symbolique et pratique des rites. C’est cette nature spécifique qui donne sens à l’ensemble du corpus maçonnique. Un chapitre affirme que la cohérence se situe au seul plan initiatique. C’est dans cette optique qu’il faut chercher la cohérence des grades capitulaires. Solidaire mais ferme, un chapitre remarque que si « l’universalité des symboles génère la richesse de son enseignement, il n’en garantit pas pour autant la cohérence ». Néanmoins, une forte proportion d’ateliers voit dans le symbolisme, la source principale d’un enseignement cohérent, et les grades capitulaires ne font pas exception à la règle. Mais le symbolisme est une méthode et le rite un 54 outil. In fine, la logique et la cohérence sont données par l’initiation (cursus), aussi bien celle qui met sur la voie que celle qui donne le sens ultime et qu’un chapitre définit comme « l’accès à une spiritualité faite de fraternité humaniste ». Pour un autre chapitre, la cohérence apparaît avec le chemin parcouru, idée reprise par un autre travail qui précise que « ce sont les pas, parfois désordonnés », du cherchant, qui donne cohérence à chaque étape. Pour plusieurs ateliers, c’est la dialectique initiation/symbole/rite qui assure pleinement la cohérence du corpus maçonnique. L’objet de l’initiation est de retrouver par un psychodrame qui emprunte obligatoirement beaucoup pour faire sens à la culture dominante, l’essence, l’essentiel, l’ésôthen, l’intérieur. Un chapitre résume parfaitement cette position dominante : « L’initiation c’est aujourd’hui par l’accès aux connaissances plurielles, le chemin sans fin de la Connaissance au singulier, avec en route le perfectionnement de soi et de la société ». Le symbole qui littéralement signifie mettre ensemble est l’élément qui renvoie à un autre sens indirect, figuré, caché, abstrait, refoulé ou inconscient que plusieurs textes ont assimilé à la Parole perdue. Le rite est créateur d’un événement et d’un avènement, l’érection du temple comme analogie de la construction du temple intérieur, ce qui est en haut étant comme ce qui est en bas. Néanmoins quelques chapitres mettent en garde contre le risque d’une mauvaise utilisation de ces concepts, contre le littéralisme, le dogmatisme maçonnique, la dérive mystificatrice ou la fascination malsaine pour la toute puissante « symbolocratie ». Beaucoup de rapports rappellent que le grade « n’est pas un but en soi, mais un passage obligé ». Un chapitre déplore la pauvreté du discours maçonnique, à quoi un autre semble répondre que « cette rédaction naïve a le mérite d’exister ». Et un troisième de conclure que les mythes, les légendes et les symboles sont, comme la poésie, « chargés de futur ». 3. SI COHÉRENCE IL Y A, QUEL ENSEIGNEMENT Y TROUVER ? Cette partie de la question a fait, si l’on peut dire, couler beaucoup d’encre. D’entrée de jeu, un chapitre se demande s’il existe consubstantiellement un enseignement maçonnique, un deuxième, un enseignement maçonnique spécifique. Un autre chapitre laisse chacun choisir, car il existe, selon lui, un trop grand décalage entre la « gentillesse » des textes maçonniques, à l’enseignement un tantinet naïf, et la terrible réalité du passé et du présent. À travers la recherche d’un enseignement cohérent, plusieurs chapitres se sont questionnés sur la contingence des rituels. L’un s’interroge sur l’intérêt qu’il y aurait à réécrire le rituel avec des idées et des mots d’aujourd’hui, un autre réclame un toilettage 55 idéologique et linguistique, mais une majorité préfère une relecture, une revisitation, une nouvelle mise en scène de textes qu’il faut bouleverser le moins possible. Notons également que beaucoup d’ateliers n’ont pas cherché à définir le mot enseignement, ni l’adjectif cohérent, comme si leur signification allait de soi. Or la lecture des rapports montre qu’il existe des nuances, voire des divergences dans le compréhension de l’expression enseignement cohérent. En revanche, une douzaine de chapitres ont tenté ce travail d’analyse en précisant que du choix des définitions retenues ou proposées dépendaient largement les réponses à la question posée. Enfin, quelques chapitres ont donné au mot d’enseignement, la signification de méthode : dans cette optique, la cohérence est donnée par le cherchant. Rechercher une cohérence, c’est mettre ou donner du sens (dans sa double acception) de signification et de direction. La franc-maçonnerie n’a pas d’enseignement programmé. À l’image d’Enoch, l’initié s’initiant lui-même, le cherchant s’enseigne par lui-même. De la cohérence du corpus capitulaire à la déduction d’un enseignement cohérent, il n’y avait qu’un ruisseau plus ou moins large que la quasi-totalité des chapitres a franchi. Aussi les rapports tentent-ils de dégager, dudit corpus, avec plus ou moins de force, de bonheur et clarté, une pédagogie structurée, une leçon rationnelle, un discours ordonné. Quelques chapitres semblent néanmoins un peu réservés. L’un parle « d’enseignement cohérent qu’on devrait trouver », un autre postule avec réticence que l’enseignement ne peut être que cohérent : comment imaginer une institution initiatique, symbolique et humaniste prônant un enseignement confus, désagrégé et illogique ? C’est dans le processus initiatique, la quête spirituelle, la démarche personnelle que va se révéler la cohérence de l’enseignement, la vitalité d’un enseignement cohérent. De l’alpha à l’oméga, de l’ordo ab chao, il y a continuité dans la cohérence, cohérence dans la continuité, cohérence et continuité dans l’enseignement qui en découle, enseignement cohérent et continu. Les grades capitulaires sont un segment de cette chaîne causale. Ils sont à la fois porteurs de la cohérence globale et expression d’un enseignement cohérent spécifique. La cohérence des grades capitulaires s’exprime à la fois, dans le passage, par le pont de Gandhara, du matériel, du fugace, du destructible à l’esprit, à l’essentiel, et dans la mise en œuvre d’un nouveau regard vers l’autre par l’amour. Alors peut se comprendre le triptyque Foi, Espérance et Charité, vertus théologales que l’unanimité des chapitres a tenté de définir comme « anthropologales » si je peux oser ce néologisme, disons plus simplement humanistes, philanthropiques et « mélioristes ». 56 Bref, c’est un nouveau départ, une renaissance, ni tout à fait une autre, ni tout à fait la même, un éveil, une autre manière de voir le monde. En ce sens, les grades capitulaires sont une étape comme celles qui ont précédé et comme celles qui suivront. Après l’initiation-initium, celle du commencement, de la mise en chemin, et dans la longue quête de l’initation-teleté, celle de la fin ultime, l’initiation que l’on pourrait dire eschatologique, se situe, se développe et s’exprime, dans mille et une potentialités, la succession des grades, des groupes de grades, des thèmes dans un vaste remake, sorte d’initio in initium, éternelle représentation d’une marche toujours nouvelle. En effet, presque tous les ateliers ont montré qu’une cohérence succède à une autre cohérence, l’une donnant du sens à l’autre, celle de l’apprenti entré et celle du compagnon de métier, celle des grades capitulaires et celle des grades salomonico-hiramiques, toutes faisant enseignement, sens et balise. Cependant divers chapitres sont allés plus loin dans la finesse de l’analyse. L’un souligne la continuité de la maîtrise, 3e degré post-andersonien, considéré comme une sorte de haut grade qui s’ignore, au 14e degré, un autre note que l’épée chevaleresque est présente en loge bleue dès la réception du néophyte et que le maître maçon porte déjà l’épée en signe tout à fois d’affirmation sociale et d’égalité entre pairs. Sans revenir sur les points développés dans les deux premiers chapitres du présent texte, notons, à nouveau, l’importance de la thématique de construction du temple soulignée par de nombreux travaux, notamment le récit de la destruction du premier temple de Jérusalem ou temple de Salomon, ruiné en – 587, le désir d’en reconstruire un second, celui dit de Zorobabel, projet qui sera réalisé après le retour de captivité de Babylone et l’évocation du troisième temple, celui érigé par Hérode le Grand et fréquenté par un certain Jésus. Ce sont ces trois temples qui assureraient ainsi la cohérence des quinze premiers degrés post-magistraux. Au demeurant, ils sont en liaison avec trois figures sacrificielles rencontrées du 3e au 18e degré : Hiram, Zorobabel et Jésus. Un autre chapitre encore, prouvant la curiosité et la perspicacité des frères, affirme qu’il existe un autre temple, complètement légendaire, celui d’Enoch, évoqué dans certains rituels de Royal Arche. Si l’on s’égare parfois un tantinet dans ces diverses constructions, une majorité d’ateliers voit un enseignement cohérent fort dans le passage, dans le transfert, dans la sublimation d’un temple détruit à un temple reconstruit (ou à reconstruire). Ce pont passé, ce gué franchi, cette étape vaincue, le maçon n’a plus besoin de murs, de toits de tuile, de poutres en cèdre du Liban, plus besoin de temple de pierre, de ciment et de bois, pour avancer sur la voie de la lumière. De la Jérusalem terrestre, on passe à la Jérusalem Céleste, vision de paix, de justice et d’amour. Un rapport synthétise l’opinion dominante : le vrai temple, celui du cœur et de l’esprit, le temple personnel, intérieur, spirituel n’est pas détruit, ne peut 57 être détruit, puisqu’il est transmissible, puisqu’il est « transmis » dans et par « la mystérieuse alchimie de la rose et de la croix ». Qu’importe les apparentes incohérences des légendes, les emprunts plus ou moins douteux à la réalité historique, les contradictions entre les divers récits, les réécritures plus ou moins malheureuses des rituels, pour presque tous les chapitres, l’enseignement des grades capitulaires réside dans la quête d’un nouveau saut qualitatif, dans l’accession à un nouveau palier, dans un changement de plan : c’est le passage à la spiritualité autre ou un passage autre à la spiritualité ou comme le dit un chapitre, c’est « le passage du combat contre au combat pour ». Les chapitres ont fait assaut de formules imagées, de métaphores accrocheuses ou de descriptions osées pour cerner cette quête spirituelle. Pour l’un, c’est l’accès à un ultime temple, « havre de paix et de réflexion [...] dépassant la raison [et ]conduisantt vers une recherche métaphysique, personnelle, intime et secrète ». Pour un autre, c’est « la quête spirituelle, la chevauchée fantastique qui nous mène vers les noces du Ciel et de la Terre … » Pour un autre encore, c’est « donner du champ à son esprit, comme élévation, [c’est] faire plus de place à la raison, comme sagesse, [c’est] donner du cœur, comme amour... ». Pour un quatrième, c’est mieux qu’une transcendance, c’est une « trans-ascension maçonnique conduisant à une spiritualité laïque ». Pour un dernier enfin, c’est la Cène et le Graal : « cette sorte de conjugaison du sacrifice du pélican et du combat du chevalier, ce refus du destin qui donne un sens à l’action du héros, action du héros qui se tourne vers l’autre [...] ou qui se nourrit de soi pour mieux nourrir les autres ». Que conclure de tout ce questionnement sinon par de nouvelles questions, des aventures à venir, des pèlerinages à entreprendre ? Il faudra chercher d’autres fils d’Ariane, et comme nous y invite un atelier « se détourner des idoles humaines, refuser les croyances toutes faites et se forger sa propre opinion », mais comme le dit un autre chapitre : ne trouvons-nous pas dans le corpus maçonnique « que ce que nous sommes capables d’y apporter ? » à quoi un troisième chapitre semble répondre en citant la pensée 553 de Pascal : « Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé ». Il faudra « se faire jardinier de son jardin intérieur » selon la belle formule d’un rapport, « éviter les hochets du paraître » selon un autre. Il faudra laisser du temps au temps car le cherchant doit, selon la devise d’Octave Auguste, « se hâter lentement ». Tous les degrés maçonniques et les capitulaires ne font pas exception, rappellent que la politique, au sens aristotélicien, est l’art de construire et de conduire la cité. Cet Art royal est confraternel non utilitariste, éthique, non mercantile, philanthropique, non individualiste, innovant, créateur, artistique, non 58 standardisé. Les pieds sur terre, la tête dans des champs d’étoiles, la truelle d’une main, l’épée dans l’autre, le compagnon du Pélican et du Phoenix mettra ses pas dans ceux de l’Homme juste, celui qui le premier a dit la vérité et pour laquelle dit la chanson, « il doit être exécuté ». Tout cela est-il bien logique ? Raisonnable ? Conforme ? Pédagogique ? Moral ? Juste ? Cohérent ? Mais y a-t-il un enseignement cohérent dans le requiem de Mozart ? Et pourtant qui peut affirmer l’inutilité de cet opus KV 626 ? Alors comme le dit Jean l’évangéliste, dont le propos est repris par divers chapitres : « Que celui qui a des oreilles entende ce que l’Esprit dit aux communautés ». Yves Hivert-Messeca, 33e M∴A∴S∴C∴ 01 DISCOURS DE CLÔTURE DU GRAND ORATEUR DU SUPRÊME CONSEIL T∴P∴S∴G∴Comm∴, T∴R∴F∴Grand Maître, Président du Conseil de l’Ordre, TT∴PP∴SS∴GG∴CC∴ à l’Est, Dignitaires, TT∴Ill∴FF∴, Et vous tous, mes BB∴AA∴FF∴ Chevaliers Rose-Croix, « Mon père et les pères de mes amis d’enfance ont fait venir le vieux sage de la tribu, l’ingcibi, avec sa lance courte en bois pour faire de nous des hommes...Tous les garçons de seize ou dix-sept ans se sont couverts de boue blanche de la tête aux pieds. Peints en blanc, nous resterions invisibles aux esprits maléfiques qui guettent les garçons pendant leur trajet vers la maturité. Pendant un instant, j’ai failli rire en voyant mes amis d’enfance noirs transformés en fantômes blancs, mais je ne l’ai pas fait en me souvenant de la douleur qui m’attendait. Le temps des plaisanteries enfantines était révolu... Nous avons couru pour semer les esprits maléfiques qui essaient de vous attraper juste avant que vous n’atteignez l’extrémité de ce monde de l’entre-deux. » Dans son roman Karoo Boy, Troy Blacklaws dessine ce monde de l’entre-deux dans l’ethnie des Xhosa d’Afrique du Sud, monde de la traversée, transition initiatique entre l’abandon de la tribu et, plusieurs mois après, le retour triomphal parmi les siens. Monde de l’entre-deux, mois d’épreuves, dit-il, période solitaire et douloureuse. Je ne veux en rien revenir sur les initiations tribales qui ont souvent suggéré des analogies maçonniques, pas toujours décisives, mais plutôt rester dans cette image de l’entre-deux, me demander avec vous quelle peut être l’influence de ces liminarités dans notre cheminement initiatique mais également dans notre projet de vie, comment les assumer et faire en sorte qu’elles nous soient propices et positives. 61 Il serait un peu rapide de souligner que toute notre vie est placée sous le signe de l’entre-deux puisque notre destin est d’abord mouvement et mutation. Il faut aussi compter avec les régressions, les abandons et les échecs. Il n’y a bien que le trépas qui viendra mettre un terme à ces marges incessantes. Et encore, certains n’ont-ils pas imaginé des Limbes ou un Purgatoire comme passage de servitude avant une immortalité tant espérée ? Mais il est tout autant important de s’interroger sur l’entre-deux vécu en maçonnerie, et pour nous, aujourd’hui, sur cette série d’escales et de stades qu’offre la progression dans les grades de Perfection. L’ethnologue Arnold van Gennep a déjà marqué que la période de la liminarité est le moment crucial où s’organise l’efficacité du rituel, qu’elle est fondamentalement le lieu de rituel. C’est par excellence un instant, qui sans être parfois totalement perçu ou senti, reste le moment de la mutation, de la re-naissance. Toute notre aventure maçonnique est habitée par ces marges, ces quêtes, qui autorisent les tensions, les « arrêts sur l’image » pourrait-on dire, et nous conduisent plus sûrement vers les frontières et les limites de notre condition humaine. En regardant de plus près ces seuils à franchir, on saisit que ce sont souvent des moments de questionnements, voire de crises, de remise en cause, dans lesquels l’être lui-même peut être désarçonné, dérouté. S’il y a une part de déconstruction intime que nous pouvons nous permettre, dans un mouvement de clairvoyance personnelle, c’est bien celle des éventuels démantèlements et remaniements qui vont permettre une architecture rénovée avec des fondations plus sûres, un édifice conforme au projet, lui-même revu et reformulé. Il y a des barrages qu’il faut détruire, des réflexes qu’il faut oublier, ces obstacles intérieurs que situait un rapport conventuel de notre Obédience (Question C – 1964). Puis, et parce que cela est inscrit dans la logique de notre histoire et de notre culture, reviennent inéluctablement les moments de la restauration, du réajustement, de la reconstruction : le Chevalier Rose-Croix se tient bien toujours avec une truelle à la main. « Vivre, c’est sans cesse se désagréger et se reconstituer, changer d’état et de forme, mourir et renaître. C’est agir puis s’arrêter, attendre et se reposer, pour recommencer ensuite à agir, mais autrement. » (Van Gennep). Cette transition qui crée le mouvement, qui engendre le dynamisme car il faut bien que la chrysalide devienne papillon, génère aussi une aptitude aux découvertes étonnantes : savoir qu’il y a en nous d’étranges paysages qu’il faudra bien un jour explorer pour vivre avec conscience notre condition. C’est à nous de faire en sorte que dans l’entre-deux de la Loge et forts de notre expérience maçonnique, nous soyons de lucides voyageurs, perspicaces pour vivre d’autres liminarités, entre signes et sens, silence et parole, 62 entre la rigidité du quotidien et les fulgurations du symbolique, entre l’équerre et le compas… à l’image de cette Gabrielle, héroïne d’un roman de Anne-Marie Garat qui « muait vers une autre qu’elle ne connaîtrait pas, encore trop meurtrie de la métamorphose qui s’opérait en elle pour la comprendre, sans que les changements profonds qui bouleversaient sa vie disent leur nom, et elle s’éloignait de cette rue de son enfance comme on arrache de soi la peau ancienne pour s’offrir au soleil ». Si l’on veut se saisir d’exemples connus de chacun – car la plupart sont intimes et relèvent du secret singulier – il faut se souvenir du Cabinet de réflexion, marge essentielle du monde des ténèbres, première rencontre avec la Terre où l’on abandonne les vieux habits profanes, entre-deux de l’engloutissement et de la résurgence, et qui inaugure d’autres intermèdes voulus par la vocation de la Loge. Ainsi, rien n’est jamais définitif, tout évolue, notre vie n’est que mouvance, à l’image de ces tableaux de Bonnard auxquels il fallait sans cesse ajouter ou retrancher pour qu’ils s’installent dans une humanité espérée. Nous sommes des êtres de re-commencement, les voyageurs de l’aventure humaine, comme ce Chevalier qui dans les degrés de l’exil que figurent les 15e et 16e grades, au seuil d’une étape décisive, nous conduit sur le chemin de l’Espérance, du connu à l’inconnu, de la société à la solitude, puis, à l’inverse, de la glorification du travail, à l’amour et au sacrifice, en fait vers tout ce qui constitue notre apprentissage de la liberté. Mais il faut donc aller sur l’autre rive, traverser les marais de l’inquiétude... Je ne rejette pas les pères et les vieux sages de la tribu à une époque où le parti pris et l’air du temps autorisent chacun à croire que l’on peut tout savoir sur tout et tout de suite, mais il faut aussi se dire que nous avons besoin, au moins, de « passeurs ». Problème fondamental de la transmission et de notre responsabilité ! Transmettre, ce n’est pas inculquer, imprimer, calquer,... c’est seulement, et surtout, permettre la réappropriation par chacun des valeurs fondamentales, et l’aider à les ajuster à son projet, à son comportement, ses qualités, ses espérances. Ce n’est donc pas un discours, des palabres, des négociations, des séances de catéchisme, c’est un exemple, un acte vécu ensemble, un projet partagé dans une sorte de porosité fraternelle, qui commande un vrai accompagnement et une réelle proximité. En ayant aussi l’humilité de reconnaître que le passeur est également souvent, très souvent, lui aussi... « passant ». Il faut encore souligner l’importance – j’allais dire « de la tribu » – l’importance du collectif, de la Loge, de la Juridiction, de l’Obédience car une valeur, un enseignement, une éthique deviennent vite prescriptions ou norme, s’ils ne sont véritablement vécus, authentifiés, intégrés, non seulement dans l’affect de chacun mais dans l’ensemble des relations fraternelles ; c’est aussi en cela, que « passeur », le maçon doit être aussi « médiateur ». 63 Chacun sait bien que l’on ne part jamais du néant et que nous avons besoin des autres pour nous construire, pour nous re-construire, qu’il serait vain de confronter individualisme et collectif dans le jeu savant de l’édification personnelle : le « mes FF∴ me reconnaissent pour tel » va bien plus loin que le simple tuilage ; la re-connaissance de l’autre est à l’orée de ma propre connaissance. J’ai toujours appréhendé cette très sérieuse sentence du 14e degré qui me conseille « de relier le Fini à l’Infini », comme l’impérieuse nécessité de construire, avant toute entreprise, une relation authentique avec l’autre, une relation vraie, avec mon Frère, avec ma Loge. Ce passage, cet entre-deux, ne concerne donc pas seulement chaque Frère dans sa biographie intime, son cheminement, car l’Initiation, en le conduisant vers l’autre, – après l’avoir déjà conduit à lui-même, – vers les autres, va actualiser et préciser son engagement dans un champ social encore plus vaste que celui de la Loge. Notre Rite, en tant que parfaite illustration et paradigme de toute initiation maçonnique, s’affirme en cela comme un extraordinaire vecteur naturellement tourné vers l’Humanité. Ce n’est pas sa seule autorité : le Rite Écossais, parce qu’il a su sédimenter toutes les exaltations philosophiques et spirituelles, par la richesse de ses arguments, offre de nombreuses opportunités pour la perpétuelle visite de soi-même, sa maîtrise, la réappropriation de son être. Au moment où tous les savoirs se sont déplacés, sa générosité stabilisante est des plus bénéfiques, parce qu’il donne à penser, et que c’est là, fondamentalement, notre indispensable nourriture. Déjà, le Compagnon glorifiait le travail et saluait les bienfaiteurs de l’Humanité, le Maître devait instruire et rassembler, mais songeons également au Maître Secret, qui avec une liberté et un devoir mieux signifiés va tout naturellement se tourner vers une citoyenneté efficiente et réfléchie, pensons au Grand Élu de la Voûte Sacrée qui va trouver en descendant en lui-même les raisons essentielles d’être au service d’autrui. Quant au Rose-Croix, c’est vers toute l’Humanité qu’il œuvre dans un geste apaisé d’amour, de respect et de reconnaissance. Si nous avons des sages et des pères, nous avons nous aussi nos cortèges de craintes et de doutes, nos veillées d’armes et nos « trajets vers la maturité », nous voulons nous aussi grandir et comprendre, maîtriser notre destin, mais, cependant, nous ne sommes pas une « tribu ». La structure initiatique maçonnique n’a rien à voir avec les tribus d’aujourd’hui, qu’elles soient religions, mouvements de pensée ou partis politiques, associations de la mémoire ou de l’idéologie. Les religions forgent et découvrent trop souvent des phénomènes d’exclusion, de mise à l’écart et de schisme. On voit même, par exemple, dans certaines confessions issues du protestantisme la proximité du rite rendre les adeptes concurrents : plus les pratiques sont proches, 64 plus les hommes se veulent autres, différents, donc finalement détracteurs, antagonistes, rivaux… Les autres mouvements profanes conduisent le plus souvent aussi, soit à l’enfermement, à l’autarcie, soit à la surenchère, toujours proche de la démagogie et du jugement rapide et définitif. Nos pères le disaient, nos Sages le disaient, la Maçonnerie doit rassembler. Ne nous abîmons donc pas dans des attitudes qui ne sont pas les nôtres, le devoir du Rose-Croix est de dépasser ces risques de défaillances et de regarder vers son Idéal, l’Idée dépasse la vulgarité des situations, la morale maçonnique n’est pas un code virtuel… Et puis, il y a l’œuvre à accomplir, en tant que Maçons du Grand Orient de France, en tant que membres de notre Juridiction, où que l’on soit, dans la marge ou la certitude, dans la solitude ou la Loge, l’œuvre à créer, à façonner, à conforter, en épousant au plus près ce que nous transmet le sage Emile Zola quand il écrivait : « Vous entendez ! Jamais on n’abandonne une œuvre. S’il faut vingt années, trente années, s’il faut des vies entières, on les lui donne ; si l’on s’est trompé, on revient sur ses pas, on refait autant de fois qu’il le faut le chemin déjà parcouru ; les empêchements, les obstacles ne sont que des haltes, les difficultés inévitables de la route. Une œuvre, c’est notre enfant sacré. Elle est notre sang, nous lui devons toute notre force, toute notre âme, notre chair et notre esprit. Nous devons être prêts à mourir de notre œuvre, si elle nous épuise. Et, si elle ne nous a pas coûté la vie, eh bien ! Nous n’avons encore qu’une chose à faire, lorsqu’elle est achevée, vivante et forte : c’est d’en recommencer une autre, et cela sans nous arrêter jamais, toujours une œuvre après une œuvre, tant que nous sommes debout, dans notre intelligence et notre virilité. » Pierre Piovesan, 33e Bibliographie : • Troy BLACKLAWS, Karoo boy, Flammarion, 2006. • Question C, Convent 1964. • Arnold van GENNEP, Les Rites de passage, Picard, 1981. • Anne-Marie GARAT, Dans la main du diable, Actes Sud, 2006. • Emile ZOLA, Travail, Ed. Fasquelle. LA VIE DU SUPRÊME CONSEIL S∴ C∴ G∴ C∴ R∴ E∴ A∴ A∴ G∴ O∴ D∴ F∴ S∴ C∴ G∴ C∴ R∴ E∴ A∴ A∴ G∴ O∴ D∴ F∴ 01 RAPPORT D’ACTIVITÉ DU SUPRÊME CONSEIL, GRAND COLLÈGE DU RITE ÉCOSSAIS ANCIEN ACCEPTÉ GRAND ORIENT DE FRANCE 2006-2007 PAR LE TRÈS ILLUSTRE FRÈRE GRAND CHANCELIER Cette année a été riche en événements qu’il est inutile de commenter. Néanmoins, il convient de souligner l’intensité et la richesse des travaux du Suprême Conseil. Les effectifs de notre juridiction dépassent les 7 000 membres répartis en 373 ateliers dont : – 165 Ateliers de Perfection – 115 Chapitres – 66 Aréopages – 27 Consistoires L’année maçonnique 2006-2007 a vu la création de nouveaux Ateliers, témoignage d’une croissance régulière. Ainsi ont été allumés les Feux : Des Ateliers de Perfection : – « L’intimité » à l’Orient de Niort, le 28.08.06 – « Union et Tradition » à l’Orient d’Elbeuf, le 9.09.06 – « Espoir » à l’Orient de Washington, le 10.10.06 – « Le Sceau de Salomon » à l’Orient de Grasse, le 14.01.07 – « L’Olivier du Devoir » à l’Orient du Cannet des Maures, le 20.01.07 – « Etienne Morin » à l’Orient de Bordeaux, le 10.02.07 – « Le Clef d’Opale » à l’Orient de Montreuil sur Mer, le 31.03.07 – « Devoir et Sagesse » à l’Orient de Valenciennes, le 5.04.07 Des Chapitres : – « Le Feu et la Rose »,Vallée du Perreux-sur-Marne, le 30.09.06 – « Lumière du Pacifique »,Vallée de Los Angeles, le 10.10.06 69 – « Gabriel Narutowicz »,Vallée de Cracovie, le 11.09.06 – « Devoir et Conscience »,Vallée de Saint-Quentin, le 04.02.07 – « La Rose et le Pélican »,Vallée de Cambrai, le 13.05.07 Et de l’Aréopage : – « La Sentinelle d’Artois », Camp d’Arras, le 01.05.07 I – Nécrologie Le Suprême Conseil a eu la profonde tristesse de perdre les TT∴Ill∴FF∴ Maurice Zavaro, Pierre Souquès et Jean-Jacques Célérier respectivement les 02.04.07, 23.04.07, 29.06.07. Ainsi que les TT∴Ill∴FF∴ Roméo Dupuis et Aloïs Lamm, membres d’honneur de notre Juridiction, les 05.01.07 et 17.03.07. II – Grande Chancellerie Pour des raisons personnelles le Grand Chancelier, Max Padol, a démissionné de son office fin septembre 2006. Au cours de la Tenue Solennelle du 27 avril 2007, le Suprême Conseil a nommé le T∴Ill∴F∴ Christian Daniou, membre actif du Suprême Conseil. À cette même Tenue, ce T∴Ill∴F∴ a prêté serment devant le Suprême Conseil et a été élu à l’office de Grand Chancelier. D’autre part le T∴Ill∴F∴ Jacques Rambaud a été élu Grand Chancelier, Adjoint du S∴C∴. III – Activités propres au Suprême Conseil 1. Réunions Le Suprême Conseil a tenu ses réunions mensuelles, soit huit Tenues Solennelles et deux Tenues Plénières. Deux Tenues Solennelles ont eu lieu à Lille où le Suprême Conseil a tenu son traditionnel séminaire de stratégie réparti sur 3 jours : les 27, 28 et 29 avril. 2. Collège des Officiers Le Collège des Officiers a été renouvelé lors de la Tenue Solennelle du 2 juin 2007. Ont été élus ou réélus pour l’année 2007-2008 : Très Puissant Souverain Grand Commandeur Alain de Keghel Jean-Robert Ragache 1er Lieutenant Commandeur Francis Allouch 2e Lieutenant Commandeur Grand Orateur Pierre Piovesan 70 Grand Chancelier Grand Trésorier Grand Capitaine des Gardes 1er Grand Maître des Cérémonies 2e Grand Maître des Cérémonies Grand Orateur adjoint Grand Chancelier adjoint Grand Trésorier adjoint Grand Capitaine des Gardes adjoint 3. Présidents de Secteur Ont été cooptés : Président du 9e secteur Président du 16e secteur Président du 17e secteur Président du 26e secteur 4. Grands Juges Ont été élus : Grand Juge en zone 2 Grand Juge en zone 7 Grand Juge en zone 9 Christian Daniou Gérard Filippi Jean-Pierre Cordier Jacques Oréfice Alain Natali Yves Le Bonniec Jacques Rambaud Hervé Nora Pierre Nabet Gérard Bouquignaud renouvelé pour cinq ans Gilbert Krakovinsky en remplacement de Bernard Rivière Serge Breuzin en remplacement de Yves Le Bonniec André Filliger en remplacement de Bernard Axelroude Pierre Germain, le 04.03.2007 Christian Beuselinck, le 20.01.2007 Erol Eliezer, le 10.02.2007 5. Commissions Comme à l’accoutumée, les Commissions ont été actives et ont fourni des travaux de grande richesse et de forte densité. Au cours de la Tenue Solennelle du 2 juin 2007 ont été élus ou réélus présidents, les TT∴Ill∴FF∴ : Jean-Pierre Donzac Commission permanente des Règlements et Statuts Bernard Gillard Commission des promotions Georges Odo Commission des Affaires extérieures Hervé Nora Commission des Finances et de l’Informatique Yves Hivert-Messeca Commission des Rituels Bernard Moisy Commission de la Bibliothèque de la Documentation et des Archives Jean Guglielmi Commission des Publications et Comité de lecture Assisté de Claude Faivre et Jean-Paul Fardet 71 Jean-Robert Ragache Pierre Piovesan Alain Marville Commission Débats d’idées et questions à l’étude Commission de l’Écossisme Commission de la Prospective des Secteurs 6. Promotions aux grades blancs – Au 31e, 158 sur 170 propositions – Au 32e, 83 sur 83 propositions – Au 33e, 54 sur 58 propositions 7. Médailles Promotion « Robert Andrieu » : Serge Blancart, Georges Fréchin, François Heller, Jacques Rambaud, Paul Rival, François Vigneron. IV – Relations inter-obédientielles • Commission paritaire Suprême Conseil – Conseil de l’Ordre du Grand Orient de France : Les Bureaux du Conseil de l’Ordre du G∴O∴D∴F∴ et du Suprême Conseil se sont réunis en commission paritaire le 29 janvier 2007, le principal point de débat a traité du Rassemblement Maçonnique International des 2 et 3 juin à Strasbourg. (Le PV est en attente du Conseil de l’Ordre, puissance invitante). • Suprême Conseil Féminin de France : Afin d’assurer la continuité des excellentes relations que nous entretenons avec le Suprême Conseil Féminin de France, le Très Puissant Souverain Grand Commandeur Alain de Keghel accompagné du Grand Chancelier Jacques Rambaud a participé le 10 décembre 2006 à la Fête de l’Ordre de la Grande Loge Féminine de France. • Enfin, dans le cadre des accords inter-rites, une réunion sommitale a eu lieu entre le Suprême Conseil et le Grand Chapitre Général du Rite Français, le 15 février 2007. V – Colloques Des Ateliers de notre Juridiction ont organisé, avec le soutien du Suprême Conseil, des colloques ouverts aux MM∴ du G∴O∴D∴F∴ ainsi qu’aux FF∴ et SS∴ des Obédiences amies. L’un de ces colloques a été conjointement placé sous les auspices du Suprême Conseil et du G∴O∴D∴F∴ : • Conseils Philosophiques : « L’Effort » et les « Zélés Philanthropes » « Portraits de Dieu » le 25 novembre 2006 72 • Souverain Chapitre « La Croix du Sud » « Prendre soin de la terre » le 20 janvier 2007 • Consistoire « Paris Ile de France no 3 « Penser le futur, c’est aussi penser autrement » Les actes de ces trois colloques seront à la disposition des FF∴ de notre Juridiction sous forme de souscriptions et seront consultables sur notre site. VI – Relations internationales Le Projet est clairement d’être, le plus largement possible, en rapport avec les Juridictions étrangères pour y faire entendre notre message Maçonnique – celui de la F∴M∴ libérale – comme notre lecture de l’enseignement du R∴E∴ A∴A∴ sans méconnaitre les postures et les choix d’autres Juridictions, mais sans jamais affadir notre propre discours. Cette stratégie, conjuguant attachement aux principes et plein respect des différences, fait appel à plusieurs registres complémentaires. Le premier consiste à engager le dialogue via des relations officielles de reconnaissance réciproque. L’effet premier est la libre circulation des FF∴ de notre Juridiction dans de nouveaux espaces lorsqu’ils visitent les Ateliers des juridictions Amies à l’étranger. C’est une politique de désenclavement face à la posture « Impérialiste » des Juridictions de la mouvance anglo-saxonne comme celles de certaines Obédiences nostalgiques de temps définitivement révolus. Le Suprême Conseil depuis 2002 conclut des Traités d’Amitié et de Coopération avec plus de dix suprêmes Conseils ce qui leur confère un cadre institutionnel et les codifie. Notre stratégie a, par ailleurs, visé à établir des liens avec des Juridictions émergentes et à favoriser, le cas échéant la création de celles-ci. Ainsi avons-nous délivré des Patentes aux nouveaux S∴C∴, Grands Collèges du R∴E∴A∴A∴du Luxembourg, du Canada, de la Tchéquie et de la Slovaquie. Tour d’horizon global : En Europe Centrale et Orientale – Les efforts déployés par notre Juridiction ont eu des effets contrastés et certainement pas en rapport avec ce que nous eussions pu en attendre, dans un contexte postcommuniste qui a privé ces pays de la transmission initiatique et donc des références de la tradition Maçonnique qui reste parfois à reconstruire. La Tchéquie, la Slovaquie et la Hongrie ont vu renaître un R∴E∴A∴A∴ autonome. En Pologne, en Roumanie comme en Serbie, ce sont des Ateliers de notre Juridiction qui se sont développés sur place en synergie avec les loges bleues du G∴O∴D∴F∴ en attendant leur 73 émancipation souhaitable. Dans l’ensemble de cet espace postcommuniste, il faudra beaucoup de temps, de persévérance et de continuité dans l’action. En Afrique – Dès les indépendances, en 1960, le Grand collège des Rites avait choisi pour ligne de conduite de faciliter l’émergence de structures Maçonniques Nationales en s’appliquant à répondre à leurs propres attentes et demandes. Aujourd’hui, c’est en s’inscrivant toujours dans cette même perspective, accordant la priorité aux liens fraternels dénués de tout européanisme, que le Suprême Conseil est présent de façon constante et suivie à la grande réunion annuelle des « RÉFRAM » (Rencontres Humanistes et Fraternelles Africaines et Malgaches) comme aux réunions de la « CPMAM » (Conférence des Puissances Maçonniques Africaines et Malgaches). Deux lieux de rencontres et de dialogue qui permettent un échange direct entre les Puissances Maçonniques du Sud et celles du Nord. Notre présence conforte la démarche de nos FF∴ Africains, soucieux d’établir des liens durables avec les structures Maçonniques de l’Ordre dans les pays du Nord. Ceci, il importe de le souligner, dans le plein respect réciproque du principe de « Souveraineté ». À cet égard, et en s’inscrivant de façon emblématique dans cet esprit, le Traité d’Amitié signé le 17 mars 2007 entre notre Juridiction et le S∴C∴ du Maroc constitue une avancée qui concrétise une volonté partagée de conduire et d’approfondir un dialogue permanent dans le plein respect des options de chacun, tout en s’inscrivant ensemble dans la tradition et la liberté de penser. En Amérique du Nord – Et singulièrement les États-Unis demeurent à bien des égards à la fois la clé et le verrou de toute politique Mondiale. Notre dialogue avec le Suprême Conseil Américain, fût-ce dans le domaine de la recherche et son association à notre bicentenaire à PARIS, est bien de la nature d’une clef car il ouvre un verrou jusqu’à présent fermé à tout contact. C’est la disparition de l’inhibition des Juridictions se soumettant avant à la discipline stricte imposée par Washington qui progressivement autorise de plus en plus d’entre elles à oser franchir le pas en notre direction, sans pour autant renoncer à maintenir des liens avec le grand Frère américain. De même, la participation répétée de notre Juridiction, au travers de son Grand Commandeur, à des colloques maçonniques de recherche outre-Atlantique, occasions d’interventions devant des auditoires « réguliers » qui n’avaient jamais rien vécu de tel, conduit à faire bouger les curseurs. Il nous appartient néanmoins de rester fermes sur les positions qui constituent le socle de notre doctrine initiatique Écossaise indissociablement inscrite dans la famille de pensée du G∴O∴D∴F∴. 74 En Amérique Latine – Les contacts étroits établis via le secrétariat du CIMAS à Montevideo (Uruguay) et avec le Grand Commandeur de la Juridiction écossaise Uruguayenne ont grandement joué en faveur de relations avec les Suprêmes Conseils Équatoriens, Colombiens, (y compris OMEGA Colombie) du Chili et du Venezuela. En Extrême Orient – Pour tenter de ne rien omettre, notre alliance avec le Suprême Conseil du Portugal nous offre une nouvelle « fenêtre » à Macao, mais cet espace est globalement bien verrouillé tant en Chine Continentale – par le régime – qu’au Japon ou à Taipeh – cette fois par les Américains. Dans le cadre institutionnel multilatéral et dans le droit fil de la déclaration de Genève de mai 2005, notre S∴C∴ n’a rien négligé pour concourir à la mise en œuvre d’un projet ambitieux et indépendant de toute structure Juridictionnelle, la « Société d’Études et de recherches Écossaises » (S∴E∴U∴R∴E∴). Cette société de droit Belge ayant le statut d’une Organisation Non Gouvernementale a établi son siège à Bruxelles et réunit des Maçons et Maçonnes de tous horizons, conformément à la philosophie d’ouverture que nous-mêmes privilégions pour aborder le futur. Enfin, à la 19e réunion Internationale du R∴E∴A∴A∴, les Juridictions ont adhéré à l’idée et soutenu le projet de tenir une « Conférence Méditerranéenne des Hauts Grades Écossais » en avril 2008 à l’Or∴ de Marseille, en vue d’étudier les instruments et les propositions de nature à favoriser l’ouverture, le dialogue et le dépassement des différences idéologiques et spirituelles. Les Juridictions ont décidé de tenir la prochaine et 20e rencontre Internationale, au Royaume du Maroc, dans un Or∴ restant à définir. Il importe que chacun, à sa place, c’est-à-dire chaque Atelier et chaque Frère de la Juridiction, se sente désormais partie prenante de ce grand dessin qui renoue avec la Tradition véritablement et concrètement Universelle de notre Rite. Notre Histoire comme la position géographique de notre pays nous y invitent et les enjeux nous y engagent. Alors OSONS !!! VII – Grande Loge de Printemps – Le samedi 17 mars 2006, les présidents des Ateliers de Perfection ou leurs représentants ont été réunis et répartis en quatre ateliers de réflexion. – À 14 h 30 : le T∴P∴S∴G∴C, assisté des membres du Suprême Conseil, a ouvert les Travaux de la Grande Loge de Printemps en présence des délégations 75 des Juridictions amies avec la participation du T∴Ill∴F∴ Claude Vaillant qui a lu le discours du Grand Maître Jean-Michel Quillardet. – Le T∴Ill∴F∴ Roger Southon a présenté le rapport de synthèse de la question à l’étude des Ateliers de Perfection. – À 16 h 30 : les Présidents de Secteur ont été conviés à l’habituel échange d’informations avec les Officiers et membres du Suprême Conseil. 01 RAPPORT FINANCIER DU SUPRÊME CONSEIL, GRAND COLLÈGE DU RITE ÉCOSSAIS ANCIEN ACCEPTÉ GRAND-ORIENT DE FRANCE 2006-2007 PAR LE TRÈS ILLUSTRE FRÈRE GRAND TRÉSORIER Rapport financier du trésorier sur l’exercice 2006 Après arrêt des comptes de l’exercice 2006 (bilan, comptes de résultat et annexes) par le bureau notre Président a convoqué l’Assemblée générale de notre Association AMHG, le 2 juin 2007, laquelle a approuvé les comptes après avoir entendu le rapport du commissaire aux comptes. Il faut rappeler que notre commissaire aux comptes a procédé à la certification des comptes, sachant que notre association n’est pas contrainte légalement, de par ses statuts de recourir à un commissaire aux comptes. Dans un souci de précaution et de transparence financière, nous avons néanmoins fait appel aux services de Monsieur Raymond Launay, commissaire aux comptes, qui a certifié que nos comptes sont réguliers et sincères et qu’ils donnent une image fidèle du résultat des opérations de l’exercice écoulé, ainsi que de la situation financière et du patrimoine de notre association AMHG au 31 décembre 2006. Au titre de notre association loi 1901 « AMHG », nous vous présentons le rapport financier pour l’année 2006 : Le montant de la capitation est relativement stabilisé avec un taux nettement inférieur au taux d’inflation, comme en témoignent les chiffres suivants : Année Capitation 2002 51,25 2003 51,4 2004 52 77 2005 52,2 2006 52,4 2007 53,4 Les comptes 1. Le compte de résultat : Au niveau des charges d’exploitation : Les charges s’élèvent à 496 096 € en 2006 contre 454 350 € en 2005. • Cette augmentation s’analyse de la façon suivante : • Le poste achats et charges externes est en baisse très sensible 223 799 € contre 275 985 €. • Les impôts et taxes sont de 4 376 € en 2006 contre 11 625 € en 2005. • Les salaires et charges sociales augmentent : 143 332 € contre 111 683 €. Cela s’explique par : La provision sur indemnité départ en retraite d’une secrétaire. L’embauche de sa remplaçante et un effectif de 3 salariés sur le dernier trimestre 2006 ; cette situation devrait s’inverser sur l’exercice 2007. • Les dotations aux provisions sont de 70 983 € contre 0 en 2005 ; cette somme a été provisionnée pour les actes du bicentenaire et les bulletins Perspectives commandés. • Le poste « autres charges » est de 21 239 € contre 0. Au niveau des recettes : Les produits s’élèvent à 588 635 € contre 508 052 € et nous relevons notamment : • Les ventes de marchandises et de services passent de 36 067 € en 2006 contre 2 831 € en 2005. • Une quasi stabilité des capitations 436 029,9 € en 2006 contre 422 209,06 €. • Une hausse légère des augmentations de salaires 96 273 € en 2006 contre 73 340 € en 2005. • Les produits financiers sont de 9 100 € en 2006 contre 0 €. L’exercice se solde avec un excédent de 101 638 € en 2006 contre 53 702 € en 2005. 2. Le bilan : À l’actif : Il convient d’attirer l’attention sur le poste créances clients et comptes rattachés qui s’élève à 55 819 € contre 98 493 € il s’agit de retards dans le recouvrement des capitations et augmentations de salaires 10,5 % en 2006 contre 19,8 % en 2005. 78 Ce poste reste très élevé et il pénalise notre gestion avec les relances qu’il rend nécessaires ; il est souhaitable que les Ateliers honorent les factures d’AMHG le plus tôt possible. Au passif : Il n’y a pas d’emprunt mais simplement les dettes enregistrées fin 2006 qui n’ont pas été réglées au 31.12.2006 et qui s’élèvent à 132 108 € contre 129 192 € en 2005. Ébauche du Budget 2008 Le budget prévisionnel sur l’exercice 2008 a été validé par le bureau et par l’assemblée générale du 2 juin 2007 à partir des éléments financiers qui ont été commentés et il ressort notamment la fixation d’une capitation de 54 €/an qui a été approuvée. Gérard Filippi, 33e M∴A∴S∴C∴ NÉCROLOGIE • FRÈRES DU RITE ÉCOSSAIS PASSÉS À L’ORIENT ÉTERNEL 01 OCTAVE GERMANY 1923-2008 Le 17 janvier 2008, en cours de matinée, nous apprenions le passage à l’Orient Éternel de notre Très Illustre et Bien Aimé Frère Octave GERMANY. Il avait 84 ans. Il s’en est allé très discrètement, sans faire de bruit, comme il a vécu. Bien que le sachant affaibli depuis quelques temps, nous avions peine à admettre cette réalité. Ses nombreuses qualités nous ont marqués, nous ses Frères. Pondéré et bref dans ses propos, discret, affable, tolérant, il savait capter l’attention et mettre en confiance. Respectueux de l’autre et de lui-même, il se faisait remarquer davantage par ses actions que par ses paroles, appliquant ce dicton chinois : « Ceux qui savent ne parlent pas ; ceux qui parlent ne savent pas. ». Nous retrouvons ces qualités dans ses activités profanes (professionnelles, mutualistes, sociales, sportives) et ses implications maçonniques. Et, nous nous demandions souvent comment il s’y prenait pour concilier toutes ces activités sans altérer sa vie familiale. Né le 2 décembre 1923 à Fort-de-France, notre Frère Octave a poursuivi ses études primaires à Villeneuve-le-Roi (Val de Marne) et au Gros-Morne (Martinique) devenu sa commune d’adoption, secondaires au Lycée Schœlcher de Fort-de-France où il obtint le baccalauréat série Mathématiques Élémentaires, et supérieures à l’École de Droit où il obtint la licence validée par la Faculté de Droit de Paris en 1946. Recruté dans la fonction publique (Service des Contributions Directes) en 1942 en qualité de surnuméraire, y gravissant tous les échelons, il termina sa carrière le 28 février 1989, comme Chef des Services fiscaux, Directeur des Services Fiscaux, sommet de la hiérarchie, grâce à un travail opiniâtre et une conscience professionnelle exemplaire. Dans toutes ses affectations, il a laissé le souvenir d’un Chef de Service affable, humain, compétent, intègre, juste et toujours à l’écoute de ses collaborateurs. 82 Très tôt, il s’est impliqué dans la vie de la Cité, tant au sein d’associations sportives, sociétés mutualistes et dans la vie municipale. C’est ainsi qu’il aura été fondateur, membre actif, puis Président de nombreux clubs, associations, sociétés culturelles, indépendamment des activités liées à sa profession. Une telle implication lui valut de recevoir de nombreuses distinctions honorifiques, dont la plus importante est celle de Commandeur dans l’Ordre National du Mérite. Un homme de cette envergure se devait être franc-maçon. Initié le 19 décembre 1948, il accède au 33e degré le 11.09.1984. À tous les degrés, il a porté sa pierre à l’édifice en occupant des Offices importants. Les derniers offices occupés sont ceux de Grand Orateur du Conseil Philosophique « Droit et Justice » et Ministre d’Etat du Consistoire « Antilles – Guyane », dont il fut un des membres fondateurs en 1985. Apprécié pour le sérieux de son travail il est nommé Membre d’Honneur du Suprême Conseil du Grand Collège du R.E.A.A. du GODF, le 11 septembre 1994. Président du 21e Secteur pendant 12 ans, il en assura avec zèle, dévouement et compétence l’animation. Pionnier dans le monde profane, il le fut également en Maçonnerie ; il a, en effet, été fondateur de la R∴L∴ « La Ruche » du GODF en 1971. Plus de 59 ans de maçonnerie attestent ainsi de sa fidélité à l’Ordre et de l’expression de la Foi qu’il portait chevillée au corps. Sa Foi, « c’est la confiance dans nos principes et dans notre idéal, l’ardeur dans la recherche du Vrai, du Juste, du Beau, du Bien. C’est la foi qui nous arme de courage pour affronter les épreuves et surmonter les difficultés. » C’est, en définitive, la confiance en l’homme. Muni d’armes pures, notre B∴A∴F∴ Octave, devant nous en position de guide, savait distinguer l’autorité personnelle de la puissance des institutions ; conformément à notre enseignement, il nous conseillait d’être toujours respectueux de toutes les opinions, mais de ne les déclarer justes ou fausses qu’après en avoir fait soi-même un examen approfondi. C’est là, le cadre et la marque de son esprit de tolérance. Avec lui, nous avons appris à intérioriser le concept de Chevalier, mieux, l’idéal chevaleresque comme élément de la culture universelle qu’il avait, lui-même, intériorisée, nous permettant de nous accrocher à un type d’humanité où s’expriment un certain nombre de valeurs dont l’ensemble constitue les règles de la Civilisation. En sa qualité de chevalier de notre Ordre, il croyait que notre Chevalerie, en se consacrant à la défense du faible, en se mettant au service de la générosité, témoignait d’un grand raffinement par rapport aux mœurs du temps. Il employait des moyens nobles pour défendre la cause supérieure d’une 83 société d’élite. Ainsi armé, il se consacrait au combat, dans le monde matérialisé, dans le monde réel et visible, pour l’édification d’une société plus juste et plus humaine. En tout, il voyait primordialement un devoir à accomplir et non un intérêt à satisfaire. Et nous comprenons les mobiles de la noblesse de ses actions, reflets de sa noblesse de cœur et de raison. « Le sage sait penser, sentir, agir, vivre en utilisant sa raison et son jugement ». Le sage est celui qui allie dans ses actions, dans ses comportements l’expression des vertus qui organisent l’intelligence et la raison. Il est alors un homme de haute moralité au sens le plus large, un homme hautement civilisé. C’est le cas de notre Très Illustre et Bien Aimé Frère Octave Germany. Alors, quelles vertus lisait-on en lui ? Pourquoi et comment est-il devenu, pour nous, ce pôle attracteur au point qu’il vit et vivra encore et toujours dans nos esprits, dans nos mémoires et dans nos actions ? Toute sa vie, profane et maçonnique s’exprimait par « son Désir de Perfection, par la Patience, la Persévérance, le Courage, le sens de l’Équité, la Prudence, un ensemble cohérent indispensable conduisant à la Sagesse ».Voilà l’ensemble vivant des vertus qui nous attiraient, tous à sa suite. Notre T∴Ill∴F∴Octave Germany s’en est allé dignement, dans la sérénité et sans fracas tout comme il a vécu. Il laisse une épouse éplorée et trois filles, dont l’une appartient à l’Ordre International du Droit Humain. Il nous laisse face à nous-mêmes, à nous interroger sur ces notions de vie et de mort, cette mort inéluctable que nous n’arrivons pas à admettre. Nous ne pourrons plus profiter de ses conseils et de ses encouragements à dégrossir notre pierre brute, à poursuivre notre initiation sur le chemin interminable et cahoteux qui y conduit… Le GODF et le Suprême Conseil du REAA en particulier, viennent de perdre un valeureux Frère, défenseur de nos valeurs et de cette laïcité si controversée actuellement, en faisant preuve d’humanisme et en pratiquant la tolérance dans tous les domaines de son activité. Comme a pu le dire un Frère, s’il n’est plus parmi nous physiquement, il est et demeure notre Lumière, notre Phare, nous ayant enseigné à nous élever au-dessus des passions vulgaires, et à nous détacher de tous les sentiments intéressés ou ambitieux, de toutes les facilités. Marcel Nogard 84 01 MAURICE ZAVARO (08.06.1915 – 02.04.2007) Maurice ZAVARO est passé à l’Orient éternel le 2 avril 2007. Initié à la Grande Loge en 1947 puis intégré au Grand Orient de France le 28 octobre 1958 à l’Orient de Paris, il avait eu une vie maçonnique très active jusqu’à la fin des années 90. Il avait été coopté au Suprême Conseil, en septembre 1980, et y a laissé le souvenir d’un Frère passionnant, lettré et cultivé. Habité par le désir de transmission initiatique et doué d’un intérêt avéré pour la recherche, il assuma un moment les fonctions de bibliothécaire au Grand Collège des Rites. Son travail pertinent d’historien le conduisit au travail du retour à certains rituels anciens. C’est ainsi qu’il a participé notamment un bref moment à la réactivation du Rite Français des Hauts Grades dans le cadre du Grand Collège des Rites. Il entreprendra à ce titre aussi de créer de toutes pièces un rituel du Ve Ordre qui n’existait pas. Dans un tout autre domaine il avait engagé des recherches inachevées sur la maçonnerie anglo-saxonne. Le parcours profane de Michel Zavaro, juriste de formation, l’avait conduit, après des faits de résistance durant l’occupation nazie et un début de carrière en tant qu’officier des Forces Françaises Libres, à devenir finalement avocat. Il s’était retiré à Narbonne et son état de santé ne lui permettait plus aucune activité en Loge depuis plusieurs années déjà. 85 UNE FENÊTRE OUVERTE : UN REGARD SUR LE MONDE S∴ C∴ G∴ C∴ R∴ É∴ A∴ A∴ G∴ O∴ D∴ F∴ Le dessinateur Vieillard à grande de la femme barbecouchée, blanche 1525 Rembrandt Albert Dürer 01 DISCOURS DU T∴P∴S∴G∴C∴ EN CLÔTURE DU R.M.I. À STRASBOURG (DIMANCHE 3 JUIN 2007) T∴R∴G∴M∴, mon Très Cher Frère Jean-Michel, Mes TT∴CC∴FF∴ Conseillers de l’Ordre, Dignitaires des Obédiences et Puissances maçonniques siégeant à l’Est, Vous tous et toutes mes TT∴CC∴FF∴ et TT∴CC∴SS∴ en vos grades et qualités, Alors que nous voici réunis à Strasbourg sur le thème « Construire l’Europe, construire le monde » ayons ensemble un rêve... « Let us have a dream » comme le lança un jour Luther Martin King ! Cet appel à l’utopie, à l’espoir de construire ensemble dans la Fraternité, retentit aujourd’hui ici à Strasbourg comme un élan au partage généreux de ces idéaux maçonniques qui nous portent toujours plus loin, toujours plus haut. Eh bien oui !, mes TT∴CC∴FF∴, laissons-nous tous ensemble aller à ce rêve auquel nous invite la Chaîne d’Union universelle, celle qui en ce jour se forme à l’invitation du Grand Orient de France, notre Obédience, là même où, en 1961, ce fameux appel de Strasbourg fondateur du CLIPSAS fut lancé par des Maçons visionnaires et pétris d’une culture Maçonnique, fraternelle capable de transcender les frontières nationales et aussi celles des options doctrinales dont la diversité doit nous enrichir et non nous diviser. Nourrissons-nous de cette ambition généreuse et puissante qui est au cœur du projet initiatique maçonnique. Souvenons-nous mes TT∴CC∴FF∴ et TT∴CC∴SS∴et faisons un petit exercice de mémoire avant de nous projeter vers l’avenir. Car notre ambition, celle de notre école de pensée maçonnique libérale n’est-elle pas d’améliorer l’Homme et la Société ? Alors, sachons aujourd’hui d’abord rendre hommage à nos Anciens, ceux-là qui nous ont montré la voie. Sachons nous en montrer dignes aussi par l’ambition de nos projets et par nos attitudes, comme par notre capacité conjuguée à un dialogue fructueux car 89 n’imposant rien. Comme nous tous ici présents, j’ai entendu le GM∴ JeanMichel QUILLARDET proclamer hier soir au banquet le refus de toute hégémonie qui serait contraire à notre école de pensée et je m’en réjouis, car c’est un point fondamental. Oui, mes TT∴CC∴FF∴ et SS∴ en ce jour je ne peux ne pas penser, ni faire l’économie d’une référence au précédent Rassemblement Maçonnique International à Paris voulu et porté par Roger Leray, notre Grand Maître d’alors que j’avais le privilège déjà de conseiller en raison de mon expérience diplomatique et dans le domaine de la communication, mais aussi de ma place auprès de lui, tout comme mon premier Lieutenant Commandeur ici présent, Jean-Robert RAGACHE. Ce grand élan généreux et respectueux des sensibilités diverses avait été l’un des moments forts de la vie internationale du Grand Orient de France du 13 au 17 mai 1987. Ce rassemblement, le premier du genre depuis 1889, avait suscité une adhésion si forte, que des délégations y avaient alors participé que rien ne prédisposait pourtant à cela, si l’on s’en était tenu à certains critères qui visent à exclure, il faut bien l’admettre, plutôt qu’à additionner les différences pour les fédérer. Je pense, comme vous ici bien sûr, aux fameuses et funestes règles de « régularité » ou de « reconnaissance » ou encore à cette « exclusivité juridictionnelle territoriale » découlant de principes tardifs attestant d’une déviance de la démarche d’ouverture et de rassemblement préconisée par James Anderson et le Chevalier de Ramsay. C’était, pour utiliser un terme auquel les diplomates ont eu souvent recours dans un autre domaine, l’époque flamboyante du glacis. Oui, alors que l’une des importantes missions fondamentales de l’Ordre maçonnique est de favoriser la Fraternité et de transcender les options particulières, sans nécessairement les méconnaître, eh bien ! notre Ordre avait réussi le tour de force paradoxal d’ériger son rideau de fer ou son mur de Berlin sous forme de corpus doctrinaire. Il était alors parfaitement établi que la Grande Loge Unie d’Angleterre régnait universellement et sans partage ou si peu, grâce à une invention géniale, celle des funestes et fameux Landmarks de 1929 aux termes desquels elle s’arrogeait seule le droit et la prérogative de reconnaître, selon ses critères, une seule Obédience par pays. Géniale invention indéniablement! Mais telle le rideau de fer et le mur de Berlin elle a inéluctablement vocation à céder un jour la place à l’irrésistible poussée de ceux qui s’inspirent des préceptes premiers de la Franc-maçonnerie. Il n’est point polémique d’affirmer ceci. Et comme j’ai maintes et maintes fois eu l’occasion de le déclarer, il n’y a aucune raison pour que l’Ordre maçonnique universel n’obéisse pas aux mêmes règles que celles du processus diplomatique d’Helsinki dont chacun connaît les effets : l’effondrement d’un bloc avec la disparition du mur de Berlin le 9 novembre 1989. Certes nous n’en sommes pas là. Mais j’ai des nouvelles à vous apporter 90 qui sont un signe annonciateur du mouvement qui est en marche. En effet, à l’occasion de la conférence qui vient de se tenir à Edimbourg, la GLUA a clairement indiqué son intention d’inviter les Obédiences à Londres, en novembre, en axant sa démarche autour de cinq critères les distinguant : celles reconnues, celles régulières, les féminines, les « historiques » et enfin les « autres », cette dernière catégorie semblant réunir les organes posant des problèmes éthiques graves. Eh bien, mes TT∴CC∴FF∴ et SS∴, ne nous y trompons pas, cette annonce constitue un véritable mouvement des plaques tectoniques de la planète maçonnique. Le tout sera de voir où se placent les curseurs. Le paysage maçonnique international a donc amorcé une mutation lente mais certaine. Si le mur de Berlin est tombé, les certitudes des Obédiences s’affirmant « régulières » et disputant cette qualité aux autres et en premier lieu au GODF, première et plus ancienne Grande Loge d’Europe continentale, ces certitudes ont subi, elles aussi, les effets d’une érosion dont il convient de bien prendre la mesure. Nous devons en apprécier les effets sur le moyen/long terme. Nous devons considérer ce qu’il nous appartient de faire dans un contexte qui nous engage moins que jamais à nous comporter en assiégés. C’est même tout le contraire. Nous devons être fers de lance du progrès. Si nous prenons le cas de l’Angleterre pour illustrer ce propos, la désaffection aiguë dont y souffre l’Ordre maçonnique y est véritablement dramatique. Fautil s’en réjouir pour la simple raison que les instances obédientielles d’outreManche nous ignorent encore, du moins dans leur posture officielle ? Certes non. D’ailleurs le pragmatisme légendaire de nos Amis britanniques aidant, ils ont bien conscience de l’intérêt qui est le leur d’amorcer par touches et avec prudence des évolutions dont nous commençons à percevoir les prémices lorsque nous les fréquentons à titre individuel dans les grands colloques de recherches et d’études, véritables creusets de la Franc-maçonnerie du futur. Ces cénacles et lieux d’érudition sont pour la plupart pilotés par des instances juridictionnelles du Rite Écossais Ancien Accepté pour la simple et bonne raison que c’est à l’évidence là que se recrutent des élites pensantes de l’Ordre maçonnique universel. Le constater n’a rien d’arrogant, ni de désobligeant car il ne s’agit pas d’une exclusive. C’est tout simplement faire droit à une réalité incontestable dont, sous toutes latitudes, la production des sociétés savantes atteste. Pour autant, et nous le verrons dans un instant, la géographie maçonnique est un corpus virant qui permet des porosités favorables aux ouvertures y compris aux Sœurs et aux universitaires profanes qui ont tous et toutes beaucoup à nous apporter par leurs connaissances et leur rigueur scientifique. Alors, mes FF∴ oui, ayons ce rêve du futur : il n’est plus utopique. Mais il ne l’est pas, à la condition corollaire que nous aussi ayons nous-mêmes le courage 91 de faire notre aggiornamento et notre propre examen de cette conscience. N’affirmons-nous pas trop volontiers et si fort qu’elle est totalement libre. L’estelle vraiment et ne sommes-nous pas, nous-mêmes, parfois prisonniers de notre passé, de notre histoire nationale, de notre héritage et des convulsions qui ont marqué notre maçonnerie française ? Lorsque je dis cela je sais bien que je sors de l’épure classique du discours convenu et que je me hasarde sur un terrain qui reste sensible pour ceux que la pensée unique hante encore. Comme Grand Commandeur du Suprême Conseil du Grand Orient de France, n’ai-je pas proclamé lors de mon accession à mes fonctions voici cinq années accomplies : mes FF∴, osons ! Car oui, nous assumons notre héritage, mais nous distinguons clairement la sphère dans laquelle nous avons vocation à œuvrer : c’est celle de la Maçonnerie éclairée du XXIe siècle et il importe de ne pas se tromper de siècle. Et si à l’instant je faisais référence à Roger Leray, ce n’est pas par coquetterie, mais parce qu’il nous a enseigné ce courage et cette détermination à nous engager sans frilosité, ni a priori dans des voies nouvelles sans être figés dans des postures d’antan. Nous aussi nous disons, depuis plus longtemps sans doute que certains qui en ont fait aujourd’hui leur slogan : n’ayez pas peur, mes TT∴CC∴FF∴. Pour autant notre Grand Maître Roger savait, comme nous le savons aujourd’hui, que ce n’est pas en nous plaçant en donneurs de leçons, ni encore bien moins en croyant à notre hypothétique rôle messianique, que nous ferons avancer les choses. Ceci s’applique aussi bien à la liberté absolue de conscience qu’à la laïcité dont l’essence n’est pas identique en tous points du globe et nous l’oublions parfois. En revanche, la laïcité demeure essentielle dans notre propre démarche et dans notre pays, mais aussi dans des pays amis comme la Turquie ou le Portugal où l’Ordre maçonnique porteur de ces valeurs constitue un rempart solide contre les débordements des clercs dans la sphère publique. Dans un système des hauts grades du GODF, dans lequel nous nous inscrivons et auquel nous adhérons par choix personnel, par engagement, par conviction, comme par fidélité, notre rôle est certes circonscrit et nous tenons au respect strict de ces sphères dont les actions peuvent et doivent être complémentaires, chacun jouant en quelque sorte sa partition musicale dans des registres distincts. Mais l’Ordre maçonnique a tout intérêt à cette polyphonie pleine de bon sens. Puisque l’occasion m’en est offerte ici à Strasbourg en ce jour de réunion solennelle, je tiens, en dehors de tout discours convenu qui n’est pas dans mon style, vous le savez bien, à dire que ces complémentarités sont de plus en plus souvent mises à contribution par le Grand Maître Jean-Michel QUILLARDET et son Conseil de l’Ordre. Ma présence à Strasbourg au RMI avec une forte délégation du Suprême Conseil en atteste. Je m’en réjouis, non pas simplement 92 parce que cela traduit la prise en compte d’une réalité du Rite Écossais Ancien Accepté, à savoir qu’il est à l’échelle de l’univers le seul rite couvrant tous les continents et qu’il est devenu en un peu plus de deux siècles un élément de dialogue et de libération de la parole que rien n’a jamais, ni ne peut remplacer. Non, je pense qu’il y a une autre dimension importante. Le Grand Orient de France est légitimement fier, je le crois et je le ressens ainsi, d’être une Obédience qui ne repose pas, à la différence de certaines autres sur un système « mono rite » ou d’un rite officiel toujours réducteur car synonyme d’enfermement doctrinaire, intellectuel, culturel et géopolitique. Notre grande chance, la nôtre, à nous tous FF∴ du GODF et quel que soit le cheminement que nous ayons pu choisir au-delà de la Maîtrise, c’est que notre Obédience soit un creuset où prospèrent à égalité et dans une fédération de rites et de Loges, des traditions diverses qui enrichissent pareillement la pratique maçonnique en conséquence. Moi qui ai eu, si je puis dire, le privilège de vivre une vie de nomade professionnel toujours actif en maçonnerie sous toutes les latitudes et de goûter aux délices exploratoires d’autres obédiences étrangères, je mesure, peut-être mieux que bien d’autres, cette chance qui est la nôtre par rapport aux options plus restreintes offertes ailleurs, ou disons plus modestement, dans la plupart des cas. Alors n’hésitons pas à dire et à affirmer ce que d’aucuns ignorent peut-être : le GODF est à part entière aussi une puissance maçonnique écossaise majeure. Il n’en revendique aucune exclusive qui serait tout à fait contraire au respect que nous portons à ceux qui nous respectent. Ce ne serait du reste pas conforme à la réalité historique. Mais il faut bien réaliser qu’il est pourtant à ce jour, au travers de son Suprême Conseil et des Ateliers du Grand Collège du REAA-GODF la première puissance écossaise européenne, la plus ancienne aussi. Il se place immédiatement après celle des États-Unis d’Amérique en termes d’effectifs avec, en prime, une incomparable ancienneté. Et à l’occasion, il lui incombe donc à ce titre de rappeler la règle, lorsque certains croient pouvoir s’accorder des libertés avec notre Tradition dont nous sommes conservatoire. Faut-il dès lors s’étonner que, là aussi, la prise en compte de cette réalité ait modifié certaines postures à notre égard ? Les célébrations du Bicentenaire du Rite, d’abord à Charleston en 2001 avec l’invitation faite à notre Juridiction, puis celle à Paris au Grand Temple Arthur Groussier, rue Cadet, dans l’Hôtel du Grand Orient de France avec la participation en qualité d’orateur de marque, d’un des plus éminents membres des instances de la Juridiction Sud des Etats-Unis, fait sans précédent, sont autant de signaux, parmi de nombreux autres, qui attestent d’un glissement incontestable des curseurs. Un phénomène qui ne trompe pas. Mais cette évolution est aussi le fruit de nos propres capacités à conduire un dialogue respectueux des différences. Ce ne fut pas toujours le cas, reconnaissons-le. 93 Un bref regard en arrière nous permettra de prendre la mesure du chemin parcouru depuis le lendemain de la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Depuis au moins les négociations de 1946, en prélude à la signature du Protocole entre le T∴P∴S∴G∴C∴ Pourriau et le S∴G∴M∴ Viaud, la dimension internationale du R∴E∴A∴A∴, sa spécificité en tant que réseau et outil diplomatique, comme facteur de décloisonnement international, ont été des arguments décisifs pour l’affirmation du Grand Collège des Rites puis plus récemment du Suprême Conseil, sans jamais méconnaître ni négliger l’ancrage au G∴O∴D∴F∴, notre appartenance primordiale. Après les crises postérieures au Convent de 1995 et celles plus sourdes qui les avaient précédées, le positionnement du Suprême Conseil s’est posé en termes d’affirmation d’un Rite dont la primauté de fait comme de forme dans les Hauts Grades n’était, je dirai, heureusement plus, au sein du grand ensemble obédientiel pluriel qu’est le GODF. On assistait même à une profonde remise en cause. La place de la Juridiction Ecossaise était expressément objet de contestation. Certains n’hésitèrent même pas à flirter un moment avec des chimères conjoncturelles en entendant privilégier un Rite et en abandonnant les équilibres. Si cette hypothèse mortifère avait prévalu, il est évident que le Grand Orient de France – outre la rupture du pacte constitutif d’une fédération de rites dont j’ai fait les éloges précédemment – en aurait rapidement payé le prix fort, c’est-à-dire l’isolement international. Nous en serions en quelque sorte revenus à la situation qui nous avait confinés après le Convent de 1877, dont les effets sur la scène maçonnique internationale demeurent de nos jours encore perceptibles à l’échelle planétaire, même si nos options concernant la liberté absolue de conscience ont fait des émules. L’instrumentalisation de 1877 demeure, admettons-le au passage, une machine de guerre diabolisante assez efficace. À chaque fois que la question de la « légitimité » particulière du R∴E∴A∴A∴ et de la « plus-value » apportée par le Suprême Conseil et les Ateliers du Grand Collège de R∴E∴A∴A∴ a été posée dans notre Obédience, nous avons pu mesurer les hauts risques encourus tant par le GODF lui-même, dès lors menacé de repli identitaire dans l’Hexagone, que par notre Juridiction des Hauts grades. Et ceci paradoxalement en dépit de la place de choix que nous occupons dans le spectre international par l’héritage d’Etienne Morin, comme d’Alexandre de Grasse-Tilly. La question formulée par le G∴M∴ de l’époque était à rapprocher de celle posée par Staline au Vatican : « Combien de Divisions ? », formulée en ces termes : « Quel réseau international, le R∴E∴A∴A∴ apporte-t-il au GODF en plus de celui entretenu par l’Obédience et dès lors quelle est sa légitimité singulière qui serait supposée fonder la place particulière qui lui est faite ? ». 94 Nous n’avons eu aucun mal à faire valoir que de tout temps, le R∴E∴A∴A∴ avait été synonyme de réseau transcendant les problèmes de « régularité » et « reconnaissance » dans un dialogue pragmatique qui avait cependant été mis à mal par les crises internes traversées par l’Obédience avec des conséquences graves, au CLIPSAS notamment. C’est précisément là que le R∴E∴A∴A∴ pouvait aider à reconstruire une confiance et des réseaux et influences perdues par lui-même, comme par le GODF ou pour le moins fortement amoindries sur la scène internationale. Il importait donc de ne pas de surcroît affaiblir plus encore le Suprême Conseil et de conduire une véritable réflexion prospective sur le long terme. Depuis 1998, le Suprême Conseil, sans jamais sortir de son périmètre de compétences, ni de son rôle spécifique, s’est à nouveau fortement investi dans la reconstruction d’une politique internationale d’affirmation identitaire attachée à la liberté absolue de conscience, tout en respectant les options des autres Juridictions. Libéré du poids des convulsions internes à l’Obédience et des dégâts collatéraux inévitables, il a résolument entrepris la reconstruction de la confiance fraternelle et toujours veillé à ne pas se substituer au rôle qui revient au seul Conseil de l’Ordre. Car le Conseil de l’Ordre est le seul à tirer sa légitimité du Convent et que nous sommes profondément respectueux de cette réalité. Un ancien Grand Maître, après avoir envisagé un moment l’abaissement du Suprême Conseil et la réduction de la place du R∴E∴A∴A∴ au GODF a fini par réaliser avec intelligence, où était l’intérêt bien compris de l’Obédience dont il présidait aux destinées. Et il a su opérer un rétablissement habile pour, en définitive, faire usage de cette diplomatie maçonnique à deux voix, ne faisant qu’une, en dernière analyse. Les célébrations du bicentenaire ont fait le reste, comme je l’indiquais il y a un instant. Nous l’avons réalisé en tirant le meilleur parti de cette échéance historique pour affirmer aussi la place du GODF et de notre Suprême Conseil, au titre d’un rite des hauts grades qui n’a jamais cessé d’exister dans la continuité parfaite et sans faille depuis plus de deux siècles. Joyaux par excellence de notre Obédience, le R∴E∴A∴A∴ apparaît tel qu’il est et n’a jamais cessé d’être : une voie d’excellence, exigeante et dont l’accès par voie de cooptation échoit à ceux qui veulent se reconnaître dans cette démarche qui ne connaît, ni ne reconnaît ni les impatiences, ni les futiles apparences. Avec l’Amérique, point de passage et levier incontournables, tant sur le plan maçonnique que profane, l’effort de notre suprême Conseil a porté sur le dialogue pragmatique dans les domaines neutres des sociétés savantes, de la recherche et de l’histoire. Cela a autorisé l’établissement progressif d’un processus subtil reposant sur des rapports personnalisés et suivis avec constance. 95 Progressivement une confiance pragmatique, largement fondée par l’authentique légitimité maçonnique du GODF, a pu s’établir. Ce « verrou » ayant sauté, l’inhibition des FF∴ des Juridictions dites « régulières » du continent n’a pas tardé à s’estomper partout où nos FF∴ n’attendaient que cela : au Brésil, au Mexique, en Uruguay, au Chili, au Pérou, en Colombie, en Equateur, au Venezuela et ailleurs. Il n’est pas déraisonnable de penser aujourd’hui que ce processus, parfois rapproché de celui d’Helsinki déjà cité, et des « mesures de confiance » dont il fut assorti, est appelé à faire tache d’huile pour autant que constance et persévérance demeurent inspiratrices de notre géopolitique. Les Sociétés savantes transversales qui sont nées depuis 2004 en France et en Europe – j’y reviendrai – ont retenu notre attention car elles répondaient précisément à ce « New Age » permettant de transcender les options doctrinales jugées intangibles aussi longtemps qu’elles se situent dans le champ initiatique. Alors que notre Atelier de recherches SOURCES, Aréopage de notre Juridiction fête ses trente années d’existence mais a vocation à ne recevoir que des Chevaliers Kadosh des Ateliers de notre Grand Collège, des FF∴ et SS∴ de toutes Juridictions ont trouvé dans la Société Française de Recherches et d’Etudes sur l’Ecossisme présidée par un universitaire connu, le Professeur Pierre-Yves Beaurepaire, un lieu de travail ouvert à tous. Depuis deux ans, la SFERE enrichit l’offre en proposant aux FF∴ et SS∴ – sans distinction de degré initiatique – comme à des profanes, de travailler ensemble dans le cadre de colloques de haute tenue. C’est une évolution heureuse et pourquoi pas le début d’une révolution copernicienne, si l’on observe d’où sont partis les initiateurs du modèle et vers quoi ils tendent. Il nous revient d’ailleurs que la formule fait à ce point recette qu’à Bruxelles, et donc cette fois au niveau européen, puis à Budapest des initiatives s’en inspirant ont vu le jour cette année. La Société Européenne d’Études et de Recherches Ecossaises recrute ses adhérents dans l’ensemble du bassin de l’Union Européenne et l’une des clefs essentielles de son succès résulte du choix d’échapper par sa configuration statutaire, comme c’est le cas pour la SFERE, aux démons des structures lourdes et lestées du poids d’institutions et d’hommes qui placent, nous le savons d’expérience, leurs intérêts particuliers ou leurs ego trop souvent au dessus des objectifs comme des idéaux. Et puis, en avril dernier, les Juridictions écossaises des pays slaves ont à leur tour créé un centre régional de recherches comparable tandis que les Américains du Nord et d’Amérique latine s’orientent dans une semblable direction. Nous assistons donc à une tendance lourde et universelle. Mais je souhaite revenir un instant sur ma vision du rôle de notre Juridiction dans l’univers écossais international et sans doute au-delà de l’Écossisme, c’est-à96 dire en dépassant les rites et ce qui les distingue. L’objectif international du Suprême Conseil en tant qu’institution doit viser, nous l’avons vu plus haut, à conduire une action pérenne. Il en a les moyens en raison de la durabilité des mandats et notamment de celui de son Grand Commandeur. Singulièrement dans le domaine des relations internationales, les fluctuations d’orientation stratégiques ont les plus lourdes conséquences pour une action continue et donc pour le rayonnement des idées et valeurs humanistes dont nous sommes, par excellence, des vecteurs à l’extérieur. Les Suprêmes Conseils du R∴E∴A∴A∴ dans le monde ont besoin d’une lisibilité et d’une continuité dans la relation, comme dans les politiques et alliances, sans que celles-ci soient soumises aux aléas des mandats des Grands Commandeurs, ni de ceux qui, sous leur conduite, gèrent les relations extérieures. C’est à ce prix que notre sphère d’influence mondiale s’est construite et perdurera. La recette n’a rien d’original. Elle est universelle et de simple bon sens. Les stratégies et les enjeux d’une politique extérieure durable, ambitieuse et dynamique sont parfaitement identifiés : nous nous sommes assigné pour objectif d’être, le plus largement possible, en rapport avec des Juridictions étrangères pour y faire entendre avec elles, et sur la base de nos échanges, notre message maçonnique – celui de la FM∴ libérale comme notre lecture de l’enseignement du R∴E∴A∴A∴. Nous agissons sans jamais méconnaître, ni mésestimer les postures et choix d’autres juridictions. Mais ce choix est assorti d’une conditionnalité : ne jamais affadir notre propre discours, ni céder à une facilité complaisante ou à quelque ambiguïté. Cette stratégie conjuguant clarté, attachement aux principes et plein respect des différences, fait appel à plusieurs registres complémentaires. Le premier, le plus traditionnel aussi, consiste à engager le dialogue via des relations officielles de reconnaissance réciproque. L’effet premier de ceci est la libre circulation des FF∴ de notre Juridiction dans de nouveaux espaces lorsqu’ils visitent les Ateliers des Juridictions amies à l’étranger. C’est une politique de désenclavement qui prend toute sa signification dans un monde devenant « village planétaire » et dans lequel la posture « impériale » des Juridictions de la mouvance anglo-saxonne, comme celle de certaines Obédiences nostalgiques de temps définitivement révolus, constitue toujours un frein. Ce frein est de plus en plus douloureusement ressenti par des FF∴ qui voyagent à titre profane et entendent pouvoir concilier cela avec des visites en Tenues dans des pays tiers. Et cette aspiration légitime existe aussi bien chez nos FF∴ des pays du Sud dont nous avons vocation à être proches. Le ton du changement de cap avait été donné dès le 17 avril 2000 dans le discours prononcé à Washington par le Deuxième Lieutenant Commandeur d’alors – votre serviteur – devant un parterre de nombreux FF∴ américains et 97 étrangers invités par la R∴L∴ « Potomac No 5 » à l’Or∴ de Washington, DC en suggérant de laisser de côté les vieilles querelles sur la question de « régularité », en se reportant vers des échanges plus gratifiants tels que la recherche. L’accueil alors réservé à cette proposition avait dépassé toutes les espérances et comme a pu le relater récemment Alain Bauer, ancien Grand Maître introduit par notre Suprême Conseil auprès de nos interlocuteurs américains du R∴E∴A∴A∴1 : « les Américains ont alors commencé à accepter le principe selon lequel entretenir des relations historiques et culturelles et lancer des débats sur l’histoire était possible. C’est ainsi donc que (le 20 juillet 2002), pour la première fois dans l’histoire moderne, les Américains, par l’intermédiaire de la Grande Loge de Californie, ont invité un Grand Maître du GODF à Sacramento (en même temps que le Souverain Grand Commandeur de notre Suprême Conseil, tout fraîchement élu par ses pairs en juin 2002, jouant le rôle de « grand introducteur »), le traitant comme un frère et lui rendant les honneurs dus à son rang.Tel fut le premier rétablissement officiel de la relation avec les Américains »... Le fruit de l’action conduite par notre Suprême Conseil certes, mais le résultat surtout d’un travail en réseau « écossais » et aussi d’une approche concertée. La donne avait changé et c’est un changement dont il importe que nous sachions tirer tous les enseignements pour notre chaîne universelle. 2 Mais revenons-en au bilan : Au titre de cette activité dite de « l’extérieur », le Suprême Conseil a souhaité, en particulier depuis 2002, conclure des Traités d’Amitié et de Coopération afin de structurer et stabiliser les rapports en leur conférant un cadre institutionnel qui les codifie. Il s’agissait, dans un premier temps, de consolider les acquis des années 1970, époque où la relation était circonscrite à l’Europe proche et latine avec un noyau dur initial franco-belgohelvétique. En toute logique, le Traité d’Amitié et de Coopération signé avec le Souverain Collège du Rite Écossais de Belgique, notre plus ancien partenaire, ouvrit le ban. Ont bientôt suivi une série de Traités élargissant le spectre en sortant de l’épure européenne à commencer par celui avec le Suprême Conseil du Cèdre du Liban. Nous verrons plus loin toute l’étendue de cette politique de la main tendue, mais la signature d’un pacte des juridictions de l’espace latin – rédigé en langue latine – le 28 mars dernier à Lisbonne suffit à lui seul à indiquer tout le poids et l’effet fédérateur d’un rite Écossais Ancien Accepté en plein essor, tant au plan national qu’international. 1. Cf. Géopolitique No 97 Février-Avril 2007 (Revue de l’Institut International de Géopolitique, PUF), « Les francs-maçons, les loges et le monde » : « La franc-maçonnerie et ses « Affaires étrangères » par Alain Bauer. 2. Cf. ibid. « La franc-maçonnerie américaine : un acteur méconnu des enjeux de pouvoir géopolitiques » par Alain de Keghel. 98 Notre stratégie internationale a, par ailleurs, visé à établir des liens avec des Juridictions émergentes et à favoriser, le cas échéant, la création de celles-ci. Ainsi avons-nous délivré des patentes aux nouveaux Suprêmes Conseils, Grands Collèges du R∴E∴A∴A∴ du Luxembourg, du Canada ainsi qu’à celui pour la Tchéquie et la Slovaquie, comme nous l’avons fait un peu plus tard avec le Congo Brazzaville. La recomposition du paysage maçonnique international s’est opérée en cohérence avec notre souhait de l’accompagner par des initiatives s’inscrivant dans la logique du respect de la pleine et totale indépendance et souveraineté des Juridictions nationales. Forts des enseignements tirés des postures impérialistes d’autres et dont nous avions subi les effets nous-mêmes, nous avons pris le plus grand soin de ne poser aucun préalable, ni d’exiger quelque règle d’exclusivité qui eut été d’ailleurs contraire à notre approche fondamentale. C’est ainsi que nous avons à ce jour pu signer des Traités d’Amitié et de Coopération avec dix des principales Juridictions, en plus de celles énoncées plus haut, ou parfois concomitamment. En Afrique, à laquelle je souhaite ici rendre un hommage particulier, dès les indépendances, en 1960, le Grand Collège des Rites avait choisi pour ligne de conduite de faciliter l’émergence de structures maçonniques nationales en s’appliquant à répondre à leurs propres attentes et demandes. Aujourd’hui, c’est en s’inscrivant toujours dans cette même perspective accordant la priorité aux liens fraternels dénués de tout européocentrisme, que le Suprême Conseil est présent de façon constante et suivie à la grande réunion annuelle des « REHFRAM » (Rencontres humanistes et fraternelles africaines et malgaches) comme aux réunions de la CPMAM (Conférence des Puissances, Maçonniques africaines et malgaches). Deux lieux de rencontres et de dialogue qui permettent un échange direct entre les puissances maçonniques du Sud et celles du Nord. Notre implication dans ces structures n’est autre que l’expression concrète de notre volonté de rester à l’écoute des nos FF∴africains et malgaches qui ont pour soucis, en ce domaine, de renforcer les liens inter obédientiels et inter juridictionnels, de prendre en compte les problèmes transversaux auxquels sont confrontés leurs pays et de chercher un positionnement de la Franc-maçonnerie face à ces défis en s’appuyant sur nos valeurs communes. Notre présence conforte, par ailleurs, la démarche de nos FF∴ africains, soucieux d’établir des liens durables avec les structures maçonniques de l’Ordre dans les pays du Nord. Ceci, et il importe de le souligner, dans le plein respect réciproque du principe de « souveraineté » qui demeure un principe intangible. Le Traité d’Amitié signé le 17 mars 2007 entre notre Juridiction et le Suprême Conseil 99 du Maroc constitue une avancée qui atteste d’une volonté partagée de conduire et d’approfondir un dialogue permanent dans le plein respect des options de chacun, mais en s’inscrivant ensemble dans la tradition de la liberté de penser. L’annonce à Rome le 27 mai dans le cadre de la 19e Rencontre Internationale des Hauts Grades Écossais, que le Maroc accueillera dans deux ans la prochaine Rencontre, se passe de tout commentaire, tant elle est révélatrice d’une prise en compte et d’une prise de conscience de la place de la Franc-maçonnerie en Afrique et dans le dialogue Méditerranéen. À cet égard, en s’inscrivant de façon emblématique dans cet esprit, une réflexion s’est engagée à Rome au mois de mai 2007 entre partenaires du R∴E∴A∴A∴ du pourtour méditerranéen pour établir un dialogue et une coopération renforcée entre Juridictions de la Région et en y incluant notamment l’Italie, le Maroc, l’Espagne, le Portugal, La France, la Turquie, la Grèce et le Liban. Ainsi, dans quelques mois, en avril 2008, seronsnous réunis à Marseille dans le sillage des rencontres des Obédiences de l’Union Maçonnique Méditerranéenne. L’Amérique et singulièrement les États-Unis demeurent, j’y insiste à nouveau, à la fois la clé et le verrou de toute politique mondiale. Le verrou pour la bonne raison que la disposition de l’exclusivité juridictionnelle est un outil d’une efficacité jusqu’à ce jour imparable, mais qui se fissure avec la reconnaissance dans certains États des USA des Grandes Loges noires de « Prince Hall », avec aussi la délivrance discrète, depuis peu, de patentes à des Grandes Loges féminines hors des Etats-Unis pour tenter de garder la haute main et en espérant faire obstacle aux Loges mixtes. Notre dialogue avec le Suprême Conseil américain, fût-ce dans le domaine de la recherche et son association à notre bicentenaire en 2004 à Paris, est bien de la nature d’une clé. Car en ouvrant un verrou jusqu’à présent fermé à tout contact, c’est l’inhibition des Juridictions se soumettant à la discipline stricte imposée par Washington qui, progressivement, autorise des Juridictions de plus en plus nombreuses du Continent américain à oser franchir le pas en notre direction, sans pour autant renoncer à maintenir des liens avec le grand Frère américain. La participation répétée de notre Juridiction, au travers de son Grand Commandeur, à des colloques maçonniques de recherche outre-Atlantique, son implication dans la Société des Philalèthes notamment, sont autant d’occasions d’interventions devant des auditoires se déclarant « réguliers » qui n’avaient jamais rien vécu de tel. La politique du tout ou rien n’est bien entendu pas pensable tant les rapports de force nous sont objectivement défavorables et il nous faut donc avancer avec pragmatisme et sans fanfaronnades.Veillons à rester fermes sur les positions qui constituent le socle de notre doctrine écossaise indissociablement inscrite dans la famille de pensée 100 du GODF. Une véritable stratégie géopolitique assortie d’une posture d’humilité sera, c’est notre avis, le meilleur garant d’une progression de notre rayonnement allant de pair avec les idéaux humanistes qui sont les nôtres. À l’inverse toute arrogance – et notamment celle d’un néo-colonialisme maçonnique rampant d’un autre temps – compromettrait irrémédiablement l’entreprise et favoriserait à terme nécessairement des acteurs plus avertis. C’est dans cet esprit de dialogue ouvert qu’est né le projet canadien de première conférence des Juridictions libérales du R∴E∴A∴A∴ en Amérique du Nord qui vient d’avoir lieu avec la participation du S∴G∴C∴ de notre Juridiction au mois de mai 2007 à Montréal. Par ailleurs, dans le cadre institutionnel multilatéral et dans le droit fil des Déclarations de Lausanne de 1875 et de Genève de mai 2005, notre Suprême Conseil n’a rien négligé pour concourir à la mise en œuvre des grands chantiers auxquels il prend une part importante sans pour autant concourir à des projets pharaoniques qui seraient voués à l’échec, du type de mastodontes communautaires. La « Société d’Etudes et de Recherches Écossaises » à laquelle il a été fait référence précédemment, est un exemple emblématique de la dynamique dont l’Ecossisme européen sait collectivement tirer pleinement bénéfice sans être lesté par des superstructures lourdes et bureaucratiques, il n’est ni inféodé à aucun courant maçonnique. Déjà des profanes qualifiés ont rejoint la structure du Comité des experts et se sont mis au travail. Ils ont déjà déposé un rapport à la Commission Européenne et la SEV.RE peut escompter désormais un mandat pour piloter la préparation d’un projet « Communication-DéveloppementGouvernance ». Quant à l’aspect maçonnique de recherche et d’études, il fait l’objet de propositions conceptuelles et d’organisation qui sont les meilleurs garants d’une activité bien structurée. Le groupe de chercheurs placé sous la présidence du professeur italien Aldo MOLA s’est mis au travail après la 19e Rencontre Internationale des Hauts Grades Écossais à Rome (24-27 mai 2007). Ce panorama, incomplet et trop sommaire pour prétendre à l’exhaustivité, a tenté d’illustrer devant vous tous mes TT∴CC∴FF∴ et dans le cadre de ce Rassemblement Maçonnique International de Strasbourg, l’importance que revêtent aujourd’hui plus que jamais la concertation et l’action internationale dans le cadre du REAA. Nous nous inscrivons dans une logique de cohérence des stratégies qui intéressent l’Ordre maçonnique dans son ensemble par la tournure de plus en plus concrète que prennent les politiques mises en œuvre. Comme j’espère avoir réussi à le faire apparaître, cette politique maçonnique internationale est aujourd’hui un enjeu majeur, non seulement pour le dialogue 101 entre Maçons d’horizons différents, mais aussi pour l’apport que nous pourrons faire dans la conception des politiques institutionnelles internationales. Toutes les forces en présence y ont et doivent y avoir leur place. Notre Ordre, vivier si riche en talents, en a trop souvent été le grand absent. L’heure n’est ni au renoncement, ni au déclin si nous le voulons tous ensemble. Il appartient à chacun d’entre nous d’agir aujourd’hui pour qu’il en soit autrement. L’heure est au rebond ! Alors, osons et agissons mes TT∴CC∴FF∴ ! Les Juridictions du REAA sont à l’œuvre. J’ai dit. Alain de Keghel, 33e T∴P∴S∴G∴C∴ TRAITÉ D’AMITIÉ ENTRE LE SUPRÊME CONSEIL DU R∴E∴A∴A∴ DU LUXEMBOURG ET LE SUPRÊME CONSEIL, GRAND COLLÈGE DU R∴E∴A∴A∴ - G∴O∴D∴F∴ 103 TRAITÉ D’AMITIÉ ENTRE LE SUPRÊME CONSEIL DU R∴E∴A∴A∴ DE BELGIQUE ET LE SUPRÊME CONSEIL, GRAND COLLÈGE DU R∴E∴A∴A∴ - G∴O∴D∴F∴ 104 TRAITÉ D’AMITIÉ ENTRE LE SUPRÊME CONSEIL DU R∴E∴A∴A∴ DE HONGRIE ET LE SUPRÊME CONSEIL, GRAND COLLÈGE DU R∴E∴A∴A∴ - G∴O∴D∴F∴ 105 D I A L O G U E S C∴ S∴ G∴ C∴ R∴ E∴ A∴ A∴ G∴ O∴ D∴ F∴ LES TEXTES QUI SUIVENT N’ENGAGENT QUE LEURS AUTEURS Pablo Picasso Suite Vollard Façade de l’église Sant’Andrea de Mantoue Alberti, 1470 01 MODERNISME, RELATIVISME ET FRANC-MAÇONNERIE Le relativisme est souvent présenté comme une conséquence de « la crise de la pensée moderne » ou de « la faillite du modernisme ou de la modernité » ou du « désenchantement du monde ». De quoi s’agit-il ? Jusqu’à la fin du Moyen Âge, en Occident et au Moyen-Orient du moins, le Dieu des Chrétiens, des Juifs et des Musulmans assure la Création et le maintien du monde et il en est, en lui-même, la fin dernière. Mais dès le XVIe siècle en Occident, Copernic, Galilée, Giordano Bruno et quelques autres, commencent à avoir des doutes sur le fonctionnement du monde tel qu’il est décrit dans la Bible. Galilée, lors de son procès, aurait dit : « La Bible nous dit comment on va au Ciel et non comment va le ciel ». Le modernisme est ce courant d’idées qui commence à poindre à la Renaissance, se développe au XVIIe siècle, s’épanouit au XVIIIe, se sclérose au XIXe et s’effondre au XXe. Ce courant se caractérise par sa croyance au Progrès et au Pouvoir de l’homme sur la nature ; il magnifie cette poussée irrésistible du Progrès scientifique et technique vers une société meilleure et plus éclairée. Grâce à la Science conduite par la Raison, les maladies seront vaincues, la pauvreté disparaîtra, l’ignorance reculera, et, dans une société d’abondance, les guerres n’auront plus de raison d’être. Cette marche triomphale pourra emprunter deux voies parallèles (c’est-à-dire qui ne se rencontrent pas) : – Soit grâce à « la main invisible» du marché, la Société trouvera son équilibre et chacun recevra selon ses mérites ; – Soit grâce au moteur de la lutte des classes, nous atteindrons la société communiste, société sans classes, où chacun recevra selon ses besoins. Ce qui caractérise le modernisme, c’est son rationalisme et son finalisme : animés de notre Raison, nous pouvons non seulement comprendre le monde mais le transformer comme le recommandait Marx. 109 Malheureusement, cette histoire radieuse s’est heurtée à une géographie sinistre qui a pour noms Verdun, Auschwitz, Hiroshima, Berlin : • Verdun : 1re guerre mondiale et boucherie mécanisée. • Auschwitz : l’impensable, la destruction systématique de tout un peuple uniquement pour ce qu’il est. • Hiroshima : la possibilité pour l’humanité de se détruire elle-même, grâce aux progrès de la Science. • Berlin : la chute du mur et du système communiste, la fin du cauchemar pour ceux qui le subissaient mais aussi la fin de l’espérance pour des millions d’opprimés. Le modernisme trouve là son aboutissement. Les valeurs et le messianisme des religions du Livre, du Siècle des Lumières ou du Marxisme ont disparu de notre quotidien. Nous avons vécu la fin de la modernité, nous vivons désormais dans un monde sans finalité. Si nous ajoutons aux quatre catastrophes déjà décrites, la mondialisation sauvage, le pillage de la planète, les guerres pour la maîtrise des sources d’énergie et bientôt de l’eau, nous voyons bien que le modernisme dont le moteur est le progrès continu et la finalité une société heureuse, conduit à une impasse. Et comme disait Woody Allen : « Dieu est mort, Marx est mort, et moimême, je ne me sens pas très bien ». Cet effondrement du modernisme au XXe siècle et le « désenchantement du monde » qui lui est concomitant entraînent l’absence de repères, de transcendance et de règle générale qui puissent nous guider dans le quotidien. Nous passons d’une situation d’hétéronomie (de « hétéro » autre, différent et de nomos la loi) où nous trouvons la loi, la règle de notre action hors de nous dans une réalité qui nous est extérieure (puissance transcendante ou projet collectif) à une situation d’autonomie où nous devons trouver en nous-mêmes la loi de notre conduite. Cette autonomisation de l’individu signe le déclin de la religion, des grandes idéologies comme puissances structurantes de la Société. Cela ne signifie pas la disparition du sentiment religieux, des croyances et de la foi, mais c’est maintenant affaire personnelle d’individus autonomes. La religion a glissé de l’espace public à l’espace privé. L’apparition de divers fondamentalismes musulmans, juifs ou chrétiens ne sont que des tentatives pour retrouver ce temps où la vie individuelle et sociale s’ordonnait selon la religion. Le monde postmoderne est sans finalité, la caractéristique essentielle de notre temps est l’individualisme et le relativisme. Sans cadre religieux, sans loi morale, sans impératif catégorique ni valeurs absolues nous avons à décider nous-mêmes du Bien et du Mal, du Juste et de l’Injuste, du Vrai et du Beau. 110 Nous avons à décider sans nécessité inscrite dans un ciel intelligible, mais dans la contingence, le délaissement, la liberté et la responsabilité. Les valeurs n’émanent plus d’une transcendance extérieure supérieure à l’homme : Dieu, le Progrès ou le Matérialisme dialectique, et elles ne gisent pas davantage dans une hypothétique nature humaine qui précéderait l’existence. « La postmodernité, écrit André Comte-Sponville, c’est ce qui reste de la modernité quand on a éteint les Lumières ». Une modernité qui ne croit plus ni à la Raison ni au Progrès, c’est-àdire à elle-même. Cet individualisme conduit au relativisme qui ne concerne pas seulement la réflexion philosophique mais aussi la Science, l’Art, le langage, la littérature et bien d’autres domaines encore. S’il n’y a plus de règles, plus de normes, plus d’absolu alors tout se vaut et si tout se vaut tout est permis. Prenons quelques exemples dans le domaine artistique où le relativisme s’est manifesté en premier, à partir des propos de Baudelaire (1848) sur la liberté de création de l’artiste. Si on récuse les règles de l’art classique, les critères du beau, de l’harmonie et de l’œuvre d’art, alors on peut peindre en faisant des taches comme les impressionnistes, peindre des pommes comme Cézanne, des tournesols comme Van Gogh, des femmes comme Picasso, et des carrés blancs sur fond blanc comme Malevitch. La suite... eh bien, c’est la roue de bicyclette et la pissotière de Marcel Duchamp ou ce que nous appelons maintenant des « installations » ou des « performances » quand un tas de pierre dans un musée devient un « sans titre » ou « Intifadafuture ». Dépêchons-nous d’en rire, les contemporains de Manet et de Munch ont lacéré leurs tableaux à coups de canne et leurs arrière-petits-enfants font la queue pendant deux heures pour aller les admirer. Dans un autre domaine, une porte qui grince fait un bruit désagréable, mais quand Pierre Henry en fait le thème de ses « Variations pour une porte et un soupir », on le joue en concert et on l’écoute avec plaisir. Dans le monde contemporain tout est relatif au temps, au lieu, à la culture, à l’économie, aux individus... etc. Il y a autant de morales que d’individus et tout se vaut. Et comme disait Léo Strauss : « Si tout se vaut, le cannibalisme n’est qu’une question de goût ». Sommes-nous, comme le prétend l’existentialisme « infiniment responsables... même de ce que nous n’avons pas pu empêcher » selon Sartre qui, de ce fait, rendait Flaubert responsable des massacres de la Commune, comme tous les bourgeois de son temps. Ou sommes-nous « infiniment irresponsables » comme pourraient le prétendre les structuralistes qui vont jusqu’à nier l’existence d’un « sujet » conditionné et absorbé par des structures qui lui préexistent. Et c’est là qu’apparaît Benoît XVI. En effet, comme je l’ai rappelé au début de ma planche, il a condamné à plusieurs reprises le relativisme. La première fois, et la presse d’alors s’en était émue, lors de la messe qui a précédé l’entrée des cardinaux en conclave, alors qu’il n’était que le cardinal Ratzinger. 111 Dans son homélie, il condamne le relativisme en termes brefs, mais nets. Je cite : «... on est en train de mettre sur pied une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif, et qui donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs. Nous possédons en revanche une autre mesure; le Fils de Dieu, l’homme véritable. C’est lui la mesure du véritable humanisme ». Il y a de nouveau fait allusion lors des Journées Mondiales de la Jeunesse à Cologne, et lors de son voyage en Pologne. Ce que condamne l’Église dans le relativisme c’est, bien sûr, l’individualisme, la seule référence à soi et l’absence de transcendance. Mais c’est peut-être plus encore, l’indifférence religieuse. Dire que toutes les religions se valent, qu’il est indifférent de choisir l’une ou l’autre ou de n’en choisir aucune, est inacceptable pour l’Eglise catholique, apostolique et romaine. Benoît XVI a rappelé récemment aux musulmans que toutes les religions ne se valaient pas. Et c’est sans doute, plus que le secret, la raison de la condamnation de la F∴ M∴ par le Pape Clément XII en 1738, bien avant donc la loi de 1905. Sommes-nous englobés dans la condamnation... et peut-être la damnation, du relativisme ? La Franc-maçonnerie est-elle relativiste ? Il faut d’abord distinguer la Franc-maçonnerie anglo-saxonne qui est un mouvement religieux à caractère caritatif, de la maçonnerie que nous vivons comme une société de pensée à caractère initiatique et préoccupée de perfectionnement personnel et social. Notre maçonnerie est relativiste dans la mesure où elle affiche une indifférence quant à l’appartenance à une quelconque religion et où elle assure une entière liberté de conscience. Elle est relativiste aussi dans la mesure où elle n’a ni dogme, ni textes sacrés. Son enseignement transparaît au travers de ses rituels, de ses mythes et de ses symboles, en laissant à chacun sa libre interprétation. Le relativisme enseigne qu’il n’y a pas d’absolu et que les valeurs sont relatives aux individus, aux lieux, aux époques et aux cultures. La Franc-maçonnerie comprend ces affirmations comme des opinions et les englobe dans ce qu’elle appelle la Tolérance. La maçonnerie enseigne le respect et même l’amour du prochain. Elle croit en la perfectibilité de l’individu au moyen de l’initiation qui, par une succession de morts et de renaissances, permet de se libérer de ses conditionnements et de ses pesanteurs. Que les valeurs soient relatives, n’empêche pas qu’elles existent et qu’elles vaillent. Elles valent non par rapport à un absolu posé a priori et comme tel toujours contestable, mais par rapport à l’ensemble des croyances et des conduites qui assurent la pérennité du genre humain. Le respect de l’autre, la coopération, la compassion sont mieux à même d’assurer la pérennité du groupe et la survie des individus que la haine, la violence et le mépris. C’est sans doute cette sélection de valeurs tout au long de l’évolution humaine qu’on appelle la morale, et cet ensemble de valeurs qu’on appelle l’humanisme. La morale est ce 112 que l’individu se prescrit à lui-même et en tout premier lieu le respect de l’humanité en lui-même et en l’autre. Que l’on considère un instant les enseignements des prêtres égyptiens et assyriens, des prophètes hébreux, des sages hindous, de Zarathoustra, Lao-Tseu, Confucius et Boudha, des philosophes grecs et de Jésus mais aussi des philosophes des Lumières de Spinoza, de Marx, Freud et Nietzche : ne voit-on pas là une convergence vers un certain nombre de valeurs communes qu’on pourrait appeler les « droits de l’homme» qui sont en réalité surtout des devoirs. La Franc-maçonnerie récuse tout à la fois le dogmatisme (l’imposition d’un absolu) et le nihilisme (la négation de toute valeur). Elle vise l’être humain, ni pour déifier, ni pour le réifier, mais pour l’humaniser pleinement en le faisant progresser par la démarche initiatique. Alors en définitive moderniste ou relativiste, la Franc-maçonnerie ? Les deux probablement. Moderniste assurément par son aspiration au progrès de l’individu et de la Société et par la mise en place de ces moyens que sont l’initiation et la Fraternité. Moderniste aussi par cet espoir d’une Société plus juste et plus éclairée. Mais, relativiste également par son refus du dogmatisme, son attachement à la liberté individuelle et à la liberté de conscience. Mais... qu’Einstein me pardonne, elle est peut-être tout simplement d’une relativité restreinte. Bernard Moisy, 33e 01 MORALE ET ÉTHIQUE : DU JUGE AU JUSTE Au 32e grade, on nous dit : « Juge, tu deviens désormais juste ». La justice implique le respect des règles morales dérivant de la loi, expression de l’éthique. Toutes ces notions sont liées. En effet, la problématique de la Justice a été le point central de notre activité depuis le 4e grade. Bien sûr, en loge symbolique, nous avions à l’Orient le triangle équilatéral pointe en haut, symbole alchimique du Feu. Son expression est typiquement exotérique sous l’acception Liberté-Égalité-Fraternité ou Force-Sagesse-Beauté au R∴E∴ A∴A∴. L’œil en son centre est tourné vers le soleil. Au grade de Maître, nous avons tous les droits maçonniques. La Justice maçonnique est exercée au G∴O∴ par tout maître spécifiquement élu par les Loges. Un Maître peut être juge. Mais est-on arrivé au stade de conscience nécessaire pour pouvoir juger en loge bleue ? Les grades, réputés à tort Hauts Grades, sont là pour nous inviter à l’humilité, paradoxalement. Au 4e grade, il n’y a plus de triangle à l’orient. Il est remplacé par une combinaison géométrique cercle-carré et simple triangle inscrit. Mais il y a un triangle, c’est la bavette du tablier de Maître Secret. Il est pointe en bas (symbole alchimique de l’eau. Mort et résurrection). Ce triangle a aussi en son centre un œil, mais il regarde en face comme l’œil pinéal, 3e œil du shaman ou chakra du plexus. C’est l’œil en rapport avec l’âme et l’intime. Nous sommes invités à nous perfectionner : pour apprécier la Force, la Sagesse la Beauté et les répandre dans le monde profane, nous avons à rentrer dans notre for intérieur et à travailler sur les joints de notre nouveau triangle : Justice-Équité-Pardon. Pour effectuer cette ascèse, il faut être obéissant et fidèle ! Cela peut paraître contradictoire avec la notion de Maçon libre des loges bleues. On ne peut lever cette contradiction qu’en proclamant notre liberté d’adhérer ou pas à un certain nombre de valeurs que nous définirons comme notre Éthique. La Maçonnerie s’est, dès le début, appuyée sur un couple Éthique-Morale, qu’elle a mis en parallèle avec cet autre couple : Obéissance-Raison. Elle a défini une Éthique basée sur la Raison, et non plus sur la Révélation. 115 Kierkegaard classifiait trois domaines pour la pensée humaine : l’Esthétique, l’Éthique et la Foi. La Maçonnerie, formée essentiellement au XVIIIe siècle de croyants, a voulu, pour dépasser les guerres de religion, pas si loin historiquement, être le centre d’Unions entre croyants, agnostiques et athées. Elle a insisté sur l’Éthique et n’a pas abordé le problème de la Foi. En cela, d’ailleurs, elle a institué une laïcité qui, paradoxalement, a servi les religions en favorisant le dialogue inter-religieux tentant de devenir un champ d’expériences. Le Croyant obéit à une Éthique parce que celle-ci est a priori aimable à Dieu et nous vient de Lui, mais nous, Maçons dans notre globalité, nous obéissons à une Éthique parce que celle-ci nous met en harmonie avec le Cosmos, donc avec l’autre. Au 32e, le mot sacré est SHADDAI – toute puissance. Le Shaddai, c’est la force qui régit l’Univers du kabbaliste qui, selon lui, depuis que Dieu s’est retiré de lui-même pour laisser la place à l’Espace et au Temps, donne un sens, une direction au Cosmos. En introduisant ce mot, Shaddai, dans son rituel, le maçon du R∴E∴A∴A∴ pose des postulats comme celui de l’astrophysicien Hubert Reeves : « Tout se passe dans l’Univers comme s’il avait été créé pour parvenir à cet être qui a conscience d’avoir conscience : l’Homme ». Et un deuxième : ce sens, depuis que l’Homme existe, c’est cette Éthique qui lui permet de rester dans le sens de l’Histoire : l’Éthique sera le sens de l’Accomplissement. Cette notion d’Éthique, étymologiquement venant d’Ethos, est admise sans que nous ayons la prétention de répondre à la question : « la Morale est-elle un attribut ou une invention nécessaire à l’Homme ? ». Le principe de la subjectivité du Bien et du Mal ou de son contraire n’est pas traité en loge, on laisse cela à la philosophie pure. Nous ne répondons pas non plus sur le fond au problème : l’Éthique et la Morale recouvrent-elles la même chose ? La Maçonnerie a trouvé seulement son Éthique dans les droits de l’Homme, codifiés en France au XVIIe siècle, mais extraits des valeurs bibliques par les Anglais au XVIIe. Le R∴E∴A∴A∴ s’est fondé dès 1801 à Charleston sur ce postulat : « l’Éthique pour nous ce seront les valeurs de la Déclaration des Droits de l’Homme. Elle donnera l’orientation générale de notre démarche. Notre Morale maçonnique lui sera subordonnée puisqu’elle devra permettre dans toutes les époques à l’Homme de cohabiter avec son prochain. ». Nous avons admis deux définitions fondamentales de base : L’Éthique, ce sont des Valeurs définissant le Sens de la Vie. La Morale, étymologiquement mores, en latin les mœurs, articulera les rapports de chaque individu avec autrui. Ce choix, cette dichotomie peut être artificielle, mais ce couple Éthique-Morale dans tous les cas a permis à la Maçonnerie d’assumer ses besoins d’universalisme 116 par l’Éthique et de progressisme par la Morale. L’Éthique a permis un certain universalisme. Les Gouverneurs français des colonies, Francs-maçons pour la plupart au XIXe siècle, ont diffusé nos valeurs sur de nombreux continents. Leur mission « civilisatrice » nous a peut-être empêchés au XXe de décoloniser facilement par rapport aux Anglo-Saxons, qui n’ont jamais eu la prétention d’intervenir dans les cultures indigènes, mais la trace demeure dans les ex colonies françaises des valeurs démocratiques. Les Nations Unies ont rédigé en 1947 une ébauche de déclaration des Droits de l’Homme prétendue universelle, sous l’impulsion de Présidents Américains Maçons. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que les peuples issus d’autres civilisations ont été convaincus par ces démarches, mais cette déclaration existe. Notre Morale, par son adaptation permanente aux temps, a permis de faire du G∴O∴ une puissance progressive. Nous avons fait passer le mot d’ordre jacobin teinté d’égoïsme bourgeois « Liberté-Égalité et Propriété » à la devise de la IIe République Liberté-ÉgalitéFraternité. Des timides positions des Lumières sur l’esclavage, de nombreux FF∴ hésitaient en 1801 à mettre en cause le Code Noir, nous sommes arrivés dans les années 1850 avec Schœlcher à sa mise hors-la-loi. Des prémices de l’École gratuite mais confessionnelle des maçons concordataires sujets de Napoléon, nous sommes arrivés à l’École gratuite, obligatoire et laïque de Jules Ferry. Les principes judéo-chrétiens mis en exergue déjà au Moyen Âge, sous la Renaissance puis au XVIIe siècle ont constitué notre Éthique qui fut en quelque sorte laïcisée au XVIIIe siècle. En 200 ans, en insistant sur les Droits mais aussi les Devoirs du Citoyen (jusqu’en 1923 existait dans l’École de Jules Ferry une liste des Devoirs, dont les Devoirs envers Dieu en application de la réflexion de Renan : « Tout est possible, même Dieu »), la Maçonnerie a su exalter le passé (temps coagulé peut- être mais qui constitue la Tradition, base de l Éthique) et jouer sur l’Avenir, temps liquide encore qui, canalisé par l’ Éthique, n’ira pas à vau l’eau grâce aux applications morales. Le Populaire sent la différence entre Éthique et Morale en vérifiant l’adage : « Malheur à celui qui a raison trop tôt ». Le Maçon n’est pas toujours exemplaire dans ces deux derniers siècles mais il a eu le désir de demeurer sur le chemin de l’Équité et dans le combat de l’Esprit contre l’Ego, et dans tous les cas il a contribué au XIXe siècle à ce que la Science prenne le pas sur les dogmes. Le Maçon, pour un temps historiquement raisonnable, a pu, par son Éthique et sa Morale, brider l’Avoir, le Savoir et le Pouvoir. Ce couple ÉthiqueMorale Maçonnique nous a permis de ne pas concevoir le pardon comme une repentance unilatérale, nous ne restons jamais dans le simple compassionnel. Il n’y a pas chez nous de pardon sans justice et équité. Pour juger l’autre, nous 117 le considérons comme partenaire. Le Pardon sera un effacement volontaire d’une faute éventuelle par les deux parties en cause, mais jamais un oubli. Il est temps, toutefois, de nous demander pourquoi aujourd’hui nous assistons à une crise non conjoncturelle mais structurelle de ce couple Éthique-Morale qui avait permis à la Maçonnerie d’être en France un vecteur privilégié d’ajustement entre les temps des changements très rapides et des changements très lents pendant deux siècles. Le rêve d’Aristote et d’Averroès d’une Morale susceptible de guider l’ensemble du genre humain est loin de notre réalité en ce début du XXIe siècle dit de progrès. Le syndrome d’Érostrate des media incitant les jeunes à n’avoir qu’un but, être célèbre, la fin ignorant les moyens, n’est plus un mal touchant quelques privilégiés, mais toute la population. L’excès d’information actuel a un avantage : il ajoute la nécessité de transparence à la nécessité d’une Morale allant dans le sens de la justice et de l’Équité, mais elle a accentué la contestation de notre Éthique. Plus on parle des Droits de l’Homme en occultant ses Devoirs, moins on les applique au quotidien. Le conflit de 19141918 et ses millions de morts, la seconde guerre mondiale et la Shoah ont obligé nos démocraties à se crisper sur des carcans. Les adultes se crispent sur les valeurs morales anciennes mais les jeunes sentent leur mauvaise conscience devant la richesse « des trente glorieuses » et le plan Marsall, d’où la révolte de 1968. La Morale n’a pas un rôle secondaire. Lorsque la Morale civique s’est effondrée, les marchands d’illusion et les sectes ont fleuri. Les slogans de 1968 (« Il est interdit d’interdire », « jouissons sans entraves »...) n’ont été que la manifestation d’un désarroi profond qui a débuté à la fin du deuxième conflit mondial. Aujourd’hui où l’on veut réactualiser la loi de 1905, une réflexion sur l’Éthique et la Morale nous permet d’interroger les relations entre l’Église et l’État, Culte et Culture, Foi et Éthique. Il est temps de faire le point. La Morale devrait rester hors du champ de la Foi. Cette dernière dirige les regards du Croyant vers les fins et les valeurs qu’il juge ultimes, alors que la première a simplement la prétention de regarder le comportement humain dans le journalier. Mais si cette réflexion ne débouche pas sur un réarmement Éthique (plutôt qu’un réarmement Moral), l’Homme métaphysicien, équilibriste génial, en jonglant à chaque instant avec sa double nature (Esprit et animal), risque comme cela s’est passé en Allemagne pendant la dernière guerre ou en Russie au temps du Goulag, de se laisser aller vers la barbarie. En acceptant trop facilement la condition humaine en ce qu’elle a d’imparfait, on s’est éloigné d’un Victor Hugo voyant la solidarité comme seule issue du destin commun de l’Homme, comme d’ailleurs de la force de vivre du « Ainsi parlait Zarathoustra » de Nietzsche. On avait critiqué avec juste raison l’Église du XIXe siècle qui, faisant des prêtres des privilégiés échappant partiellement à la condition charnelle, leur a donné un 118 supplément de prestige. Eux seuls possédaient la Vérité et leur infaillibilité a pris l’allure d’une domination. Peut-être n’avons-nous pas été assez clairvoyants face à certaines déviations du socialisme marxiste qui, en créant au nom des pauvres une nomenklatura de privilégiés, l’ont remplacé avantageusement en termes de domination. Dans tous les cas, force est de constater que la seule religion actuelle au sens de « religare » est le football. Nous avons donc, en ce début du XXIe siècle, l’impérieux devoir d’inventer une nouvelle Éthique si on estime celle de nos aînés obsolète. Peut-être que nos dérives ont débordé sur un orgueil occidental mal placé, peut-être, par nos tentatives de rendre nos valeurs universelles, avons-nous méprisé d’anciennes civilisations orientales, peut-être que l’homo economicus, capitaliste américain ou chinois, fausse la mondialisation, peut-être nous sommes-nous enfermés dans une tradition, peut-être que notre langage symbolique doit être revu car il n’aide pas suffisamment les Frères à interpréter constamment nos valeurs, mais de toutes manières, nous devons mettre sur pied une Éthique permettant la poursuite de l’épanouissement de l’Homme dans le respect absolu de la personne, de tous les hommes quelles que soient leur origine, leur race ou leur religion. Aucune Église, aucun parti ne peut accaparer la Morale. L’église de Saint-Bernard au temps des Croisades l’a fait. Certains islamistes extrémistes l’ont fait. Nous devons réagir. La Morale doit toujours, par l’Éthique, déboucher sur la générosité, le courage, la justice, l’équité et non la vengeance. Mais en outre, elle ne devra pas évacuer deux garde-fous, l’Humilité et l’Humour. La transparence absolue, obligée par l’arrivée de l’Internet, en fait une obligation absolue. La portée symbolique du tablier maçonnique du M∴S∴ exaltant la Justice, l’Équité et le Pardon doit être plus que jamais présente à notre esprit dans ce travail de réarmement. Nous avons toujours besoin de repères solides, d’appuis pour permettre aux hommes de s’humaniser davantage. Ne négligeons pas l’Histoire sous prétexte de changement. Aucune secte, aucune Église moderne, aucun Parti ne devra nous éloigner de ce but. Les élites ne peuvent plus mettre en adéquation leurs actes avec leur Morale, le réseau Internet intervient à la vitesse de la lumière pour les dénoncer. L’amour d’abord, la Morale après, est une proposition séduisante mais qui ne doit pas être sortie de son contexte. Elle n’annule pas la nécessité d’une Éthique. Il faudra de l’ambition et de la prospective pour contrarier le laxisme et le malaise ambiants, mais il faudra aussi de l’empathie. À l’heure du pluralisme où chacun veut faire croire qu’il a des options originales, à l’heure où le socle des valeurs communes issues de traditions porteuses est remplacé par une seule obsession, celle du taux de croissance, il faudra que le Hiram qui se perpétue en chaque Maître dépasse l’échec de ses communications 119 avec certains Compagnons réputés mauvais, et fasse front pour endiguer le flot des pseudo morales qui n’ont pas de sens. Il semble que triomphent aujourd’hui des Morales, alors que le sens moral a été perdu. À nous de contribuer à le retrouver à l’orée de ce XXIe siècle. Quelques pistes pour ré enchanter le Monde nous ont été données par le Triangle local de Source : 1 – Introduire le couple Éthique et Connaissance. Pour concevoir les modèles de pensée nouveaux et les concepts à mettre en avant. Au moment où l’effort est moqué, la neurobiologie ne peut plus être ignorée, par exemple. Les neurobiologistes insistent sur la nécessité de l’effort pour développer la mémoire, ce qui rend la nécessité du contact physique entre le Maître et le disciple. 2 – Introduire l’Art de Vivre dans les nouvelles exigences pour conjurer la peur en l’avenir. L’écologie ne pouvait être une exigence du XVIIIe siècle, elle l’est aujourd’hui avec les excès de la révolution industrielle et informatique. L’exigence du plaisir et du désir est introduite par la psychanalyse. Nous devons en tenir compte. 3 – Insister sur l’Harmonie comme nouvelle expression de l’Équilibre déjà tant vantée par les Lumières. Peut-être est-ce là le nouveau triangle, nécessaire pour compléter Liberté-Égalité-Fraternité et Justice-Équité-Pardon. Cet apport permettra le dialogue et l’écoute plutôt que la communication. Écouter est le premier acte de la rencontre avec l’Autre. Les Philosophes invités par les grands communicateurs de la télévision commencent à s’excuser de penser par eux-mêmes. C’est regrettable. Il est utile que sous les trois triangles mis en avant ici, les loges restent le lieu où l’on s ‘écoute. Là est le point de départ de la conquête des temps nouveaux. Si nous voulons retrouver le rayonnement que la France avait au Siècle des Lumières quand nos salons éblouissaient les Walpole, les Princes de Ligne, ou de futurs souverains comme la Grande Catherine. Si nous voulons éduquer en instruisant à nouveau comme à l’époque de Jules Ferry, nous devons refuser de démissionner devant les puissances médiatiques et leurs sondages qui contribuent à lisser les valeurs individuelles pour qu’elles s’estompent, nous devons refuser le politiquement correct, nous devons à nouveau nous tourner vers ce couple Morale Éthique. Nous devons penser la réforme éthique en nous maîtrisant nous-mêmes, en luttant contre la barbarie qui est en nous avec humilité. L’Homme a horreur de l’insignifiance et de l’indifférenciation. Il veut être et avoir un Sens. L’absence de l’Éthique peut le détruire. La Communication à outrance actuelle peut déboucher paradoxalement sur l’uniformité de la pensée. À nous d’y remédier. Marc Tapie, 33e 01 LA PAROLE DU MAÎTRE SECRET INTRODUCTION Pascal disait tout le malheur de l’homme vient de ce qu’il sort de sa chambre. Pour le M∴ Secret, il viendrait de ce qu’il sort de la Chambre du Milieu. L’initiation dans un Atelier de Perfection lui fait prendre la mesure que tout est à refaire, à repenser, qu’il lui faut entreprendre une véritable démarche gnostique introspective pour émettre sa propre pensée et non plus celle des autres. C’est tout le sens du signe, du silence. Le silence a toujours eu une connotation à part dans la tradition initiatique, mais aussi dans la mythologie. Ses liens avec Sacré et Secret sont évidents, mais plus encore avec la Parole qui n’est jamais très loin du silence. Parole perdue, ne brûlons pas les étapes évoquons plutôt la spécificité de la Parole du Maître Secret. Pour cela il convient d’abord de remonter les âges de la tradition. I. ANTHROPOLOGIE DE LA PAROLE Levy-Strauss a rassemblé quelques exemples éclairants : il explique qu’en Afrique Noire, les DOGONS distinguaient deux types de parole qu’ils nommaient parole humide et parole sèche. La parole sèche était l’attribut de l’esprit premier avant toute création, une parole indifférenciée sans conscience de soi. Elle existe dans toute chose comme dans l’Homme. Sur le plan personnel, c’est l’inconscient. La parole humide aurait commencé avec le principe même de la Vie. C’est la parole donnée aux hommes celui du Monde manifesté. Pour les Bambaras nous dit Levy-Strauss, toutes les connaissances seraient contenues dans la symbolique des 22 chiffres. Le chiffre 1 étant celui de la Parole et du Maître de la Parole. Il y a là un parallèle à faire avec l’Aleph talmudique valeur guématrique 1 1. Cet adjectif est dérivé du grec, signifiant géométrie. 121 également « 1 » qui est le principe du verbe fondateur ou créateur. Parole fécondante, parole principe. Par contre, chez les Canaques de la Nouvelle Calédonie, la parole serait un acte d’une puissance telle qu’ils la considéraient comme une arme qui couperait le fil de la vie, les Hakas n’en seront qu’une illustration symbolique. Les Grecs nommaient Logos, la parole et tout rôle qu’elle assure. Elle peut être aussi bien une opinion, qu’une rumeur, sacrée à travers un oracle, ou profane selon contexte où elle était utilisée. C’est avec Platon que la parole acquiert un caractère scientifique, elle devient raison organisatrice. Dans la tradition biblique, comme dans les évangiles de saint Jean, le Dabar hébreu ou Logos chrétien est parole de Dieu et de sagesse. Elle incarne une mission à accomplir et n’est jamais évoquée en vain. Comment entendre la Parole du Maître Secret ? II. DU SILENCE À LA PAROLE Faire silence, écouter la parole de l’Autre afin de travailler, de comprendre, d’être en harmonie, de la prendre avec l’assentiment de la Loge en accord avec soimême. Le Silence se présente comme le point zéro à partir duquel s’inaugure tout langage sans qu’on puisse y faire retour. La culture serait la rupture définitive du silence. Le silence ne peut être objet de connaissance. Il s’agit là d’une inversion complète de l’enseignement du rituel de grade d’apprenti en Loge symbolique. Il aura fallu tout ce cheminement pour découvrir que le silence n’est pas connaissance mais prédisposition au travail d’une prise de parole qui est devenue culture, pensée propre, apte à être enfin énoncée. Le Maître Secret placé sous le signe du silence est tout à la fois écoute et verbe. Il doit savoir de quoi et comment l’on parle et plus encore de quel lieu nous parlons. Peut-être du désert comme Jean Baptiste qui y prêcha. Comme les Esséniens qui échangèrent une tradition orale, comme Moïse sur le Sinaï au milieu du désert qui reçut la parole divine pour la transmettre. Il y a en hébreu une communauté sémantique entre les termes Parole et Désert. DABAR et MIDBAR qui les désignent. N’avons-nous pas souvent l’impression de parler dans le désert, dans le vide ? La solitude dans l’échange ne vaut-elle pas plus que l’isolement dans le mépris mutuel. Une communication même imparfaite vaudra toujours mieux qu’un silence hostile. Le signe du silence du M∴ Secret ne serait en définitive qu’une catharsis qui permettrait d’approcher le néant, envers inconnaissable du langage. Chacun de nous M∴ Secret, fera en définitive du silence ce qu’il veut puisqu’il s’expérimente mais ne se raconte pas et ne se transmet pas. Seule compte la Parole comme lien à l’autre mais aussi à Soi. 122 C’est d’ailleurs ce que dit le rituel après le premier voyage par la bouche du Trois Fois Puissant Maître : « Ne vous payez pas de mot. N’accordez à quiconque une confiance aveugle, mais écoutez tous les hommes avec attention et déférence. Respectez toutes les opinions mais ne les déclarez justes qu’après avoir fait vous-même un examen approfondi. Ne profanez pas le mot vérité en acceptant le sens que donnent les hommes et les institutions. » III. LA PAROLE PERDUE Il est temps après avoir cerné le signifiant du silence et le signifié de la Parole, d’aller plus avant comme nous y incite le rituel du grade dans le sens. Le Trois Fois Puissant Maître après le 4e voyage demande : « Que cherchiez-vous donc dans vos voyages ? » Le Maître des Cérémonies répond : « La Vérité et la Parole perdue. ». Comment comprendre cela ? La Parole Perdue ne serait pas la Vérité ? Les strates les plus profondes du langage sont constituées d’analogies, c’est la source qui permet de symboliser. C’est-à-dire d’unir et d’établir des connexions. Vous les connaissez tous : Diviser, classer, ce qui est objectif, subjectif, réel, imaginaire... Cette opération est une phase de rationalisation. Elle permet une avancée du savoir. Elle est pourtant insuffisante. L’intuition prend conscience de ses limites. Il faut une phase supplémentaire, celle qui réunit ce qui est épars. Il nous faut découvrir la nature mythique du fait, établir la valeur du fait par ce que l’on peut en dire. La brisure signifiée par le mot substitué et le rétablissement de la parole perdue peut être lue ainsi. Il faut se souvenir de BABEL et de la confusion des langues. L’interprétation littérale est celle du dogmatisme et du totalitarisme. En effet, il n’y a pas de mot « juste » pour désigner une chose. Elle reste toujours à nommer. Le devenir et l’imprévisible qui l’instituent, effacent les mots et les remplacent. Chaque chose est un monde impossible à enfermer, à épuiser, à définir une fois pour toutes. C’est d’ailleurs pourquoi les mots sont vivants, comme ceux qui les prononcent. Ils se transforment et s’usent. Les dictionnaires d’ailleurs réduisent les mots à des contenus et à des données, ce qui explique qu’ils doivent être constamment refaits ; car ils ne donnent qu’une photographie d’un mot au cours de sa vie dans une modalité de sa signification 123 qui se transformera elle-même et nécessitera une nouvelle définition. Emmanuel Levinas dans son ouvrage Humanisme de l’autre homme, disait que le langage se réfère à la position de celui qui écoute et de celui qui parle. Il s’appuie sur leur histoire commune. Les significations surgissent dans la référence des uns aux autres. Il n’est pas étonnant que nous attachions tant d’importance à la prise de parole et à l’écoute, à la manière d’intervenir en Loge, à la manière d’aborder les symboles comme outil conceptuel pour éclairer et lier. C’est ce que nous commande, j’en ai la conviction, la méthodologie du travail en Loge de Perfection. La définition d’un mot n’est jamais innocente et substituer un mot à un autre, c’est toujours faire œuvre de réduction de sens à une seule signification. C’est sacrifier à un enfermement. Consciemment ou non, nos prédécesseurs qui ont imaginé d’utiliser la métaphore de la Parole Substituée comme Parole non définissable, non assimilable à la parole perdue, ont si l’on peut dire mis dans le mille. En effet, ils ont permis l’ouverture du sens de la Parole Perdue. Alors que pour tout idéologue une seule définition est autorisée ou permise, l’ouverture du sens permet au contraire mille lectures et partant la quête de la Parole Perdue qui est notre voyage maçonnique, passe forcément par le combat contre les idéologies closes. Les dévots, les fanatiques et autres sectaires s’agglutinent autour d’une seule signification pour masquer en définitive leur peur de découvrir que leur idéologie ne recouvre pas toute la Réalité. Le thème de la Parole Perdue nous garde de l’interprétation partiale et partielle. Gardons-nous aussi de l’assimiler à un retour conforme à un modèle du Passé ! La Parole Perdue a plusieurs degrés de lecture. Grâce à elle quelque chose existe, il nous faut produire une Parole nouvelle. Comment y parvenir sans réunir ce qui est épars, sans reconstruire et sans réintégrer l’expérience du vécu par la médiation d’un modèle symbolique. La Franc-maçonnerie nous en fournit la possibilité, à nous d’en saisir l’opportunité. La Kabbale qui visite si souvent la symbolique maçonnique et nourrit nombre de ses mythes, nous en donne une définition intéressante. Le premier verset de la Genèse Bereschit ou « commencement » rappelle qu’au début justement était le Verbe. Début se dit aussi en hébreu Rosch, et Rosch c’est toujours en hébreu la traduction de Tête. Le Verbe selon la Kabbale est aussi la tête ou dans la tête, c’est-à-dire au lieu même de la pensée. Ainsi pour le kabbaliste, l’absolu pensable, de l’impensable création, se situe justement au moment précis où le monde n’est pas encore créé, mais est sur le point de l’être par le Verbe qui n’est déjà plus dans le néant, dans le chaos, mais déjà dans l’esprit, dans la pensée. La Parole ou le verbe président déjà au sens, à ce qui va être ordonné, à ce qui va créer un ordre, bref organier la Vie. La symbolique maçonnique rejoint donc ici la symbolique kabbaliste : la source de la vie serait donc le verbe et la tête, et par 124 conséquent notre quête de la Parole Perdue est peut-être celle de notre quête d’Absolu. C’est par conséquent muni de la Parole substituée et animé du désir de retrouver la source absolue de la Parole que le Maître Secret se met en route et va explorer les différents paysages proposés par les rites. Voyages à travers ces paysages faits de décors et de cérémonies que nous vivons. Aristote les nommait aussi Catharsis, un mot qui associe deux idées : purgation et purification. Une sorte de médecine de l’âme régénérative et stimulante. Tout passage d’un degré à un autre crée une rupture stimulante avec l’habitude. Le voyageur est par excellence celui qui découvre, celui qui réclame sans cesse un mode inconnu, nouveau, c’est aussi celui qui sait qu’il n’est pas arrivé, qu’il se trouve toujours et encore sur les parvis d’un Temple qui lui reste encore fermé. On ne peut par conséquent se croire arrivé et se satisfaire de la parole substituée. Nous n’avons pas d’autre choix que de continuer encore et encore à chercher la Parole perdue. N’est-ce pas là l’incertitude qui est finalement créatrice ? N’estce pas la « Parole cherchée » qui est libératrice ? Celle qui nous pousse à nous dépasser, à déchirer le masque de la parole substituée, à enlever le voile pour dévoiler. Mais il peut aussi y avoir régression à procéder de la sorte. Saint-Paul, par exemple, promet que le voile tombera mais pour ceux qui se convertiront au christianisme. Pour les Soufis, le sens du voile est radicalement inversé. Ce sont les créatures qui sont voilées afin de ne pas voir. Le cherchant engagé sur la voie de la quête de l’absolu doit apprendre à se dévoiler lui-même. Le symbolisme reste ambigu. Révéler serait aussi bien ôter le voile que recouvrir d’un voile. On constate alors que chaque degré franchi ne constituera jamais un sommet. Il ne permet au mieux que d’accéder à une compréhension supérieure sans démentir l’utilité du précédent degré. Il nous incombe également le devoir essentiel d’indiquer ce chemin à tout autre chercheur. C’est ce à quoi il faut se consacrer au 4e grade avant d’espérer d’autres passages. CONCLUSION Le mot de la fin, au moins provisoire, doit aussi trouver sa juste place. J’en terminerai en vous disant que les travaux en Loge de Perfection n’ont pas pour but de faire d’un Maître secret un érudit en ésotérisme et en symbolisme, ni en philosophie ou en histoire des religions et des spiritualités, mais de nous permettre à nous, petite poignée de cherchants, de prendre conscience de la responsabilité de la Vie de notre partie animale à servir notre partie spirituelle. Entre les deux, le chemin de la maturation de l’esprit, la conscience du changement opéré à tenter de nous élever non plus verticalement comme nous 125 l’avons fait dans les trois premiers degrés, mais maintenant horizontalement dans une nouvelle orientation où nous devons nous battre avec notre Moi profond. Rosch, la tête toujours, la Pensée-Parole qui nous aidera à construire le Temple de notre accomplissement personnel doit rester notre symbolique guide. Voyagez donc encore et toujours, mes bien-aimés Frères Maîtres Secrets, et comme écrivait Paul Nizan dans Aden-Arabie, ayez toujours présent à l’esprit : « qu’il n’y a qu’une sorte de voyage qui vaille la peine, qui soit valide, c’est celui qui est la marche vers les autres hommes. » Tout voyage est un pari vers la générosité, une invitation à la bienveillance, il faut continuer en dépit des surdités, des défiances, des fanatismes, à marcher à la rencontre de l’autre vers l’est, vers le sud, vers le nord et vers l’ouest. Alain Frederick, 32e Bibliographie : • PASCAL Blaise, Pensées – (Fragment 168) « Divertissement », Ed. SELLIER, Bordas 1993. • LEVY STRAUSS Claude, Anthropologie structurale, Plon, 1958 citant Marcel GRIAULE (Masque DOGON 1938 et arts de l’Afrique noire, 1947 et Dieu d’eau 1948, Ed. Fayard 1966). • LEVINAS Emmanuel, Humanisme de l’autre homme (1972), Ed. Poche Col. Essais 1987. • NIZAN Paul, Aden Arabie (1931), Ed. Le Seuil 1990. 01 QU’EST-CE QUE LA CONNAISSANCE ? « Existe-t-il une connaissance qui ne soit pas déterminée par une connaissance antérieure ? », s’interrogeait le philosophe C.S. Peirce. « Qu’est-ce que la connaissance ? » Ce n’est, sans aucun doute, pas la première fois, à notre grade, que l’on aborde ce sujet. L’induction, la déduction, l’apriorisme, l’apostériorisme, le déterminisme, l’empirisme..., toute théorie a ses limites. Qu’est-ce que la connaissance pour un athée, un agnostique, un croyant ? Le temps, le lieu, la culture, le langage sont des facteurs incontournables, « la vraie connaissance échappe à la pensée compartimentée », rappelle justement Edgar Morin. Aussi, m’a-t-il semblé opportun d’appréhender la question de façon moins traditionnelle et de tenter une approche plus contemporaine et plus maçonnique. Nous sommes, plus que jamais, en un temps sonnant « la fin des certitudes » comme l’explique Ilya Prigogine, Prix Nobel 1977, « l’Univers n’est ni totalement déterministe ni totalement aléatoire ». De prime abord, il peut paraître surprenant de découvrir cette réflexion émanant de Charles Sanders Peirce, philosophe mais également physicien. C’est un questionnement dans la plus pure tradition de l’herméneutique de Wilhelm Dilthey décrivant la compréhension et la connaissance comme un processus de reconstruction, la recherche d’un sens déterminé préexistant et qu’il faudrait s’attacher à se réapproprier. Un retour vers la pensée de Maimonide prônant que la connaissance des lois du monde serait une et intemporelle, son origine étant de source divine. En effet, l’américain C.S. Peirce (1839-1914) doit sa présence dans l’élaboration de la pensée contemporaine pour son système philosophique appelé, plus tard, pragmatisme, affirmant que « la conséquence d’une idée est plus importante que son origine et que le critère de vérité d’une proposition se situe dans son utilité pratique, le but de la pensée résidant dans l’orientation de l’action ». Le problème est de savoir si l’être humain porte en lui la connaissance de certaines idées (Platon, Descartes, Leibniz) ou si les idées ne lui viennent que de l’expérience (empirisme de Locke). Pour saint Augustin : « Je suis, je me connais, 127 je me veux ». Être, connaître, faire, sont les trois domaines indifférenciés et intimement liés de la vie humaine. Ce n’est pas seulement l’être qui conditionne le connaître, c’est aussi le connaître qui conditionne l’être dans une perpétuelle récurrence. Pour Edgar Morin ( la méthode 3) : « La connaissance est un phénomène multidimensionnel dans le sens où elle est de façon inséparable, à la fois physique, biologique, cérébrale, mentale, psychologique, culturelle, sociale. » Connaître, c’est l’acte de la pensée qui pénètre et définit l’objet de sa connaissance. La connaissance parfaite d’une chose, en ce sens, est celle qui, subjectivement considérée, ne laisse rien d’obscur ou de confus dans la chose connue ou qui, objectivement considérée, ne laisse rien en dehors d’elle de ce qui existe dans la réalité à laquelle elle s’applique. TI semble que l’on puisse distinguer « connaître » au sens de savoir ce qui est, de comprendre, au sens de s’expliquer pourquoi cela est ainsi. Gaston Berger propose d’adjoindre à la théorique, science du comprendre, la prospective, science du comprendre l’avenir, afin de passer du probable au possible et du possible au réalisable, projet éminemment maçonnique. Le « connais-toi » est la science de la vérité spirituelle. La dualité constitutive de la conscience n’est pas celle du moi et de ses états, c’est celle du moi et de l’univers. Car c’est sur cet univers que nous agissons et non pas sur nos propres états et comme nos états supposent toujours une réaction de l’univers sur nous-mêmes cela explique pourquoi le franc-maçon veut transformer, améliorer le monde pour obtenir ces états auxquels il aspire. Il y a identité pour le moi entre prendre conscience et acquérir la connaissance de l’univers. Toute connaissance est dans une analyse de soi dont la perception du monde est seulement l’instrument. Comme le souligne Einstein : « La connaissance s’acquiert par l’expérience, tout le reste n’est que de l’information ». L’information nourrit la connaissance mais ne saurait, à elle seule, en constituer le socle. Rechercher la connaissance, c’est se retrouver en individu purement raisonnable, face à la réalité, ne s’attacher qu’à la vérité qui est « le Tout » comme le souligne Hegel, hors de la « question de l’homme » qu’apporteront Socrate et Platon, qui comme Xénophane exclut que l’on puisse avoir, sur la totalité des choses, un savoir certain. « La connaissance, besoin inné de l’homme, transcende tous les savoirs qu’elle engendre. » C’est par cette phrase, entre autres, que le Trois Fois Puissant Grand Maître accueille l’initié au 13e grade de Chevalier de Royal Arch, dont la vertu principale est de susciter plus de questions que de réponses. Dans l’approche maçonnique de la question, la connaissance serait d’abord un besoin, lié de ce fait à un manque, à un désir, à la satisfaction de ce désir et donc à la frustration si on ne l’obtient pas. De plus, ce besoin, étant inné, fait de l’homme un être à 128 part dans l’univers. Il faut, dès à présent, noter dans notre formulation maçonnique, que c’est le besoin de connaissance qui est inné et non la connaissance, renvoyant symboliquement, dos à dos Leibniz reprenant Platon qui estimait que les idées étaient innées, des entités éternelles et parfaites descendues d’un monde intelligible et paradigmatique « que notre âme a vues quand elle cheminait avec l’âme divine » (Phédon) que nous redécouvrons par la réminiscence et Locke qui défend la thèse qu’à la naissance, l’esprit est une page vierge sur laquelle l’expérience inscrira la connaissance fruit des idées de réflexion découlant des idées de sensation. Etienne de Condillac réaffirmera cette thèse par sa théorie, le « sensualisme ». (Traité des sensations) Une avancée considérable par rapport à la philosophie nihiliste critique du sophiste Gorgias (rien n’existe, rien n’est connaissable, rien n’est communicable), tempérée, plus tard, par le fondateur de l’École sceptique, Pyrrhon d’Elis, prônant la résignation, la suspension du jugement, voire l’indifférence, devant l’impossibilité de toute connaissance objective. La connaissance transcende tous les savoirs qu’elle engendre. « Tous » signifie-til l’ensemble d’un nombre de savoirs limités, que l’on pourrait décompter ? Ou « tous » implique-t-il une universalité quantitative et chronologique qui signifierait : tous les savoirs de tous les temps et de tous les lieux, en toute circonstance, les savoirs qui existent réellement et de manière potentielle ? Il serait hasardeux de déduire que la connaissance engendre tous les savoirs. Ce n’est pas ce que dit le rituel. Il souligne seulement que tous les savoirs engendrés par la connaissance sont, sans exclusive, transcendés par notre connaissance. Quoi qu’il en soit, la connaissance serait avant les savoirs, serait leur génitrice et leur serait de la sorte supérieure. Toutefois, cela revient à affranchir la connaissance de toute expérience. La hiérarchie : connaissance, savoirs, expérience, chère à Descartes, Kant et Auguste Comte aurait la faveur de la vision philosophique maçonnique, tout au moins de la maçonnerie adogmatique. Le franc-maçon, homme initié, doit attendre le 30e grade pour « avoir accès à la porte étroite de la connaissance », avec, pour viatique, les premiers jalons orientant sa quête : Perception, Intuition, Imagination, Raison. Il semble que soit promu le concept d’a posteriori cher à David Hume, George Berkeley et aux empiristes pour lesquels, appréciation, jugements, savoirs ne peuvent se soustraire à l’expérience. Les jugements rationnels étant les fruits d’associations de sensations, d’expériences et les choses appréhendées, des « collections d’idées » perçues, dès lors, en combinant ces « associations », s’ouvre la voie consistant à aller du particulier au général et débouche sur le principe d’induction développé, entre autres par C.S.Peirce ce qui l’éloigne de la connaissance a priori, théorie de la connaissance innée chère à René Descartes, bien que celui-ci admettait des principes adventices et semble être en opposition avec sa réflexion, base de notre sujet d’étude. 129 Ce besoin inné puiserait son origine dans la Genèse (Ch. 2/ V. 22) « de la côte qu’il avait tirée de l’homme,Yahvé Dieu façonna une femme ». Elle vit que l’arbre de la connaissance « était bon à manger et séduisant à voir et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement ». (Ch. 3 1 V. 6). Bon, séduisant, désirable, la notion de satisfaction / frustration est bien déjà présente et ce dans l’unique but d’acquérir la disposition de pouvoir accéder à la clairvoyance, à la sagacité, au jugement donc à la connaissance de l’obscur et du complexe. « Et qui t’a appris que tu étais nu ? Tu as donc mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger ! » (Ch3/ VII). Ce besoin inné de connaissance a donc comme première conséquence de révéler à l’homme son dénuement, moment clé, point de départ de l’aventure humaine, car il y a, pour la première fois, porté un regard intelligent sur luimême. Ce premier pas vers la connaissance place l’homme à l’orée d’un destin où l’attendent le malheur, la grandeur, voire s’il en trouve et choisit le chemin, le sublime. A lui, désormais, de consacrer sa vie à découvrir ce qu’il y a derrière, mais surtout au-dessus, de ce qu’il aura appris. Ayant commencé par cueillir le fruit de l’arbre de la connaissance cela corrobore notre phrase du 13e degré déclarant que la connaissance engendre les savoirs mais que celle-ci ne saurait se résumer en leur simple collation. Si nous désirons acquérir des savoirs engendrés par la connaissance celle-ci doit précéder aussi, paradoxalement, son propre besoin afin que nous en ayons conscience. Mais cette connaissance ne révèlerait sa présence que par le biais des savoirs qu’elle engendrerait et par son besoin. Notre connaissance ne serait de ce fait qu’une « re-connaissance ». Pourquoi, puisque selon la Tradition, deux arbres se dressaient au milieu du jardin d’Eden, l’arbre de la connaissance (ets ha daath) lié par ses racines à l’arbre de vie (ets hayim) avoir choisi de goûter au fruit du premier ? Parce que c’est par la connaissance que l’on appréhende la vie : « Je place en face de toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie ». (Deutéronome Ch. 30 V 19) Accéder à la connaissance, ne serait-ce pas s’approprier une parcelle d’éternité ? Dans la voie descendante des sephirot, à hokhmah (la sagesse) et à binah (l’intelligence) succède leur synthèse, non formulée, mais inhérente, daat (la connaissance) aussitôt modulée par hesod (la miséricorde). L’homme est ainsi fait qu’il n’est capable de rien lorsqu’il ne ressent aucune émotion, mais qu’il n’est capable de rien non plus s’il s’attarde et se complait dans l’émotion, si elle n’évolue pas en une énergie dirigée vers l’accomplissement d’un acte. L’objet, également, n’est rien, lui est indifférent tant que son regard ne l’a pas pénétré et conféré un contenu, une valeur, une vérité car celui-ci n’est qu’une apparence 130 qu’il lui faut traverser, abandonner puis retrouver afin de le dépouiller de cette écorce qui, jusque-là, le dissimulait à son entendement. Un bref retour aux origines du monde et de l’humanité. À partir du verset 3 traitant de la création du monde, il est écrit et répété : « Dieu dit : que la lumière soit..., Dieu dit : que la terre verdisse... » ... et ainsi de suite jusqu’au verset 26 où l’on remarque un changement sémantique. « Dieu dit : Faisons l’homme à notre image... » Qui se cache derrière ce « faisons », sous-entendant un interlocuteur, un co-auteur au seuil de l’acte fondamental ? À qui Dieu s’adresse-t-il ? Est-ce l’amorce d’un dialogue avec cet homme, encore sans existence propre, mais déjà tout en puissance, intégré dans l’ensemble, comme partenaire, comme acteur de son propre destin, puisque, avec son désir de connaissance, il sera à la fois sujet et objet ? La connaissance et la liberté étant indissolublement des corrélats, il aura, ainsi et lui seul, le lourd dessein, le terrible destin, de devenir le facteur d’incertitude de la création. « Lorsqu’il y a trois mille ans fut conçue et rédigée la proposition universelle selon laquelle : « Dieu a créé l’homme à Sa ressemblance »... cette proposition contenait par avance toute la philosophie idéaliste de l’Occident, depuis Platon jusqu’à Descartes et jusqu’à Kant... Sans aucun doute, avec la formulation de ce principe, l’idée prométhéenne fut élaborée jusqu’à des conséquences ultimes que la mythologie grecque eût été, à jamais, incapable d’atteindre. C’est une idée effroyable et fantastique, parce qu’elle place le feu de l’illimitée liberté divine dans le terrestre, avec une logique aussi terrible et dure que l’est l’idée même du Dieu de l’Ancien Testament. Et par cette logique rigoureuse, quelque chose de prométhéen est accordé à l’homme, qu’aucun être animal ne possède, la tension vers une liberté absolue qui le place au-dessus de la nature créée et de ses lois, quoique, par son être physique, il leur reste soumis sans pouvoir lui échapper et quoiqu’elles ne soient manifestes que par la vertu de sa connaissance. » (Hermann Broch, cité par André Neher, dans l’Exil de la parole) Tradition, mythe, les controverses se sont accumulées puisque soulevant un problème de sens, de valeur, donnant libre cours à l’interprétation, éclairant toutefois par leur nature multiforme des aspects de la vie individuelle, collective, intellectuelle, culturelle. À la notion de mythe, la tradition judéo-chrétienne oppose celle de l’histoire en y introduisant la raison. Deux aspects de l’appréhension de la relation entre mythe et connaissance. Selon l’un, le mythe se conçoit comme un concept intellectuel et logique. Selon l’autre, sa substance réside dans sa signification imaginative, intuitive, fonctionnant selon un mode de connaissance antérieur à la connaissance rationnelle. Une synthèse de ces deux aspects, mêlant une interprétation à la fois rationnelle et intuitive, logique et imaginative se retrouve dans les textes de Mircea Eliade qui attribue au mythe une explication de la nature profonde de l’être. Ce thème est repris dans l’œuvre de Paul Ricœur qui estime l’existence du mythe 131 nécessaire pour appréhender justement, de manière objective, les origines, les processus et la profondeur de la pensée humaine. Toutefois, après une étude du « volontaire » et de « l’involontaire », il s’efforcera de développer la notion de « faillibilité » : « La limitation propre à un être qui ne coïncide pas avec lui-même est la faiblesse originaire d’où le mal procède ». Il s’attache à réconcilier des points de vue divergents tels que phénoménologie, existentialisme, herméneutique et même déconstruction, ce besoin de repenser les concepts constituant le fondement de la pensée philosophique occidentale initié par Jacques Derrida dans le but essentiel de sauvegarder l’entière liberté de questionnement. Il apporte une nouvelle piste de réflexion afin de revisiter les oppositions historiques et parfois caricaturales entre poésie et philosophie, entre foi et raison entre intuition et compréhension, en un mot entre la possibilité de se laisser interpeller par le symbole tout en conservant une réflexion philosophique rationnelle. Et si l’intention première de la question, comme je l’ai évoqué en introduction, avait pour but de nous orienter vers une appréhension plus contemporaine de la connaissance ? Nous inciter à prendre un peu de recul par rapport aux cours de philosophie qui ont bercé nos années d’études d’il y a 40,50 ans ou plus. Tenter de mesurer le chemin que les hommes ont parcouru depuis que les premiers philosophes se sont penchés sur la question et le destin de l’être. Le développement et les progrès considérables de la physique au début du XXe siècle, en particulier les travaux de Werner Heisenberg débouchant sur son principe des « relations d’incertitude» ont bouleversé nombre de notions, non seulement d’ordre scientifique, mais également philosophique et métaphysique. Karl Popper s’est attaché à démontrer que la « vérification » se révélait insuffisante à fonder la vérité de toute connaissance scientifique, que le « propre de la scientificité d’une théorie était dans le « faillibilisme ». (Edgar Morin, La méthode 3) Toute remise en question des fondements de la connaissance scientifique a des retentissements sur les approches philosophiques de l’être. Le futur ne serait, dès lors, qu’un faisceau de probabilités comme le préconise Hans Reichenbach, d’où n’émergerait que le concevable. Et pourtant, selon Einstein : « Dieu ne joue pas aux dés avec le monde ». Nous sommes invités à approcher une démarche initiée dans ce qui fut baptisé le « nouveau monde », là où le pragmatisme permettrait la conjugaison et non plus l’opposition kantienne des deux pôles de la connaissance: l’a priori, antériorité logique, non chronologique au cœur de toutes les controverses relatives à l’existence de Dieu et l’a posteriori de l’empirisme. Bertrand Russel apportera son importante contribution en actualisant l’empirisme dans le domaine de la théorie de la connaissance par le développement du positivisme logique suivi par Ludwig Wittgenstein, préoccupé par le souci de « préciser le degré 132 de certitude ou d’incertitude » des connaissances humaines en général. Rudolf Carnap, autre membre éminent du positivisme logique du Cercle de Vienne fondé par Moritz Schlick met en évidence les rapports d’interdépendance affaiblissant l’opposition rigoureuse, traditionnelle, entre transcendantal et empirique, mais les pensées n’ont de sens que si elles satisfont au « principe de vérification » exigeant d’être vérifiables empiriquement ou analytiquement. George Santayana, dans le droit fil de l’illationisme et contrairement à l’intuitionnisme de Bergson ou du concept d’inconscient développé par Hartmann, prône une réalité purement extérieure à la conscience, ne la rendant ainsi accessible à la connaissance que par inférence, reprenant la méthode de déductions analogiques de Francis Bacon, tout en accordant à l’objectivité désintéressée et à la contemplation esthétique la même importance qu’aux réalisations pratiques. Hilary Putnam s’écarte de son maître Willard Quine, qui propose de considérer l’empirisme comme la théorie de l’évidence, en se fondant sur le fait que les données fournies par nos sens n’ont aucun principe constant de vérification, et s’oppose à ceux qui, à travers un réalisme métaphysique, défendent le fait qu’il pourrait exister une sorte de point de vue divin susceptible de nous fournir la seule et unique explication valable de l’univers, en un mot, UNE vérité, mais affirme qu’il n’existe, en matière de connaissance, que des approches, des descriptions objectivement justes. Richard Rorty est partisan, au nom d’un pragmatisme rigoureux, d’abandonner sans autre forme de procès, les vérités qui ne se sont pas révélées « payantes ». Pendant ce temps, en France, le philosophe Maurice Blondel, dans son ouvrage L’Être et les Êtres, amorce, pour sa part, une conclusion répondant par l’affirmative à la question « en affirmant l’existence permanente en notre pensée d’une sorte de connaissance indéterminée, d’une lumière que l’on peut appeler, avec les mystiques, obscure, quoique sans elle rien ne pourrait être connu ». Tout ceci n’est en fait qu’un rappel de la principale leçon de la Franc-maçonnerie : Rassembler ce qui est épars, ne s’accorder aucune exclusive dans les méthodes d’approche de la connaissance, surtout à notre époque où l’homme serait plus enclin à démontrer qu’à comprendre, à commencer par la question du « comment » au détriment du « pourquoi ». Quel est celui qui possède la connaissance, celui qui proclame qu’il sait ou celui qui, malgré ses savoirs réunis, continue de douter, en particulier de lui-même ? La « nescience » socratique, antichambre de la sagesse. Revenons à la phrase de notre rituel. Affirmer que tous les savoirs sont transcendés c’est appréhender l’homme comme un être rationnel, qui a une connaissance universelle et nécessaire. Il serait possesseur d’une connaissance qui dépasserait les limites de l’expérience et qui irait jusqu’à en contester, voire en 133 nier, les valeurs. Quel serait alors le but de l’expérience ? À quoi cela serviraitil de multiplier les savoirs si la connaissance est déjà en nous ? L’expérience étant la valeur essentielle de la vie, connaître et vivre seraient-ils antinomiques ? C’est ce qu’avance Auguste Comte lorsqu’il affirme qu’ « on ne peut pas être au balcon et se regarder passer dans la rue. ». Ernest Nagel partage cette analyse, selon lui « il y a tension entre la vie individuelle et la réalité impersonnelle objective, entre le subjectif et l’objectif et s’interroge sur la possibilité de combiner le point de vue d’une personne particulière à l’intérieur du monde avec une vue objective de ce même monde susceptible d’inclure la personne et son point de vue. En fait, la réalité se révèle quand nous nous détachons des contingences du Moi ». Connaître le monde et en faire corrélativement l’expérience tout en demeurant lui-même serait-ce, pour l’homme, incompatible ? « Quel beau sujet de dispute sophiste tu nous apportes là, Menon ; c’est la théorie selon laquelle on ne peut chercher ni ce qu’on connaît, ni ce qu’on ne connaît pas : ce qu’on connaît parce que, le connaissant, on n’a pas besoin de le chercher, ce qu’on ne connaît pas parce qu’on ne sait même pas ce qu’on doit chercher. » (Platon) L’homme ne pourrait donc pas connaître sa place dans l’univers et appréhender cet univers dans sa totalité en en faisant partie. Serait-ce là que se situerait La conséquence de sa consommation du fruit de l’arbre interdit ? On pourrait, de ce fait, en déduire que son besoin inné de connaissance serait motivé par le désir de renouer ce dialogue privilégié, d’égal à égal, mais brutalement interrompu, la perte de La Parole qui commençait par : « Faisons l’Homme... ». Depuis lors, en s’appropriant la faculté de connaître la marche de l’univers, les hommes, nantis de l’imposant fardeau de leur liberté, ont hérité l’impérieux destin et l’écrasante responsabilité d’être, à travers les siècles, les « aiguilleurs de l’histoire ». (Selon la belle formule d’Ernst Bloch) Jacques Narbonne, 32e GRAND CHAPITRE DE PRINTEMPS HÔTEL DU G∴O∴D∴F∴ (TEMPLE ARTHUR GROUSSIER) 15 MARS 2008 Le Pélican Emblème de Jacob Boschius, Symbolographia, 1702. 01 OFFICIERS DU SUPRÊME CONSEIL 2007-2008 Très Puissant Souverain Grand Commandeur Alain de KEGHEL 1er Lieutenant Commandeur 2e Lieutenant Commandeur Grand Orateur Grand Chancelier - Garde des Sceaux Grand Trésorier - Grand Hospitalier Grand Capitaine des Gardes er 1 Grand Maître des Cérémonies 2e Grand Maître des Cérémonies Grand Orateur Adjoint Grand Chancelier Adjoint Grand Trésorier Adjoint, Grand Hospitalier Adjoint Grand Capitaine des Gardes Adjoint Jean-Robert RAGACHE Francis ALLOUCH Pierre PIOVESAN Christian DANIOU Gérard FILIPPI Jean-Pierre CORDIER Jacques OREFICE Alain NATALI Yves LE BONNIEC Jacques RAMBAUD Hervé NORA Pierre NABET 137 01 QUESTIONS MISES À L’ÉTUDE DES ATELIERS POUR L’ANNÉE 2008-2009 Grand Chapitre d’Automne 2008 : Mardi 2 septembre 2008 « Les valeurs qui sous-tendent l’Ordre sont Universelles, estimons-nous. Dans notre culture les rituels permettent de les activer, pensons-nous. Comment le rituel de Chevalier Rose-Croix en particulier pourrait-il se transformer pour servir toutes les cultures ? » Envoi des travaux à la chancellerie pour le 31 mai 2008. _____________ Grand Conseil d’Automne 2008 : Mardi 2 septembre 2008 « Trois couronnes symbolisent trois pouvoirs dont le Chevalier Kadosh doit surveiller, stigmatiser et combattre les moindres abus et déviances. Ces trois symboles sont-ils nécessaires et suffisants aujourd’hui ? » Envoi des travaux à la Chancellerie pour le 31 mai 2008. _____________ Grand Chapitre de Printemps 2009 « L’art vit de contraintes et meurt de libertés ». Le Maître Secret qui pratique l’Art Royal promet d’être obéissant et fidèle. Dans quelle mesure est-il libre ? 138 01 COLONNE D’HARMONIE Prélude à la cérémonie : • Divers Quatuors des FF∴ Mozart et Chevalier de Saint-George Entrée du T∴P∴S∴G∴C∴ et du S∴C∴ : • Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Concerto pour violon en ré majeur (Larghetto) Ouverture des travaux (déambulation des GG∴GG∴) : • Anton Arenski (1861-1906) : Variations sur un thème de Tchaïkovski Accueil des délégations : • Ludwig van Beethoven : Romance en sol majeur pour violon et orchestre Mise en place des FF∴ : • J.-S. Bach (1685-1715) – Joachim Raff (1822-1882) : Chaconne en ré mineur Musiques d’attente : • Edouard Lalo (1823-1892) : Symphonie espagnole pour violon et orch. (Finale) • Ludwig van Beethoven : Symphonie n o 4 (Adagio) Entrée de la délégation du Conseil de l’Ordre du G∴O∴D∴F∴ : • Giovanni Paesiello (1740-1816) : Le Barbier de Séville (Cavatine) Après l’allocution du T∴P∴S∴G∴C∴ : • Emmanuel Chabrier (1841-1894) : Suite Pastorale (Danse villageoise) ; Orchestre des Siècles (Dir. : François-Xavier Roth) * Après l’intervention du représentant du Président du Conseil de l’Ordre du G∴O∴D∴F∴ : • Emmanuel Chabrier : Suite Pastorale (Scherzo-Valse) * Sur ce cd, Diapason d’Or 2007, figurent également deux œuvres de Bizet, sa célèbre Symphonie en Ut et les Jeux d’Enfants. 139 Après interventions successives des trois orateurs : • Luigi Boccherini (1743-1805) : Passacaille Après le rapport sur la question à l’étude : • Nicolaï Rimski-Korsakov : Quintette pour piano et vents (Allegro molto ) Après la table burinée du Chevalier d’Éloquence • Franz Schubert : An die Musik (Lied) ; Orchestration Max Reger Sortie des délégations : • Anton Dvorák (1841-1904) : Symphonie n o 5 (Finale – allegro…) Sortie du T∴P∴S∴G∴C∴, du Suprême Conseil, puis sortie générale : • Gustav Mahler (1860-1911) : Symphonie n o 2 (Finale) Pour tout renseignement concernant l’œuvre, le compositeur ou les références d’enregistrement, s’adresser au F∴ Jean-Claude JACQUET, Bibliothèque André Doré, 16 rue Cadet, 75009 Paris 01 DISCOURS D’OUVERTURE DU T∴P∴S∴G∴C∴ DU GRAND CHAPITRE DE PRINTEMPS 2008 TT∴PP∴SS∴GG∴CC∴, Dignitaires qui siégez à l’Orient, TT∴RR∴FF∴ représentant le Conseil de l’Ordre, TT∴Ill∴FF∴, Vous tous mes BB∴AA∴FF∴ Chev∴ R+C∴, Mes premières paroles seront celles de notre profonde gratitude et de chaleureuse bienvenue à vous tous qui avez bien voulu accepter l’invitation qui vous avait été faite à un Grand chapitre de printemps placé sous le signe de l’Europe. Signe des temps où nous transcendons les frontières nationales et juridictionnelles pour nous réunir sous la bannière de la Fraternité européenne. Nous sommes donc aujourd’hui tels que nous sommes et nous affirmons ensemble : une force de pensée plurielle, pluriculturelle, plurilingue aussi, mais avant tout, oui, une force de pensée unie autour de l’idéal que partagent les FF∴ du REAA, élément initiatique et patrimoine commun qui nous unit et réunit avec des Maçons répartis sur toute la surface du globe, en tous cas là où la Maçonnerie a droit de cité. Ainsi, après notre récente rencontre à Bruxelles pour l’installation du Grand Commandeur du SCRE, c’est au tour de Paris avant d’être bientôt celui de Turin, mais avant encore à Budapest à l’invitation du Suprême Conseil de Hongrie et avec les Juridictions d’Europe centrale et orientale, puis ce sera Bucarest. Ce brassage fraternel, ce dialogue entretenu librement et dans la Liberté attestent de notre capacité au partage, mais aussi d’une dynamique qui, en plus de 200 ans, n’a rien perdu de la fraîcheur de ses repères, ni de ses valeurs fondatrices. Et je suis heureux de faire part ici de la décision que nous avons arrêtée à Bruxelles, de retenir le principe d’un Conseil Européen des Grands Commandeurs. Nous évoluons ainsi avec notre temps et avec les espaces d’une construction continentale dont nous serions mal avisés de ne pas la prendre en compte. Mais plutôt que de créer des structures artificielles, nous préférons ce confédéralisme maçonnique écossais qui déjà s’est 141 manifesté par l’émergence de la S.EU.RE, creuset de dialogue et de recherche transcendant les différences doctrinales. Mais déjà me voici rappelé à d’autres réalités que nous ne saurions ignorer car certaines turbulences nous interpellent au niveau national. L’enjeu aujourd’hui est de conserver son intégrité et ses critères de vérité et de moralité dans un environnement où vérité et moralité n’ont plus d’expression visible. Ayons conscience que lorsque les repères se perdent et que les boussoles s’affolent, il nous appartient de raison garder et de rester ce pôle de sagesse et de sérénité, ce cap vers lequel les FF∴ authentiquement engagés dans une démarche initiatique et épris des idéaux maçonniques les plus purs et les plus élevés tournent leurs regards. Oui, nous ne nous lasserons jamais de le répéter : nous croyons résolument à l’éthique maçonnique, à ses vertus qui ont fâcheusement tendance à être perdues de vue pour céder la place à l’instinct violent jusque dans ses formes d’expression les plus viles et humiliantes. Oui, il faut que la déontologie et l’éthique imprègnent les élites maçonniques. Il en va plus que jamais de leur autorité morale, nous le savons bien. C’est Voltaire qui disait : « La gentillesse est la première qualité de l’intelligence ». Certains, ils se reconnaîtront, feraient bien de méditer cette sentence du grand philosophe des Lumières. La dignité ne se décrète pas plus que la respectabilité. Alors, mes BB∴AA∴FF∴, vous me pardonnerez en ce moment de rencontre de succomber à ma façon au charme très en vogue de la sociologie du présent et de la philosophie civilisationnelle d’Edgar Morin mise au goût du jour. Il ne s’agit assurément pas de nous inscrire dans la mode d’un instant fugace, mais d’opposer un non très résolu à tout ce qui menace les fondamentaux de notre patrimoine maçonnique « civilisationnel » du GODF. Un patrimoine qui est le vôtre, le nôtre, celui de tous les Maçons initiés dans notre obédience et qui appartient collectivement à l’ensemble des Frères. Nous nous en sommes approprié une parcelle dès notre initiation. Gardons-la et choyons-la comme un bien précieux. Le GODF est et doit rester cette fédération de rites et de Loges dans laquelle chacun trouve son propre espace de liberté. Ce devrait être un creuset de fermentation des idées et de courants de pensée pluriels comme il en existe trop peu aujourd’hui. Mais – je vais être très direct dans mon propos qui ne sera pas enrobé de prudences diplomatiques – cet espace est menacé d’une confiscation oligarchique de la représentation passant par un véritable verrouillage clientéliste d’assemblées et de structures ne servant que de faire valoir, sinon de leviers d’accession aux responsabilités avec pour but de s’imposer pour imposer. Nous voyons planer des relents idéologiques de pensée unique et de rite unique ou officiel et que sais-je encore ? Ouvrons nos yeux tout grands tant qu’il est temps, mes BB∴AA∴FF∴ Chev∴R+C∴. L’heure est venue d’un sursaut et 142 c’est pourquoi je me départirai cette fois de ma réserve habituelle. Prenons bien garde que pureté ne soit pas synonyme de candeur, ni de naïveté. Cet appel solennel doit retentir bien par-delà les murs de ce grand Temple Arthur Groussier. Il ne s’adresse pas aux seuls FF∴ du REAA ! Il vaut pour tous les Maçons qui appartiennent et tiennent à notre Obédience dans toutes ses composantes. Ils méritent individuellement notre attachement fraternel et notre égal respect. Faisons en sorte que notre appartenance matricielle commune au GODF, avec l’adhésion à ses idéaux élevés qu’elle implique pour chacun d’entre nous, ne puisse jamais nous valoir la marginalisation, voire l’exclusion, programmée par ceux qui nous considèrent dans leurs écrits, et déjà dans certains de leurs actes, comme les représentants d’une hérésie de la libre pensée à bannir de notre Obédience. Ne les a-t-on pas entendus réclamer la destitution du Grand Commandeur ? Ne voyons-nous pas déjà notre REAA affublé, dans des conférences conjointes du Rite Français et de la GLNF – mariage des genres pour le moins surprenant – du quolibet créé sui generis de « rite carolinien » onaniste ? Nous nous interdisons pour notre part de nourrir une quelconque polémique ni une « guerre des rites » qui n’a pas lieu d’être. Nous la condamnons de la façon la plus ferme en dénonçant ceux, hiérarques dévoyés et pris de vertige, qui croient pouvoir refonder notre Obédience en la mettant sous tutelle d’un rite des hauts gardes tout en se parant des vertus d’une pseudo rénovation. Je m’abstiendrai, par charité maçonnique, de les qualifier. Fédération de rites et de Loges, le GODF n’à pas traversé les siècles pour en arriver à être ramené à une pétition qui deviendrait théorique seulement et viserait à réduire en son sein les Hauts Grades du REAA en quelque sorte en une réserve ethnique destinée à l’inexorable épuration. La fédération de rites n’est pas seulement une architecture, mais bien un espace de respiration de la Liberté dont je préférerai m’abstenir de reprendre à mon compte l’adverbe accolé d’absolu, tant il a été galvaudé et dévoyé pour être finalement entendu trop souvent aujourd’hui comme l’affirmation d’une philosophie dogmatique restrictive de tout ce qui est « autrement pensant ». Ainsi parlent et pensent les nouveaux et très récents inspirateurs militants d’une funeste doctrine d’exclusion. Eh bien ! Mes BB∴ AA∴FF∴ il faut que les aventuriers demeurent isolés et sachent que nous sommes tous, Frères sincères de tous rites, extrêmement déterminés à dire NON à cela. Ceux qui nourriraient des rêves irresponsables et chimériques de caporalisation mono rite doivent réaliser, ici et maintenant, qu’ils se heurteront à notre farouche attachement aux fondamentaux maçonniques du GODF. Et lorsque je dis « notre » attachement, je m’exprime bien entendu, je le sais, non seulement par procuration au nom des plus de 7400 Frères du REAA que compte le GODF dans nos hauts grades. Je veux croire que très nombreux – et 143 même les plus nombreux - sont ceux qui, tous Rites confondus et bien que n’ayant pas choisi notre cheminement au-delà de la Maîtrise, partagent nos inquiétudes comme nos aspirations au redressement. On ne nous fera pas admettre, en jouant des artifices d’une réécriture de l’histoire revisitée, que ces boutefeux seraient les uniques et seuls légitimes détenteurs d’une orthodoxie quelconque. Car le propre de notre philosophie, c’est bien qu’il n’y pas d’orthodoxie. Tout ce qui serait de nature à rompre les équilibres est appelé à rencontrer notre inconditionnel engagement collectif à défendre notre maison commune, le GODF. C’est Jean Jaurès auquel on prêtait la conviction que l’humanité a une sorte de conscience collective, supérieure et en suspens, qui n’est pas soumise au désordre nihiliste des hommes. L’Ordre maçonnique étant le microcosme du macrocosme, pourquoi en irait-il autrement pour nous ? On nous parle de réforme. A la bonne heure ! Sans doute chacun d’entre nous ressent-il la nécessité cyclique d’adapter certains modes de fonctionnement au temps présent, comme c’est le cas dans toute notre société pour qu’il n’y ait pas rupture mais évolution. Notre Rite n’a-t-il d’ailleurs pas lui-même mis en œuvre depuis 1946 de nombreuses réformes qui attestent de notre adhésion ou de notre adaptation pragmatique aux principes d’évolution nécessaires ? Si certains changements en rupture avec la tradition du REAA ont été contraints, nous en avons accepté encore récemment le principe par réalisme existentiel. Néanmoins, à ce stade de notre réflexion, il nous semble indispensable de dire aussi une vérité dont nous espérons qu’elle aidera à redresser un discours invoquant à tort et à travers la démocratie en maçonnerie sous couvert d’engagement républicain. Evitons les mélanges de genres sémantiques. Il est temps de dire que cette dialectique ne fait pas illusion. Elle travestit trop souvent une vérité crue qui est bien différente. En effet, nous entendons des discours en apparence vertueux sur le thème de la démocratie. Ces propos recouvrent des réalités si complexes, qu’à y regarder de plus près, ils apparaissent bien loin de principes énoncés avec d’autant plus de force que ceux qui s’en prévalent n’en sont pas, dans leur pratique de la maçonnerie, les plus convaincants avocats. Chacun sait, pour commencer par le début, que l’acceptation de l’Apprenti en Loge n’a rien de démocratique. Il s’agit, ni plus ni moins, déjà d’une cooptation s’inscrivant dans une démarche initiatique et d’une certaine façon élitiste, encore qu’il faille être prudent quant au sens du terme. C’est néanmoins tellement vrai que la Loge n’a de compte à rendre à quiconque, lors du refus de candidature, sur les raisons ayant motivé le vote souverain des FF∴. C’est cette même logique qui continue de s’appliquer tout au long du parcours initiatique dans tout rite maçonnique. La réécriture fantaisiste de certains rituels dits « démocratiques et républicains » ne changera rien à la pertinence du jugement. 144 En revanche, il est patent que dans notre tradition obédientielle, le fonctionnement institutionnel ambitionne de se dérouler dans un esprit de transparence et de discipline démocratiques. C’est le cas dans la Loge à chaque fois que les FF∴ votent sur les conclusions de l’Orateur, gardien de la Constitution. Au Suprême Conseil de notre rite qui est, après tout aussi une Loge, les choses ne se passent pas autrement. Alors au moment où certains se croient fondés à donner des leçons en ce domaine, comme en tant d’autres, il est légitime que nous posions à notre tour un certain nombre de questions sur ce registre. Il faut aller jusqu’au bout de la logique du questionnement. Est-il bien « démocratique », et légitime donc, que des décennies durant des quasi professionnels de la parole, toujours les mêmes, l’accaparent dans des cénacles qui orientent et parfois décident du devenir de l’Obédience. N’est-il pas temps de dire clairement et à haute voix ce que d’aucuns pensent mais n’osent exprimer de peur de déplaire aux tartuffes qui voudraient se faire passer pour des parangons de la démocratie maçonnique ? Qui, minorité agissante, jouent aux faiseurs de rois dans les structures qui conditionnent notre fonctionnement collectif et imposent de la sorte un esprit artificiellement dominant qui menace nos espaces de libertés individuelles? Le dérapage n’est pas seulement sémantique lorsqu’on confère des missions improbables pour les besoins de causes très conjoncturelles à des émissaires qui ne tiennent leur rôle d’aucun mandat électif. Nous savons bien qu’il y a chez tout détenteur de « pouvoir » une part d’imposture. Ce qui dérange, chez nous plus qu’ailleurs, c’est qu’il n’y a ni pouvoir, ni véritable démocratie nous venons de le voir. L’imposture de ceux qui se réclament de la démocratie en apparaît d’autant plus totale. Cessons, dans ces conditions, d’invoquer des principes auxquels chacun de nous est certes attaché, mais au sujet desquels il y aurait tant à redire à l’épreuve d’un examen des modes de fonctionnement. Nul n’est fondé ici à adopter la posture vertueuse du donneur de leçons sans s’exposer soi-même à la critique. Osons ! Osons le dire haut et fort, mes BB∴AA∴FF∴ ! Le Suprême Conseil et ses ateliers du Grand Collège du REAA, chacun d’entre nous, avons non seulement subi, mais plus ou moins vaillamment surmonté les aléas conjoncturels liés aux spasmes de notre Obédience et de ce qui gravite autour de son noyau dur.Vous connaissez la position jugée inflexible qui est la mienne, personnelle, lorsque j’estime que compromis et compromission se côtoient assez dangereusement pour devenir inacceptables. Mon propos de ce jour en atteste. Nous avons aussi choisi, je le disais il y a un instant, de nous adapter solidairement à la manière du roseau pour satisfaire à l’aspiration profonde que nous nourrissons tous, à pouvoir travailler à maçonner dans nos Ateliers à l’abri des petites ou grandes intrigues de hiérarques en mal 145 d’accomplissement ou de parcelles d’un bien illusoire pouvoir lorsqu’ils ne jouent pas aux généreux dispensateurs de cordons et d’offices. Pour autant nous n’abdiquons point. C’est ainsi qu’ont évolué nos protocoles et que depuis plus de deux siècles, et à la suite de nos Anciens les plus illustres, tels Camille Savoire et Arthur Groussier qui comptent parmi les plus grandes figures du REAA du GODF, nous avons surmonté les écueils en poursuivant notre chemin. Le REAA reste un point de départ et non d’arrivée. C’est aussi grâce à cette plasticité – et à cette continuité sans interruption aucune depuis la création des rites fondateurs de l’écossisme à la moitié du XVIIIe siècle –, mais tout autant grâce à l’exigence rigoureuse de la démarche initiatique écossaise, que le GODF peut aujourd’hui se targuer justement d’être, dans ses Hauts Grades du REAA, la première puissance maçonnique de ce rite en Europe. Nous n’en tirons aucune gloire, mais il est bon et légitime que ce soit connu et reconnu. Et que tous les FF∴ du GODF en prennent aussi conscience pour s’approprier ce patrimoine. Certains seraient-ils tentés de masquer honteusement cette réalité initiatique au point de la compromettre ? Nous ne nous sommes pas laissé entraîner sur un terrain de « profanisation » – j’entends même ici où là certains évoquer une « bolchevisation » – de la démarche maçonnique. Car pour nous, elle est très clairement d’ordre initiatique et ne se confond donc pas avec celle de l’engagement de nature politique que d’aucuns croient pouvoir y substituer dans nos Loges et structures obédientielles. Peut-être faudrait-il d’ailleurs chercher à comprendre pourquoi des aspirations non assouvies dans l’espace partisan cherchent chez nous ce qu’elles ne trouvent plus ailleurs. Serait-ce une part du prix que nous payons à des alternances politiques dans la société civile avec un phénomène de reflux chez nous ? Je laisserai aux politologues, aux philosophes, aux psychologues et sans doute aussi aux pathologues le soin d’y répondre. La Loge, que je sache, n’est pas aujourd’hui, cela se saurait, ce laboratoire de la République qu’elle fut peut-être un jour. En tout cas pas l’antichambre de la République, même si, nous dit-on, pour la première fois depuis 1932, son plus haut représentant s’y serait annoncé en visiteur insolite. Nous ne nourrissons pour notre part aucun fantasme, ni ne concevons notre rôle autrement que comme celui de médiateurs de la pensée, c’est-à-dire des pensées plurielles et libres. C’est aussi ce qui explique la place centrale qu’occupe chez nous la spiritualité, au sens fondamental et non fondamentaliste ni, bien entendu, religieux du terme. Les réflexions philosophiques qui, dans un passé récent, nous ont, vous ont tous mobilisés dans nos Ateliers autour des thèmes de travail : spiritualité maçonnique, morale, laïcité, vérité attestent de la qualité propre au méta système écossais. Chaque Atelier et de nombreux FF∴ ont donc 146 contribué progressivement à constituer ce corpus dans une herméneutique singularisant notre rite universel. Car c’est aussi la réalité universelle de notre rite qui nous distingue en ceci qu’il nous lie dans l’espace et le temps avec des FF∴ qui le partagent et le déclinent à leur façon avec nous dans notre vaste monde. Je le disais en introduction : la présence aujourd’hui dans ce Temple à nos côtés de représentants de juridictions amies européennes en est une preuve éclatante, dont nous nous réjouissons. Mais revenons au thème central de notre préoccupation du moment présent mes BB∴AA∴FF∴. Nous ne devons pas avoir à choisir entre cette voie d’élévation de l’Homme au travers du travail individuel et collectif d’une part, et notre engagement au service de l’Ordre par nos engagements additionnés dans ce qui constitue le tissu nerveux de l’Obédience. Chacun d’entre nous est individuellement un « veilleur de l’Ordre » et au titre de sa Loge symbolique, doit avoir le droit et même l’impérieux devoir de concourir au fonctionnement de l’Obédience par son action participative. Et ceci à tous les niveaux. Si nous ne faisons pas cela et abandonnons cet espace à des minorités militantes agissantes, les rudes réalités ne tarderont pas à se rappeler à notre souvenir. Le prix de notre liberté, de notre quiétude, de notre « volupté maçonnique » et, disons-le aussi, de sa poésie, celui de la préservation des valeurs de notre espace global pluriel et multirite au GODF, il passe par là ! Hélas ! Les temps sont donc définitivement révolus, où nous pouvions nous consacrer entièrement et seulement aux doux et si agréables délices d’une progression initiatique et philosophique que nous préférons naturellement aux sombres calculs tactiques. Le temps n’est plus à des précautions oratoires et c’est avec regret que je dois me départir de la posture traditionnelle du Commandeur. C’est sur ceux qui agissent dans la pénombre et pêchent en eaux troubles que nous devons d’ouvrir vos yeux. Les réalités sont devenues sordides. Nous visons ici les parjures qui renient leur signature, les petits intrigants de l’insignifiance politique et de petits complots ourdis dans les antichambres d’officines qui n’ont d’autre but que de se servir, de servir des aspirations personnelles ou sectaires. Que constatons-nous ? Eh bien tout simplement que certains mauvais compagnons n’ont d’autres délices ni projets que ce qu’ils annoncent eux-mêmes sans détours avec un cynisme absolu : quadriller, contrôler, maîtriser, régenter, intégrer, manipuler, noyauter et finalement « tuer ». Car, oui, mes BB∴AA∴FF∴ ils n’hésitent pas à nous annoncer ce catalogue brutal, pour une fois avec une franchise que nous leur rendrons bien. Leurs cibles ce sont les « mal-pensants » de tous poils. Entendez : tous ceux, y compris dans leurs propres rangs, qui n’entreraient pas dans leur jeu, voire qui ne se convertiraient point. Et nous savons que certains esprits faibles y succombent déjà au prix de petites promesses illusoires, de 147 cordons et de prébendes! Il doit être clair aujourd’hui que nous n’entendons pas laisser ces prédateurs égarés, activistes en mal de « pouvoir », dépecer le GODF pour en accaparer tous les leviers et en faire une sorte de Ligue de l’absolue vérité : la leur. Notre devoir est d’être debout avec tous les FF∴ du GODF fidèles à notre serment maçonnique et de constituer avec tous les FF∴ de notre Obédience un rempart qui nous épargne, à nous tous, de pénibles épreuves qui conduiraient à un déclin inexorable. Notre refus de transfert de mœurs qui prospèrent dans la vie profane est total ! Est-ce d’ailleurs pur hasard si au même moment des hommes et femmes politiques de tous bords viennent de lancer, à l’identique, un appel au sursaut pour sauver les valeurs ? Une cote d’alerte est atteinte, mes BB∴AA∴FF∴ ! Nous ne voulons pas assister demain au crépuscule annoncé. Sentinelles nous serons !... et plus encore puisqu’il le faut, pour faire en sorte de ne point être placés devant un choix à deux options. Après avoir été les initiateurs d’une coexistence pacifique et fraternelle au travers des codes de bonne conduite et de déontologie signés à avec les autres rites en 2004, nous sommes donc conviés aujourd’hui à une véritable révolution culturelle sans l’avoir voulue. Mais nous tenons trop à ces codes, sources de paix et d’émulation, pour les voir remis en cause. Devant l’importance des défis à relever, notre devoir est bien là. Pour autant nous ne nous lasserons point de dire que, portés par cette volonté résolue, nous ne devons jamais perdre de vue notre sens de la responsabilité. Une responsabilité qui nous engage à agir toujours avec conscience maçonnique, rectitude et grande fermeté mais aussi mesure et hauteur dans le propos comme dans l’action. N’oublions jamais le sens du devoir fraternel qui doit guider constamment nos actes. Le REAA, rite libérateur, doit avoir la force, le courage, la détermination mais aussi la noblesse d’âme d’affirmer ici, aujourd’hui et tous les jours dans la vie de l’Obédience et de la Juridiction, que, attachés à la démocratie, nous n’entendrons pas nous payer de mots, ni nous laisser berner. Dans les combats qui comptent, nous sommes aux avant-postes et c’est bien le cas en ces temps pour la défense de la laïcité dont le philosophe Bernard-Henri Lévy énonçait, ici même le 19 février, ses « dix commandements ». Nous prenons toute notre part au soutien indispensable des initiatives souvent prises par des FF∴ du GODF qui conjuguent cet engagement fort avec celui dans la voie écossaise. Ce débat intéresse aussi de nouveaux espaces géopolitiques en Europe, mais bien entendu dans tout le bassin méditerranéen. L’organisation à Turin, dans moins d’un mois, sous l’égide du Suprême Conseil d’Italie, d’une rencontre régionale de notre rite centrée sur le dialogue des cultures de cet espace de civilisations né en Mésopotamie, atteste de l’attention réelle que nos Juridictions du pourtour de la Mare Nostrum portent à ce débat crucial autour de la laïcité. 148 Nous devons y voir aussi le témoignage de notre engagement à y apporter nos contributions conjuguées. La laïcité n’est-elle pas devenue, comme le dit si bien le sociologue protestant Paul Willaime, une sorte de « bien commun » de la nouvelle Europe et ne faut-il pas avoir la fierté d’affirmer qu’il s’agit d’une avancée à laquelle notre Rite Écossais Ancien Accepté a eu et garde toute sa part ? Faisons en sorte que, dans l’union, la Fraternité et la concorde autour de cette valeur fédératrice de tous les FF∴ du GODF, cette affirmation de la laïcité ne soit pas bientôt vidée de son sens pour être sacrifiée sur l’autel d’un « communautarisme » d’inspiration néolibérale importé des États-Unis. Ne serait-ce pas là un combat véritablement fédérateur autour de nos valeurs de Foi, d’Espérance et de Charité ? Je veux le croire. Il n’est que temps de réintroduire le débat au cœur de l’activité maçonnique. Les tactiques d’appareils n’ont que trop duré et dénaturé la vie maçonnique. Notre projet, notre ambition en réponse à ceux qui voudraient continuer à diviser sont clairs et fidèles aux valeurs fondatrices de l’Ordre : Ensemble, tous ensemble, retrouvons le sens des valeurs et agissons pour rassembler nos forces fraternelles autour de ces valeurs ! Unis dans ce combat, nous les affirmerons avec d’autant plus de force. Alain de Keghel, 33e Très Puissant Souverain Grand Commandeur 01 GRAND CHAPITRE DE PRINTEMPS 2008 RAPPORT DE SYNTHÈSE « Comment le Chevalier Rose-Croix peut-il assurer le triomphe de la Justice sans susciter la haine ? » La haine au grade d’Amour ? L’apothéose de la Justice ? Le Chevalier RoseCroix otage du succès ? Il y a de quoi piquer ! Quelques Chapitres ont rendu compte de leur surprise à la première lecture de la question et évoquent un « choc », une « gêne », un « décalage », un « paradoxe », toutes choses qui assurément soutiennent l’intérêt car tous les rapports * manifestent une réflexion exigeante, et de nets points de convergence : 1. Le lien causal entre la « Justice » (avec un J majuscule bien sûr) et la « haine », n’est jamais contesté ; 2. S’agissant, quand on évoque la haine, du « triomphe de la justice », il est observé que la revanche du vaincu est en germe dans toute victoire et que l’emphase du ton n’y change rien ! 3. Un accord très large se manifeste sur l’obligation d’être concret ; le premier mot de l’énoncé, – « comment » –, porte à préciser l’action dans le monde, ce qu’un rapport résume ainsi : « la question nous incite à chercher la parole perdue, certes, mais il nous faut aussi chercher la boîte à outils ». La grande majorité des Chapitres a préféré réfléchir d’abord à une définition des notions et à leurs relations, puis rappeler l’outillage mental dont dispose le Chevalier Rose-Croix et enfin exposer le programme d’actions. Le présent rapport de synthèse adopte donc ce plan, et comprend trois parties : 1. Justice et haine : de l’idéal aux faits 2. Les enseignements de notre parcours maçonnique 3. La mission du Chevalier Rose-Croix * 86 rapports (# les 3/4 des Ateliers) ont été reçus : 71 dans les délais et 15 en janvier ; tous ont été lus. 151 1. JUSTICE ET HAINE : DE L’IDÉAL AUX FAITS Les Chapitres s’accordent à considérer que l’enjeu est la « justice » au sens de la philosophie morale, c’est-à-dire le respect du droit d’autrui. Les jurisconsultes anciens, pour qui elle était une des quatre vertus cardinales, la définissaient comme « volonté constante de donner à chacun son droit ». Les devoirs dont elle est la réalisation sont d’ordinaire négatifs (« ne tue pas, ne vole pas ») mais ils peuvent avoir une forme affirmative comme le devoir de s’opposer à ce qu’une injustice soit commise, ou d’intervenir activement pour qu’une injustice soit réparée. La justice a une forme générale qui consiste à respecter en toutes circonstances tous les droits de chaque personne humaine : l’homme juste est celui qui respecte intégralement chacun de ses semblables, dans sa vie et son intégrité physique, dans son honneur et sa réputation, dans sa sensibilité, sa liberté ,son intelligence et sa propriété. Elle a aussi des formes particulières : commutative, contractuelle, distributive, pénale dont le détail n’est pas le cœur de notre sujet mais qui appellent à préciser les approches contemporaines de la notion de justice : Pour le psychanalyste, la justice est à la convergence de deux axes, entre d’une part pensée et sentiment, et d’autre part sensation et intuition : le jugement de Salomon, devenu référence de sagesse, est l’heureuse conjonction de la loi morale et de la loi naturelle. Pour le juriste, le mot « justice » a deux sens : • premièrement « principe moral de conformité au droit positif » : les rapports entre citoyens sont normés, en définir les règles est un acte de souveraineté, et s’y plier est un abandon de liberté au profit de l’harmonie générale, autrement dit : « le droit chemin n’est autre que le chemin du droit ») ; • deuxièmement, la « justice » est aussi l’institution gardienne de la coercition légitime et l’on sait combien est instable l’équilibre entre la force et le droit. Pour le sociologue, la justice est le « juste partage » des richesses, ce qui ne va pas de soi dans une société qui entend que tout se compte et se mesure, mais ne mesure pas ce qu’elle ne veut pas compter. Pour le philosophe, classiquement, le mot « justice » désigne à la fois un idéal universel et une vertu personnelle : il s’agit d’instituer entre les hommes une égalité anonyme, indépendante de la situation sociale et de la personnalité des individus, ce qui implique comme Aristote le notait déjà, de « réunir justice et justesse » sous la forme de l’équité. C’est pourquoi il ne faut ni confondre ni séparer trop la justice et la charité. Les devoirs de charité sont des devoirs de conscience et ne sauraient être l’objet d’une obligation légale. On observe cependant que bien des devoirs qui étaient 152 considérés jadis comme des devoirs de charité apparaissent aujourd’hui, sous une notion plus claire de la moralité, comme des devoirs de justice, « justice » qui d’ailleurs suppose elle-même un minimum d’amour et de sympathie (sans affection pour autrui, on distingue malaisément ses droits),tout en s’avérant une des conditions nécessaires de la charité (une charité qui ne respecterait pas la liberté serait oppressive). Pour Nietzsche, « la justice est une illusion que les hommes entretiennent sur leurs propres pouvoir et savoir ».Voltaire est un peu plus tendre : « il n’y aura jamais qu’un petit nombre de justes sur la terre ». Au demeurant, quel que soit l’angle d’approche, la justice porte son ombre, la souffrance qui naît de toutes les injustices susceptibles de sourdre des multiples contradictions décelables entre absolu et relatif, fait et opinion, collectif et individuel, public et privé, général et particulier, mesuré et ressenti, connu et inconnu, sans même évoquer l’écart entre le vrai et le faux… De cette souffrance naît la haine : contraire de l’amour, de l’affection, de la tendresse, la haine s’applique à tout : si, heureusement, elle n’est pas toujours aussi violente que les attentats-suicides, elle couve en chacun de nous. Lorsqu’un objet, une personne ou un acte est, a été, ou paraît à notre imagination devoir être pour nous une cause d’impressions pénibles, nous sommes disposés à les éviter et à les écarter de nous. Les psychologues nomment cette disposition « aversion » ou « antipathie », affection qui peut rester bénigne, mais qu’elle devienne violente, qu’elle s’accompagne d’une idée fixe, qu’elle se manifeste par un besoin de faire du mal et de détruire, et nous « avons la haine ». Pour Spinoza, « la haine est la tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure » et pour Comte-Sponvile « haïr, c’est s’attrister. Or c’est la joie qui est bonne : toute haine est donc mauvaise, et c’est ce qui la rend mortifère ». De plus, notons-le, toute haine est injuste de par la réflexivité même de son mobile : celui qui hait s’efforce de détruire la chose qu’il a en haine parce que, comme tout le monde, il préfère la joie. Il détruit par amour malheureux et en veut à l’autre de son propre échec : haïr, c’est peu ou prou se haïr. Si, comme Ernest Renan se plaisait à le répéter « la vérité n’est pas gaie », ce pourrait même être la quête de vérité qui réveille la haine : « serait-ce d’ailleurs si grave » avance un Chapitre, « que nous importe la haine des négationnistes si nous avons fait condamner l’Holocauste ! ». Une part nécessaire de la rétribution du juste pourrait donc bien être la haine qu’il inspire aux malfaisants : « fais ce que dois, advienne que pourra » citent quelques Chapitres ; après tout, renvoyer le monde à ses vicissitudes c’est aider à débusquer les rusés, tels ces « charitables » que Jankélévitch fustige dans son Traité des vertus, 153 ceux qui donnent au pauvre comme une gracieuseté ce qui lui est dû comme un droit, de sorte que, détroussé et reconnaissant, celui qui reçoit remercie son voleur… Mais, à l’opposé, on peut concevoir des haines saintes, comme celle dont Sophocle pare l’âme douce et tendre d’Antigone, qu’il dit être « faite pour aimer et non pour haïr » et qui, pourtant, consacre sa piété fraternelle par un suicide fondé sur la haine que lui inspire le refus de Créon d’ensevelir Polynice. Devant toutes ces difficultés, que pouvons-nous apprendre de notre parcours maçonnique ? 2. LES ENSEIGNEMENTS DE NOTRE PARCOURS MAÇONNIQUE Les trois premiers degrés de la Maçonnerie nous donnent à vivre la mort du « vieil homme » et sa re-naissance pourvu que ses pairs le reconnaissent comme tel. Dès le seuil de la Chambre du Milieu, le Maître découvre l’objet de sa mission : le « Juste Milieu », dont le règlement général du GODF, en son livre VIII, « Justice Maçonnique », rappelle quelques éléments : la concorde, la conciliation... Dans nos Ateliers, le Maître Secret conçoit le devoir élargi par l’investigation de sa propre spiritualité et ambitionne d’être parmi les « meilleurs, ceux qui le mieux travaillent et le mieux s’entendent avec les hommes » ; à partir du 5e degré, l’Écossais apprend à dépasser le seul désir de faire le bien ; au 9e degré, Maître Élu des Neuf, à bannir la vengeance (« c’est la charité qui doit inspirer les arrêts de justice ») et au 10e degré, Illustre Elu des Quinze, à « aimer la justice et la servir d’un cœur purifié de toute haine » ; au 12e degré ,le Grand Maître Architecte voit s’ouvrir la perspective de la nouvelle loi (« soyez charitables, même envers vos ennemis ») et au 14e grade, le Grand Élu de la Voûte Sacrée s’instruit de la « juste punition ». La « nouvelle loi » est donc esquissée bien avant le 18e degré, mais c’est à l’entrée au Chapitre (15,16, puis 17e degré) que le caractère en est fixé (« l’autorité et la justice seront tempérées et sanctifiées par l’amour ») et c’est au 18e degré qu’elle est promulguée : des « hommes rebelles à la raison et à la justice » obligent le Chevalier Rose-Croix à un combat qu’il n’aime pas mais ne refuse pas, ce par quoi se dénoue le paradoxe : libéré par l’assujettissement volontaire au devoir d’Amour, le Chevalier Rose-Croix entre dans un « autre » monde, le monde de « l’Autre », où la logique de la découverte complète celle de l’explication. 154 3. LA MISSION DU CHEVALIER ROSE-CROIX Pour que la justice ne suscite plus, ou suscite moins la haine, une seule solution : que victime et coupable entendent, ressentent, comprennent et acceptent la décision de justice. Le Chevalier Rose-Croix peut exceller dans sa mise en œuvre car il sait que devoir de Justice et devoir d’Amour doivent et peuvent coïncider, et sa foi en l’Homme lui donne la force pour persévérer dans un effort d’exemplarité et de pédagogie qui ne peut être que très long, tant l’incompréhension des hommes est grande. Les Chapitres se sont attachés à préciser certaines modalités d’exécution, que l’on peut résumer ainsi qu’il suit : 1. L’écossisme ne s’autorise pas d’intervention directe dans le monde profane : notre œuvre est fondée sur le perfectionnement individuel et la propagation des vertus par l’exemple ; 2. Le Chevalier Rose-Croix n’est ni un troupier grégaire ni un ermite contemplatif : il est le Compagnon qui donne à manger à ceux qui ont faim, à boire à ceux qui ont soif, aussi doux avec les faibles et les opprimés qu’intransigeant face aux tyrans et aux pervers ; 3. Le Chevalier Rose-Croix n’est pas un juge. Il est un justiciable lucide qui consacre sa vie à la traque de l’indifférence, et si parfois il songe à une justice triomphante, c’est celle où le juge serait aimé ; 4. Lorsque le combat est inéluctable, le Chevalier Rose-Croix l’engage car il sait que le mal et ses manifestations ont leur place dans l’harmonie du monde. Il en est donc ainsi pour l’injustice et la haine, ce qui n’empêche pas d’aimer l’Autre même quand il est dans l’erreur, même quand il est fautif. Un Chapitre résume le programme d’actions en trois engagements clairs et solennels, que ce rapport de synthèse propose d’adopter : le Chevalier RoseCroix sera veilleur, résistant, éclaireur : • Veilleur, il ne laissera pas le droit dériver : la seule cause qui vaille est celle du faible et de l’opprimé ; • Résistant, il s’opposera aux pouvoirs qui usent de la légalité pour bafouer la légitimité : la désobéissance, la transgression sont parfois utiles et opportunes ; • Éclaireur, il dépassera les opinions pour comprendre les faits, propager les idéaux et prévenir les injustices. Nous sommes veilleurs, résistants, éclaireurs parce que dans le monde, 155 contre l’indifférence et pour le respect des autres et de soi même, il y a toujours urgence. C’est bien pourquoi le Chevalier Rose-Croix se projette dans l’action. C’est bien pourquoi aussi nos travaux ne sont jamais que suspendus. J’ai dit. Jean-Paul Fardet, 33e DISCOURS DE CLÔTURE DU GRAND ORATEUR DU SUPRÊME CONSEIL T∴P∴S∴G∴C∴, T∴Ill∴F∴ Grand Orat∴ représentant le Conseil de l’Ordre du G∴O∴D∴F∴, Dignitaires à l’Est, TT∴Ill∴FF∴, et vous tous, Chevaliers R+C, mes BB∴AA∴ Frères, « Les êtres humains, enveloppés dans les ténèbres, sont rebelles à la raison et à la justice ; la force règne partout. L’Ordre est dans la consternation. Et malgré les précautions que nous avons prises, nous sommes privés des moyens de nous reconnaître. Que pouvez-vous alors attendre de nous ? » « Que pouvez-vous attendre de nous ? ». Ainsi, cette question inquiète, au début de l’initiation au 18e degré, nous atteint-elle également aujourd’hui et conduit à nous interroger notamment sur notre situation et notre attitude dans les bouleversements que nous vivons depuis quelques années. Force est de constater que notre univers est victime d’un double mouvement qui amène, d’une part, l’intégration de toutes les économies au sein d’un système capitaliste mondial qui s’accompagne d’une diffusion massive de l’idéologie libérale, et d’autre part, de la multiplication des États-nations, anciens ou nouveaux, qui ont des influences diverses sur l’évolution du monde contemporain et offrent souvent des lieux de tensions et de crises. Ce double mouvement de globalisation et de morcellement a créé de nouvelles hiérarchies, engendré des formes de communautarismes, donné des pouvoirs exorbitants et hégémoniques à certains et dépouillé d’autres de leurs prérogatives. Dans cet univers troublé, l’énorme problème de la séparation du politique et du religieux allié à la présence subite du terrorisme international vient ajouter aux problématiques dénoncées. De cruelles conséquences naissent de tous ces bouleversements : l’opacité jetée sur des problèmes cruciaux touchant l’évolution et la survie de l’Humanité, les 157 replis identitaires et les névroses sécuritaires, terrains de toutes les exacerbations, les restrictions touchant les libertés, les droits à la santé et à l’éducation… pour ne citer que quelques exemples. « Les hommes sont rebelles à la raison et à la justice... Que pouvez-vous attendre de nous ? » Certes, en tant que Maçons, nous savons que les réponses initiales appartiennent à notre Obédience primordiale. Son histoire, sa culture, son expérience en font tout naturellement l’esprit de la résistance. C’est en adulte responsable que l’on entre au Grand Orient de France ; c’est en citoyen averti que l’on agit au sein de notre famille philosophique. Mais le Chevalier Rose-Croix a aussi ses réponses et ses combats, car il sait, que s’il y a des choses qu’il faut savoir sacrifier, s’il y a des replis nécessaires, il y a des valeurs fondamentales qu’il faut garder, non seulement parce qu’elles font partie d’un héritage, mais parce qu’il faut les transmettre. En cela aussi, le Rose-Croix est un résistant. Je souhaite, aujourd’hui, m’attarder sur deux nécessités qui relèvent particulièrement de notre présence en ces lieux, croyons-nous : la recherche de la vérité, et l’importance du collectif et du rituel. Lorsque je souligne la nécessité et la gravité de la recherche de la vérité, c’est surtout, parce que dans un premier temps, tourné vers l’essentiel, j’entends : « qu’est-ce que ma vérité ? » Ce qui entraîne inéluctablement ces autres interrogations : Comment supporter ma vérité ? Comment vivre avec ? Comment et avec qui mener cette quête ? Comment exister avec des hommes qui professent d’autres vérités, ou qui vivent d’autres incertitudes ? Comment supporter ces instants dramatiques où chaque maçon s’applique à comprendre que cette vérité est d’abord la recherche de la vérité, alors qu’il est partagé entre ses aspirations et ses déconvenues, entre son Espérance de lumière et sa part d’ombres ? Le Chapitre – comme n’importe quelle structure maçonnique – n’est pas un lieu où l’on déverse recettes, prêt-à-penser et ficelles grossières, elle est le lieu du questionnement sincère, de la quête permanente, et la couleur du cordon, hélas, n’est en rien gage de solutions miraculeuses. Le premier danger est d’être comme ce Ponce Pilate qui se posait cette question cruciale « Qu’est-ce que la vérité ? », tout en se lavant les mains, c’est-à-dire, vraisemblablement, en fuyant sa responsabilité... Cette recherche est d’abord un acte de lucidité dans ce que j’appellerai la liberté de l’esprit et la présence à soi. Ne faut-il pas étayer une exigence de sens à ses actes et à ses choix pour construire un projet cohérent ? Ne faut-il pas armer 158 le respect de l’humanité en chacun de nous en reconnaissant comme absolument nécessaires le courage, la force de caractère, la volonté de justice et l’esprit de résistance ? Le courage dont je parle, c’est celui de se questionner, d’évaluer sa vérité, de vérifier sa probité et sa fidélité au Serment. « Que le courage enflamme votre cœur ! » Cette attitude vigilante et responsable nous conduit à penser notre propre vie, à construire un projet, à nous engager sur un chantier, à nous ausculter sans faiblesses. Ah ! qu’il a raison le Trois Fois Puissant Maître quand il recommande au néophyte de ne point « confondre les mots et les idées » et qu’il lui conseille : « ne vous payez pas de mots » ! Mais nous sommes tous des néophytes qui nous prenons pour un dieu en croyant qu’il suffit de dire pour faire, qu’il suffit de parler pour être, que l’intention vaut l’action, qui clamons l’importance de la parole vertueuse avec une curieuse amnésie concernant nos comportements et nos attitudes. Peut-être qu’au fond, ce qui fait peur, c’est que chacun puisse penser, un jour, que tout cela soit vrai, que cette transgression, cette régénération, cette métamorphose soit possible. Non seulement pour lui mais aussi pour les autres. Que l’on soit capable de quitter les habits du vieil homme, de dominer son angoisse, d’envisager la mort. Cette chose intime qui a grandi et qui nous fait veilleurs... non pas guetteurs de je ne sais quelle orthodoxie, non pas sentinelles de je ne sais quel retranchement, mais veilleurs de nous-mêmes, de notre essentiel, de la lecture personnelle de notre moi. Cette conquête de soi, gestuelle récurrente vers la vérité de soi, fait partie de cette reconstruction si chère au Rose-Croix ; elle est une chose primordiale à protéger et à transmettre en ayant toujours présent à l’esprit que si le secret du bonheur, c’est la liberté, le secret de la liberté reste le courage. (D’après Thucydide) Il est un autre aspect dont il faut parler, l’apprentissage du bonheur du vivre ensemble et son ordonnancement symbolique et rituel. Là encore, le Très Sage guide nos pas en rappelant, après que la Parole a été retrouvée : « Le grade que nous allons vous conférer n’a pas pour objectif la seule personne du Franc-maçon, mais l’effort collectif de tous les Frères vers le progrès et le bonheur de l’Humanité tout entière. Vous vous consacrerez désormais à cette noble tâche ». À ceux qui dénigrent ce grade, cette simple exhortation suffit comme réponse décisive puisqu’elle rejoint profondément les idéaux et les principes de notre Obédience-mère. Mais là n’est pas, aujourd’hui, le sujet de mon propos ; ce qui m’intéresse, c’est l’Autre, son acceptation, son accompagnement, son regard sur moi, notre volonté de cohésion, notre partage exigeant des valeurs qui fondent notre Fraternité. Ce qui devrait aussi nous différencier des associations profanes, 159 c’est que certains dérèglements n’ont plus leur place dans le cheminement collectif, et que le goût du pouvoir, l’ego maladif, l’indifférence au Temple intérieur ou le quant-à-soi, appauvrissent l’énergie nécessaire et détournent les hommes des objectifs envisagés. Bien sûr, toutes ces dérives ont leurs explications, leurs diagnostics, leurs histoires, mais elles restent insupportables car la concorde et l’harmonie préludent à tout parcours commun. Le Rituel, partagé par les Frères, et notamment celui de Rose-Croix, en reste une illustration éloquente. LE RITUEL Pour répondre à la question maintes fois posée « qu’est-ce qu’un rituel ? » ou « quelle est la fonction d’un rituel ? » je préfère m’attarder, là encore, sur l’attitude individuelle face à un rituel, aux échos qu’il réveille en chacun, à la liberté que son examen oblige. Viennent alors peu à peu d’autres questions : pourquoi suis-je fermé à tel symbole ? Pourquoi vais-je refuser telle mise en œuvre symbolique ? Qu’est-ce qui au fond de moi tressaille et commande ma raison ? Mon souvenir est-il plus fort que le lendemain que je veux inventer ? Suis-je plus sensible à l’imagerie qu’au message universel ? Qu’est-ce qui fait que mon histoire intime fragilise mon entendement ? Tout rituel est un objet culturel, et comme tel, il est, il doit être quelque chose qui dérange, qui questionne. Parfois même, il déroute et vient contredire ce que l’on avait patiemment édifié comme une protection. Mieux même, il provoque, il rappelle des souffrances, des blessures, parce qu’il m’interroge sur des problèmes que je ne voulais pas me poser…Tout rituel est un danger s’il veut rester rituel. « La « personnalité » d’un Rite n’est jamais induite par la lettre de ses rituels, mais par la manière dont il est culturellement investi et ensuite transmis par des générations de Maçons. » (Pierrick L’Hyver) Les uns et les autres l’avons mille fois expérimenté, tout rituel est aussi un vecteur de réconciliation, avec autrui, mais d’abord avec soi-même ; il est estuaire, échappée, regard vers l’imprévisible. Il n’est jamais achevé, toujours interrogateur. Parce que derrière les mots, les mises en œuvre rituelles, les couleurs et les organisations symboliques, il y a le sens, le sens que je reconstruis, mon sens que j’arrache, comme autant d’évidences qu’il a fallu éclairer. Comme je me retrouve dans cette explication de Roland Barthes quand je pense à notre rituel du RoseCroix : « Le mythe ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler ; simplement, il les purifie, les innocente, les fonde en nature et en éternité, il leur donne 160 une clarté qui n’est pas celle de l’explication mais celle du constat... C’est là toute l’ambiguïté du mythe : sa clarté est euphorique. ». Dans la mesure où il constitue un élément essentiel de l’identité du collectif maçonnique et des frères qui en reçoivent l’héritage, le rituel devient un ensemble de valeurs et de règles que les hommes se sont données pour vivre ensemble et qu’ils s’obligent à respecter. Ces règles, ces principes partagés de façon égalitaire, qui peuvent aussi être évolutifs, représentent un bien inaliénable. Pourtant, de grâce, ne lui confions pas plus qu’il ne peut porter. Même si nous savons qu’il est l’interprète des valeurs qui nous rassemblent, même si nous profitons de son rôle structurant et des mises en œuvre symboliques pour étayer notre construction, même si nous sommes riches des émotions, des fulgurances, des réveils, des élans et des recherches qu’il génère, nous savons que nos Frères ont un rôle primordial dans notre histoire avec leur accompagnement, leur souci d’écoute et de partage, avec leur vie exemplaire et leur abnégation. Ce sont eux qui nous ont instruits ! Ce sont eux qui nous augmentent ! Cette cohésion dont nous avons hérité, mes frères, il faut la protéger et la transmettre. Non seulement, parce qu’elle est un support fondamental à notre propre initiation, mais également, parce que dans ce monde bouleversé et aliénant, elle est le lien et le lieu le plus sûr pour expérimenter le « vivre ensemble ». Sans nous prendre pour le centre du monde, sachons, sachons bien que nous sommes le Centre de l’Union dans un monde qui a besoin de nous. Pierre Piovesan, 33e D I A L O G U E S C∴ S∴ G∴ C∴ R∴ E∴ A∴ A∴ G∴ O∴ D∴ F∴ LES TEXTES QUI SUIVENT N’ENGAGENT QUE LEURS AUTEURS Pablo Picasso Suite Vollard UN 12e DEGRÉ PARADOXAL Je place cette planche sous le signe du paradoxe. En effet, la sécheresse, le laconisme de l’intitulé le 12e grade n’exposait pas, a priori, à l’errance rêveuse, à la promenade bucolique. C’est cependant ce qu’il advint, sans d’ailleurs que je m’en défende avec beaucoup de détermination. Le numéro de ce degré le reliait évidemment aux précédents grades, comme aux suivants et me contraignait à le replacer dans son contexte et donc d’envisager la lignée qui va du 5e au 14e. Comme, en la matière, il n’existe guère de connaissance spontanée, je lus attentivement, mais avec quelque agacement, des extraits provenant des meilleurs auteurs tels Naudon, Berteaux, Bayard, etc. J’imaginais d’ailleurs quelque compagnon de galère s’évertuant à décrypter des tournures passablement absconses. Ainsi de Paul Naudon, pardonnez-moi : « il découvre que la clef de la Connaissance, en tant qu’objet et vérité absolue, n’est pas dans la connaissance considérée comme mode médiat d’appréhension de celle-ci, mais dans la participation directe et immédiate au principe, lequel est immanent en l’initié ». Sagaces exégètes, éclairez-moi ! Du terme ne vois l’horizon, car ne suis qu’au 5e degré. Pour contourner l’obstacle, je m’octrois une première digression. Le symbole, à mes yeux, reste avant tout un moyen de reconnaissance. Nous partageons les mêmes représentations familières, nous sommes donc de connivence. Il me semble aussi que la vertu du symbolisme, comme les récits mythiques, a été, avant la modernité, d’offrir des échappatoires à une condition humaine placée sous le chef du tragique. Le réel impose ses limites, contre lesquelles nous luttons de façon incertaine. De là, peut-être le succès des gnostiques en maçonnerie. Mais revenons à notre sujet. Il existe dans les hauts grades du R∴E∴A∴A∴ plusieurs séries de grades : – les grades de perfection : ceux que nous traitons aujourd’hui ; – les grades capitulaires ; – les grades philosophiques ; – les grades administratifs. 165 Les grades de perfection sont eux-mêmes divisés en trois classes : – La classe des maîtres ; – La classe des élus ; – Les degrés de consécration. Le 12e degré est un degré de consécration. Pour éclairer ma lanterne – et j’espère la vôtre –, il me fallait vérifier si je puis dire la cohérence de cette échelle. Nous répétons à l’envi que la maçonnerie consacre une démarche progressive. Un des éléments paradoxal réside dans la rapidité avec laquelle nous franchissons, allègrement, ces étapes, sans les mettre en scène, cantonnés dans la seule expression livresque. Je me suis alors livré à l’élaboration d’une petite typologie des grades en retenant six modalités : la couleur, l’âge, le nombre, le personnage principal, la vertu, l’objet. Rassurez-vous je ne vous l’inflige pas, mais je vous livre quelques éléments. Petite typologie des grades GRADES COULEUR AGE NBRE CHEF VERTU OBJET Maître parfait 5 Blanc/noir/ vert 1 et 7 4 - 64 Adoniram Respect Construction du temple / mausolée Secrétaire intime 6 Bleu roi Noir et blanc Ns 27 Jhaoben Fidélité Tractations entre Salomon et le roi de Tyr Prévôt et juge 7 Rouge 4*16 5 Tito Justice Salomon nomme les juges Intendant des bâtiments 8 Rouge 3*9 5 Les trois précédents Ténacité Adoniram nommé chef des décorateurs du saint des Saints Élu des neuf 9 Noir et rouge 8 et 1 9 Salomon et Liberté l’inconnu vs excès Vengeance Élu des quinze 10 Noir, rouge, blanc Ns 15 Salomon Devoir Vengeance Sublime Noir chevalier élu 11 et rouge 3*9 12 Salomon Humilité Les élus récompensés Grand maître Architecte 12 Blanc et rouge 45 5 Salomon Volonté Royal arche 13 Blanc 63 3 5 7 9 Salomon Grand Élu de la voûte sacrée 14 166 On reprend les travaux/ e construction du 3 étage L’histoire est reprise là où nous l’avions laissée, en plein bouleversement provoqué par la mort d’Hiram. Les grades de perfection suivent deux voies : – la construction du Temple ; – la vengeance exercée à l’encontre des assassins d’Hiram. Autrement dit, la prédominance de l’action sur la contemplation. Ces différentes histoires sont dominées par la figure tutélaire du roi Salomon, entre sagesse et exercice du pouvoir. À chaque grade correspond une ou plusieurs vertus : le respect, la fidélité, la justice, le devoir, l’humilité, la volonté, parfois retournées lorsque, par exemple, la fidélité se transforme en excès de zèle. Il y manque l’amour, mais c’est une autre histoire, celle du maçon assuré, accompli, qui troque l’amour de la sagesse contre la sagesse de l’amour. La symbolique des couleurs est omniprésente sous diverses combinaisons du rouge, du blanc, du noir principalement mais aussi du vert, du bleu. Les diverses interprétations des couleurs qu’elles fassent appel à la mythologie, la psychanalyse, la nature, l’alchimie fonctionnent dans ce cadre maçonnique. Je ne résiste pas à noter les âges divers et variés que nous endossons au fil de notre progression. Tantôt âgé, tantôt jeune, je concède volontiers que je m’y perds. Toutefois, les nombres par leur seule présence, loin de ces diverses interprétations un peu capillo-tractées, me fascinent : il y a les nombres amicaux, parfaits, transcendants, des carrés magiques, parfaits, etc. Je m’égare ! Abordons enfin ce 12e degré : Le 12e grade clôt la lignée des maîtres commencée au 4e degré, comme le 14e grade termine la lignée des Élus. Il occupe donc une place originale dans la série du 4-14. En premier lieu quelques détails du décor : Les couleurs dominantes sont le blanc et le rouge, 3 lumières une à l’orient, une au sud, une à l’occident. De première importance : sur les plateaux des officiers est placé un étui de mathématique : parmi les instruments de géométrie contenus dans cette boîte on trouve compas de proportion, compas à quatre branches. Le compas de proportion permet, entre autres, de tracer des fractions du nombre d’or. (1,618), nombre vous le savez, symbole d’harmonie, de juste proportion. C’est-à-dire l’expression d’une certaine loi intermédiaire entre les lois purement mécaniques de la physique et la Loi, spirituelle, quelque peu transcendante certes de fiction mais garante d’un ordre symbolique qui assure peu ou prou, avec plus ou moins de bonheur et la transmission entre les générations et les modalités d’un vivre ensemble toujours remis en question, toujours fragile, toujours préoccupant. Pour un maçon, il faut tenir les deux bouts de la chaîne i.e. préserver la liberté, la singularité des individus et la prise en compte de la société, les valeurs inhérentes de fraternité, de solidarité, bref toutes les valeurs humanistes. J’y reviendrai dans le contexte 167 strict du 12e degré, décidément plus important qu’il n’y paraît au premier examen. Au milieu du temple est placée une planche à dessin avec papier et instruments. J’oserai presque écrire « dessin », « D E S S E I N » puisque une autre des caractéristiques du grade est la volonté. Au nord est figurée une étoile lumineuse, l’étoile polaire (parfois la grande ourse). Le signe d’ordre : la main droite placée sur le milieu de la gauche, pouce dans la paume : ainsi (montrer). La marche rappelle les trois pas d’apprenti, on travaille du lever de l’étoile du matin au coucher du soleil ce qui est assez logique. Étoile du matin c’est Vénus, l’étoile du soir aussi. Citons enfin, le bijou très particulier ; c’est un carré parfait (c’est-à-dire le carré de deux nombres entiers) y sont gravées les cinq colonnes de l’architecture (Corinthien, dorique, toscan, ionique, composite). L’affaire : Le 12e degré revient, comme lassé des grades de vengeance, à la grande affaire qu’est la construction du Temple. Au 8e degré, Salomon a désigné un intendant des bâtiments. Mais les travaux n’avancent pas assez vite au gré du Roi. Je cite : « le peuple d’Israël était écrasé par les impôts, le trésor public était vide et les travaux du Temple furent arrêtés au moment de commencer l’édification du 3e étage ». Douze architectes, nommés par chacune des douze tribus furent soumis à un concours dont l’issue est la désignation d’un Grand Maître architecte, chargé de rétablir l’ordre et la justice. Remarques : – toute ressemblance avec une situation contemporaine est purement fortuite ; – dans les grades précédents, le hasard, sous la forme du tirage au sort, sert à désigner des impétrants. Soit parce qu’en situation de crise, les stratèges, comme chez les Grecs, sont cooptés et non tirés au sort ; soit pour maintenir la cohérence avec la vertu du grade la volonté, le Grand Maître architecte devra son statut à ses mérites. Salomon s’essaie à la politique ; – référence au 8e grade : la désignation du maître intendant n’a pas donné satisfaction. Pour la première fois, se dessine un contexte politique relatif à l’universalité des effets de la franc-maçonnerie. On voit apparaître un nouvel acteur : le peuple. Il ne s’agit plus de régler les affaires entre soi, ni de postuler un accomplissement dans l’avenir il faut répondre au mécontentement. Ce qui signifie que le maçon n’ignore plus le monde profane. Autres particularités du grade : Dans le rituel de réception, le Grand Maître s’adresse à l’impétrant : Pour nous prouver que vous avez bien assimilé l’enseignement maçonnique, dites-nous ce que signifie cette lettre mystérieuse (la lettre G). « Le récipiendaire : géométrie, génération 168 Le Grand Maître : ceci est bien répondu. Apprenez donc qu’elle signifie encore GNOSE. » Je vous livre une définition du gnosticisme telle qu’elle figure dans un ouvrage dont j’ai perdu la trace : Gnosticisme, mouvement religieux ésotérique qui se développa au cours des IIe et IIIe siècles apr. J.-C. et constitua un défi majeur pour le christianisme orthodoxe. La plupart des sectes gnostiques professaient le christianisme, mais leurs croyances divergeaient nettement de celles de la majorité des chrétiens de l’Église primitive. Le terme de gnosticisme vient du grec gnosis (« connaissance révélée »). À ses adeptes, le gnosticisme promettait une connaissance secrète du royaume divin. Des étincelles ou graines de l’Être divin tombaient de ce royaume transcendant dans l’univers matériel, qui est tout entier la proie du mal, et étaient emprisonnées dans les corps humains. Réveillé par la connaissance, l’élément divin de l’humanité peut retourner vers ce qui est sa place normale, le royaume céleste transcendant. Le mouvement gnostique peut être daté du IIe siècle de notre ère, postérieur en tout cas au christianisme, à la destruction du temple de Jérusalem en 70. Les manuscrits de Nag Hammidi sont attribués au IVe siècle de notre ère. Pour les gnostiques, le monde est mauvais, il est une erreur. Il a été créé par un démiurge qui l’a rendu méchant quoiqu’il puisse être d’une beauté fascinante et d’un ordre rigoureux. Il est œuvre du diable et l’homme est trop bon pour lui. La sagesse du gnostique est la connaissance du chemin qui permet d’échapper au monde. Le Christ y parvient. Là encore, une certaine ambiguïté du rituel : tout jusqu’à présent visait à nous persuader que le monde, la nature, restaient bienveillants. Cette insistance sur la gnose paraît paradoxale. Le Temple révèle-t-il alors un moyen de sortir du monde ? Cité par Jean-Pierre Bayard, le rituel précise encore dans un dialogue : « Je balayais la chambre des dessins, je délayais l’encre de Chine, je collais les papiers sur les planches. Que symbolise cela ? Que les connaissances élémentaires sont les bases de la science Et maintenant, que faites-vous ? Je veux ! Je construis. » Cette apologie de la volonté assez rare en F∴M∴ où ce sont plutôt les vertus chrétiennes qui sont mises en avant comme l’amour, la charité ou le devoir étonne. On ne s’attend pas à cette allégeance soudaine au prométhéisme. La volonté semblait jusqu’à lors toujours bornée par un ordre symbolique contre lequel on ne peut rien. Le gnosticisme, présent comme nous venons de le voir dans le rituel, ne prétend pas changer le monde, il veut permettre de lui 169 échapper. Sommes-nous ici en présence d’un changement de stratégie plus en relation avec l’esprit du XVIIIe siècle (pas grade) empreint de cartésianisme à travers l’affirmation « devenons maîtres et possesseurs de la nature ». Salomon met sa confiance dans une autre équipe. Le rituel désigne les officiers, les place dans le temple à l’aide d’un étrange vocabulaire. L’Atelier s’appelle archiloge de Boulomie, l’orient est la mérogénie ou côté de la naissance, l’occident la mérithanatie ou côté de la mort. Le secrétaire est nommé « Aporète » inconnu du dictionnaire mais probablement sceptique, l’hospitalier est l’Evergète surnom d’un Ptolémée, dit le bienfaisant. Est-ce pour donner un second souffle à la construction du temple ? Je me perds en conjectures. Selon Christian Godin, la volonté doit lutter contre quatre ennemis : la nature, dieu, le destin, le hasard, nous les avons tous rencontrés au cours des grades précédents celui-ci en ferait-il fi lançant les maçons dans une aventure incertaine que notre époque reflète assez bien ? Enfin, dernier paradoxe, on ne s’assure pas au cours du rituel d’ouverture si le Temple est couvert. C’est que la science et l’art nous protègent. Un imposteur se découvrirait assez vite. Je le crois volontiers rien qu’en essayant de comprendre comment fonctionne le compas de proportion ! De surcroît, quelqu’un se présenterait pétri de toute la science requise, serait bien accueilli. Serait-ce la conviction que la possession du savoir, le travail pour y parvenir entraînerait, de fait, l’acquisition des vertus morales exigées du maçon ? Le siècle dernier a malheureusement répondu. Curieux grade qui, décidément, penche du côté de la modernité. R. Morel-Chevillet LE PÉLICAN, ÉTUDE D’UN SYMBOLE Le pélican symbole essentiel du grade de Chevalier Rose-Croix, est le symbole qui, dans la littérature maçonnique, a fait couler le moins d’encre. Il est aussi celui dont la légitimité fut contestée -au sein du 18e grade. Les références dans la littérature profane et religieuse restent également maigres et stéréotypées autour de la signification christique du symbole. Que ce soit en maçonnerie ou en religion, la notion du sacrifice et de la charité y sont rattachées. Restent les questions : comment ce volatile de la famille des stéganopodes a atterri dans le tableau du grade du Chevalier Rose-Croix ? Pourquoi il se retrouve à symboliser les plus hautes qualités humaines ? Décidément, ce n’est pas un stéganopode pour rien que cet oiseau-là, car « stéganos » veut dire imperméable, impénétrable, mystérieux, secret, en d’autres termes, hermétique. Il n’est pas entouré d’une riche mythologie comme le phénix ou l’aigle, point d’exégèse sur sa présence dans l’univers symbolique. Il me faut donc essayer d’appréhender par la connaissance ce symbole pour prétendre approcher son sens. Le début de la connaissance, disait Aristote, c’est l’étonnement à ce que les choses sont ce qu’elles sont, ainsi en premier il s’agit de rendre compte de sa présence dans le grade. Le pélican apparaît en tant que figure symbolique maçonnique, lors de la fondation du chapitre de Clermont par le chevalier de Bonneville, en 1756. À l’origine, il y est associé à la figure de l’aigle qui est son pendant. On trouve cette association sur l’avers et le revers du bijou du sautoir. Le grade porte alors le titre : « chevalier de l’aigle et du pélican, souverain prince rose-croixd’Heredom ». Il faut se souvenir qu’il est le 18e grade dans un rite de perfection qui en compte à l’époque 25. Lors de l’extension des hauts grades en 33 dans le Rite Écossais Ancien Accepté, l’aigle prendra son envol vers les cimes du rite, en devenant au passage bicéphale, laissant la place au phénix qui sera associé désormais au pélican dans le grade du « Chevalier Rose-croix ». Ce qui est remarquable au 18e, c’est l’apparition d’un bestiaire dans la symbolique maçonnique des grades. Jusqu’alors une succession d’objets et des végétaux ont emmaillé les grades comme support figuratif des hautes valeurs symboliques 171 véhiculées dans leur enseignement. On observe dans les grades précédents une succession de symboles qui se réfèrent par cycles, à deux grandes dimensions de la création. La dimension minérale (substances-outils-pierre-armes...), et la dimension végétale (blé-acacia-olivier...). Au 18e, pour la première fois la dimension animale apparaît à travers une figuration à la fois réelle et imaginaire, comme si elle était l’aboutissement d’un cycle dans la symbolique visant l’ordonnancement des trois dimensions de la création. Elle place le Chevalier Rose-Croix devant un défi de maîtrise : couronner par sa dimension humaine la création à condition d’être capable d’amour et de sacrifice. Si la tradition maçonnique est peu loquace quant à l’origine et l’installation du pélican au 18e grade, on s’aperçoit vite que dans la tradition religieuse et profane les surprises, contradictions, revirements, autour de cette figure ne manquent pas. Dans la Bible il y a une double référence. D’abord dans le Lévitique on est surpris de voir catalogué le pélican parmi les animaux impurs.Vient ensuite la référence dans le psaume de David (prière dans le malheur) : « Je suis semblable au pélican du désert, je suis pareil au hibou des ruines, je veille et je gémis... ». Ce passage est très important car il va conditionner la vision chrétienne du pélican par la suite, mais déjà un premier écueil se fait jour. Selon les exégètes modernes de la Bible, l’oiseau nommé « qâat » dans le texte d’origine, fut improprement traduit par pélican dans la Vulgate. Il désignerait en effet une sorte de rapace, ce qui d’ailleurs tombe sous le sens, car que ferait un oiseau ichtyophage dans le désert ? Dans la tradition gréco-romaine, point de pélican, tant symbolique que profane. Par contre il existe une figure équivalente par son symbolisme le cygne. L’oiseau associé à la lumière conduisant le char d’Apollon s’oppose à l’injustice par son sacrifice. L’expression « le chant du cygne» qui était rattachée à l’apologie de Socrate lors de sa mise à mort est parvenue jusqu’à nous. Dans les Grandes Heures de Jean de Berry / les noces de Cana, il existe une enluminure montrant le cygne versant son sang par le cœur comme le pélican. Dans la mystique hindoue, le cygne est célébré en des termes que l’on peut sans hésiter adresser à notre pélican : « Le cygne sublime ne connaît ni froid ni chaud, ni peine ni plaisir, ni honneur ni déshonneur. Il a dépassé les six vagues : faim, soif, chagrin, illusion, déclin et mort en renonçant à la critique, l’orgueil, la jalousie, la cupidité, l’exaltation, l’envie et la colère. C’est ici que point l’aurore de la vraie Gnose ». (Ramakrisna Paramahamsa, Upanishad) En Occident, l’émergence du pélican dans le domaine religieux et symbolique s’opère au IIe siècle en Alexandrie, à travers un ouvrage grec anonyme : « Physiologos ». Il s’agit d’un ouvrage religieux dont l’enseignement associe des 172 citations de la Bible à une cinquantaine d’animaux, réels ou imaginaires. Le principe en est de juxtaposer une image animale et une idée christologique. C’est là qu’on voit pour la première fois dans la littérature symboliste, le pélican qui verse son sang comme une allégorie du sang versé du Christ. Le succès de ce livre est immédiat et important, il sera traduit de l’Éthiopie à l’Arménie et de Byzance à la Perse. Il est traduit en latin au IVe siècle et nourrira toute la tradition du bestiaire qui va fleurir dans les objets liturgiques, l’iconographie et jusque sur les cathédrales. Que ce soit en religion ou en maçonnerie le pélican est un symbole cardinal. Il est identifié à la personne du christ pour les uns et à une vertu essentielle pour tout initié. Ces origines incertaines et contradictoires sont troublantes. Il ne peut pas être un artefact créé de toutes pièces par un anonyme du IIe siècle. C’est en Égypte comme souvent qu’il faut chercher des réponses. Des bas-reliefs de la 5e dynastie (vers – 2500) montrent sans conteste des figures de pélican mais rien ne permet d’affirmer qu’il avait une place symbolique dans la tradition égyptienne. Au contraire il était apprécié pour sa chair et ses œufs. Dans le texte d’interprétation d’hiéroglyphes, d’un auteur non identifié connu sous le nom d’Horapollon, le pélican personnifie l’homme insensé car cet oiseau pond ses œufs sur le sol, mettant ainsi en danger la vie de sa progéniture. C’est peu dire, que nous sommes loin de l’idée de l’amour et du sacrifice. C’est le même Horapollon qui nous donne la solution au mystère de l’oiseau qui ouvre ses entrailles pour sauver ses petits. À l’origine il s’agit du vautour, cet oiseau selon la tradition ne comportait que des femelles dans son espèce. La fécondation se faisait de façon « pneumatique », littéralement par le souffle de l’esprit. Ce qui n’est pas sans nous rappeler les circonstances d’une célèbre conception. Ce vautour maternel montrait un tel dévouement envers ses petits que : « lorsqu’elle manque de nourriture à donner à ses oisillons, la femelle vautour s’ouvre la cuisse puis permet à ses enfants de prendre son sang, pour éviter qu’ils ne meurent de faim », nous dit Horapollon. À cause de cet esprit de sacrifice, les déesses mères et les reines d’Égypte étaient couronnées de la coiffure en forme de vautour. L’oiseau maternel fécondé par le souffle de l’esprit va subir une transformation majeure, comme c’est souvent le cas lorsque le christianisme recouvre les anciennes traditions, afin qu’elles deviennent conformes au nouveau dogme. Par la vertu d’escamotage et de glissements successifs, le vautour mangeur d’entrailles et de charognes se vit remplacé par le pélican pourvoyeur de poissons... Et par la même occasion, de l’allégorie maternelle on passa à un emblème paternel incarné par le pélican, qui reprend à son compte les vertus du vautour : amour et sacrifice. Le vautour, féminin et maternel, « transmuteur » alchimique de la pourriture en vitalité, versant son sang vivifiant, fut écarté au 173 bénéfice d’un pélican mâle, associé au poisson « ichtys » qui identifie le Christ. Il garde la dimension sacrificielle du sang versé pour la rédemption de ses fils et se débarrasse de la dimension « gênante» de la transmutation alchimique. La différence sémantique est de taille. D’un côté un sacrifice extérieur à l’homme, celui du Christ-pélican, œuvre pour son salut. De l’autre, l’allégorie du vautourpélican invite l’homme à un travail de transmutation de sa personne. Nous sommes directement dans l’esprit du V∴I∴T∴R∴I∴O∴L∴ l’amour de l’humanité en plus. La tradition du Moyen Âge ne s’est pas trompée sur l’origine de la véritable nature du pélican. Elle le représente sous forme d’un rapace au long cou, plutôt qu’avec le bec caractéristique du pélican. Elle donne également son nom à l’un des alambics alchimiques. La nature du pélican est d’origine alchimique et s’inscrit dès le début avec le vautour, dans le cycle qui va de la dissolutionputréfaction à la régénération-résurrection. C’est le principe que l’alchimie au Moyen Âge va cristalliser dans le précepte « solve et coagula » (cf. ci-après). La maçonnerie a suivi ce fil rouge de la tradition en plaçant le symbole du pélican au tableau du 18e grade dont la filiation alchimique est manifeste. Comme on a vu le pélican puise son identification christique dans le « physiologos » du IIe siècle. Cette image va se confirmer jusque dans les écrits d’Augustin et de Thomas d’Aquin, où il se fixera comme symbole eucharistique personnifiant le Christ que Thomas d’Aquin appelle « pieux pélican », (pie péllicane). Parallèlement dans la tradition orale et écrite la geste du pélican va évoluer pour donner plusieurs variantes. En premier, la plus connue, celle du pélican qui nourrit de son sang, ou de ses entrailles ses petits pour les sauver de la famine. Elle va être à l’origine de l’image de la charité associée au pélican. II existe deux autres versions, où la notion de la mort suivie de la résurrection est mise en avant, associée à la durée symbolique des trois jours. Dans l’une, le pélican dans un geste de colère tue ses enfants et les ressuscite ensuite en les aspergeant de son sang. C’est une version mise en avant par le théologien Honorius d’Autun qui en son temps fut âprement discutée. Dans l’autre le nid du pélican est attaqué en son absence par le serpent qui soit pique ses petits, soit les empoisonne de son souffle. À son retour le pélican perce ses petits à la pointe de son bec pour les vider de leur sang et ensuite il les arrose de son sang et les ressuscite. La légende du pélican fut également reprise dans la tradition cathare avec les mêmes éléments de la mort-résurrection, dans la dialectique du dieu bon et dieu mauvais propre aux Cathares. Le pélican est ici un oiseau lumineux qui accompagne le soleil dans sa course (la proximité avec le cygne d’Apollon est évidente). Une bête vient 174 régulièrement démembrer ses petits dans leur nid laissé sans surveillance. Le pélican les ressuscite chaque fois avec son sang. (Il y a proximité avec le démembrement de Dionysos Zagreus par les Titans). Un jour, le pélican en dissimulant sa clarté, surprend la bête et la tue délivrant ainsi sa couvée. La couvée qui représente l’humanité est empêchée par le « démiurge », le dieu mauvais à rejoindre la lumière de la gnose. Dans cette légende, l’accent est mis sur la délivrance plutôt que sur le sacrifice. Fort de ses traditions, le pélican inspira naturellement les poètes, avec une constante mise en avant : la figure paternelle et son sacrifice. C’est une allégorie pour illustrer des hautes qualités, mais aussi parfois pour dénoncer des cruautés. Ainsi Alfred de Musset s’en inspire pour illustrer la transmutation de la souffrance, de l’isolement en amour et sacrifice dans le processus de la création. ... Les chants plus désespérés sont les chants les plus beaux, Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots. Lorsque le pélican, lassé d’un long voyage, ... ... Pour toute nourriture il apporte son cœur. Sombre et silencieux, étendu sur la pierre, Partageant à ses fils ses entrailles de père... Houdart de la Motte dans sa fable, « Le pélican et l’araignée » illustre en opposition le sacrifice paternel du roi pour son peuple, au roi dévoreur de son peuple. ... Un jour n’apportant point de pâture pour eux, le pauvre nid cria famine. Que fait le pere oyseau ? De son bec généreux, lui-même il s’ouvre la poitrine ; et repaît de son sang le nid nécessiteux. Que fais-tu là, lui dit, Arachné sa voisine ? Je sauve mes enfans aux dépens de mes jours. Ils seraient morts sans ce secours. ... Eh ! Pauvre fou, répliqua l’araignée, à ce prix-là pourquoi les secourir ? ... ... ... ... ... Tais-toi, dit-il, tais-toi marâtre détestable. De tes monstrueux apetits étonne la nature, en dévorant ta race ; je meurs plus satisfait en sauvant mes petits, 175 que je ne vivrais à ta place. Rois choisissez (nous sommes vos enfans) d’être aragnés ou pélicans ... Eliphas Lévi dans la fable, « Le pélican et la cigogne » met l’accent sur le fait que le sacrifice du père implique pour le fils le devoir d’assumer et perpétuer son héritage. Il nous enseigne à nous les enfants du pélican, que la tradition est en danger si elle reste dans un isolement sublime, car elle a besoin pour vivre que le flambeau passe de main en main. ... ... ... ... ... Un pélican célibataire Crut entendre un écho gémir au fond d’un bois. « Parricide, criait la voix, Qu’as-tu fait du sang de ton père ? » ... ... ... ... ... Débiteur du sang de ton père, Tu dois le rendre à tes enfants. S’il n’est un sacrifice héroïque et sublime, Le célibat devient un crime. Les soins de nos parents sont leur âme et leur sang, Que sur nos premiers jours le ciel fit se répandre; À d’autres nous devons les rendre. C’est un devoir sacré qu’on accepte en naissant ... La place du pélican en tant que symbole dans le 18e grade fut souvent objet de discussions qui allaient jusqu’à mettre sa légitimité en doute. Il y a plusieurs éléments qui concourent pour affirmer que sa place est légitime de manière inhérente. De surcroît il existe une articulation forte et harmonieuse avec les autres symboles majeurs du grade, le phénix et la rose-croix. Le pélican y est relié à travers la symbolique de la croix, l’alchimie et la symbolique des nombres. La forme essentielle du 18e grade est la croix, elle y figure de trois façons (tris hypostatique) : • Le pélican avec ses ailes déployées à l’horizontale et son long coup ramené sur la poitrine, forme une parfaite croix ansée, « crux ansates », qui est le symbole du vivant éternel et source de toute énergie vivante manifestée. • Le phénix avec ses ailes et sa tête tendues vers le haut, forme une croix du nord ou croix de rédemption que l’on trouve sur la chasuble des prêtres. Cette croix 176 emprunte la forme ancienne de la rune de vie (Elce). Elle symbolise l’arbre de vie, image de l’homme éveillé et revivifié par l’initiation. • La croix sur le tableau du grade est la croix grecque, « crux quadrata » qui symbolise la création dans toutes ses dimensions, éléments et directions. Le Chevalier Rose-Croix revivifié à la source du pélican, accède avec l’aide du phénix à sa véritable dimension, il devient « l’homme vivant» à l’image de l’arbre de vie. Il peut alors espérer atteindre la quintessence de la création, la rose mystique sur la croix. Sur le plan alchimique le tableau du 18e invite le Chevalier Rose-Croix à la réalisation de l’œuvre. Le pélican entame l’œuvre par la voie humide, la volatilisation de la matière. Il est au cœur de la formule alchimique : solve et coagula. En répandant son souffle vital (solve), il devient le symbole de la perfection (coagula). Il symbolise également la nature humide qui sèche sous les rayons du soleil d’été, pour renaître mouillée en hiver. Ce cycle des renaissances l’apparente naturellement au phénix. Après le travail au noir qui est la recherche de la « materiœ prima » au sein de la terre, le pélican invite à l’œuvre au blanc. La transformation par la lumière qui est la purification de l’homme. Le phénix est l’étape de l’œuvre au rouge qui permet le mûrissement, la régénération et l’accès de l’homme à l’universel. La croix, « crux » ou encore creuset est le réceptacle de la pierre philosophale, symbolisée par la rose à laquelle tout chevalier aspire. Si on regarde le tableau du grade sous l’angle pythagoricien, les initiales en grec du pélican et du phénix sont : « pi » et « phi » qui sont à la base du cercle et du carré long, nombres importants pour le tracé des trois « tables » qui réalisent la quadrature du cercle. Elles sont à la base du tracé et de la construction des cathédrales. La tradition des compagnons nous dit que : « trois tables portent le graal, la première est longue, la seconde carrée, la troisième ronde ». On peut dire qu’au 18e grade le carré de la croix, (crux quadrata), associé au carré long du phénix et au cercle du pélican, portent la rose mystique, symbole du graal. On peut faire alors une lecture de la devise du grade à la lumière de ce qui vient d’être dit. La charité (le pélican, le cercle), portée par la foi (la croix, le carré) et l’espérance (le phénix, le carré long) nous portent vers la réalisation de notre cathédrale intérieure et apercevoir la rose mystique est l’aboutissement de l’œuvre tant souhaité. Il est important dans une démarche de connaissance de cerner les dimensions et l’articulation des choses que l’on étudie mais cela ne suffit pas. Il nous faut encore à partir de la chose comprise dégager un sens qui fait valeur pour celui qui étudie. 177 Le geste du pélican est empreint du sacrifice et de l’amour. Il personnifie la charité, l’une des vertus théologales avec la foi et l’espérance. La charité sera mise en avant dans les épîtres de Paul et de Jean. Pierre Lombart au XIIe siècle (in Sentences), identifie la charité avec le Saint-Esprit lui-même. L’amour par lequel nous aimons Dieu n’est pas une vertu comme la foi et l’espérance, mais l’Esprit divin en personne présent et agissant dans l’âme. Une sorte « d’habitus » par Dieu lui-même. Au fur et à mesure de l’organisation de l’Église, elle sera codifiée dans son expression. Ainsi François de Sales au XVIe siècle dans son « Traité de l’amour de dieu » considère la charité fondée en Dieu et donc opposée à l’amour humain, fruit du désir. Elle est dévouement à autrui. Vertu du cœur, elle s’exprime dans les sept œuvres de miséricorde: nourrir les affamés, désaltérer les assoiffés, vêtir les démunis, soigner les malades, accueillir les pèlerins, visiter les prisonniers, ensevelir les morts. Par la suite l’iconographie fera de la charité une image intellectuelle comportant les attributs de ses différents aspects : un cœur enflammé en sa main ou la tête couronnée de flammes pour indiquer l’amour brûlant qu’elle voue aux hommes. Une corne d’abondance ou une bourse renversée pour signifier les bienfaits de sa générosité. On voit que charité, bienfaisance, compassion, aumône, finissent par se confondre. Bossuet au XVIIe siècle essaiera de mettre quelque ordre en séparant l’aumône, inspirée par un sentiment de pitié, du présent, qui est un effet d’estime. Il établit une réciprocité entre le « fardeau» des uns – le besoin – et le « fardeau » des autres – l’abondance : « communiquez entre vous mutuellement vos fardeaux, afin que les charges deviennent égales ». La compassion naturelle ne suffit donc pas, on ne doit pas se contenter de secourir les pauvres, d’assister les indigents, de soulager la misère. Il faut saisir la signification du mystère de la charité et instaurer une « communication fraternelle ». Les difficultés qui ont émaillé la définition du mot charité, trouvent leur origine dans la traduction de la Bible. Le terme originel dans la Bible des Septante est Agapè. Par exemple : Dieu est amour, « 0 Theos agapè estin ». Agapè signifie : amour qui tend à l’offrande de soi, qui fait abstraction de l’amour de soi au service de celui qu’on aime. La Vulgate le traduira par « caritas » l’amour affection, ce qui rend cher quelqu’un à nos yeux, la charité. L’agapè est un amour spontané et gratuit qui n’a pas besoin de justification. Tout être dans ses faiblesses est digne de l’amour des hommes. Cet amour crée la valeur de celui qui le reçoit. L’amour du prochain ne se différencie pas de la justice : on peut être juste sans aimer mais on ne peut aimer son prochain sans être juste. L’amour universel de l’agapè, nous libère de l’injustice, du désir sans limite, de la tyrannie du moi. Il nous fait prendre de la distance avec le moi dominateur et nous amène à « s’aimer soi-même » comme on aime l’autre. 178 L’agapè ou charité se trouve sur la croix, lieu du message d’amour et du sacrifice. C’est le symbole de l’amour suprême que l’on peut qualifier de divin. Cet amour divin est symbolisé par la Rose, dont nature hermétique, nous indique le chemin à suivre. Pour conclure, provisoirement ce travail, le symbole du pélican nous dit que : comprendre, savoir, connaître, agir, ne sont que vains mots s’ils ne sont pas portés par le sens que l’on donne à l’amour-charité. L’apôtre Paul ne parlait pas autrement aux Corinthiens : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai la charité je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et les sciences, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien… La charité est longanime, serviable, ne se réjouit pas de l’injustice, elle supporte tout, elle met sa joie dans la vérité… Demeurent espérance, foi, charité, mais la plus grande d’entre elles est la charité ». Dimitri Arsenakis Pygmalion manuscrit d’ovide, xve siècle BULLETIN DU SUPRÊME CONSEIL GRAND COLLÈGE R ∴ É ∴ A ∴ A ∴ G ∴ O ∴ D ∴ F ∴ 149 AU TO M N E 2 0 0 8 PRINTEMPS 2009 01 SOMMAIRE N° 149 GRAND CONSEIL D’AUTOMNE ET GRAND CHAPITRE D’AUTOMNE 2008 • État des Officiers du S∴C∴ pour l’année 2008-2009.......................... 187 Grand Conseil d’Automne du 2 septembre 2008 • Discours d’ouverture du T∴P∴S∴G∴C∴ Jean-Robert Ragache, 33e ................................................................... 191 • Synthèse des rapports sur la question posée : « Trois couronnes symbolisent trois pouvoirs dont le CKS doit surveiller, stigmatiser et combattre les moindres abus et déviances. Ces trois symboles sont-ils nécessaires et suffisants aujourd’hui ? » Rapporteur le T∴Ill∴F∴ Jacques Orefice, 33e, M∴A∴S∴C∴ .......... 197 • Discours du Grand Orateur le T∴Ill∴F∴ Yves Le Bonniec, 33e .......... 219 Grand Chapitre d’Automne du 2 septembre 2008 • Discours d’ouverture du T∴P∴S∴G∴C∴ Jean-Robert Ragache, 33e ................................................................... 227 • Synthèse des rapports sur la question posée : Dossier non remis Rapporteur le T∴III∴F∴, M∴A∴S∴C∴ • Discours du Grand Orateur T∴Ill∴F∴ Yves Le Bonniec, 33e .............. 233 La vie du S∴C∴, G∴C∴R∴E∴A∴A∴ – G∴O∴D∴F∴ • Rapport d’activité 2007-2008 ............................................................. 241 Nécrologie • Éloge Funèbre du T∴Ill∴F∴ Marcel Vassal, 33e, M∴H∴S∴C∴ ........ 248 Dialogues • Évolutions historiques et nationales des identités maçonniques. Quatre siècles de mosaïques culturelles par Pierre Besses............................. 253 • Une lecture d’Hamlet de Shakespeare par un Chevalier Kadosh par Jean-Jacques Dupont ..................................................................... 271 GRANDE LOGE DE PRINTEMPS 2009 Grande Loge de Printemps du 14 mars 2009 • Colonne d’harmonie........................................................................... • Discours d’ouverture du T∴P∴S∴G∴C∴ Jean-Robert Ragache, 33e ................................................................... • Synthèse des rapports sur la question posée : « L’art vit de contraintes et meurt de liberté. Le Maître Secret qui pratique l’Art Royal promet d’être obéissant et fidèle. Dans quelle mesure est-il libre ? » Rapporteur le T∴Ill∴F∴ Pierre Aurejac, M∴A∴S∴C∴................... • Commissions de réflexion et conclusions sur les Grades de Perfection....................................................................................... Commission 1 : La formation des Maîtres Secrets Commission 2 : La gestion du temps en loge de perfection Commission 3 : « Commentaire sur le questionnaire à propos du rituel des 13 e et 14 e degrés et premiers échanges sur d’éventuelles modifications » Discours du G∴M∴ du G∴O∴D∴F∴ ............................................ • Discours du Grand Orateur T∴Ill∴F∴ Yves Le Bonniec, 33e .............. 277 279 283 295 303 307 Fenêtre ouverte : un regard sur le Monde • Du Liban : Lexique des mots du R∴E∴A∴A∴ du 4 e au 20 e degré par Ibrahim Sami Haddad, d’après des recherches étymologiques personnelles ................................................................. 317 D’un colloque à l’autre • Les « Colloques Philosophiques » 1 Introduction par le T∴Ill∴F∴ Claude Faivre, 33e, M∴A∴S∴C∴...... 353 1. Sous l’égide du Suprême Conseil, Grand Collège du R∴E∴A∴A∴ - G∴O∴D∴F∴ • OGM et décroissance durable par Jean-Pierre Frémeaux........................... 355 • Les Sciences du point de vue évolutionniste par lan Hacking et Marc Kirsch ........................................................... 365 01 OFFICIERS DU SUPRÊME CONSEIL 2008-2009 Très Puissant Souverain Grand Commandeur Jean-Robert RAGACHE 1er Lieutenant Commandeur 2e Lieutenant Commandeur Grand Orateur Grand Chancelier - Garde des Sceaux Grand Trésorier - Grand Hospitalier Grand Capitaine des Gardes er 1 Grand Maître des Cérémonies 2e Grand Maître des Cérémonies Grand Hospitalier Grand Orateur Adjoint Grand Chancelier Adjoint Grand Trésorier Adjoint Grand Hospitalier Adjoint Grand Capitaine des Gardes Adjoint Francis ALLOUCH Jean-Pierre CORDIER Yves LE BONNIEC Christian DANIOU Gérard FILIPPI Jacques OREFICE Yves HIVERT-MESSECA Alain NATALI Pierre NABET Roger SOUTHON Hervé NORA François DELVILLE Jean-Claude RAUCH Jean-Paul FARDET 187 GRAND CONSEIL D’AUTOMNE Z É N I T H D E PA R I S • 2 S E P T E M B R E 2 0 0 8 Aigle bicéphale Victor Hugo Auguste Rodin 01 DISCOURS D’OUVERTURE DU T∴P∴S∴G∴C∴ DU GRAND CONSEIL D’AUTOMNE 2008 « Que les flambeaux de la conscience éclairent nos esprits « Que le sommeil et la lassitude ne voilent point nos âmes « À tout moment l’ennemi change de couleur et de forme « Et nous jette sans arrêt dans sa gueule inassouvie » Ceci est un fragment d’un poème de Michel Manouchian, fusillé le 21 février 1944 à midi, à l’âge de trente-sept ans et dont le visage figurait sur la fameuse Affiche Rouge chantée par Aragon. Ce poème s’intitule « Restons éveillés ». Si j’ai éprouvé le besoin de citer cet extrait écrit à une période difficile et sombre de notre histoire, c’est parce qu’il est significatif d’une attitude exemplaire : la résistance. En ce milieu du XXe siècle, des hommes et des femmes, trop peu nombreux, avaient osé refuser l’oppression. Ce siècle que nous avons quitté, Albert Camus en novembre 1946, dans le journal Combat, le nommait « Le siècle de la peur » et il écrivait : « Quelque chose en nous a été détruit par le spectacle des années que nous venons de passer. Et ce quelque chose est cette éternelle confiance de l’homme, qui lui a toujours fait croire qu’on pouvait tirer d’un autre homme des réactions humaines en lui parlant le langage de l’humanité. Nous avons vu mentir, avilir, tuer, déporter, torturer, et à chaque fois, il n’était pas possible de persuader ceux qui le faisaient de ne pas le faire, parce qu’ils étaient sûrs d’eux et parce qu’on ne persuade pas une abstraction c’est-à-dire le représentant d’une idéologie. Le long dialogue des hommes vient de s’arrêter. Et bien sûr un homme qu’on ne peut pas persuader est un homme qui fait peur ».Voici ce que disait Camus au sortir de cette guerre qui avait vu détruire des hommes, des femmes et des enfants au seul motif qu’ils existaient.Voici ce qu’il disait d’une période qui avait vu la raison basculer dans l’absurde, la science verser dans l’horreur, l’oubli et le mépris des droits les plus élémentaires de l’être humain et dans ces abominations, il y avait un mélange de pulsions archaïques 191 et barbares et d’organisation de mécanismes modernes. Supprimer, exterminer, anéantir mais aussi effacer. Rendre la réalité incroyable, invraisemblable. Rendre les victimes elles-mêmes incrédules devant le spectacle de leur propre existence au bord de l’anéantissement. En un mot d’ordre définitif : « Nuit et brouillard », tout un programme de l’oubli de millions d’existences. Et pourtant, ce siècle d’avilissement de l’homme promettait beaucoup : le progrès, le bonheur pour tous, une entente fraternelle entre les hommes fondée sur des principes que l’on croyait intangibles, immuables et éternels. Nous avons quitté ce siècle sans regret, avec ce goût de cendre dans la bouche que donnent l’amertume et l’écœurement, avec, non pas la certitude mais l’espoir que nous ne reverrions plus cela. Mais il y a eu et il y a encore des tragédies, des massacres, des camps, des épurations ethniques, en Bosnie, au Rwanda, au Darfour. On a revu des images qu’on croyait enfouies à jamais dans les égouts de l’histoire et qui nous ont montré que la barbarie, la férocité, la sauvagerie étaient présentes à nos portes. Mais aujourd’hui, les cavaliers de l’Apocalypse n’ont plus de visage ou plutôt celui-ci est multiforme. Les grands récits mythologiques qui portaient les idéologies se sont effacés. Leurs grandes explications globalisantes se sont évanouies et, avec elles, la possibilité de désigner un coupable. Le monde très visible, peut-être trop visible, est devenu illisible. L’ennemi, clairement identifié hier est devenu un Autre indécelable et donc, tous les autres. Ce monde sans frontière est en même temps sans chemin, et son paysage est devenu informe. L’utopie qui était hier un espoir est devenue, victime de son étymologie, un espace sans localisation précise. Ce monde « désoccidentalisé » est aussi « désorienté ». Un texte de Tocqueville, écrit en 1835 me semble bien décrire notre époque : « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres [...]. Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux [...]. Il ne cherche qu’à les fixer irrémédiablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre... Après l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes... Il ne brise pas les volontés mais il les amollit, les plie et les dirige... Il ne détruit point, il empêche de naître. » Texte prémonitoire, texte qui préfigurait certains traits de notre époque. À commencer par cet individualisme narcissique qui fait préférer l’intérêt personnel 192 à l’intérêt général, qui anéantit les solidarités. Autant l’individualité affirmée au temps des Lumières était garante de la liberté des hommes avec une exigence d’émancipation de l’individu alors que l’État, lui, était le gardien de ses droits, autant l’individualisme contemporain livre l’être humain à toutes les oppressions dont il cherche à se prémunir non pas avec l’aide d’un Etat prévoyant mais affaibli, mais avec une revendication identitaire et un communautarisme facteur d’enfermement et de régression, porteurs de soumission. Tocqueville, encore lui, définissait l’individualisme qu’il pressentait comme « un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même ». Mais peut-on encore parler de «citoyen » dans ce cas, de citoyen responsable et participant à la vie collective, lui apportant son soutien ? Et lorsque Tocqueville parle de despotisme et de ce pouvoir « immense et tutélaire », qui «ne détruit point mais empêche de naître », ne décrit-il pas le pouvoir médiatique avec une télévision qui reste l’écran de référence. Ce pouvoir qui, avec un flux ininterrompu d’images, avec un déferlement d’informations, empêche de juger, de prendre de la distance, du recul, bref, empêche de prendre la mesure de la réalité du monde. La consommation chaotique de ces images conduit à la passivité mais aussi entraîne une confusion entre ce qui relève de la réalité et ce qui relève de la fiction. N’est-on pas là en face d’un nouveau facteur d’obscurantisme qui ne se fonde plus sur une coercition religieuse mais sur un aveuglement, au sens fort du terme, face à un risque non plus catholique mais cathodique. Mais si cet obscurantisme se développe c’est aussi grâce à ces nouvelles techniques de communication qui permettent d’exporter des idées comme le créationnisme en direction de dizaines de millions d’individus. Quand Tocqueville parle d’une « foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes » a-t-il pressenti cette modernité actuelle qui est exaltée sous forme de ce qui est éphémère dans un monde où règnent l’instabilité, la mobilité, la réactivité ? Une modernité qu’on appelle aussi postmodernité, et pas seulement dans le domaine artistique, qui rejette l’idée d’une raison uniforme et universelle, rejette les grandes idéologies religieuses ou politiques, préfère le particulier, l’hétéroclite, le spectaculaire et la spontanéité en un nouveau romantisme qui préfère l’émotion à la raison. Dans son ouvrage, 1984, George Orwell écrivait « la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force ». Sommes-nous si loin de cette vision du monde alors que le héros de son livre Big Brother semble aujourd’hui bien dépassé dans son désir d’asservir le monde en utilisant notamment un langage minimal, générateur d’un appauvrissement de la pensée. 193 Ce monde qui nous entoure, il est violent. Non plus de la violence de ces guerres mondiales que nous avons connues, mais d’une violence qui se décide davantage dans les conseils d’administration des entreprises multinationales que dans les états-majors des armées nationales. La violence n’est plus interétatique mais globale et moléculaire à la fois. Globale par les organismes internationaux et les grandes firmes qui imposent des normes oublieuses de l’être humain, par une criminalité sans frontière de plus en plus active, moléculaire par les seigneurs de la guerre régionaux, les guérilleros plus avides d’argent que de révolution, et les illuminés religieux de tous bords. La violence, elle est également moderne par une technologie avancée qui est le fait des Etats développés, mais aussi archaïque qui est le fait de ceux qui ne supportent pas la nouvelle loi du monde et qui est un signe d’inadaptation dans une société de plus en plus perfectionnée et rapide dans laquelle l’individu peut peiner à trouver ses marques. Pourquoi ce long préambule sur l’état du monde actuel ? Parce que pendant trop longtemps la Maçonnerie a vécu dans un certain solipsisme, c’est-à-dire dans un repli hautain sur elle-même refusant de considérer un environnement, politique, économique, social, culturel qui pouvait avoir une quelconque influence sur elle. Elle se voyait sanctuaire de la raison humaine avec la présomption de pouvoir orienter le monde vers les idéaux qu’elle prônait. Et de fait, depuis l’époque des Lumières qui l’avait vue prospérer jusqu’à une époque récente, tout semblait concorder sur ce fait : le monde était en voie de civilisation, les droits de l’homme étaient proclamés haut et fort, le despotisme reculait avec l’effondrement des régimes totalitaires et l’établissement de la démocratie dans la plupart des pays. Mais il faut aujourd’hui déchanter et la Franc-maçonnerie, à son corps défendant, semble à contre-courant des idées du siècle, un siècle que l’on aurait voulu pacifié et raisonnable. Il faut donc retomber sur terre. Avons-nous failli à notre mission ? Le rituel du 4e nous le dit « Ne vous payez pas de mots ». Alors nous sommes-nous bercés d’une douce illusion portée par les phrases d’un rituel récité mécaniquement à l’instar d’un catéchisme dont la chanson nous inspire plus que les paroles ? Le mot ne devient-il pas un substitut à l’action ? Elles sont pourtant fortes ces phrases : « Je promets de refuser toute dictature, quelle qu’elle soit, et de m’y opposer ». Mais cette force n’est-elle pas faiblesse ? Les tâches proposées, voire imposées, ne paraissent-elles pas insurmontables car est prônée aussi la résistance à tout asservissement de la personne, de la pensée, de l’esprit. Et justement, ce flou qui caractérise notre époque désorientée et qui nous rend incapable de cerner où est le véritable adversaire, ne nous gêne-t-il pas dans cette lutte ? Car à force de considérer l’ennemi extérieur chargé de tous les vices et 194 de toutes les tares, mais où le trouve-t-on aujourd’hui, n’avons-nous pas oublié notre principal ennemi : nous-mêmes ? Quand Manouchian écrit son poème pendant la guerre, il l’intitule « Restons éveillés ». Eveillés aux autres mais aussi éveillés à nous-mêmes. René Char disait « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » sans doute pour inciter à une clairvoyance et à une raison critique favorables à une réflexion véritable. Mais le chevalier Kadosh doit être aussi un « éveilleur ». C’est son devoir, son obligation, sa responsabilité. Dans cette époque sans contours précis éveiller les consciences pour les mener à la raison critique, la seule valable, est une nécessité dont l’urgence ne doit pas nous échapper. Mais gardons-nous de tout pessimisme, de tout découragement même si la tâche paraît gigantesque. Le Franc-maçon se doit d’avoir une triple fonction : il est un penseur, un passeur et un acteur. Penser notre époque c’est en prendre la mesure avec toutes les difficultés que cela représente. Etre un passeur, c’est aussi être un éducateur avec une triple fonction que définit l’étymologie : instruire c’est-à-dire construire, construire un raisonnement, une structure mentale qui permet d’échapper à la confusion ; éduquer c’est-à-dire conduire sur ce chemin que nous parcourons avec ses avancées, ses reculs, ses chemins de traverse mais qui est le fondement même de l’initiation. C’est le peintre Soulages qui écrivait « C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche » ; et enfin enseigner, c’est-à-dire donner du sens dans un monde de plus en plus insignifiant donner de la signification sur un plan intellectuel, de la direction sur le plan moral. Et cela sans cesser de penser sa condition d’homme avec humanité mais aussi avec humilité. Nous ne sommes pas à l’abri de la médiocrité vaniteuse qui peut faire confondre le fonctionnel et l’honorifique. Un grade n’est pas un titre. Il nous faut méditer cette phrase de notre frère Goethe : « Chaque sommet est une étape ». Le rituel du 30e ne dit rien d’autre. Nous progressons à notre rythme et cette progression nous fait prendre conscience de notre propre inachèvement. Ceux qui, sensibles à l’urgence du monde profane, veulent accélérer le rythme de leur cheminement, sont semblables à ces mauvais compagnons qui ont provoqué la mort d’Hiram. C’est notre temporalité réfléchie qui fait notre force, qui nous construit avec une charpente solide. Dans Le Gai Savoir, Nietzsche affirme : « Il faut continuer à rêver en sachant que l’on rêve ».Voilà l’objet de notre quête : combattre le sommeil et la paresse de l’esprit pour inciter les hommes à une résistance contre les dérives de notre monde et répondre à la devise « Fais ce que dois, advienne que pourra ». Bien sûr des querelles peuvent surgir çà et là et à tous les niveaux. Mais ne sont-elles pas dérisoires quand on songe aux enjeux que représente notre 195 engagement ? Nos rituels, lus, récités, joués, n’auraient-ils donc aucune force de persuasion ? Ils prônent pourtant à tous les degrés la nécessité d’une lutte commune contre les méfaits de notre monde. Aujourd’hui, c’est à nous de penser à l’ordre du monde en ces temps où l’irrationnel le dispute au désordre. Notre réflexion ne sera efficace que dans l’union des esprits. Jean Giraudoux, à la fin de sa pièce Electre, fait dialoguer deux personnages secondaires : un mendiant et une servante nommée Narsès qui pose la question : « Comment cela s’appelle-t-il quand le jour se lève comme aujourd’hui et que tout est gâché, que tout est saccagé et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entretuent mais que les coupables agonisent dans un coin du jour qui se lève » Et le mendiant répond : « Cela a un très beau nom femme Narsès, cela s’appelle l’aurore ». Nous nous devons aujourd’hui d’être lucides sans être méprisants, de douter sans soupçonner, d’aimer sans privilégier. Notre aurore à nous ce sera l’avènement d’une humanité réconciliée avec elle-même. Jean-Robert Ragache, 33e T∴P∴S∴G∴C∴ 01 GRAND CONSEIL D’AUTOMNE 2008 RAPPORT DE SYNTHÈSE I – INTRODUCTION II – HIER A. Les couronnes 1. Généralités 2. La couronne 3. La couronne royale 4. La tiare 5. La couronne de laurier 6. La couronne en maçonnerie B. Le pouvoir C. Les Missions du CKS III – AUJOURD’HUI Les 3 symboles sont-ils nécessaires et suffisants ? A. Les anciens pouvoirs 1. Le pouvoir civil 2. Le pouvoir religieux 3. Le pouvoir militaire B. Les nouveaux pouvoirs 1. Généralités 2. Le pouvoir économique 3. Le pouvoir médiatique 4. Le pouvoir technoscientifique C. De nouveaux symboles ? IV – DEMAIN 197 I – INTRODUCTION T∴P∴S∴G∴C∴, Nous sommes à ce moment dans le cadre des figures imposées du rapport annuel au Grand Conseil annuel qui a valu à votre rapporteur de renouer avec la grande tradition des devoirs de vacances, ce qui est devenu paraît-il très tendance avec la floraison estivale des devoirs de vacances en tous genres, pour adultes réalisant au phénomène de librairie sans précédent. À ce sujet et en aparté, je vous recommanderai le cahier de vacances Philo de CNRS Edition. Quelques remarques statistiques : 53 Ateliers sur 66 ont adressé leurs travaux au rapporteur grâce aux relances de notre Grand Chancelier. Sur les 53 rapports un seul a traité de la question précédente. Les rapports comprenant de une à treize pages dactylographiées, une seule était manuscrite. Le nombre de citations par rapport variait de 1 à 13 avec une longueur qui variait de trois mots à une page entière. Les conseils philosophiques à travers leurs rapporteurs reflètent bien la diversité des approches. Les uns purement initiatiques, d’autres globalement sociologiques, certains très politiques parfois uniquement philosophiques, d’autres à connotations anthropologiques voire psychanalytiques. À travers ces quelques remarques, force est de constater que même si la pensée discursive peut faire dans l’elliptique, il est parfois difficile de dépasser le premier degré dans certains rapports alors qu’il s’agit quand même de conseils dits philosophiques. De la même façon, l’abus de certaines citations peut desservir le propos. Ceci posé, et ce n’est qu’accessoire, je vais tenter de vous faire partager le plaisir que j’ai eu à la lecture de ces rapports et à la rédaction de leur synthèse en dépit de ce qui peut avoir de frustrant la limitation dans le temps et dans l’espace de toute activité humaine – y compris cette synthèse. « Trois couronnes symbolisent trois pouvoirs dont le CKS doit surveiller, stigmatiser et combattre les moindres abus et déviances. Ces trois symboles sont-ils nécessaires et suffisants aujourd’hui ? » Tel est le libellé de la question mise à l’étude. Les ateliers dans la quasi totalité des rapports, sauf un totalement hors sujet, ont fait preuve de mémoire sinon de perspicacité pour le moins de pratique rituélique en constatant que cette phrase émanait du rituel lors de la réception 198 au 30e degré lorsque le TFPGM montre ces trois couronnes aux FF∴ Chev∴ Gr∴ Écossais. « Voici devant vous une couronne royale, une tiare pontificale, une couronne de lauriers. Elles surmontaient autrefois le crâne d’un roi, celui d’un souverain pontife, celui d’un Conquérant fondateur d’Empire. Le Grand Orateur va vous dire la raison de leur présence ici. » Grand Orateur : « Ces 3 couronnes sont les emblèmes du pouvoir civil, du pouvoir religieux, du pouvoir militaire.Tant que dans un état policé les détenteurs de ces pouvoirs se maintiennent dans les sages limites de leurs attributions définies par de justes lois, leurs actes demeurent bénéfiques. Malheureusement, il est trop commun de voir rois, pontifes et conquérants égarés par l’orgueil et l’ambition. Ils cèdent à la volonté de puissance qui est tout le contraire de la vertu initiatique. Ils aboutissent ainsi à la dictature, à l’oppression de l’esprit, à l’asservissement des citoyens réduits à l’état de sujets, sinon d’esclaves ». C’est alors que le CKS devra se souvenir que la résistance à l’oppression est le plus sacré des devoirs. Armés de ce passage du rituel et nourris des rituels antérieurs, les rapporteurs, même s’ils ne répondent pas à la question directement, contribuent à apporter un éclairage unique. Cette question s’inscrivant dans la dynamique qui consiste à revisiter et à repenser nos symboles dont on questionne ainsi et la permanence et la pertinence. Tant il est vrai que la Franc-maçonnerie en général et le REAA en particulier n’existent qu’en ce qu’ils ont d’heuristique et en ce qu’ils sont une herméneutique. II – HIER A. Les couronnes « Les 3 Couronnes symbolisent trois pouvoirs dont le CKS doit surveiller, stigmatiser et combattre les moindres abus et déviances ». 1. Généralités Un rapport de remarquer que si les trois Couronnes sont bien fondées sur le caractère templier du grade, la mort de Jacques de Molay, ces trois Couronnes ne sont pas partagées par toutes les Juridictions, qu’elles seraient absentes du rituel de 1804 et qu’elles ne seraient apparues sous leur forme actuelle qu’en 1929. Un autre rapport de remarquer : le rituel ne fait pas référence aux trois couronnes en tant que symbole mais en tant qu’emblème c’est-à-dire en tant que figuration conventionnelle. 199 Un 3e rapport fait remarquer que si les trois couronnes sont bien dans le rituel, elles ne figurent pas dans le Mémento et que la plaquette, symbolisme du 30e grade, émanant du SC en aurait égaré une dans le but implicite de faire réfléchir les CKS. La majorité des rapports a jugé utile de rappeler l’ontologie de la couronne et des trois Couronnes. 2. La couronne Du latin corona venu du grec Korone « corneille » en raison de la forme recourbée de son bec, la couronne est un couvre-chef au sens propre du terme symbolisant la puissance légitime ou non de celui qui la porte. Il importe de rappeler la forte charge symbolique de la couronne pour mieux cerner notre réponse. Pour ce faire inspirons-nous de ce qu’écrit Jean Chevalier : « Depuis les temps les plus reculés, sous tous les cieux et dans toutes les cultures, le symbolisme de la couronne a tenu à trois facteurs principaux : 1re) sa place au sommet de la tête qui marque son caractère transcendant entre « le ciel et la terre » ; 2 e) sa forme circulaire qui marque la perfection et l’élévation de l’esprit ; 3 e) sa matière végétale ou minérale qui la relie à la terre et aux forces que celle-ci génère. Ainsi la couronne symbolise une dignité, un pouvoir, une royauté, l’accès à des forces supérieures. Selon Plutarque, l’initié devenu libre et se promenant sans contrainte, célèbre les mystères, une couronne sur la tête. C’est encore Ariane qui offre à Thésée une couronne de lumière pour le guider au sein du labyrinthe. Symbole de la lumière intérieure, la couronne éclaire l’âme de celui qui a triomphé dans un combat spirituel. Jung verra dans la couronne irradiante le symbole par excellence du degré le plus élevé de l’évolution spirituelle. Las, la couronne a servi par la suite à désigner toute supériorité, si éphémère et superficielle fût-elle, et à récompenser un exploit ou des mérites exceptionnels. L’image ne gardait qu’en pâle filigrane le souvenir de sa valeur symbolique ; elle n’était plus que le signe de la manifestation d’un succès ou d’une dignité. Ainsi elle a figuré au front de généraux vainqueurs, des savants, des poètes et des allégories de la victoire, de la guerre, de la paix, de la théologie, de la vertu, de la sagesse, de l’honneur... » 3. La couronne royale Le TFPGM montre une couronne royale qui surmontait autrefois le crâne d’un roi. La couronne royale fait son apparition de façon continue depuis Charlemagne qui la reçut du pape Léon III en l’an 880 en tant qu’empereur des Romains et 200 qui en donnera une en 813 à son fils, Louis le Pieux, lorsqu’il l’associa au pouvoir. Depuis lors et sans discontinuer, tous les rois et empereurs de la chrétienté ont reçu une couronne royale emblème du pouvoir temporel. 4. La tiare Le TFPGM montre une tiare pontificale qui surmontait autrefois le crâne d’un souverain pontife. La tiare du Perse Tara est une couronne de forme haute souvent cylindrique rétrécie vers le sommet. Elle apparaît pour la première fois chez les Assyriens, et passe chez les Perses sous forme d’un cône tronqué. Dans sa forme achevée de Tiare pontificale, elle n’existe que depuis 1342. Il faut savoir que le pape n’a commencé à être couronné qu’en 1130 en tant que père des rois. Une deuxième couronne fut ajoutée en 1301 et signifiait que le pape était le régent du monde affirmant ainsi son autorité civile. La 3e et dernière ? couronne ajoutée en 1342 signifiait que le pape est le vicaire du Christ et symbolise son autorité spirituelle. Elle est depuis lors représentée par trois couronnes terminées en ogive et surmontées d’un globe et d’une croix avec deux infules (rubans frangés tombant sur la nuque) marqués chacun d’une croix. Les 3 étages symbolisent : – Le règne spirituel sur les âmes ; – Le règne temporel sur les états ; – Le règne sur tous les souverains de la terre. Et les pouvoirs qui en découlent, à savoir : – Le pouvoir du sacré : le pape est le grand prêtre, seul intermédiaire entre Dieu et le monde ; – Le pouvoir de juridiction : il possède les clés et lie et délie sur la terre et au ciel ; – Le pouvoir du magistère c’est-à-dire l’infaillibilité pontificale. 5. La couronne de laurier Le TPFGM montre la couronne de laurier qui surmontait autrefois le crâne d’un Conquérant Fondateur d’Empire. En Égypte, le laurier est l’attribut d’Osiris et, chez les Grecs, c’est l’arbre d’Apollon, dieu de la lumière, de la victoire, du soleil sur les ténèbres, dieu des arts et des sports. C’est ainsi que l’on attribuait des couronnes de laurier aux vainqueurs des jeux puis aux généraux romains à qui le Sénat accordait le triomphe. Votre baccalauréat réussi, je vous le souhaite mes FF∴, signifiait simplement « baies de laurier ». 201 À ce stade je me permettrai de remarquer que la totalité des rapports a privilégié dans sa description la tiare pontificale par rapport aux deux autres couronnes et je ne voudrais pas croire que ceci est lié au nombre de couronnes de la tiare mais bien à l’importance que nous accordons au pouvoir de l’esprit ; un Atelier affirmant même que la Franc-maçonnerie a pour vocation de porter la tiare c’est-à-dire de prendre le pouvoir de l’esprit. Je prends là la liberté, TPSG, de dire que cette affirmation n’engage que son auteur et en aucun cas le SC et son TPSGC. Une deuxième remarque me semble importante : si plusieurs rapports ont relevé que ces couronnes surmontant des crânes, voire des têtes de mort en fournissant parfois l’iconographie, aucun Atelier n’en a approfondi la signification fermant ainsi une voie d’exploration qui eût pu s’affirmer féconde. Un seul Atelier évoquant la possibilité que les crânes soient ceux des victimes des abus de couronnes. Un autre qu’il s’agissait des restes des têtes. 6. La couronne en maçonnerie Dans la Kabbale, la couronne Kether qui coiffe l’arbre des Sephiroth symbolise l’Ensof c’est-à-dire la divinité inconnaissable d’avant la Manifestation. La couronne figure aux 6e, 9e, 14e, 15e, 16e degrés, au 20e et au 24e degré, les Présidents portaient eux-mêmes la couronne. Le Pentacle qui décore les membres du Conseil de l’Ordre est formé de 3 triangles équilatéraux entrecroisés et surmontés d’une couronne à 7 pointes symbolisant peut-être le début de la couronne d’épines qui les attend à leur descente de charge. La couronne de laurier figure sur l’autel du TFPM qui, ici, symbolise la victoire remportée sur soi-même. Et un Atelier de mettre en évidence que ces trois couronnes sont à rapprocher des trois colonnes du Temple, lors des trois premiers degrés et le ternaire Force Sagesse Beauté. La Force relevant de la couronne de laurier, la Sagesse de la tiare pontificale, la Beauté de la couronne royale. Et un autre Atelier de mettre en parallèle le ternaire Foi Espérance et Clarté sans toutefois préciser à quelle couronne faire correspondre telle ou telle vertu. Enfin un autre Atelier remit sous le même symbole du pouvoir temporel, le laurier des conquérants et la couronne des rois et réserve à la tiare pontificale le pouvoir spirituel en se fondant sur une exégèse de la Divine Comédie de Dante et des travaux de René Guénon. Notons d’abord que, comme l’explique René Guénon, « l’ésotérisme véritable est tout autre chose que la religion et s’il a quelque rapports avec elle ce n’est qu’en tant que 202 tel qu’il trouve dans les formes religieuses un mode d’expression symbolique, peu importe d’ailleurs que ces formes soient elles de telle ou telle religions puisque ce dont il s’agit est l’unité doctrinale essentielle qui se dissimule derrière leur apparente diversité ». La métaphysique n’est ni païenne, ni chrétienne, elle est universelle. Autre remarque préalable : il s’agit du symbolisme des deux couronnes : le laurier des empereurs ou des conquérants et la couronne des rois n’étant que le même symbole du pouvoir temporel, la tiare des papes et des satrapes celui du pouvoir spirituel. Nous pouvons donc aborder maintenant le symbolisme de la tiare (initiation sacerdotale) et de la couronne (initiale royale). Pour l’Occident, c’est dans la Chevalerie que se trouvait au Moyen Âge des formes d’initiation royale. C’est ce qui explique par exemple qu’une expression comme « l’art royal » ait pu être employée et conservée jusqu’à aujourd’hui par la Maçonnerie. Ainsi, le caractère initiatique de grade se fonde entre autres choses (que nous laisserons de côté dans cette planche) sur le symbolisme du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, correspondant à l’initiation sacerdotale des grands mystères et à l’initiation royale des petits mystères. Une approche ésotérique nous renvoie à Dante et à Guénon auxquels nous pouvons renvoyer pour un approfondissement. Mais tout autre approche ésotérique est permise. S’agissant de Dante, celui-ci décrit la Divine comédie la réalisation supra humaine relevant des grands mystères comme une ascension à travers les cieux qui correspondent aux états supérieurs de l’être. Le domaine sacerdotal est d’ordre « surnaturel » ou « métaphysique ». Le domaine royal, lui, est d’ordre naturel ou physique. Les petits mystères comportent la naissance de la nature (au sens traditionnel) et donc des « sciences traditionnelles ». Selon Dante, le pouvoir laïque n’a pas son origine dans le pouvoir ecclésiastique (De Monarchia III-4). Il rejette l’interprétation curiale de l’Évangile de saint Mathieu (XVI-19) : « Je te donnerai les clés du royaume des cieux ; tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel » (interprétation qui implique la suprématie de l’Église sur l’État laïque) ; Dante dit : « l’empereur ne doit au pape que le respect qu’un fils doit à son père », (De Monarchia III-16). Le but assigné par Dante à « celui qui régit la terre », c’est-à-dire l’empereur, c’est la réalisation de la paix. Il doit diriger le genre humain vers « l’île sacrée » qui demeure immuable au milieu de l’agitation incessante des flots et qui est « la montagne de salut », « le sanctuaire de la paix ». Bref, l’empereur doit conduire les hommes au « paradis terrestre ». La barque de saint Pierre doit conduire les hommes au « paradis céleste ». 203 Pour Guénon, les petits mystères dépendent essentiellement des grands mystères et y ont leur principe même. De même que le pouvoir temporel pour être légitime dépend de l’autorité spirituelle et a en elle son principe. Guénon se place uniquement sur le plan des principes dépassant toutes les formes particulières que peuvent revêtir, selon les temps et les lieux, le pouvoir temporel et l’autorité spirituelle. Les connaissances étaient enseignées dans ces deux sortes de mystères. Ce furent les connaissances nécessaires à la « caste » sacerdotale (par analogie avec l’Inde ou l’Égypte ancienne) et celle nécessaire à la « caste » royale (ou noblesse). L’une avait la fonction de l’enseignement et des initiations (sacerdoce) et l’autre celle de l’action et du gouvernement (royauté). C’est de là que procédait le « droit divin » des rois. L’« art sacerdotal » et l’« art royal » désignent la mise en œuvre des connaissances enseignées dans les initiations correspondantes, avec tout l’ensemble des « techniques » relevant de leurs domaines respectifs. La désignation d’« art royal » conservée dans les anciennes corporations s’est transmise à la Franc-maçonnerie comme un vestige du passé. L’empereur préside ainsi aux petits mystères qui concernent le « paradis terrestre » et le souverain pontife aux grands mystères qui correspondent au « paradis céleste ». Telles sont leurs attributions. B. Le pouvoir Ces trois couronnes symbolisent trois pouvoirs nous dit l’énoncé de la question et la définition du pouvoir a suscité la réflexion de bon nombre de CKS. Il est bien difficile sinon impossible dans le cadre de ce rapport d’esquisser ne serait-ce qu’une histoire du pouvoir, ne serait-ce qu’une théorie du pouvoir même si les idées et les approches développées l’eussent sans doute permis. Il vous faudra donc vous satisfaire de quelques généralités : – La première est que le pouvoir en Occident a changé de nature sous l’effet des révolutions anglaise, américaine, française et polonaise. De droit divin, le pouvoir est revenu à hauteur d’homme. – La deuxième est que l’histoire du pouvoir est l’histoire du conflit entre les pouvoirs : que ce soit Montesquieu et la séparation des pouvoirs, ou la séparation de l’Église et de l’État et de la sortie de la religion. – La troisième est que les limites entre les pouvoirs sont des sortes d’ensembles flous avec des interpénétrations ou pour le dire avec Michel Foucauld dans La Volonté de Savoir que « le Pouvoir est le nom que l’on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée » d’où il ressort que le pouvoir est un rapport entre plusieurs termes. 204 – La quatrième est que selon le mot d’Alain le pouvoir en tant que tel est inexplicable. – La cinquième est que le pouvoir est toujours bien représenté par la tri fonctionnalité que Georges Dumezil aurait mise en évidence entre le guerrier, le prêtre et le paysan. – La sixième est que, à chaque pouvoir est à même de correspondre un contre pouvoir qui en lui-même comporte, en germe, des dangers d’abus et de déviance. C. Les missions du CKS « Le CKS doit surveiller et combattre les moindres abus et déviances ». Les pouvoirs classiques désignés au CKS sont le pouvoir civil, le pouvoir religieux et le pouvoir militaire dont il ne lui revient pas de remettre en cause les légitimités sauf s’ils viennent à céder à la volonté de puissance et chaque CKS sait bien que les couronnes peuvent être portées par les trois mauvais compagnons meurtriers d’Hiram et donc de l’homme. Depuis deux siècles, le CKS qui, lorsqu’on lui demande son âge, peut répondre « ad libitum un siècle et plus » ou « je ne compte plus », a appris à bien les connaître et à reconnaître leurs moindres abus et déviances. Les rapports après avoir exposé leur existence constatent que ces trois pouvoirs constituent l’ossature de tous les pouvoirs institutionnels et que c’est l’essence même du CKS dans la mission que l’ordre lui assigne et que le CKS s’assigne à lui-même de s’opposer à toutes les oppressions civiles, religieuses et militaires. Il revient au CKS avec les moyens dont il dispose d’avoir d’abord l’IMPRUDENCE de les surveiller c’est-à-dire de rechercher dans tous les domaines des déviances qui pourraient s’avérer nuisibles et ne pas attendre leur apparition pour les prévenir. C’est la fonction de vigilance. Le CKS doit ensuite avoir l’IMPUDENCE de les stigmatiser donc de montrer à tous responsables ou victimes de ces abus et déviances par la parole, de réveiller les consciences. C’est la fonction de jugement. Enfin, le CKS doit avoir l’INSOLENCE de les combattre. C’est l’action du CKS dans la cité, en tant que citoyen qui doit être mise à l’œuvre. C’est la fonction de résistance. « Savoir pour comprendre, comprendre pour agir » est une devise que font leur bon nombre de CKS. 205 III – AUJOURD’HUI Ces trois symboles sont-ils nécessaires et suffisants aujourd’hui ? A. Les anciens pouvoirs En déclinant successivement les abus et déviances toujours actuels de ces trois pouvoirs, la totalité des Ateliers constate que malheureusement ces trois symboles sont toujours nécessaires. 1. Le pouvoir civil Si tant est qu’en France et dans les démocraties occidentales, le pouvoir civil fondé sur le principe de la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire a un fonctionnement démocratique qui n’est pas exempt d’abus et de déviance au nombre desquels sont mis les sans-logis, la précarité, l’exclusion, les sans-papiers. Force est de constater que dans d’autres continents ou pays, en Russie, en Chine, en Afrique, en Asie, le pouvoir civil s’avère particulièrement dévoyé. 2. Le pouvoir religieux Même en France qui se veut à la pointe en matière de laïcité et de séparation de l’Église et de l’État, la montée des intégrismes religieux est une évidence. Des Mollah iraniens à Al Qu’Aïda, des Juifs ultra orthodoxes aux fondamentalistes néo conservateurs américains, du créationnisme à l’excision, de l’Eglise de Scientologie à l’Opus Dei, les abus et déviances du pouvoir religieux sont à portée de vue et à perte de vue. 3. Le pouvoir militaire Si la dictature militaire sévit à l’état pur en Birmanie, ce sont encore trop souvent des États où le pouvoir est militaro-policier en Chine, à Cuba, en Biélorussie, des êtres humains sont encore trop souvent et partout victimes de guerres plus ou moins larvées, de répressions violentes, de bavures policières ou d’exactions militaires. SONT-ILS SUFFISANTS AUJOURD’HUI ? En d’autres termes, n’y a-t-il pas d’autres pouvoirs, et si oui peuvent-ils être symbolisés par les trois couronnes ? 206 B. Les nouveaux pouvoirs 1. Généralités Nous venons de voir que les pouvoirs traditionnels sont toujours présents aux cotés de pouvoirs émergents et si la litanie des pouvoirs avec adjectifs en « al » comme syndical, patronal, en « ique » comme bureaucratique, en « air » comme judiciaire, en « if » comme associatif, etc., pourrait s’avérer rapidement lassante, il convient de remarquer que les nouveaux pouvoirs sont issus de l’effet prodigieux des progrès des sciences et des techniques dans une mondialisation qui concerne l’ensemble des activités humaines. Ces progrès s’interpénètrent d’une manière incompréhensible pour les spectateurs qui ne font pas partie des élites. Ces spectateurs se sentent de plus en plus victimes et tentent de se réfugier dans des modalités d’être au monde dont la solidarité n’est plus le maître-mot. Ces modalités sont : – l’individualisme favorisé par le consumérisme exacerbé par la société du spectacle dénoncée par Guy Debord ? – le communautarisme enfermant l’individu dans un groupe identitaire rapidement sectateur ; – le relativisme banalisant les idéaux et ravalant les valeurs à leur niveau. Les Ateliers s’accordent pour reconnaître la montée en puissance de trois pouvoirs non institutionnalisés dont les règles de fonctionnement sont difficiles à appréhender par les non experts. Il s’agit du pouvoir économique, médiatique et technoscientifique. 2. Le pouvoir économique 1% du PIB des pays riches suffirait à couvrir les besoins de base des pays pauvres. Sachant que, depuis le veau d’or biblique, l’argent est le maître-mot de la société mais que jamais les inégalités n’avaient été aussi criantes dans un même pays, d’un pays à l’autre, d’un Continent à l’autre. Les véritables maîtres du monde ne sont plus les gouvernements, mais les dirigeants de groupes multinationaux financiers ou industriels, et d’institutions internationales opaques (FMI, banque mondiale, OCDE, OMC, banques centrales). Le pouvoir de ces organismes s’exerce sur une dimension planétaire, alors que le pouvoir des États est limité à une dimension nationale. Pas ailleurs, le poids des sociétés multinationales a depuis longtemps dépassé celui des États. À titre d’exemple, les sources de Forbes indiquent que le chiffre d’affaires de General Motors (178.2 milliards de dollars) est supérieur au PIB du Danemark (161.1 md), celui de Ford (153.5 md) est supérieur à celui de l’Arabie Saoudite (125.3 md). 207 Les responsables de ces organisations ne sont pas élus et pourtant ils exercent un pouvoir réel. La marge d’action des États est de plus en plus réduite par des accords économiques internationaux pour lesquels les citoyens ne sont ni consultés ni informés. Tous les traités élaborés ces dernières années (Organisations Mondiales du Commerce, Accord Multilatéral sur l’Investissement, Accord de Libre Échange Nord-Américain) visent un but unique : le transfert du pouvoir des États vers des organisations non élues, au moyen du processus appelé « mondialisation ». Les responsables de ce pouvoir économique sont quasiment tous issus du même monde, des mêmes milieux sociaux. Ils se connaissent, partagent les mêmes vues et les mêmes intérêts. Ils partagent donc tout naturellement la même vision de ce que devrait être le monde idéal futur. Les intérêts financiers nient par principe la notion de bien commun, sauf à le considérer comme la résultante des intérêts individuels. Parlons ici de la religion de l’argent pour ne pas parler de l’argent de la religion. Un premier indice des dogmes cachés par la religion de l’argent est le thème récurrent de la « crise ». C’est l’équivalent du dogme du péché. Comme lui, il entraîne la nécessité d’incessantes mortifications pour atteindre le paradis dans l’au-delà. La deuxième menace souvent rappelée est celle de l’inflation. Les autorités financières, comme les religions ont créé leur diable et leur dieu. Le diable, c’est bien sûr l’inflation qui joue dans le capitalisme moderne exactement le même rôle que jouait le diable pour les maîtres de la chrétienté : c’est la perversion coupable, c’est la facilité. Le dieu, celui de l’économie, celui qui peut tout arranger au mieux, c’est le marché. Il faut non seulement croire en la divinité du Marché, mais aussi en sa rationalité. Or la rationalité des cotations sur les marchés financiers, qui l’a prouvée ? Enfin, autre ressemblance avec la religion, les milieux de l’argent se constituent comme les églises ou les chapelles. On y trouve de grands prélats : ce sont les « autorités » monétaires des grandes banques centrales. On y trouve de grands conciles plus ou moins œcuméniques : G7, G8, G10, le forum de Davos. Enfin, on y trouve des « gourous » reconnus par les médias et les « bonnes écoles » du business, les experts et leurs thuriféraires, politiciens et journalistes complaisants. Il faudrait aussi évoquer les lieux d’exercice du pouvoir financier, les institutions multilatérales, les banques centrales, les agences privées qui définissent les bons « emprunteurs » et ceux qu’il faut écarter, mais aussi la pratique des fonds de pensions et les outils de la domination financière. Il est dès lors naturel qu’ils s’accordent sur une stratégie et synchronisent leurs actions respectives vers des objectifs communs, en induisant des situations économiques favorables à la réalisation de leurs objectifs, à savoir : 208 – Affaiblissement du pouvoir du politique. Déréglementation. Privatisation des services publics. – Désengagement des États de l’économie, y compris des secteurs de l’éducation, de la recherche et à terme de la police et de l’armée. – Endettement des États, lesquels sont contraints à terme à la privatisation et au démantèlement des services publics. – Flexibilité des emplois. À noter enfin que ces organisations multinationales privées se dotent progressivement de tous les attributs de la puissance des États : Réseaux de communication, Services de renseignements, Fichiers sur les individus, Service de force de combats. On note qu’à terme, les armées sont appelées à devenir des entreprises privées, des prestataires de service travaillant sous contrat avec les Etats, aussi bien qu’avec n’importe quel client privé capable de se payer leurs services. Ces armées existent déjà aux USA. La société Dyncorp est intervenue dans de nombreuses régions du monde où les USA souhaitaient intervenir militairement sans en porter la responsabilité directe (Soudan, Koweït, Indonésie, Kosovo, Irak). Ces armées privées (appelées « sous traitant » par le pentagone) représentent environ 10 % des effectifs américains déployés en Irak. Il est inquiétant de constater que le pouvoir économique est peu à peu, de façon inéluctable, en train d’absorber, de phagocyter le pouvoir civil, le pouvoir militaire et peut-être le pouvoir religieux comme le montre le succès des multinationales, des prédicateurs télévisuels américains et autres. À dimensions internationales, plus riches que les États, mais aussi sources de financement des partis politiques de toutes tendances et dans la plupart des pays, ces organisations sont de fait au-dessus des lois et du pouvoir politique, au-dessus de la démocratie. Peut-on éviter de se demander si, de nos jours, les empires économiques contemporains ne sont pas des adversaires de la démocratie ? Ne vivons-nous pas une démocratie de façade, et le pouvoir réel n’émigre-t-il pas vers de nouveaux centres ? Les citoyens continuent à voter, mais leur vote a été vidé de tout contenu. Ils votent pour des responsables qui n’ont pas de pouvoirs réels. Et c’est bien parce qu’il n’y a plus rien à décider que les programmes de gauche et de droite en sont venus à tant se ressembler dans tous les pays occidentaux. Ne sommes-nous pas de plus en plus dans l’illusion démocratique ? Et nous venons de ne prendre en compte que l’économie légale. Un autre aspect du pouvoir économique est celui de l’économie souterraine concernant et faisant appel à l’extrême aux organisations secrètes de type Mafia, Camora, Yakusa et autres Triades. 209 3. Le pouvoir médiatique Pourquoi les médias apparaissent-ils comme un pouvoir, et pour certains le plus grand des pouvoirs ou le plus pertinent des contre-pouvoirs ? Les médias sont devenus l’un des lieux majeurs où se joue l’avenir de la démocratie. Le bilan positif sur la réelle capacité de nos sociétés à l’information est contrebalancé par un discours ambiant qui ne parle que de perversion, de la démocratie par la communication de masse. En réalité, il faut admettre qu’il n’y a pas de démocratie de masse sans média de masse, parce que les uns sont la condition d’existence de l’autre. Depuis une quinzaine d’années, à mesure que s’accélérerait la mondialisation libérale, il apparaît que la fonction d’information des médias a été vidée de son sens, elle a perdu peu à peu de sa fonction essentielle de contre-pouvoir. Les médias sont-ils nécessairement devenus un pouvoir ? Si ce n’est pas le cas, comment se sont-ils constitués en pouvoir, sans contre-pouvoir, en pouvoir sans limites ? On peut très bien concevoir un fonctionnement de médias qui les ramène à leurs vocations initiales de communication, d’information et de critique de la vie publique. Lorsque l’on envisage les médias dans leur fonction première, qui est instrumentale, il est possible de leur restituer toute leur positivité comme organes susceptibles d’éveiller des débats et d’en montrer les enjeux en vue d’éclairer l’opinion. Ils deviennent un pouvoir lorsqu’ils se détournent de cette vocation initiale d’information et de critique pour devenir autoréférentiels, lorsqu’ils recherchent avant tout l’accroissement de leur audience. Cette recherche d’audience étant la résultante de la nécessité économique de rentabilité au minimum et de profit. (Le rôle des régies publicitaires est à prendre en considération (ex. du business plan de Google dont le CA frise le CA de Microsoft). Les peuples du XXe siècle n’ont-ils pas été subjugués pas les idéologies relayées par les moyens de communication, vecteur de la propagande, qui les ont poussés à se livrer aux pires excès, à l’incitation et sous l’égide des pouvoirs les plus pervers (fascisme latin, nazisme germanique, communisme soviétique). Leur emblème respectif, faisceaux du licteur, croix gammées, faucille et marteau, n’ont-ils pas, hélas, brillé sur les pavillons pour couvrir des institutions criminelles qui se maintenaient par les moyens les plus indignes et les plus abjects ? N’ontils pas mis le monde à feu et à sang, en violant avec insolence et cruauté les droits les plus sacrés de l’homme ? Et tout cela le plus souvent, sous le regard des représentants des pouvoirs temporels et spirituels, indifférents ou muets. Quant à Internet, c’est devenu la caisse de résonance et le nouveau vecteur du pouvoir des médias : 210 Il n’est pas tant de savoir si tout le monde s’en servira, ni de s’étonner de ce qu’il permet de faire, il est plutôt de comprendre s’il existe un lien entre ce système technique et un changement de modèle culturel et social de la communication, comme l’Occident en a connu au moins deux depuis la Renaissance. S’il y a rencontre, cela veut dire qu’Internet ouvre un troisième chapitre. Pourquoi les nouvelles techniques de communication plaisent-elles donc tant ? La variété de ces motivations illustre d’ailleurs le fait que ces nouvelles techniques soient investies de bien d’autre chose qu’une pure mission technique. Il s’agit, dans l’ensemble, de modifier les relations humaines et sociales, ce qui prouve combien, dans le domaine de la communication, on gère des symboles et des utopies, sans grand rapport avec la performance des outils. Trois mots sont essentiels : autonomie, maîtrise et vitesse. Chacun peut agir sans intermédiaire quand il veut, sans filtre ni hiérarchie, et qui plus est en temps réel. Je n’attends pas, j’agis et le résultat est immédiat. Cela donne un sentiment de liberté absolue, voire de puissance, dont rend bien compte l’expression « surfer sur le net ». Outre le facteur de séduction, les nouveaux médias encouragent la capacité de création ; il y a, en effet, un imaginaire et une création culturelle. Jamais, un système technique n’a autant créé sa propre légitimité. Ce dernier média est au cœur de nos foyers et tend à nous isoler physiquement des autres : tandis que notre champ d’action et de jeux s’est élargi à la planète, nous voilà paradoxalement coupés de notre famille, de nos voisins, de nos communautés d’origine mais proches des communautés virtuelles : SKYPE, MYFACE... Second life. C’est comme si l’avenir appartenait à la civilisation de l’électronique et de l’immatériel.Virtuelle communauté, voyages virtuels, relations virtuelles... une nouvelle réalité est née. Ces nouvelles technologies de l’Information et de la Communication ont de quoi générer de grandes inquiétudes quant au respect des libertés individuelles dans l’utilisation quotidienne, pratiquement généralisée, des cartes électroniques, des téléphones et autres ordinateurs. Le danger est d’autant plus important que l’utilisation qui est faite de ces nouvelles technologies apparaît bien souvent comme la simplification de procédés plus anciens. Payer avec une carte bancaire ses achats quotidiens alimente, sans que nous ayons pris une juste mesure du phénomène, des banques de données qui engrangent des masses considérables d’informations privées qui permettent l’exercice d’un espionnage systématique de nos comportements, de nos choix, de nos orientations politiques, découvrant ainsi jusqu’à la sphère privées de nos existences. Il s’agit d’un fichage généralisé de chacun d’entre nous. La masse des renseignements ainsi livrés est telle qu’en connectant entres elles ces « banques de 211 données » ce n’est pas seulement notre quotidien qui est exploré mais, qu’audelà, nos choix futurs sont anticipés. Ces technologies évoluent rapidement et on sait combien elles génèrent de nouveaux désirs. Les téléphones portables permettent déjà de consulter à distance l’ordinateur individuel, etc. Or, ces technologies ont la fragilité de leur puissance... Dans un numéro récent de Courrier International, on pouvait lire un article intitulé « Royaume-Uni : tous fichés ? » et le paragraphe introductif annonçait : « le 20 novembre 2007 le gouvernement a reconnu la perte de deux CD-Rom contenant les données personnelles de 25 millions de Britanniques. Une affaire qui souligne l’ampleur du fichage dont font l’objet les citoyens dans tous les domaines de la vie quotidienne ». Le risque ne concerne pas seulement nos voisins ! Plus récemment, le 29 février 2008, le journal Le Monde titrait un article : « en France, le gouvernement prévoit aussi un dispositif de surveillance des ordinateurs ».Voici le paragraphe introductif : « Dans le cadre de la lutte conte la cybercriminalité, le ministère de l’Intérieur souhaite permettre la surveillance à distance des ordinateurs des personnes suspectes. Il convient d’autoriser, sous contrôle du juge, la captation à distance de données numériques se trouvant dans un ordinateur ou transitant par lui », a annoncé la Ministre le 14 février, parmi plusieurs mesures de lutte contre la cybercriminalité. Quelles sont les voies de résistance ? 4. Le pouvoir scientifique Quant au pouvoir scientifique, il faut en souligner quatre aspects : – l’informatique qui, aujourd’hui, est en plein développement et qui sert à nous contrôler de plus en plus étroitement (cf. supra). – Les recherches en biotechnologies ou l’ingénierie biologique qui sont sur la voie de découvertes qui remettent en cause la définition même de la personne humaine. – Le développement d’une médicalisation de la vie qui risque, si l’on n’y prend garde, de modifier considérablement le regard sur le comportement humain en révélant les déterminismes qui assujettissent l’homme à son héritage : le tout-génétique. – Le développement des nanotechnologies. C. De nouveaux symboles 1. Concernant le pouvoir économique Pour nombre d’Ateliers, les trois couronnes ne suffisent pas et ils proposent d’ajouter sur le plateau du TFPGM d’autres symboles : 212 – Le veau d’or seul ou associé à une couronne de fleurs et de pierres précieuses entre les cornes tant on encense sa puissance d’un bout du monde à l’autre bout. – Une bourse toute simple – Une balance d’évaluation – Une couronne de Crésus sans description – Une couronne d’argent bien que l’Atelier reconnaît de lui-même que cela paraisse en contradiction avec l’usage qui veut qu’en maçonnerie, on laisse les métaux à la porte du Temple. – Un billet de banque, mais en quelle devise ? – Une carte de crédit internationale – Le chapeau melon des banquiers de la City. 2. Concernant le pouvoir médiatique Sont proposés successivement : – Un micro assorti d’une plume – Une parabole – Un livre blanc et une plume – Une banderole symbolisant le pouvoir de la rue médiatisé par la télé – Un casque multimédia – Le Dieu Hermès, dieu de la communication et des échanges – Un Atelier, à tendance syncrétique, propose que le pouvoir médiatique soit représenté par un écran type ordinateur ou télévision dans lequel seraient incluses les trois couronnes surmontant les crânes des puissances traditionnelles et les rédacteurs, réjoui par sa trouvaille il propose même de remplacer le miroir par un cadre doré surmonté d’une couronne impériale. 3. Concernant le pouvoir scientifique – Un seul Atelier a proposé un nouvel outil symbolique qui serait le mortier, le couvre-chef revêtu par les nouveaux diplômés des pays anglo-saxons et votre rapporteur ne peut que regretter que le pouvoir scientifique n’ait pas plus stimulé l’imaginaire des CKS. 4. Des propositions inclassables sont également faites, telles que celles d’ajouter des symboles : – Des chaînes brisées reliées aux trois couronnes pour nous inciter à nous affranchir des liens de la servitude. – Un bonnet phrygien qui symboliserait le pouvoir du peuple équilibrant les autres. 213 Une autre proposition serait de remplacer les trois couronnes par Marianne en tant que symbole du pouvoir, voire par une anti-Marianne qui serait une mise en garde contre tous les excès de toutes les formes de pouvoir y compris celles liées aux grades et aux fonctions maçonniques. Enfin un Atelier souhaiterait ajouter aux trois couronnes une nouvelle couronne qu’il nomme couronne majeure, qui se situerait au-dessus des autres, qui brillerait par la force de sa pensée, qui témoignerait de la sagesse universelle et cette couronne symboliserait « le pouvoir des philosophes ». C’est un rêve conclut le rédacteur qui n’a sans doute pas oublié le Platon de Denys, le tyran de Syracuse. Un rapport ne souhaiterait pas modifier la représentation symbolique du rituel mais souhaiterait une adaptation à notre temps du commentaire du Grand Orateur ce qui est à renvoyer à la Commission ad-hoc du SC. La majorité des Ateliers considère que le recours aux trois couronnes est toujours opératoire et qu’elles sont parfaitement représentatives du pouvoir en général. Un Atelier va même jusqu’à décliner ce que représentent, pour le CKS d’aujourd’hui, les trois couronnes. – La couronne royale représente l’organisation sociale, matérielle et temporelle sous toutes ses formes et peuvent lui être rattachés les pouvoirs civil, exécutif, économique, scientifique et technique, ce qui relève de la Beauté – La tiare représente tout ce qui ressort de l’esprit, le pouvoir religieux, philosophique, médiatique, culturel, ce qui relève de la Sagesse. – La couronne de laurier représente le pouvoir militaire, policier, ce qui relève de la Force dont la déviance est la violence sous toutes ses formes, qui va de la maltraitance intrafamiliale au terrorisme international. IV – DEMAIN Il est temps de conclure… Au travers de cette question et des rapports qu’elle a suscités, nous sentons bien que les CKS se sont livrés à une relecture des rituels, à une introspection et à une mise à jour, et au jour de leurs interrogations les plus intimes quant à leur mission. À plusieurs reprises m’est venue la métaphore du roseau pensant de Pascal tant le CKS peut paraître d’une fragilité extrême devant la grandeur des tâches qui lui sont proposées et en même temps le propre de ces questions n’est-il pas de continuer notre réflexion sur les conditions et les modalités de notre engagement en tant que CKS ? 214 Comment être les soldats de l’universel alors que les droits de l’homme, euxmêmes sont relatifs à une société, évolutifs dans le temps et l’espace ? Comment être efficaces en usant d’armes morales ? Comment ne pas entendre Michel Serres lorsqu’il affirme qu’il n’y a pas d’autres pouvoirs que les pouvoirs administratif, scientifique et médiatique et que le pouvoir de la morale est tout à fait léger et inconsistant ? Le rituel admet qu’on puisse avoir des doutes puisque déjà il nous a rassurés. « Tant que vous agirez en conformité avec nos principes, vous ne pourrez pas vous tromper. » Nous avons franchi et refranchi l’échelle de Jacob et lu à chaque passage l’Amour de la vérité et l’Amour de l’humanité qui, seules, permettent la libération et l’accomplissement de chacun, c’est la seule transcendance qui vaille. Nous devons être, comme l’écrivait notre F∴ J.-P. Donzac, « au-delà de l’homme » pour « avant tout, produire un éclairage, libérateur, révélateur d’une réalité sociologique oppressive » c’est ce que nous proposent les trois couronnes avec, comme finalité, le projet maçonnique qui est encore et toujours la construction d’une société idéale en permettant à l’homme de devenir majeur au sens de Kant, c’est-à-dire libre et responsable. Armé de son éthique de conviction et de son éthique de responsabilité, le CKS fait ce que doit, advienne que pourra. Je terminerai ce balustre avec J.-P. Donzac qui vous enjoignait dans « l’Écossais » « de ne pas ignorer l’osmose entre l’Ordre et les temps présents pour pouvoir s’interroger, sinon connaître le futur ». Le futur, demain, par définition incertain, et je voudrais livrer à votre réflexion cette notion de la « technologie définissante » proposée par le chercheur David Bolter. Ce sont ces technologies qui servent de symboles dans la compréhension que l’homme a de lui-même. Le Cyberespace est un 6e continent où toutes les activités humaines sont métamorphosées. De l’homme fait d’argile, de l’origine du monde au grand horloger de la révolution mécaniste, nous nous dirigeons vers un Cyber homme avec un Cyber CKS. Qui sera-t-il ? De quelles couronnes aurait-il besoin pour l’aider dans sa mission ? Jacques Orefice, 33e M∴A∴S∴C∴ 215 EN ANNEXE, un poème sur les trois couronnes rédigé par un CKS anonyme : LES TROIS COURONNES Trois couronnes de forces en pouvoir concentré Trois morceaux de puissance, question de liberté Au service de l’homme sont-elles toujours placées Au service d’un homme souvent sont agitées Couronnes de papier ou couronne de sang Vous dressez les murailles et tuez les enfants, Instrument salutaire ou puissance tragique ? Le fusil ou le lys ou le livre magique… Des couronnes se tressent au nom d’économie En tristes vérités érigeant le profil… Atomes de métal êtes-vous innocents ? Energies des dorures êtes-vous du clinquant ? Mécaniques changeantes sur le temps éphémère Le fondement humain est fruit de millénaires Du crayon au laser, de la plume à l’écran Quand les sciences de l’homme sur un pas de géant, L’épée est d’énergie ou bien de connaissance Elle est au Chevalier illusion ou puissance. Les fameuses couronnes sont-elles des repères ? Des jalons de prison à semer la misère ? Le bûcher était acre et midi fut brûlant Pour un ordre moral, brutal, intolérant. Le laurier éphémère couronnes de dorures Les dogmes références en limites de murs, Frontières des interdits en illusions de trônes, Trois couronnes de sabre de bombe en kilotonnes L’on piétinait jadis les rois et les curés, Les sombres militaires tueurs des libertés. Le temple fut oubli poussières de millénaire La mort fut imposée pour un temps solaire Tous les dogmes, faiblesses en béquilles de l’égo 216 Gris de fer de l’épée sur un noir corbeau Du passé au futur comme un sens donné Toujours la vieille lutte le temps s’est couronné Couronnes défraîchies au temps évaporées Suffire pour la limite en cadenas fermés. Stigmatiser « abus faiblesse » pour la force Illusion continue tout comme un trait. DISCOURS DU GRAND ORATEUR AU GRAND CONSEIL D’AUTOMNE 2008 Vous avez un siècle et plus, vous cherchez la Lumière, celle de la Liberté pour ceux qui n’en abusent pas.Vous cherchez aussi Justice, Justice à l’encontre de tous les tyrans, temporels et spirituels.Vous combattez l’oppression, d’où qu’elle vienne et à tout instant. À chaque tenue, avant de vous séparer, il vous est rappelé que votre mission est d’intégrer connaissance et sagesse dans de justes lois pour régir la société humaine. Vous avez enfin promis de refuser toute dictature, de résister à tout asservissement de la personne, de la pensée, de l’esprit ; de répudier toute volonté de puissance... Certes, tous les rituels maçonniques sont évidemment remplis de ce type d’exhortation et bâtis autour de l’œuvre à accomplir, mais aucun autre que celui de Chev∴K∴S∴, 30e degré du R∴E∴A∴A∴, n’est aussi clair et direct sur notre mission dans ce monde, ici et maintenant. « Puisque vous avez acquis la connaissance, votre travail sera votre action hors du temple ». Face à la tentation de la paresseuse pensée qui préfère croire à connaître, face à ceux qui ne veulent plus juger eux-mêmes, seulement être convaincus, face à l’indifférence à l’égard des valeurs humaines, à la démission devant le devoir civique, le chemin du C∴K∴S∴ et son devoir sont clairement tracés : au nom de l’amour de la vérité et de l’amour de l’humanité. La moindre analyse néanmoins suffit pour faire prendre conscience qu’il ne faut pas se tromper soi-même et tomber, sous prétexte d’amour, dans la recherche d’un pouvoir sur l’autre. Même (et surtout) quand il s’agit de l’amour désintéressé du prochain – l’amour de l’humanité – on peut réfléchir sur la façon de conduire cet amour. Sous prétexte d’aimer, d’aider, de protéger, peuvent apparaître des conduites individuelles ou collectives, où l’ingérence dans la vie du prochain ne traduit de fait qu’un souci – conscient ou pas – de domination, au mieux une envie déguisée de « paraître » bon. Et ce jusqu’à la caricature. L’exemple que je vais prendre est certes un peu facile, mais, lorsque le tankiste 219 russe écrabouille sans vergogne une voiture de police géorgienne, vide heureusement, il n’échappe à personne qu’il le fait dans un souci d’amour, d’aide et de protection des Ossètes, voire de protection des Géorgiens contre euxmêmes, contre les mauvaises pensées qu’ils ont eues et pourraient encore avoir. Notons, plus sérieusement, comme peut le relever n’importe quel historien, qu’il y a toujours un contraste entre les valeurs d’amour que prétend défendre telle religion, ou celles de protection propagée par tel État, et l’imposition desdites valeurs par la contrainte et par la guerre. « Je promets de répudier toute volonté de puissance, cause de guerre etc. » N’est-ce pas ce que sous-entendaient déjà les Constitutions d’Anderson ? – de manière bien alambiquée et plus jésuitique que presbytérienne certes. Leur relecture complète donne néanmoins toujours matière à réflexion. « Comme la Maçonnerie a toujours souffert de la guerre, de l’effusion de sang et du désordre, il en a résulté que les anciens rois et princes ont été fort disposés à encourager les artisans à cause de leur caractère pacifique et de leur loyauté, au moyen desquels, dans la pratique, ils répondaient aux chicanes de leurs adversaires et concouraient à l’honneur de la confrérie toujours florissante en temps de paix ». Comment mieux construire la paix qu’en luttant pour que chaque humain soit considéré comme tel, détenteur d’abord de l’imprescriptible droit à la vie ? Comment être C∴K∴S∴ et méconnaître cet impérieux devoir ? Comment accepter l’injustice, l’oppression, la torture ? Vous allez me dire : « Mais qu’y puisje ? Je ne suis ni Tibétain en Chine, ni Géorgien en Ossétie, ni Ossète en Géorgie, ni Soudanais, ni Rom en Roumanie – ou ailleurs »... Sans doute... du moins pas encore... Mais, dès la naissance de la Maçonnerie, ses adeptes se sont voulus – sans tout le temps il est vrai bien y réussir – les opposants les plus déterminés à l’absolutisme oppressif de l’époque. Outre que ce mot d’absolutisme ne me paraît pas si anachronique que cela de nos jours, notre Maçonnerie n’est-elle pas le moyen « pacifique et loyal » de répondre aux « chicanes » de nos adversaires, parce qu’elle est fondée sur les principes de liberté individuelle et de résistance à l’oppression. Et notre grade de C∴K∴S∴ peut être considéré comme la synthèse d’une grande partie de l’enseignement maçonnique et surtout comme une invitation à en tirer toutes les conséquences. C’est dans cet esprit que l’action de chaque C∴K∴S∴ est requise. Mais, il est vrai que, dans ce monde, l’action ne peut être prise en considération et donc n’avoir d’efficacité que dans la conjonction des efforts… Solitaires et solidaires plus que jamais… nous devons plus que jamais assumer notre place dans cette société. 220 Il est évident certes que la question n’est pas – pour le moment – de prendre les armes. Le Djihad n’est pas vraiment maçonnique c’est le moins que l’on puisse dire. Alors quelle action ? Nous ne nous posons pas suffisamment la question du militantisme, sinon souvent pour le rejeter. Étymologiquement la connotation guerrière du mot peut nous rebuter. Mais ne sommes-nous pas des Chevaliers (miles, militis) ? Il s’agit bien de lutte, de combat, pas forcément toujours symbolique. Mais il est vrai que l’on peut se demander quels sont les véritables rapports entre maçonnerie et militantisme. On peut se demander jusqu’où peut aller l’engagement profane du Maçon. Militant, certainement. Mais comment ? Dans quelles conditions ? Personnellement je n’arrive pas toujours à bien répondre à cette question... il faudra y revenir. Quoi qu’il en soit, parvenu à ce stade de l’initiation, le C∴K∴S∴ doit non seulement pouvoir porter un regard rétrospectif sur sa propre démarche mais encore s’interroger sur son action dans le cadre maçonnique et profane. D’un coté, le refuge dans une supposée sagesse est impensable, car, nous sommes tous, à la place que nous occupons, roi et seigneur, et il faut faire ce qui doit être fait. De l’autre, l’engagement dans le monde n’est pas de faire entrer à grandes brouettées les métaux dans le Temple, comme le font encore trop de Frères « militants ». Assumer notre place, place de Maçon et de C∴K∴S∴ c’est essentiellement, je crois, d’abord dire haut et fort ce que d’autres n’osent pas ou ne veulent pas dire, pour dénoncer, à tout le moins « témoigner » de l’oppression et de l’injustice, surtout lorsqu’elles sont assorties de la désinformation, de la duplicité et du mensonge. C’est là qu’est notre rôle, à notre portée, en tant que C∴K∴S∴. C’est notre devoir permanent d’engagement. C’est lui qui donne à notre condition humaine un sens acceptable. Si nous réussissons un tant soit peu à porter cette parole, nous aurons commencé à remplir notre mission. Revenons à la citation que je faisais plus haut des Constitutions d’Anderson : « À cause de leur caractère pacifique et de leur loyauté... Ils répondaient aux chicanes de leurs adversaires. » C’est certainement aussi de ce coté qu’il faut chercher. La parole, la raison et l’exemple, voilà les armes pures dont nous pouvons immédiatement disposer. Et face aux djihadistes et aux croisés de tous bords, face à l’obscurantisme sans cesse renaissant, il restera toujours un C∴K∴S∴ capable au moins de dire non, de résister. Si ce dernier mot revient constamment dans nos planches c’est tout simplement qu’il est au cœur même de notre démarche de 30e. L’histoire nous a assez montré que le progrès moral n’a pas suivi les progrès scientifique, technique ou économique. Il a fallu plusieurs millions d’années pour 221 que notre cerveau double ou triple de volume, peu importe. Nous avons eu l’impudence de baptiser notre espèce « homo sapiens », par rapport au précédent, qui n’était que « habilis ». Sommes-nous si sûrs d’avoir atteint le stade proclamé ? « Heureux Ananda, disait le Bouddha à son disciple, heureux celui qui est une lampe pour lui-même ! » Il y a plus de 25 ans, on pouvait lire dans un rapport de colloque du G∴O∴D∴F∴ : « La société maçonnique est fondée sur le respect de la différence et le principe de laïcité qui en découle. Or, observez nos sociétés : elles sont bloquées ; observez les sectarismes idéologiques : ils s’installent partout ; observez les tyrannies religieuses : elles sont de retour ; observez les hommes : vous ne verrez qu’injustice et recherche du pouvoir. » Nous pouvons aujourd’hui reprendre cette phrase telle quelle. Je crains que l’avènement du « roi-philosophe » ne soit pas pour demain ; et ce n’est que lorsque le pouvoir sera devenu un simple moyen d’organisation et d’efficacité sociale, alors, alors seulement, l’exigence de liberté individuelle sera respectée dans le cadre d’une véritable éthique collective. Engagement, action et responsabilité : les trois sont inséparables. Le C∴K∴S∴ « répond » de sa parole et de ses actes dont il est pleinement conscient et dont il assume les conséquences. Et il agit non par soumission à un mot d’ordre, à une doctrine ou à un dogme, mais tout simplement parce qu’il essaie d’être un homme libre et que son engagement maçonnique doit prévaloir sur tout autre. J’avais lu, il y a plusieurs années, la planche d’un Frère qui reprenait les paroles du regretté Léo Campion (par ailleurs 33e du R∴E∴A∴A∴) : « Si les maçons anarchistes sont une infime minorité, la vocation libertaire de la maçonnerie est indéniable [...]. Elle est la seule association à laquelle puisse adhérer celui qui n’adhère à rien. » La formule est certes lapidaire, et sans doute insuffisante si on ne l’accompagne pas de son développement. « Société éminemment raisonnable […elle] est en effet un des rares groupements, sinon le seul, parmi les sociétés de pensée, auquel l’homme puisse adhérer sans rien abdiquer, parce que son adhésion n’est pas enrôlement, n’implique aucune obligation incompatible avec son idéal, parce qu’elle ne nuit pas à sa liberté, n’attente pas à son indépendance, n’amenuise en rien ses convictions ». Mais cette adhésion est un engagement. Dans le manuscrit Franken, récemment réédité, où le grade de C∴K∴S∴ tient le 24e rang du rite de Perfection, on peut lire dans l’un des serments demandés au nouvel initié : « Vous promettez et jurez de ne jamais recevoir à ce grade un frère qui ne serait pas entièrement libre, tel qu’un moine ou tous ceux qui ont prononcé des vœux de soumission inconditionnelle à leurs supérieurs… ». C’est non seulement rappeler l’importance pour chacun de l’engagement maçonnique. C’est aussi réaffirmer que cet engagement n’est en aucun cas 222 soumission. Il est la promesse de suivre des règles de vie, de morale et d’honneur que chacun de nous a accepté de sa libre et ferme volonté (tels sont les termes du rituel actuel) à chaque nouveau grade, à chaque nouveau degré de son chemin initiatique. À une époque où, à l’instar de ce qui se passe depuis longtemps dans certain pays d’outre-Atlantique, la judiciarisation envahit non seulement notre vie profane, mais même certains comportements à l’intérieur de nos propres institutions, en un temps où des Frères – ou qui se disent tels – n’hésitent plus à porter leurs différents maçonniques devant la justice profane, profanisant (pardonnez le barbarisme) en quelque sorte nos obédiences et juridictions, il est bon je crois de rappeler la valeur du serment maçonnique, surtout à ce degré de C∴K∴S∴, puisque nous l’avons renouvelé plusieurs fois et que nous sommes arrivés, disons-nous, au « Nec Plus Ultra ». Rappelez-vous Tom Sawyer de Marc Twain, et ce dialogue entre deux enfants qui veulent se faire bandits. Le premier dit : « – L’ini …quoi ? – L’initiation – C’est quoi ? – C’est quand on jure de se soutenir les uns les autres et de ne jamais révéler les secrets de la bande (the gang) sinon on est coupé en morceaux ». Certes, les terribles châtiments (langue arrachée, gorge coupée et autres joyeusetés) ont disparu des textes aujourd’hui. Et on ne peut que s’en féliciter. Mais le serment maçonnique n’en est que plus fort. Fait autant à soi-même que devant les autres, engagement d’une vie à l’exigence de vérité. Rompre le serment et la parole ainsi donnée, rejeter l’engagement de loyauté et de fidélité librement consenti, c’est se placer, de soi-même, en dehors du Temple, car le serment maçonnique, loin d’être un lien d’obéissance, est l’adhésion libre à une exigence de vie. Le Kadosch, s’élevant au-dessus du bien et du mal, prend la mesure de la difficulté de l’action. S’il a gravi l’échelle d’abord pour se séparer, il redescend de l’autre coté pour se retrouver parmi les hommes et vivre au milieu d’eux « en répandant les vérités [qu’il a] acquises », à savoir la fragilité du jugement humain, la vanité du pouvoir et des ambitions terrestres. L’action naît de l’intime conviction, c’est-à-dire du jugement éclairé. Elle s’appuie surtout sur la conscience de la condition humaine faite d’amour et de respect de la dignité de chacun, c’est-à-dire de sa Liberté. Yves Le Bonniec, 33e GRAND CHAPITRE D’AUTOMNE Z É N I T H D E PA R I S • 2 S E P T E M B R E 2 0 0 8 Le Pélican Emblème de Jacob Boschius, Symbolographia, 1702. Silhouette vitruvienne “Homo ad circulum” Vitruvius par Jacundum de Fra Giacondo, 1511 01 DISCOURS D’OUVERTURE DU T∴P∴S∴G∴C∴ DU GRAND CHAPITRE D’AUTOMNE 2008 La saison du serpent de mer étant achevée, les marronniers ayant produit des fruits que nous ne goûtons parfois que moyennement, il est temps de se remettre au travail. Mais la morosité de cette période qui préfigure la poursuite du déclin de la lumière est atténuée par nos rencontres, je dirais nos retrouvailles, ces réunions traditionnelles et périodiques que leur répétition même rend familières et rassurantes. J’ai toujours été surpris par ce passage rapide de l’effervescence dionysiaque des parvis au calme apollinien, voire olympien, de la tenue, qui nous prouve la force du rituel. Le temps semble s’arrêter lorsqu’il est cyclique, mais pour autant, cette immobilité n’est que relative, car nous sommes au terme d’une année qui a vu nos ateliers travailler et donc progresser dans leur réflexion. Nous en aurons le témoignage tout à l’heure avec le rapport de synthèse de la question posée à tous les chapitres et qui, nous l’espérons, aura suscité leur intérêt. Car, au-delà de l’affection qui nous lie, la confrontation pacifique des idées est essentielle. Elle est la traduction de l’ouverture d’esprit, du respect des idées de l’autre. Notre institution est d’ailleurs la traduction d’un éclectisme, d’un pluralisme d’idées sans doute issues d’une origine dont la diversité est garante d’un syncrétisme créatif. Car imaginer une unité, une pureté, absolues de la Franc-maçonnerie, est un leurre, comme cela le serait en imaginant telle religion ou telle civilisation. Nous sommes tous issus de courants de pensée, d’attitudes mentales, de mœurs qui nous ont façonnés. Nous nous plaisons à penser que notre position actuelle est de toute éternité et n’a pas évolué, à l’instar des religions qui, s’imaginant issues d’une décision divine, ne peuvent que difficilement se plier à une histoire humaine. Nous avons longtemps vécu dans un solipsisme, c’est-à-dire un repli sur soi nous faisant ignorer l’intrusion du monde environnant dans notre institution. 227 Pour paraphraser Paul Valéry, nous autres francs-maçons, nous savons maintenant que nous sommes mortels car profondément inscrits dans l’histoire. Et une histoire particulière qui est celle de l’Europe. Car universalistes dans nos principes, nous sommes cependant profondément européens dans nos conceptions, c’est-à-dire particularistes. L’Europe nous a vus naître, prospérer et même si notre Rite écossais peut se prévaloir d’origines outre-Atlantique, il reste profondément imprégné des idées du Vieux Continent qui a toujours au long des siècles « européisé » le monde. L’universalisme que nous prônons cachait un européisme dominateur. Nous avons culturellement envahi la planète : images, mots, langues, valeurs morales, normes juridiques, codes politiques, systèmes éducatifs, mentalités, modes de vie ont été mondialement imposés. Or l’Europe que nous connaissons, elle était l’aboutissement d’une série de grandes périodes historiques dont nous avons assimilé les apports successifs qui se retrouvent dans nos structures mêmes, dans nos conceptions, dans nos valeurs et nos principes voire nos comportements. Ainsi la Grèce, semble aujourd’hui à l’origine de notre modernité. Protagoras affirmant « L’homme est la mesure de toute chose », Epicure proposant de laisser les dieux où ils sont c’est-à-dire loin de l’espèce humaine et Prométhée volant le feu à ces mêmes dieux pour le donner aux hommes, ne sont-ils pas les précurseurs des Humanistes du XVIe siècle dans leur préoccupation de placer l’homme au centre de leurs préoccupations ? Et n’est-ce pas cette région du monde qui, démontant tout pouvoir magico-religieux, s’appuie sur une loi écrite devant laquelle tous les citoyens, mais eux seuls certes, sont égaux. Et cette loi étant humaine peut être modifiée ce qui entraîne l’apparition de la politique où le discours rationnel, le logos va l’emporter sur le mythos, le discours trop empreint d’imaginaire et donc moins crédible. Et ce citoyen, abstrait comme il l’est encore aujourd’hui, il va être formé par l’école, skolè c’est-à-dire le loisir, le loisir de perdre du temps non pas à produire, mais à apprendre, c’est-à-dire un luxe. Les sociétés archaïques n’ont pas d’école, elles n’ont que des rites et des procédures d’initiation ce qui signifie immobilisme par reproduction des gestes et des pensées. Quelle serait la valeur de notre initiation si elle se contentait d’être intégration au groupe et non début d’une progression ? Mais nous sommes à la fois archaïques, plongeant nos racines dans l’anthropologique, et modernes par la formation de l’esprit humain au moyen d’un enseignement donnant du sens. Après la Grèce on peut parler de Rome qui, si elle a créé et développé le droit civil, droit des personnes, droit des choses et droit des obligations, a surtout, par l’étendue de son Empire, été amenée à élaborer les principes d’un cosmopolitisme appliqué, après les premiers théoriciens grecs avec les stoïciens à l’époque 228 hellénistique c’est-à-dire à l’époque des conquêtes d’Alexandre. Le stoïcien était celui qui se sentait citoyen du monde. Et la chose était encore plus évidente dans la période de l’Empire romain, cet Empire qui gouvernait des hommes issus de l’Europe occidentale, comme des Balkans, de l’Orient ou de l’Afrique du Nord. Ces hommes ne pouvaient penser l’humanité qu’en termes de communauté unique, partageant une même nature humaine. De ce fait, le droit des hommes est universel et fondé sur la raison commune. L’homme est désormais un individu libre, doté d’un destin singulier mais ayant une nature commune à tous. Ce cosmopolitisme, ne le faisons pas remonter seulement au XVIIIe siècle, à Montesquieu ou à cet ouvrage de Kant de 1784 intitulé L’idée d’une Histoire Universelle d’un point de vue cosmopolitique. Déjà avant lui, Montaigne avait dit « J’estime tous les hommes, mes compatriotes ». Mais c’est bien aux époques grecque et romaine que l’idée avait germé et, curieusement, comme au XVIIIe siècle, c’est l’affirmation de l’individualité qui accompagnait la conception d’une universalité de l’homme. Nous sommes donc les héritiers de cette idée universaliste qui ne peut qu’aboutir à une vision égalitaire et tolérante des rapports humains. Autre élément constitutif de notre Franc-maçonnerie : la Bible et son produit, le judéo-christianisme, sans doute parce qu’elle est à l’origine de nombre de nos rituels et constamment présente dans notre progression initiatique, mais aussi parce qu’elle inspire certains de nos principes fondamentaux. On sait aujourd’hui qu’elle a été écrite au VIIe siècle, à la cour du roi Josias, qui voulait affirmer la prééminence du royaume de Juda sur Israël. C’est donc un ouvrage politique compilant récits historiques le plus souvent légendaires, récits mythiques, poèmes, maximes, proverbes etc., tout cela d’une qualité exceptionnelle. La Bible insiste sur l’humanité de l’homme et sur sa responsabilité. Mais ce que nous lui devons surtout c’est la modification absolue de la conception du temps. De cyclique avec comme conséquence l’immobilisme, toute nouveauté apparaissant comme néfaste, le temps devient linéaire. De la Genèse à la fin des temps, l’homme se situe sur un trajet qui le mènera à l’Apocalypse, c’està-dire la Révélation divine. Cette temporalité, elle nous vaudra le messianisme dans un premier temps, puis le millénarisme et plus tard, les utopies et la notion de progrès, progrès individuel avec la perfectibilité de l’homme qui se traduit chez nous par la progression initiatique, mais aussi progrès collectif de l’humanité tout entière auquel nous contribuons. Nous sommes enfants de cette conception du progrès si malmenée aujourd’hui où nous sommes confrontés à une vision pessimiste voire catastrophiste de l’avenir. L’apocalypse, en son sens banal de désastre final, est pour demain selon de nombreux Cassandre. 229 Mais cet apport biblique si important chez nous, fait-il de notre institution un ersatz de religion ? Les religions, comme tous les faits de culture, et à leur corps défendant, s’inscrivent dans un lieu et une époque, reflètent des situations socio-économiques. Même si elles contestent le fait, se voulant éternelles et immuables, la réalité historique le prouve. De fait, elles sont toujours composites, comme d’ailleurs la Franc-maçonnerie. Il y a des judaïsmes, des Islam, des christianismes, etc. Elles sont nourries d’apports multiples et de ce fait, non universelles malgré le titre de « catholique » dont a voulu se parer le christianisme. Mais si une religion n’est pas universelle, elle est particulière, particulariste, reflète une opinion spécifique et est donc, étymologiquement et paradoxalement, une « hérésie ». Mais le terme de religion est issu du latin et son apparition est donc tardive. Auparavant, on parle de « dat » chez les Hébreux, c’est-à-dire de loi, car c’est le caractère juridique qui l’emporte. C’est le christianisme qui définira une nouvelle loi qui est une loi d’amour et transformera totalement le rapport à la divinité qui n’est plus seulement créatrice de lois rigoureuses, car toute entorse entraîne une sanction immédiate et terrible, mais objet et dispensateur d’amour. Notre rituel du 18e évoque d’ailleurs cette nouvelle loi pour fustiger l’ancienne, qui est accusée dans le rituel du 17e grade, de « volonté de puissance » et affirme ainsi son caractère néotestamentaire. En serions-nous restés là dans l’évolution de l’humanité avec la toute-puissance des religions sur les esprits humains, la Franc-maçonnerie n’aurait-elle pas été une religion à l’instar des autres, ne pourrait-elle pas être assimilée à l’une d’elles, avec ses temples, ses liturgies, ses rituels, ses mythes y compris celui de la réincarnation, ses décors sacerdotaux, ses prélats, ses croyants et même ses bigots ? Oui mais l’homme a continué sa route sur le chemin des « progrès de l’esprit humain » comme le disait Condorcet. L’Humanisme et les Lumières sont passés par là avec leur raison critique et leur doute constructif. Kant nous dit « Sapere Aude » c’est-à-dire « ose penser par toi-même ». L’esprit des Lumières qui a accompagné notre chemin depuis près de trois siècles c’est la distinction entre le croire et le savoir, c’est l’examen individuel de toute croyance, c’est le refus de la Vérité dogmatique et des systèmes politiques et religieux qui l’imposent, c’est le refus de la soumission aveugle à l’autorité. Dès lors, la Franc-maçonnerie doit penser le mythe, l’interpréter. À ce sujet, le 18e grade est exemplaire de cette nécessité avec une enveloppe incontestablement chrétienne par ses références, et critiquée pour cela, bien qu’étant passée par le tri rationalisateur des XIXe et XXe siècles. Mais critiquée pourquoi ? Alors que tous acceptent sans broncher les références bibliques avec Hiram, le temple 230 de Salomon dédié à Yahvé et sa reconstruction, l’exil du peuple juif etc., ils récusent le caractère néotestamentaire du grade de Rose-Croix, sans doute parce que ses éléments sont plus familiers dans un pays catholique et donc plus sujets à anticléricalisme. Mais critiquée par qui ? Par ceux qui n’ont sans doute pas digéré une instruction religieuse exigeant la foi absolue en un texte fixé une fois pour toutes et sacralisé à l’extrême. À ceux-là je recommanderai la lecture du Traité décisif d’Averroès, lecture dans le texte bien sûr, c’est plus long mais c’est plus fiable. Que dit-il ce philosophe arabe du XIIe siècle ? Qu’il existe un double sens : un sens extérieur celui de la lettre, et un sens intérieur celui de l’esprit. Ce dernier exige un travail d’interprétation, une herméneutique qui assure le triomphe de la raison. Or être maçon, c’est interpréter, c’est enrichir le texte par sa propre réflexion. C’est rechercher le sens profond qui pourra d’ailleurs être en constante évolution en fonction de sa propre histoire qui détermine son niveau de conscience. La non-recherche, l’acceptation passive de ce que l’on voit, l’on entend, c’est suivre un catéchisme qui est non pas enseignement qui veut donner du sens, mais instruction qui est construction d’un fidèle obéissant aux injonctions, aux interdits. Si nous différons d’une religion malgré quelques analogies, c’est que nous n’avons pas de dogme. Donc pas d’orthodoxie c’est-à-dire une définition étroite de ce qu’il faut croire, mais peut-être connaissons-nous une orthopraxie, c’est-àdire un comportement commun défini entre autres par un rituel pour ce qui est interne à l’Ordre, et par des principes pour ce qui est de notre rôle en dehors du temple. D’ailleurs le rituel ne dit-il pas que le grade « n’a plus pour objectif la seule personne du Franc-maçon mais l’effort collectif de tous les frères vers le progrès et le bonheur de l’humanité ». La liberté d’interprétation est donc notre règle, elle est fondement d’une liberté de conscience qui est libération de l’esprit des préjugés, des a priori, des préventions. C’est ainsi que se forge une spiritualité autonome, libérée des entraves d’un monde trop pressé, insignifiant, c’est-à-dire privé de sens. Une spiritualité fondée sur une laïcité qui est recherche et met le religieux à distance. Ainsi est illustrée la phrase de Jaurès : « Il n’y a pas de vérité sacrée c’est-à-dire interdite à la pleine investigation de l’homme. » En 1919, dans Variétés III, Paul Valéry écrivait : « L’espoir certes demeure, mais l’espoir n’est que la méfiance de l’être à l’égard des prévisions précises de son esprit [...]. Les faits sont pourtant clairs et impitoyables... il y a l’illusion perdue d’une culture européenne et la démonstration de l’impuissance à sauver quoi que ce soit ; il y a la science atteinte mortellement dans ses ambitions morales et comme déshonorée par la cruauté de ses 231 applications ; il y a l’idéalisme difficilement vainqueur, profondément meurtri, responsable de ses rêves ; le réalisme déçu, battu, accablé de crimes et de fautes... ». En 1919 déjà ! près d’un siècle plus tard, les blessures sont les mêmes, peut-être un peu plus ouvertes. Les soins dispensés se sont révélés inefficaces et l’homme se bat toujours contre ses démons que sont la haine et le mépris de l’autre ou, pire encore, l’indifférence. Mais nous ne sommes pas seuls. Nous forgeons nos armes, notre force mentale dans la contiguïté avec les autres mais aussi dans la confrontation qui n’est pas affrontement. Il faut penser que nous sommes tous membres de cette obédience, lourde d’un passé prestigieux, d’une longue histoire qui a accompagné les progrès de l’esprit humain, le Grand Orient de France. Nous sommes témoins et acteurs de ce pluralisme si enrichissant pour toute la maçonnerie en ces temps de massification, d’homogénéisation si appauvrissant pour la pensée. Notre juridiction ne l’oublie pas. Einstein disait : « Créer, c’est penser à côté ». Nous sommes à la fois dans et à côté de notre obédience mais aussi à ses côtés. Mais cette recherche, ce questionnement ininterrompu, gage à la fois de lucidité et d’humilité, c’est aussi un déracinement constant. Aristote disait « réfléchir, c’est vivre une vie d’étranger ». Dans ce monde si difficile à appréhender et à élucider, nous devons remplir plusieurs rôles : éclaireurs, résistants, marginaux, hérétiques. Loin du confort de la certitude, nous devons vivre une vie de cheminement irrégulier, parsemé d’obstacles, qui nous fait affronter le monde, mais aussi nous confronter à nous-mêmes. C’est le choix que nous avons fait, il nous faut l’assumer. Jean-Robert Ragache, 33e T∴P∴S∴G∴C∴ 01 DISCOURS DU GRAND ORATEUR GRAND CHAPITRE D’AUTOMNE 2008 Qu’il est difficile de s’adresser à tous au nom du Suprême Conseil - G∴C∴R∴E∴A∴A∴ - G∴O∴D∴F∴ lors de son Grand Chapitre d’automne ! La froideur impersonnelle d’un discours d’orateur ne risque-t-elle pas de décevoir ceux que la Foi, l’Espérance et la Charité ont réunis ici à nouveau cette année ? Le mieux serait peut-être alors l’improvisation ; mais je ne sais pas improviser. D’ailleurs, on n’improvise pas en Maçonnerie. Mais comment alors faire parler le cœur, au milieu de Chevaliers R+C qui consacrent leur vie à retrouver l’amour de l’autre, « car c’est cela qui a été perdu » ?... Nous sommes tous à la recherche du bonheur. Encore faut-il s’entendre sur la signification du mot. Il n’y a rien de plus subjectif que le bonheur. Nous avons, le rituel nous le dit, celui d’être Chevaliers R+C. C’est déjà bien. La sagesse est un mot difficile à manier, certes, mais le bonheur ? « Il y a, sur terre, de telles immensités de détresse, de gêne et d’horreur, que l’homme heureux n’y peut songer sans prendre honte de son bonheur. Et pourtant, ne peut rien pour le bonheur d’autrui, celui qui ne sait être heureux lui-même. Je sens en moi l’impérieuse obligation d’être heureux. Mais tout bonheur paraît haïssable qui ne s’obtient qu’aux dépens d’autrui et pour des possessions dont on le prive… Mon bonheur est d’augmenter celui des autres. J’ai besoin du bonheur de tous pour être heureux ». Il y a bientôt 80 ans, André Gide (Si le grain ne meurt) enflammait une jeunesse en quête d’absolu en jetant sur le papier ces phrases généreuses. Presque un siècle bientôt consommé et le bonheur est là-bas, peut-être dans le pré (cours-y vite !) plus sûrement toujours au bout du chemin, d’un chemin que jalonnent les peines et les souffrances des hommes. « J’ai besoin du bonheur de tous pour être heureux.» 233 Quel Chevalier R+C renierait ces paroles ? Et pourtant, devons-nous attendre ce moment, et nous interdire, en attendant, d’être heureux ? Est-ce cela le prix de la vie, de la vie devant nous ? Nous sommes toujours à la recherche de l’absolu alors que « nous piétinons dans le relatif ». C’est qu’il est des souffrances contre lesquelles ni vous ni moi n’avons aucun pouvoir. Mais s’il est des souffrances inévitables, peut-être inéluctables comme la perte d’un proche, il est d’autres détresses, des peines et des souffrances inutiles, « coupables fruits amers de l’égoïsme et de l’orgueil des hommes ». À force de misère, à force d’égoïsme, on se berce de paroles, on s’enivre de prières, on s’anesthésie de promesses ; et quand vient le temps des actes, on n’entend plus les voix profondes, celles des êtres, la voix profonde de l’être. Seul langage vrai, commun à tout ce qui vit. « Nos actes s’attachent à nous comme la lueur au phosphore. Ils nous consument il est vrai, mais ils font notre splendeur. Et si notre âme a valu quelque chose, c’est qu’elle a brûlé plus ardemment que les autres. Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur. […] Et tu seras pareil, Nathanaël, à qui suivrait, pour se guider, une lumière qu’il tiendrait lui-même dans sa main. » (Nourritures Terrestres, Livre 1) C’est la ferveur qui commande et conditionne nos actes les plus beaux. Nous voudrions tant que nos actes soient splendeur. Mais il n’existe pas de manuel de ferveur. Point de grammaire, point de recette. C’est un zèle extrême, l’ardeur d’un goût, d’une passion. Elle se dit d’abord de l’amour. La ferveur seule est capable de conduire au bonheur. Ne serait-elle pas tout simplement l’amour de la vie, pour soi-même, pour les autres ? La ferveur, disait un frère de mon atelier trop tôt disparu, c’est une musique, une voix, un appel que chaque homme peut entendre, même s’il n’est ni poète ni musicien. Toute musique est amour disait ce Frère, toute voix est ferveur. Mais il faut se méfier du chant des sirènes, qui paralyse et anéantit dans un faux bonheur qui n’est que confort et conformisme, plaisir ou bien-être, sécurité dérisoire et fugitive. Il faut se méfier du chant des faux prophètes, détenteurs de vérités – leurs vérités – promoteurs de paradis artificiels et de sociétés trop parfaites qui ne savent plus regarder la vie en face. Il faut se méfier de ces voix qui étouffent la liberté des hommes. La vraie voix de la ferveur ne cherche ni à plaire ni à séduire. Elle ne peut qu’éveiller. C’est la voix de l’authenticité, du désintéressement, de la sincérité et de l’amour. Sans ferveur, pas d’amour. Certes, nous n’oublions pas la raison. Celle qui nous permet de trouver l’équilibre, celle qui nous fera, peut-être, approcher la sagesse. 234 Bonheur et sagesse vont de pair, ils sont une même aspiration, un même appel. Mais le sage lui-même est-il heureux ? Il est peut-être apaisé, mais dans le secret de son cœur et de son esprit, je suis sûr que le sage s’interroge toujours. Le Chevalier R+C, en chevalier qu’il est, a appris à donner sans s’humilier, il sait porter le don de soi jusqu’au sacrifice. Il sait que c’est l’amour qui a été perdu et que ceux qui ont voulu apporter l’amour au cœur des hommes ont été toujours méprisés, souvent pourchassés, et parfois l’ont payé de leur vie. Notre route est tracée. Rien, ni les discussions internes détestables mais hélas réelles et constantes, ni les agressions extérieures envieuses et hargneuses à la fois, pas davantage les misérables ambitions personnelles de ceux qui rêvent d’assujettir l’Ordre à leur propre destin, ou de ceux, souvent les mêmes, qui s’enferment dans leur sectarisme raidi, rien de tout cela ne peut détourner le Chevalier R+C de son espérance et de sa foi en l’homme. Espérance et foi actives car elles se traduisent par un combat contre les préjugés, l’orgueil, les illusions, l’idolâtrie, le désir de possession et de pouvoir. Le combat du Chevalier R+C est un combat quotidien, toujours renouvelé, aujourd’hui comme hier, et encore hélas, demain. Serait-ce que l’homme ne change pas ? Serait-il même plus mauvais ? Certes non. Mais son ingéniosité a rendu ses moyens de l’être certainement plus grands. Et nous avons du mal à sortir, Maçons et Chevalier R+C, de cette contradiction, écartelés que nous sommes entre notre foi dans le progrès de l’humanité et notre effroi d’en voir dévoyés les buts. L’amour ne peut se substituer au progrès. Il doit l’accompagner. Les moyens de tuer et de détruire pèseront peu si nous savons extirper la haine du cœur de l’homme. Le Chevalier R+C voit le monde tel qu’il est, sans complaisance. Il est le regard sur le monde. Et ce regard posé sur le monde, n’est-il pas en soi déjà le début de l’action ? La recherche d’une réponse ? « L’importance, Nathanaël, elle est dans ton regard, non dans la chose regardée ». Car ce regard sait aller au-delà des apparences ; car il est en soi, d’emblée, communication, écoute, réponse. Le regard sur l’Autre, c’est l’intérêt, toujours, le jugement, parfois. Il est accueil, compassion, empathie. Il est lucide mais attendri, critique mais lumineux d’espoir et d’utopie. Le regard éclaire son objet qui, sans lui, à la limite, n’existe pas. La place du Chevalier R+C est peut-être celle du sage qui regarde les hommes ; sa mission est celle du Chevalier qui combat les démons que ceux-ci portent encore en eux. Sa philosophie est celle de l’Amour, de l’amour de l’humanité, mais au-delà, comme le disait Michel Serres, de l’amour du monde et de l’univers, « pour que puisse, enfin, s’épanouir au cœur de la croix de l’humanité, la rose de l’amour spirituel. » 235 Le Frère Paul Guérin, un de mes prédécesseurs à ce plateau, disait il y a vingt ans : « Le rôle de la Maçonnerie n’est pas tant d’instruire que d’éclairer, de fondre que de rassembler, d’enrichir que de libérer. Nous marchons vers la lumière, et il est bon de marcher vers la lumière même lorsqu’on ne sait pas très bien où cela nous mène, car si l’on attend de tout savoir pour agir, on risque fort d’attendre longtemps. La Lumière, il faut y croire … » Mes FF∴Chevaliers R+C, nous avons une dernière mission. Car nous sommes aussi des élus. Plusieurs des grades par lesquels nous sommes passés portent ce titre. Oh ! nous ne sommes certes pas les élus des foules ni les représentants de qui que ce soit. Nous avons été, du 1er au 18e degré – et rien ne laisse penser qu’il n’en soit pas de même au-delà – nous avons été choisis par nos égaux, par nos frères et nos maîtres. Choisis non pas pour satisfaire notre petite vanité, ou parce que nous étions les meilleurs. Non, mais désignés pour continuer l’Œuvre, faire que la quête ne s’arrête pas, que la Parole ne se perde pas à nouveau, que les outils de la maçonnerie ne soient plus dispersés. Choisis pour aider les autres, les aider à trouver la voie de la connaissance, et surtout à transmettre à leur tour le cœur, l’âme de notre Œuvre, qu’est, encore une fois, l’Amour de l’autre. Ovide, dans son « Musée imaginaire de la mythologie » que sont les « Métamorphoses » écrit à peu près ceci : « Bien souvent, au jour de Palilea [fête de la déesse Palès] j’ai sauté au travers de trois brasiers alignés. Imitez-moi, jeunes bergers, allumez les feux, faites passer rapidement vos corps généreux à travers les amas embrasés de paille qui pétille ; le reste de l’année, la déesse Palès vous sera propice, vos brebis fécondes, vos béliers vigoureux. » Nous sommes en fait comme le poète : igne natura renovatur integra... C’est en sautant par-dessus le feu de la tradition que nous serons régénérés par lui. Nous sommes les gardiens plus que jamais nécessaires d’une tradition initiatique vieille de plus de deux cents ans. Nous proposons des rites et des symboles qui sont le fruit d’une sagesse que nous n’avons pas le droit de laisser s’étioler. L’homme en est venu aujourd’hui à ne plus penser qu’à ses préoccupations matérielles en oubliant l’essentiel : l’être, l’esprit, la vie. Nous devons être ceux qui conduisent à la quête, personnelle et sans fin, de notre être dans sa plus totale liberté. Pour terminer, puisque nous allons, mes Frères, commencer une nouvelle année maçonnique, je me permettrai de formuler des vœux, pour vous et vos chapitres. Vœux de travail d’abord, mais surtout, souhaits de lucidité et de ferveur, clés de la poursuite de notre route initiatique. Soyons capables de tous les dons, des dons d’amour, de l’amour des autres. Soyons capables d’enseigner nous aussi la ferveur. Après Gide, après Ovide, je finirai avec Jacques Brel, une de ces voix de ferveur dont je vous parlais tout à l’heure : 236 « Je vous souhaite des passions Je vous souhaite des silences Je vous souhaite des chants d’oiseaux au réveil Et des rires d’enfants, Je vous souhaite de résister A l’enlisement, à l’indifférence, Aux vertus négatives de notre temps, Je vous souhaite d’être vous. » Yves Le Bonniec, 33e LA VIE DU SUPRÊME CONSEIL S∴ C∴ G∴ C∴ R∴ E∴ A∴ A∴ G∴ O∴ D∴ F∴ S∴ C∴ G∴ C∴ R∴ E∴ A∴ A∴ G∴ O∴ D∴ F∴ 01 RAPPORT D’ACTIVITÉ DU SUPRÊME CONSEIL, GRAND COLLÈGE DU RITE ÉCOSSAIS ANCIEN ACCEPTÉ GRAND ORIENT DE FRANCE 2007-2008 PAR LE TRÈS ILLUSTRE FRÈRE GRAND CHANCELIER Comme à l’accoutumée, sont résumées ici les principales activités du Suprême Conseil. Les effectifs de notre juridiction dépassent 7500 membres répartis en 380 ateliers dont : – 169 Ateliers de Perfection – 117 Chapitres – 67 Aréopages – 27 Consistoires. Au cours de cette année maçonnique de nouveaux ateliers ont été créés, démontrant la croissance uniforme de notre juridiction. Ainsi ont été allumés les feux : Des Ateliers de Perfection : • « L’Étoile Polaire » à l’Orient de Paris, le 9 février 2008. • « La Clé de l’Arc » à l’Orient d’Aix-en-Provence, le 3 mai 2008. • « L’Envol » à l’Orient de Six-Fours-les-plages, le 17 mai 2008. Des Chapitres : • « La Sagesse » – Vallée de Lyon, le 30 octobre 2007. • « Sagesse et Vigilance » – Vallée du Lamentin, le 11 janvier 2008. • « Steaua Dunarii » – Vallée de Bucarest, le 15 juin 2008. Et l’Aréopage : • « Savoir, Comprendre, Agir » – Camp de Saint-Germain-en-Laye, le 10 janvier 2008. 241 I – Nécrologie Le Suprême Conseil a eu la profonde tristesse de perdre les TT∴Ill∴FF∴ Octave GERMANY, membre d’honneur de notre juridiction le 11 janvier 2008, Paul BACHELARD, membre actif du Suprême Conseil le 19 mars 2008, ainsi que Marcel VASSAL et André ULLMO, membres émérites respectivement le 19 mars et le 17 juin 2008. II – Consultations Après consultation de la zone 6, au cours de la tenue du Suprême Conseil du 2 février 2008, le T∴Ill∴F∴ Alain LEFEBVRE a été coopté Membre Actif du Suprême Conseil. (M∴A∴S∴C∴). Après consultation de la zone 9, au cours de la tenue du Suprême Conseil du 14 mars 2008, les TT∴Ill∴FF∴Étienne COMBET et Jean-Henri PASSINI ont été cooptés Membres Actifs du Suprême Conseil (M∴A∴S∴C∴). III – Activités propres au Suprême Conseil Le Suprême Conseil a tenu ses réunions mensuelles, soit sept Tenues solennelles et deux Tenues plénières. A – Le Collège des Officiers a été renouvelé lors de la Tenue solennelle du 7 juin 2008. Ont été élus : Très Puissant Souverain Grand Commandeur : Jean-Robert RAGACHE Francis ALLOUCH 1er Lieutenant Commandeur : Jean-Pierre CORDIER 2e Lieutenant Commandeur : Grand Orateur : Yves Le BONNIEC Grand Chancelier : Christian DANIOU Grand Trésorier : Gérard FILIPPI Grand Capitaine des Gardes : Jacques ORÉFICE Yves HIVERT-MESSECA 1er Grand Maître des Cérémonies : e Alain NATALI 2 Grand Maître des Cérémonies : Grand Hospitalier : Pierre NABET Grand Orateur adjoint : Roger SOUTHON Grand Chancelier adjoint : Hervé NORA Grand Trésorier adjoint : François DELVILLE Grand Hospitalier adjoint : Jean-Claude RAUCH Grand Capitaine des Gardes adjoint : Jean-Paul FARDET 242 B – Présidents de secteur Ont été nommés : 7e Secteur : 8e Secteur, renouvelé pour cinq ans : 11e Secteur, renouvelé pour cinq ans : 18e Secteur : 21e Secteur : Jean-Noël GROS Michel RIGAUDEAU Maurice BALDIT Claude POIRIER Joseph PRAUCA C – Grands Juges Ont été élus : En zone 3 : En zone 5 : Gérard PAJONK Jean-Gabriel GODARD D – Commissions Au cours de la tenue solennelle du 7 juin ont été élus ou réélus présidents, les TT∴ Ill∴FF∴ : Jean-Pierre DONZAC : Commission permanente des Statuts et Règlements Bernard GILLARD : Commission des Promotions Alain de KEGHEL : Commission des Affaires Extérieures Hervé NORA : Commission des Finances et de l’Informatique Yves HIVERT-MESSECA : Commission des Rituels Bernard MOISY : Commission de la Bibliothèque, de la Documentation et de la Gestion des archives Jean GUGLIELMI assisté de Commission des Publications, C. FAIVRE et J.P. FARDET Comité de Lecture et Site Alain NATALI : Commission Débats d’idées – Questions à l’étude. Alain MARVILLE : Commission de la Prospective des Secteurs Pierre PIOVESAN : Commission de l’Ecossisme Roger SOUTHON : Commission des Affaires juridiques Francis ALLOUCH : Centre d’Analyses et de Prévisions. E – La Chancellerie Il y a eu une dynamisation et une fluidité des procédures de traitement des dossiers de passage de grade et nous avons enregistré : – 429 admis au 4e grade – 319 admis au 18e grade 243 – 221 admis au 30e grade Promotions aux grades blancs. – Au 31e admis : 123 sur 126 propositions – Au 32e admis : 73 sur 77 propositions – Au 33e admis : 51 sur 54 propositions. Au total 1216 dossiers on été acceptés et traités. F - Médailles Promotion « Bernard CAUSSAIN » : Jean BRAILLON, Michel CANOVA, Jean DEVILLE, Emmanuel ERRERA, Edouard LAFOSSAS, Lasslo MARTON, Oszcar PAPP, Julian REES, Pierre TRAYAUD. IV – Relations Obédience - Juridiction Nous avons eu la Commission Paritaire annuelle avec le G∴O∴ le 5 décembre 2007 ; elle fut suivie d’un Comité technique Mixte, le 23 janvier 2008 et de la dernière Commission paritaire le 18 mars 2008 qui s’est passée dans une ambiance constructive et Fraternelle. V – Relations inter juridictionnelles Le Suprême Conseil s’est attaché, dans le respect des règles le régissant, à entretenir les bonnes relations établies avec plusieurs Juridictions nationales du R∴E∴A∴A∴ et plus particulièrement le Suprême Conseil de la Fédération française du Droit Humain et son Grand Commandeur. Les bons rapports informels avec le Suprême Conseil du R∴E∴A∴A∴ de la Grande Loge Mixte de France se sont trouvés également confirmés, de même que ceux avec le Suprême Conseil Féminin de France. Certains contacts, également informels mais tendant à renouer avec une ancienne tradition de proximité naturelle entre les deux principales Juridictions écossaises en France, ont été par ailleurs entretenus à titre personnel avec des FF∴ membres du Suprême Conseil de France. En revanche, le dialogue, par définition informel, avec le Suprême Conseil pour la France, prudemment entretenu depuis les cérémonies du Bicentenaire du R∴E∴A∴A∴ en 2001, est plus que jamais au point mort, sans que cela n’exclue pour autant certains échanges personnels. 244 VI – Relations Internationales L’année maçonnique 2007-2008 a continué d’être marquée par un grand nombre d’activités au titre de l’action extérieure. Les relations étroites avec le Suprême Conseil d’Italie ont conduit à plusieurs rencontres bilatérales, dont celle de Sanremo les 15 et 16 septembre associant les Ateliers des deux Juridictions puis des Grands Commandeurs à Rome, le 16 mars 2008. Par ailleurs, les contacts avec les Suprêmes Conseils d’Espagne et du Portugal ont également été l’objet d’un suivi conforme au Traité signé par les quatre Juridictions latines, le 28 mars 2007 à Lisbonne, notamment par les participations des dignitaires de ces puissances à nos Grandes Tenues ainsi que par des visites de notre part. Avec le Souverain Collège du Rite Écossais pour la Belgique, les réunions bilatérales semestrielles ont retrouvé leur rythme garantissant la qualité de rapports anciens et solides qui se traduisent, de part et d’autre de la frontière, par des échanges fraternels particulièrement féconds. Les rapports entretenus avec les puissances maçonniques écossaises du reste du monde ont reflété leur grande diversité. Outre ceux avec les responsables américains du Rite en Californie, en visite à Paris, plusieurs échéances régionales ont permis de souligner notre attachement aux relations fraternelles respectueuses des différences, tout en affirmant celui aux principes fondateurs du G∴O∴D∴F∴. Ce fut le cas en Afrique lors des R.H.E.F.R.A.M. à Lomé, en accompagnement de la délégation du Conseil de l’Ordre, mais aussi en Europe de l’Est à l’occasion des deux échéances réunissant successivement à Budapest, puis à Bucarest les Juridictions d’Europe centrale et slaves. En Amérique latine, la conférence organisée par le président du C.I.M.A.S. à Montevideo pour le 10e anniversaire de G.O.F.M.U. a permis de rencontrer toutes les puissances écossaises du sous-continent et de leur délivrer un message, comme de remettre la Grande Patente du R∴E∴A∴A∴au Suprême Conseil de l’Uruguay. Des Traités d’Amitié et de coopération ont, en outre, été signés avec les Suprêmes Conseil du Pérou et du Mexique. Sur le plan multilatéral, le Comité scientifique de l’Organisation non gouvernementale « Société Européenne d’Études et de Recherches Écossaises » a été mis en place avec un concours de FF∴ de notre Juridiction, le 15 mars 2008, et la première Rencontre Euro-méditerranéenne des Hauts Grades Écossais s’est tenue à Turin, sous présidence italienne en présence et avec la participation de toutes les Juridictions Écossaises du Bassin. À noter enfin la décision prise par consensus, sur notre proposition, d’instituer des réunions informelles de « Conseils Européens des Grands Commandeurs » afin de mieux prendre en compte la dimension européenne communautaire de nos activités. 245 VII – Colloques Des ateliers de notre juridiction ont organisé, avec le soutien du Suprême Conseil, des colloques ouverts aux MM∴ du G∴O∴D∴F∴ ainsi qu’aux FF∴ et SS∴ des obédiences amies : – Le 20 octobre 2007 à Marseille : Le Temple,Temple des Hommes,Temple de Dieu. – Le 5 avril 2008 à Paris, 16, rue Cadet : Femmes, hommes, convergences. – Le 17 mai 2008 à Paris, 16, rue Cadet : Transmettre. VIII – Grand Chapitre de Printemps – Le samedi 15 mars 2008 à 9 h, les Présidents des Chapitres, ou leurs représentants, ont été réunis et répartis en quatre ateliers de réflexion. – À 14 h 30 le T∴P∴S∴G∴C∴assisté des membres du Suprême Conseil, a ouvert les Travaux du Grand Chapitre de Printemps en présence des délégations des Juridictions amies avec la participation du T∴Ill∴F∴ Claude Vaillant qui a lu le discours du Grand Maître Jean-Michel Quillardet. – Le T∴Ill∴F∴ Jean-Paul Fardet a présenté le rapport de synthèse de la question soumise à l’étude des Chapitres. Gérard Filippi, 33e M∴A∴S∴C∴ NÉCROLOGIE • FRÈRES DU RITE ÉCOSSAIS PASSÉS À L’ORIENT ÉTERNEL ...................................................................................................................01 Éloge funèbre du T∴Ill∴F∴ MARCEL VASSAL, 33e M∴H∴S∴C∴ Marcel, mon B∴A∴F∴, mon T∴Ill∴F∴, mon ami, L’horloge s’est arrêtée. Le sablier de ta vie s’est vidé, les quelques grains de sable se sont entassés dans le bas, la poussière retourne à la poussière sable, terre cendre. Le livre de ta vie s’est refermé avec ton passage à l’orient éternel, un maillon fort de notre Chaîne d’union fraternelle s’est brisé, s’est cassé. Ton départ provoque une lourde peine et une grande tristesse pour tous les êtres qui te sont proches et chers, ta fille Alice, ton épouse Christiane qui t’a accompagné avec un grand courage durant ces nombreux mois de souffrance morale et dans tes derniers moments. Il n’y a pas de mot, il n’y a pas de parole pour consoler ton épouse et ta fille mais nous sommes là, présents à leurs côtés et cette chaine d’union, symbole de notre amitié fraternelle, peut les aider à surmonter leur souffrance. En feuilletant les pages de ta vie, quel magnifique exemple tu as été pour nous tous, parents, amis et francs-maçons. Exemplaire, tu l’as été dans ta vie familiale, ta vie professionnelle, dans la cité et dans notre ordre Maçonnique. Après des études de capacité en droit, tu décroches le diplôme pour exercer la profession d’Huissier mais des contraintes familiales t’obligent à prendre d’autres chemins et tu te lances comme VRP et ensuite comme chef d’agence. Nous t’avons connu comme citoyen engagé notamment dans la résistance, très jeune en août 1943, tu avais 20 ans, tu t’engages comme volontaire de la résistance et tu rejoins l’armée secrète du Grésivaudan, tu as été un homme de conviction et de consensus librement accepté et non imposé avec de hautes qualités morales... ta vie est remplie de droiture, de simplicité, d’humilité, de générosité, de dignité de respect de l’autre, d’humanisme. Nous avons été très proche et j’ai eu l’occasion de prendre la parole lors de ta remise de médaille de 50 ans de Maçonnerie au sein du GODF, le 29 mars 2002, ce fut un moment de fête. 248 Le temps marque le passé, le présent, le futur, cette trinité est symbolisée dans la médaille que nous t’avons octroyée, c’est le lien de la Fraternité et de la solidarité, c’est le lien de l’anti rupture et le lien entre les générations. La remise de cette médaille maçonnique n’a pas récompensé un acte héroïque mais elle t’a reconnu comme tel en tant que maçon avec ton éthique maçonnique, tes valeurs humanistes, ta droiture et la constance dans tes engagements. La médaille trie le bon grain de l’ivraie. Marcel, tu as été initié comme apprenti le 22 juin1952 à l’Alliance Écossaise, loge du GODF par le V∴M∴ Fuzier, reconnu par tes pairs comme tel tu as gravi les différents échelons initiatiques de notre ordre Maçonnique : – Compagnon le 20 décembre 1953 – Maître le 19 décembre 1954 – Chevalier Rose-Croix le 9 juin1963 – Chevalier Kadosch le 19 octobre1969 – 31e Grand Inspecteur Inquisiteur Commandeur le 5 septembre 1974 – 32e Sublime Prince du Royal Secret le 6 septembre 1977 – 33e Souverain Grand Inspecteur Général le 7 septembre 1982. Tu as occupé des responsabilités importantes au sein de notre Ordre maçonnique. V∴M∴ de notre respectable loge l’Alliance Écossaise de 1974 à 1977, ce fut un moment difficile avec la création de la loge Delgado, et je t’ai donné le cordon de V∴M∴ d’honneur en 1983 aux côtés des B∴A∴F∴ Martin, Bernard, Guérini tous passés à l’Orient Éternel. Tu étais donc encore l’un des quelques pères de l’Alliance Écossaise survivants. Tu as eu la lourde charge de la Présidence du 8e secteur et ton épouse toujours présente était là pour t’aider dans la confection des dossiers. Tu es entré au Suprême Conseil de notre Juridiction en qualité de Membre actif le 6 septembre 1988 et tu en as été membre Émérite à compter du 1er janvier 1999 et au cours de cette charge, tu as porté le cordon de notre T∴Ill∴F∴ (ancien MASC) Charles Piot et maire d’Heybens qui était décédé. Je me souviens de confidences à Nîmes lors du passage à l’orient éternel en juillet 2001 de notre T∴P∴S∴G∴C∴ Chabanne et tu m’avais donné quelques conseils précieux, ce fut peut-être l’un des derniers moments de complicité car, quelques temps après, la fatigue et la maladie t’ont empêché d’être présent sur les colonnes. Avec l’âge, tu es parti sur la pointe des pieds. Marcel, un maillon fort de notre chaine fraternelle s’est cassé nous essaierons d’aider ton épouse et ta fille... merci encore pour tout ce que tu as pu faire pour nous tous dans cette trop courte vie mais très riche en exemples et actions pour 249 la dignité et la liberté... et le plus grand hommage que l’on puisse t’apporter aujourd’hui, c’est honorer ta mémoire dans le respect des valeurs que tu as défendues au sein de notre Ordre maçonnique comme l’ont fait d’autres FF∴ passés à l’orient éternel. Merci encore pour ton travail, ton exemplarité, merci de nous avoir permis d’être ce que nous sommes dans cet élan de Fraternité qui permet de relever de nombreux défis dans la construction de la cité de l’être et la cité de l’homme. Je t’embrasse très Fraternellement, Marcel... au revoir à tout jamais... et non pas adieu. Un vendredi 28 mars 2008, Gérard Filippi, 33e M∴A∴S∴C∴ D I A L O G U E S C∴ S∴ G∴ C∴ R∴ E∴ A∴ A∴ G∴ O∴ D∴ F∴ LES TEXTES QUI SUIVENT N’ENGAGENT QUE LEURS AUTEURS Pablo Picasso Suite Vollard 01 ÉVOLUTIONS HISTORIQUES ET NATIONALES DES IDENTITÉS MAÇONNIQUES. QUATRE SIÈCLES DE MOSAÏQUES CULTURELLES 1 – Le mythe et l’utopie : les quatre composants communs d’une identité universelle, le crépuscule du rêve de la République des Lumières selon B. Franklin, le cosmopolite. 2 – XVIIe et XVIIIe, l’identité maçonnique éclatée : Écosse, Angleterre, France, Allemagne. 3 – XIXe et XXe, les deux nouveaux facteurs déterminants des États Nations. Le progrès de la sécularisation des consciences religieuses et des Églises vers les lumières positivistes de la Raison. Le Mythe de la Marche de l’Humanité plus éclairée : les Néo-apolliniens contre les pensées nocturnes. 4 – Le concept de mémoire collective du groupe communautaire, première clé explicative du mythe des outils dispersés. J.-R. Ragache, Identité, Mémoire et Histoire. Le rôle essentiel des mémoires collectives dans les constructions identitaires. 5 – Le Goethe Rose-Croix de Jung : seconde clé explicative des modèles identitaires maçonniques. Pourquoi des identités maçonniques ? Ce pluriel prend acte de l’état fragmentaire, éclaté, de l’espace social maçonnique pour éviter deux écueils majeurs : l’illusion substantialiste et l’illusion institutionnelle. D’une part, l’intitulé « francmaçonnerie » recouvre un groupe d’appartenance, dont la forme (plus ou moins institutionnalisée) comme le contenu (croire, rites, secrets) ont changé et changent encore dans le temps et dans l’espace. De nombreux ouvrages qui prétendent retracer « les trois siècles de la franc-maçonnerie » ont trop tendance à accentuer l’effet de continuité entre les époques et à minimiser les différences, les transformations et les ruptures. 253 1 – LE MYTHE ET L’UTOPIE DE LA MAÇONNERIE UNIVERSELLE DES LUMIÈRES La relecture de la genèse des identités maçonniques suppose d’abord d’évoquer les constituants d’une pseudo-identité maçonnique universelle : l’utopie philosophique traverse les loges européennes au siècle des Lumières entre Newton et Voltaire. Ce mythe d’un socle identitaire commun aux francs-maçons des Lumières permet de mieux comprendre ce que recouvre concrètement l’initiation. Il n’apparaît pas en tant que tel dans les discours mais il résulte de l’étude des récurrences (Michelat, 1975) de cent entretiens semi-directifs et de nombreux témoignages publiés (entre autres :Verdun, 1982 ; Mourgues, 1989 et 1994 ; Bradfer et Rigollet, 1989 ; Barat, 1992 et 2002 ; Ligou, 1993 ; Béresniak, 1994 ; Schnetzler, 1999 ; Bauer, 2001 ; Marion, 2002). Quelles que soient la biographie du franc-maçon et son obédience, quatre caractéristiques reviennent systématiquement. La croyance en leur propre perfectibilité est au cœur de l’identité des francsmaçons. Venir en loge pour « travailler sur eux-mêmes » est la raison de leur engagement. Cela renvoie à une progression par étapes : apprenti, compagnon, maître et au-delà. Les maçons relient directement leur appartenance à des transformations, potentielles ou effectives, de leurs opinions et de leur comportement dans la vie privée et professionnelle, sur le plan affectif, intellectuel et spirituel. Les exemples concrets qu’ils donnent (être à l’écoute des autres, élargir ses connaissances, donner un sens à l’existence) sont autant de raisons de persévérer dans leur engagement. En ce sens, la croyance en leur propre perfectibilité ne peut pas être confondue avec les déclarations, habituelles dans le cadre de l’appartenance associative, sur l’engagement comme volonté d’agir concrètement sur un terrain local (Barthélemy, 2000). La dimension initiatique de leur appartenance explique, selon eux, son caractère « incommunicable ». Comme il implique et transforme les caractéristiques les plus intimes de la personnalité, le parcours initiatique ne pourrait être résumé par des mots, il serait proprement indicible. Les maçons nomment cette conversion profonde de l’être le « secret initiatique » ou le « vrai secret » de la maçonnerie, en opposition avec la pléthore de publications sur les rites. Cette croyance en leur propre perfectibilité est doublée d’une croyance en la perfectibilité de la société. Les discours maçonniques mesurent de manière récurrente la distance qui sépare la société idéale et la réalité : d’un côté, avec la référence aux textes fondamentaux de la démocratie (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, Constitution française de 1958, etc.) ; de l’autre, avec le constat fréquent 254 d’une « crise » du monde contemporain sur les plans social, écologique et moral (perte de sens, décadence spirituelle, etc.). Ce décalage entre le droit et le fait engage les maçons à « travailler à l’amélioration de la société », individuellement et/ou collectivement. La référence partagée aux valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, aux contours imprécis, ne masque d’ailleurs pas les profondes divergences entre maçons sur les moyens d’y parvenir. Les discours maçonniques présentent fréquemment de manière idéalisée les maçons, ainsi que le groupe d’appartenance, restreint (l’obédience et/ou la loge) ou élargi (la franc-maçonnerie): sentiment fort de posséder ou d’approcher quelque chose que les autres n’ont pas ou plus (la valeur de l’engagement, l’harmonie avec soi-même, un questionnement métaphysique) et caractère exceptionnel de la sociabilité maçonnique (chaleur humaine, fraternité, bonne entente). De même sont constantes les références à des hommes ou des femmes illustres qui ont été maçons, comme Voltaire, même si sa réception se fit à la toute fin de sa vie, ou Mozart et Goethe, initiés à la Stricte Observance Templière. L’appartenance maçonnique serait extraordinaire, donc incomparable. Pour se démarquer des tentatives qu’ils croient déceler partout de confondre la francmaçonnerie avec d’autres formes d’engagement, les discours affirment de manière systématique sa singularité absolue dans le monde « profane ». L’association maçonnique ne peut être comparée aux groupes politiques, religieux, philosophiques, amicaux, psychothérapeutiques et, a fortiori, sectaires. Inclusif et exclusif, ce double mécanisme d’idéalisation est constitutif du socle identitaire maçonnique, comme de toute identité englobante. Il reproduit également la vision dichotomique profane/sacré véhiculée par le rite d’initiation. Un des effets essentiels du rite est bien de « séparer ceux qui l’ont subi, non de ceux qui ne l’ont pas encore subi, mais de ceux qui ne le subiront en aucune façon et d’instituer ainsi une différence durable entre ceux que ce rite concerne et ceux qu’il ne concerne pas » (Bourdieu, 1982, p. 59). 2 – XVIIe ET XVIIIe, L’IDENTITÉ MAÇONNIQUE ÉCLATÉE : ÉCOSSE, ANGLETERRE, FRANCE, ALLEMAGNE À l’utopie de ce socle identitaire commun universel, il convient d’opposer une première évidence factuelle : un premier clivage essentiel est celui des trois monothéismes dès les XVIIe et XVIIIe siècles, le clivage théiste, déiste, agnostique. Ce clivage permet d’affiner le précédent en classant les obédiences en fonction du rapport à la religion qu’elles réclament à leurs futurs adhérents. La Grande Loge Nationale Française requiert de ses membres la proclamation de leur 255 croyance en la « réalité du Grand architecte de l’univers qui est Dieu ». Le Cahier de la formation [1999] destiné aux compagnons de la GLNF précise que le théisme implique la « révélation par les Écritures et la Nature » : « L’Homme n’a pas sa fin en lui-même, mais par Révélation divine » et « l’Homme a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ». Le même ouvrage lui oppose le déisme qui « génère le relativisme, le syncrétisme, l’indifférentisme, l’agnosticisme ». La GLNF n’a pas introduit dans ses règlements la nouvelle interprétation des Landmarks par la Grande Loge Unie d’Angleterre qui, au-delà des trois monothéismes chrétien, juif et musulman, reconnaît notamment le sikhisme, l’hindouisme et le bouddhisme. Les obédiences françaises libérales se distribuent quant à elles de l’agnosticisme au déisme. Les unes revendiquent la liberté de conscience (adogmatisme ou agnosticisme) comme principe fondamental. L’invocation au Grand Architecte de l’Univers y est facultative. Au Grand Orient de France, au Droit humain, à la Grande Loge féminine de France, à la Grande Loge mixte de France et à la Grande Loge mixte universelle, les options religieuses du postulant ne sont pas prises en compte pour son admission et le futur franc-maçon prête symboliquement serment sur la constitution de l’obédience. Les autres obédiences libérales revendiquent leur déisme comme la Grande Loge de France ou la Loge Nationale Française : les réunions s’ouvrent et se ferment obligatoirement par l’invocation au Grand Architecte de l’Univers, « expression symbolique du Principe Créateur, librement interprétable dans son for intérieur par chacun des membres de l’obédience ». Le serment se prête obligatoirement sur la Bible. À la Grande Loge de France, cependant, le 33e degré du Rite Écossais Ancien et Accepté « identifie formellement le Grand Architecte de l’Univers à Dieu » (Verdun, 2001, p. 220-221). Ce clivage entre obédiences détermine pour une large part le sens que donnent les francs-maçons à l’appartenance maçonnique, même s’il ne préjuge ni des croyances effectives ni de leur évolution. L’acceptation ou non de l’initiation des femmes reste en maçonnerie un clivage discriminant important. La création du Droit humain (mixte) en 1893, puis à la décision de la Grande Loge de France de se séparer de ses loges d’adoption en 1935 qui aboutit à la création de l’Union maçonnique féminine de France en 1945 devenue Grande Loge Féminine de France en 1952, obligent les obédiences masculines, à prendre position : faut-il reconnaître les obédiences féminines et mixtes ? Faut-il autoriser l’initiation des femmes dans les obédiences masculines ? Au tournant du XXe siècle, ce débat amène en loges à des discours explicites contre l’émancipation sociale des femmes (Jupeau-Réquillard, 2000), mais il est le plus souvent retraduit en enjeux maçonniques. Dans les années 1890, pour justifier son refus de reconnaître le Droit humain (DH), le GODF 256 argue ainsi de sa volonté de préserver ses relations avec la Grande Loge de France qui ignore l’obédience mixte, et de la soumission excessive des loges symboliques du DH à son Suprême Conseil. À ces quatre clivages religieux correspondent les quatre clivages des rituels initiatiques. Quatre rites principaux sont en usage dans les obédiences françaises. Au sein d’une même obédience, les loges peuvent pratiquer des rites différents. De plus, sous un même intitulé de rite, des variations significatives peuvent exister d’une obédience à l’autre et d’une loge à l’autre. Le maçon qui appartient à une loge de hauts grades doit rester assidu dans sa loge symbolique, celle où s’acquièrent les trois premiers grades (apprenti, compagnon, maître). Rite Écossais Ancien et Accepté : dans la France des années 1750, un rite de perfection composé de vingt-cinq degrés est diffusé puis modifié aux États-Unis dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. Là, il prend la forme d’un rite de hauts grades exclusivement (4e au 33e degré). En 1804, Alexandre de Grasse-Tilly réimplante ce rite en France avec quelques nouvelles modifications sous le nom de Rite Écossais Ancien et Accepté (RÉAA). En 1805, Le Guide des maçons écossais formalise ce rite. Le RÉAA est le système de hauts grades le plus répandu dans le monde. Son usage est majoritaire à la GLDF, au DH, à la GLFF et à la GLNF. Au RÉAA, trente-trois grades ordonnent le parcours maçonnique mais tous ne donnent pas lieu à des cérémonies spécifiques (Bayard, 1975 ; Suprême Conseil, 2004). Pour acquérir des hauts grades, le maçon doit être coopté successivement dans une loge de perfection (du 4e au 14e), un chapitre (du 15e au 18e), un aréopage (du 19e au 30e), un tribunal (31e), un consistoire (32e) et un conseil suprême (33e). Rite français : au milieu des années 1780, le Grand Orient de France formalise le Rite français dans le but de contrer le rite écossais naissant. Paru en 1801, Le Régulateur fixe ce rite de sept degrés qui subit ensuite de nombreuses adaptations. En 1858 (rite dit Murat), en 1886 (rite dit Amiable), en 1907 (rite dit Blatin). En 1938, sous la présidence d’Arthur Groussier, est adoptée une nouvelle mouture du Rite français qui n’évoluera guère par la suite. Toutes versions confondues, le Rite français est le plus pratiqué au GODF, majoritaire aussi à la GLMU et à la GLMF. A la loge symbolique s’ajoutent quatre loges de hauts grades (Marcos, 1999). De nombreux maçons du GODF suivent le Rite français dans leur loge symbolique et se tournent vers le système de hauts grades du RÉAA. Rite Écossais Rectifié : en 1782, à l’initiative notamment de Jean-Baptiste Willermoz, la Stricte Observance se transforme en Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, avec un rite nommé écossais rectifié. Abandonné en France au XIXe, ce rite de tendance chrétienne et mystique est pratiqué de nouveau à partir des années 1910. Il est majoritaire à la Grande Loge Traditionnelle et Symbolique Opéra, également 257 pratiqué à la GLDF, la GLNF, la LNF et au GODF. Aux loges symboliques s’ajoutent les loges de Saint-André, où un maçon peut acquérir les grades de Maître écossais, puis de Maître écossais de Saint-André. Rite émulation : née en 1813 à Londres de la réconciliation entre la Grande Loge des Anciens fondée en 1751 et la Grande Loge d’Angleterre fondée en 1717, la Grande Loge Unie d’Angleterre adopte le Rite émulation qui est globalement fixé en 1816. En France, il est notamment pratiqué par des ateliers de la GLNF et de la LNF. Le Rite émulation concerne les loges symboliques mais il existe aussi des chapitres qui délivrent d’autres grades (degrees) : le Royal Arch, complément du grade de maître, le mark master, continuation du grade de compagnon, etc. Des variantes y ajoutent des grades d’inspiration chevaleresque : templier, croix rouge de Constantin, etc. (Bayard, 1974, p. 79). Un grade (« maître écossais ») supplémentaire à ceux d’apprenti, compagnon et maître apparaît dans les statuts de 1743, mais il est exclu de tout privilège. Douze ans plus tard, les nouveaux textes de la Grande Loge lui accordent une revanche une préséance : « Les maîtres écossais seront les surintendants des travaux, seuls en pourront corriger les défauts. Ils auront la liberté de parole, celle d’être toujours armés et couverts et ne pourront être redressés, s’ils tombent en faute, que par des Écossais » (cité par Chevallier, 1974a, p. 82-95 ; p.118-124). Le grade de maître écossais semble être une traduction d’une première version du Royal Arch pratiqué en Angleterre. À partir des années 1740, sont créés petits grades (Maître Parfait, Irlandais, Secret...], grades d’Élus, grades écossais, grades chevaleresques et grades se référant à l’alchimie et à l’occultisme. Leurs titulaires se réunissent dans des chapitres, collèges ou conseils concurrents et relativement autonomes. Beaucoup de loges possèdent un système de hauts grades qui leur est propre (Saunier, 2000, p. 395-400). La création de degrés supplémentaires permet, au moins dans un premier temps, de redonner une dimension élitiste à un Ordre que la présence des petits et moyens bourgeois commence, selon certains, à « dégrader » : au tiers état le moins aisé, les loges à trois degrés ; aux nobles et grands bourgeois, les ateliers de hauts grades. Mais les premiers revendiquent rapidement les mêmes titres distinctifs que les seconds, cherchant une reconnaissance sociale qu’ils ne trouvent pas dans une société rigidifiée par les ordres. La multiplication des hauts grades se rapporte également à un facteur plus trivial : comme elles donnent lieu à rétribution, les cérémonies sont promues par des Vénérables poussés par le profit. Dans ce foisonnement, s’exprime enfin l’attrait pour l’ésotérisme, parfois pour le surnaturel, très en vogue au XVIIIe siècle – tout autant que l’éloge du rationalisme – et qui ne trouve pas sa place dans l’Église catholique. Dans des villes ouvertes aux influences étrangères, de nombreux francs-maçons formalisent 258 des systèmes de hauts grades chargés de « mystères » : Jean-Baptiste Willermoz au sein de la Grande Loge de Lyon (reconnue régulière par Paris en 1761), puis au sein de la Stricte Observance Templière, fondée en Prusse en 1756 par le Baron de Hund et qui pénètre en France en 1774 (Hess, 2001) ; Antoine Meunier de Précourt et Jean-Baptiste de Barailh, à Metz, à l’origine de la diffusion du grade de Chevalier Kadosh inspiré de l’Ordre des Templiers (Naudon, 1966) ; Étienne Morin, négociant, maçon actif à Bordeaux et aux Antilles, qui obtient de la Grande Loge en 1761 le droit de « multiplier des maçons dans tous les grades » dans le Nouveau Monde, à l’origine du Rite Écossais Ancien et Accepté de trentetrois grades. En Écosse, Angleterre, France, Allemagne, ces deux siècles de clivages religieux et politiques ésotériques ne sont intelligibles que comme miroirs fidèles de clivages sociologiques produits par les sociétés d’Ancien Régime. On sait en effet que l’Écosse au XVIIe siècle se distingue par ses loges de métier de maçons, organisée depuis 1599 : les maçons d’une même ville sont rassemblés, au sein d’une loge comprenant des apprentis et des compagnons-maîtres. Comme dans de nombreuses professions, l’accès à ces deux grades donne lieu à des cérémonies. 3 – XIXe ET XXe : LES DEUX NOUVEAUX DÉTERMINANTS, LES ÉTATS-NATIONS, LE MYTHE POSITIVISTE DU PROGRÈS DE LA SÉCULARISATION Cependant ces identités maçonniques éclatées par les clivages politico-religieux du siècle des Lumières, avec pour antithèse l’utopie de la Maçonnerie universelle incarnée par B. Franklin à Philadelphie et à Paris, ont surtout leur origine dans deux facteurs spécifiques au XIXe et au XXe : la montée irrésistible des ÉtatsNations, l’expansion de la révolution culturelle de la laïcisation des consciences par les Lumières de 1789. L’extrême proximité de l’État et des directions maçonniques est confirmée quel que soit le régime. Les moyens de contrôle du pouvoir politique sur les obédiences sont de trois ordres : surveiller les loges par la police et les menacer ou les sanctionner à la moindre dérive politique, jouer des oppositions entre les deux obédiences, mais aussi influencer, directement ou indirectement, la nomination des dignitaires francs-maçons. Sous l’Empire, Joseph Bonaparte, frère de Napoléon, est élu Grand Maître du Grand Orient de France, et Jean-Jacques Régis de Cambacérès, archichancelier de l’Empereur, à la fois Grand Maître adjoint du GODF et Grand Commandeur du Suprême Conseil en 1806 (Pinaud, 1996). Napoléon et son entourage comprennent l’utilité du réseau maçonnique pour s’assurer la loyauté au régime 259 impérial, notamment grâce aux loges militaires (plus de soixante-dix en 1814). À Paris et dans les départements, des fonctionnaires civils et militaires sont reçus en nombre (les préfets sont souvent vénérables de loge), ainsi que des sympathisants du régime et des carriéristes (Collaveri, 1982 ; Quoy-Bodin, 1987). Sous Louis XVIII, la grande maîtrise du GODF est déclarée vacante : le frère de Napoléon ne pouvait convenir sous la Restauration. Des membres de la famille royale et de très hauts personnages de l’État fréquentent les loges, et notamment le ministre de la Police, puis de l’Intérieur, Elie Decazes, Souverain Grand Commandeur du Rite Écossais Ancien et Accepté à partir de 1818, actif militant de la réconciliation des différents courants du Rite écossais en 1821. Sous la monarchie de Juillet (1830-1848), Charles, duc de Choiseul, Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil, fait allégeance au nouveau roi LouisPhilippe. De 1835 à 1842, le Grand Maître adjoint du GODF est le comte Alexandre de Laborde, aide de camp du roi. À l’aube de la IIe République, le 6 mars 1848, le GODF apporte son « adhésion au gouvernement provisoire ». Cette année-là, les obédiences présentent la devise « Liberté, égalité, fraternité » comme celle « qu’a de tout temps portée la Franc-maçonnerie », alors qu’elle l’emprunte à la République (Porset, 1998b). Dix mois avant le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte en 1851, le GODF élit au poste de Grand Maître le prince Lucien Murat, cousin du prince-président. Au gré des régimes, le nom des ateliers s’adapte (multiplication de loges SaintNapoléon sous l’Empire, Les Amis des Bourbons sous Louis XVIII), les bustes qui décorent les locaux changent, des fêtes sont organisées au rythme de la vie privée ou publique des dirigeants politiques en place. Les sceaux qui ornent les correspondances des obédiences évoluent également : l’abréviation « RF » sous la Révolution, un aigle sous Napoléon et les trois fleurs de lys sous la Restauration. En 1830, le Grand Orient se dote d’un sceau avec des symboles proprement maçonniques (Ligou, 1981, p. 176-199). Jusqu’à la fin des années 1850, les débats politiques et religieux sont expressément interdits par les règlements généraux des obédiences : les comptes-rendus des activités des loges recouvrent globalement des cérémonies rituelles et des éloges de la vertu, des questions internes comme la place à accorder aux hauts grades, ou les statuts de l’obédience. « Bon nombre de loges [...] s’agrègent un billard, une chambre de lecture, une bibliothèque, voire un cercle, dans une [...] stratégie de diversification à partir d’un noyau dur puisqu’uni par les liens de l’initiation partagée » (Beaurepaire, 2002c, p. 25). Comme les sociétés académiques et savantes de l’époque, quelques loges se préoccupent, à partir de la monarchie de Juillet, de la liberté commerciale et de l’instruction, qui concernent directement la souche de population maçonnique (essentiellement les « couches nouvelles », appelées 260 ultérieurement classes moyennes). Dans les faits, cependant, ces études n’ont aucune conséquence pratique. En 1870, le GODF regroupe trois cents loges (environ quatorze mille membres) et le Suprême Conseil quatre-vingts (environ quatre mille membres). L’autre facteur décisif de cette mosaïque culturelle du XIXe siècle est la laïcisation des sociétés chrétiennes sécularisées par les Lumières. Dans le processus de sécularisation qui travaille la société française depuis la fin du XVIIIe siècle, les associations maçonniques offrent un lieu de réaménagement des croyances religieuses. Une coalition hétéroclite de déistes progressistes, d’athées modérés, d’agnostiques et d’anticléricaux milite pour tirer les conséquences de l’existence d’une spiritualité proprement maçonnique : elle veut substituer aux références explicites au dieu catholique soit la référence au Grand Architecte de l’Univers, soit, plus tardivement, la seule liberté de conscience. Tant au GODF qu’au Suprême Conseil, la déchristianisation est alimentée par la diffusion des idées de Saint-Simon (1760-1825) et du positivisme d’Auguste Comte (1798-1857) (Nicolet, 1982) par l’adhésion massive des « couches nouvelles » à la maçonnerie (Agulhon, 1977) et par celle de républicains modérés en l’absence de partis politiques autorisés. Contrairement à la franc-maçonnerie d’Ancien Régime qui réclamait encore de ses membres le baptême, la position du franc-maçon, Nicolas-Charles Des Etangs est significative du déisme qui s’impose tout au long du XIXe siècle : « Dans la maçonnerie, La Mecque et Genève, Rome et Jérusalem sont confondus. Il n’y a ni juifs, ni mahométans, ni papistes, ni protestants, il n’y a que des hommes ; il n’y a que des frères qui ont juré devant Dieu, le père commun de tous, de rester toujours frères » (1815) (cité par Chevalier, 1974b, p.149). Pour parfaire la légitimité de leur groupe, les auteurs maçonniques revisitent la lignée croyante dans laquelle ils s’inscrivent : la campagne égyptienne de Napoléon en 1799 est ainsi l’occasion de réactiver la thématique de l’Égypte ancienne. En 1849, le Grand Orient se dote de sa première constitution dont l’article 1er rappelle : « La Franc-maçonnerie [...] a pour base l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme ». En 1865, les premières propositions de suppression de cette référence à Dieu sont rejetées pour un texte de compromis qui introduit la « liberté de conscience ». En 1877, sept ans après le Grand Orient de Belgique, l’obligation de l’invocation au Grand Architecte de l’Univers est abolie au Grand Orient de France ; il reste donc possible de l’invoquer (Ligou, 1966). Disparaissent également les références à Dieu et à l’immortalité de l’âme. Dix ans plus tard, les nouveaux rituels du GODF sont expurgés d’éléments considérés comme religieux : élimination du thème de la purification, simplification de la légende d’Hiram, etc. 261 En 1869, la section des loges symboliques du Suprême Conseil adopte la réforme de l’article 1er des règlements généraux. La formule « Adoration du Grand architecte de l’univers » disparaît mais la guerre de Prusse empêche le vote définitif de la réforme. Alors qu’un groupe de Suprêmes Conseils de plusieurs pays signe une déclaration de principe qui exige des maçons la croyance en Dieu, le Convent de Lausanne qui réunit d’autres Suprêmes Conseils, dont celui de France, vote en 1875 un manifeste qui proclame simplement « l’existence d’un principe créateur sous le nom de Grand architecte de l’univers ». Tout au long du siècle, les obédiences et les loges concurrencent l’Église sur le terrain de l’action philanthropique et des sacrements. Ainsi sont élaborés, sous la monarchie de Juillet, des rituels d’adoption (forme de « baptême » maçonnique), de reconnaissance conjugale et de pompe funèbre - officialisés dans les années 1880. Surtout à partir de la Restauration sont lancées, à l’initiative des obédiences ou des loges, des actions caritatives contribuant à l’ébranlement progressif de l’encadrement catholique de la charité et à la laïcisation de l’assistance sociale (Beaurepaire, 2002b) : souscription pour des victimes de catastrophes naturelles, distribution de nourriture ou d’argent, fourniture de bois aux pauvres, etc. Des structures permanentes sont également mises en place : en 1840, au GODF, une Maison de secours mutuels destinée aux maçons âgés incapables de subvenir à leurs besoins (fermée en 1900 faute de pensionnaires) ; en 1862, un orphelinat maçonnique (qui existe toujours au début du XXIe siècle) ; une œuvre maçonnique des Invalides du Travail, caisse de secours pour les maçons pensionnaires d’hospices (effective jusqu’en 1940). Cependant, les obédiences françaises n’ont pas les moyens financiers de pérenniser des institutions philanthropiques aux assises solides comme aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne. Cette révolution culturelle dans les loges s’exprime par la guerre civile entre anticléricaux et anti-maçons. L’atmosphère fortement conflictuelle de l’établissement de la IIIe République radicalise les prises de position des obédiences contre l’Eglise catholique. Même si elles ne sont pas toujours appliquées dans les faits ou si d’autres viennent les modérer, de nombreuses décisions anticléricales, parfois antireligieuses, sont prises par les assemblées générales : interdiction de faire figurer sur les cordons maçonniques des emblèmes religieux (1885) interdiction pour les membres du Conseil de l’Ordre du GODF d’être présents à des obsèques qui auraient « un caractère confessionnel quel qu’il soit » (1891), etc. Sans compter les nombreux vœux émis par les assemblées générales du GODF et du Rite écossais sur des questions de société : séparation des Eglises et de l’État, abrogation de la loi Falloux qui autorise depuis 1850 la création d’écoles secondaires confessionnelles, rétablissement du divorce, etc. 262 Cette révolution culturelle dans les obédiences et le rite s’exprime aussi par la politisation des républicains après 1871. Que recouvre cette politisation ? Les obédiences des loges et des maçons accompagnent la dynamique démocratique en s’engageant en tant que tels dans l’espace public pour soutenir un gouvernement, appeler à voter pour un candidat à une élection ou transmettre des propositions aux parlementaires. Au détriment de la dimension initiatique, de nombreuses loges donnent la priorité à la dimension politique de l’appartenance maçonnique : création d’ateliers et recrutement sur des critères explicitement partisans, discussion en loge de sujets exclusivement politiques et sociaux. Enfin, élus ou anciennement élus, les hommes politiques sont surreprésentés aux postes de direction des loges et des obédiences. 4 – LE CONCEPT DE MÉMOIRE COLLECTIVE DE LA COMMUNAUTÉ SPIRITUELLE La première clé explicative des identités maçonniques, selon J.-R. Ragache, le concept de mémoire spécifique des communautés spirituelles. À la lumière de la sociologie des mentalités de J.-R. Ragache qui souligne le rôle essentiel de la mémoire collective dans les constructions identitaires des communautés spirituelles, participer à la vie d’un groupe, c’est aussi adopter une mémoire spécifique. Pour ce grand expert de l’histoire du Grand Orient de France, dans sa riche analyse des rapports essentiels entre identité française, mémoires nationales, et histoire de la République de 1789, J.-R. Ragache remarque que cette mémoire est d’abord issue de l’histoire individuelle de chacun au sein de la loge et de l’obédience et commence avec l’initiation. Celle-ci est souvent présentée comme incommunicable, et donc indicible. Le sentiment, les impressions que l’on en tire, sont purement personnels et le tempérament de chacun, sa personnalité, confèrent à la cérémonie des significations très différentes. C’est donc le souvenir par excellence, car ressenti plutôt que réfléchi, en fonction de son passé et donc de son identité. C’est pourquoi la Franc-maçonnerie a institué les impressions d’initiation, qui sont le premier travail accompli en loge par l’apprenti, présenté devant les membres de l’atelier, et qui seront la seule occasion pour le nouveau maçon de s’exprimer pendant la durée de son apprentissage. Ceci fait aussi partie de son intégration au groupe. Mais l’initiation étant commune à tous les maçons quelle que soit leur ancienneté, elle forme le terreau commun d’une même expérience vécue. Cela va-t-il créer pour autant une mémoire collective ? Toute institution se doit de se créer et de pérenniser une mémoire collective, une variété de leurs expériences qui est enrichissante car 263 elles nuancent les points de vue. Les francs-maçons ont aujourd’hui comme pôles de référence, pour les plus anciens, le Front Populaire et la Seconde Guerre Mondiale, pour de moins anciens, la Guerre d’Algérie et Mai 1968, pour les plus jeunes, peut-être 1981 et les mutations actuelles. Tout ceci donne à chacun une approche différente des problèmes et ceci peut se ressentir dans les discussions en loge. À l’affectivité déterminée par l’événement vécu personnellement, vont s’ajouter la rationalité et l’objectivité imposées par le sentiment collectif, avec la multiplicité des points de vue. Pour l’institution, certains événements, certaines époques deviennent des pôles de référence, qu’ils soient attractifs ou répulsifs. Ainsi, tout au long du XIXe siècle mais surtout sous la IIIe République, la période de référence est la Révolution de 1789 que les maçons annexent d’ailleurs assez facilement comme étant leur œuvre ainsi que les en accusaient leurs adversaires. Ceci est encore renforcé par l’adoption par la Deuxième République en 1848 du triptyque « Liberté, Égalité, Fraternité », adopté l’année suivante par la Grand Orient de France. À l’inverse est considéré comme totalement négatif et comme un contre-exemple politique, le coup d’État du 2 décembre 1851 et l’établissement de l’Empire en 1852. À la fin du XIXe siècle, la fragilité de la république naissante impose que l’on insiste dans les discours sur la nocivité d’un régime issu du renversement d’une république. Aujourd’hui, l’affaiblissement des principes républicains et la résurgence d’idées extrémistes de droite, réactivent la mémoire de la période de la Seconde Guerre Mondiale. C’est donc le régime de Vichy qui présente cette fonction de rejet. Mais l’identité du groupe ne peut se fonder uniquement sur des faits négatifs même s’ils sont fréquemment évoqués lors de conférences, de colloques ou de manifestations commémoratives. Ces référents événementiels ne forgent pas pour autant la mémoire collective. Il faut pour cela que les souvenirs, vécus ou transmis, reviennent de façon répétée et soient considérés comme spécifiques de l’institution avec pour base un aspect affectif et symbolique importants. Car la mémoire active, entretenue par l’institution, est le plus souvent « sacralisante », religieuse au sens large. Elle sert à unifier le groupe par des ancêtres communs, des mythes identiques. Dans un ouvrage écrit en 1825, Les Cadres sociaux de la mémoire, le sociologue Maurice Halbwachs, mort en déportation en 1948, écrivait que la mémoire collective « ne conserve pas le passé, mais elle le reconstruit à l’aide des traces matérielles, des rites, des traditions qu’il a laissés », et aussi à l’aide de la période républicaine qui précède la guerre de 1914-1918. Il y a chez les Maçons, tout au moins ceux du Grand Orient de France dont l’obédience est la plus ancienne, un sentiment de filiation directe entre la Troisième République et eux-mêmes ou tout au moins l’institution à laquelle ils appartiennent. Ce régime apparaît comme exemplaire 264 dans la mesure où l’on gomme ses aspects les moins réjouissants comme le colonialisme ou la répression brutale des mouvements sociaux, ou encore la corruption associée à l’hypocrisie sociale et enfin la condition féminine infériorisée. Néanmoins, cette République française s’était construite et avait réalisé une œuvre immense avec d’ailleurs l’appui de la Maçonnerie nationale influente pendant la période. Cette époque peut donc servir de référence à la mémoire collective maçonnique et aucun maçon français ne peut renier ce temps de combat pour établir le maillage républicain du pays jacobin, conforme au paradigme de l’État napoléonien, dont les loges maçonniques du Grand Orient seront le vecteur idéologique pendant toute la durée de l’Empire, essaimant dans chacune des capitales de l’Europe continentale, de Bruxelles à Berlin. Pour J.-R. Ragache, cette mémoire « religieuse » se doit d’avoir une liturgie, c’est la commémoration. Notre époque en est surchargée, comme si dans l’incapacité de nous projeter dans l’avenir nous n’avions comme seule consolation que de nous abîmer dans la nostalgie d’un hier aux couleurs riantes. L’État et la société civile nous offrent nombre de ces manifestations de toute nature. Il n’est pas d’année sans qu’un personnage ou un événement historique ne renaissent de leurs cendres. L’anamnèse, c’est-à-dire le rappel à la mémoire, est un exercice de plus en plus pratiqué. Est-ce l’abandon des fêtes religieuses où l’on sortait pour sa promenade annuelle le saint protecteur du lieu comme on le fait aujourd’hui pour les vieilles dames lors des fêtes des Mères ? Est-ce le dépérissement de ces grandes manifestations symboliques comme le 1er mai ? Est-ce volonté politique de focaliser sur des événements passés encore porteurs d’idéologie ? Est-ce volonté d’historiens plus ou moins professionnels pour qui c’est l’occasion d’avoir un important titrage d’ouvrages historiques qui sans cela n’auraient qu’un succès d’estime ? Toujours est-il qu’il faut néanmoins être reconnaissant envers ces commémorations qui permettent parfois de sortir de l’oubli des personnages dignes de notoriété ou des faits porteurs de grands principes. Ceci est d’autant plus essentiel dans notre pays où la République a la mauvaise habitude de sélectionner ses souvenirs, occultant ce qui lui déplaît, et notamment ce qui divise les Français. Ainsi, les guerres de Vendée, la Commune de Paris, les mutineries de 1917, le régime de Vichy ou la guerre d’Algérie se sont vus longtemps dérobés au regard de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Bien sûr la Franc-maçonnerie n’est pas en reste. Elle accompagne ces cérémonies par ses propres rappels à la mémoire ce qui paraît logique pou 1848 dans la mesure où Victor Schœlcher était franc-maçon, et pour la Déclaration Universelle dont l’inspiration maçonnique – Henri Laugier qui assistait René Cassin dans la rédaction était un frère – est parfois apparente. 265 Selon J.-R. Ragache, il y a aussi les commémorations spécifiques qui ont commencé à fleurir depuis une quinzaine d’années : ce sont les anniversaires de créations de loges (bicentenaire, centenaire, cinquantenaire... tout est bon). La manifestation est programmée deux ou trois ans à l’avance. Chacun a une tâche bien précise, des commissions se réunissent pour régler les détails pratiques. La loge bourdonne comme une ruche. Il n’est rien comme ce travail commun, avec un objectif précis et un terme connu, pour souder une équipe qui s’appuie sur un passé de plus en plus familier à mesure qu’il se découvre. Et il ya les archives, et les anciens de la loge qui ont des souvenirs d’autant plus précis qu’ils sont lointains. Le jour de la cérémonie arrive en présence des dignitaires de l’obédience. Elle consiste en une évocation de l’histoire de la loge sous des formes diverses, un rappel des frères disparus et bien sûr un banquet de clôture. Généralement, ces anniversaires s’accompagnent de la vente de souvenirs divers : historique de la loge, diplôme, médaille ou assiette commémoratives. La manifestation ayant occasionné des frais, il faut les vendre. Pour les esprits mercantiles, généralement trésoriers de la loge, recommandons les médailles et les assiettes qui sont généralement du meilleur rapport qualité-prix pour le vendeur comme pour l’acquéreur. Mais hors de tout cela, c’est ici que l’on s’aperçoit que l’attachement du maçon français et républicain, au-delà de l’obédience, va surtout à sa loge. C’est là qu’il puise l’affectivité qu’il recherche et qui est encore renforcée par ce passé commun où le sentiment de cette chaîne qui relie les hommes les uns aux autres à l’intérieur d’un même cadre familier. Cette mémoire collective se forge donc dans le temps mais aussi dans l’espace. La loge et ses membres sont le milieu de mémoire, le temple est le lieu de mémoire. Non pas un lieu sacré ou que certains auraient tendance à sacraliser, mais un lieu qui prend une dimension symbolique active lorsqu’il est habité au sens le plus fort du terme. Au-delà de la mémoire, magique, subjective, qui sacralise, il y a nécessité d’une vision plus large du passé, ce qui implique l’intervention de l’Histoire nationale qui va laïciser ce passé en rationalisant les événements. D’abord parce que les conceptions historiques ont évolué au cours du dernier siècle. À une histoire événementielle, causale et linéaire qui ne retenait que les faits bruts le plus souvent de nature militaire ou politique, ont succédé des interprétations marquées sans doute par les idées marxistes, ce qui a donné une teinte économique et sociale à l’histoire et par Freud qui a sans doute joué un rôle dans le développement de l’histoire des mentalités. En même temps, l’histoire ne s’appuyait plus sur le document exceptionnel mais devenait quantitative, c’est-à-dire travaillait sur des séries de documents individuellement sans intérêt mais dont l’importance quantitative déterminait la problématique de la recherche. 266 Selon J.-R. Ragache, les faits passés n’existent que par des discours qui les constituent. Dans ses rapports avec l’histoire, les Franc-maçonneries présentent un intérêt certain par l’aspect mythique qui a caractérisé le récit de leurs origines. Lors de leur naissance sous leur forme actuelle au début du XVIIIe siècle, les Maçonneries manquaient visiblement de garants et d’ancêtres. Œuvre humaine, ne se référant à aucune transcendance, à aucun pouvoir, elle se devait néanmoins d’être fille de bonne famille pour être admise dans la société et attirer des hommes de bonnes conditions. Elle devait s’inventer une filiation héroïque et idéologique de qualité. C’est ainsi qu’à partir des Constitutions d’Anderson, on trouve dans sa corbeille de baptême : les Templiers, le Gnostique, les Pythagoriciens, les Pharaons, l’Empereur Frédéric II Hohenstaufen, sans compter les souverains bâtisseurs. Cela permettait à chaque maçon de faire son choix dans ce conglomérat particulièrement riche. L’ancienneté des origines seule comptait, de même qu’elle était essentielle dans les dynasties royales. Pour les Francmaçonneries, le jour où l’on avait découvert que le premier maçon était Adam, dont le tablier devait sans doute avoir la forme d’une feuille de vigne, la recherche des origines s’était bien sûr arrêtée. Les frères étaient flattés de se retrouver en si bonne compagnie, et leur satisfaction n’allait pas s’arrêter puisque, pendant longtemps encore, c’est ce type de quête qui allait se poursuivre, continuant à établir des listes de maçons supposés ou réels. Ceci était d’ailleurs l’œuvre aussi bien des maçons eux-mêmes que de leurs adversaires les plus acharnés qui prouvaient ainsi que les francs-maçons étaient partout où se produisaient des mouvements de déstabilisation politiques ou sociaux. La proximité idéologique de certains acteurs du passé fait que beaucoup souhaiteraient voir des personnages célèbres de l’histoire faire partie de leurs rangs. En fait, ce sont les idées qui comptent. En sont-ils porteurs ? Sont-ils les vrais intermédiaires entre la réflexion et l’action politique ? Par exemple, sous la IIIe République, si l’on excepte Jules Ferry, Léon Gambetta et quelques autres, la plupart des hommes politiques maçons furent des seconds couteaux. Les Clémenceau, Waldeck-Rousseau, Jaurès, Briand ne le furent pas. Et pourtant les idées maçonniques, elles, passèrent dans les réalités. Donc à la fierté d’appartenir à la même obédience que le grand homme, mieux vaut se targuer de l’action permanente et en profondeur des maçons porteurs de rêves et réalisateurs de projets. Au-delà de l’étude des hommes et des grandes actions, il est aujourd’hui temps d’étudier les identités maçonniques à travers l’optique actuelle de la recherche historique. On peut faire appel à l’anthropologie, à l’ethnologie, notamment en ce qui concerne les rapports de ces Maçonneries avec les symboles. 267 5 – GOETHE, ROSE-CROIX, OU LE PHÉNIX PERPÉTUEL : LA SECONDE CLÉ EXPLICATIVE DES MODÈLES IDENTITAIRES MAÇONNIQUES Autant qu’une sociologie de la mémoire collective spécifique à chaque communauté spirituelle, à chaque maçonnerie nationale, il convient d’ajouter une deuxième clé explicative de ces identités éclatées depuis quatre siècles dans l’Occident ethnocentrique, figée dans la conviction de la supériorité de ces valeurs pseudo-universelles, selon la logique coloniale des Grecs exportant le Logos comme seul modèle d’accès à la Vérité contre toutes les autres formes de pensée des Barbares, elle est celle de C. Jung lecteur de Goethe, Rose-Croix : En effet pour – C. Jung, c’est dans l’œuvre de Goethe et notamment dans Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister, que l’on peut noter les trois axes d’une réflexion cosmique, typiquement rosicrucienne : une foi en la permanente transformation du Tout en Un et du Un en Tout, la croyance en un rythme polaire qui détermine toute métamorphose, l’admiration envers la nature (microcosme et macrocosme), reflet de la vie universelle en évolution progressive, lyrique et rythmique. Goethe, c’est d’abord, bien entendu, « Goethe-Faust », le phénix perpétuel. Mais aussi grâce au personnage de Makarie, le Sage, le RoseCroix, (dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister) Goethe se définit luimême comme rosicrucien prestigieux, maître en ésotérisme... Ainsi, Makarie exalte « Le Ciel étoilé au-dessus de moi ; la loi morale en moi ». Par ailleurs, dans son poème des Geheimnisse, déjà cité, Goethe évoque un ordre monastique qui semble être une sorte de synthèse des Templiers, de la Rose-Croix, de la Francmaçonnerie et de la confrérie du Saint-Graal. Ne cessant jamais de parachever sa propre image, son personnage, son propre mythe, Goethe, en fait, se rêve dépositaire d’une Tradition ontologique. Ne ditil pas, quelques jours avant sa mort, à son confident: « Qui suis-je? Qu’ai-je créé ? J’ai tout reçu, tout accueilli, assimilé tout ce qui passait à ma portée. Mon œuvre est celle d’un être collectif qui porte ce nom Goethe » ? S’il est un initié qui a tenté follement de rassembler ce qui est épars, c’est bien lui. Et il estime, par exemple, un Zacharias Werner (1768-1823) parce qu’il souhaite concilier christianisme et mystères maçonniques dans une forme supérieure de religion universelle. Bien sûr, Jung – et pas seulement en lisant Faust – suit les mouvements de la pensée de Goethe, son ambition. Il gardera toute sa vie ce souci de compréhension holistique de l’Universel, et cette façon étonnante de forger de son vivant sa propre figure. De plus, il aura cette fierté tout allemande qui le subjugue chez Goethe. 268 Si ce Goethe Rose-Croix de Jung doit être considéré comme modèle identitaire dans les rites éclatés, cultures nationales, des quatre siècles de l’Occident dominateur des huit cultures religieuses mondiales, la force explicative des masques identitaires portés par chacun des héros mythiques depuis Hiram, est surtout ce concept clé d’individuation : en effet pour Jung, au-delà de la question de savoir si l’individuation est une initiation, et l’initiation un processus d’individuation, il s’agit à nos yeux de reconnaître que les deux démarches évoquent une méthode de régénération de l’individu à partir d’une certaine prise de conscience, de remise en jeu de ses comportements pulsionnels et sociaux, de reconnaissance d’une situation nouvelle, d’une renaissance, d’un engagement, corps et âme, vers un renouvellement progressif de la personnalité, d’une renovatio mundi (une re-création). Le profane qui demande l’entrée dans le Temple maçonnique et le patient qui demande l’entrée dans une analyse jungienne le font l’un comme l’autre au nom d’un certain sentiment d’incomplétude, d’inachevé douloureux, qu’ils portent en eux-mêmes, au secret de l’être au monde. Je suis né à telle date, dans tel lieudit, dans tel ou tel environnement parental, sorti du ventre de ma mère et pourtant, je ne suis pas si sûr de mon propre « je » dans la société où j’évolue et me débats. Je ne m’y retrouve pas toujours et j’éprouve souvent une nostalgie de cette incompréhension de moi-même qui handicape mes potentialités d’action et brouille mes pulsions de vie, ma libido, ce dernier mot étant choisi ici pas seulement dans un sens « freudien », et donc sexuel du terme, mais dans le sens plus large d’élan vital, selon l’idée de Jung qui fâcha tant Freud, justement. Pierre Besses 1 Ouvrages cités : • J.-Robert Ragache, Vous avez dit Franc-maçon ? Avant et après la Révolution de 1789, les identités maçonniques françaises. Les Presses littéraires (2008). Chapitre 8. • J.-Luc Maxence, Jung est l’avenir de la Franc-maçonnerie, Editions Dervy, 2004. Chapitre XI « Un phénix perpétuel ». • René Le Moal et Georges Lerbet, La Franc-maçonnerie : une quête philosophique et spirituelle de la connaissance. A. Colin (128. Spiritualités, DL 2005). • Sébastien Galcéran, Les franc-maçonneries. Repères. La Découverte (2004). 1. Lumières et Fraternité Albi (Rite Écossais). Tradition et Progrès Pech-Bonnieu (Rite écossais) L’identité maçonnique en questions : janvier 2009. ITEM. 269 • Michel Maffesoli, Au creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique. Plon (1990 ; 3e édition 2004). Chapitre 7 : « De l’identité à l’identification ». • Alain Gérard, La Franc-maçonnerie au risque de la modernité. Préface de Charles Porset. ITEM (2000). • L’identité, séminaire dirigé par Claude Lévi-Strauss (1974-1975). P.U.F. (1977). 01 UNE LECTURE D’HAMLET DE SHAKESPEARE PAR UN CHEVALIER KADOSH Pourquoi Hamlet et le 30 e grade ? Que nos rituels aux différents grades puisent dans le terreau nourricier du judéo-christianisme, de la tradition chevaleresque ou templière, et y assurent leur socle, est un fait admis et accepté. En revanche, il me semble que l’apport de la pensée grecque du siècle de Périclès, des œuvres des grands Tragiques, et leur héritage recueilli par les humanistes de la Renaissance, ont été trop rarement et discrètement évoqués. Aussi me suis-je penché sur d’autres références possibles du rituel du 30e grade en relisant, en Kadosh, le Hamlet de Shakespeare ; j’ai eu l’heureuse surprise d’y découvrir non seulement des parentés étonnantes entre les mots de notre rituel et ceux du chef-d’œuvre shakespearien, mais aussi, parmi d’autres exemples, l’équivalent du psychodrame d’Hiram, point de départ essentiel de notre démarche initiatique. Dans la scène 2 de l’acte II, le jeune prince Hamlet vêtu de noir (comme un Kadosh), fera rejouer par des comédiens le meurtre de son père, scène primitive, dirait Freud, et traumatisante, dont le héros va chercher réparation (et non vengeance) durant cinq actes. Il cherche, non sans mal, à AGIR, comme en ce grade d’action qu’est le 30e. Et ces derniers mots qui nous sont connus : « Sagesse, science, conscience Générosité, pureté, vigilance Savoir, comprendre, agir » L’admirable personnage shakespearien pourrait parfaitement les reprendre à son compte. « The rest is silence », dit-il avant de mourir. Je suis tenté, en écho, de demander « pourquoi ce silence ? » et nous croyons réentendre la poésie même de Shakespeare dans le texte de notre rituel : « la nuit devient moins obscure. L’aube et le silence sont favorables à la méditation. Puisque voici l’aurore, notre vigile peut prendre 271 fin ». Ne retrouve-t-on pas là l’ouverture du drame où, sur les terrasses d’Elseneur, les amis d’Hamlet ont monté la garde pour surprendre l’apparition du spectre ? Dans la scène 2 de l’acte II, Hamlet auditionne, comme un metteur en scène, un vieux comédien qui lui joue la douleur d’Hécube à la mort de Priam. Resté seul, il exprime ses réflexions sur le théâtre et sur sa propre conduite : (1) « Oh, quel rustre je suis, quel ignoble esclave !... » Ce monologue est le plus long de ceux que profère Hamlet et est déterminant dans l’intrigue du drame. Sans doute est-il le plus important pour Shakespeare. Apparemment moins philosophique que les autres, il reflète la pensée du dramaturge sur l’importance du théâtre comme outil pour accéder aux vérités fondamentales. Chaque fois qu’Hamlet est seul, il fait un pas de plus dans la recherche de sa vérité existentielle et la reconstruction de son être après le traumatisme initial. Un pas de plus pour s’assumer, par la vengeance – ou la réparation ? – Mais comme un Chevalier Kadosh, il n’entend se servir que d’ « armes pures ». Existentelles, ou ne sont-elles qu’un oxymore impossible ? De là l’attente et la procrastination du Héros. Ces armes sont peut-être les mots « qui traduisent la pensée », comme dit Shakespeare. En fait, Hamlet répugne à tuer son oncle, ce qui serait pour lui tuer une deuxième fois le Père. Lorsqu’à la dernière scène il tue Claudius, c’est parce qu’il a découvert sa traîtrise. Hamlet se bat loyalement dans le duel qui l’oppose à Laërtes. Mais Claudius a empoisonné les épées. Jamais Hamlet n’a songé à se servir du poignard noir, ni du blanc. Il mourra, pur dans ses intentions, comme un Cathare, comme un Kadosh. Ce que l’humaniste Shakespeare fait dire à son héros Ici Hamlet s’accuse, se déprécie, s’injurie et se reproche avec véhémence son impuissance à agir, à ne pas suivre le précepte « Fais ce que dois ». Il va jusqu’à se traiter de putain, celle qui décharge son cœur en paroles trompeuses et falsifie la vérité. Or les églises, au temps de Shakespeare, condamnaient les comédiens et les comédiennes en les assimilant aux prostituées. Les femmes n’avaient pas accès à la scène ; les hommes tenaient les rôles féminins, et étaient donc doublement putains. Paradoxalement, Hamlet rend honneur et déférence aux acteurs et demande pour eux les plus grands égards, car ils sont l’abrégé, la chronique concise de l’époque. Shakespeare, auteur, acteur, et chef de troupe remet le théâtre à sa plus haute 272 place, en humaniste subversif. Le théâtre révèle ce qu’il y a de plus haut dans la condition humaine. Quatre siècles plus tard, Louis Jouvet, magnifique homme de théâtre et théoricien éclairé, dit à peu près : « Les hommes, ayant conscience du mystère de leur existence, ont inventé le théâtre ». Shakespeare, après les Tragiques grecs, pense que le théâtre « est un miroir à la nature ». Dans Hamlet, le théâtre sera « le piège pour prendre la conscience du roi », ce roi Claudius spectateur du canevas inventé par Hamlet. Freud a nommé le processus psychanalytique « l’autre scène ». L’inconscient est l’autre scène de la réalité apparente. Hamlet se fait donc acteur, spectateur, metteur en scène, en faisant jouer aux comédiens le meurtre d’Hamlet père. Et cela pour trouver la vérité, la lumière, la justice. Comme l’écrit André Green, psychanalyste et spécialiste de Shakespeare, « le miroir du théâtre a besoin de l’acteur pour réfléchir au spectateur sa nature. Mais rien ne peut éviter que le spectateur ne projette sur l’image que le théâtre lui présente sa propre réflexion » (2) Cette mise en abyme du théâtre dans le théâtre nous éclaire, nous Francs-maçons, sur la place véritable et essentielle de la représentation du mythe d’Hiram dans notre progression initiatique et notre méthodologie. C’est en cela que ce monologue de l’acte II m’a paru capital. On avait vu jusqu’à ce moment un Hamlet désemparé, caustique, mélancolique, tourmenté et révolté, jouant la folie pour débusquer la vérité, comme Érasme dans son Éloge de la Folie. Ici, Hamlet tombe le masque et se révèle vrai, humain, lucide et attendri par ces chevaliers de l’illusion que sont les acteurs. Derrière le personnage, c’est l’humaniste Shakespeare qui parle pour dire que le théâtre est un relais essentiel dans la quête de la vérité. Ce que le poète Aragon appellera « le mentir vrai ». En conclusion, il m’est apparu que nos rituels sont très redevables au processus complexe et mystérieux de l’acte théâtral que Louis Jouvet n’a cessé d’interroger. (3) Jean-Jacques Dupont Bibliographie : (1). Traduction de Yves BONNEFOY, Club français du Livre, tome 7 Shakespeare, œuvres complètes (2). André GREEN : Hamlet et Hamlet (Seuil) (3). Louis JOUVET : Réflexions du comédien (Nouvelle Revue Critique, 1938) ; Écoute mon ami (Flammarion, 1952) ; Témoignage sur le théâtre (Flammarion, 1952) ; Le comédien désincarné (Flammarion, 1954) GRANDE LOGE DE PRINTEMPS T E M P L E A RT H U R G RO U S S I E R – 1 4 M A R S 2 0 0 9 01 COLONNE D’HARMONIE Prélude à la cérémonie : • Extraits de symphonies de Joseph Haydn (1732-1809) Entrée du T∴P∴S∴G∴C∴ et du S∴C∴ du R∴E∴A∴A∴: • Johannes Brahms (1833-1897) : Concerto pour violon et orchestre (2e mouvement) Ouverture des Travaux : • Antonin Dvorák (1841-1904) : Symphonie n o 9 (Nouveau Monde) (Largo) Interlude : • Antonin Dvorák : Suite américaine (Andante con moto) Entrée des délégations amies : • Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Romance n o 1 en sol, pour violon et orchestre Après l’allocution du T∴P∴S∴G∴C∴ : • J.-S. Bach, orch. Arthur Honegger : Fugue BWV 545 Mise en place des rapporteurs des trois thèmes du matin : • Franz Schubert (1797-1828) : Mélodie hongroise en si mineur Après les trois rapports : • Luigi Boccherini (1743-1805) : Passa Calle Après le rapport de la question à l’étude des Loges de Perf∴ : • Jules Massenet (1842-1912) : Thaïs (Alexandrie) Sortie des représentants des obédiences amies : • César Franck (1822-1890) : Sonate pour violon et piano (Finale) 277 Entrée de la délégation du Conseil de l’Ordre du G∴O∴D∴F∴ et de son Président : • Felix Mendelssohn (1809-1847) : Paulus (Ouverture) Sortie de la délégation du Conseil de l’Ordre du G∴O∴D∴F∴ et de son Président : • Carl-Maria von Weber (1786-1826) : Le Freischütz (Ouverture) Sortie du T∴P∴S∴G∴C∴ et du S∴C∴– Sortie générale : • Jean-Sébastien Bach (1685-1750) : Cantate BWV 34 « O ewiges Feuer, O Ursprung der Liebe » (Début) Le quatorzième jour du premier mois de l’an 6009 de la V∴L∴, soit le samedi 14 mars 2009 E∴V∴ Pour tout renseignement concernant l’œuvre, le compositeur ou les références d’enregistrement, s’adresser au F∴ Jean-Claude JACQUET, Bibliothèque André Doré, 16 rue Cadet, 75009 Paris 01 DISCOURS DU T∴P∴S∴G∴C∴ POUR L’OUVERTURE DE LA TENUE DE LA GRANDE LOGE DU PRINTEMPS 2009 C’est sans enthousiasme particulier que je vois propulsée la Franc-maçonnerie à la une des magazines. Nous avons choisi les Lumières, pas la lumière car si les Lumières sont éclairantes, la lumière est aveuglante. Hier elle était divine, aujourd’hui elle est médiatique. La brutalité de la révélation et du miracle a été remplacée par le calme de la réflexion et de l’étude. Un monde chaotique à l’actualité inquiétante, un monde à la fois marqué par l’opacité et par la transparence, un monde visible et illisible, un monde insignifiant c’est-à-dire semblant manquer de sens : voila notre lot. Nous sommes, selon la formule de Max Weber, dans un monde désenchanté. Ce désenchantement correspond au déclin de la religion. Le ciel s’est vidé des divinités et s’est rempli d’étoiles. Au cosmos ordonné par les dieux a succédé la législation de l’univers par les hommes. Mais en même temps que se développait ce désenchantement qui pouvait signifier le triomphe de la raison, il y avait déconstruction de cette même raison par les philosophes du soupçon, Kierkegaard, Nietzsche, Marx, Freud, qui nient une possible liberté de l’homme. Les forces productives, l’inconscient, tout cela dirigeait nos vies. Pour Schopenhauer, notre vie n’a pas de sens et seul l’art peut combler le vide de notre existence ; pour Kierkegaard, nous passons à côté du réel, pour Nietzsche, les idéaux forgés par l’homme pour donner sens à leur vie connaissent leur crépuscule. Tous ceux qu’on a appelés les philosophes du soupçon, ces dé-constructeurs, nous laissaient démunis et déconcertés après la base solide que nous avaient donnée les philosophes des Lumières où la foi en la raison et dans le progrès, où la confiance en l’homme, un homme régénéré, étaient, excusez-moi du terme, notre credo. Albert Camus pouvait écrire : « Dans un avenir soudain privé d’illusions et de lumières, l’homme se sent un étranger. Cet exil est sans recours puisqu’il est privé de 279 souvenirs d’une patrie perdue ou de l’espoir d’une terre promise. Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité ». On trouve cela dans le mythe de Sisyphe. Quel pessimisme ! Tout ceci signifie une crise de ces principes de Lumières sur lesquels nous avions fondé notre système de pensée. De ce fait, la réalité est de plus en plus difficile à déchiffrer. À cela s’ajoute une désorientation générale. Au XVIe siècle, siècle de l’humanisme, de la remise en cause des dogmes, le Bien et le Mal, notions imposées, étaient remplacés par la notion de valeurs mais ces valeurs se révélaient relatives : la relativité des valeurs, voire leur relativisme, entraînaient la naissance d’interprétations conflictuelles. Nous manquons d’une grille de lecture car notre conscience est aujourd’hui métisse. Nous vivons dans un monde d’indétermination, de fragmentation. Nous vivons dans le sporadique, l’éclaté, le contradictoire. La crise des Lumières a entraîné le rejet de la « modernité » avec ses grands récits idéologiques ou religieux. Et la postmodernité domine aujourd’hui, une postmodernité avec son délire identitaire, ses revendications ethniques, religieuses, une résurgence de la superstition concomitante avec la technologie la plus avancée. Les sectes sont là pour consoler les naufragés de l’esprit qui ont besoin de certitudes et de vérités absolues aux dépens d’un minimum de rationalité. Dans ce magma, que peut et que doit être notre rôle ? Ce qui rend notre tâche malaisée aujourd’hui c’est justement cet abandon général des principes des Lumières. Tocqueville disait : « Le passé a cessé d’éclairer l’avenir, l’esprit de l’homme erre dans l’obscurité ». Notre devoir est donc le maintien d’une tradition et donc d’une transmission. Nous formons une longue chaîne de savoirs et de compréhensions. Mais si nous suivons René Char qui disait « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » il faut que cette transmission, sans être transgression, soit toujours être pensée en fonction du monde environnant et ô combien changeant! N’oublions pas que, si nous pouvons imaginer avoir une influence sur la société humaine, nous devons compter aussi avec son influence sur nous-mêmes. Mais la tradition ne suffit pas, si elle éclaire notre avenir, elle doit étayer notre projet. Il est d’abord celui de notre progression personnelle, mais non dans un but égoïste, puisque cette perfectibilité doit être mise au service de nos contemporains. Car, si nous sommes des hommes de réflexion, des penseurs, nous sommes aussi des passeurs, c’est-à-dire que nous devons avoir un rôle pédagogique pour aider les hommes à élucider le monde, à développer une herméneutique du réel. La Franc-maçonnerie doit être centre de ressources de sens. Elle est idéologique, 280 au sens premier du terme inventé par notre F∴ Destutt de Tracy, de science des idées, mais aussi culturelle. Elle doit donc donner à penser. À l’explication à tentation dogmatique, il faut substituer l’interprétation rationnelle et libre. Averroes, au carrefour des inspirations juives, chrétiennes, musulmanes, ne disait rien d’autre : dans Le Discours décisif, il exposait la nécessité du commentaire des textes sacrés, et la laïcité, c’était alors le processus de légitimation du commentaire qui mettait le sacré religieux à distance. Certes, il est plus facile d’être dogmatique que d’être symbolique et donc notre tâche est plus difficile. Mais elle est exaltante car elle nous fait creuser pour arriver au sens, sans être pour autant des fossoyeurs d’idées. Le rituel d’initiation du 4e nous dit « La Franc-maçonnerie vous aide à sortir du pays d’ignorance, de préjugés, de superstitions et vous éloigne ainsi de la servitude et de l’erreur. ». Et plus loin : « Vous déciderez vous-mêmes de vos pensées et de vos actions et ne confondrez point les mots et les idées. Ne vous payez pas de mots ». Quelle mise en garde mes FF∴! Surtout à une époque où le parler vrai est souvent une autre forme de langue de bois. Alors envers et contre tout, gardons espoir et optimisme. Saint-Exupéry disait : « Les pierres n’ont point d’espoir que d’être autre chose que pierres. Mais de collaborer, elles s’assemblent et deviennent temple. » Cette phrase me semble convenir parfaitement à la journée que nous vivons ensemble, journée riche qui permet ces rencontres où l’affectif le dispute à la réflexion. Je terminerai par une citation supplémentaire, encore une, mais elle m’a séduit le jour où visitant le musée Fabre de Montpellier et contemplant les toiles du peintre Soulages, je me remémorais cette phrase de lui : « C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche ». Alors soyons chercheurs et acteurs mes FF∴ ! Jean-Robert Ragache, 33e T∴P∴S∴G∴C∴ 01 GRANDE LOGE DE PERFECTION 2009 RAPPORT DE SYNTHÈSE « L’art vit de contraintes et meurt de liberté ». Le Maître Secret qui pratique l’Art Royal promet d’être obéissant et fidèle. Dans quelle mesure est-il libre ? LA RÉCEPTION DU SUJET PAR LES LL∴ DE PERF∴ 111 synthèses sur 169 LL∴ de Perf∴ nous sont parvenues. Ainsi qu’il est écrit dans une des synthèses, la tradition a été respectée, à savoir : « Un F∴M∴, fût-il membre d’un At∴ Sup∴ commence toujours par critiquer la formulation de la question qui lui est posée. Notre At∴ ne saurait déroger à une si belle tradition. » Rassurons-nous : une telle approche critique est assez souvent partagée ; les qualificatifs ne manquent pas pour dénoncer le sujet proposé : farfelu, provocateur, bizarre, absence de logique entre les deux affirmations et l’interpellation, association de concepts sonnant étrangement. Le florilège est abondant ; j’en extrairai... la quintessence : « Pour quelle raison occuper les Maîtres Secrets avec une telle... non préoccupation ? En quoi une telle question contribue-t-elle à faire progresser l’Humanité ? En quoi la réflexion sur une telle question contribue-t-elle au perfectionnement intellectuel du sujet qui s’y attelle ? De façon plus souriante et non dénuée d’humour, plusieurs comptes-rendus font part de la satisfaction ( ?) de FF∴de devoir se colleter chaque année, potaches vieillissants, à ce bon vieil exercice, bien français, qu’est la dissertation. Oui, des FF∴ se sont trouvés déconcertés mais, ainsi qu’ils le prouvent, non désarmés et la qualité de nombre de travaux le démontre amplement. De plus, – et ce n’est pas une surprise – ce sont, le plus souvent, les At∴les plus contestataires, les plus frondeurs qui offrent les contributions les plus fécondes. Au point que j’oserai, à titre tout à fait personnel, avancer cette suggestion : ne devrait-on pas proposer des sujets de plus en plus mal libellés afin de susciter des réponses de plus en plus riches et argumentées. 283 Au demeurant, ce sujet était-il mal libellé ? Certes non, avancent plusieurs MM∴SS∴qui nous disent, qu’une fois la surprise passée, ils ont trouvé particulièrement intéressante cette rencontre entre le profane, l’artiste, et le M∴S∴. Sujet original, est-il dit, qui nécessite recul pour mettre sur le chantier d’une même étude Art, Art Royal et Rituel du 4e grade. Autre point de vue : la question, en plaçant l’Art comme vecteur d’analogies entre l’expression artistique et l’expression initiatique, qui plus est en regard du contenu du 4 e grade, affine la problématique sur la singularité et l’indépendance de cette ascèse vers la perfection. C’est donc le paradigme qui sous-tend l’Initiation Maç∴ qui est soumis à la critique ou, pour le dire autrement : « Le M∴S∴, comme l’artiste, se déterminent-ils librement et en toute objectivité ? » Je cite encore : Voilà un triptyque surprenant certes mais qui, parce qu’il nous « bouscule » appelle de notre part des réponses autres que le « prêt à penser ». Enfin, par la question posée, il ne s’agit de rien moins que de notre vie dans le libre engagement de notre vie maçonnique. Pour terminer : « Cette question est une bonne question, propre au R.E.A.A., qui tend vers la conciliation des inconciliables. » L’ensemble des contributions offre une remarquable arborescence selon que ladite citation entraîne acquiescement ou rejet ; à partir de cette alternative intervient alors une seconde démarche, double également dans le parallélisme reconnu ou non entre l’artiste et le M∴S∴. Vient alors se greffer sur ce cheminement textuel la comparaison retenue ou rejetée ou nuancée entre l’Art et l’Art Royal. Enfin, ces réflexions conduisent à des réponses, ces dernières très convergentes sur l’obéissance et la fidélité du M∴S∴. Un tel parcours a donc permis d’aborder des thèmes ou des concepts aussi... simples... que : l’Art, la Liberté, le Libre-arbitre, La Fidélité, Le Devoir, Le Rituel, chacun d’eux, ayant déjà fait au cours des temps et pouvant encore faire l’objet de bien des réponses et de bien des questions. Méritent également d’être soulignées les précisions lexicales, toujours bien venues, qui, en bien des pl∴visent à mettre en évidence les marges parfois ténues existant entre des termes comme « obéissance, allégeance, serment » ou « obligation et contrainte », une parfaite définition évitant toute approximation. LA CITATION Parfois ignorée... « Nous eussions souhaité que l’auteur soit cité » a-t-il été indiqué par ailleurs... Trois noms ont été avancés : Camus, Gide et Michel-Ange. Soyons précis. La citation – on a parlé de sentence et d’apophtegme – est de Camus dans sa conférence du 14 décembre 1957, prononcée dans l’amphithéâtre de l’université 284 d’Upsala, quatre jours après son discours prononcé, selon la tradition, à l’Hôtel de Ville de Stockholm à la fin du banquet qui clôturait les cérémonies de l’attribution des prix Nobel. Elle figure à la page 62 de l’ouvrage intitulé Discours de Suède publié chez Gallimard en 1958, Camus soulignant son emprunt à Gide lequel dans L’évolution du théâtre – Journal, feuillet 11 avait écrit : « L’art naît de contrainte, vit de lutte, meurt de liberté ». Par ailleurs, cette dernière citation était, elle, le sujet d’épreuve de culture générale du concours 2004 d’admission dans les écoles du service de santé des armées, sections médecine – pharmacie… Mens sana donc. À la source d’une telle conception artistique, Michel-Ange. Il convient de souligner la date, 1957 ; la guerre froide est là ; l’engagement de l’artiste est requis. Pourquoi donc ces propos qui semblent relever du paradoxe ? Plusieurs pl∴ enrichissent ce qui pourrait devenir une anthologie de la contrainte en Art :Valéry, Théophile Gautier et le poème Art, tiré d’Emaux et Camées. Et Proust en quelques lignes de Combray de La Recherche… L’ART Le mot et la chose ne sont pas inconnus en F∴M∴ ; nous les avons rencontrés sur un des cartouches du grade de Comp∴. Il serait péremptoire, il est impossible, dans le cadre de ce compte-rendu d’oser résumer une étude de l’Art, de son histoire, de ses écoles, des disciplines et techniques concernées, toujours évolutives. Impossible et regrettable car les exemples cités ont été nombreux, pertinents, allant de l’Égypte pharaonique et de la Grèce antique à l’art le plus contemporain en passant par le classicisme, le baroque, les impressionnistes, le cubisme, etc. Un détour par l’étymologie – nous sommes toujours friands d’étymologie – s’avère utile pour notre travail : si nous savons que le mot vient de l’accusatif du latin ars, artis, nom féminin à valeur très générale, signifiant « façon d’être », il est nécessaire de remonter plus en amont à la source même : elle est indoeuropéenne et nous réserve quelques surprises : « °er-,°ar » va donner entres autres le latin ritus, d’où « le rite », le grec ari-thmos, « nombre > arithmétique », et encore le latin armus signifiant… « le haut du bras », d’où « arme » et ar-tis précédemment nommé ; merveilleuse promenade lexicale en parfaite adéquation avec notre sujet ! Chacun pourra retrouver ces données dans Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, d’Alain Rey. Souvent cités, base de la scolastique, les arts libéraux – trivium et quadrivium – qui, au Moyen Age définissent l’Art pourront nous intéresser quant aux règles 285 qui les régissent et aux contraintes qui en découlent mais non quant à un parallélisme possible avec l’Art Royal. Il semble donc nécessaire par rapport à la question posée de nous limiter à une définition. Sans doute, pourra-t-on s’entendre sur la notion de « Beaux-Arts », recouvrant peinture, sculpture, architecture, gravure, parfois musique et danse. Cependant, une telle approche ne serait que superficielle. Plusieurs contributions ont tenté d’analyser le pourquoi de l’Art. L’Art, est-il dit, s’insère dans une faille. Se donner à l’Art, c’est construire avec l’existant un existant nouveau qui, en quelque façon, exorcise l’artiste. Sans doute y a-t-il dans l’Art, pour l’artiste, un culte de la lucidité dont la matière n’est pas uniquement le monde mais la métaphore du monde. Nous éclaire alors ce caractère profondément humain de l’Art, « plus fort que le pessimisme et plus divin que la vérité », nous dit Nietzsche. Ainsi l’Art pourra être « antidestin et métamorphose » selon Malraux : antidestin car, naissant de la conscience de notre finitude, il est dépassement de cette condition d’être mortel ; métamorphose car son sens se transforme en fonction du contexte historique, religieux, idéologique et en fonction de la personnalité unique de l’individu. L’expression artistique apparaît comme la première manifestation du chaos intérieur de l’homme, manifestation disciplinée, organisée et ordonnée : par là, l’homme affirme sa présence au monde. Présence, certes mais présence tissée de variations : le langage de l’art change avec les civilisations ; il n’y a pas d’Absolu et d’Universel en Art. Mais n’y aurait-il pas aujourd’hui une certaine confusion entre « art » et « esthétique » – du grec aisthesis, sensation ? Cette notion, est-il dit, voit le jour au siècle des Lumières avec l’ouvrage de Lessing en 1776 mais, en fait, le philosophe allemand Alexander Baumgarten avait fait paraître Aesthetica en 1750, premier ouvrage à porter explicitement ce titre. On parlera alors de « goût », chacun recouvrant alors la possibilité, la liberté d’ « aimer » ou de « ne pas aimer » une œuvre. Oui, « aimer » ; voici que les sentiments empiètent sur le jugement. Et nous entendons Marcel Duchamp : « Le grand ennemi de l’Art, c’est le bon goût. » L’ART EST LIBERTÉ Spontanément, le commun des mortels s’oppose à l’assertion de Camus. La liberté n’est-elle pas la condition indispensable, sine qua non, de l’émergence de l’art ? L’art n’est-il pas jaillissement, fruit du désir ? Sera-t-il académique qu’il dépérira! L’artiste n’est pas un laborieux et les artistes qui obtiennent une bourse pour passer un an ou deux à la Villa Médicis n’ont pas la réputation de sombrer dans la stérilité. 286 Et, dussent en périr les mânes de Michel-Ange, Paul Valéry, André Gide et Camus... la citation est creuse, stupide, ridicule... Stérilisants sont les diktats prosodiques ; et même Georges Perec et ses sympathiques contraintes oulipiennes (tel le lipogramme en « e » de La Disparition) ne trouve pas grâce ! Non seulement l’art est « appel d’air » selon Breton mais, plus encore, il est révolte. Ecoutons Benjamin Péret : « Le poète ne peut être reconnu comme tel que s’il s’oppose par un non-conformisme total au monde où il vit ». Que de ruptures en art! En un joyeux mélange, on a cité Berlioz et sa Symphonie fantastique, Stravinsky et son Sacre du Printemps, La Tour Eiffel, Les Fleurs du mal, Les Demoiselles d’Avignon… et Schoenberg et Boulez... Faut-il d’autres auteurs à l’appui de cette thèse… libertaire ? : « La liberté de l’artiste doit être totale ; on ne peut être artiste sans être complètement libre ». Belle déclaration d’indépendance ! Certes, cette citation n’est pas d’un philosophe reconnu, comme tel à ce jour ; elle est de Carla Bruni et je laisse à celui qui l’a transmise la responsabilité de son commentaire : « On peut être séduit par une liberté totale de l’artiste mais il faut alors assumer le risque de devenir un moderne avatar de bouffon du roi. » Pourtant, au-delà de la boutade, c’est la liberté de l’artiste face aux dictatures, à l’asservissement qui est en jeu. Le glissement sémantique est d’importance ; il va maintenant sous-tendre la réflexion. Peut-on mettre sur le même plan les contraintes propres à une discipline et celles que subit un créateur ? À ceux qui demandent si Soljenitsyne aurait écrit Une journée d’Ivan Denisovitch sans le goulag, on opposera Picasso fuyant le franquisme pour réaliser son œuvre. Paris a été capitale des arts car refuge pour ceux qui ne supportaient plus les carcans de leur pays : jazzmen fuyant le racisme, Henry Miller le puritanisme... Plus près de nous, sont nommés Nazim Hikmet, Driss Chraïbi, Aimé Césaire... Mais plusieurs voix s’élèvent. Ne tendons-nous pas à trop idéaliser l’art et l’artiste ? Combien est-il de créateurs, auteurs, compositeurs pour lesquels l’art est et n’est qu’un marché, courant après subventions et commandes, prêts à tout pour vendre et se vendre. N’y eut-il pas de tout temps des artistes courtisans, à la solde des puissants, porteurs de couronnes ou de tiares ? Par ailleurs, diront certains, peut-on encore parler d’Art, à la vue de certaines réalisations contemporaines, dites conceptuelles, productions parfois scatologiques et excrémentielles ? La provocation plus qu’outrancière ne séduira que le snob ou le gogo, lesquels peuvent ne faire qu’une seule et même personne… 287 ART ET CONTRAINTES Avant de trancher sur le fait de savoir si l’art vit de contraintes, toutes les synthèses mettent évidence les contraintes que tout artiste rencontre. Résumons-les : Il est des contraintes propres à la matière même, bois, marbre, pigments, formes et couleurs, supports, lexique, règles harmoniques, etc. Il est des contraintes propres à la personnalité même de l’artiste, obsédé parfois par certaines hantises que l’éducation ou la morale lui ont appris à réprouver ; éléments prohibés que la censure exercée refoule dans l’inconscient. Encore et surtout contraintes ou pesanteurs idéologiques, politiques, sociales, religieuses. Elles existent ces contraintes. Cependant, l’ensemble des rapports va dans un même sens et sont souvent cités : Bergson, « Le vivant est ce qui tourne les obstacles en moyens » et Deleuze, « L’artiste est celui qui transforme les contraintes en moyens de création ». Comment, en cet instant, ne pas citer Racine qui, disciple d’Aristote, se joue de la règle des trois unités. Et retrouvons une fois encore André Gide, cette fois dans Poétique, Ides et Calendes : « L’art commence à la résistance, à la résistance vaincue. Aucun chef-d’œuvre qui ne soit laborieusement obtenu. » L’histoire de l’art est jalonnée de scandales... Est-ce parce qu’aujourd’hui, la scénographie, transformant l’espace, est plus présente que la statuaire, que la sculpture n’existe plus ? Le théâtre a-t-il disparu avec La Cantatrice chauve ou La Leçon ? L’art participe de l’émancipation mais chacune des contraintes auxquelles se sont soumis des Delacroix,Van Gogh, Malevitch ou Matthew Barney contenait en creux leur liberté d’expression. Ainsi, nous y reviendrons, la liberté n’existe que conquise. C’est l’idée qu’avance Spinoza au début de l’Éthique, idée selon laquelle la liberté est le pouvoir d’être soi-même « cause de son être et de ses propres actions » alors que la contrainte consiste à être et agir en étant déterminé par autre chose que soi-même. L’ART ROYAL Les définitions ont été nombreuses. Définitions empruntées aux auteurs de référence que sont pour beaucoup René Guénon, Oswald Wirth, Jules Boucher, Robert Ambelain… Subordonné à « l’Art Sacerdotal », pour René Guénon, art des constructeurs, sous l’égide de Salomon, pour Oswald Wirth, maçonnerie transcendante à rapprocher de « l’eau régale » des Alchimistes pour Jules Boucher, art de bâtir en soi-même un nouvel homme pour Robert Ambelain. Pour Daniel Berezniak, il invite à découvrir ce qui est étrange, prometteur dans la réalité. 288 Notons que, dans le texte de 1723 des Constitutions d’Anderson, l’art royal désigne l’architecture ou la géométrie. L’Art Royal représenterait donc l’ensemble des sciences libérales et de la géométrie en particulier ; voilà, affirme-t-on, qui nous invite à une rigueur de réflexion égale à celle qui préside à l’établissement de ces lois. Mais, au-delà de ces données, les réponses apportées tendent vers une même désignation : l’Art Royal, c’est la F∴M∴ ou plus exactement la pratique de la F∴M∴, même si plusieurs FF∴disent ne l’avoir guère entendu prononcer avant le 4e grade. C’est donc une méthode s’appuyant sur des rituels contraignants qui permettent une maturation, une évolution, une progression de l’individu et du groupe, une démarche de libération et d’épanouissement, balisée de repères et de symboles et qui œuvre à écarter les conditionnements, contraintes et dogmatismes de toutes sortes, qu’ils soient religieux, sociaux, culturels ou psychiques. Plus intensément encore, par l’Art Royal, s’opère une véritable transmutation sur le chemin initiatique. Dans l’Art Royal, à la différence de l’Art, on essaie de gommer les aspérités de l’ego. Le moule de l’ego brisé, la matière se trouve spiritualisée. L’Art Royal s’apparente donc à une démarche libertaire ; l’Art Royal ne serait-il pas un existentialisme maç∴ ? ou, dit autrement, la construction, l’élévation de notre temple intérieur, incommunicable puisque travail sur soimême? Que ces mots ne soient pas qu’un cliché, qu’ils ne soient pas que la simple rhétorique du dépassement de soi : il s’agit bien du devenir, de notre devenir. CES DONNÉES NOUS ACHEMINENT VERS LA COMPARAISON POSSIBLE ENTRE ART ET ART ROYAL, ARTISTE ET M∴S∴ ET, À PARTIR D’UNE LECTURE DE NOTRE RITUEL, À LA LIBERTÉ RÉELLE OU SUPPOSÉE DU M∴S∴ Et si l’artiste et le M∴S∴ étaient bien proches l’un de l’autre ? Rappelons-nous Diderot et son Paradoxe sur le Comédien : l’acteur accepte les contraintes de son rôle, de son personnage, du texte et de la mise en scène ; le M∴S∴ accepte, lui aussi, les contraintes textuelles et la scénographie du rituel. Allons donc, cette comparaison ne tient pas : l’artiste est un créateur solitaire, enfermé dans une quête qui lui est personnelle ; le M∴S∴, par l’Art Royal, se construit en groupe, avec et par ses FF∴et ce afin de construire le monde. Cependant, est-il objecté, cette solitude de l’artiste n’est-elle pas inexacte ? La récente exposition Picasso et ses maîtres montre à quel point Picasso, déstructurant et recréant, s’est inspiré d’illustres devanciers, Delacroix,Vélasquez, Goya, Manet, 289 Le Titien. Et l’exemple de Picasso, on le sait, n’est pas unique ; les plus grands, dans tous les arts, se sont d’abord nourris d’apports antérieurs. Quant aux démarches elles-mêmes qui conduisent, l’une à la découverte de l’Art, l’autre à celle de l’Art royal, ne sont-elles pas très voisines ? Certes, il est des familles, à commencer par Léopold à l’égard de Wolfgang, qui ont imposé une « carrière » à leur progéniture mais, le plus souvent, il y a chez l’artiste une « vocation », au sens premier du terme, un appel. Le F∴M∴ et plus encore le M∴S∴ qui a voulu progresser n’a-t-il pas, d’une certaine façon, ressenti lui aussi une forme d’appel, « insatisfait » qu’il était, – le rituel nous le dit – dès le début de l’initiation, « du mot sacré qui lui fut transmis lors de son élévation au 3 e grade. » Nous pourrions poursuivre ce jeu dialectique. On perçoit ce qu’il aurait d’artificiel. Ce qui différencie « Art » et « Art Royal » apparaît de façon éclatante lorsqu’au début de l’initiation au 4e grade, le T∴F∴P∴M∴déclare : « Le grade de M∴S∴ est le symbole d’une ascèse intérieure devant provoquer une évolution spirituelle menant à la compréhension élargie de la notion de Devoir. » Ascèse intérieure, oui, qui joue un rôle moteur, déclencheur pour un développement spirituel de l’être. En quelques travaux, se référant à Guénon, il sera dit que, par l’Art Royal, l’homme se hisse au niveau d’une certaine divinité. Il convient, comme cela a été souligné, de mettre en évidence le rôle du Temps. Les métaphores quelque peu éculées ont cependant leur raison d’être : parcours, chemin, progression avec retours, boucles et itérations. Pour le M∴S∴, le temps est ce grand sculpteur dont parle Marguerite Yourcenar. Le rituel d’initiation fourmille de ces indications temporelles marquant le présent et plus encore l’avenir : verbes au futur de l’indicatif : « Vous ne forgerez plus, vous déciderez, vous vous efforcerez, etc. », adverbes et locutions : « Toujours, en toutes circonstances, à chaque heure de notre vie... ». Si le profane a souvent le souci de l’immédiateté, de l’instant présent, le M∴S∴, lui, s’inscrit dans la durée, ou, ainsi qu’il est dit, dans un futur riche d’avenir. Enfin, et peut-être est-ce l’essentiel, par l’Art Royal, le M∴S∴ cherche la Vérité, celle nous dit le rituel qui « réside dans l’inaccessible et l’inconnaissable ». Or, il n’est pas de vérité en Art. On a même, parfois, défini l’Art en tant qu’apparence, en tant que mensonge... Dira-t-on que Chopin est plus vrai que Bach, et Modigliani plus vrai que Rembrandt ? Sans doute n’a-t-on pas encore suffisamment parlé des contraintes auxquelles doit faire face le M∴S∴, et que chacun a mentionnées. Elles ne sont pas minces et leur mode d’énonciation n’offre aucune issue. À ce M∴ guidé dans une semiobscurité, symboliquement, le Sceau de Salomon clôt les lèvres tandis qu’avec 290 force s’abattent sur lui nombre d’impératifs. Jamais, jusqu’à ce grade, le verbe ne s’est fait aussi tranchant. On a relevé l’aspect « performatif » de ces verbes en empruntant la notion au linguiste anglais Austin, auteur en 1962 de l’ouvrage How to do things with words, traduit en 1970, au Seuil, sous le titre : Quand dire c’est faire. Ecoutons- les ces ordres : « Ne vous payez pas de mots. N’accordez à quiconque une confiance aveugle. Respectez toutes les opinions mais ne les déclarez justes qu’après en avoir fait vous-même un examen approfondi. Ne profanez pas le mot « Vérité ». Oui, en cette cérémonie d’initiation, la parole est acte ; nous ne sommes plus avec les jongleurs de mots ou autres rhétoriqueurs. Nous ne jouons pas avec les mots. En ces instants, disons avec Louis Lavelle que « la pensée est élevée à la dignité du langage ». Et si, parvenu à l’issue de son quatrième voyage, le F∴ n’avait pas bien compris à quoi il va s’engager, voici que, par trois fois, sur un mode quasi-shakespearien, éclate l’anaphore : « Malheur... Malheur... Malheur... » Le poète peut se permettre de nous leurrer avec les signifiants, le T∴F∴P∴M∴, lui, évite toutes les confusions du langage. Il énonce une règle de vie. C’est donc en pleine connaissance de cause que le nouveau M∴S∴, prêtant son obligation s’entend dire « je m’engage par serment… », puis, une nouvelle fois, « je m’engage » et enfin, « je promets et je jure ». Trois substantifs : engagement, serment, promesse. Un verbe : jurer. Quel champ lexical ! Et dans quelques instants, Le F∴Insp∴ lui dira qu’il lui appartient d’être obéissant et fidèle. Se pose donc la question : dans quelle mesure le M∴S∴ est-il libre ? Face à cette somme d’impositions, qu’en est-il de la liberté du M∴S∴? À quelle aune se mesurera-t-elle ? La réponse est identique, sous des modalités différentes. À l’aune de sa conscience. D’une conscience libre. Souvenons-nous. C’était à l’orée d’une nouvelle vie. Après avoir frappé à la porte du Temple, nous étions, un instant, genou à terre. En position serve. Un vénérable M∴S∴ nous fit relever. Il ne nous serait plus jamais demandé de nous agenouiller. Déjà, solennellement, la liberté nous était conférée, proclamée. Et, ainsi qu’il est écrit, non en innocence arrogante mais comme humble fierté d’une charge nouvelle. Oui, une charge mais lucidement acceptée. Sachant que cette liberté que certains disent « par défaut » peut être énoncée en suivant la pensée de Sartre : « nous sommes condamnés à être libres ». Et, posons à nouveau la question : « quelle est la mesure » de cette liberté ? Elle réside avant tout, vous l’avez affirmé, dans l’acceptation du Devoir. Non plus de devoirs mais du Devoir, mot clé de ce 4e grade : Devoir aussi inflexible que la fatalité... aussi exigeant que la nécessité... impératif comme le destin. Qu’on les écoute bien ces comparaisons ; elles font frémir. Nous sommes embarqués, au sens pascalien. Le Devoir est la grande loi de la Maç∴. Soyons clairs : le devoir est une obligation morale, un impératif qui s’impose à nous et 291 que nous devons respecter. Fort bien. Mais il convient de s’interroger sur cette instance qui peut imposer ces règles. Pour Kant, et c’est la voie qui nous est ici tracée, obéir au Devoir, c’est la liberté même puisque c’est le choix de notre raison. Cette loi du Devoir est, si j’ose dire, une idée... récente, une idée... moderne. Ne soyons pas étonnés si, en perspective avec les impératifs précédemment cités, nous retrouvons les deux piliers de la morale kantienne tels qu’indiqués dans la Critique de la Raison pratique (1788) : désintéressement et universalité. La liberté, ainsi conçue, devient vertu de l’action désintéressée, souci de l’intérêt général. Là est le Devoir. Le M∴S∴, le M∴S∴ du R∴E∴A∴A∴ a bien les pieds sur terre. Ce n’est pas dans les Cieux qu’il cherche la Parole Perdue. Ne nous est-il pas dit au cours de cette initiation : c’est dans le tumulte de la cité que nous tenterons de faire notre Devoir ? Plaignons ceux qui, ainsi que le dit le Rituel, cherchent à raccourcir la grande route du Devoir en prenant des sentiers et qui s’égarent dans le labyrinthe de l’erreur. Dans le tumulte de la Cité. Nous savons, parfois insuffisamment sans doute, d’un peu trop loin peut-être, les drames et les injustices de ce monde. Cette exigence du Devoir, elle n’est pas exercice solitaire, elle est exigence d’Altérité. Ainsi que le dit Emmanuel Lévinas dans Difficile Liberté – et le titre de cet ouvrage pourrait être celui de nos travaux – l’Autre m’appelle, l’Autre me convoque. Serons-nous à l’heure au rendez-vous ? Levinas dit que nous arrivons toujours en retard. Rousseau a été souvent cité ; l’auteur du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, de 1755, devançant Sartre sur les concepts d’essence et d’existence, illustre, en effet, parfaitement notre sujet lorsqu’il écrit dans Du Contrat social : « L’impulsion du seul appétit est esclave, l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». Engels le dit autrement : « La liberté, c’est la nécessité comprise du Devoir ». « Obéissants et fidèles » certes. Pourtant souvenons-nous du Discours de la Servitude Volontaire d’Etienne de La Boétie ; il l’a écrit à 18 ans, en 1548 ; il est toujours actuel. Obéissance et fidélité peuvent – nous le répétons – devenir sources de tyrannie s’il y a oubli de la règle, oubli de la légitimité de celle-ci. Le M∴S∴a accepté la règle ; il ne la subit pas. Dits à la fermeture des trav∴par le F∴Insp∴, les deux qualificatifs semblent en suspens, comme en attente de compléments. N’est-ce pas mieux ainsi ? Plusieurs réponses sont venues, toutes complémentaires : obéissants et fidèles, à nos engagements, à notre Devoir, à notre conscience. Il n’y a pas antinomie entre cette obéissance qui n’est pas le perinde ac cadaver des Jésuites et notre liberté, elle-même toujours en devenir, conquête permanente et toujours menacée. La liberté comme fruit d’un incessant effort. La liberté comme combat avec soi-même afin de tenter de faire face à notre 292 chaos intérieur. Et c’est alors, ainsi que l’écrit Vladimir Jankélévitch que « l’acte libre apparaît comme un acte inspiré… par le génie de ma personne, par ce foyer central d’où jaillissent les actions libres. » Peut-on même encore parler d’obéissance puisque, assumant l’héritage de la tradition qu’il perpétue, c’est à ses propres obligations que se plie le M∴S∴. Elles ne portent plus alors le nom de contraintes. On a fait référence au talmud babylonien : l’hébreu utilise les trois mêmes consonnes pour écrire « HaRouT » « gravé » et « HéRouT », « liberté » deux notions apparemment antithétiques. Il s’avère, à la réflexion, qu’être vraiment libre, c’est retrouver la loi gravée au fond de soi et adhérer ainsi à sa propre identité. Conclure est difficile. Nous avons observé les différences existant entre l’artiste et le M∴S∴. Nous observerons cependant que, pour l’un et l’autre, dans un processus de construction, de création, contrainte et liberté ne sont pas deux absolus mais deux relatifs qui se répondent, qui se concilient. Notre point de départ fut la métaphore de la contrainte artistique qui engendrerait une liberté de création. N’illustre-t-elle pas à merveille la quête initiatique du M∴S∴ ? L’Art, au sens ancien, c’était le métier, la pratique du métier. Métier... Travail... Devoir... Un fil à suivre, un chemin à suivre. Rappelons-nous Lucky, dans En attendant Godot de Beckett. Pauvre Lucky ! Souvenons-nous : il ne dépose jamais ses bagages. Comme lui, dans sa recherche de la Vérité, le M∴S∴ ne pose jamais ses bagages. J’ai dit. Pierre Aurejac M∴A∴S∴C∴ 01 COMMISSIONS DE RÉFLEXION ET CONCLUSIONS SUR LES GRADES DE PERFECTION RAPPORT DE LA COMMISSION No 1 thème : la formation des Maîtres Secrets Les deux commissions qui avaient pour mission de réfléchir, sous la présidence des TT∴ Ill∴ FF∴ Etienne Combet et Jean Passini, sur la formation des MM∴ SS∴ ont insisté en préambule sur deux points essentiels : 1. les At∴ de perfection ont très largement fait la preuve de leur rôle indispensable dans la progression initiatique qui va du 3e au 18e gr∴ et au-delà ; 2. le terme « formation » n’est sans doute pas le plus approprié. Il vaut mieux lui subsister les termes : accueil, accompagnement, voire réception. Les commissions sont parties du principe qu’au 4e gr∴, nous sommes en Loge de perfection et non en Loge d’enseignement. Cela signifie qu’il n’y a pas, comme on peut le faire au gr∴ d’App∴ ou de Comp∴, à instruire, mais à guider le nouveau M∴S∴, à lui ouvrir le chemin. Il faut ici trouver le meilleur équilibre possible entre le mode introspectif – c’est le F∴ qui travaille sur luimême pour se découvrir et découvrir en même temps les Hauts gr∴ – et le mode informatif – la demande d’information est là et bien là... et bien différente d’une demande de formation. Un fait est certain : le 4e gr∴ est un gr∴ difficile à appréhender car c’est un gr∴ de rupture tout autant que d’ouverture. Cela est vrai aussi bien pour les FF∴ qui travaillent déjà au R∴E∴A∴A∴ que pour ceux qui, en loge bleue, travaillent au Rite Français. Cela explique que la première question que se posent les TT∴FF∴PP∴MM∴ qui sont intervenus dans les commissions est celle du recrutement. [Il faudra y revenir] Elle apparaît en filigrane dès lors qu’ils envisagent la meilleure façon possible d’intégrer les nouveaux MM∴SS∴ et semble ainsi co-subséquente à l’initiation et à la réception des VV∴MM∴ 295 au 4e. Pour que leur intégration se passe au mieux, les « outils » mis en place sont aussi multiples qu’hétérogènes. Les plus fréquents sont cependant : – des commissions ou des groupes formés autour de l’Insp∴ ou d’un F∴ d’un gr∴ plus élevé, 18e et plus : convivialité et fraternité participent pleinement d’une bonne connaissance de l’At∴ de perfection et d’une bonne intégration ; – des parrainages ou des compagnonnages ; un F∴ de l’At∴ est désigné pour être le référent d’un nouveau F∴. Il est à noter que cela permet souvent à ce dernier d’avoir rapidement une première expérience d’un plateau comme adjoint par exemple. La remise du rituel et différents livres et livrets traitant du gr∴ est également courante dans les At∴ de perfection. Les pratiques, les expériences sont diverses. Elles sont fonction du nombre de FF∴ à l’Etat T, de la fréquence des Ten∴, de leur organisation avant ou après, voire en alternance avec des Ten∴ de gr∴ plus élevés et des Chapitres en particulier. Cependant, on retrouve des constantes : c’est ainsi que les At∴ de perfection sont de plus en plus nombreux à initier au 9e et/ou au 12e et qu’ils travaillent le plus souvent possible sur les gr∴ intermédiaires. Pour de très nombreux FF∴, cela s’inscrit dans le parcours initiatique et c’est surtout non seulement une bonne préparation aux 13e et 14e gr∴, mais aussi à ce que d’aucuns considèrent toujours comme « le choc du 18e ». Il faut ajouter que les Loges de perfection d’un même secteur ou de deux secteurs proches décident souvent de travailler ensemble sur des thèmes choisis de concert. Elles organisent des Ten∴ communes pour en débattre ce qui est aussi, pour beaucoup, une autre façon d’accueillir les nouveaux MM∴SS∴ et de les aider dans leur quête. Terminons cette synthèse en trois points : – pour dire d’abord le grand intérêt de tous les participants aux commissions pour ces rencontres, ces confrontations qui favorisent une meilleure circulation de l’information et une mutualisation des expériences ; – pour noter ensuite que les At∴ de perfectionnement sont tous et toujours en recherche de… la meilleure façon de gérer le temps ; – pour souligner enfin la pertinence du questionnement sur la « formation » des nouveaux MM∴SS∴, une problématique essentielle, aux yeux de tous, à l’avenir, au développement du R∴E∴A∴A∴. Les TT∴ Ill∴ FF∴ présidents des commissions, Etienne Combet et Jean Passini, tiennent à remercier l’ensemble des FF∴ qui ont participé aux travaux pour la qualité de leurs interventions et de leur réflexion. 296 RAPPORT DE LA COMMISSION No 2 thème : la gestion du temps en loge de perfection Animateurs : Jean-Paul Fardet et Roger Southon Rapporteurs : Pierre Lacore et Jean-Michel Dubloc La gestion du temps dans la vie maçonnique est une question de rythme et d’harmonie. Elle intègre aussi bien l’organisation pratique du travail proprement dit que le cheminement initiatique et plus largement l’environnement dans lequel cela se déploie, aussi bien profane que maçonnique. La gestion du temps en loge de perfection est soumise à des contraintes de natures extrêmement différentes : Des contraintes géographiques et des contraintes administratives qui sont en quelque sorte imposées de l’extérieur et des contraintes que les ateliers s’imposent à eux-mêmes dans le cadre de leur libre choix de travail initiatique. Par ailleurs, au fur et à mesure de leur évolution initiatique, l’implication de nombreux frères à tous les degrés auxquels ils ont été admis, n’est pas sans conséquence sur leur rythme de vie profane. Dès lors qu’ils respectent leurs engagements d’assiduité, le nombre de tenues, en loge bleue et dans les ateliers de perfection successifs, s’accumulent. Cet état de chose a fait l’objet d’un constat général. les contraintes géographiques En ce qui concerne d’abord les contraintes géographiques, il est évident que le fonctionnement des loges de Paris ou des grandes villes se déroule dans des conditions très différentes des loges de province situées dans des secteurs éloignés, enclavés ou isolés ; parmi les exemples cités, l’Ariège, la Dordogne ou le Massif central. La durée des déplacements est très dissuasive et s’oppose à des réunions fréquentes. De plus, des frères âgés hésitent à faire de longs parcours en voiture. Ainsi, autant il est possible d’organiser des tenues fréquentes dans les villes, autant cela est difficile dans les secteurs ruraux. On passe d’un rythme extrêmement fréquent de deux tenues par mois à Paris à une tenue tous les deux mois dans certains Orients. Ce sont là deux extrêmes, la plupart des loges s’efforcent de tenir le rythme d’une tenue par mois avec plus ou moins de difficulté. Il est compréhensible, dans ces conditions, que beaucoup de pratiques « locales » s’imposent avec plus ou moins de bonheur. Les loges les plus isolées doivent donc faire preuve d’originalité et de réactivité. Pour pallier ces contraintes, certaines loges ont organisé, en lien avec les ateliers du même secteur, un regroupement dans la même journée des tenues du 4-14, 297 du 18 et du 30. Cela demande une organisation logistique avec l’anticipation nécessaire et aussi une bonne maîtrise de l’ordre du jour avec un cadrage du travail très formalisé. On a noté une autre initiative intéressante : l’organisation de tenues communes dans un même secteur permettant de traiter soit des thèmes communs soit des grades intermédiaires, 9 et 12 le plus souvent, ou plus rarement 5 ou 6. Cela demande les mêmes dispositions que l’organisation précédente avec de plus un esprit de coopération particulièrement développé et une capacité de travail collectif assez poussée. la pratique des grades intermédiaires La spécificité de notre Juridiction se traduit par un éventail très large de grades. Les grades intermédiaires, 9 et 12 principalement, font l’objet de tenues spécifiques. Mais ce choix ne concerne que certaines loges et chacune a ses propres modalités d’organisation. Celles-ci consistent dans le regroupement des tenues dans une même journée avec des contraintes horaires précises. Il peut arriver que l’on organise en parallèle une tenue à un grade et une réunion de formation à un autre grade, assurée par un officier de la loge détaché pour cela. On a imaginé aussi le partage du travail avec d’autres loges du même secteur par exemple en ce qui concerne les augmentations de salaires, la loge A gérant les augmentations de salaires au 4e et la loge B s’occupant des augmentations de salaires au 14e. la durée des tenues Il ressort des observations précédentes que, de façon générale (tous les témoignages de TFPM s’accordent à ce sujet), l’organisation du temps en loge se caractérise par une grande maîtrise des horaires. Dans certains Orients, on limite la présentation des planches à 10 mn pour laisser le temps à tous les frères présents sur les colonnes de s’exprimer. D’autres loges ont choisi une marge d’expression plus longue pour l’orateur entre 15 et 20 mn. Mais, dans tous les cas, les avis semblent unanimes à ce sujet, il y a un grand respect de la concision exigée dans les interventions. Il faut y voir le savoir-faire et la maîtrise des TFPM ainsi que le travail collectif du Collège des officiers mais aussi une autodiscipline de tous les frères, favorisée par une véritable maturité maçonnique. On ne constate pas, dans les ateliers de notre Juridiction, les dérapages qui sont souvent le lot des loges bleues en ce qui concerne les interventions de frères trop longues. 298 les contraintes administratives On peut les répartir en deux volets : le premier correspondant au travail administratif en loge et le second correspondant à la gestion des dossiers d’augmentation de grade. La partie administrative en loge comporte essentiellement la lecture de la correspondance officielle du Suprême conseil et les questions financières. De façon unanime, il est reconnu que cela ne recèle aucune difficulté particulière et n’impacte pas le temps consacré au travail de fond. En revanche, le travail administratif extérieur à la tenue, notamment l’instruction des dossiers de candidature, suscite de nombreuses remarques. Les TFPM présents déplorent la lourdeur de ces dossiers, le temps consacré à recueillir un monceau de documents disparates et souvent redondants. De l’avis général, il est certes normal de s’entourer de garanties au sujet des recrutements, mais qu’il y a sans doute d’importantes simplifications à apporter car, en définitive, il ne s’agit pas d’initier des profanes mais de faire progresser des frères déjà titulaires du grade de maître. En tout état de cause, beaucoup de frères regrettent qu’à ce niveau de pratique maçonnique la bureaucratie soit encore trop prenante. l’audition des candidats Il s’agit d’une question annexe qui a été abordée bien qu’elle ne soit qu’indirectement liée à la gestion du temps en loge. Cette pratique de l’audition des candidats à l’initiation au 4e n’est pas pratiquée de façon systématique. Les loges qui la pratiquent sont engagées dans cette procédure depuis longtemps et la question du temps passé à cette audition n’a jamais provoqué d’interrogation sur son impact en terme de durée de la tenue. Il s’agit d’un choix de caractère initiatique. en conclusion Le maître-mot qui ressort de cette rapide mais riche réflexion est pragmatisme. Les loges maîtrisent leur temps de travail avec de fortes capacités d’adaptation aux contraintes, beaucoup de réactivité et une véritable pratique collective. Bien sûr, cela ne doit pas masquer les inégalités criantes causées par la géographie mais face aux contraintes, les loges utilisent avec pertinence les moyens à leur disposition et usent de leur liberté d’action pour le mieux. Pierre Lacore 299 RAPPORT DE LA COMMISSION No 3 thème : commentaire sur le questionnaire à propos du rituel des 13e et 14e degrés et premiers échanges sur d’éventuelles modifications 1. le questionnaire fait ressortir : – Le rituel de 1983 est utilisé par les plus anciennes Loges. Très peu l’ont abandonné et en aucun cas pour le rituel de 1986. Elles lui sont particulièrement attachées pour sa richesse, avantage qui l’emporte sur l’inconvénient de sa longueur, provoquant une cérémonie d’une longueur inhabituelle. – La majorité des Loges utilise le rituel de 2002 et ne connaît pas celui de 1983. Mais certaines ne demandent qu’à l’étudier (une distribution de ce rituel a été faite par une Loge l’utilisant, des envois seront faits ultérieurement). – Une fidélité à ce qui est recommandé par le Suprême Conseil. – Les FF∴ ne désirent pas toucher au rituel, ce qui se traduit par la volonté de conserver le rituel qui a été pris, et non choisi, à l’ouverture de la Loge, mais par le désir de ne pas voir des transformations importantes dans le texte. 2. sur la pratique des grades intermédiaires : – Les LL∴ s’interrogent sur la pratique des grades donnés par communication, ce qui prolonge la discussion de 6007. – Certaines comblent le hiatus 4-14 par des grades intermédiaires charnières tels que le 12e grade ou le 9e grade (ce dernier semblant perdre du terrain au profit du 12e). – Cette pratique se développe, les Loges passant de la lecture et de l’étude des rituels à leur pratique, avec initiation et décors. • Le 12e grade qui marque pour beaucoup la fin du « cycle hiramique » est de plus en plus pratiqué, en particulier vis-à-vis du constat fait lors de la Grande Loge de Printemps de 2007. • Le 9e grade apparaît pour d’autres LL∴ comme une interruption significative dans le cycle 4-14. • De plus, la commission note que les grades intermédiaires, habituellement donnés par communication, tendent à être de plus en plus étudiés de façon à ce que chaque G∴E∴V∴S∴ puisse mener une réflexion sur chacun de ces grades. 300 3. sur la pratique des 13e et 14e grades : – Un déséquilibre dans la scénographie des 13e et 14e grades est constaté et regretté. Les deux commissions sont unanimes pour demander un renforcement rituélique du 14e grade, qui ne se résume, pour l’instant, à la lecture de la fin de la légende, sans participation des récipiendaires. 4. dans la problématique d’éventuelles modifications : – Celles-ci devraient aller dans le sens qu’aucune d’entre elles ne puisse « borner » notre réflexion, de façon à pouvoir aller, comme le dit un rituel, « Au-delà de tous les au-delà. ». – Dans tous les cas, le rituel souhaité devrait présenter le maximum de situations de la vie humaine, afin de provoquer l’épanouissement de notre réflexion, ce qui correspond à la volonté des Frères de ne pas voir les rituels tronqués. – Quelques demandes de rédaction d’un livret qui, bien sûr, n’aurait pas pour rôle d’expliquer le rituel, mais de fournir des bases historiques et littéraires sur les thèmes abordés, ainsi que sur les sources utilisées par le rédacteur. – Les avis se partagent sur la Kabbale : pas de problème pour certains, alors que des participants pensent que le rituel en dit « trop ou pas assez ». – La notion de rituel de référence, abordée par le questionnaire, est tout à fait nouvelle, et demandera des précisions pour être comprise et acceptée, notamment pour les 13e et 14e grades. En conclusion, on peut constater l’attachement des Loges à leur rituel, leur prudence quant à des transformations trop importantes et leur sérénité que l’on peut résumer par les idées suivantes : – Un rituel est un cadre, un texte, qui donne un prétexte à créer la discussion. – Toutes les situations de la vie profane doivent être, à l’intérieur du Temple, passées au crible de notre esprit critique. – Tous les FF∴ sont unanimes pour dire que le travail personnel est primordial et en particulier la recherche de sens par les maçons de tous les signes du rituel qui deviennent ainsi des symboles. 01 DISCOURS DU GRAND MAÎTRE DU G∴O∴D∴F∴ Très Puissant Souverain Grand Commandeur, mon T∴C∴F∴ Jean-Robert, Très Illustres Frères, Dignitaires, Et vous tous mes BB∴AA∴FF∴, Je tiens tout d’abord à vous remercier pour votre invitation et c’est avec un grand plaisir que j’ai tenu à participer à la clôture de vos travaux de Grande Loge de Printemps organisés au 4e degré, accompagné d’une délégation du Conseil de l’Ordre pour marquer notre attachement aux Hauts Grades du Rite Écossais Ancien et Accepté. Je sais que vous avez travaillé tout à l’heure sur un thème qui ouvrait la réflexion autour du sens de la démarche initiatique du Maître Secret en Loge de Perfection et je voudrais saisir cette occasion pour évoquer brièvement avec vous certaines considérations autour du thème des Sentences du 4e grade, telles que le Maître Secret les reçoit lors de son initiation et que nous connaissons tous ici. Étymologiquement, une « sentence » selon la définition déjà fournie par Montaigne en 1580 est « une parole renfermant une pensée morale ». Du latin « sentencia », une sentence est une courte phrase, d’une portée générale, précepte de morale, maxime, aphorisme. L’idée forte est que la sentence renferme une sorte de morale. Ces sentences synthétisent ce qui est signifié ou exprimé en phrases courtes et lapidaires qui frappent l’esprit. Elles ont pour objectif d’éclairer et de donner au nouveau Maître Secret la direction du chemin à suivre, sachant que sa priorité reste la recherche de la Vérité et de la Justice dans sa quête de la Parole perdue. L’accès au grade de Maître Secret a pour objectif de rappeler au Maître que la Lumière est loin d’être acquise, que le chemin de la perfection a pour seule fin le passage à l’Orient Éternel et que le chemin du perfectionnement individuel est long et rempli d’épreuves. 303 Le grade de Maître Secret tend à faire ressortir le sens de l’œuvre du Maître et la quintessence de son enseignement, plus particulièrement par la connaissance et la mise en pratique du Devoir, lequel doit pouvoir aller jusqu’au sacrifice, sans espoir de récompense, au sens profane de ce mot. « Malheur à qui assume une charge qu’il ne peut porter ! » « Malheur à qui accepte légèrement des devoirs et qui ensuite les néglige ! » La force première de ces injonctions sur les devoirs est peut-être de déstabiliser le Maître. En effet, ce dernier pénètre dans la Loge de Perfection en pensant avoir sérieusement avancé sur le chemin de la sagesse en loge bleue et, subitement, on lui ordonne de réorganiser sa pensée et on lui fait comprendre, ou plutôt accepter l’idée, qu’il ne sera jamais parfait justement. Tout cela pousse le V∴M∴ à un véritable processus intime de réflexion. Les sentences d’avertissement sonnent comme une sorte de pacte avec soi-même et avec les autres : Réfléchissez bien avant de vous engager : pourrez-vous porter cette charge ? Avez-vous bien compris le sens de cette responsabilité ? Nous acceptons d’abandonner nos conditionnements issus de notre personnalité pour pousser les portes du Temple de Salomon et y pénétrer en silence. Dans une solitude acceptée, le Maître Secret voit ses responsabilités et ses devoirs accrus. Cet accroissement ne peut s’inscrire dans une perspective intellectuelle sans viser fondamentalement le comportement et provoquer l’éveil de forces modificatrices. Il ne s’agit pas de lutter contre une fraction de soi-même mais d’avancer par reconnaissance prudente, d’affiner sa prise de conscience, de progresser avec calme et lucidité. Et justement, nous sommes nombreux, au sein du Grand Orient de France bien entendu, à porter des « charges ». En ce qui me concerne, en tant que Grand Maître du Grand Orient de France, garant des Rites qui y sont pratiqués, mon devoir est effectivement de me préoccuper, avec calme mais détermination, en particulier de la sérénité qui doit régner dans l’Obédience afin de permettre à tous nos Frères de travailler dans l’harmonie et la concorde, en loge bleue comme dans les Hauts Grades. « Le Devoir est pour nous aussi inéluctable que la fatalité, aussi exigeant que la nécessité, aussi impératif que la destinée ». Ce Devoir est une obligation puisqu’il est « nécessaire », qui s’impose à la conscience et au libre arbitre de chacun. En ce sens, il est comme la « fatalité », 304 c’est-à-dire qu’il est aussi inévitable que la mort et comme elle, il est déterminé. Il se présente comme un impératif positif ou comme un interdit négatif selon l’état des connaissances et des expériences acquises. Il ne faut donc pas s’étonner lorsque le Grand Maître du Grand Orient de France appuyé sur le Conseil de l’Ordre agit, parce qu’il en a le devoir, dans l’intérêt de l’Ordre pour rétablir le calme là où il conditionne le progrès initiatique, ou bien la fraternité là où elle est molestée ou encore le respect des principes de notre gouvernance interne lorsqu’ils sont ouvertement contestés. Nous avons de nombreux devoirs naturels, c’est-à-dire d’ordre social sans caractère initiatique. Par contre, nous avons un Devoir initiatique essentiel qui est de rechercher la Parole perdue en rassemblant ce qui est épars en nousmêmes et envers autrui. C’est la conscience du devoir que le chemin initiatique éveille en chacun. C’est par l’accomplissement de ce Devoir que chacun peut commencer sa recherche. Il restait à définir la méthode, en quelque sorte. Justement, les Sentences nous disent aussi que « le meilleur est celui qui travaille et qui aime ses Frères. » Les charges que l’on assume, pour servir les autres et nos diverses instances, jouent bien entendu un rôle important de par l’exigence qu’elles impliquent. Cet appel au travail, je le vois aussi comme signifiant la consolidation intérieure des devoirs multiples qui dictent la route des trois premiers degrés : le devoir de méditer les enseignements du rituel, le devoir de se taire devant les profanes, les devoirs contenus dans l’obligation prêtée et réitérée aux divers degrés, le devoir de rechercher la justice en toute situation, le devoir d’aimer ses Frères, le devoir de se soumettre à la loi et à la discipline communes, etc. La route du Devoir est donc jalonnée de nombreux devoirs que la voie impose au Maçon pour son bien. C’est l’œuvre d’une vie. La multiplicité des « petits » devoirs et le « grand » Devoir sont aussi étroitement liés et complémentaires. C’est sans doute parce qu’il est difficile de connaître son Devoir au quotidien que le Maître Secret doit être à l’écoute attentive de sa conscience, ce qui demande de dépasser et transcender les petits devoirs pour ne pas perdre de vue le service dû au Devoir essentiel. Mais le Devoir serait-il aussi une entrave à la liberté individuelle ? Est-il en définitive une forme d’asservissement, de soumission à l’oppression d’une morale formelle et arbitraire qui, poussée à l’extrême, pourrait dériver vers le dogmatisme ? Pourrais-je, au nom du Devoir, tomber dans le dogmatisme ? Pourrais-je, par la passion du Grand Orient de France qui est la mienne, y compris arriver jusqu’à menacer un Rite comme je l’ai lu il y a quelque temps ?! 305 Les rapports entre le Devoir et la Liberté sont effectivement complexes : le devoir est une obligation morale qu’il est toujours possible d’ignorer, ce n’est pas une contrainte. Le fait de pouvoir échapper à la contrainte, de désobéir et de transgresser les interdits relève de la bonne ou mauvaise gestion du libre arbitre de chacun et par là même de la liberté individuelle. Le Devoir est la contrepartie de la liberté si l’on entend par liberté la prise de possession de soi-même. Le chemin du Devoir est une recherche intérieure qui doit aboutir à l’extinction de l’ego, à un dépouillement complet des métaux. C’est pourquoi de nouveau il est aussi inéluctable que la fatalité. Aucun Rite n’est menacé au Grand Orient de France. Aucune menace ne pèse sur les Juridictions administratives de Hauts Grades. Toutes sont délégataires pour la gestion des Rites et le Grand Maître et le Conseil de l’Ordre ont le devoir de garantir leur bon fonctionnement dans l’intérêt de l’Ordre. Mais nous avons aussi le devoir de veiller à ce que ces Juridictions s’occupent très précisément de leur mission, de toute leur mission et rien que de leur mission. C’est le sens de la déclaration adoptée à l’unanimité du Conseil de l’Ordre le 28 février dernier qui, de mon point de vue, met un terme à certaines polémiques injustifiées. Mes Frères, toutes les voies initiatiques sont potentiellement bonnes si elles sont empruntées avec discernement à la condition sine qua non de ne nuire à personne et de s’efforcer d’aimer son prochain. Cet engagement est une voie de sacrifice. Le sens du devoir doit l’emporter sur toutes choses à l’exemple d’Hiram qui perdit la vie pour respecter son engagement de ne pas trahir les secrets du métier. Il me semble que ce choix, le Maître Secret le confirme à chaque fermeture des travaux de la Loge de Perfection en renouvelant son engagement, par le signe du silence. Je vous invite, je nous invite collectivement, à renouveler nos engagements respectifs sur ces bases dans le respect mutuel et avec au cœur une seule et unique préoccupation : le rayonnement du Grand Orient de France. J’ai dit. Pierre Lambicchi 01 DISCOURS DU GRAND ORATEUR DU SUPRÊME CONSEIL Très Puissant Souverain Grand Commandeur, Dignitaires qui siègez à l’Est, Très Illustres Frères, et vous tous, mes FF∴ Grands Écossais, Un des rapports produits tout à l’heure sur les commissions qui se sont tenues ce matin, portait, vous avez pu l’entendre, sur les rituels des 13e et 14e degrés. Afin de préparez ces travaux, nous avions demandé aux TT∴FF∴PP∴MM∴ de répondre à un très bref questionnaire sur leurs pratiques mais aussi leur perception globale des rituels. Les réponses, loin de nous surprendre, ont montré un large consensus sur ce que doit être un rituel, son rôle, sa place tant dans le parcours initiatique personnel des Frères que dans la vie de la loge elle-même. Certains TT∴FF∴PP∴MM∴ se sont même un peu émus, craignant que le S∴C∴ et sa Commission des rituels ne se lancent dans un grand aggiornamento qui ne leur paraît pas nécessaire. Nos frères sont attachés au rituel, à leur rituel, et bien peu envisagent de le bouleverser. À la question « le rituel peut-il être simplement un cadre général », on répond, sans doute avec raison : « surtout pas ! ». Les frères souhaitent des rituels détaillés, complets. Là où ils n’existent pas – ou peu, notamment pour les grades non régulièrement pratiqués (9e, 12e) – on s’en plaint. Ce qu’on demande au rituel ? D’être efficace, clair et explicite, simple et cohérent. Notre Frère rapporteur de la question à l’étude des loges de perfection nous a dit tout à l’heure que l’étymologie des mots Art et Rite pouvait être commune. Art et Rite en tant que « façon d’être ». Oui, le rite, et avec lui l’observance du rituel, sont notre façon d’être maçonnique. Je n’ai jamais appris le sanscrit – et croyez bien que je le regrette – mais j’ai lu quelque part que le mot Ritam signifiait pour les anciens peuples de l’Inde « ce qui est conforme à l’ordre cosmique ». Le rite, et le rituel qui est son expression, relient 307 l’individu à la société qui l’entoure et au-delà, sans doute à l’univers. Le rite est « principiel ». Notre pratique maçonnique actuelle le rappelle (ce n’a pas toujours été le cas). Il apprend au maçon à se retourner sur son passé pour l’intégrer et le féconder en avenir. Et surtout, au-delà, la pratique du rituel est un essai de traduction en symboles, dans le monde de l’expérience sensible, de la réalité sous-jacente de l’être. Au Mont Saint-Michel, de la porte du réfectoire des moines, on ne voit aucune fenêtre. Et pourtant la lumière est là, à l’intérieur. Elle n’éclaire pas de l’extérieur, elle n’est pas visible comme telle, mais elle se manifeste dans toutes les formes qu’elle anime. Certes, c’est le résultat d’un artifice architectural génial, mais l’image avait déjà été utilisée par Drewermann pour évoquer la force du mythe et du rite comme appropriation, de l’intérieur, d’une connaissance intime et complète. Nous n’allons pas revenir sur la filiation entre l’inconscient, l’histoire, le mythe et le rite, ni faire une fois de plus appel à Mircea Eliade, Freud et les autres. N’empêche que tout groupe fermé est producteur de mythes et de rites. Nos rituels ont été avant tout l’œuvre des hommes, rédigés par un ou des groupes d’hommes, même s’il faut faire la part des initiatives individuelles ou de l’influence majeure de certaines personnalités. Plus, la rédaction d’un rituel aboutit à l’institutionnalisation. Obédiences et Juridictions jouent évidemment un rôle fondamental dans la transmission, le maintien ou l’évolution des rituels et du rite. Le rituel est d’abord perçu comme un outil de travail : évocation du symbolisme universel à découvrir et à travailler. Il est ensuite le vecteur de la transmission initiatique, transmission dans son sens le plus profond, trait d’union entre les générations. Comment organiser une société si personne n’est plus capable de déchiffrer le sens des pratiques, et la raison même de son être ? « Le mythe, la légende, l’épopée, l’histoire et toutes les mises en récit de nos rituels, tissent cette parole inlassable que nous appelons la tradition et que chacun vit subjectivement en devenant acteur. » Entrer dans cette histoire, dans ce mythe (au sens « Eliadéen » du mot) c’est participer de cette tradition, l’intégrer pleinement et en devenir soi-même le vecteur. Le rituel est communication. Les grades auxquels on n’initie pas sont « communiqués ». Bien plus, le rituel dit toujours quelque chose. Il symbolise, il exprime, il est producteur de signification. Enfin, le rituel est souvent qualifié de ciment de la loge. Sa pratique apaise les tensions et crée les harmonies. Cohésion de la loge, de la Juridiction, du Rite organisé, dans une tentative d’universalisation, même s’il est aussi ouverture vers 308 d’autres modes de pensée. Il est la marque de la Juridiction, garant de l’ordre nécessaire et de son bon fonctionnement, traduction et mise en œuvre de l’esprit du Rite. Il exprime les idées et les concepts, les relations qui constituent le ciment et le moteur de la communauté qui, en tant que communauté vivante, vit de rites et de représentations... Alors, formalisme désuet ou liturgie indispensable ? Parole incréée ou code à géométrie variable. Ce n’est certainement pas dans ces termes que nous devons chercher sa raison d’être. Même si nous savons que le rituel n’est ni éternel ni immuable, nous sommes prêts à l’accepter comme s’il l’était. Mais le rituel n’est pas une fin en soi. Il nous faut être lucides et il ne convient pas de développer une véritable philosophie essentialiste du rituel. Nous supposerions alors une essence de la Maçonnerie, manifestée dans le rituel et, comme Chatov le personnage de Dostoïevski dans Les Possédés, nous essaierions d’y croire, car nous espérons ? Le rituel doit être compris, étudié, appliqué, vécu. Il devient alors le facteur d’approfondissement de la descente en soi. Comprendre, c’est déjà être changé. Comprendre, c’est renouveler une initiation, recommencer, et aller ainsi de commencements en commencements comme le disait Grégoire de Nysse : « Celui qui monte ne s’arrête jamais, allant de commencements en commencements, par des commencements qui n’ont jamais de fin ». Comprendre par la raison certes, mais appréhender aussi de l’intérieur, sans rejeter la puissance de la charge émotionnelle, indispensable au déclenchement d’une réflexion. Enfin, nous ne pouvons oublier que le rituel est une mise à l’épreuve mythique. Plusieurs fois, dans les questions à l’étude de nos ateliers, nous avons eu l’occasion de revenir sur ce que j’appellerai « l’ambivalence première du maçon » : solitaire et solidaire ; cette dimension individuelle et collective de toute véritable pensée maçonnique se retrouve constamment dans la pratique du rituel. C’est à moi-même que tout cela s’adresse, mais je ne peux faire abstraction de ceux qui m’entourent, tant ils me sont à la fois semblables et différents. Ambivalence que les mots des rituels eux-mêmes ne résolvent pas toujours, tant il est vrai que les discussions ne sont pas éteintes, pour savoir si l’on doit employer le singulier ou le pluriel dans les initiations collectives. Je vais, qu’il me le pardonne, me reporter encore à un passage du rapport de notre Frère sur la question à l’étude des loges : Le rituel est contrainte, nous ditil, certes, mais nous en acceptons les contraintes textuelles et la scénographie, comme l’acteur accepte celles de son rôle, même si, nous dit aussitôt notre frère, cette dernière comparaison ne tient pas car l’acteur est seul, alors que la quête initiatique du Maçon a un aspect collectif que nous venons d’évoquer. 309 Mourgues y introduisait un autre facteur : qualifiant l’obéissance rituelle de « sentiment d’une convention à la fois sacrée et banale », il l’attribuait à « une prudence sceptique de la part des acteurs » ne sachant trop si ceux-ci étaient dupes ou complices... Nous rejoignons peut-être là les préoccupations d’un frère qui se reconnaîtra sans doute et qui s’est demandé un jour devant moi s’il pouvait exister un rituel maçonnique dont les fondements soient existentialistes ? Je le cite : « Un rituel qui propose à celui qui sera attentif et patient, des vérités dynamiques et à définir... une esthétique qui se définisse à chaque instant par nos actes et nos paroles, un rituel où tout soit à inventer, qui mette en avant une éthique de la discussion ». Les bases en sont, ditil, dans le rituel d’apprenti. Souvenez-vous mes FF∴, je ne sais ni lire ni écrire, je ne sais qu’épeler... et s’ensuit l’échange du mot sacré. J’émets des réserves, certes, mais on peut y réfléchir. Entre le spontanéisme et le formalisme, il y a surtout l’effort conscient, la réflexion active. Celle-ci peut ne pas être toujours productive. Le symbole se ferme dans tous les cas où nous n’avons pas su nous débarrasser de nos préjugés, ou d’une manière de voir trop partielle et fragmentaire. Alors peuvent surgir incompréhensions, confusions et malentendus. Il faut simplement recommencer, comme nous le disions plus haut. Et comme le disait Prométhée à Jupiter : « Crois-tu que je désespère parce que tous mes rêves n’ont pas fleuri, parce que toutes mes fleurs ne se sont pas épanouies ? Non, je ne désespère pas, car un autre printemps fera surgir d’autres fleurs. » Chaque rituel a ses caractéristiques, liées au grade pratiqué. Ainsi, pour ne prendre que ces deux exemples communs aux loges de perfection : le 13e degré comporte une scénographie bien particulière, qui se déroule, non seulement sous les yeux, mais avec la participation des récipiendaires. Ensuite vient le commentaire, indispensable. On peut rapprocher ce mode opératoire de celui du grade de maître. Par contre le rituel du 4e degré est tout en texte et en paroles. Aucune scénographie particulière en dehors des voyages. Mais un texte profondément riche, qui invite à revenir encore et toujours. La comparaison de ces deux exemples est très significative de la diversité extrême des modes opératoires des différents rituels. L’histoire des rites et des rituels nous montre à l’évidence que rien n’est jamais figé, qu’il y a eu des évolutions, voire des révolutions, à tout le moins des transformations. Comme nous l’avons déjà dit, rien n’est incréé. Les rituels sont des constructions humaines, qui ne sont religieuses que dans le sens où elles relient des hommes, dans le temps comme dans l’espace. Même à l’état d’embryon, réduit à l’échange de quelques mots et serments, le rituel existe dès l’origine – même si le mot initiation n’apparaît, lui, que relativement tard dans le 310 vocabulaire maçonnique. Le développement des rituels, leur rédaction et codification sont liés à l’institutionnalisation des obédiences et juridictions. D’où, dans le cadre de rivalités diverses et variées, l’évolution de certains rituels. On radicalise, on « gauchit » ou on « droitise » (si vous me permettez ce vilain jeu de mot), on retranche rarement, on rajoute toujours. Le XVIIIe s. et même le début du XIXe s. sont une époque passionnante de foisonnement et d’explosion. Cela a été dit et redit. Curieusement, comme si tout avait été dit, les temps suivants seront moins productifs. On invente moins. Par contre, on codifie, on place des remparts, des limites. On impose des bornes, des Landmarks. Hors de ceux-ci, point de salut. Excommunication et négation. Les libéraux tendent vers la simplicité, voire le dépouillement ; les conservateurs confondent souvent tradition et conformisme. Les rituels du REAA semblent être – c’est une impression personnelle – ceux qui résistent le mieux au temps, tout en ayant subi des modifications jusque dans le courant du XXe s. Car un rituel, quel qu’il soit, même s’il est sensé représenter la tradition, reflète l’esprit du temps. Personne ne pourra nier que nous vivons depuis 30 ou 40 ans un retour du symbolisme et du rituel dans nos loges, quel qu’en soit le degré, alors que des années 30 aux années 60, le constat du recul est flagrant. Un exemple ? Il peut rester parfois des traces d’une ancienne conception, traces qui sont passées inaperçues au travers des évolutions récentes. Ce n’est que tout dernièrement que nous avons remplacé dans certains rituels le mot « cordon » par celui de « décors » (au pluriel), le premier, employé seul, étant une survivance écrite d’une époque où le port du tablier, jusque dans les chapitres, avait largement reculé. Alors, si évolution il y a, quelle peut-elle être ? Jusqu’où peut-elle aller, ou ne pas aller ? L’initiative personnelle de rédaction nouvelle, inventive et complète, me semble écartée à notre époque (encore que ?). Toute modification, toute évolution, ne peut venir que des structures de gestion du rite. Néanmoins les risques existent. Le « déviationnisme rituélique » est-il une réalité ? La caractéristique maçonnique des essaimages qui cachent souvent hélas des ruptures et des scissions ne s’accompagne plus de la création de nouveaux rites. Mais les changements, les mutations sont aussi des symboles. Jusqu’où peut-on descendre dans la simplification, l’allègement, y a-t-il un seuil en dessous duquel on sort du rite ? D’un autre coté, l’empilement, la redondance, l’accumulation de termes, voire de symboles secondaires, n’ajoutant plus rien, créent souvent la confusion et surtout bloquent le développement de l’analyse. Finalement, la voie est étroite, comme toujours en maçonnerie. 311 Les modifications possibles du rituel sont toujours prises en termes antinomiques d’enrichissement ou d’appauvrissement. Or, parler ainsi c’est déjà choisir. Il y a une connotation valorisante de l’un par rapport à l’autre. Et si un rituel « simplifié » n’était pas plus évocateur, plus moteur et source de réflexion qu’un rituel où tout est dit, écrit, expliqué ? La question ne doit sans doute pas être prise de cette façon. Il y a en tout cas dans chaque rituel un corps, un socle, le mythe fondamental, qui ne peut en aucun cas être modifié. Il ne l’a d’ailleurs jamais été depuis sa rédaction première. Autour du mythe central, les symboles, eux non plus, ne sauraient être l’objet de quelque modification que ce soit. La Parole portée par les rituels est de tous les temps. Nous sommes même tentés d’en chercher l’universalité. Par contre les mots, eux, évoluent. Même si nous savons que nous ne devons leur attacher qu’une importance secondaire, ils ont un sens. Et que nous le voulions ou non, ce sens est en changement perpétuel. Si nous voulons toujours être compris, nous devons être attentifs à la signification des mots et des expressions. Que certains de nos frères inquiets se rassurent donc. Je ne pense pas qu’il soit dans les desseins de ce Suprême Conseil de se lancer dans une opération aussi aléatoire qu’incongrue. Adapter, quand cela est nécessaire, la forme, les mots, à notre époque et à ses réalités, c’est là toute notre latitude. Le fond, l’essence du rituel, les symboles exprimés, ne sauraient en aucun cas être modifiés, sauf à sortir non seulement du rituel, mais du rite. Nous sommes une société initiatique, c’est-à-dire une association d’hommes concourant à la libération de chacun par la connaissance, par l’émancipation spirituelle et par l’épanouissement de la personnalité de chacun. Comme le disait le Grand Commandeur Chabannes : « Nous visons à dominer nos singularités, non à les réduire, nous visons à les accorder, non à les détruire ». L’essentiel reste sans doute de savoir pour relativiser. Nulle part, on n’est au centre du monde. Il y a toujours un ailleurs et une autre voie. Rappelons-nous que le péché le plus grand du Maçon, aux yeux des dogmatismes de tout poil, c’est le relativisme. Sachons l’appliquer même à ce qui est le cœur de notre pratique, le rituel. Nous proclamons partout que nous luttons contre l’obscurantisme. Or, il y a bien quelque part une forme d’obscurantisme de la part de certains maçons, qui confondent rituel et catéchisme, libération et enfermement. Or, le rituel, si nous l’avons bien compris, est adogmatique, il permet la libération de l’individu dans la création spirituelle, libère la pensée et ouvre le champ des réflexions. 312 Le rituel est une parole. Il n’est pas la Parole. Le Maçon le sait. Il sait aussi que, en tant qu’homme, il subit la condition humaine et les limites de sa propre parole. C’est par le travail de la parole et sur la parole qu’il peut espérer approcher la vérité et peut-être l’ordre du monde, c’est-à-dire, la cohérence entre les idées et les mots par lesquels elles s’expriment. Emotion, intuition, prise de conscience : pour retrouver au-delà du mythe et du symbole, leur sens profond, caché, véritable ( ?) et peut-être, au bout du compte, approcher la sagesse. Yves Le Bonniec, 33e UNE FENÊTRE OUVERTE : UN REGARD SUR LE MONDE S∴ C∴ G∴ C∴ R∴ É∴ A∴ A∴ G∴ O∴ D∴ F∴ Le dessinateur Vieillard à grande de la femme barbecouchée, blanche 1525 Rembrandt Albert Dürer Le bon samaritain Rodolphe Bresdin 01 DU LIBAN : LEXIQUE DES MOTS DU R∴E∴A∴A∴ DU 4e AU 20e DEGRÉ PRÉAMBULE L’étymologie, étude de l’origine des mots, c’est une étude assez difficile mais très intéressante. En plus, elle nous oblige à nous confondre avec l’histoire de beaucoup de peuples qui, au cours des siècles et des millénaires passés, ont traversé le territoire des pays du Moyen Orient et ont laissé des traces non négligeables dans tous les domaines, que ce soit politique, culturel ou linguistique. C’est pour cela que deux ou trois étymologies alternatives s’imposent. De ces différentes opinions, une seule sera optée pour satisfaire l’entendement du lecteur et qui sera la plus proche de sa réalité. Je demande au lecteur d’être assez indulgent et compréhensif à l’égard de ce préambule et du contenu de ce Lexique. Mon but est d’avoir essayé de contribuer à ce sujet un plus qui pour beaucoup de gens est utile et édifiant. OUVRAGES DE RÉFÉRENCE DREAA VMM ISH MEoF OO&RS RAASR SC-GCR Michel Saint-Gall, Dictionnaire du Rite Écossais Ancien et Accepté, éd. Télétes, Paris, 1991. Villaume, Manuel Maçonnique. Ibrahim Sami Haddad, Recherches Étymologiques Personnelles. Mackey, Encyclopedia of Freemasonry. O. Odelain & R. Séguineau, Dictionnaire des Noms Propres de la Bible, Robert Hall, London, 1991. President Blanchard of Wheaton College, The Complete Ritual of the Ancient and Accepted Scottish Rite, edition Charles T. Powner Co., 7056-58W Higgins, Chicago, Illinois, 60 656, 1987. Rituel 13e au 14e degré et Rituel 15e au 20e du SC-GC du REAA. 317 GUERILLOT 1 GUERILLOT 2 Claude Guérillot, La Rose Maçonnique, édition Guy Trédaniel, Paris, 1995. Claude Guérillot, Les Jardiniers de la Rose, édition Guy Trédaniel, Paris, 1996. LEXIQUE ABBADON (aleph, beth, daleth, noun) : désespoir, perdition, destruction, mort, extermination (job 28, 22). Si c’est un mot d’origine grec, (Ap. 9, 11) exterminer, détruire, perdition. | ISH : Mot composé de abda et de ôn: `abda = perdu : petit perdu. Si la première lettre est un aïn : mot composé de `abbad et de ôn., et signifirait : petit adorateur. DREAA : ABDA DREAA : (aïn, beth, daleth, aleph )עבדאserviteur, esclave, adorateur. Nom du père ) d’ADONIRAM *. | ISH : En arabe `ABD ou `ABDU (`aïn, bé, dâl, waw signifie serviteur, comme dans le nom `Abdallah qui signifie serviteur de Dieu. Il faut noter ici que le nom du père de Mahomet était `Abdallah et se disait en Sud-arabe Karab’ il avec la même signification. En sud-arabe, Karaba signifie servir et adorer d’où Macroba, lieu de service et d’adoration ; c’est le nom de La Mecque tel qu’il fut rapporté sur les cartes de Ptolémée, au IIIe siècle avant J.-C. | OO&RS : Serviteur. ABIRAM Ce serait Abi Ramah (aleph, beth, iod - resh mem, hé). Raman veut dire soit jeter, lancer, soit hauteur, plateau (même orthographe). Delaulnaye traduit par qui renverse le père. Possible mais douteux. | DREAA : Aviram (aleph, beth, iod - resh mem) : père exalté. Selon la Bible un de ceux qui conspirèrent avec Korah, dans le désert, contre Moïse. La terre s’ouvrit et ils furent tous engloutis (Num. 16, 1). Autre Aram, le fils aîné de Hilel de Bethel ; il mourut parce que son père avait encouru la malédiction de Josué en rebâtissant les murs de Jéricho (1 Rois 16, 34). | OO&RS : Mon père est sur une hauteur. VMM : ACACIA DREAA : Terme d’origine latine mais dérivé du grec, akakia, a étant le préfixe privatif et kakia, de kakon, mal, mauvais : « qui est sans mal »... Arbre souvent 318 sacré, considéré inattaquable par la pourriture, la maladie, les parasites, l’acacia est très souvent cité dans la Bible (Ex. 25/27). Adopté par la maçonnerie comme symbole d’immortalité ou de renaissance, c’est un membre de la famille des Mimosaceæ, genre Léguminosæ, qui regroupe de nombreuses espèces d’arbres et buissons très répandus surtout dans les pays chauds. Une de ces espèces nous intéresse tout particulièrement : l’Acacia Albida, le shittah (pluriel shittin) biblique (Ex. 25, 10), arbre assez haut, au tronc assez épais et au bois bon pour la construction, souvent confondu avec le faux acacia, Robinia Pseudoacacia, un arbre européen d’origine américaine qui n’existe pas en Orient. À propos de confusion, il faut rappeler que l’Arche de Noé était construite en gopher (Gén. 6, 14), Cupressus Sempervirens, cyprès de haute taille au bois dur, rougeâtre, solide et résineux, au grain serré, utilisé de tout temps au Proche Orient pour la construction navale. L’Arche de l’Alliance fut construite en bois de shittin (Ex. 36, 20), Acacia Albida, ainsi que les parties en bois du Tabernacle. Le Temple de Salomon était construit en pierre et erez (1 Rois 5, 8), Cedrus Libanensis, cèdre du Liban. Enfin, ne pas confondre l’acacia avec le mimosa courant, buisson aux branches blanches et aux troncs tourmentés, tout à fait impropre à la construction. | ISH : (קציה-)א, le premier aleph est l’article défini en araméen, il se place invariablement à l’avant du mot comme dans le cas de l’article défini hébreu: ha (hé), ou à la fin du nom pour le singulariser comme dans Saraï ou Sarah ï ; Qasia signifie : bois très dur. Au 5e degré, le mot Acacia est le mot de passe du grade. ACHAR D’APRÈS LE RITUEL REAA DU 5e AU 9e DEGRÉ ET DU 10e AU 12e DEGRÉ : RECONNU. `akar (aïn, kaph, resh): stérile (Gén. 11, 30), trouble (Gén. 34, 30). Nom de celui qui vola et cacha une partie du butin, après la destruction de Jéricho par Josué (1 Chron. 2, 7). | VMM : ce serait un des noms de Dieu. Plus que douteux. Une confusion avec Yakar (iod koph, resh): précieux, rare, cher (1 Sam. 3, 1) n’est pas à exclure. | OO&RS : Porteur de mésavantures. DREAA : ACHISAR ou AKHIZAR DREAA : (aleph, kheth, iod, zaïn, resh): frère d’étranger ou mon frère est étranger. Origine non biblique. Traditionnellement et suivant Vuillaume le nom d’une tour où deux assassins furent enfermés, après avoir été arrêtés à Gath, le pays du roi Ma’akah. Toujours selon Vuillaume, le nom de cette tour serait en réalité EZER (aïn, zaïn, resh) : secours. Sans aucun doute, cette légende provient du récit biblique (1Rois 2, 38) des deux esclaves de Shimel qui s’étaient enfuis chez le roi Ma`akah, à Gath. Une autre origine possible de ce mot est AKHZAR 319 (aleph, kheth, zaïn, resh): cruel. À moins que ce ne soit une déformation extrême de BETH SOHAR (beth, iod, tav - samekh, hé, resh) : prison, tour (Gén. 29, 20). | ISH : Ahitzar (חצר- )אde l’Araméen : La forteresse, du verbe-racine trilitère Hitzar (kheth, tsadek, resh): assiéger et du ’A en préfixe qui est l’article défini « la » pour la singulariser. ADÂR DREAA : (aleph, daleth, resh) le dieu du feu chez les Cananéens. Nom du 12e mois, de la nouvelle lune de mars à celle d’avril. Il est dédoublé 7 fois en 19 ans, afin de permettre à l’année lunaire de rattraper l’année solaire (Esd. 6, 15). Ce mot signifie aussi, en tant que nom commun, hauteur et honneur (Jos. 15, 3). ADON ( )אדון: seigneur (Gén. 42, 30). ADONAÏ DREAA : (aleph, daleth, noun, iod) mes seigneurs (Gen. 15,2), possessif pluriel de Adon. Un des noms de Dieu, le plus couramment utilisé à la place de l’imprononçable Tétragramme (iod, hé, vav, hé), dans la tradition hébraïque. De même le nom de l’une des neuf arches soutenant une certaine voûte. | ISH : Adona’I, ( )אדניde l’Araméen Adon [= seigneur] et ’i [hamza arabe + iod] en araméen, article défini placé en fin de mot pour la singularité et la grandeur. Généralement le mot ineffable écrit ( יהוהYHWE) est prononcé ( אדונאADON). ADONIRAM DREAA : même signification que Khiram, (kheth, iod, resh, mem): mon frère est élevé (ou exalté). Parfois trouvé sous la forme Akhiram (aleph, kheth, iod, resh, mem), même traduction ou Hiram (hé, vav, aleph - resh, mem), il est élevé (ou exalté). De nombreuses autres traductions, plus ou moins fantaisistes, ont été proposées. L’avantage de celle donnée plus haut est d’être exacte. Nom du roi de Tyr, ami et allié du roi Salomon (1 Rois Ch. 5), ainsi que celui du célèbre artisan du Temple de Jérusalem (1 Rois Ch. 7). Dans la tradition maçonnique, ce dernier, considéré comme l’architecte du Temple, est souvent appelé Adon Khiram ou Khiram Avi, Seigneur Khiram ou Khiram mon père. Personnage central de la légende maçonnique, épitomé de toutes les qualités qu’un francmaçon devait avoir. La plus grande partie du REAA est tissée autour de sa personne (et celle du roi Salomon), de sa vie, de ses actes, de sa mort et des événements qui suivirent sa mort. | ISH : de l’Araméen : Adon ( )אדןqui signifie : Seigneur ; de ( )אחיqui signifie : Mon frère ; et de Ram ( )רםqui signifie : élevé ; 320 le tout : seigneur mon frère élevé. Au sud-est de Tyr, à 8.5 Km se trouve un monument antique dénommé : Qabr Hiram (koph, beth, resh - kheth, iod, resh, mem) qui signifie : tombeau de Hiram. ALLIANCE voir BERITH ART ROYAL DREAA : Le terme existe déjà dans la Maçonnerie Opérative et le mot ART y est certainement utilisé dans son sens ancien. De nos jours, il désigne la Francmaçonnerie. Son origine est discutée et discutable mais une parenté avec la terminologie alchimique n’est pas à écarter. Il se peut aussi qu’il s’agisse d’une déformation d’ARK ROYAL (utilisé en Franc-maçonnerie anglo-américaine), ce terme se réfère spécifiquement à l’Arche de l’Alliance. Très souvent confondu avec le degré de Royal Arch Maçon du Rite de York et avec le degré écossais de Royal(e) Arch(e) ou d’ARCHE ROYALE le nom de plusieurs systèmes maçonniques et de plusieurs degrés dont le point commun est, le plus souvent, le symbolisme de l’Arche de l’Alliance. Certains érudits (Claude Gagne et Marcel Bakri) pensent, avec raison, qu’il y aurait une relation avec la Maçonnerie d’Arch ou Arch Masonry, mais tout ceci appartient à la Maçonnerie Opérative. ATHIRSATA DREAA : Une autre orthographe : Ha Tirshatha (hé tav,shin,aleph) la référence ou la crainte (le préfixe ha étant l’article défini). Ce titre n’est pas un nom propre mais un titre. Il est appliqué dans la Bible à Zerubabel, et à Nekhemia en tant que gouverneurs de Juda sous le roi des Perses (Esras 2, 63).Vuillaume en donne l’orthographe hébraïque ()ה תרשתא. AVERROÈS Abu al Walid Muhamad ibn Ahmad ibn Mohammad ibn Rushd (1126-1198) connu sous le nom d’Averroès dans le monde occidental, fut le plus éminent des philosophes arabes d’Espagne. Il est aussi réputé pour ses traités en astronomie, en médecine et en droit canonique islamique. Il est né à Cordoue dix ans avant son occupation par Ferdinand III de Castille et avant l’effondrement du Califat de Cordoue. Ses œuvres ont été traduites immédiatement en hébreu puis, un peu plus tard, en latin. Elles étaient devenues matière très importante pour l’étude, par les Juifs et les Chrétiens, de la philosophie d’Aristote. Ainsi Samuel ibn Tibbon reprend le Guide du Perplexe ; Jacob Anatoli écrit les Préceptes des Disciples et traduit les Commentaires d’Averroès ; Shemtob ibn Falaquera écrit le Guides des Guides, un commentaire sur l’œuvre de Maïmonide. 321 BA`AL ()בץל Possesseur, maître, dans tout le sens du terme (Ex. 20, 8). La divinité principale des Cananéens, avec la Déesse Ashtaroth (Num. 20, 41). | ISH : L’origine du mot BA`AL est une racine sémite commune qui signifie compagnon, propriétaire, seigneur, époux. Il est le titre de la déité ADONIS (Tammuz) Le mot est, historiquement, très ancien. | OO&RS : Maître, Propriétaire, ainsi époux. BEQ MQKEHBQ : EQRQH SG-GCR : Il a trouvé le meurtrier dans la caverne. | DREAA : Mot composé de Bea, (beth, hé )בהdans la... et de Makeh, (mem, kaph, hé )מכהcalamité, plaie, par exemple une des dix plaies d’Égypte (Lv 26, 21), et Ba mearah (mem, aïn, resh, hé) dans la grotte, (Gen. 19, 30). BÉATITUDES Les Béatitudes, formules littéraires comportant une promesse de bonheur parfait (béatitude) pour une vie future, sont bien connues par les familiers du Volume de la Loi Sacrée : « heureux les mendiants pour l’Esprit saint et ceux qui aspirent humblement à la spiritualité » ou du Ronsard : « Heureux qui comme Ulysse, entreprit un long voyage... ». BEGOHAL-KOL D’APRÈS LE RITUEL REAA DU 5e AU 9e DEGRÉ ET DU 10e AU 12e DEGRÉ : AVOIR EN HORREUR. (beth, gimel, aleph, lamed - kaph, lamed) : tout est dans le libérateur (ou dans le rédempteur) ; de GAAL (guimel, aleph, lamed) : racheter, délivrer, affranchir (Gen. 47, 16). Si KOL est traduit par voix, cela pourrait être : dans le libérateur (ou rédempteur) est la voix. Cette expression en tant que telle n’existe pas dans la Bible. DREAA : BEN DECKER (beth, noun - daleth, koph, resh): fils de Decker, nom qui veut dire coup de poignard. Ben Decker était l’un des douze intendants nommés par Salomon sur tout Israël ; voir 1 Rois 4, 9. | RAASR : p. 192 ; Ben Decker, un des Intendants de Salomon, dans la carrière où se cachait un des assassins présumés du Maître. Son nom est mentionné dans le registre des Princes de Salomon: 1 Rois 4, 9 ; sa signification est : le fils de celui qui divise ou celui qui perce. | ISH : (beth, noun - daleth, koph, resh). Si avec cette orthographe et une origine araméenne, ils signifieraient : fils de bélier. DREAA : 322 BENHORIM D’APRÈS LE RITUEL REAA DU 5e AU 9e DEGRÉ ET DU 10e AU 12e DEGRÉ : FILS DE NOBLE. DREAA : Ben Khorim (beth, noun - kheth, vav, resh, iod, mem): fils de noble, fils d’homme libre (Eccl. 10,17), membre d’une élite. De Khorim, nobles, mot qui n’a pas de singulier (1 Rois 21, 8), et de ben, fils. BINAH DREAA : (beth, iod, noun, hé), intelligence, compréhension, connaissance, jugement (Dt 4, 6). La 3e Saphira. | SG-GCR : La clé de la porte de la huitième voûte. | ISH : En arabe Dt 4, 6, utilise le mot ( ) sage intelligent. BOU`IZ DREAA : BO`OZ ou BO`AZ (beth, aïn, [vav], zaïn) : les deux prononciations sont correctes : force, dans Lui est la force. C’est le nom de l’une des deux colonnes en cuivre (nechoshet) que Hiram fondit pour le Temple de Salomon (1 Rois 7, 21). C’est aussi le nom de l’arrière-grand-père de Salomon (Ruth. 4), époux de Ruth la Moabite. Le doute subsiste quant à la métallurgie exacte des colonnes (et d’autres objets sacrés de grande taille) du Temple. La Bible dit cuivre, ce qui est plausible. Le bronze alliage de cuivre et d’étain, était bien plus cher. Sa dureté supérieure n’était pas justifiée pour les objets aussi massifs. La même objection vaut pour l’airain (alliage de cuivre, d’arsenic et d’étain) et pour le laiton (cuivre et zinc). | ISH : La question n’est ni la cherté ni la dureté. La question est la température à laquelle Maître Hiram arrivait à réduire la terre porteuse de métaux, l’étain (importé par les « Phéniciens ») étant ajouté plus tard au métal primaire obtenu localement, sachant que les alliages se réduisent et fondent à des températures plus basses que la température à laquelle fondent les métaux purs. Dans notre cas c’est cuivre (ou, à la rigueur fer) contre laiton ou bronze. Bou`iz, (beth, vav - aïn, zaïn, zaïn, hé) ou prononcé correctement en arabe, Abou al `Izzah, c’est-à-dire : père de la force ou père de l’honneur, de la gloire ou de la puissance. BRITH OU BERITH (beth, resh, iod, tav) : traité, alliance. Plus spécifiquement et en ce qui nous concerne, il s’agit de l’Alliance contractée entre Dieu et Abraham « parmi les chênes de Mamré » (Gen. 15, 18) et confirmée entre Dieu et le peuple élu sur le mont Sinaï, par l’intermédiaire de Moïse (Ex. 19, 5). | ISH : Il est intéressant de = alliance, se noter qu’en arabe b’rîth [= alliance] se dit musaharah [ marier dans une « belle-famille »], et que le mot musaharah provient de la racine , qui signifie : faire fondre un métal à partir de la terre trilitère arabe sahara = ou d’un minerai, constituer un alliage. DREAA : 323 BUISSON ARDENT Ex. 1, 2-6 : L’Ange de Yahvé lui apparut, dans une flamme de feu, du milieu d’un buisson... Et Il dit : « Je suis le père de tes pères, le Dieu d’Abraham, Le Dieu d’Issac et le Dieu de Jacob ». Alors Moïse se voila la face, car il craignait de fixer son regard sur Dieu. Dieu est à ce point transcendant qu’une créature, même Moïse, ne peut le voir et vivre.Voir aussi, Ex. 3, 2: « Et Moïse vit que le buisson était tout en feu, sans pourtant se consumer ». CAVERNE D’après une planche de notre frère Gabaon, datée du 22 novembre 1994 : « ... la caverne nous arrache... à l’inconscience de la terre où nous sommes enfermés pour nous élever vers les sphères les plus hautes. Car la véritable ouverture de la caverne ne nous ramène pas sur la terre inférieure, ainsi que nous serions portés à le croire, mais vers une terre infiniment plus haute. C’est en ce sens que, selon la tradition, la grotte de Makpéla où dorment les ossements d’Abraham s’ouvrait sur le Paradis... De fait, j’ai reçu ma vie dans le ventre maternel où l’embryon que je fus mûrissait en attendant de mériter le jour... C’est pourquoi, selon la sourate 18, al Kahf, Allah enferma les rois, les cinq ou les sept enfants ainsi que leur chien dans la Caverne, les plongea dans un sommeil profond qui dura trois cent neuf ans et les en tira finalement de sorte que leur foi fut fortifiée et la constance à jamais établie dans leur cœur... » CHEVALIER DREAA : Du latin caballarius, homme armé à cheval, de caballus, terme péjoratif pour cheval qui remplaça equus dans le latin vulgaire. Le mot apparaît pour la première fois, sous la forme cavalier, dans la chanson de Roland (1080). Il y a déjà le sens de noble à cheval. La chevalerie a toujours véhiculé, par ses légendes et traditions, un enseignement moral et ésotérique non négligeable dans lequel la Maçonnerie a souvent puisé. Mais l’engouement de la Franc-maçonnerie pour la Chevalerie en tant que telle (et pour une supposée ascendance chevaleresque) ne se manifeste que bien tardivement, vers le début du XVIIIe siècle (discours du Chevalier de Ramsay, 1738). Cet engouement ne s’appuie sur aucune preuve historique. Il n’est peut-être dû qu’à l’anoblissement, tout à fait fictif mais néanmoins flatteur, dont jouirait le candidat accepté dans une Loge (port de l’épée, port du chapeau). Ceci n’a pas empêché la création des quelque trois cents degrés « chevaleresques » cités par Daniel Ligou, mais dont bon nombre ne sont peut-être dus qu’à la féconde imagination de Ragon. Le R.E.A.A. contient (ou a contenu) une bonne vingtaine de ces degrés. 324 CLEF La clef symbolise à la fois le rôle d’initiation (ouvrir) et de discrimination (fermer), ce qu’indique avec précision l’attribution des Clefs du Royaume des Cieux à saint Pierre. Sur les armoiries papales figurent deux clefs, une d’or l’autre d’argent. Les clefs de Janus ouvrent aussi les portes des Solstices. Chez les musulmans, réciter la Shéhadah, l’incipit du Coran, est la clef du Paradis. Posséder la clef c’est avoir été initié. La Clef d’Ivoire est le bijou du Maître secret. CIVI VOIR AU 7e DEGRÉ, LORSQUE JOHABEN FUT INTRODUIT AU SAINT DES SAINTS IL TOMBA À GENOUX EN DISANT CIVI Pourrait venir de Shivi, (shin, beth, iod) : la forme impérative féminine du verbe « s’asseoir » : assieds-toi, femme ! Selon Delaulnaye, ce mot veut dire s’incliner en hébreu ; c’est faux. Une interprétation bien plus probable, d’après la fonction du mot dans le rituel du seul grade où il apparaît, exigerait que ce soit plutôt une déformation de KI (kaph, iod) : ou bien un rapprochement du mot avec le terme qu’utilisent les chameliers pour faire agenouiller leurs bêtes. | ISH : Si l’orthographe du mot CIVI est (kaph, beth, iod): incline-toi, du verbe-racine trilitère (kaph, beth, aleph), kaba’a : s’incliner. Se dit des animaux de trait ou, à la rigueur, il est adressé aux gueux pour s’incliner respectueusement devant leur seigneur. | GUERILLOT 1 : p. 279, Civy existe bel et bien, en hébreu, sous la forme שיבי, comme seconde personne féminin de l’impératif du verbe שבqui signifie : vieillir, avoir des cheveux blancs, mais qui en hébreu biblique s’écrivait : שיבavec le sens d’être très vieux. DREAA : CORDE NOUÉE La corde à nœuds qui entoure le Tableau d’Apprenti et qui est attachée aux quatre murs de notre Atelier. Il s’agit d’une corde formant des nœuds appelés « Lacs d’Amour » et terminée par une houppe à chaque extrémité. Le nombre de ces « Lacs d’Amour » est de onze. En ajoutant les deux houppes ou les deux extrémités de la corde, 12 segments sont ainsi formés, représentant les douze signes du Zodiaque. La Houppe Dentelée serpente sur les murs de la Loge, elle court de la colonne B∴ à la colonne J∴ sans toutefois unir ces dernières. Le quatrième côté, l’Occident, doit rester en contact avec le monde extérieur. Elle englobe le périmètre du temple mais laisse libre d’accès l’emplacement sacré. Elle encadre la porte du temple, porte qui permet d’entrer sous certaines conditions, mais aussi de sortir. Cette corde ne nous lie pas. En aucun cas le temple ne doit devenir une chapelle. 325 CYRUS DREAA : Forme grecque de kurush (persan, ancien, fils). En hébreu Koresh (kaph ; resh, shin )כרש. Il n’y a pas de traduction acceptée ; c’est sans doute une transportation phonétique. Roi de Perse (550 à 529 av. J.-C.) souvent cité en dithyrambiques dans la Bible (Isa. 44, 28 ; Isa. 45, 1) comme le sauveur du peuple juif exilé à Babylone et donc comme l’un des moteurs de la reconstruction du second Temple de Jérusalem par ha Thirsatha Zérubabel. Selon la Qabala, son nom serait une anagramme de Kasher, valable, valeureux, conforme. | OO&RS : De l’hébreu kôresh, en perse Kurush et qui signifie berger. En octobre 539 Cyrus entre à Babylone, en 538 il proclame son édicte appelant la fin de la captivité des Juifs et ordonnant la reconstruction du Temple de Jérusalem et le retour de la vaisselle sacrée au sanctuaire (2 Chr. 36, 22-3). DARIUS Forme hellénisée du parsi daraiavahush, celui qui soutient le bien. En hébreu Dariavesh (daleth, resh, iod, vav, shin )דריךש. L’étymologie et la signification de ce nom en hébreu sont incertaines. Sans doute, il s’agit d’une simple transposition phonétique. Roi de Perse (historiquement, Darieus Hystapses, 522 à 486 av. J.-C.), le successeur (ou fils ?) de Cyrus le Grand. Dès la seconde année de son règne, il permet que la reconstruction du Temple de Jérusalem par les Hébreux se poursuive sous la conduite de Ha Thrisatha Zérubabel. (Esd. 4, 5) | OO&RS : Du grec Dareios, de l’hébreu Daryavesh, du vieux persan Daryavahus, celui qui soutient Dieu. Roi de Perse (522 à 486 av. J.-C.). Il autorise les Juifs, à la deuxième année de son règne (520), de reconstruire le Temple de Jérusalem (Esd. 4, 5). DAVID Bien-aimé. David fils de Jesse, roi de Judeh et d’Israël (1010-970). Le jeune David fut harpiste, 1Sam 16, 14-23 ; berger 1Sam 17, 12, 15, 20, 28 ; est admis à la cour de Saül et devient son « porte armoiries ». Il épouse Michal, la fille de Saül, 1Sam 18, 17-39. À la mort de Saül, il fut oint, à Hebron, premièrement comme roi de Judeh 2Sam 2, 1-4, 11, puis comme roi d’Israël, 2Sam 5, 1-3. DELTA DREAA : Du grec delta, la quatrième lettre de l’alphabet grec, correspond a l’hébreu daleth דet à l’arabe dâl . Ces lettres possèdent un symbolisme propre assez complexe auquel, dans le cas de la lettre grecque, se superpose celui de sa forme ancienne (et de sa forme majuscule moderne) en triangle équilatéral. Il faut rappeler que le delta est parfois lumineux ou radieux. 326 EIN SOF DREAA : (aleph, iod, noun – samekh, vav, pé), infini, nom créé par la Qabalah pour le Dieu parfait, infini et inconnaissable. EL KHANAN (aleph, lamed - koph, noun, noun) : grâce de Dieu (1 Sam.21, 19). Fils de Jaïr, il tua Lakhmi, le frère de Goliath (1 Chr. 20, 5). L’un des trente preux de David (2 Sam. 22, 24). Un des noms de Dieu dans la tradition hébraïque. De même, le nom de l’une des arches soutenant une certaine voûte. | ISH : El c’est Dieu, Hanân et signifie tendresse, affection. DREAA : ELIAH (aleph, lamed, iod -hé, vav): mon Dieu est Yah ; voir aussi ELIAHOU, qui était un grand prophète réformateur juif du IXe siècle avant J-C (1Rois 17, 1), plus connu sous le nom d’Eli et qui monta aux cieux dans un chariot (Merkabah) flamboyant... Aussi le nom de l’une des neuf arches soutenant une certaine voûte. DREAA : EMEREK DREAA : Emerek est une déformation de AMAR YAH. (aleph, mem, resh - iod, hé) : Dieu a dit. Expression assez courante dans la Bible. En tant que nom propre nous concernant, il pourrait bien s’agir du grand-père de Zadok, le Grand Prêtre au temps de David (1 Chr. 6, 7), soit d’un prêtre cosignataire de l’alliance de Nekhmiah avec Dieu (Néh. 10, 3). EMETH DREAA : (aleph, mem, tav) verité, (Gn26,27), l’un des noms les plus puissants de Dieu, pour les étudiants de la Qabbalah. Il est dit avoir été écrit sur le front du Gholem de Prague par le célèbre Rabbin Yéhuda ben Betsalel Loew. | MEoF : Vérité est un attribut divin et la base de toutes les vertus. Être bon et véridique est la leçon qui nous soit enseignée en maçonnerie. Sur ce thème nous contemplons et de par ses diktats nous essayons de régler notre conduite, influencés par ce principe, l’hypocrisie et la tromperie ne sont pas connues dans la Loge. EMMANUEL Autre orthographe Imanouel (aïn, aleph, noun, vav, aleph, lamed )עמאנואל Elohim est avec nous (Isaïe 7, 14). Le nom symbolique donné au fils annoncé à Ahaz et au peuple de Juda pour leur signifier que Dieu les délivrerait de leurs ennemis. Le thème fut repris par Matthieu, pour le compte de Jésus (Matt. 1, DREAA : 327 23). Il n’y a pas de justification pour double M, laissé ici juste pour respecter une habitude séculaire, car l’hébreu ne connaît pas de double consonne sans voyelle intercalaire. | ISH : De l’Araméen, nom composé de trois mots ainsi: (עם מן אל `im ma nu’il) le premier mot : ` עםim signifie avec, voir Dn 2, 18 ; le deuxième mot : מןman qui signifie qui, voir Esd 5, 3 et אלel qui signifie dieu, le tout serait une phrase nominative avec qui Dieu est. | OO&RS : Autre orthographe Immanuel. De l’hébreu `Imman’el, « avec nous est Dieu » voir Ex. 17, 7 et Ps 46 un nom symbolique d’un descendant de la maison de David, repris pour Ahaz, le nom désigne non seulement Hezekiah mais aussi Le Messie, Jésus le fils de Joseph, Mt 1, 23. ENOCH DREAA : Par l’orthographe Khanokh (kheth, noun, vav, kaph) : dédié à Dieu. Le fils aîné de Caïn, petit-fils d’Adam et d’Eve (Gen. 4, 17, 18) et père de Mathusalem (Gen. 5, 21). Auteur présumé du livre (apocryphe) de la Bible qui porte son nom. Il « ... vécut 365 ans. Il marcha avec Dieu et puis ne fut plus, car Dieu le prit. » (Gén. 5, 23, 24). Selon la tradition maçonnique, trois frères auraient découvert une voûte datant de son époque. Sous cette voûte, un piédestal central portait une pierre sur laquelle un ancien mot est gravé. | ISH : Notons qu’Enoch se dit Idris en arabe et que la tradition islamique, parallèle à la tradition judaïque, mentionne dans la Sourate al Isrâ’, sourate 17, que Mahomet durant son ascension vers Dieu rencontre Noé, Joseph, Moïse, Idris (Enoch) et Jésus à son arrivée au sixième ciel. Selon cette même tradition, Enoch serait l’arrière-grandpère de Noé. Dans le chapitre 4 de la Genèse, verset 26 : « Un fils naquit à Seth... le nom d’Enoš, celui-ci fut le premier à invoquer le nom de Yahvé ». Enoš (aleph, noun, shin) n’a aucune relation avec Enoch (kheth, noun, kaph) quoique l’orthographe latine soit à peu près similaire. Que Enoš eut connaissance du nom ineffable de Dieu est une tradition yahviste, la tradition élohiste et sacerdotale retarde jusqu’à Moïse la révélation du nom divin ineffable :Yahvé. D’après Josephus, Antiquités I, 62-63 et I, 79 et 85-86, il y eut dans la Bible deux Enoch : Enoch (1) fils de Caïn et Enoch (2) fils de Jared. | OO&RS : Enoch, (kheth, noun, vav, kaph), mot qui signifie : Inauguration, Consécration. Il y aurait eu quatre Enoch dans la Bible : Enoch (1), fils de Caïn et père d’Irad (de la Généalogie Yahviste), Gen. 4, 17-18 ; fils de Jared et père de Mathusalem (de la Généalogie Sacerdotale), Gen. 5, 18-23 ; 1 Chr. 1, 3. Un patriarche antédiluvien. « Enoch vécut Trois Cent Soixante Cinq ans. Enoch marcha avec Dieu. Puis il disparut parce que Dieu le Prit, » Gen. 5, 22-24 ; Si. 44, 16; 49, 14 ; Heb. 11, 5. Un ancêtre de Jésus d’après Luc 3, 37. Une prophétie lui est attribuée, Jude 14, qui est en fait une citation prise du Livre d’Enoch. Enoch (2), un des cinq enfants de Midian, un petit-fils d’Abraham et 328 de Keturah, Gen. 25, 4 ; 1Chr. 1, 13. Comparer avec el-Hanakiya dans l’Ouest de l’Arabie Saoudite. Enoch (3), l’aîné des quatre enfants de Reuben, Gen. 48, 9 ; Ex. 6, 14 ; 1Chr. 5, 3 ; ses descendants formèrent le clan des Hanochite, Nb 26, 5. Enoch (4), d’après Gen. 4, 17 le nom de la première ville que Caïn construisit. Les Écritures ne fournissent que très peu d’information sur Enoch ; la tradition maçonnique le rapproche, par plusieurs circonstances, des anciennes instances. | MEoF : Son père, Mathusalem, bâtit le temple, bien qu’il ne fût pas au courant des raisons qui motivèrent son père à faire exécuter cette construction. Le temple consistait en un groupe de neuf voûtes en brique, bâties perpendiculairement l’une sous l’autre, le tout étant sous terre et communicant par des ouvertures laissées dans le sommet des arches de chaque voûte. Enoch fit faire une plaque triangulaire en or dont chaque côté était d’une coudée ; il l’enrichit de pierres les plus précieuses puis il l’incrusta dans une roche d’agate qui portait la même forme. Sur la plaque, il y fit graver les lettres ineffables, le vrai nom de dieu. Et la plaçant sur un piédestal cubique de marbre blanc, il déposa le tout dans la voûte la plus profonde. Un correspondant du Freemason’s Quarterly Review dit à ce sujet : « Il semble peu probable qu’Enoch introduit le principe spéculatif dans la croyance maçonnique et qu’il fut à l’origine de son caractère exclusif », cette théorie, fûtelle acceptée, doit être prise avec d’énormes modifications. Le nombre des années de sa vie semble contenir un sens mystique, car elles se chiffrent à trois cent soixante cinq soit exactement l’égal d’une révolution solaire. Dans tous les anciens rites ce nombre occupe une place prééminente, car il est la représentation de la course de ce luminaire qui, comme le « fructificateur » de la terre, fut l’objet particulier du culte divin. « Enoch lui-même n’est que le symbole de l’initiation et sa légende compte systématiquement à exprimer la doctrine que la Parole Vraie ou la Vérité Divine étaient préservées dans les anciennes initiations ». La légende nous raconte qu’Enoch, après avoir construit le temple sous terrain et prenant peur que les principes de l’art et des sciences qu’il a cultivées avec tant d’assiduité ne soient entièrement perdus dans la destruction générale de laquelle il reçut une vision prophétique, il érigea deux piliers – l’un de marbre pour résister à l’influence du feu et l’autre en airain pour résister à l’action de l’eau. Il fit graver, sur le pilier d’airain, l’histoire de la Création, les principes des Arts et des Sciences et les doctrines de la maçonnerie spéculative, telles qu’elles étaient exercées de son temps ; et sur celui de marbre, en hiéroglyphe, il fit graver qu’un précieux trésor était enseveli sous une voûte sur ce lieu. Josephus nous donne un compte rendu sur ces piliers dans le premier livre des Antiquités; il les impute aux faits des enfants de Seth, ce qui n’est d’aucune contradiction avec la tradition maçonnique ; Enoch (1) était fils de Caïn, fils d’Adam et Enoch (2) était fils de Jared. Gen. 5 nous dit : Enoch fils de Jared fils de Mahaléel fils de Kenan fils 329 d’Enoš. fils de Seth fils de Adam, c’est-à-dire de la sixième génération après Adam, tandis que Enoš fils de Seth fils de Adam était de la deuxième génération après. Que leurs inventions, aux dires des historiens, ne soient pas perdues avant qu’elles ne soient connues, sur les recommandations des prédictions d’Adam que le monde serait un jour détruit par la force du feu ou encore par la violence et la quantité d’eau, ils bâtirent un pilier en brique et un autre en pierre ; ils inscrivirent leurs découvertes sur les deux piliers ; si le pilier de brique est détruit par le déluge, le pilier de pierre reste et expose les découvertes à l’humanité et il informe qu’il y avait un autre pilier en brique bâti par eux. Maintenant cela demeure tel quel jusqu’à nos jours dans la terre de Siriad. À la mort d’Enoch, Mathusalem, Lamech et la destruction du monde par le déluge, toutes connaissances de ce temple, et du trésor secret qu’il contenait, étaient perdues jusqu’au jour où il fut accidentellement retrouvé par un autre franc-maçon méritant qui, tel Enoch, était engagé dans l’érection d’un temple sur le même endroit. EN SOF Prononcé Ein Sof ou Soph, (aleph, hé, iod, hé) ( )אהיהinfini qui sera.Nom créé par la Qabalah pour le Dieu Parfait, Infini et Inconnaissable se confond avec Aïn, ou Afissa, le Néant ou le Chaos. ESER YAHVE YAHVE Phrase exclamative hébraïque que l’on pourrait vraisemblablement écrire en français ainsi : « Lequel est Yahvé Yahvé ». ÉTOILE FLAMBOYANTE DREAA : Pentagone étoilé, étoile à cinq branches, représentée avec cinq flammes pointant entre les branches et le plus souvent avec une lette G au centre. D’un symbolisme complexe que nous ne développerons pas ici, l’Étoile Flamboyante est l’apanage particulier d’un degré bleu, mais se retrouve pratiquement à tous les degrés, qu’ils soient bleus ou rouges. GABAON DREAA : Forme grecque de l’hébreu Guiv`on. Guiv`on, (guimel, beth, aïn, vav, noun) : hauteur, petite colline, le nom d’une région : Gabaon en grec. C’est par les Gabaonites que fut gardée l’Arche pendant la construction du Temple. Ce sont eux aussi qui obtinrent par la ruse un traité d’alliance avec Josué (Jos. 9) qui les défendit néanmoins contre leurs ennemis, contre le bien, épisode connu de l’arrêt du soleil (Jos. 10, 12). | ISH : Mot d’une racine sémite commune Gaba`a (gimmel, beth, aïn) qui signifie colline. La terminaison thématique ön 330 donne le diminutif du mot. Ainsi Gaba`on signifie petite colline. | MEoF : Gabaon est une place élevée. C’est la ville où le Tabernacle était rangé durant les règnes de David et de Salomon. GATH D’APRÈS LE RITUEL REAA DU 5e AU 9e DEGRÉ ET DU 10e AU 12e DEGRÉ : VILLE DU ROYAUME DONT LE ROI EST MA`AKAH : VOIR 1 ROIS 2, 39. DREAA : (guimel, tav) : pressoir, [ISH- pays des pressoirs d’olives, au nord-est de la Galilée] nom du Pays du roi Ma`akah où, selon une légende, s’enfuirent deux des assassins. L’histoire est visiblement inspirée de l’épisode des deux esclaves de Shimel, dans 1 Rois 2, 39. GÉOMÈTRE Voir La Géométrie Sacrée de Fra Luca Pacioli, revue et réécrite par I. Haddad. GHIBLIM DREAA : (guimel, beth, lamed, iod, mem) : les habitants de Gebal ; collines, en phénicien (Josué 13, 5), une ville côtière de Phénicie qui fut appelée plus tard Byblos. Les Ghiblim participèrent, en tant qu’ouvriers mais pas toujours de bon gré, à la construction du Temple de Salomon. Enfin Delaulnaye traduit le mot, sans aucune justification, par les Termes. GOHA Probablement Goh ou Geh, (gimel, vav ou iod, kheth) qui signifie jaillir (Jb. 38, 8) ; hurler (Mi. 4, 10) aussi Gihé (gimel, kheth, hé) tirer (Ps. 22, 10). GOMEL, MISÉRICORDIEUX DREAA : (guimel, mem, lamed): celui qui récompense, qui fait mûrir, qui libère (Isaïe 18, 5). Delaulnaye traduit cela plus poétiquement par qui donne à chacun selon ses œuvres. L’un des noms (et attributs) de Dieu. | ISH : En arabe, le mot gamal, est le nom vulgaire du dromadaire : ami, serviteur, bienfaiteur voire même sauveur de l’homme dans sa marche dans le désert ; le musulman récite : Allah (Dieu), al Rahmân (Miséricordieux), al Rahîm (Omnipotent). GUEVOURAH (guimel, beth, vav,hé), puissance, force, courage, (Dt 3, 24). Le nom de la 5e colonne. | SG-GCR : Une autre orthographe Gueburah. La clé de la porte de ) et signifie très la sixième voûte. | ISH : En arabe le mot de Dt 3, 24 est : ( puissant. DREAA : 331 GUIBULUM DREAA : (guimel, iod, beth, lamed, mem) confident de Salomon selon certains rituels. Probablement une déformation de Guiblim, pas de traduction. AL HALLAG, Abu-`Abdallah al -Husein ibn-Mansour ibn-Mahanna, dit alHallaj (Hallaj mot sujet du verbe-racine trilitère halaja (kheth, lamed, guimel) qui signifie : carder le coton, et hallâj cardeur, ouvrier qui peigne, démêle le coton avec une carde, sorte d’arc soutirant un fil fait d’intestin de chat, de lapin ou de gazelle), né non loin de Shirâz en 858, fut flagellé, condamné à la potence puis décapité et brûlé par l’inquisition `abbaside pour avoir déclaré : « je suis la Véracité » (véracité, qualité de ce qui est conforme à la vérité ; en arabe se dit : haq.Vérité, qualité de ce qui est vrai ; en arabe se dit haqîqah. La phrase nominative utilisée par al Hallâj est : ana al haq, (je suis la véracité), en 922. Cette « crucifixion » le rendit le plus célèbre martyr soufi de l’Islam. HAYAH, et une autre orthographe HAÏ, (kheth, iod) vivant (Gen. 9, 3). Un des noms (et attributs) de Dieu en tant de donneur de la vie. DREAA : HESED DREAA : (Kheth, samekh, daleth), amour, charité, grâce ou miséricorde (Gn 19,19). 4e Saphira. | SG-GCR : La clé de la porte de la septième voûte. | ISH : En arabe l’orthographe du mot est : ( ) et signifie jalousie, envie. HIRAM DREAA : L’orthographe correcte est KHIRAM (kheth, iod, resh, mem) : mon frère est élevé ou exalté. Parfois trouvé sous la forme AKHIRAM (aleph, kheth, iod, resh, mem), même traduction ; ou HURAM (hé, vav, aleph - resh, mem), il est élevé ou exalté. De nombreuses autres traductions, plus ou moins fantaisistes, ont été proposées. L’avantage de celle donnée plus haut est d’être exacte. Nom du roi de Tyr, ami et allié du roi Salomon (1 Rois. 5) ainsi que du célèbre artisan du Temple de Jérusalem (1 Rois 7). Dans la tradition maçonnique, ce dernier considéré comme l’Architecte du Temple, est souvent appelé ADON KHIRAM ou KHIRAM AVI, Seigneur Khiram ou Khiram mon père. Personnage central de la légende maçonnique, épitomé de toutes les qualités qu’un franc-maçon devait avoir. La plus grande partie du REAA est tissée autour de sa personne (et celle du roi Salomon), de sa vie, de ses actes, de sa mort et des événements qui suivirent sa mort. | ISH : Il existe de nos jours, au Liban, à huit kilomètres et demi au sud-est de Tyr, un village du nom Qabr Hiram (= tombeau de Khiram) dont l’orthographe est : (koph, beth, resh - kheth, iod, resh, mem). 332 HOD (hé, vav, daleth) majesté, splendeur (2 Chr 29, 11) 8e Saphira. | La clé de la porte de la troisième voûte. DREAA : SG-GCR : HOKMAH DREAA : (khet, kaph, mem, hé), sagesse, habilité, humour (Ex 28, 3). La 2e Saphira. | SG-GCR : La clé de la porte de la neuvième voûte. | ISH : En arabe l’orthographe du mot est ( ) Hikmah et signifie sagesse. IBM Ce sont les initiales de Iakin (plutôt Yakin), Bo’oz, Ma Haboneh. Rien à voir avec l’ordinateur qui a servi à la préparation de ce dictionnaire. ibn al `Arabi, Abu-Bakr Muhammad ibn `Ali Muhyiddîn ibn al `Arabi, l’hispano-arabe du XIIe siècle (le XIIe fut la période de développement du soufisme chez les Arabes et la Cabale chez leurs cousins les Juifs. Abu -`Imran Mûsa ibn-Maymûn ou Moshe ben Maimon, en hébreu ou encore Leon Maimonides, en latin. De Maïmonide, Mendelssohn a dit en parlant de Moïse et de Maïmonide : « de Moise à Moise [Maïmonide] il n’y a d’autre que Moise ». Ce dire exprime la position éminente que Maïmonide acquit dans le jugement général des Juifs du monde entier, il était le plus grand génie spéculatif et mystique du Soufisme Islamique. Il naquit à Murcia en 1165 et se développa plus particulièrement à Séville jusqu’en 1201. L’année suivante, il entreprit son pèlerinage à la ville sainte de La Mecque et demeure à Damas jusqu’à sa mort en 1224. DREAA : IESOD OU YESOD DREAA : (iod, samekh, daleth) foundation (2 Chr 23, 8). La 9e Saphira. | SG-GCR : La clé de la porte de la deuxième Voûte. | ISH : En arabe Yasûd, signifie rester maître de soi, ( ). IOD Dixième lettre et première lettre par excellence de l’alphabet sémitique. Cette lettre est très symboliquement commentée par les trois langues sémitiques, l’araméen (araméen occidental, syriaque), l’hébreu et l’arabe. La Qabale trace des planches entières sur le caractère carré hébreu de iod. | DREAA : Soit (iod) soit (iod, vav, daleth) : nom de la dixième lettre de l’alphabet hébreu. L’un des noms de Dieu, l’unité du principe créateur selon la Kabbale. Aussi main dans le sens de main créatrice, connaissance et souvenir. Fait partie, avec Ivah et Yahve, d’un triangle sacré utilisé par les Kabbalistes. Nom de l’une des neuf arches soutenant une certaine voûte. 333 IYVAH DREAA : Ou iva ou ivah (iod, vav, hé): un des noms de Dieu selon la Kabbale. Fait partie, avec iod et yahvé, d’un triangle sacré utilisé par les Kabbalistes. La forme (iod, vav, aleph), parfois rencontrée dans les textes, est incorrecte. N’existe pas dans la Bible. | MEoF : p. 143 ; Maimonide le nomme le nom à deux lettres (hé, vav) qu’il fait dériver du Tétragramme et en dit qu’il a une abréviation de celuici. Il est uniformément traduit dans la Bible par : Seigneur et il est considéré comme synonyme de Jéhovah à l’exception du verset 4 du Psaume 68 de la Version King James, le mot de garde, son orthographe est : JAH « ... exalter le chevauchant des nuées, Jubilez en JAH, dansez devant sa face ». À quoi le Targum commente : « Exaltez celui qui siège sur le trône de la gloire du neuvième ciel ; JAH est son nom ». JABULUM Une autre orthographe : Jabulon, traditionnellement, mais dans aucune langue connue, bon maçon. Très probablement une déformation de zebulum, bien que certains, cités dans Vuillaume, fassent venir le mot de Jobel (Yovel = jubilé et jubiler, un des noms de Dieu et le nom de l’une de neuf arches supportant une voûte). Du point de vue grammatical ce serait possible, car le suffixe ôn est un diminutif courant en araméen, hébreu et arabe anciens et modernes. JAKIN (iod, kaph, iod ou vav, noun) ou prononcé correctement en arabe yakon (iod, kaph, noun), c’est-à-dire il sera ou il fera. | DREAA : Jakin ou Yakin, (iod, kaph, iod, noun) : ferme, stable, établi. Une des deux colonnes que le maître et artisan Khiram, fils de la veuve de Tyr, fondit pour le Temple de Salomon (1Rois 7, 21). Aussi le nom du troisième fils de Simon (ou plutôt Shim`on), petit-fils de Jacob (ou plutôt Ya`kov, Gén. 46, 10). JACHANAÏ OU JAKINAÏ D’APRÈS LE RITUEL REAA DU 5e AU 9e DEGRÉ ET DU 10e AU 12e DEGRÉ : PLURIEL DE JAKIN. Ancienne écriture phonétique de YAKINAÏ, devenue incorrecte à notre époque ;YAKINAÏ, (iod, kaph, noun, aleph, iod) : de YAKIN ; peut être traduit comme ma fermeté/stabilité, comme Dieu est ferme/stable ou comme établi par Dieu. Marcel Bakri le traduit par Shekhina, présence divine. Ce n’est pas, comme on tend parfois à le croire, le pluriel de YAKIN, qui est YEKHINIM. Le terme n’est pas biblique, il provient de la tradition cabalistique. | ISH : Si l’orthographe est : ( )יכן אet que le mot est d’origine araméenne et non hébraïque, le mot YAKINA’I signifierait : la certitude, la fermeté, Le Stable, L’ÉTABLI, la DREAA : 334 terminaison ’I étant l’article défini placé à la fin du mot pour la Singularité et la Grandeur. JARED Nom propre masculin, du verbe trilitère Yared (iod, resh, daleth) qui signifie descendre, se dit des luminaires.Voir Ex. 18, 14: « Moïse descendit de la montagne vers son peuple, lui enjoignit la pureté et ils lavèrent leurs vêtements ». | OO&RS : Indique pour Yared : nous renvoie à Irad : fils de Mahalael et père d’Enoch, Gen. 5, 1516, 18-19 (généalogie sacerdotale) ; comparer à 1 Chr. 1, 2. Un ancêtre de Jésus, Lk 3, 37. Un des patriarches antédiluviens. JEHOVA AU 5e DEGRÉ, JEHOVAH EST LE MOT DE PASSE DE CE GRADE. Le nom couramment utilisé (avec Yehova) dans la littérature occidentale pour vocaliser « Yahvé » (iod, hé, vav, hé) un des noms de Dieu, le tétragramme ineffable de la tradition hébraïque. Contrairement à une opinion répandue, le mot apparaît tard dans la Bible, lorsque Dieu se nomme pour la première fois à Moïse (Ez. 6,3) et peut souvent : exactement 27 fois (3x3x3), dont 18 dans les psaumes. Sa traduction est bien entendue inconnue ; sa prononciation exacte reste en fait aussi un mystère total, car ce que le Grand Prêtre prononçait une fois par an dans le saint des Saints pouvait être tout aussi bien une phrase ayant comme acronyme le Tétragramme Sacré qu’une transposition (gématrielle par exemple) des caractères en un autre mot, une opération de témoura ou tout autre codage imaginable. Seulement deux personnages historiques (ou légendaires ?), assez récents d’ailleurs, furent réputés en connaître la vraie prononciation : Israël Baal Shem Tov, fondateur malgré lui du Hassidisme, et Rabbi Yehouda ben Betsalel Loew de Prague, créateur du Golem. Yahvé est souvent et traditionnellement traduit par : Je suis Celui qui est ou qui suis, parce que le seigneur lui-même utilise le terme en s’adressant à Moïse sur le mont Sinaï (ou Horeb, Ex. 3, 14 ; [ISH- ou encore Tuwa, Coran : 20, 12] mais cette traduction est difficile à défendre du point de vue grammatical ou étymologique. Selon Claude Gagne,Yahvé ou Yéhovah aurait été jadis, du temps des Opératifs, le mot que l’on donnait en réponse à Ma-Haboneh, qui fut perdu par la suite mais retrouvé dans un autre contexte. | ISH : D’après les écrits sacrés en arabe, Dieu aurait répondu à Moïse (Coran : 20, 8) Huwa ( , ) et par la suite on implorait Dieu disant :Ya Huwa ( iod - hé, vav, hé) qui signifie : Ô! Lui. | ISH : Jeo, ou plus exactement Yaho, (iod, hé, vav) un des noms de Dieu, non-biblique. | VMM : Dit : celui qui existe. C’est aussi le nom de l’une des neuf arches supportant une voûte, dans la tradition maçonnique : dixit DREAA. DREAA : 335 JEKSAN DREAA : Probablement une ancienne écriture de IKHSAN, (aïn, koph, shin, noun) homme ayant les genoux cagneux. De IKESH (aïn, koph, shin) tordu, pervers (Prov 2,15). Terme non biblique, très improbable dans le contexte où on le trouve.Voir plutôt IOKSHAN (iod, vav, koph, shin, noun) chasseur d’oiseaux, oiseleur, le nom de l’un des fils de’Abraham par Ketura (Gén 25, 2 -3). | ISH : De l’arabe Yaqzân ( ) nom propre pluriel de YAQEZ qui signifie évéillé, intelligent. JOHABEN Déformation de la phrase, en hébreu, « Yeho ha Ben » (iod, hé, vav, hé - hé beth, noun) | DREAA : Johaben ou Jehohaben, l’un des trois meurtriers selon une tradition rapportée par Vuillaume. Il existe dans la tradition des nombreuses triades de noms attribués aux trois meurtriers. Si l’orthographe du mot est : (iod, hé, vav - hé - beth, noun) : le fils de Dieu. Terme post biblique. | RAASR : p. 99 : Johaben est appelé « Joabert », ceci, d’après la légende des hauts degrés, le nom du chef favori de Salomon qui encourut la colère de Hiram de Tyr durant une certaine occasion, mais qui fut ultérieurement pardonné ; il fut nommé le Secrétaire de Salomon et de Hiram pendant leurs réunions les plus intimes ; il fut plus tard, avec Tito et Adoniram, promu au poste de Prévôt et Juges. Le nom n’est évidemment pas hébreu ou il a dû subir énormément de déformations ; dans sa forme actuelle, on ne peut pas retracer son origine hébraïque. | SG-GCR : Le chef des Neuf Élus envoyés à la recherche des assassins de Hiram. JOPPE voir YAFFA JUA Une forme corrompue du tétragramme, et un mot célèbre dans les Hauts Grades. | MEoF : Article « Jua »). Yah (iod, hé). | DREAA : (iod, hé) un des noms de Dieu (Psa. 68, 4). Le nom d’une des neuf arches supportant une voûte, dans la tradition maçonnique. | VMM : Dieu de force. JUB En réalité ce nom devait être la lettre iod qui signifie, en toute modestie, origine, commencement. JUDA Ancienne écriture de YEHUDAH (iod, hé, vav, daleth, hé), devenue incorrecte à notre époque ; (iod, hé, vav, daleth, hé) : nom du quatrième fils de Jacob et de Léa ; nom de la tribu ; nom du pays (Judée) qui fut initialement DREAA : 336 attribué à la tribu. Probablement dérivé de YHUDA (iod, hé, vav, daleth, aleph): union en araméen. Dans Gén. 29, 35, la Bible semblerait lui donner le sens de louange. Dieu guidera en est une autre traduction valable. Le nom, très commun, est cité des dizaines de fois dans la Bible et reste encore très courant de nos jours. | ISH : C’est le nom du disciple de Jésus qui quitte la Cène prématurément avant que Jésus ne soit arrêté. | MEoF : Nom d’une des douze tribus d’Israël prise en captivité. Seules Juda et Benjamin retournent sous Zerubabel pour reconstruire le second Temple. JUSTICE DREAA : tsedek ou sadaqa ( = צדקtsadik, daleth, koph) en hébreu. | RAASR : Une des quatre vertus cardinales du vingtième degré et qui fait partie du premier degré de la maçonnerie. Elle est généralement représentée par une Marianne aux yeux bandés portant d’une main une épée et de l’autre une balance, avec les pieds bien plantés sur le sol et qui se tient bien droite. | SG-GCR : Au 20e degré, mot inscrit sur la colonnette de l’Occident. KELEH NEKAM DREAA : Composé de deux mots, Keleh ; (kaph, lamed, aleph )כלאgeôle (2R 25, 29) et Nekam, (noun, kaph, mem )נכםse venger, vengeance. | SG-GCR : Arme de vengeance. KETER DREAA : (kaph, tav, resh) couronne (Esth 1, 11) La 1re et la plus exaltée des Sephirot. | SG-GCR : La clé de la porte de la dixième voûte. | ISH : En arabe Est 1, 11 est : ( ) et signifie couronne. KY VOIR AU 7E DEGRÉ, LORSQUE SALOMON RELÈVE JOHABEN ET LUI DONNE LA CLÉ D’OR OUVRANT LE COFFRET D’ÉBÈNE. DREAA : Voir KAI et KI ; voir note précédente. Pourtant il est probable que ce soit une déformation de HAÏ (kheth, iod) : vivant (Gén. 9, 3). Un des noms de Dieu en tant que donneur de vie. | GUERILLOT 1 : p. 279. On peut y voir le mot hébreu : …כיMais il s’agit d’un pronom relatif, soit d’une conjonction aux multiples traductions (que, pour que, lorsque, si, alors, parce que, car, mais, cependant, quoique). Il faut chercher autre chose. Mais DREAA propose de voir une corruption de חיqui, comme adjectif, signifie vivant, fort, vaillant, revivant, renaissant, cru ou vif. Comme le récipiendaire demeure à genoux jusqu’à ce que le Trois Fois Illustre dise Ky, il est très vraisemblable que l’hypothèse de DREAA soit exacte. 337 LAURIER Un rameau de laurier est le symbole de la victoire ; il était attribué rituellement à Apollon dans l’Antiquité gréco-romaine, donc porteur vers la lumière extraite de la matière réalisée. LAMECH DREAA : Lamech (lamed, mem, kaph) : fort, sauvage, qui renverse, force ; fils de Mathusalem et père de Noé (Gen. 5, 25). MA’KAH Territoire au nord-est de la Galilée, riche en oliveraies et sur lequel se sont établis des pressoirs d’olives. Un des rois de cette contrée, allié aux Amorrites, combattit David : voir 1 Chr. 19, 6ss ; le peuple de Ma`kah ne fut pas déplacé par les Israélites : voir Jos. 13, 13. MACOBIM DREAA : Une orthographe différente : Makhovim (( )מכוביןmem, kaph, vav, beth, iod, noun), pluriel de Makhobi, la source du mot est probablement Makhav (mem, kaph, beth) מכבmarteau. En français, il est devenu Macchabée, à travers le grec Makkabos, surnom de yahuda, troisième et plus connu des fils de Mattatiahu et chef de la révolte des Maccabées contre les Syro-hellènes qui occupaient la Terre Sainte (Antiochus Epiphanus, 168 A. J-C.) avaient profané le Temple reconstruit par Zerubabel et qui y avaient interdit le culte traditionnel. C’est d’ailleurs le miracle de la multiplication de l’huile consacrée, lors de la victoire des Maccabées, qui est célébrée par la fête juive du solstice d’hiver, Hannuka. | SG-GCR : Douleur, affliction. MALKOUT (mem, lamed, kaph, vav, tav), royaume ou royauté (Nb 24, 7). La 10e et dernière Saphira. | SG-GCR : La clé de la porte de la première Voûte. Une autre orthographe : Malkuth, et d’après le Rituel de « Grand Écossais 14e » c’est la première porte des voûtes sacrées. | ISH : Si le mot est d’origine araméenne sa signification est royaume. DREAA : MATUSALEM (mem, tav, vav, shin, aleph, lamed, kheth), nom propre masculin, fils d’Enoch (2) et père de Lamech dont le fils était Noé, le héros du déluge et générateur des trois générations majeures de l’humanité : Sem (shin, mem), Cham (kheth, mem) et Japhet (iod, pé, tav). | OO&RS : p. 480 – Metushelah, (mem, tav, vav, shin, aleph, 338 lamed, kheth) : l’homme du dieu Shelah ; (Shelah peut signifier aussi javelot), l’homme du javelot ; fils d’Enoch et père de Lamech. Il fut un des patriarches antédiluviens qui vécut le plus longtemps, 969 ans, Gen. 5, 21-27 (la généalogie sacerdotale). D’après Luc 3, 37, il était un des ancêtres de Jésus. MELQART [= Heraclès = Hercules] | ISH : Mot phénicien, contraction de Melek Qart qui signifie roi ou seigneur de la ville.Voir Eusèbe de Caesarée, La Préparation Evangélique, édition Le Cerf, Paris, 1974, I : 10, 24, où Eusèbe cite Philon de Byblos qui cite Sanchuniaton : « ... Demarous a pour fils Melcarthros, qu’on appelle aussi Heraklès ». Par ailleurs, Jean Bayet dans l’Histoire... de la Religion romaine, édition Payot, Paris, 1957, page 205 écrit : « La domination latine n’avait pas aboli l’apport religieux des anciens navigateurs phéniciens et carthaginois : ... le Melqart de Gadès avait toujours grande faveur, et jusqu’à Rome, sous le nom d’Hercules ». MOA BON DREAA : (mem, vav, aleph, beth, noun) : un diminutif de MOAV (mem, vav, aleph, beth) [aussi le pays du même nom, à l’est du Jourdain]. Mohabon était le fils né de l’inceste de la fille aînée de Loth avec son père (Gén. 19, 36). Dans son utilisation en tant que mot sacré, possible, mais il s’agit plus probablement d’une distorsion de Ma Habrocome, le mot donné par le Tuileur du Convent de Lausanne. Une interprétation très répandue du mot (mais sans aucune relation avec son sens réel) est la chair quitte les os. Dans la tradition de certains degrés, il s’agirait du nom du « plus zélé des Maîtres de son temps, ami d’Hiram Abri ». | ISH : Il est possible que Moa Bon soit la déformation de l’Araméen Meheb Benia (mem, hé, beth - beth, noun, iod, aleph) qui signifie : se dévouer pour l’édifice ou le bâtiment. MOT Je le conçois être le symbole de la Vérité Divine ; et toutes ses modifications – la perte, la substitution et le mot retrouvé – ne sont que des faisant partie du symbole mythique qu’est la quête de la vérité. En un sens général, le Mot lui-même étant alors le symbole de la Vérité Divine, le récit de sa perte et la quête pour le retrouver devient le symbole mythique de la corruption puis de la perte de la vraie religion parmi les anciennes nations, au temps de la dispersion dans la plaine de Shinar, et de la tentative des sages, des philosophes et des prêtres, de la trouver et de la retenir dans le secret mystique et l’initiation, qui, en conséquence, furent désignés comme la fausse francmaçonnerie de l’Antiquité. Mais il y a une interprétation spéciale ou individuelle MEoF : 339 ainsi qu’une interprétation générale du Mot accompagné du mythe d’une perte, d’une substitution et d’un recouvrement, devient le symbole du progrès personnel du candidat à partir de sa première initiation jusqu’à l’accomplissement de son cours, quand il reçoit le développement entier des mystères. | MEoF : On ne peut pas se répéter que le MOT est, en maçonnerie, le symbole de VÉRITÉ. La vérité est le grand objet de poursuite en maçonnerie – la portée et la tendance de toutes ses investigations – la récompense promise de tout travail maçonnique. Cette vérité, que la maçonnerie fait le grand objet de leurs investigations, n’est pas la simple vérité de la science ou la vérité de l’histoire, mais elle est la plus importante vérité qui n’est que le synonyme de la connaissance de la Nature de Dieu. Cette vérité qui embrasse, dans le Tétragramme Sacré et de quoi lui-même faisait allusion quand il déclarait à Moïse : « Je suis apparu à Abraham, à Isaac, et à Jacob par le nom de Dieu le Tout-Puissant ; mais par mon nom Jéhovah je ne leur étais pas connu ». La découverte de cette vérité, ainsi, le symbolisme essentiel du degré de la Royale Arche. N’importe où il est pratiqué – et sous quelques insolites noms, de degré il est trouvé dans tout Rite de la Maçonnerie – ce symbolisme est préservé. Toutefois la légende peut varier ; les cérémonies de réception et les étapes préliminaires à l’initiation peuvent varier, la consommation est toujours la même – la grande découverte qui représente la réalisation de la Vérité. NADIR DREAA : De l’arabe nadîr, opposé. Point se trouvant à l’opposé du Zénith, donc à une distance infinie vers le « bas » par rapport à l’endroit où l’on se trouve, dans la prolongation d’un fil à plomb. Utilisé dans le symbolisme maçonnique pour définir les dimensions de la Loge ainsi que celles de l’Univers. | ISH : De nos jours, le mot arabe Nadir (noun, teth, iod, resh) signifie : semblable, pareil, face à face. NEDER SG-GCR : vœu, offrande. | DREAA : (noun, daleth, resh) serment, vœu (Gen. 28, 20). | ISH : ( ) de l’arabe racine trilitère (noun, thâl, resh) vœu, consacrer à Dieu. NEKAH D’APRÈS LE RITUEL REAA DU 5E AU 9E DEGRÉ ET DU 10E AU 12E DEGRÉ : BLESSURE. DREAA : (noun, kaph, hé): blessure (2 Rois 8, 28). Marcel Bakri pense aussi à une simple déformation de Nekam. | ISH : Si le mot est une déformation de Nekah ( )נכח: tracasser, créer des misères. 340 NEKAM D’APRÈS LE RITUEL REAA DU 5E AU 9E DEGRÉ ET DU 10E AU 12E DEGRÉ : VENGEANCE. DREAA : (noun, koph, mem): se venger, vengeance (Deut. 32, 35). NETZAKH DREAA : (noun, tsadik, kheth) victoire, gloire, splendeur. La 7e Saphir. | SG-GCR : Prononcé Netzam, la clé de la porte de la quatrième voûte. | ISH : L’orthographe (noun, tsadik, kheth) donne en araméen surpasser voir Qn 6, 4 et en arabe ( ) et signifie être sincère. NOÈ Noé (noun, kheth) : repos. Nom du personnage biblique (Gen. 5, 29), fils de Lamech et père de Sem, Kham et Yaphet constructeur de l’Arche et héros du récit du déluge. Noé est honoré par la franc-maçonnerie en tant que « premier patriarche, ce qu’il fut bien avant l’apparition de toute religion révélée ». Constructeur de l’Arche, il fut donc aussi le premier architecte naval et l’ancêtre de la francmaçonnerie (et du compagnonnage) du bois. | MEoF : Dans toutes les Constitutions maçonniques manuscrites et existantes, Noé et le Déluge jouent une partie importante dans la « Légende du Métier ». Ainsi à fur et à mesure que le système maçonnique se développait, on le reconsidérait comme un des patrons de la maçonnerie. Et cette connexion de Noé avec l’histoire mystique de l’Ordre le rapprochait davantage par l’influence de plusieurs symboles empruntés à la tradition « noachique », une des plus prédominantes de toutes les anciennes fois. Ainsi les légendes « noachiques » s’unirent aux légendes maçonniques que les francs-maçons avaient entamées et ils furent appelés et sont toujours appelés « Noachiques » ou les descendants de Noé, un terme appliqué, en premier, par Anderson, et fréquemment utilisé de nos jours. | À ce sujet DREAA dit : « Noachique », terme utilisé pour identifier les membres de certains degrés du REAA et parfois la franc-maçonnerie en général. D’ailleurs, James Anderson dit, dans la Charge No. 1 des Old Charges (édition 1739 ; cette expression n’existait pas encore dans celles de 1723) : « A Mason is obliged by his Tenure to observe the Moral Law, as a true Noachida ... » c’est-à-dire « Un franc-maçon est obligé par son Appartenance d’observer la Loi Morale, comme un vrai Noachique ». DREAA : OLIVIER Une branche d’olivier est le symbole de la paix ; elle était attribuée à Athénée dans l’Antiquité gréco-romaine, donc attribuée au savoir et aux arts. 341 PERFECTION Il s’agit de Loges dites de Perfection. Le Rite Écossais Ancien et Accepté, dans ses degrés supérieurs, va du 4e jusqu’au 33e degré répartis sur trois échelons. Le premier échelon : les Loges de Perfection, du 4e au 14e degré ; le deuxième échelon : les Souverains Chapitres, du 15e au 18e degré; et le troisième échelon, les Sublimes Aréopages, du 19e au 30e degré. Les degrés 31e (Grand Tribunal), 32e (Grand Consistoire) et 33e (Conseil Suprême) sont des degrés de fonction : judiciaire, administratif et gouverneur. POIGNARD Arme blanche utilisée par des sectes telles que les « sicards », contemporains de Jésus Christ et les « Assassins » ou « Hashshashines » du XIIe siècle, pour purifier, immoler et même tuer. RAB-BANAÏN ISH : ( )רב בנאין: Rab = Seigneur et Banaïn = le pluriel de Bana qui signifie Architecte, donc Rab-Banaïn signifie le Seigneur des architectes ou autrement dit le Chef des architectes. | DREAA : Déformation de RAV-BINIAN (resh, beth beth, noun, iod, noun): maître d’œuvre ou maître architecte. RAPHIDON Traditionnellement vrai maçon. Aucune traduction réelle n’est connue. Le mot peut éventuellement dériver de rephidim. | ISH : La forme « ôn » finale indique, en langue araméenne que le mot est un diminutif. De l’araméen nom composé de raphid, qui signifie ramper, et de ôn, et le tout signifierait : petit rampant. DREAA : RAZAH – BELSIJAH Déformation de RAZA BETSILAH (resh, zaïn, he – beth, tsadik, iod, lamed, aleph) ma maigre dans l’ombre ; traduit par Vuillaume comme : ascétisme dans la solitude et par Delaulnaye comme : il extermina dans la solitude. DREAA : SAGESSE DE SALOMON La littérature sapientielle a fleuri dans tout le Proche-Orient. Au long de son histoire, l’Égypte a produit des écrits de sagesse. En Mésopotamie, depuis l’époque sumérienne, on a composé des proverbes, des fables, des poèmes de souffrance qu’on a comparée à Job. Des milieux de la langue araméenne proviennent la Sagesse d’Ahiqâr qui a été traduite en plusieurs langues anciennes. La Sagesse d’Ahiqâr est devenue une sagesse internationale. Elle éclaire la destinée des individus, non par une réflexion philosophique à la « manière des 342 Grecs », mais en cueillant le fruit de l’expérience vécue, devenue tradition au cours des générations successives. C’est un art de bien vivre avec une marque de bonne éducation. Les Israélites prennent à leur compte cette sagesse et l’attribuent à Salomon. SCELEMOT SG-GCR : Perfection. | DREAA : (shin, lamed, mem, vav, tav) Perfection. De Shalem. ISH : ( ) pluriel de shalem, Salutations ou paix. SEPHIROT DREAA : Pluriel de Saphira. Saphira, (samekh, pé, iod, resh, hé) compte, décompte. La méthode de la Qabalah découpe arbitrairement le cours homogène de l’émanation (reliant le créateur à la création) en dix « moments » correspondant à dix caractéristiques majeures du Créateur. Ce sont les dix Sephirot. | ISH : Siphr, Siphr en arabe signifie livre, chapitre, tel Siphr de la Genèse. SHIBOLET (shin, beth, iod, lamed, aleph, tav), c’est un pluriel ancien du mot shbîl (shin, beth, iod, lamed). | MEoF : Article « Shiboleth », une première signification : épi de maïs ; une deuxième un cours d’eau. Comme les Ephraïmites étaient désireux de traverser la rivière, il est probable que cette seconde signification a été proposée aux Gileadites comme un mot de passe approprié en l’occasion. La prononciation de la première consonne de Shiboleth se dit « SCH », une rêche expiration extrêmement difficile à prononcer par une personne dont les cordes vocales ne sont pas accoutumées à le prononcer. C’était le cas des Ephraïmites, qui substituaient l’expiration par un sifflement d’un « S ». Leurs cordes vocales étaient incapables d’exécuter la rêche expiration, et, ainsi que la légende le veut, ne pouvaient se conformer à le prononcer correctement. | DREAA : (shin, [iod], beth, [vav}, lamed, tav) : épi de blé et aussi courant d’une rivière. Ce terme servit de mot de passe aux guerriers de Gill`ad (Gallad) dans leur guerre contre les Ephraïmites, car ceux-ci étaient incapables de prononcer le shin, qu’ils pronon) c’est un çaient « s » (Juge. 12, 6). Ceci leur valut de gros ennuis. | ISH : ( pluriel ancien du mot sabîl ( ) et qui signifie le chemin qui longe le canal qui amène l’eau d’une source ou d’un gué au bassin de retentions et qui sert à la maintenance de ce cours d’eau. En hébreu de nos jours, Shiboleth )בילאת signifie épi de blé ; épi de blé se dit en arabe : sinbuleth. L’Arabe, du temps de l’occupation ottomane, donne au mot Sabîl ( ) la signification suivante: la fontaine d’eau publique placée dans la rue principale du quartier. 343 SIGNE D’ADMIRATION Les maçons de Rite Écossais Ancien et Accepté, arrivés au grade de Royal Arche, 13e degré, reçoivent l’instruction du signe d’admiration. Il consiste en relevant les deux mains vers le ciel, la tête reposant sur l’épaule gauche et tombant sur le genou droit. STOLKIN Traduction inconnue... la structure du mot parait sémitique. Le suffixe -in est un pluriel masculin araméen. Pourrait provenir de la racine (shin, tav, lamed), planter ou de (shin, tav, lamed, koph), disparaître, s’enfuir, mais introuvable dans les dictionnaires. Dans la tradition, eau courante (ce qui pourrait avoir quelque chose en commun avec la notion de s’enfuir ou de disparaître) Marcel Bakri, pense à une déformation de Shtaltan (shin, tav, lamed, teth, noun), despote, homme autoritaire. Traditionnellement encore et selon VMM, l’un des trois meurtriers. Selon une autre tradition, et un autre degré, Stolkin surveillait les ouvriers de la tribu de Benjamin. À encore un autre degré et selon un autre rituel : favori de Salomon. Bien entendu, il n’existe pas d’équivalent biblique de ce personnage. | ISH : Avec toutes les déformations séculaires le mot, tout simplement, aurait pu être à l’origine le mot « Shaytâne » dont la signification littérale est « diable ». Au 20e degré c’est la réponse au mot de passe jeksan. | MEoF : p. 123; Titi est le nom de la première personne qui reçu le titre de Prince des Harodim et qui fut le premier à être désigné par le roi Salomon Prévôt et Juge. Ce personnage est mythique, le nom n’est pas hébreu et il ne se trouve pas dans la Bible. DREAA : TIFERET DREAA : Ou Tifara (tav, pé, aleph, resh, tav ou hé) gloire beauté (1 Chr. 22, 5). La 6e Saphira. | SG-GCR : Une autre orthographe Thipheret. La clé de la porte de la cinquième voûte. Le mot Tiferet de 1 Chr. 22, 5 se dit en arabe ( ) qui signifie gloire, illustre. TITO DREAA : Traditionnellement mais non bibliquement, prince des Harodim, les surveillants des ouvriers sur le chantier du Temple ; pourtant ce n’est pas un mot hébreu. Selon Vuillaume, il s’agirait d’une corruption de l’hébreu Akhitov [mon bon frère], ce qui est possible à la rigueur. Selon une autre tradition, ce serait le surveillant des ouvriers de la tribu de Naphtali. C’est difficile à dire. Bien entendu il n’existe pas d’équivalent de ce personnage dans les Écritures, à moins que le nom ne vienne (ce qui est tout aussi improbable) de l’Évangile dans sa 344 traduction espagnole, où Tito est le nom donné à Titus un disciple de saint Paul souvent mentionné dans les Epîtres. | MEoF : p. 123 ; Tito est le nom de la première personne qui reçut lettre de Prince Harodim et qui fut le premier à être désigné par Salomon, Prévôt et Juge. Ce personnage est mythique, le nom ne se trouve pas dans la langue hébraïque; une légende maçonnique lui confie les soins de la tribu de Naphtalie. | GUERILLOT 1 : p. 278. Tito est du bon hébreu : טיטו, signifie tout simplement, en raison du suffixe וson argile. On trouve le mot טיט douze fois dans la Bible, par exemple dans Isaïe 41, 25. Et Tito prince des Harodim c’est littéralement : son argile, prince de ceux qui ont dominé. Dès lors, le sens véritable apparaît : il s’agit du prince de ceux qui ont su dominer leurs passions, l’argile, la boue, dont l’homme a été fait. | GUERILLOT 2 : p. 372. Dans le degré de Prévot et Juge, il est question de Tito, prince des aérodim. Les commentateurs ont voulu voir dans Tito une corruption.Vuillaume, par exemple, veut y voir אחיטוב, qu’il traduit par mon frère est bon. Harodim est le pluriel de רדה, dont les significations sont fouler, dominer, s’emparer. Tito est du bon h hébreu : טיטוsignifie tout simplement, en raison de la terminaison en וson alter ego. On trouve le mot טיטוdouze fois dans la Bible (par exemple dans Isaïe). TOLÉRANCE Au 20e degré, mot inscrit sur la colonnette du Midi. TRIMEGISTE Trois Fois Puissant, une autre forme de Trimegiste, appellation que Taouth, l’antique Egyptien, Tâghouth, l’antique Chaldéen et Hermès, l’antique Grec, avait reçu et qui signifie : Trois Fois Grand. TUBAL-CAÏN DREAA : (tav, vav, beth, lamed - koph, iod, noun) : le fils de Lemech et de Tzilla et descendant de Qaïn (prononcé Cahine), forgeron de tout instrument de fer et de bronze (Gén. 4, 22). | VMM et autres auteurs traduisent ce nom par possessions mondaines; c’est peu convaincant, et la signification précise de ce mot reste l’une des énigmes de l’exégèse biblique. Tubal (Touval) est un terme générique très ancien pour faire, faiseur, fabricant, de la racine (iod, beth, lamed), apporter, produire. C’est aussi un terme cananéen pour javelot. Caïn, comme l’arbre qayin, vient du chaldéen et veut dire forgeron, travailleurs des métaux. | ISH : Tout autre que seraph, pluriel, seruphim (qui a donné le terme chérubin ; les deux villes Seraphta et Sarba), qui signifie celui qui prépare les alliages des métaux, par exemple le rajout de l’étain à l’airain pour donner du bronze, très utilisé, par l’Empire de Domitien, tout au début de notre ère. Les allitérations avec Vulcain, 345 elles non plus, ne sont probablement pas dénuées de fondement, car Touval-Caïn fait partie du fonds commun à l’humanité tout entière, de dieux et de demidieux du feu et des métaux, souterrains et boiteux. Notez les noms des parents de Toubal Caïn qui, s’ils sont coïncidents (mais y aurait-il des coïncidences dans le texte biblique?) sont particulièrement bien trouvés : Lemech, force, sauvage, et Tzilla, ombre. TUWA Yaqût, Géographe arabe du Xe siècle dit : « le val de Tuwa se trouve dans le Sinaï aux pieds du mont du même nom ». UNICITÉ Damacius dans son Traité des Premiers Principes dit : Les trois principes hénadiques que sont l’Un – Tout, le Tout – Un et l’Unifié ne sont pas des déterminations, même exemplaires ; on ne peut pas les isoler les uns des autres ; ils ne forment qu’un seul et même mouvement ; ils ne sont pas numériquement trois, et leur apparence triadique s’inclue dans la simplicité de l’un, caché sous elle et allusivement évoqué dans une sorte d’inversion projective qui demeure prédiscursive [= qui vient avant ce qui repose sur la discussion] (Damascius, Traité des Premiers Principes et de l’Ineffable et de l’Un, Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p. LXIII. Par ailleurs et dans le même traité en page 92, Damascius dit : « ... on admettra qu’il y a aussi une procession de l’ineffable... ; de la même manière que l’exprimable ; et nous admettons alors qu’il y a, non plus deux, mais trois monades et trois nombres, à savoir le substantiel, l’unitaire, l’ineffable... en un mot, nous mêlerons beaucoup d’exprimable à l’ineffable ». VÉRITÉ Au 20e degré, mot inscrit sur la colonnette de l’Orient.Voir Emeth. VINGT-SEPT D’après Porphyre, Vie de Pythagore, Lettre à Marcella, étudié et traduit par Edouard Des Places SJ, Les Belles Lettres, Paris, 1982, Dans sa Vie de Pythagore, en Livre I, Chapitre 17, Porphyre nous dit : « ... Descendu dans la grotte de l’Ida [en Crête] avec de la laine noire, il [Pythagore] passa là les trois fois neuf [3 x 9 = 27 ou 27 = 3 x 3 x 3 = 33 ] jours rituels, sacrifia à Zeus, vit le trône que l’on jonche de feuilles chaque année en son honneur, et grava sur sa tombe une épigramme intitulée « Pythagore à Zeus » dont voici le début : Ci-gît mort Zan, que l’on appelle Zeus ou sur lequel on étend des tapis ». Par ailleurs La Lune est citée 27 fois dans le Coran,... Le nom ineffable de Dieu (Yahvé) est mentionné 27 fois dans la Bible. 346 La Lune est citée 27 fois dans le Coran ; voir la Sourate 54 - Al Qamar [La Lune]. Rappelons ici que 81 est aussi le nombre trois porté à la quatrième puissance ; le trois est un des symboles maçonniques, quatrième : nous sommes en Loge de Perfection. VOÛTE SECRÈTE En tant que symbole, la Voûte Secrète n’est pas présente en maçonnerie bleue. On la trouve uniquement dans les Hauts Grades, telle que la Royale Arche de tous les rites, où elle joue un rôle important. Dr. Oliver, dans son Historical Landmarks donne, en se référant à la construction du second Temple, les détails suivants sur la légende de cette voûte : Les fondations sont ouvertes et débarrassées des débris. Le niveau de base établi, les travaux pouvaient commencer. Étant engagés dans les fondations, trois ouvriers fortunés, découvrirent notre pierre de base, qui fut déposée dans la Voûte Secrète par la Sagesse, la Force et la Beauté, pour parer à toute communication de secrets ineffables vers des personnes profanes ou non méritantes. Cette découverte ayant été communiquée au prince, prophète et prêtre des Juifs, la pierre fut adoptée comme pierre angulaire du bâtiment à réédifier, et ainsi elle devient, en un nouveau et expressif sens, le type d’une plus excellente récompense. Une avenue fut aussi accidentellement découverte, alignée par une paire de sept piliers parfaits et entiers du point de vue de leur position, la fureur des flammes s’en est échappée et la désolation causée par la guerre qui avait détruit toute la ville. La Voûte Secrète, construite par Salomon comme entrepôt sûr pour les secrets et qui auraient été inévitablement perdus sans un tel expédient convenable, communiquait, par une avenue souterraine, avec le palais du roi; mais lors de la destruction de Jérusalem, le portail d’entrée étant bloqué par les déchets des bâtiments détruits, il fut découvert par l’apparition de la clef de voûte parmi les pierres de la fondation du saint des Saints. Une soigneuse inspection fut conduite et les secrets inestimables étaient replacés dans un endroit sûr. | MEoF : Elle était, dans les anciens mystères de la tombe symbolique ; car l’initiation était le symbole de la mort ; où uniquement la Vérité Divine se trouve. La maçonnerie a adopté la même idée. On nous apprend que la mort est le début de la vie : car si le premier ou éphémère temple de notre vie transitoire est sur la surface, nous devons descendre dans la voûte secrète avant que nous puissions retrouver ce sacré dépôt de vérité qui doit orner notre second temple de la vie éternelle. C’est dans ce sens, d’une entrée à travers la tombe vers une vie éternelle que nous devons nous représenter le symbolisme de la voûte secrète. Comme tout autre mythe et allégorie de la Franc-maçonnerie, la relation historique pourrait être vraie ou fausse ; elle pourrait être basée sur des faits ou elle pourrait être l’invention de 347 l’imagination ; la leçon est toujours là et le symbolisme l’enseigne exclusivement de l’histoire. (MEoF, article « Voûte, Secrète »). VOÛTE SOUTERRAINE Me revient en mémoire, l’hiver de 1966-67, quand j’étais en train de creuser les fondations du Palais gouvernemental à Beit Hanina à quelques kilomètres au nord-est de Jérusalem et que j’utilisais du béton maigre pour boucher les grosses cavités dans le sol, les paroles de S.M. le roi Hussein disant : « As-tu redécouvert les voûtes d’Idris, votre Hanouch ». YAFFA (iod, pé, hé) : la belle (ou la haute, si c’est un mot philistin). Sans doute c’est le nom hébreu qui est le bon ; le rocher de Yaffa ne fait pas plus de 50 mètres de haut ! Nom du port méditerranéen (Josué : 19, 46), une des villes les plus anciennes du monde (env. 5000 ans avant J-C) à être habitée sans interruption jusqu’à notre époque et point côtier le plus proche de Jérusalem. C’est là que fut déchargé le bois de cèdre que le roi Hiram envoyait au roi Salomon, par radeau depuis Tyr, pour la construction du Temple. Une certaine tradition dit que la caverne, près de Yaffa,Yehohaben trouva et tua un assassin. Selon une autre légende, qui est sans doute plus ancienne, ce fut près de Yaffa qu’Andromède, fille du roi Céphée, attachée à un rocher en sacrifice à un monstre marin, fut délivrée par Persée. DREAA : YAHVE DREAA : (iod,hé, vav, hé) un des noms de Dieu, le tétragramme ineffable de la tradition hébraïque. Contrairement à une opinion répandue, le lot apparaît tard dans la Bible, lorsque Dieu se nomme pour la première fois à Moïse (Ex. 6, 3) et peu souvent : exactement 27 fois, dont 18 dans les Psaumes. Sa traduction est bien entendu inconnue, sa prononciation exacte reste en fait aussi un mystère total, car ce que le grand prêtre prononçait une fois par an dans le saint des Saints pouvait être tout aussi bien une phrase ayant comme acronyme le Tétragramme Sacré qu’une transposition (gématrielle par exemple) des caractères en un autre mot, une opération de témoura ou tout autre codage imaginable. Seulement deux personnages historiques (ou légendaires ?) : assez récents d’ailleurs, furent réputés en connaître la vraie prononciation : Israël Baal Shem Tov, fondateur malgré lui du Hassidisme, et Rabbi Yehouda ben Betsalel Loew de Prague, créateur du Golem.Yahve est souvent et traditionnellement traduit par Je suis Celui qui est ou qui suis, parce que le Seigneur lui-même utilise le terme en s’adressant à Moïse sur le Mont Sinaï (ou Horeb, Ex. 3, 14), mais cette traduction 348 est difficile à défendre du point de vue grammatical et étymologique. | VMM : Le mot YAHO (iod, hé, vav) n’est point hébraïque, il est une corruption du grand mot Jehovah,YHWH (iod, hé, vav, hé), mais il aurait pu ajouter que cette corruption était de l’arabe coranique. | ISH : Si YHVH est prononcé Yâ Hua, en arabe , Ô Toi ; expression chère aux Soufi. YERBAL DREAA : N’a pas de traduction généralement acceptée. Selon certaines traditions maçonniques, le nom du capitaine des gardes du roi Salomon. Pourrait être une déformation de Zer`a Ba`al, de Zerubavel ou, selon Marcel Bacri, de Zarab ou Zarav (zaïn, resh, beth), couler ; ou Zabel ou Zavel, même orthographe, fumier. MEoF : Sherev yah : ce n’est pas très convaincant non plus. Selon une autre tradition, ce serait le surveillant des ouvriers de la tribu de Ruben (ou plutôt Reouven). Bien entendu, il n’existe pas d’équivalent biblique de ce personnage. Pourrait bien provenir des démonologies apparues au XVIIIe siècle, suite à la publication du sepher Raziel, comme par exemple les Clavicules de Salomon. Au 6e degré Zerbal est la réponse au mot de passe ; déformation de la phrase, en hébreu, « Yeho ha Ben » (iod, hé, vav, hé - hé - beth, noun), de ce grade. | ISH : Si Zerbal est un nom propre et si son orthographe est (zaïn, iod, resh-beth, aïn, lamed) le nom propre signifie : seigneur de l’arène, homme fort du pays ; de l’Araméen : zîr (zaïn, iod, resh) : très forte et très lourde tâche et Baal (beth, aïn, lamed) : seigneur. | MEoF : p. 103 – Le nom du Capitaine des Gardes du roi Salomon dans le degré de Secrétaire Intime. Zerbal n’est pas mentionné dans les écritures. Il est donc une création des rituels qui ont servi à élaborer ce degré. Moris, du Rite Écossais Ancien et Accepté américain, précise que le nom Zerbal « n’est pas un nom hébraïque ». ZEBULON (zaïn, beth, lamed, vav, noun) petite demeure de Dieu. Nom d’un des fils de Jacob (Gn 30, 20) ainsi que l’une des douze tribus dont il fut l’ancêtre. | ISH : Avec la terminaison -ôn- peut être le diminutif de Zebul : qui signifie : demeure. DREAA : ZERUBABEL DREAA : (zaïn, resh, vav, beth, beth, lamed )זךובבלsemence de Babel ; Vuillaume dit « dispersion de la confusion », ce qui est faux. Chef du retour à Sion (et reconstructeur du Temple) après l’exil babylonien avec le titre de Ha Tisratha. Un fils de Pedaiah, selon 1Chr. 3, 19, de Shealtiel, selon Esd. 3, 2. Plus probablement le fils de Pedaiah et le descendant de Shealtiel. | ISH : (zaïn, resh, vav, aïn, beth, beth, lamed )זךובבלnom propre formé de deux mots : Zeru` (zaïn, 349 resh, aïn ), qui signifie semence de Babel qui est Babylone. | OO&RS : Mot composé accadéen qui signifie : de la lignée de Babylone, fils de Sealtiel. Il est né à Babylone, ce qui explique son nom, après l’édit de Cyrus en 538, il devient haut commissaire en charge des rapatriés. ZIZA (zaïn, iod, zaïn, aleph) : saillie, proéminence. Selon Marcus Jastrow, ce serait aussi une projection au-dessus de la porte, servant d’abri ou rebord d’une fenêtre, formant balconnet ou balustrade. Robert Young dit brillance ou éclat. Ziza est donné traditionnellement comme balustrade (Séparant le « saint » du « saint des Saints ») ou resplendissement. Pour Littré et Bailly, le grec balaustria signifie renflé comme une fleur de grenade avant l’éclosion. La « balustrade » apparaît sur les anciens tableaux de loge, dont le premier connu, chez Pérau en 1745. C’est plutôt zohar qui signifie en hébreu splendeur ou rayonnement (« Cahiers manuscrits des 33 degrés écossais »). Pour Tempestini (mais il a une très fertile imagination), ziza a le sens de fertilité. Ziza peut aussi vouloir dire coruscation, un terme très peu fréquent et non biblique (deux apparitions dans le Talmud), éclat vif, scintillant, tel que l’aspect de la surface d’un métal en fusion. Le mot apparaît trois fois dans la Bible mais toujours en tant que nom propre (1 Chr. 4, 37 ; 1 Chr. 23, 10 ; 2 Chr. 11, 20). Selon Marcel Bakri, il y a en Afrique du Nord beaucoup de personnes prénommées Zisa, ce qui voudrait dire en arabe dialectal : beauté (diminutif de aziz, aziza). Il n’est pas dit que nous soyons venus à bout de ziza. | ISH : Il m’est très difficile d’admettre que aziz ou aziza veuillent dire beauté. Personnellement j’avancerai ce qui suit : le mot ziza est une forme de cajolerie pour `Izza (aïn, zaïn, zaïn, aleph) qui signifie en araméen : gloire, puissance ou honneur. Ziza peut être aussi la déformation, ou diminutif cajoleur, du mot araméen zalqa qui signifie l’endroit lumineux, éblouissant. DREAA : D’UN COLLOQUE À L’AUTRE S∴ C∴ G∴ C∴ R∴ É∴ A∴ A∴ G∴ O∴ D∴ F∴ LES TEXTES QUI SUIVENT N’ENGAGENT QUE LEURS AUTEURS Vieillard à grande barbe blanche Rembrandt LES « COLLOQUES PHILOSOPHIQUES » DU SUPRÊME CONSEIL, GRAND COLLÈGE DU R∴E∴A∴A∴ - G∴O∴D∴F∴ Deux Colloques ont été organisés par le Suprême Conseil dans le deuxième trimestre de l’année 2008 : 1. Le 5 avril à Paris, « Hommes, Femmes, convergences » Sont intervenus : • Marie Lozier, G∴L∴F∴F∴ et Pierre Foldès, G∴O∴D∴F∴ : « Conversation » • Marie-Françoise Blanchet et Sylvia Cuni, G∴L∴F∴F∴ : « Entre duo et duel » • Claude Faivre, G∴O∴D∴F∴, M∴A∴S∴C∴ : « Le grand héritage » • Julien Rees, revue Freemaçonnery Today : « Franc-maçonnerie : vous avez dit universelle » 2. Le 17 mai à Paris, « Transmettre » Sont intervenus : • Thierry Vedel, professeur à sciences Po Paris : « Communication, politique et société » • François Lallier, écrivain : « Transmettre l’origine » • Michel Maffesoli, professeur à Paris IV-Sorbonne, écrivain : « De l’éducation à l’initiation » Cette dernière manifestation de l’année maçonnique 2007-2008 est la première d’une série à venir qui déclinera le thème générique de « Transmettre ». 353 Dans ce numéro double Automne 2008-Printemps 2009 il sera publié deux textes, actes des colloques passés, en complément de ceux qui ont été publiés dans le no 141 de Perspective Écossaise et qui avaient pour titre : « Philosophie et politique ». Les deux contributions qui ont été particulièrement remarquées au cours de ces Colloques ont pour titre : 1. « OGM et décroissance souhaitable » de Jean-Pierre Frémeaux, chercheur à l’INRA 2. « Les sciences du point de vue évolutionniste » de Ian Hacking, Professeur au Collège de France, chaire de philosophie et d’histoire des concepts scientifiques et Marc Kirsch, Maître de conférences au Collège de France. CLAUDE FAIVRE, 33e M∴A∴S∴C∴ OGM ET DÉCROISSANCE DURABLE JEAN-PIERRE FRÉMEAUX 1 DÉFINITION PRÉALABLE Les OGM (Organismes Génétiquement Modifiés) sont des organismes vivants dont le patrimoine génétique ou génome, a subi une modification, à la suite d’une intervention humaine directe. Les OGM peuvent être des virus, des organismes unicellulaires – bactéries ou levures –, des organismes pluricellulaires – plantes (PGM) et animaux. Le terme d’OGM est souvent utilisé pour désigner les plantes génétiquement modifiées. Je parlerai uniquement des organismes unicellulaires et des plantes modifiés qui représentent actuellement l’essentiel des OGM et des polémiques. INTRODUCTION Il n’est pas facile de présenter les OGM avec sérénité. • D’abord parce si le terme d’OGM est utilisé pour évoquer les plantes génétiquement modifiées, cela n’est pas, peut-être pas, tout à fait fortuit : certes les PGM ne représentent qu’une petite partie des OGM, (du moins en ce qui concerne les applications pratiques), mais les PGM ont l’avantage de renvoyer à la nourriture et à la nature, au « naturel » et il est plus facile de manipuler l’opinion à leur sujet (en parlant de malbouffe, de « Frankenstein food », du gène Terminator, etc.), que de s’en prendre à des médicaments produits par des bactéries génétiquement modifiées, plus sûrs que ceux obtenus autrefois. • Ensuite parce que les PGM (plus exactement les PGM appliquées à l’agriculture et l’agro-alimentaire) sont devenues emblématiques de tous les problèmes à la fois : surplus agricoles et déséquilibre Nord-Sud, mondialisation des échanges et régulation dictée par l’OMC, dépendance croissante envers quelques firmes multinationales, etc. 1. Chercheur à l’INRA, Directeur d’études de l’IAM de Montpellier. 355 Le lien établi est clair : la logique du marché, en l’occurrence la recherche du profit, s’appuie sur un soi-disant progrès économique et une croissance nécessaire, quels qu’en soient les coûts sociaux et environnementaux. Elle a besoin d’une recherche scientifique toujours prête à fournir de nouvelles opportunités de profit. Les OGM seraient l’exemple de cette logique, plus exactement les PGM, mais l’amalgame entre OGM et PGM est commode... et fructueux, du moins pour leurs adversaires ! • Enfin parce que les OGM, ainsi diabolisés, servent à décrédibiliser la recherche scientifique et la communauté des chercheurs. Ainsi lors du saccage d’une serre contenant des plants de riz génétiquement modifiés en 1999, au CIRAD, à Montpellier, les deux slogans suivants étaient placardés : « La question n’est pas d’être pour ou contre les OGM, mais pour ou contre le monde qui les produit » ; « Démasquons les chercheurs, vidons les laboratoires ». Il ne s’agit plus d’une critique raisonnable des plantes génétiquement modifiées mais d’un refus définitif de la recherche scientifique et en particulier de celle sur les OGM : il s’agit d’un refus des recherches biotechnologiques, considérées comme systématiquement liées à la recherche du profit et suspectes pour cette seule raison. Dans ces conditions, les chercheurs qui travaillent sur les OGM sont des apprentis-sorciers sans scrupules, ceux qui jugent les OGM plutôt utiles et leurs risques faibles sont des « vendus, des collabos » et ceux qui les croient sont tout simplement des imbéciles ! C’est ce « terrorisme » de l’esprit que je souhaite dénoncer avant d’aller plus loin. • J’estime en effet qu’il est possible de déplorer la croissance économique passée et ses conséquences sociales et environnementales, de dénoncer la mondialisation actuelle et de poser en même temps, sereinement, les questions suivantes : – Les OGM sont-ils utiles, lesquels et dans quelles conditions ? – Présentent-ils des risques et lesquels ? – Qu’en est-il en particulier des PGM ? • J’estime qu’il est légitime, sans être un vendu ou un imbécile, de se demander si les OGM permettront ou non à l’homme de répondre, en partie du moins, aux défis posés par la surpopulation mondiale des prochaines décennies et aux problèmes environnementaux gravissimes que l’humanité devra résoudre dans un avenir proche. 356 LES OGM OU ORGANISMES GÉNÉTIQUEMENT MODIFIÉS Les OGM ont subi une modification de leur patrimoine génétique. De quelle transformation s’agit-il ? • Chaque cellule d’un organisme vivant possède un ou plusieurs chromosomes (un dans le cas des organismes unicellulaires – bactéries et levures – plusieurs – réunis par paires – dans le cas des organismes pluricellulaires : à titre d’exemple, 6 chez le moustique, 24 dans les cellules du blé, 46 chez l’homme, 48 dans la pomme de terre, 104 chez la carpe). Ces chromosomes sont identiques dans les millions ou les milliards de cellules d’un être vivant donné. Chaque chromosome est constitué d’une très longue molécule d’ADN (l,80 m environ chez l’homme), constituée de sucres, de phosphates et de 4 bases azotées. • On appelle gène un fragment de cette molécule, considéré comme une unité de transmission de l’information héréditaire car il lui correspond une fonction précise. Ce caractère s’exprime par une protéine qui est caractéristique de chaque gène, quel que soit, en principe, l’organisme dans lequel il se trouve. L’ADN humain porte environ 35 000 gènes. La transformation génétique à l’origine des OGM est le transfert d’un gène étranger (ou transgène) dans le génome d’un organisme vivant afin de conférer à cet organisme la fonction liée au transgène. Le transfert d’un gène d’un organisme à un autre est rendu possible par le fait que tous les organismes vivants (virus, bactéries, plantes, animaux), possèdent le même système d’expression de l’information génétique. Cette universalité du support de l’information génétique, l’ADN, et du code génétique donne la possibilité théorique de faire exprimer par un organisme un gène (une information génétique) provenant de n’importe quel autre être vivant. • On appelle génie génétique (on ingénierie génétique) l’ensemble des techniques permettant d’introduire dans une cellule un gène qu’elle ne possède pas (ou de modifier l’expression d’un gène déjà présent dans la cellule). Les applications du génie génétique Les utilisations les plus médiatisées du génie génétique concernent les organismes supérieurs (et en particulier les plantes). Elles ne représentent pourtant aujourd’hui qu’une part minoritaire des multiples applications du génie génétique (en particulier les recherches en génétique et les utilisations en médecine). Avant d’évoquer les applications aux plantes et les problèmes qu’elles soulèvent, j’évoquerai brièvement certaines applications thérapeutiques et agroalimentaires : 357 Applications thérapeutiques Depuis une vingtaine d’années, des bactéries ont été génétiquement modifiées pour synthétiser certaines molécules utiles, en grande quantité et à faible coût (exemple de l’hormone de croissance ou de l’insuline). Des recherches portent actuellement sur des végétaux (production d’hémoglobine à partir de plants de tabac par exemple) ou sur des animaux également génétiquement modifiés. Quelques chiffres tirés d’un rapport présenté au Sénat en mai 2003. « En France, 16 % des médicaments, aux États-Unis, 60 % des nouveaux médicaments seraient actuellement issus du génie génétique ». La progression de tels médicaments est constante. Ajoutons que ces médicaments ne présentent aucun risque (à la différence parfois de ceux qu’ils remplacent et qui étaient obtenus autrefois à partir de tissus humains). Utilisations agro-alimentaires Des bactéries GM permettent de fabriquer, à échelle industrielle, des protéines ou des enzymes utilisées dans l’agro-alimentaire et ne présentent aucun risque puisqu’on ne les trouve pas dans le produit final : de nombreuses enzymes à usage industriel sont fabriquées de la sorte. Des bactéries et levures GM sont à l’étude, qui permettraient d’intervenir dans la fabrication de nombreux aliments et boissons fermentées (produits laitiers, pain, salaisons, boissons alcoolisées) en améliorant les conditions ou les résultats de cette fabrication. Ces recherches demeurent encore au stade du laboratoire : il existe un danger faible mais réel que ces microorganismes aient des échanges avec ceux de la flore intestinale ; les recherches doivent être poursuivies avant que des autorisations soient envisagées. L’application du génie génétique aux plantes Les modifications apportées par les transgènes peuvent porter sur les caractéristiques productives de la plante ou sur ses résistances : Les caractéristiques productives • Les plantes à usage alimentaire humain : réduction de leur pouvoir allergène (comme c’est le cas au Japon d’une variété de riz), amélioration des caractéristiques nutritionnelles (exemple du Golden rice) ou organoleptiques de certains aliments, adaptation aux besoins de la transformation industrielle ou de la distribution (cas des tomates par exemple). • Les plantes à usage alimentaire animal : réduction de la lignine et plus grande digestibilité, composition optimale en protéines des grains de maïs, etc. • Les plantes à fleurs 358 • Les plantes à usage industriel : fabrication d’huiles pour l’industrie, de biocarburants. La plupart de ces applications sont souvent encore au stade du laboratoire, en particulier lorsque leur intérêt économique n’est pas encore avéré. Les plantes résistantes : – Les plantes résistantes aux ravageurs : c’est le cas par exemple des maïs résistants à la pyrale grâce à l’introduction dans leur génome d’un transgène provenant d’une bactérie du sol, le Bacillus thurigiensis. C’est le cas également de riz transgéniques produits depuis 1993 en Asie, permettant une augmentation significative de la production et une réduction également significative de l’emploi de pesticides chimiques, le transgène ne s’exprime que dans les tissus attaqués par les insectes, ne se trouve ni dans le pollen, ni dans les graines. C’est le cas aussi de coton transgénique, produit en Chine et qui permet d’éviter 7 ou 8 épandages toxiques pour l’homme et l’environnement. – Les plantes résistantes aux herbicides permettant l’utilisation d’un herbicide dit « total » (qui détruit normalement tous les végétaux sauf la PGM) avec des doses plus faibles et un seul passage en général. La presque totalité des PGM cultivées dans le monde : soja (63 % de le surface mondiale, 74 % des surfaces américaines en 2002), coton (71 % des surfaces américaines en 2002), colza, maïs, etc. correspond à ces types de PGM. En 2002, les surfaces cultivées en OGM étaient de 39 millions d’hectares aux États-Unis; venaient ensuite le Canada, l’Argentine, la Chine, l’Inde. Enfin l’obtention de plantes résistantes à des conditions difficiles (sécheresse, froid, salinité, sols pollués) sera probablement un objectif essentiel au cours des prochaines décennies. LES PGM SONT-ELLES DANGEREUSES ? Dangereuses pour la santé ? Le transgène ne présente aucun danger (il représente quelques molécules et se trouve vite digéré !) mais, par contre, la protéine, produite en quantité, peut être toxique ou présenter un potentiel allergène : la toxicité est recherchée par des études in vitro ou des études sur des animaux (rats et poulets) ; le pouvoir allergène est plus difficile à évaluer mais c’est le cas pour tous les aliments nouveaux ! Comme dans le domaine du médicament ou des pesticides, l’industriel assume les coûts et la responsabilité des études et présente ses données aux agences nationales d’expertise comme l’AFSSA (Agence Française de Sécurité Sanitaire 359 des Aliments) qui peuvent demander des compléments d’information. La Secrétaire scientifique du groupe d’experts sur les OGM de cette Agence résume plusieurs années d’observation : « Aucune étude scientifique indépendante n’a permis de conclure que les OGM déjà commercialisés dans le monde présentent un risque pour la santé humaine ». À ce jour, les expériences de laboratoire et l’observation épidémiologique dans les pays où les OGM sont massivement consommés n’ont pas mis en évidence d’impact significatif. Enfin la manipulation la plus controversée qui consistait à ajouter un gène de résistance à un antibiotique (l’ampicilline) pour rendre plus faciles les opérations de transfert du gène, a été abandonnée et remplacée : le risque de résistance aux antibiotiques est disparu pour les PGM actuellement créées (dits de 2e génération). En tout état de cause, l’Union Européenne vient de prendre des dispositions pour l’étiquetage et la traçabilité des PGM : tout produit alimentaire qui contient plus de 0,9 % d’OGM devra en porter mention, qu’il soit destiné à la consommation humaine ou animale. Notons que le consommateur ne saura pas si le produit contient 1 ou 40 % d’OGM et qu’il n’est pas obligatoire de mentionner si des animaux ont été nourris ou non avec des PGM, mais il est pratiquement établi qu’il n’y a aucun risque de ce côté-là. Petite remarque : l’agriculture bio est également soumise aux lois du marché ; elle est soumise à une obligation de mode de production, mais pas de résultat ! Indiquons seulement que les engrais organiques utilisés dans cette agriculture sont à l’origine de la contamination croissante par des champignons microscopiques dont certains sont porteurs de toxines déconseillées à la consommation... et qu’il n’est pas impossible que la consommation des produits bio devienne un jour un problème de santé publique ! Dangereuses pour l’environnement ? C’est le point le plus controversé et ce n’est pas étonnant car il s’agit du « domaine réservé » des écologistes qui tiennent à préserver les équilibres environnementaux alors que les agriculteurs recherchent plutôt des rendements ; les deux toutefois s’accordent sur au moins un point : l’intérêt de réduire les épandages de pesticides ou d’herbicides en raison de leur toxicité et de la pollution qui en résulte ! Le risque de perturbation des équilibres Toute introduction d’une culture et de pratiques culturales nouvelles bouleverse les équilibres précédents, pas vraiment « naturels » depuis l’invention de l’agriculture... il y a 10 000 ans ! L’introduction des OGM devrait obliger à des études 360 cas par cas et la Commission de génie Biomoléculaire est chargée d’apprécier, en France, ce genre de risques. En particulier, l’utilisation d’un traitement à large échelle et sur une longue période conduit très souvent à l’apparition d’individus résistants : une stratégie visant à limiter cette apparition consiste à laisser des zones non traitées autour des champs traités (ou des zones plantées en variétés non génétiquement modifiées). Autres exemples : la résistance à un ravageur est susceptible de favoriser la pullulation d’un autre ravageur ; cela n’est pas spécifique des PGM. Plus globalement, la résistance d’une plante à un insecte est susceptible de perturber les équilibres entre populations de différentes espèces et d’agir directement (toxicité) ou indirectement sur des insectes utiles ; des études sont entreprises à ce sujet. La presse s’est emparée récemment d’une étude faite en Grande-Bretagne et portant sur trois PGM résistantes à des herbicides et leur impact sur les invertébrés des mauvaises herbes ; la disparition de nombreux insectes n’est pas une surprise dans ce contexte... ! Le risque de dissémination du transgène Les plantes ont des organes mâles qui fabriquent le pollen et des organes femelles qui, fécondés, donnent les graines : Le pollen peut parcourir de plus ou moins longues distances. Le pollen de PGM contient en général les transgènes et peut, dans ces conditions, féconder des variétés non transgéniques ~ ce problème n’est pas spécifique des PGM : il existe par exemple entre les variétés non génétiquement modifiées de colza à usage alimentaire et de colza à usage industriel. Mais il devient grave dans plusieurs cas : – quand des croisements peuvent avoir lieu avec des variétés sauvages (betterave) ou des espèces sauvages voisines (colza et ravenelle), risquant de compromettre les acquis de la PGM. – à partir du moment où doivent coexister des PGM avec des cultures non transgéniques et, a fortiori, des cultures « biologiques ». Les recherches actuelles portent sur les mesures de dispersion du pollen pour différentes PGM (maïs, colza en particulier) et s’orientent vers la recherche de variétés nouvelles à pollen stérile ou sans transgène). Quant aux graines, elles contiennent également le transgène : un moyen d’éviter la dispersion du gène est de les rendre stériles : nous y sommes enfin arrivés ! Il s’agit du gène appelé Terminator par les ennemis des OGM ! Il s’agit en fait d’un transgène destiné à rendre stériles les semences obtenues à partir de cultures de PGM. Les agriculteurs ont toujours utilisé gratuitement les graines issues de leurs récoltes précédentes. Qu’une firme leur vende des graines qui, semées, donne361 ront ensuite des plantes stériles, est devenu emblématique de la « marchandisation » du vivant et de la mainmise de certains sur le patrimoine de l’humanité. La brevetabilité du vivant Le vivant est-il brevetable ? Un brevet porte sur une invention. Or, l’identification d’un gène n’est pas une invention, mais seulement une découverte : il est inacceptable que les gènes soient brevetables en tant que tels. C’est pourtant ce que les Américains et les Européens ont décidé, grosso modo : de chaque côté de l’Atlantique, tout gène étant breveté, le végétal transgénique qui le contient est protégé et tout sélectionneur qui souhaite créer une nouvelle variété transgénique doit demander l’autorisation au détenteur du brevet. Mais là s’arrête la similitude : en effet, aux États-Unis, les variétés sont également brevetées, ce qui signifie que les agriculteurs ne peuvent pas disposer des semences récoltées. Par contre, dans l’Union Européenne, le Certificat d’obtention végétale protège le sélectionneur en lui donnant un droit exclusif sur la commercialisation de la variété créée, mais il n’empêche pas des concurrents de créer d’autres variétés et, surtout, il autorise les agriculteurs à utiliser les semences récoltées. Il est tout à fait légitime que la création d’OGM qui exige des investissements de Recherche et Développement importants soit financée par un retour sur investissement et le brevet sur l’OGM est légitime. Mais la recherche sur les PGM est essentiellement le fait de grandes firmes multinationales et le danger est tout à fait réel que les sélectionneurs n’appartenant pas aux groupes industriels détenteurs des transgènes soient exclus du marché de la création variétale, plaçant à moyen terme les agriculteurs dans une situation de dépendance totale. S’il est une lutte à mener c’est bien de celle-là qu’il s’agit et non du bien-fondé ou non des OGM, car cette lutte a pour but de protéger les agriculteurs de nos pays, et, plus encore, ceux des pays en développement. LES PGM ET LES PAYS EN DÉVELOPPEMENT (PED) Une évidence d’abord : la sous-alimentation et la malnutrition qui affectent, d’après la FAO, quelque 800 millions de personnes dans le monde, ont d’autres causes que l’incapacité physique à produire des quantités suffisantes de nourriture ! C’est ce que dit le Directeur de la FAO quand il considère que les OGM 362 ne sont pas actuellement une priorité pour les PED... mais il ne les exclut pas pour autant ! Les démographes sont unanimes pour estimer que la population mondiale devrait passer de 6 à 9 milliards d’habitants au cours des 50 prochaines années, ce qui devrait correspondre à un doublement de la production alimentaire, en admettant que sous-alimentation et malnutrition sont résolues ! Il existe un besoin évident d’imaginer des façons de produire radicalement nouvelles qui permettront de mieux concilier l’accroissement de la productivité, la mise en valeur de surfaces a priori peu productives et la préservation d’équilibres écologiques particulièrement fragiles. Les PGM pourraient, à terme, être une des réponses aux problèmes alimentaires des PED. Dans ces conditions, il faut absolument éviter que le développement des biotechnologies aboutisse à limiter l’indépendance des PED. Un premier instrument passe par le travail de la recherche publique des pays développés, qui sera en mesure de faire bénéficier gratuitement les PED de ses avancées. On pourrait imaginer par ailleurs que les PED aient un accès libre aux brevets, à l’image de ce que l’OMC a plus ou moins finalement accepté de mettre en place dans le domaine des médicaments. S’il y a une autre lutte à mener, c’est bien celle-là ! À condition que les budgets de recherche, dans les pays européens, soient considérablement supérieurs à ce qu’ils sont. Une des conséquences de la lutte actuelle de certains Européens contre les OGM, est le retard croissant pris par l’Europe à l’égard des États-Unis, retard qui contribue à accentuer à terme la dépendance européenne et par voie de conséquence, celle des autres pays et en particulier les PED. Quelques chiffres cités dans le rapport d’information présenté au Sénat par Jean-Marc Pastor en mars 2003 : • différentiel de 1 à 10, entre l’Europe et les États-Unis en termes d’investissements ; délocalisation hors d’Europe des essais en plein champ et des investissements stratégiques. 250 000 emplois de recherche dans le domaine des biotechnologies perdus en Europe depuis 10 ans. • insuffisance des ressources financières dans le budget européen de la recherche. • budget public de la recherche en sciences de la vie : 1 en France contre 3,3 aux ÉtatsUnis. 363 EN CONCLUSION Je citerai le professeur Frydman : « Cette « heuristique de la peur », plus que jamais nécessaire dans la mesure où nous ignorons bien souvent la portée de nos actes, (est) trop souvent dévoyée en une « métaphysique du fantasme ». Nous cherchons à nous prémunir contre des dangers potentiels totalement irréalistes et, occupés à nous protéger, nous en oublions des dangers bien réels. C’est la politique de l’autruche, version éthique ». Les dangers actuels sont réels et très bien identifiés : il s’agit moins de risques pour la santé ou l’environnement que d’une dépendance croissante de nos pays en matière de génétique et de biotechnologies ! Faut-il dans ces conditions « jeter le bébé avec l’eau du bain » ? Faut-il renoncer à notre expertise scientifique et à notre indépendance face aux défis auxquels sera confrontée l’humanité dans les prochaines décennies : effet de serre, pollution croissante, etc. 2 ? Peut-on parler de développement durable, voire de décroissance soutenable et faire l’impasse sur cette expertise et cette indépendance ? Je ne le crois pas. Sources utilisées : • Divers travaux de Jean-Christophe Breitler et Alain Weil, chercheurs du CIRAD, (2002-2003) Documents de synthèse de l’INRA, (2000). Documents consultés : • Rapport d’information au Sénat, Jean-Marc Pastor (mars 2003). • Rapport de l’AFSSA sur l’évaluation des risques relatifs à la consommation de produits alimentaires composés ou issus d’OGM, janvier 2002. J.-P. Berlan et al., La guerre au vivant, Éditions Agone, 2001. • Défaire le développement ; refaire le monde, Éditions Parangon, 2003. • L.-M. Houdebine, OGM, le vrai et le faux, Éditions Le pommier, 2003. 2. Au moment de relire ce texte, je voudrais citer cet extrait d’un article paru dans Libération le 9 décembre 2003 sous le titre : « Les OGM s’invitent dans les discussions sur l’effet de serre ». Cet article était relatif à la conférence de Milan sur le climat, qui s’est tenue début décembre 2003 : « Un compromis aurait été conclu, hier à Milan, sur l’utilisation d’arbres génétiquement modifiés dans des plantations forestières destinées à piéger des gaz à effet de serre. Adopté par les négociateurs de la conférence de l’ONU sur les changements climatiques qui se tient cette semaine à Milan, ce compromis doit être approuvé par les chefs de délégation des 180 pays membres... ». Ce n’est pas de la fiction et le compromis a été effectivement adopté ! LES SCIENCES DU POINT DE VUE ÉVOLUTIONNISTE IAN HACKING 1 ET MARC KIRSCH 2 Nous sommes très heureux d’avoir été invités à parler dans cette enceinte, et j’en remercie M. Faivre. Son invitation a pour origine un petit débat entre Marc Kirsch et moi sur les usages possibles de la philosophie des sciences, publié dans une revue qui avait organisé un numéro sur le thème : « À quoi sert la philosophie des sciences ? ». Pour ce débat, on nous avait proposé comme point de départ une paraphrase de la formule de Marx : « Jusqu’à présent, les philosophes (des sciences) n’ont fait rien qu’interpréter le monde (des sciences), l’objectif, cependant, serait de le transformer ». Notre entretien, en réponse à cette paraphrase postmoderne, était très sobre, pas « post-quelque chose » 3. Nous avons pensé qu’aujourd’hui nous pourrions reprendre ce format de dialogue sobre. Marc Kirsch et moi sommes d’accord sur d’assez nombreuses questions en philosophie. Mais nous sommes de formation différente. Il est normalien ; moi, j’ai été formé à la philosophie analytique à Cambridge en Angleterre. Nos manières de penser des questions difficiles ne sont pas les mêmes. J’espère que notre discussion vous paraîtra pertinente par rapport à la question que nous proposons, mais aussi intéressante comme exemple de méthodes d’argumentation un peu différentes. Par exemple, je suis soupçonneux vis-à-vis des mots abstraits, et j’interromps souvent pour demander « Que veux-tu dire exactement avec ce mot trop vague ? » MK. Oui, ça ne facilite pas les choses. IB. Comme les questions de Socrate ? Mais ceci ne doit pas être un dialogue sur la méthode en philosophie. De quoi discuterons-nous aujourd’hui ? Nos 1. Ian Hacking, Professeur au Collège de France, chaire de philosophie et d’histoire des concepts scientifiques. 2. Marc Kirsch, Maître de conférences au Collège de France. 3. Rue Descartes, No. 41 (août 2003), p. 82-95. La revue est publiée par le Collège International de Philosophie, Éditions PUF. 365 questions et nos divergences sont très actuelles. Elles concernent un nouveau champ de spéculation, la psychologie évolutionniste. Son origine remonte à Darwin lui-même, dans son dernier livre, L’expression des émotions chez l’homme et les animaux 4. Mais ces idées ne sont à la mode que depuis une quinzaine d’années. La thèse de la psychologie évolutionniste est qu’on peut comprendre beaucoup d’aspects de la nature humaine, nos capacités cognitives inclues, par leur valeur adaptative dans l’évolution de notre espèce. Comment comprendre les sciences dans cette optique ? MK. Dans ce courant de pensée des sciences cognitives et de la psychologie évolutionniste, l’orientation dominante est naturaliste. Pour le dire grossièrement, la question est de comprendre comment des organismes vivants issus d’une histoire naturelle parviennent à faire cette chose étonnante qui est de produire des connaissances scientifiques, avec tout ce que cela suppose d’organisation intellectuelle des individus et d’organisation des sociétés. IB. « L’orientation naturaliste » ! Qu’est-ce cela veut dire ? Je me méfie des « -istes » et des «-ismes ». Ce mot de « naturalisme » a trop d’usages. Par exemple, notre collègue Philippe Descola, titulaire de la chaire d’Anthropologie de la Nature au Collège de France, soutient que les sciences occidentales, et leurs philosophies, sont toutes des « naturalismes ». Elles font une démarcation nette entre le monde dit naturel, et le monde humain – chez Descartes, entre des corps qui occupent l’espace, et l’esprit qui pense, le monde des hommes qui ont la capacité de parler. Chez nous, il ne s’agit plus de l’âme, mais du monde culturel, distinct du monde naturel. Descola oppose ce naturalisme européen à ce qu’il appelle un animisme, comme celui que l’on trouve en Amérique du Sud, et au totémisme des indigènes d’Australie. Marc, quand tu dis que la psychologie évolutionniste est naturaliste, tu veux dire presque le contraire de Descola. Que veux-tu dire exactement ? MK. Ma définition du naturalisme renvoie à la lente invention de la biologie, héritière de la philosophie naturelle. C’est un naturalisme qui naît comme une histoire naturelle, qui brosse peu à peu une histoire de l’univers en essayant de remonter aussi loin dans le temps que nous le permettent nos connaissances et 4. Charles Darwin, The Expression of the Emotions in Men and Animals, Murray, London, 1872. Signalons la très belle réédition, avec beaucoup de renseignements utiles, de Paul Ekman, HarperCollins, London, 1998. Traduction française : L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, Reinwald, Paris, 1877. Nouvelle édition : Paris, Rivages, 2001. 366 nos techniques. On dresse ainsi un tableau général de l’histoire de notre univers, du monde que nous avons sous les yeux, et qui comporte des aspects culturels, caractéristiques de l’espèce humaine – peut-être exclusivement d’elle, mais la question fait débat et dépend de la manière dont on définit la culture. Ce que j’appelle le naturalisme, que je spécifie en ajoutant l’adjectif « évolutionniste », c’est cette attitude que je fais remonter à deux héritiers de Descartes : La Mettrie et Lamarck. La Mettrie écrit, dans L’homme-machine 5, que « toutes les facultés de l’âme dépendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps qu’elles ne sont visiblement que cette organisation même ». Il rompt ainsi avec le dualisme cartésien qui faisait passer à l’intérieur de l’homme la frontière entre substance pensante et substance étendue, faisant ainsi de l’homme un impossible centaure ontologique : corps animal et mécanique, pensée inétendue et néanmoins « unie » au corps. À vrai dire, plutôt que de naturalisme, il faudrait parler ici de physicalisme mécaniste. Lamarck prend la même position que La Mettrie, mais il amorce une rupture avec le mécanisme qui conduira à la reconnaissance de la spécificité du vivant, et représente en même temps un moment important de la pensée transformiste, qui trouvera sa véritable dimension avec l’évolutionnisme darwinien. IB. Bon. Comme tu sais, j’aime la philosophie de cet homme bizarre, La Mettrie, objet de la haine des Lumières comme Diderot et Voltaire, mais qui, je crois, est plus proche de nous qu’ils ne le sont. Je suis heureux que tu veuilles faire de La Mettrie un porte-parole du naturalisme, dans le sens que tu donnes à ce mot. Dans le sens de Descola, je propose de parler, pour la cosmologie européenne, non pas de « naturalisme » mais de « culturalisme », c’est-à-dire d’une vision de l’univers où le monde de la culture des hommes est nettement distinct du monde des choses. Par culture, j’entends soit ce que visent les âmes religieuses, ou Descartes, soit les phénomènes sociaux étudiés par les sciences humaines. Par le monde des choses, j’entends celui des plantes, des animaux, des corps humains, des astres ou des molécules. Peut-être, au fond, suis-je plutôt culturaliste en ce sens, alors que tu es naturaliste. Mais comme je l’ai dit, je n’aime pas les « -ismes ». Nos différences sont plus subtiles que des dogmes. MK. D’accord, mais ne fais pas disparaître Lamarck au profit de La Mettrie. Leur vision de la nature est très différente. Notre conception de la nature est issue de celle de Lamarck. L’homme de Lamarck est entièrement produit par un ordre naturel qui, une fois donné – c’est la place initiale que Lamarck concède à 5. Œuvres philosophiques, t. l, p. 98. 367 Dieu – suffit à rendre compte de l’ensemble de ses propriétés. Pour rendre compte de l’homme et de la pensée, on cesse de faire appel à l’âme définie comme une substance immatérielle : on s’intéresse désormais au comportement et à la pensée, tenus pour des fonctions des êtres vivants, fonctions produites, comme les autres, au cours de l’histoire naturelle, suivant les lois de la transformation des êtres vivants en interaction avec leur milieu. IB. Quand il est question des sciences, qui sont des développements culturels, j’ai tendance à distinguer d’une part les conditions biologiques qui sont requises pour ces phénomènes culturels et, d’autre part, l’évolution dans l’histoire humaine des styles de raisonnement que nous appelons scientifiques. Je crois aussi que tu as un autre héros-précurseur pour le «courant naturaliste » dominant dans la psychologie évolutionnaire : d’Holbach, un homme plus fréquentable que La Mettrie, au goût des encyclopédistes... MK. Une précision, d’abord : il n’y a pas de détermination stricte de quelque chose d’aussi raffiné qu’un style de raisonnement scientifique par des causes immédiatement biologiques. Je veux dire que la culture est la nature continuée par d’autres moyens : une façon non immédiatement biologique de chercher des moyens de survivre. Tu ne te contenteras pas d’une formule, mais elle deviendra peut-être un argument au cours de la discussion. D’Holbach ne dit pas autre chose, quand il écrit : « Concluons donc que l’homme n’a point de raison de se croire un être privilégié dans la nature ; il est sujet aux mêmes vicissitudes que toutes ses autres productions. Ses prétendues prérogatives ne sont fondées que sur l’erreur. Qu’il s’élève par la pensée au-dessus du globe qu’il habite et il envisagera son espèce du même œil que tous les autres êtres [...]. Il sentira que l’illusion qui le prévient en faveur de lui-même vient de ce qu’il est spectateur à la fois et partie de l’univers. Il reconnaîtra que l’idée d’excellence qu’il attache à son être n’a d’autre fondement que son intérêt propre et la prédilection qu’il a pour lui-même » 6. L’argument matérialiste repose sur une critique de l’anthropocentrisme – ce que tu appelles le culturalisme. Et d’où la conception, donc, de l’homme comme exception dans la nature. Le naturalisme évolutionniste fournit un fondement scientifique à l’argument de d’Holbach. IB. Merci pour ces clarifications. Revenons au présent. La thèse centrale de la psychologie évolutionniste est que l’on peut comprendre nos capacités cognitives par leur valeur adaptative dans l’évolution de notre espèce. Je suis sûr que 6. D’Holbach, Système de la nature, p. 119. 368 beaucoup de capacités innées (et donc sélectionnées dans la « lutte d’existence ») sont des conditions de possibilité pour l’émergence du raisonnement scientifique. Ces conditions ne relèvent pas seulement des fonctions cognitives du cerveau : elles incluent la dextérité manuelle, l’acuité des yeux et la coordination de la main et de l’œil, si nécessaires pour les dessins des premiers géomètres et pour les sciences du laboratoire. Mais ces adaptations n’ont pas le même usage pour l’homme des cavernes que pour les scientifiques : leur valeur pour les sciences n’a rien à voir avec leur valeur au Pléistocène. MK. C’est à moi de demander des éclaircissements – sur « la valeur adaptative de nos capacités cognitives ». C’est un concept délicat et controversé. Il y a différentes versions de l’adaptationnisme, et elles sont souvent critiquées. Un exemple fameux : Wallace et Darwin. L’Anglais Alfred Russel Wallace (1823-19l3) est généralement considéré comme le cofondateur de la théorie de l’évolution à laquelle est associé le nom de Charles Darwin (1809-1882). Mais Wallace était strictement sélectionniste : la sélection naturelle est la clé de l’évolution, et rien n’est sélectionné qui ne soit utile. En 1864, Wallace soutien la thèse suivante : « aucun des faits de la sélection organique, aucun organe spécial, aucune forme ou marque caractéristique, aucune singularité de l’instinct ou de la coutume, aucun rapport existant entre les espèces ou entre des groupes de l’espèce, ne peut exister sans qu’il soit à présent, ou sans qu’il ait été à un moment donné, utile aux individus ou aux races qui les possèdent » 7. Wallace reconnaissait dans chaque nuance des formes organiques l’action de la sélection naturelle, concevait les animaux comme des œuvres parfaites élaborées par la force purement matérielle de la sélection naturelle. Il présentait son système comme une déduction nécessaire découlant nécessairement de la théorie de la sélection naturelle. Or, de ce point de vue, le cerveau humain, avec sa complexité et son extrême sophistication, est surdimensionné au moment où il est supposé apparaître dans l’histoire de l’espèce : l’homme n’avait alors besoin, au mieux, que d’un cerveau à peine plus développé que celui du chimpanzé. Au lieu de quoi, il a eu un cerveau capable d’inventer les mathématiques, d’écrire l’Iliade et l’Odyssée, de composer les symphonies de Mozart et de Beethoven, et de construire, un peu plus tard, des centrales nucléaires et des bombes atomiques. Du coup, Wallace fait marche arrière devant le cerveau humain. En 1869, il juge désormais que « ni la sélection naturelle, ni la théorie plus générale de l’évolution ne peuvent expliquer en quoi que ce soit l’origine de la vie sensible ou consciente » 8. Wallace 7. Cité par S. J. Gould, Le Pouce du panda, p. 55. 8. Cf. R. J.. Richards, op. cit., p. 178. 369 revient à un argument créationniste. Pour lui, la sélection naturelle explique tout des phénomènes de l’évolution, sauf l’apparition de l’homme, de l’intelligence et de la moralité humaine. Le cerveau et la pensée ne peuvent pas avoir été créés par la sélection naturelle. Ils nécessitent l’intervention d’une puissance supérieure, celle de Dieu. L’homme constitue donc l’exception à la loi universelle de l’évolution naturelle. Je simplifie beaucoup l’argumentation de Wallace. Mais l’enjeu est assez clair. IB. Bien. Mais cette partie s’est jouée il y longtemps, et elle est finie : c’est Darwin qui a gagné le prix. Nous sommes d’accord : des adaptations qui ont été sélectionnées dans un contexte donné peuvent avoir des conséquences étonnantes, indépendantes de leur origine, beaucoup plus utiles à la croissance de l’espèce que leur « but » original. MK. La partie est finie, c’est vrai, mais la victoire de Darwin n’est pas si facilement admise par tous. Elle est même assez souvent contestée. Mais laissons ces débats et contentons-nous d’essayer de clarifier la question de la « valeur adaptative ». L’un des problèmes avec ce concept, c’est par exemple qu’il est assez difficile de savoir quand on doit mesurer cette valeur. Si c’est à l’échelle de l’individu et de ses descendants immédiats, on peut dire qu’il a longtemps été très efficace, du point de vue adaptatif, d’être un dinosaure. Puis la roue a tourné. Il n’y a pas d’adaptation absolue : on n’est jamais adapté qu’à des conditions d’existence données, qui peuvent changer. La question est donc assez complexe ; et elle a des enjeux importants. Je voudrais simplement qu’on retienne la perspective évolutionniste comme un cadre à l’intérieur duquel on peut – et peut-être on doit ? – penser les sciences et leur histoire. La thèse que je voudrais défendre est que la pensée scientifique est un mode particulier d’usage de la pensée, qui est apparu à partir d’un certain stade de développement social et culturel. Elle est un développement de fonctions élémentaires d’exploration de l’environnement. De ce fait, les sciences, comme la pensée elle-même, sont essentiellement au service, non pas de la vérité, mais de la vie. Plus exactement, de la survie d’une espèce vivante. IH. J’ai une réserve sur l’idée que les sciences elles-mêmes seraient « au service » de quelque chose. C’est nous – c’est la société – qui mettons les sciences au service de quelque chose. Ou ce sont les scientifiques, financés par la société, qui dirigent l’activité scientifique vers un but ou un autre. Peut-on dire avec toi que la science est au service de la survie de notre espèce ? 370 MK. Une première chose, à propos de ta remarque sur la science « au service de » quelque chose d’autre. Le mot est peut-être mal choisi, mais ce que je veux dire, c’est que la science n’est pas cette activité désintéressée que l’on présente parfois comme une espèce d’idéal de recherche de la vérité pour elle-même. D’accord, la science, immédiatement, n’est au service de rien. Elle sert à ce à quoi on l’emploie. On, c’est-à-dire les hommes, les sociétés humaines. Reste que globalement, la science est un instrument de survie ou d’extension des pouvoirs des êtres humains et des sociétés humaines. C’est un instrument de pouvoir. C’est le cas même pour les mathématiques, si indirectement que ce soit, dans beaucoup de cas. Les exemples sont nombreux et rebattus : évoquons l’utilité de la géométrie pour l’arpentage, ou le rôle d’Alan Turing, mathématicien et logicien anglais dont le génie fut mis au service des alliés notamment pour déchiffrer les messages codés de l’ennemi au cours de la Seconde Guerre mondiale. Mais il s’agit moins de monter en épingle le génie d’un homme que de comprendre combien les problèmes intellectuels d’une époque sont en résonance avec certains problèmes sociaux. Tes propres ouvrages en fournissent des exemples, comme les liens entre le développement de la pensée probabiliste et les problèmes d’assurance et de rentes. Le matérialisme dialectique de Marx avait posé ce lien entre les aspects économiques et les aspects techniques des conditions de production. La science aussi se crée dans un monde particulier et dans des conditions particulières. Elle n’est pas faite forcément pour répondre directement aux problèmes sociaux d’une époque, mais le contexte intellectuel et social est néanmoins fondamental. Il définit un contexte conceptuel. IH. Il y a là deux questions distinctes. Les sciences sont devenues des moteurs puissants de la créativité : quel est leur carburant ? Tu dis que ce sont souvent des besoins sociaux explicites et conscients. De plus, il y a des fonctions plus larges dans une société, besoins de la structure et de l’infrastructure sur lesquels Marx nous a ouvert les yeux. Je suis absolument d’accord. Mais il y une seconde question, celle par laquelle tu as commencé : y a-t-il un sens non trivial dans lequel les sciences sont le produit d’une impulsion évolutionnaire ? J’admets volontiers que les conditions nécessaires aux sciences – qui concernent le cerveau, les mains, les yeux – sont les produits de l’adaptation. Nous avons découvert que nous avions des capacités mathématiques, des instincts classificatoires, et surtout des capacités de fabriquer des appareils qui produisent des phénomènes nouveaux. Toutes ces facultés sont présentes, dès l’aube de l’humanité, dans notre enveloppe génétique. Les conditions de possibilité de toutes nos habiletés et de nos réalisations sont le résultat des adaptations évolutionnaires. Cette doctrine est une conséquence triviale du Darwinisme le plus vulgaire. 371 C’est une conséquence trop générale pour dire quelque chose d’intéressant à l’égard des sciences. MK. Cette remarque est très embarrassante. Peut-être, en effet, n’y a-t-il aucun moyen d’appliquer de façon intéressante les outils de la biologie évolutionniste à des phénomènes culturels qui relèvent d’une autre échelle de temps et qui semblent engager essentiellement des processus culturels – dont la genèse et les modes de transmission sont différents des phénomènes biologiques proprement dits. C’est un point délicat. De façon générale, la question de l’échelle des phénomènes que l’on analyse est très importante. L’évolution s’étale sur des durées sans commune mesure avec l’histoire des sciences. La science, comme activité individuelle et sociale, est un produit du cerveau humain et d’une histoire culturelle qui appartient à l’histoire récente, et qui, rapportée à l’histoire de l’espèce humaine, n’en est que le dernier instant. Un battement de cils dans l’immensité de l’univers. Il ya encore un corollaire à ma thèse. L’utilité des sciences pour les sociétés humaines passe par leur capacité à prévoir les phénomènes et à réaliser des applications techniques efficaces. La vérité (comme idéal d’adéquation entre la pensée et le monde) est la ruse de la vie dans l’histoire des sciences... IH. .... « Adéquation entre la pensée et le monde ». Une formule scolastique, qui remonte au Moyen Âge ! Si cette formule doit avoir une valeur pour nous, au début du XXe siècle, il faut se souvenir qu’une chose ne peut pas être adéquate tout court : elle est toujours adéquate dans un but donné. L’expression scolastique présume la question résolue ; elle laisse de côté le problème de fond. La pensée scientifique doit-elle être adéquate pour prédire le comportement du monde ? Adéquate pour expliquer les choses qui se passent dans le monde ? Adéquate comme représentation du monde ? Adéquate comme « correspondance » entre la pensée et le monde ? Ici j’énumère quelques-unes des « théories de la vérité bien connues ». Mais la discussion de ces théories sera elle-même scolastique. Qu’est-ce que cette « ruse » dont tu parles ? MK. Je prends cette bonne vieille définition purement verbale de la vérité comme adéquation parce que ma perspective, ici, concerne non la vérité ellemême ou son contenu, mais l’utilité de la vérité. C’est au fond la perspective du jeune scientifique passionné par ses recherches. Le tableau que l’on présente ordinairement du scientifique, c’est qu’il doit être passionné par ses recherches et qu’il doit avoir la passion de la vérité – il y a sans doute une image d’Épinal du scientifique qui mériterait qu’on s’y intéresse. Il ne cherche pas une bonne définition de la vérité, il veut résoudre un problème mathématique, découvrir 372 un processus biologique qui expliquerait le développement du cancer et serait éventuellement utile pour élaborer des moyens de lutter contre la maladie. Il veut trouver quelque chose qui marche, une molécule pour combattre l’hypertension artérielle. Il veut comprendre la structure de la matière, détecter un boson. Il a un usage artisanal du concept de vérité. Un usage qui est de l’ordre du sens commun. Ou pas d’usage du tout. Ce qui l’intéresse, c’est que ce qu’il propose dans son article soit vrai ou faux immédiatement, c’est-à-dire que la manipulation qu’il décrit marche ou non, et si possible, qu’il puisse expliquer pourquoi. Dans son activité de scientifique, a-t-il besoin d’une conception de la vérité plus sophistiquée ? IH. À mon avis, on ne veut presque jamais des conceptions de la vérité sophistiquée. Je pense qu’elles sont sophistiques, scolastiques. MK. Je crois que la vérité est l’objectif immédiat, l’objectif apparent de cette activité humaine. Elle est aussi la condition de son existence et de son fonctionnement. Si l’on essaie de formuler les choses en termes réductionnistes, la science comme activité organisée de recherche de la vérité sur le monde est une extension sociale sophistiquée du comportement élémentaire d’exploration de l’environnement qui permet à un individu vivant de trouver sa nourriture, d’éviter les prédateurs, etc. Dans le cas de ce comportement élémentaire, l’erreur est fatale. L’argument a été beaucoup utilisé. Dans un registre un peu différent, Jean-Pierre Changeux suggère qu’il y a une sorte d’internalisation de la méthode, par essais et erreurs, qui comporte des risques pour l’organisme quand les essais engagent des actions effectives : au cours de l’évolution du cerveau, un tel processus d’essais et erreurs serait mis en place de façon interne. Changeux parle d’essais virtuels dans un « espace de travail conscient » concept sans doute à préciser, situé, à mi-chemin entre la biologie et la psychologie. IH. Quoi qu’il en soit, nous n’avons certainement pas remplacé la méthode par essais et erreurs. Beaucoup de nos expériences, notamment au laboratoire, continuent d’être bien réelles. Dans le laboratoire, on fait beaucoup d’essais, beaucoup d’erreurs – et l’erreur est un excellent professeur. Le laboratoire où l’on construit des dispositifs pour créer des phénomènes nouveaux est une espèce d’institution que je date du XVIIe siècle. On peut penser que c’était beaucoup plus tôt, mais pas avant la métallurgie de l’âge de bronze. L’émergence de cette institution – le laboratoire – est un événement dans l’histoire de la civilisation humaine. Elle n’existe pas pour sa valeur adaptative dans quelque schéma Darwinien. 373 MK. Au sens strict, je suis d’accord. Pourtant, le laboratoire me semble être un élément caractéristique de l’orientation technoscientifique des sociétés européennes qui ont misé sur la science et sur la maîtrise technologique, et qui en ont tiré leur puissance. C’est évidemment un événement culturel, mais on ne peut pas pour autant l’abstraire d’un contexte général que le schéma évolutionniste décrit de façon pertinente. Tes livres montrent de façon très claire que la naissance du laboratoire, de ce que tu appelles le style de raisonnement scientifique du laboratoire, n’est pas une météorite, du point de vue des intérêts de la société qui les produit. Elle est un moyen de résoudre certains de ses problèmes, au moyen de concepts qui prennent un sens dans un fonctionnement social donné, ou qui font leur apparition à cette occasion. Et cela a conduit à des réussites éclatantes. Si on n’avait pas trouvé d’usage social aux connaissances issues du laboratoire, les sciences de laboratoire ne se seraient pas développées comme elles l’ont fait, le laboratoire aurait peut-être simplement disparu. En ce sens, il y a là une réponse adaptée, sinon adaptative, aux problèmes d’une société, c’est-à-dire d’un ensemble d’organismes vivant en société selon des modalités qui sont toujours un mélange étroitement imbriqué de nature et de culture. La culture, la science, sont des moyens de résoudre des problèmes qui se posent à des organismes vivant en société. La biologie n’est peut-être pas présente directement ici – c’est-à-dire dans l’émergence d’un style de raisonnement scientifique. Mais c’est elle qui fixe les contraintes, au départ. Je suis obligé d’admettre que pour ce qui est de rendre compte du détail de l’histoire des sciences, rien ne prouve que l’on puisse aller bien au-delà de cette remarque, sauf à trouver une manière plus convaincante de faire une épistémologie évolutionniste, ou une psychologie évolutionniste moins spéculative. Mais si c’est une remarque triviale, rappelons qu’elle ne l’est que depuis Darwin, et dans le contexte de la pensée évolutionniste. Elle n’est donc pas si évidemment triviale. C’est une évidence très construite. Aristote n’aurait jamais dit cela. Pas plus que Robert Boyle ou Robert Hooke, pas plus que Descartes ou Locke. Je veux dire que l’émergence du laboratoire est un événement de l’histoire culturelle, mais que l’histoire culturelle ne peut pas être coupée de l’histoire naturelle. Je voudrais revenir aux principes. Le premier critère d’évaluation de la connaissance par le chercheur et par les sociétés qui développent les sciences est la « vérité » – qui peut avoir des définitions assez variables. Au niveau de la concurrence entre les sociétés ou au niveau plus général de l’espèce, la connaissance est évaluée en termes d’utilité. Actuellement, il semble que les sociétés qui disposent de sciences développées (et des technologies qui les accompagnent) soient les plus puissantes. La connaissance est une richesse et une force, une source de puissance pour les individus comme pour les sociétés. On pourrait 374 ajouter que la capacité à développer une science de haut niveau et à l’utiliser pour le bien-être de la société semble caractériser plutôt, aujourd’hui, les sociétés libérales démocratiques. Mais sur ce point, il y aurait beaucoup de nuances à apporter. Un optimiste, comme Changeux, aurait sans doute tendance à penser les choses en termes de progrès et à considérer que le progrès social et le progrès scientifique vont de pair... C’est une vision héritée des Lumières, que j’aimerais partager. IH. C’est surtout la vision de Karl Popper, qui y voit à la fois la forme d’organisation sociale la plus favorable pour la recherche, et pour le progrès, ce qu’il appelle la croissance de la connaissance. Un point intéressant : il estime que notre cible pratique n’est pas la vérité mais la vraisemblance (pas exactement la probabilité mais ce qu’il nomme la verisimilitude en anglais. MK. La recherche de la vérité (ou de la vraisemblance) n’est pas le seul moteur du fonctionnement des sciences. Elle est sans doute toujours présente, sauf dans les cas de fraude manifeste. Mais en dehors des cas de malhonnêteté, d’autres éléments entrent en ligne de compte. Notamment des aspects idéologiques et des aspects sociaux, qui sont de nature à renforcer des convictions, à occulter des objections et des critiques, etc. Sur ce point, les travaux de la sociologie des sciences et de Bruno Latour sont éclairants. À un moment donné, dans une société donnée, les individus peuvent trouver des intérêts à développer certains types d’activité. Au sein de l’activité scientifique, qui fait partie des activités socialement gratifiantes et plutôt valorisées, il y a des courants, des façons de penser, qui permettent d’obtenir reconnaissance intellectuelle et gratifications sociales, d’atteindre certains postes, etc. IH. De plus en plus, en biologie, la valorisation doit être financière. Elle prend la forme de prise de brevets. Il y a actuellement un domaine de la jurisprudence qui évolue à pas de géant : c’est celui de la propriété intellectuelle. Je crains que nous n’assistions à une nouvelle étape de l’histoire des sciences. Nous entrons dans un monde où les sciences n’auront pas comme idéal le libre échange d’information, mais un marché libre, au sens des capitalistes, des brevets. Mais que j’aie raison, ou que j’aie tort, de telles évolutions des valeurs n’ont rien à faire avec l’évolution darwinienne. MK. Bien sûr, il y a des facteurs contingents et historiques. Mais si l’une ou l’autre de ces orientations s’impose durablement, ce sera en raison de l’intérêt qu’elle représente dans un contexte de compétition entre modèles rivaux 375 d’organisation de l’activité scientifique et d’exploitation de ses résultats, à un moment donné de l’évolution des sociétés humaines. Et en un sens, c’est un phénomène adaptatif, qui a toute la trivialité apparente des phénomènes adaptatifs. C’est une chose que l’on a toujours reprochée à Darwin : sa théorie a toutes les apparences d’une tautologie. Si l’on dit que c’est le plus adapté qui survit, on risque d’être amené à définir « le plus adapté » comme « celui qui a survécu »... Mais ce n’est pas le lieu de reprendre ces objections et de rappeler les réponses qui ont été faites. Je récapitule et je reformule la thèse : la connaissance est essentiellement une fonction vitale. Pas la production abstraite d’un esprit à la recherche du vrai, mais l’activité collective d’organismes vivants organisés socialement et qui cherchent avant tout à survivre – trouver des connaissances vraies et des techniques efficaces étant un moyen apparemment efficace de résoudre des problèmes vitaux. Tu as parlé de Karl Popper. Pensons à son titre Toute vie est résolution de problèmes. Dans cette perspective, la vérité n’est peut-être qu’un leurre. Mon idée, en tout cas, c’est qu’elle n’est pas le but premier. Elle est ce qui motive les individus. Elle sert un autre but qu’elle-même. La vérité, c’est pour l’esprit. Mais nous ne sommes pas des esprits. IH. J’aime mieux parler des problèmes que de la vérité. La vérité n’est pas un objet, mais quelque chose de second ordre, de plus haut niveau que les objets. Quand on dit que quelqu’un recherche la vérité, on ne dit pas quelque chose qui a un contenu positif. On exprime de l’admiration pour ses valeurs, pour son désintéressement, etc. Autre façon de distinguer les problèmes (au rez-de-chaussée) de la vérité (plus haut dans les étages...) : je peux dire, « il cherche à résoudre ce problème, c’est-à-dire... » et je peux spécifier le problème. Mais je ne peux pas dire « il cherche à connaître la vérité, c’est-à-dire... » – parce que je ne peux pas spécifier la vérité quand elle est encore inconnue. Je préfère que nous passions de la vérité à la connaissance, dont tu soulignais l’utilité. MK. Il y a des détours. La connaissance n’est pas forcément utile tout de suite. Son utilité peut n’apparaître que longtemps après sa découverte. La connaissance n’est inutile ou désintéressée qu’à l’échelle d’un individu ou d’une société considérée sur une période relativement courte. Dans l’histoire des sciences, il est courant qu’une découverte qui semblait abstraite et sans application, par exemple en mathématiques, trouve tout à coup une application dans des domaines où l’on ne s’y attendait pas, et qui étaient parfaitement inimaginables au moment de la découverte. 376 IH. Cela arrive. Et dans beaucoup de cas l’intérêt d’une découverte reste interne, sans application à un autre domaine. Quelle importance ? MK. C’est une des origines de mon désaccord avec toi et avec un texte de Charles Sanders Peirce que tu cites dans The Taming of Chance : « Peirce combinait l’idée de lois évolutives avec une épistémologie évolutionniste. Pourquoi nos manières instinctives de classer les choses sont-elles si bien adaptées à l’induction simple ? On soutient souvent que la sélection naturelle adapte les espèces de telle sorte qu’elles fassent des distinctions qui correspondent aux aspects pertinents de leur environnement. Même si c’était vrai, cela n’expliquerait pas pourquoi les gens sont capables d’explorer le cosmos et le microcosme. Il n’y a pas d’avantage évolutif discernable dans notre capacité à formuler le concept de force gravitationnelle, de franchir les étapes séparant Kepler de Newton... Notre capacité pour les recherches abstraites est un produit de l’évolution, mais elle est au mieux indifférente pour notre survie. Nous devrions plutôt penser nos capacités mentales comme évoluant parallèlement à l’évolution des ’This de l’univers. Nous pouvons découvrir celles-ci parce que notre esprit et elles ont évolué de la même manière. Peirce appelait cela l’« amour évolutionniste » 9. IH. C’est remarquable. J’ai écrit ce livre il ya quinze ans, mais je suis toujours d’accord avec ce second paragraphe. Mais il serait sans doute utile que tu nous rappelles qui est cet homme, Charles Sanders Peirce. MK. Comme beaucoup de Français, je le connais mal. Je peux en dire ceci. Peirce (1839-1914) a été formé aux mathématiques et aux sciences expérimentales, il est aussi logicien et philosophe. C’est le fondateur du pragmatisme américain dans la dernière moitié du XIXe et l’inventeur de la sémiotique. Ce n’est pas l’homme d’un livre ou d’une œuvre systématique, mais un penseur très prolifique, qui a écrit dans des domaines très variés, et qui est considéré comme l’un des plus grands philosophes américains. IH. Oui. Et comme presque tous les intellectuels de la Nouvelle-Angleterre à cette époque, il était convaincu et fasciné par le Darwinisme. Il avait 20 ans à la parution de L’Origine des espèces, qui l’a frappé comme un éclair. Il était toujours heureux d’expliquer des phénomènes biologiques et psychologiques par l’adaptation. 9. Ian Hacking, The Taming of Chance, Cambridge University Press, p. 214. Traduction française à paraître avec Odile Jacob. 377 Alors, pourquoi ne pas expliquer nos succès scientifiques par l’évolution des espèces ? Pourquoi a-t-il invoqué en plus l’évolution parallèle des lois du monde et du cerveau humain ? Parce qu’il a trouvé un trou énorme entre l’adaptation de notre cerveau à la survie des premiers hommes et nos succès scientifiques. Nous sommes, bien sûr, adaptés à la survie dans un monde d’objets et de créatures qui sont de notre taille, un monde dans lequel les lois de la causalité donnent l’apparence de régner en maître suprême. Un monde où les couleurs et les odeurs sont des signes assez fiables – de bons signaux – des événements futurs. Un monde où l’espace et le temps sont absolus. Un monde où les intervalles temporels inférieurs à notre temps de réaction réflexive sont sans importance pour notre survie, où des périodes de temps de plus de sept ans sont dénuées de sens. Si l’on pense, avec les neurologues et les spécialistes de sciences cognitives, que l’homme – c’est-à-dire les hommes et les femmes et les enfants – produit des représentations mentales et neurologiques du monde environnant, l’homme qui survit doit avoir été doué par l’adaptation d’une telle capacité à se représenter le monde. Les deux différences principales entre les hommes et les bêtes, en matière de survie et de maîtrise du monde, sont l’habileté de nos mains et l’aptitude au langage. Ces deux différences, qui sont produites peut-être par hasard ou pour des raisons adaptives inconnues de nous, profitent d’un cerveau plus grand. Ce serait un réseau informatique d’une utilité incroyable, celui qui parviendrait d’une part à réaliser la coordination de la main et les yeux, et d’autre part, à faire du langage un outil pour la re-représentation en sons de nos représentations mentales. Représentations d’un monde en couleur, souvent fétide, un monde tactile, un monde où la taille des choses et la durée des événements sont à notre échelle. Et toute l’évolution de cela doit durer des dizaines des milliers des années. Actuellement on conjecture quatrevingt milliers. Peirce, convaincu par la théorie Darwinienne, était néanmoins sceptique quant à l’explication du succès des sciences par l’adaptation. Il faudrait que les structures du cerveau humain soient préfabriquées pour les structures du monde à l’échelle microscopique et à l’échelle macroscopique. Il faudrait un miracle, ou la planification à l’avance de nos cerveaux par le bon Dieu, comme chez Gratry. Autre possibilité, nos cerveaux et les lois de notre monde ont évolué main dans la main. Peirce était plus évolutionniste que Darwin, plus que JeanPierre Changeux. Sa théorie est absurde. Je ne la respecte pas parce qu’elle est plausible mais parce qu’elle prend au sérieux le grand trou entre l’adaptation qui a favorisé nos habilités manuelles et linguistiques depuis quatre vingt milliers d’années, et le succès de nos représentations du monde, et de nos interventions dans le monde, depuis, au plus, cinq mille ans, mais je voudrais dire, depuis cinq cents ans. 378 MK. Avec un petit goût de la provocation, je dirais que Peirce manquait peutêtre d’imagination. Il ne concevait pas que l’adaptation puisse prendre de tels détours. Mais pour qu’apparaisse un organe tel que l’œil, il a fallu bien des détours qui suscitent des débats sans fin entre les adversaires de la théorie de l’évolution de Darwin et les évolutionnistes, et parmi les évolutionnistes euxmêmes. Je ne vois pas pourquoi les capacités cérébrales qui permettent de chasser le gibier au Pléistocène ne pourraient pas permettre, moyennant une histoire culturelle très dense et très complexe, mais très courte, de traquer des particules subatomiques dans une chambre à bulle. Ce n’est pas que le développement des sciences n’ait pas quelque chose d’étonnant et même de vertigineux. Mais une révolution scientifique, dans le sens de Thomas Kuhn, n’a rien d’un miracle. Savoir acquérir sur son environnement des informations aussi exactes et pertinentes que possible, est un atout évident pour survivre. Le cerveau est l’organe qui recueille et traite les informations fournies par l’intermédiaire du corps, et qui permet à l’organisme d’agir. Sa fonction même est de l’ordre de la recherche et de l’exploitation d’informations pertinentes pour organiser l’activité de l’organisme en vue de sa survie. Cette activité fait partie des fonctions vitales élémentaires de l’organisme. L’activité scientifique en dérive, moyennant une élaboration sociale et culturelle extrêmement complexe. Bien sûr, s’agissant d’une production culturelle aussi élaborée, on ne peut pas parler d’adaptation dans le même sens que lorsqu’il est question de l’évolution biologique. La raison la plus évidente est qu’il s’agit d’une élaboration culturelle, et non d’une évolution naturelle au sens propre, qui relèverait d’une transmission génétique. En outre, à la différence de l’évolution biologique telle qu’on la conçoit dans la perspective darwinienne, il s’agit d’un processus finalisé, et qui se développe dans des échelles temporelles sans commune mesure avec celles de l’évolution biologique. Mais les savoir-faire et les techniques supposent des savoirs abstraits, à partir d’un certain degré de complexité. Pour bien arpenter, il faut des connaissances en géométrie. Pour mesurer le temps ou se repérer dans l’espace, sur mer en particulier, il faut de l’astronomie. Bien sûr, on peut aussi la mettre au service de l’astrologie, mais les souverains trop confiants, dans ce domaine, ont souvent eu à s’en mordre les doigts. Car un autre aspect de la question est l’aspect adaptatif de la connaissance scientifique pour l’individu dans un environnement social. Peirce dit que les scientifiques font une piètre compagnie, et que leur talent n’est guère utile à leur survie. Mais l’histoire montre que les puissants ont très souvent honoré les savants, et que les peuples les vénèrent. Les sociétés qui produisent des connaissances scientifiques dominent le monde. Par ailleurs, contrairement à Peirce, je ne peux que constater que notre capacité à formuler le concept de force gravitationnelle participe de l’avantage évolutif 379 que nous a procuré ce cerveau qui nous fait vivre dans ce monde de culture et de techno science qui est aujourd’hui notre monde « naturel »: la mécanique classique est l’un des piliers de notre technologie et de notre mode de vie, et la physique quantique est aussi omniprésente que les appareils exploitant le laser, par exemple. J’ajoute qu’il est de moins en moins vrai que « notre capacité pour les recherches abstraites » soit « au mieux indifférente pour notre survie » : pour préserver ce monde que notre espèce a transformé en profondeur par le seul fait de son existence et de son mode de vie, il devient probablement vital pour nous de développer ces recherches abstraites. Comment pourrons-nous, sans elles, améliorer notre connaissance de notre environnement et trouver le moyen d’éviter de le rendre invivable puisque tel est le défi auquel il semble que l’humanité soit désormais confrontée. Cette plaquette a été composée en Bembo de 10 par la sté (sic). Achevé d’imprimer en novembre 2011 sur les presses de Typorex à Marseille pour le compte de A.M.H.G. PERSPECTIVE ÉCOSSAISE 148 AUTOMNE 2007 PRINTEMPS 2008 • PERSPECTIVE ÉCOSSAISE 149 AUTOMNE 2008 PRINTEMPS 2009 a.m.h.g. – 16, rue cadet – 75009 paris