Il y a cinquante ans, Claudio Barbier » (Cimes 2012, GHM)

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Il y a cinquante ans, Claudio Barbier » (Cimes 2012, GHM)
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Il y a cinquante ans, Claudio Barbier
Pour savoir ce qui s’est réellement passé le 24 août 1961, voyons ce qu’en dit
Erik Svab, l’auteur du topo le plus récent et le plus complet sur le massif des Tre
Cime di Lavaredo :
« La réalisation la plus importante de l’année, et l’un des exploits les
plus incroyables de l’histoire de l’alpinisme, en considérant le résultat par
rapport aux moyens, a comme personnage vedette le grimpeur belge Claudio
Barbier, auteur le 25 août, en une journée, de l’enchaînement de cinq voies des
Tre Cime : la Cassin à la Cima Ovest, la Comici-Dimai à la Cima Grande, la
Innerkofler à la Piccola, la Preuss à la Piccolissima, enfin la Dülfer à la Punta
Frida. Sur le papier, cette liste ne semble pas impressionnante, mais essayez,
après avoir gravi la voie Cassin et, fatigué, descendu la voie normale, imaginez
de repartir dans la Comici-Dimai, et ainsi de suite pour les trois autres voies. Et
tout cela en 1961, sans l’équipement d’aujourd’hui : ni chaussons d’escalade, ni
magnésie, ni polaire, ni Goretex…1 ».
Pourtant, au début de l’été 1961, Claudio Barbier ne semble pas en
forme. Il est parti à Zermatt pour tenter la face nord du Cervin avec Léo Schlömmer
mais ils renoncent. Il écrit lors à ses parents : « ma saison ne sera guère fameuse, j’ai d’ailleurs les nerfs complètement à bout depuis plusieurs mois, ce qui a
en grande partie causé mon abandon aujourd’hui2 ». Mais c’est bien connu,
Barbier n’aime pas la haute montagne et la glace, son domaine c’est le rocher,
son massif c’est les Dolomites, où il sent comme chez lui.
Écoutons sa compagne Anna Lauwaert relater le fameux enchaînement
du 24 août.
« Bepi Reider, le gardien du refuge Locatelli, me raconta que Claudio arriva au
refuge le 20 août avec l’intention de faire la première solitaire d’une des grandes voies récentes. Mais Bepi lui annonça que cette première solitaire avait
déjà été faite – probablement la Brandler-Hasse faite par Karl Flunger en 1959.
D’abord ce fut la déception, puis il sombra dans une de ses noires méditations
et à la fin il déclara :
– Eh bien, si c’est comme ça, je vais vous faire voir quelque chose de nouveau,
un truc que vous n’avez jamais vu.
« On imagine Claudio assis à sa petite table, dans le coin, près de la fenêtre en
train de calculer sa feuille de route, et il est tout à fait logique qu’il se soit dit :
– Puisqu’on grimpe avec le souper de la veille, je ne vais pas lésiner sur les
calories d’autant plus que si je réussis, ça va être la fête et je n’aurai plus rien à
1. Erik Svab et Giovanni Renzi, Tre Cime, Classic and modern routes, éd. Versante Sud, 2009, existe en
anglais et en italien.
2. Anne M.G. Lauwaert, Le grimpeur maudit, auto-édition, 2011, d’où est extraite la relation suivante sur
l’enchaînement du 24 août 1961.
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cimes 2012 - les tre cime de lavaredo
Extrait d’une bande dessinée d’Anna Lauwaert
payer, et si j’échoue je n’aurai plus l’occasion ni de manger, ni de payer… Donc
en avant pour le minestrone, le spagh, le verre de bon vin, la Wiener Schnitzel,
le Schokoladekuche, le p’tit caf’ et pour terminer en beauté une petite botte de
poire comme pousse-café.
« Toujours est-il que le 24 avant l’aube Claudio se trouvait au pied de la Cassin
de la Cima Ovest.
« Bepi Reider me raconta que quand ils s’étaient levés ils avaient vu Claudio
dans la paroi, cela n’était pas la première fois mais tout de même, de nouveau
en solo… Donc ils l’observèrent attentivement aux jumelles et quand il arriva
au sommet, tout le monde eut un soupir de soulagement.
« Ils allaient lui préparer un bon petit déjeuner, bien mérité. Mais quand ils ne
le virent pas rentrer, ils se demandèrent ce qui se passait… Il ne s’était tout de
Cinquantenaire de l’exploit de Claudio Barbier
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même pas fait mal dans la descente ? C’était trop bête… Et puis ils se rendirent
compte qu’il y avait quelqu’un en solo dans la Comici de la Cima Grande. Que
ce cinglé veuille faire ces deux voies en solo en une journée ! On allait lui
préparer un solide repas car à la vitesse à laquelle il grimpait, il allait certainement rentrer avec une faim de loup. Tout le monde eut un nouveau soupir de
soulagement en le voyant arriver au sommet, Dora commença à lui préparer
son couvert. Il n’arriva pas car il était parti dans la Preuss, et puis dans la Dülfer,
et puis dans la Innerkofler…
« Dans le refuge ce fut la consternation. Bepi resta collé à ses jumelles, n’en
croyant pas ses yeux. On n’osa plus faire de commentaires. Jusqu’où ce fou
allait-il aller ? Enfin, vers 19 h, on le vit déboucher au bout du sentier. Il était
donc encore vivant !
« En 2010, John Porter, le délégué de l’Alpine Climbing Group dont Claudio
était membre, nous raconta lors d’une journée à Vallarsa, que cet exploit avait
eu dans le monde anglo-saxon le même effet que ce fameux battement d’ailes
d’un papillon qui, aux antipodes, provoque un ouragan.
« Cet exploit fit la une de tous les journaux sauf, naturellement, en Belgique.
« Cette année-là, le Trophée du Mérite Sportif fut attribué à un coureur cycliste,
Rik Van Looy, et ça, Claudio n’allait jamais le digérer. À Marino Stenico il envoya
une carte postale avec ces commentaires :
Cima Ovest voie Cassin, deuxième ascension en solo, 5 h 20-8 h 18
Descente 8 h 30-9 h 30
Cima Grande voie Comici, 10 h 10-13 h 10
Piccolissima voie Preuss, 14 h 45-15 h 55
Punta di Frida, voie Dülfer, 16 h 30-17 h 30
Cima Piccola voie Innerkofler, 17 h 55-18 h 25
« Il avait donc parcouru 1750 m d’escalade en 7 h 50 min, soit 3500 m si l’on
compte également les descentes. Ce fut le premier enchaînement de cette
importance dans l’histoire de l’alpinisme.
« On pourrait le refaire, aujourd’hui on en a vu d’autres, peut-être fait-on même
mieux. Mais si on tient compte du matériel de l’époque, des connaissances en
matière d’entraînement et d’alimentation, et surtout de la mentalité, cela a
vraiment été un exploit.
« Claudio en était conscient mais sans perdre son sens critique, et il insistait
sur le fait qu’il s’agissait là de voies qu’il connaissait et que, donc, la première
solitaire d’une voie qu’il ne connaissait pas, comme la via Italia 61 ou celle de
la Torre di Valgrande, avaient plus de valeur.
« Depuis le refuge où on l’avait suivi avec attention, Bepi Reider était admiratif
comme tout le monde mais il était aussi inquiet : ne se sentait-il pas, en quelque sorte, responsable de ses jeunes hôtes ? Il prit Claudio à part et lui dit fort
sérieusement :
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ciMeS 2012 - LeS t r e ciMe de Lavar edo
– Mourir à 20 ans, ce n’est pas difficile, tout le monde en est capable, mais
grimper encore à 80 ans, ça c’est un exploit.
– Tu me fais des prêches moraux pires que ceux de mon père, rétorqua
Claudio.
« Après les funérailles de Claudio3, les amis italiens qui étaient venus à la cérémonie rendirent visite aux parents. Ils racontèrent les exploits.
– Somme toute, dit Madame Barbier, notre fils était un fou…
– Non, non, pas du tout, répliqua Almo, bien au contraire, dans ces moments-là
il atteignait un stade d’auto-contrôle, de certitude, de prudence, de conscience,
extraordinaire. Sinon il n’aurait pas pu réaliser des escalades aussi importantes.
– Dans ce cas, répondit Madame Barbier avec une pointe d’humour grinçant,
quand nous aurons appris à connaître notre fils, nous finirons, nous aussi, par
l’admirer… »
3. Claudio Barbier est mort accidentellement dans les rochers de Paradou, dans les Ardennes belges,
en nettoyant un secteur d’escalade, en l’absence de témoins, le 27 mai 1977.

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