Échos poétiques de la Bible. Textes réunis et présentés par Josiane

Transcription

Échos poétiques de la Bible. Textes réunis et présentés par Josiane
REVUE D’HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE
Échos poétiques de la Bible, Textes réunis et présentés par JOSIANE RIEU, BEATRICE
BONHOMME, HELENE BABY et AUDE PRETA DE BEAUFORT. Paris, Honoré Champion, 2012,
Collection Poétiques et Esthétiques XXe-XXIe siècles. Un vol. de 750 p.
L’ouvrage Échos poétiques de la Bible réunit les actes du colloque du même nom, qui
s’est tenu à Nice et à Paris du 14 au 19 juin 2010. Ce colloque, d’une ampleur et d’une
ambition considérable, réunissait plusieurs dizaines de chercheurs spécialistes des rapports
entre Bible et littérature, pour examiner des œuvres et des textes s’étalant de l’époque même
de la composition du corpus biblique à la période contemporaine. La plupart des communications
font l’objet d’une publication dans les actes ; l’ouvrage est ainsi considérable : 750 pages,
regroupant trente-neuf articles, une conséquente introduction, et une importante bibliographie.
La qualité constante de l’ouvrage, édité avec soin, en fait un recueil précieux, qui propose un
panorama vaste et riche reflétant deux millénaires d’interaction entre la lecture et l’exégèse
des textes bibliques, et ses échos dans la création littéraire. Le terme « échos » n’est pourtant
que peu explicité : il faut dire aussi que les résurgences poétiques de la Bible sont particulièrement
protéiformes. Si le phénomène acoustique de l’écho suppose la répétition atténuée du même,
il en va autrement dans la création littéraire et artistique. La répétition n’est pas tant duplication
que prolongement, et la Bible est ainsi la matrice d’où émergent des textes nouveaux qui sont
des échos variés, modifiés, renouvelés. Ces « échos » sont « poétiques » en bien des manières :
la Bible en effet est le support d’un questionnement sur l’inspiration et le pouvoir de la parole,
qui rejoint l’écriture poétique ; mais plus concrètement, elle est également productrice de
modèles littéraires, du point de vue de la poétique des genres littéraires comme de celui des
figures et des images bibliques qui forment une communauté culturelle pour la création
occidentale.
L’ouvrage s’articule en deux parties : une première section porte sur les textes publiés
« de l’Antiquité au XIXe siècle », une seconde sur les XXe et XXIe siècles. Cette division est
dictée par plusieurs facteurs. D’une part, l’organisation du colloque a reposé sur les membres
du Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature de l’Université de Nice qui
sont nombreux à avoir contribué à la première section de l’ouvrage, et par l’Équipe d’accueil
Littérature française XXe-XXIe siècles de l’université Paris-Sorbonne, dont les contributions
sont majoritaires au sein de la seconde section. Mais au delà de ces considérations pratiques,
cette division tient compte des bouleversements qu’ont connu les univers de représentation :
la place et la fonction des intertextes bibliques ne sont a priori pas les mêmes dans une
époque qui n’accorde pas systématiquement à la Bible le statut de texte révélé. D’où la
justification, dans la seconde section, d’une partie intitulée « Anges et réfractaires », qui
interroge les traces de la Bible dans la poésie d’un temps où elle n’est plus la parole du sacré.
Pour autant la lecture de l’ensemble de l’ouvrage montre, sinon une absolue permanence,
du moins une continuité des enjeux poétiques à l’œuvre dans le réinvestissement par les
poètes des figures bibliques. Comme l’écrivent dans l’introduction les éditrices de l’ouvrage,
« les relations de la poésie et du texte biblique semblent constituer (…) un lieu particulièrement
révélateur de la relation que l’homme entretient avec son propre langage, et avec ce qui, audelà de tout texte, excède le langage et l’attire ». À ce titre, comme le montrent les articles de
Fabrice Wendling (« Poésie, poétique et mystique dans l’exégèse latine médiévale du Cantique
des cantiques ») ou d’Audrey Duru (« L’écriture du rapport à soi dans les paraphrases en vers
français des Psaumes de pénitence, de Marot à Lagrange (XVIe-XVIIIe siècle) »), il n’a pas
fallu attendre l’époque contemporaine pour que le travail de l’exégète ou du paraphraste se
fasse le lieu de l’exploration d’une subjectivité, qui révèle une position réflexive de l’auteur
second. D’un autre côté, la poésie est à l’époque contemporaine toujours, pour le poète
croyant du moins, un lieu privilégié de la prière, et au-delà, de l’exploration du mystère de la
rencontre de la chair et du Verbe, ce qu’Éric Dazan illustre notamment dans son article
REVUE D’HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE
« “L’identité poétique” dans l’annoncée de Gabriel/le Guez Ricord ». Pour autant, une
spécificité de l’époque émerge dans la seconde section – et il est peut-être regrettable qu’elle
ne fasse pas l’objet d’un traitement plus systématique : les « échos » de la Bible dans l’œuvre
des poètes se font bien souvent à travers la médiation d’auteurs eux-mêmes pénétrés des
textes bibliques. Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert montrent ainsi l’importance
de Milton et Dante chez Jouve dans « Pierre-Jean Jouve et le modèle biblique, entre interprétation
et recréation du Paradis perdu à l’Apocalypse ».
La permanence des lignes de force dans la place que revêt la Bible dans le processus
poétique (entendu au sens large, puisque l’ouvrage s’interroge aussi sur l’écriture musicale,
avec l’article d’Annick Fiaschi-Dubois, « Echos de la Bible dans la musique pour clavecin
seul : les Sonates bibliques de J. Kuhnau (1660-1722), une poésie représentative », et à
l’écriture cinématographique, avec celui de Paul Léon, « Pasolini lecteur de Matthieu ») tend
à subsumer les catégories génériques, et à questionner les divisions des deux sections de
l’ouvrage en de nombreuses parties, dont l’unité interne est parfois fragile. C’est là la rançon,
difficilement évitable, d’un recueil d’une grande richesse scientifique, traitant une matière
extrêmement diverse et abondante, se pliant difficilement à des nomenclatures, qu’elles soient
génériques (la troisième partie de la première section s’intitule ainsi « perspectives génériques
et lyriques ») ou méthodologiques (les « perspectives comparatistes » forment la dernière
partie de la seconde section, et ouvre le recueil à la littérature « hors des frontières », mais les
quatre contributions ici réunies sont sans doute trop peu nombreuses pour que dégage une
réelle unité spécifique à la partie, alors que les enjeux soulevés par les auteurs étudiés sont
communs à l’ensemble de l’ouvrage).
L’ouvrage ainsi ne vaut pas tant par les articulations proposées (dont la principale
fonction reste de proposer une grille de lecture, et de faciliter l’exploration d’un ouvrage très
épais) que par la valeur scientifique des articles réunis. À ce titre, la constante qualité de
l’ouvrage est admirable. Tous les articles semblent apporter intérêt et nouveauté, à des degrés
divers. Notons plusieurs cas en particulier. L’ouvrage permet de donner à lire et à entendre la
voix de poètes peu connus : voisinent ici, au côté d’articles concernant les textes de Racine,
de Claudel, de Saint-John Perse, de Pierre-Jean Jouve, des contributions sur Gabrielle de
Coignard et Anne de Marquets, ou, plus récemment, Patrice de La Tour du Pin, Henry
Bauchau, Lucien Noullez, Colette Nys-Mazure, Liliane Wouters, etc. Notons en particulier
l’article de Danièle Chauvin, « Présence du Livre, absence de Dieu ? Les anges dans la poésie
de Tadeusz Rozewicz », qui a le mérite de donner à lire en traduction trois poèmes, « Combat
avec l’ange », « Devoir du soir sur le thème des anges » et « L’ange des villes ». Danièle
Chauvin n’est pas la seule à donner à lire son poète : Aude Préta de Beaufort propose elle
aussi de large extraits dans son article « Interroger l’énigme : figures et épisodes bibliques
dans la poésie de Marie-Claire Bancquart », construisant avec rigueur le parcours poétique de
l’auteure.
Par ailleurs, certaines contributions se distinguent par la richesse, la précision et
l’exhaustivité des recherches dont elles font état, et que la présence d’annexes permet de
communiquer au lecteur. C’est le cas de l’article liminaire de Jacqueline Assaël, « La
conception néotestamentaire de la Poiésis dans l’Épitre de Jacques », qui s’appuie sur un
relevé et une analyse des occurrences de poïein et de prattein dans le Nouveau Testament, et
qui ouvre ainsi des perspectives sur la représentation de l’activité poétique dans le corpus
néotestamentaire lui-même. La considérable bibliographie présente en annexe de l’article
d’Audrey Duru, « L’écriture du rapport à soi dans les paraphrases en vers français des
Psaumes de pénitence, de Marot à Lagrange », est un outil précieux au chercheur qui pourra
ainsi localiser les mises en français, traductions ou paraphrases, des Psaumes à l’époque
classique. L’article de Stéphanie Le Briz-Orgeur, « Le Sponsus, premier “opéra” du territoire
roman ? Réflexions génériques pour une nouvelle édition du texte contenu au Ms Paris, BnF,
REVUE D’HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE
Lat. 1139. » contient quant à lui une édition nouvelle du Sponsus, accompagnée d’une
traduction, l’article révélant par ailleurs une réflexion riche sur le bilinguisme latin et occitan
du texte, dont l’auteure montre la vraisemblable nature originelle.
Un mot enfin au sujet d’articles se distinguant cette fois par la pertinence et la
profondeur des enjeux poétiques soulevés. Marie-Madeleine Fragonard, dans « Episodes
bibliques et poésie héroïque », pose de façon passionnante la question de l’auctorialité des
paraphrastes, et de leur rapport d’imitateur, voire de rivaux des auteurs bibliques, autour entre
autres de l’étude du mécanisme d’amplification du substrat biblique. Hélène Baby, dans « Ce
que dit le récit : poésie dramatique et langage biblique dans Esther et Athalie de Jean
Racine », montre comment la poétique du récit est spécifique dans les pièces bibliques de
Racine : jouant sur anaphore et cataphore, le récit de vie est démultiplié, alors que les récits
concernant la mort des personnages sont réduits à la portion congrue : Racine ne compose
nullement ses pièces bibliques comme ses autres tragédies. L’article d’Olivier Millet, « La
poésie biblique et la piste du sublime de Moïse Amyraut à Richard Lowth en passant par
Boileau et Bossuet », sans s’intéresser aux échos de la Bible dans l’écriture contemporaine,
est pourtant fondamental afin de comprendre la poésie d’inspiration biblique à l’époque
classique, dans la mesure où il analyse l’histoire de la lecture poétique de la Bible, en
soulignant bien le rôle capital des théories de Lowth sur le parallélisme : c’est à la suite des
travaux de Lowth que les traductions françaises de la Bible que nous connaissons disposent
les livres considérés poétiques de la Bible sous forme de lignes confinant au vers libre.
L’ouvrage rassemble ainsi un ensemble très riche de travaux, abordant non seulement
un grand nombre d’auteurs entretenant avec la Bible un dialogue continu et fécond, mais encore
de fondamentales questions sur le statut du langage et la spécificité de la poésie comme prise
de parole et comme système s’offrant à l’infinité des interprétations. La perspective diachronique,
si elle ne fonde pas l’articulation de l’ouvrage (les textes médiévaux sont par exemple traités
dans les trois parties de la première section), est particulièrement sensible, et l’ensemble de
l’ouvrage donne ainsi à observer, sous des angles et perspectives variés, l’évolution du rapport
des écrivains à la Bible, rapport complexe et pluriel, qui s’ancre dans les enjeux de l’histoire
littéraire, puisque par ailleurs l’évolution des formes poétiques profanes influe réciproquement
sur les lectures littéraires qui sont faites des textes sacrés, et sur les formes prises par
l’écriture de l’exégèse, du commentaire, de la paraphrase. Ainsi se prolonge ce qui, pour
Olivier Millet (Bible et littérature, 2003), est le « premier effet de l’insertion de la Bible dans
la culture européenne d’origine gréco-latine [qui] consiste dans l’habitude mentale et spirituelle
qui pose une équivalence entre l’acte de la lecture et l’exigence d’une interprétation, plus
précisément entre le déchiffrement du Livre et les structures de l’expérience du monde et de
l’histoire ». Au-delà de la simple question de l’« écho » comme présence intertextuelle des
matériaux thématiques et stylistiques bibliques dans l’écriture francophone, ce qui se révèle à
travers les trente-neuf contributions de l’ouvrage, c’est l’étendue prismatique de l’exploration
du sens dans le questionnement de l’absolu relayé par les textes sacrés comme par la parole
poétique, et dans le positionnement du sujet de l’écriture vis-à-vis de l’Esprit, quoi que soit ce
qu’on appelle de ce nom.
CLAIRE PLACIAL