Janvier 2014
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CONDITIONS DE PUBLICATION Toute personne intéressée à soumettre un article au Comité de rédaction doit en faire parvenir la version définitive, sur support papier ou électronique, avec ses coordonnées, au rédacteur en chef, au moins 60 jours avant la date de parution, à l’adresse suivante: Cahiers de propriété intellectuelle Rédacteur en chef Centre CDP Capital 1001, Square-Victoria – Bloc E – 8e étage Montréal (Québec) H2Z 2B7 Courriel: [email protected] L’article doit porter sur un sujet intéressant les droits de propriété intellectuelle ou une question de droit s’appliquant à de tels droits. Les articles de doctrine ne doivent pas dépasser 50 pages dactylographiées, sans les notes; les textes relatifs à des commentaires d’arrêts, à de l’information et à de la législation ne doivent pas être de plus de 20 pages dactylographiées. Les textes doivent être en langue française, dactylographiés à double interligne sur format 21 cm x 28 cm (81 2" x 11"). Le texte sur le support électronique ne doit être justifié à droite et il doit être aligné à gauche; aucun code ne doit être employé et l’auteur doit indiquer le type d’appareil et le programme utilisés. Les notes doivent être consécutives et reportées en bas de page. Les articles de doctrine doivent être accompagnés d’un résumé en langue française, libre à l’auteur de joindre une version anglaise. Les titres de volumes et de revues, les décisions des tribunaux, ainsi que les mots et expressions en langue autre que le français doivent être en italiques; les articles de revues doivent être cités entre guillemets. Enfin, il est inutile d’apposer les guillemets pour les citations en retrait du texte. L’auteur conserve son droit d’auteur mais accorde une licence de première publication en langue française, pour l’Amérique du Nord, accorde à la revue et à l’éditeur de même qu’une licence non exclusive de diffusion sur le site Internet des C.P.I. L’auteur est seul responsable de l’exactitude des notes et références ainsi que des opinions exprimées. Les Cahiers de propriété intellectuelle, propriété de la corporation Les Cahiers de propriété intellectuelle inc., sont édités par cette dernière. Ils sont publiés et distribués par Les Éditions Yvon Blais inc. Les Cahiers peuvent être cités comme suit: (volume) C.P.I. (page). Toute reproduction, par quelque procédé que ce soit, est interdite sans l’autorisation du titulaire des droits. Une telle autorisation peut être obtenue en communiquant avec COPIBEC, 606, rue Cathcart, bureau 810, Montréal (Québec) H3B 1K9 (Tél. : (514) 288-1664; Fax : (514) 288-1669). © Les Éditions Yvon Blais, 2014 C.P. 180 Cowansville (Québec) Canada Tél. : 1-800-363-3047 Fax : (450) 263-9256 Site Internet : www.editionsyvonblais.com ISSN : 0840-7266 Publié trois fois l’an au coût de 234,95 $. Pour tout renseignement, veuillez communiquer avec Les Éditions Yvon Blais, 75, rue Queen, bureau 4700, Montréal (Québec) H3C 2N6, tél. : (514) 842-3937. Pour abonnements : 1-800-363-3047. CAHIERS DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE INC. CONSEIL D’ADMINISTRATION Georges AZZARIA, professeur Faculté de droit Université Laval, Ste-Foy Louise BERNIER, professeure Faculté de droit Université de Sherbrooke Laurent CARRIÈRE, avocat Robic, Montréal Rédacteur en chef des CPI Florence LUCAS, avocate Gowlings, Montréal Vice-présidente des CPI Ejan MACKAAY, professeur retraité Faculté de droit, Université de Montréal, Montréal Vivianne DE KINDER, avocate Montréal Hélène MESSIER, avocate directrice générale COPIBEC Montréal Hilal EL-AYOUBI, avocat Fasken Martineau Dumoulin Montréal Annie MORIN, avocate ArtistI Montréal Mistrale GOUDREAU, professeure Section de droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Présidente des CPI Daniel PAUL, avocat Vice-président – Affaires juridiques CGI Montréal Marie-Josée LAPOINTE, avocate BCF, Montréal secrétaire trésorière des CPI Daniel URBAS, avocat Borden Ladner Gervais, Montréal Rédacteur en chef Laurent CARRIÈRE Comité de rédaction et comité de lecture Georges AZZARIA, professeur Faculté de droit Université Laval, Ste-Foy Louise BERNIER, professeure Faculté de droit Université de Sherbrooke Laurent CARRIÈRE, avocat Robic, Montréal Rédacteur en chef des CPI Florence LUCAS, avocate Gowlings, Montréal Vice-présidente des CPI Ejan MACKAAY, professeur retraité Faculté de droit, Université de Montréal, Montréal Vivianne DE KINDER, avocate Montréal Hélène MESSIER, avocate directrice générale COPIBEC Montréal Hilal EL-AYOUBI, avocat Fasken Martineau Dumoulin Montréal Annie MORIN, avocate ArtistI Montréal Mistrale GOUDREAU, professeure Section de droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Présidente des CPI Daniel PAUL, avocat Vice-président – Affaires juridiques CGI Montréal Marie-Josée LAPOINTE, avocate BCF, Montréal secrétaire trésorière des CPI Daniel URBAS, avocat Borden Ladner Gervais, Montréal Comité exécutif de rédaction Louise BERNIER Laurent CARRIÈRE Mistrale GOUDREAU Comité éditorial international Bassem AWAD, Ph.D. Chef magistrat, ministère égyptien de la Justice consultant, Département de la Justice de Abu Dhabi Al Ain, Emirates of Abu Dhabi Professeur Nicolas BINCTIN Professeur agrégé de droit privé Faculté de droit, Université de Poitiers – CECOJI France Jacques DE WERRA, professeur Faculté de droit, Université de Genève Genève, Suisse Paul Edward GELLER Attorney at Law Los Angeles, États-Unis Jane C. GINSBURG, professeure, Columbia University School of Law New York, États-Unis Teresa GRZESZAK, professeure Faculté de droit Université de Varsovie, Pologne Lucie GUIBAULT, avocate Professeure associée Instituut voor Informatierecht, Amsterdam, Pays-Bas Tomoko INABA, avocate Infotech Law Offices Tokyo, Japon Marshall LEAFFER, professeur Maurer School of Law, Indiana University Bloomington, États-Unis Stefan MARTIN, membre Office de l’harmonisation dans le marché intérieur Alicante, Espagne Victor NABHAN, Président de l’ALAI Internationale, professeur étranger OMPI Paris GianLuca POJAGHI, avocat Studio Legale Pojaghi Milan, Italie Antoon A. QUAEDVLIEG, avocat et professeur Faculté de droit Université catholique de Nimègue Nijmegem, Pays-Bas Alain STROWEL Avocat et professeur de droit Université Saint-Louis et UCLouvain Avocat Covington & Burling LLP Bruxelles, Belgique Paul Leo Carl TORREMANS, professeur, School of Law, University of Nottingham Nottingham, Grande Bretagne Jacques LABRUNIE, avocat Gusmao Labrunie Sao Paulo, Brésil Silke von LEWINSKI, chercheure Chef de département Max-Planck Institute for Intellectual Property Münich, Allemagne Dr Fransumo LEE Conseil en propriété intellectuelle Cabinet ORIGIN Séoul, Corée du Sud Ghislain ROUSSEL Secrétaire du comité Avocat conseil Montréal Présentation Le soulignement en lecture est l’épreuve préliminaire de la citation (et de l’écriture), un repérage visuel, matériel, qui institue mon droit de regard sur le texte. Telle une reconnaissance militaire, il pose des jalons, des repaires surchargés de sens, ou de valeur ; il surimpose une nouvelle ponctuation au texte, faite au rythme de ma lecture : ce sont les pointillés suivant lesquels je découperai plus tard. – Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation (Paris, Seuil, 1979), p. 21. Ben, tu te prends pas trop pour de la merde, comme écrivain, à part ça ! – Nathalie Berr et Alexis Robin, Kumlikan, série Borderline (Charnay Les Mâcon, Bamboo, 2010)1. Une 26e année de parution qui commence. L’éditeur a voulu souligner cette 25e année complétée2 de parution des Cahiers de propriété intellectuelle par ce bandeau qui apparaissait sur la couverture du numéro d’octobre 2013 et par une réception des membres, actuels et passés, du conseil d’administration. À cette occasion, de belles paroles ont été prononcées et on en retiendra trois extraits. 1. Juanjo GUARDINO et Juan DIAS CANALES, « Tu as l’air d’un idiot. Lire des bd à ton âge… », Amarillo, série Blacksad (Paris, Dargaud, 2013) p. 19. Mais on ne se refait pas ! 2. « Tarataboum tarataboum Boum ! Boum ! » eût dit Tintin dans Hergé (George Rémi, dit), Le lotus bleu (1934) (Tournai, Casterman, 1936), planche 48. VII VIII Les Cahiers de propriété intellectuelle Ghislain Roussel, rédacteur en chef de 1988 à 1999, puis président jusqu’en janvier 2014 : Rappelons que la sortie du premier numéro des Cahiers de propriété intellectuelle a eu lieu en octobre 1998 et que le lancement officiel s’est tenu le 7 novembre 1988 à la Bibliothèque nationale du Québec. Cela résultait d’une initiative de ma part et de la constitution d’un comité de planification, que je coordonnais, en avril 1987, de la formation du comité de rédaction en août 1987, puis de la signature en août 1988 d’un contrat avec Les Éditions Yvon Blais inc. comme éditeur et diffuseur de la revue à paraître. En janvier 1990, ont été nommés les premiers dirigeants de la société éditrice, dont le premier président Jacques A. Léger, et a été créé le Prix des Cahiers de propriété intellectuelle. Un comité éditorial international a été constitué en 1996. Un nouveau rédacteur en chef, Laurent Carrière, a été nommé. Le 10e anniversaire a été souligné en octobre 1997 par un premier numéro thématique et un index ; le 20e a été marqué, en octobre 2007, par un numéro Halloween. L’objectif de la revue en 1987 était : « […] oser assurer la parution régulière d’une revue canadienne de langue française en propriété intellectuelle, de haut niveau scientifique, mais non de stricte information ni de vulgarisation, alors que, somme toute, les spécialistes et auteurs ne pullulaient pas au Québec et que les lecteurs ne se précipitaient pas au portillon ; puis mettre en liaison des juristes provenant de cabinets du milieu de la création et des universitaires, maillage qui a fort bien réussi… ». Le constat en 1997 : « Il (le bébé) sera à coup sûr un adolescent brillant et il connaîtra un âge adulte étonnant et son rayonnement ira au-delà du Québec et du Canada et se manifestera sur les autoroutes de l’information. » Mistrale Goudreau, nouvelle présidente des Cahiers : Les Cahiers de propriété intellectuelle est la seule revue de propriété intellectuelle à publier entièrement en français3 en Amérique du Nord. Elle publie trois numéros par année, comprenant une revue des cinq décisions canadiennes marquantes de l’année dans les grands secteurs de la propriété intellectuelle et, à l’occasion, des numéros thématiques ou partiellement 3. Note d’un rédacteur en chef « parfois » tatillon. Dans le numéro hors série Victor Nabhan (vol. 16, octobre 2004), douze articles étaient en anglais et dans le spécial Vingt ans déjà (vol. 20, no 3), deux articles étaient en anglais. Mais sur 763 articles, on ne chipotera pas. Présentation IX thématiques, de portée internationale. Les contributeurs viennent de tous les continents, et tous les milieux, universitaires, artistiques et juridiques y collaborent. Son caractère unique en fait une publication savante incontournable pour les personnes s’intéressant à la propriété intellectuelle dans la Francophonie, puisqu’elle est à la croisée des chemins des traditions civiliste et anglo-saxonne, familière de la culture américaine, ouverte sur le monde et qu’elle s’adresse à un auditoire tant de juristes que de non-juristes. Au cours des ans, elle a fourni un forum d’expression essentiel aux chercheurs et auteurs francophones qui peuvent ainsi participer aux débats sur la propriété intellectuelle à l’échelle internationale et joindre un auditoire étendu et varié, comme en font foi les citations de ses articles tant au Canada qu’à l’étranger. Outil de référence choyé par les institutions, gouvernementales ou autres, les entreprises et les cabinets d’avocats, elle est d’une utilité toute particulière pour les étudiants universitaires qui peuvent, grâce à elle, se familiariser avec le monde parfois hermétique de la propriété intellectuelle. Laurent Carrière, rédacteur en chef depuis 1999 Une des caractéristiques des CPI, c’est son ouverture. Des sujets qui ne se limitent pas à la propriété intellectuelle traditionnelle (brevets-marques-dessins-droits d’auteur) mais aussi les sujets connexes relevant tant des technologies de l’information (cyberespace, vie privée, publicité) que du droit des affaires s’y rapportant (licensing, concurrence, secrets de commerce) : 763 articles publiés témoignent d’un éclectisme éclaté. Des auteurs qui viennent de tous les horizons, d’ici et d’ailleurs sur les cinq continents et de tous les milieux : universités, pratique privée et contentieux, sociétés de gestion collective, monde des arts et des techniques : 491 auteurs différents (dont des étudiants) peuvent en attester de même qu’une pareille représentativité aux comités de rédaction national et international. De numéros à thèmes dont on retiendra ceux sur le journalisme, les modifications de 1997 et celles de 2012 à la Loi sur le droit d’auteur, la propriété intellectuelle dans le monde de la cuisine, un spécial Halloween, les œuvres orphelines, sans compter ceux sur le dépôt légal et le droit moral, des briques devenues références. Bref, 76 numéros pour 18 744 pages de plaisirs partagés. X Les Cahiers de propriété intellectuelle Et un retour statistique4, bien loin du contrat d’origine5 ! Quelques tableaux, assortis de notes de bas de pages explicatives car « Dessiner est un très joli plaisir mais écrire est un plaisir utile6 ». La fluctuation du nombre de pages par numéro est sans doute un cauchemar pour l’éditeur7. Chose certaine, il ne semble pas manquer de matériel8. Et par rapport aux autres revues juridiques canadiennes spécialisées dans la propriété intellectuelle, quelques statistiques (à prendre toutefois avec un grain de sel car l’irrégularité de parution force le tableau comparatif sur une base de volumes plutôt que d’année de parution) : 4. Les trois numéros de la 16e année comptent 905 pages mais, aux fins de ce tableau, les 413 pages des Mélanges Nabhan ont été ajoutées. Cet ajustement a permis, par la suite, que le numéro de volume corresponde à une seule année civile. 5. « L’ÉDITEUR s’engage à éditer, imprimer, commercialiser et distribuer la REVUE à ses frais et moyennant la parution de trois numéros par année, chacun ayant au moins 96 pages, y inclus les pages publicitaires », nous apprend la Convention d’édition de 1988, exhumée des tiroirs à l’occasion de la célébration du 25e anniversaire. 6. Françoise D’AUBIGNÉ, marquise de Maintenon, « Lettre au duc de Noailles », 11 décembre 1700, dans Lettres et mémoires de madame de Maintenon à M. le duc de Noailles, Tome 5 (La Haye, Gosse, 1757), p. 3 (« Deffiner eft un très joli plaifir mais écrire eft un plaifir utile »). 7. Et l’on profite de l’occasion pour souligner la patience de Me Johanne Forget (des Éditions Yvon Blais) qui, depuis le début de l’aventure des Cahiers, agit comme pivot entre le comité de rédaction et l’éditeur. 8. « Il s’ensuit qu’une armée qui manque d’équipement lourd, de fourrage, de nourriture et de matériel sera perdue ». Sun TZU, L’art de la guerre (Paris, Flammarion, 1972), c. VII-8. Présentation Vol. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 9. CIPR9 436 334 506 405 436 296 387 230 344 762 390 415 345 261 338 910 XI IPJ10 390 396 350 417 406 403 349 386 375 369 343 354 381 433 475 CPI11 418 407 385 404 445 439 452 525 521 748 769 1014 845 914 1044 Vol. 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 CIPR 480 655 709 228 426 286 197 242 443 358 409 420 296 314 IPJ 630 499 476 597 426 406 344 461 321 347 CPI 1318 HS 739 667 1185 979 757 832 1629 740 1166 Publié sous l’égide de l’Institut canadien de la propriété intellectuelle/Intellectual Property Institute of Canada (IPIC), la Revue canadienne de propriété intellectuelle (RCPI)/Canadian Intellectual Property Review (CIPR), est le successeur du PTIC Bulletin. Le premier numéro des CIPR a été publié en juin 1984. Parution irrégulière : vol. 1 : juin et décembre 1984, mars 2005 ; vol. 2 : août 1985 et janvier 1986 ; vol. 3 : juin 1987, juin 1987 (bis) et juillet 1987 ; vol. 4 : octobre 1987 et mai 1988 ; vol. 5 : décembre 1988 et mai 1989 ; vol. 6 : octobre 1989 et avril 1990 ; vol. 7 : juin 1990 et février 1991 (changement de couleur de couverture, du bleu au blanc et bleu) ; vol. 8 : août et décembre 1991 ; vol. 9 : janvier 1992 et janvier 1993 ; vol. 10 : septembre et octobre 1993, mai 1994 (changement de couverture pour le nouveau logo du PTIC et ajout de la couleur verte) ; vol. 11 : septembre 1994 et février 1995 ; vol. 12 : octobre 1995 et août 1996 ; vol. 13 : décembre 1996 et avril 1997 ; vol. 13 : décembre 1996 et avril 1997 ; vol. 14 : septembre 1997 et mars 1998 ; vol. 15 : septembre 1998 et mars 1999 ; vol. 16 : septembre 1999 ; vol. 17 : octobre 2000 et avril 2001 ; vol. 18 : novembre 2001 et avril 2002 ; (remplacement de PTIC par IPIC) et avril 2000 ; vol. 17 : octobre 2000 et avril 2001 ; vol. 19 : juillet 2003 ; vol. 20 : novembre 2003 (changement de couverture) ; vol. 21 : novembre 2004 ; vol. 22 : novembre 2005 ; vol. 23 : novembre 2006 ; vol. 24 : juin 2008 (changement de couleur de couverture) et décembre 2008 ; vol. 25 : juin 2009 et décembre 2009 ; volume 26 : juin 2010 et décembre 2010 ; vol. 27 : juin 2011 et décembre 2011 ; vol. 28 : juin 2012 et décembre 2012 ; vol. 29 : juin 2013 et décembre 2013. Un des numéros réunit généralement les textes de certaines des présentations faites à l’assemblée générale de l’Institut. On aura le droit, préférence personnelle, de réitérer combien on exècre les notes de fin de texte plutôt que de bas de pages ; heureusement depuis le vol. 27, no 2, ce sont des notes de bas de page. Au vol. 29, no 2, un décompte « manuel » donnait 559 articles (dont 26 en français) pour 11345 pages, soit une moyenne 20, 30 pages par article. 10. Le premier numéro du trimestriel Intellectual Property Journal (Carswell) a été publié en juillet 1984. État des parutions : vol. 1 : juillet 1984, février et juin 1985 ; vol. 2 : novembre 1985, mai et novembre 1986 ; vol. 3 : février et juin 1987, janvier 1988 ; vol. 4 : juillet et décembre 1988, mai 1989 ; vol. 5 : août 1989, janvier XII Les Cahiers de propriété intellectuelle 11 Pas facile d’harmoniser tout cela pour tenter un graphique comparatif : Ces comparaisons entre les trois revues ne veulent sans doute pas dire grand-chose dans la mesure où la présentation du texte, la et mai 1990 ; vol. 6 : septembre 1990, juin et septembre 1990 ; vol. 7 : décembre 1991, août 1992 et juin 1993 (ajout des coordonnées du numéro sur le dos de couverture ; page couverture qui annonce le contenu du numéro) ; vol 8 : décembre 1993, juillet et décembre 1994 ; vol. 9 : décembre 1994 (bis), juin et décembre 1995 ; vol 10 : décembre 1995 (bis), mai et octobre 1996 ; vol 11 : décembre 1996, août et novembre 1997 ; vol. 12 : décembre 1997, juin et septembre 1997 ; vol. 13 : novembre 1998, août et octobre 1999 ; vol. 14 : décembre 1999, mai et septembre 2000 ; vol. 15 : décembre 2000, octobre 2001 et février 2002 ; vol 16 : août 2002, janvier et juin 2013 ; vol. 17 : septembre 2003, février et avril 2004 ; vol. 18 : mai et août 2004, mars 2005 ; vol. 19 : juin 2005, avril et octobre 2006 ; vol. 20 : décembre 2006, mai et septembre 2007 ; vol. 21 : décembre 2007, août 2008 et mars 2009 ; vol. 22 : décembre 2009, août et novembre 2010 ; vol. 23 : décembre 2010, juin et septembre 2011 ; vol 24 : décembre 2011, juillet et novembre 2012 ; vol. 25 : décembre 2012, juillet 2012 (sic) et novembre 2013. Au vol. 25, no 3, un décompte « manuel » donnait 443 articles, tous en anglais, pour 10 334 pages, soit une moyenne de 23, 32 pages par article. 11. Les Cahiers de propriété intellectuelle sont publiés par Yvon Blais, une société qui fait maintenant partie du groupe Thomson Reuters à laquelle appartient également Carswell. À l’origine, le numéro 1 était publié en octobre d’une année et les numéros 2 et 3, en janvier et mai de l’année suivante : c’est ce qui a prévalu jusqu’au numéro 16:3 de mai 2004. Le numéro des volumes a commencé à correspondre avec l’année de calendrier en janvier 2005. L’éditeur a habilement profité du hors-série – Mélanges Victor Nabhan pour ajuster la publication des volumes à l’année de calendrier. Ajout du numéro sur le dos de couverture à partir du 2:1 ; erreur de couleur sur le dos du 2:2 ; le hors-série est bleu. Au vol. 25, no 3, on comptait 763 articles en 18 744 pages, soit une moyenne de 24, 6 pages par article. Présentation XIII largeur des pages, la police de caractère et le mode de citation diffèrent d’une à l’autre12. L’abonnement annuel initial aux Cahiers coûtait 35 $ ; aujourd’hui il est de 225,95 $13. Cette augmentation, si elle ne suit ni le nombre de pages ni l’indice des prix à la consommation, demeure quand même comparable à celles des autres revues juridiques14. Donc, janvier 2014 : volume 26, numéro 115. LE NUMÉRO Six articles. 12. Et, encore une fois, les chiffres ne rendent pas compte de tout, mais peuvent servir de pistes de recherche pour une éventuelle recherche historiographique de l’évolution de la doctrine canadienne en propriété intellectuelle. 13. Un commentaire du Calembour masqué (de la défunte revue Croc) pour souligner : « Savez-vous pourquoi Salvador Dali n’aurait jamais pu peindre les montres molles pendant la crise économique ? Parce que pendant une récession, les temps sont durs ». Le Calembour masqué, « Courrier » (novembre 1991) 148 Croc 4. 14. L’abonnement annuel initial aux IPJ était de 70 $ ; il est maintenant de 380 $ (mais comprend l’envoi d’une reliure des numéros du volume/année). Le coût de l’abonnement aux recueils de jurisprudence des Canadian Patent Reporter (C.P.R.) est maintenant de 457 $ par volume (et comprend également une reliure du volume) et il y a entre 9 ou 10 volumes par année ! 15. On a le droit d’être bien fier mais on reste modeste car « Qui se dresse sur la pointe des pieds ne tiendra pas longtemps debout » enseignait Lao-Tseu, Tao tö king (Paris, Gallimard/NRF, 1967), p. 91. XIV Les Cahiers de propriété intellectuelle Avec plaisir, les Cahiers publient « L’OMPI : transposition en droit canadien des Traités Internet de 1996 » de Frédéric Alexandre Yao16 lauréat pour le Prix des CPI17. L’écrit est venu à remplacer le témoignage18 mais le document électronique peut-il remplacer l’écrit : une question de confiance et d’évolution des mœurs mais toujours sous le spectre du faux, ce dont traite François Senécal dans son « Du témoin à l’écrit ; du papier à l’électronique : la notion de faux en toile de fond ». Toujours dans le domaine de la preuve, l’utilisation des archives Internet, telles la WayBack Machine19 dans les litiges de propriété intellectuelle, dont ceux mus devant la Commission canadienne des oppositions des marques de commerce, par Laurence Bich-Carrière. 16. « Beaucoup de choses peuvent devenir des charges, des fardeaux, si nous nous y attachons aveuglément et inconsciemment », extrait de « Notre étude et la situation actuelle », (12 avril 1944), dans Citations du président Mao Tsé-toung (Pékin, Éditions en langues étrangères. 1967), c. XXIV-3. 17. Ce prix est assorti d’une bourse offerte par l’Association littéraire et artistique (ALAI-Canada) qui est ici remerciée de son soutien « récurrent ». 18. « Derrière une piece de velours figuré à feuilles de menthe près d’Ouy-dire, je vys nombre grand de Percherons et Mançeaux, bons estudiants, jeunes assez et demandans en quelle faculté ils appliquoient leur estude, entedismes que là de jeunesse ils apprenoient à estre tesmoings, et en cestuy art proufitoient si bien, que partans du lieu et retournez en leur province, vivoient honnesternent du mestier de tesmoignerie, rendans seur tesmoignage de toutes choses à ceux qui plus donneroient par journée, et tout par Ouy-dire ». – François RABELAIS, Le cinquième livre (1562), c. XXX « Comment au pays de Satin nous veismes Ouy-dire, tenant école de tesmoignerie » (Paris, Gallimard/LGF, 1969), p. 303. 19. Parmi les machines à voyager dans le temps qu’offre la bande dessinée, on pourra ici penser, entre autres et dans un désordre iconographique iconoclaste, à la fusée-motocyclette [KAHLES (Charles W.), Hairbreadth Harry (1924)], à la Chronosphère ou Toupie du temps [GRAY (Clarence) et al., The Time Top, série Rick Bradford (1935-04-20) Central Press Association, King Features Syndicate], au Ballon [SAINT-OGAN (Alain), Zig et Puce au XXIe siècle (Paris, Hachette, 1935)], au portail temporel ou Doc Wonmug’s device [HAMLIN (Vincent Trout), Alley Oop (1939-04-09) NEA ], à la machine à capter les ondes du passé ([JiJÉ (Joseph Gillain, dit), Spirou et l’aventure (1944-11-02) 6:5 Le journal de Spirou], au Télétemps [VANDERSTEEN (Willy), L’île d’Amphoria, série Bob et Bobette (1947) (Anvers, Erasme, 1974)], au Chronoscaphe [JACOBS (Edgard-P), Le piège diabolique, série Blake et Mortimer (Bruxelles, Lombard, 1962)], au tapis roulant [INFANTINO (Carmine) et al., Cosmic Powered Treadmill (Septembre 1963) 139 The Flash], au siège temporel [ALEXIS (Dominique Vallet, dit ), Time Is Money, série Ils voyagent dans le temps pour de l’argent (Paris, Dargaud, 1974)], au Translateur [LELOUP (Roger), La spirale du temps, série Yoko Tsuno (Marcinelle, Dupuis, 1981)], au bracelet [SOKAL (Benoît), Un misérable petit tas de secret, série Canardo (Tournai, Casterman, 2001)], au téléphone mobile [ZEP (Zéphyrin Zeppoman, dit) et al., Les ChronoKids – Tome 1 (Grenoble, Glénat, 2008) ] et, bien sûr à la boîte de carton [WATTERSON (Bill), Calvin and Hobbes (1992-05-23)]. Présentation XV Dans un article imposant, Victor Dzomo-Silinou dresse un inventaire des mesures proposées par des gouvernements français, anglais, belge, allemand, espagnol, australien et néo-zélandais pour lutter contre le piratage numérique20. La réserve de droits à l’usage exclusif est une institution particulière au droit mexicain, probablement une figure unique dans le droit comparé. Il s’agit de cette faculté d’utiliser et exploiter exclusivement les titres, noms, dénominations, caractéristiques physiques et psychologiques distinctives, ou les caractéristiques d’opération originales appliquées, en accord avec leur nature, à un des genres énumérés dans la législation. C’est ce dont traite Ana Nomen Corominas dans son « Entre le droit d’auteur et le droit de marques : les réserves de droits au Mexique ». Deux capsules et un compte rendu. L’hébergeur doit-il se faire juge ? Vers une obligation de l’hébergeur d’apprécier le caractère diffamatoire ou non d’un contenu notifié comme illicite au sens de la LCEN de Aurélie Brégou21. Félix R. Larose et Mistrale Goudreau commentent l’arrêt Socan c. Bell par où la Cour suprême du Canada tranche pour une conception souple et libérale de l’exception de l’utilisation équitable et « reconnaît le rôle grandissant qu’occupe l’utilisateur dans l’économie informationnelle contemporaine ». Pour conclure un imposant compte rendu de Mistrale Goudreau sur l’ouvrage Codification of European Copyright Law, une codification européenne du droit d’auteur que certains perçoivent comme une uniformatisation et d’autres comme une harmonisation. De quoi certes alimenter la réflexion. CHANGEMENT DE GARDE À LA PRÉSIDENCE Rédacteur en chef durant les 10 premières années et président du conseil d’administration des Cahiers pendant les 15 années suivantes, Ghislain Roussel aura marqué ceux-ci. Il tire sa révérence 20. « L’enquête est comparable à une longue gestation, et la solution d’un problème au jour de la délivrance. Enquêter sur un problème, c’est le résoudre ». Mao TSÉ-TOUNG, « Contre le culte du livre », (mai 1930), dans Écrits choisis en trois volumes – volume I (Paris, Maspéro, 1973), p. 60. 21. Xiaolong QIU, « Sur Internet, quand un article était censuré, on disait qu’il avait été harmonisé, effacé pour préserver l’harmonie de notre société capitaliste. Maintenant, on dit qu’il a été mis en eau douce », Cyber China, (Paris, Liana Levi/ Points policier, 2012), p. 320. XVI Les Cahiers de propriété intellectuelle et tous lui sauront gré de son travail constant à la promotion, au développement et à la diffusion des CPI22. Les Cahiers, de par leur structure, ne disposent pas d’une importante équipe éditoriale de réviseurs de notes et de citations non plus que de relecteurs de style. Les textes sont tout de même remis « clé-en-main » à l’éditeur pour publication. À compter du numéro de mai 2014, des changements stylistiques de présentation sont d’ailleurs à prévoir23, ne serait-ce que pour la suppression des points dans les abréviations de recueils24. COMITÉ DE LECTURE Les membres du comité de rédaction sont également membres du comité de lecture mais la rédaction fait également appel à des membres externes ou à ceux du comité international. Le cas échéant, les articles sont soumis à une lecture anonyme (auteur et correcteurs/ relecteurs)25. COMITÉS26 Pour qui lit les pages de garde des Cahiers, quelques corrections dans la composition des Conseil d’administration, comité de rédaction et comité de lecture, quelques ajustements Mistrale GOUDREAU, professeure Section de droit civil Université d’Ottawa. Ottawa Présidente des CPI 22. LAO-TSEU, « « L’œuvre une fois accomplie, retire-toi », telle est la loi du ciel », Tao tö king (Paris, Gallimard/NRF, 1967), p. 68. 23. À compter de mai 2014, la rédaction des Cahiers prévoit adopter, avec ajustements, la huitième édition du Manuel canadien de la référence juridique (dans la mesure où cette révision quadriennale sera alors disponible). Les règles de citation seront donc « revisitées » afin de tenir compte des nouveaux usages et, qui sait, de la « Politique sur le Recueil des lois et des règlements du Québec » (2013-01-03) 145:1 Gazette officielle du Québec – Partie 2, 45. 24. Par contre, le rédacteur en chef, sauf s’il est mis en minorité, compte maintenir le nom complet des revues, certaines abréviations étant obscures et se refuse à dépouiller les auteurs de leur(s) prénom(s) complet(s). 25. Ludwig WITTGENSTEIN, « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence », Tractatus logico-philosophicus (1921) (Paris, Gallimard/Tel, 1993), p. 31. 26. La rédaction des CPI n’en est pas au « divin écheveau » mais compte sur ses comités pour la sélection – à l’avance, ce qui relève parfois de l’art divinatoire – de sujets d’actualité et d’intérêt. « Ce que l’on appelle « information » préalable ne peut pas être tiré des esprits, ni des divinités, ni d’analogie avec des évènements passés, ni de calculs. Il faut l’obtenir d’hommes qui connaissent la situation de l’ennemi » Sun TZU, L’art de la guerre (Paris, Flammarion, 1972), c. XII-4. Présentation XVII Florence LUCAS, avocate Gowlings, Montréal, Vice-présidente des CPI Marie-Josée LAPOINTE, avocate BCF, Montréal, Secrétaire trésorière des CPI Ghislain ROUSSEL (supprimer)27. Pour ce qui est du Comité international, une correction Lucie Guibault Professeure associée Instituut voor Informatierecht Amsterdam, Pays-Bas et un ajout : Nicolas Binctin Professeur agrégé Facultés de droit, Université de Poitiers – CECOJI Poitiers, France. « LU ET ENTENDU » – LE PERLIER28 Montesquieu affirmait « [L]es écrits contiennent quelque chose de plus permanent que les paroles »29 : De l’esprit des lois, XII, 13 (1748). De là à trouver du sous-texte dans les lapsus qui suivent… • La ré-édition de comptes (la reddition de compte) ; 27. Même sur papier seulement, quand même avec un gros pincement de cœur. 28. « Taisez-vous », « C’est moi qui trouve les idées et cette idée est excellente » « Silence ! D’ailleurs je n’ai que des idées excellentes », de dire le professeur Stanislas à Timoléon Dominique Vallet, dit ALEXIS et al., 4 pas dans l’avenir, série Ils voyagent dans le temps pour de l’argent (Paris, Dargaud, 1975), p. 7. 29. Charles DE SECONDAT baron de Montesquieu, « De l’esprit des lois », c. XII, 13 (1748) dans Oeuvres complètes de Montesquieu (Paris, Firmin Didot, 1838), p. 286 [et je voudrais bien savoir qui a emprunté ma copie…]. Cette citation est d’ailleurs un exemple typique de détournement car incomplète et traitant plutôt du crime de lèse-majesté ! Complétons donc « […] ; mais, lorsqu’ils ne préparent pas au crime de lèse-majesté, ils ne sont point une matière du crime de lèse majesté », qui, comme on le sait est un « crime très-grave, attendu que les souverains sont les images de Dieu sur terre, & que toute puissance vient de Dieu », dans Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome 19, 3e édition (Neuchâtel, Société typographique, 1779), p. 593, sous l’entrée « lèse-majesté » attribuée à Louis, chevalier De Jaucourt. XVIII Les Cahiers de propriété intellectuelle • Dure la laisse cède la laisse (dura lex sed lex) ; • « L’estoppel et les taches en jurisprudence arbitrale » de JeanClaude D’Aoust et Louis Dubé (plutôt que « L’estoppel et les laches en jurisprudence arbitrale » ; d’ailleurs, ironiquement, la base de données Papyrus indexe cette monographie de 1990 avec l’épellation lâches, ce qui laisse perplexe) ; • « Monsieur, à qui appartiennent les usufruits qui tombent de l’arbre ? » (cours de droit des biens, on s’en doute) ; • « Et si on perd devant la Queen’s Bench est-ce qu’on peut en appeler à la King’s Bench ? ». « Monsieur, ne confondez pas un cours d’histoire du droit avec un jeu de cartes. » (cours d’histoire du droit) ; • « Before you get laid » plutôt qu’un « before you get paid » ; • […] Thank you and have a good weakened. Relecture tardive après l’envoi : Spell check is funny – I meant have a good “weekend”! –) ; • « Si t’aimes » pour « systèmes » (pourquoi pas cite me, tant qu’à y être30 – terme fréquemment utilisé en droit de la construction et qui explique les dépassements de coûts) ; • La radioactivité de la marque pour la radiation de la marque (en fait, dans la première mouture, c’était the radiation of the trade-mark registration plutôt que the expungement of the trade-mark registration. Et, pour ne pas faire de jaloux, combien de fois peut-on amender sans que cela n’en devienne une chanson31 : • Groupe Enico inc. c. Agence du revenu du Québec, 2013 QCCS 2222 (C.S.Q. ; 2013-05-13), le juge Reimnitz 30. Le « tant qu’à y être » est un terme fréquemment utilisé en droit de la construction et qui explique les dépassements de coûts. 31. Souvenir : « Donnez-moi le do, donnez-moi le ré, donnez-moi le mi » enseignait le professeur de solfège à coups de diapason sur les doigts de qui faussait ; très loin et moins pédagogique que le « RÉ Rayon de soleil d’or » de la Mélodie du bonheur (1965) de Robert Wise, disponible à <http://www.youtube.com/watch?v=ey-Dm4Pxbw>. « Re est la première syllabe du second vers de l’hymne latin de saint Jean-Baptiste attribué à Paul Diacre : Resonare fibris. Il a été choisi par Guido d’Arezzo (995-1050) pour nommer la seconde note de la gamme. La fréquence du ré intermédiaire est de 587,33Hz », nous apprend Wikipédia. Présentation XIX [1] Le tribunal doit disposer d’une Requête pour permission d’amender la requête. On demande d’amender la requête ré-ré-ré-ré-ré-ré amendée ; • Webster c. Woodard (Succession de), 2013 QCCS 5620 (C.S.Q. ; 2013-11-14), la juge Mireault [1] Dans sa procédure introductive d’instance ré-ré-ré-ré-réré-amendée, C. Webster requiert entre autres ce tribunal… Sur ce, bonne lecture32. Laurent Carrière Rédacteur en chef 32. Juanjo GUARDINO et Juan DIAS CANALES, « Les mots nous éclairent, ils nous montrent la voie », Amarillo, série Blacksad (Paris, Dargaud, 2013), p. 4. Rapport du président des Cahiers de propriété intellectuelle inc. Assemblée générale annuelle du 7 janvier 2014 Mesdames et messieurs, Je suis très ému et honoré de vous soumettre mon rapport pour l’exercice financier 2013 des Cahiers de propriété intellectuelle inc. car, comme vous le savez, c’est le dernier à titre de président en exercice. Je quitte dès aujourd’hui la direction et la rédaction des Cahiers de propriété intellectuelle après plus de 25 ans et en ce 25e anniversaire de la revue. Je suis heureux d’annoncer que ma collègue Mistrale Goudreau a gentiment et spontanément accepté de prendre la relève et d’assumer la présidence. Je l’en remercie vivement. Elle pourra compter sur la collaboration sans réserve et assidue de tous les membres du comité de rédaction de la revue qui a atteint un haut niveau d’expertise et qui fait montre de beaucoup de dynamisme et de solidarité. Merci à Georges Azzaria, Louise Bernier, Laurent Carrière, Vivianne de Kinder, Hilal El-Ayoubi, Mistrale Goudreau, Marie-Josée Lapointe, Florence Lucas, Ejan Mackaay, Hélène Messier, Annie Morin, Daniel Paul et Daniel Urbas. Et cela sans compter la tolérance, la persévérance, l’imagination fertile et le travail colossal du rédacteur en chef, Laurent Carrière. J’adresse également mes habituels remerciements aux Éditions Yvon Blais, membre du groupe Thomson Reuters, et à sa représentante au sein du comité de rédaction, Johanne Forget, pour son soutien de tous les instants et sa compréhension face à nos délais de remise de textes. L’éditeur a de plus offert, le 2 décembre 2013, une réception afin de souligner le 25e anniversaire de la revue, en plus de poser d’autres gestes en vue de promouvoir les Cahiers de propriété intellectuelle. XXI XXII Les Cahiers de propriété intellectuelle La revue s’appuie aussi sur la complicité et la contribution des membres du comité éditorial international qui s’est enrichi en 2013 de l’expertise de Tomoko Inaba du Japon, de Christophe Caron de France et de Marshall Leaffer des États-Unis d’Amérique. Il en est de même pour les collaborateurs québécois, canadiens et étrangers au contenu de la revue et les initiatives entreprises en vue de développer une section « Nouvelles de l’étranger » avec des collègues chinois (Weining Zou), japonais (Tomoko Inaba), mexicain et, éventuellement, turc. Le numéro spécial de janvier 2013 de plus de 500 pages a été consacré aux droits moraux à l’échelle nord-américaine, communautaire et internationale avec plus de 25 collaborateurs des divers continents ; ce numéro réalisé sous ma direction a nécessité beaucoup d’énergie et de temps et le soutien de membres du comité de rédaction et du comité éditorial international que je remercie. Le numéro de mai 2013 portait, tradition oblige, sur les cinq décisions les plus marquantes dans divers domaines de la propriété intellectuelle au Canada. Enfin, le numéro d’octobre avait pour thème la Loi sur la modernisation du droit d’auteur au Canada, le fameux projet de loi C-11 entré en vigueur au début de novembre 2012, projet fort critiqué qui revisite et réinterprète le droit d’auteur au Canada. Je désire mentionner tout particulièrement les démarches de membres du comité de rédaction qui ont rendu possible la parution de ce numéro et la coordination assumée par Georges Azzaria. Quant au Prix des Cahiers de propriété intellectuelle, les critères d’admissibilité ont été élargis de nouveau afin de rendre admissibles des coauteurs. Le Prix des Cahiers de propriété intellectuelle 2012-2013 a été remis le 26 septembre 2013 à Frédérick-Alexandre Yao, étudiant à la Faculté de droit de l’Université Laval ; le Prix était accompagné d’une bourse de 500 $ de l’ALAI Canada que les Cahiers remercient. Par ailleurs, les statuts et règlements généraux de l’association ont fait l’objet d’une refonte afin de les réviser et de les rendre conformes à la nouvelle législation canadienne sur les organismes à but non lucratif. Je remercie la secrétaire-trésorière, Marie-Josée Lapointe, pour l’excellent travail de révision effectué. En conclusion, un chaleureux merci ultime à mes collègues anciens et actuels du conseil d’administration et de la rédaction et du comité éditorial international, à l’énergique rédacteur en chef, à tous les contributeurs de la revue, aux Éditions Yvon Blais du groupe Rapport du président XXIII Thomson Reuters et à Johanne Forget et aux plus que fidèles lecteurs de la revue. Bon 25e anniversaire et longue vie aux Cahiers de propriété intellectuelle. Ghislain Roussel Montréal, 7 janvier 2014 TABLE DES MATIÈRES Présentation Laurent Carrière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VII Rapport du président des Cahiers de propriété intellectuelle inc. Ghislain Roussel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XXI Articles Archives Internet : quelques problèmes de preuve – Application particulière à la Commission des oppositions Laurence Bich-Carrière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Les législations de lutte contre le téléchargement illégal : entre riposte graduée et filtrage de l’Internet Victor Dzomo-Silinou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 Entre le droit d’auteur et le droit de marques : les réserves de droits au Mexique Ana Nomen Corominas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149 Du témoin à l’écrit; du papier à l’électronique : la notion de faux en toile de fond François Senécal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161 L’OMPI : transposition en droit canadien des Traités Internet de 1996 Frédérick-Alexandre Yao . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191 XXV XXVI Les Cahiers de propriété intellectuelle Capsules L’hébergeur doit-il se faire juge ? Vers une obligation de l’hébergeur d’apprécier le caractère diffamatoire ou non d’un contenu notifié comme illite au sens de la LCEN Aurélie Brégou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225 Commentaire d’arrêt : Socan c. Bell Félix R. Larose . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231 Compte rendu Codification of European Copyright Law Mistrale Goudreau. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245 Vol. 26, nº 1 Archives Internet : quelques problèmes de preuve – Application particulière à la Commission des oppositions Laurence Bich-Carrière* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 NOTES LIMINAIRES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4 1. LA COMMISSION DES OPPOSITIONS . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 1.1 Fardeaux de la preuve . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 1.2 Motifs d’opposition et recours à la WBM . . . . . . . . . . . . . . . 7 1.2.1 Motifs d’opposition et dates critiques . . . . . . . . . . . . 7 1.2.2 Alinéa 38(2)a) L.m.c. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 1.2.2.1 Alinéa 30b) L.m.c. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 1.2.2.2 Alinéa 30c) L.m.c. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12 1.2.2.3 Alinéa 30d) L.m.c. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 1.2.2.4 Alinéa 30e) L.m.c. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 1.2.3 Alinéa 38(2)b) L.m.c. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14 1.2.4 Alinéa 38(2)c) L.m.c. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14 1.2.5 Alinéa 38(2)d) L.m.c.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 © Laurence Bich-Carrière, 2014. * BCL/LLB 08 (McGill), LLM 09 (Cantab.), avocate, Heenan Blaikie, SENCLR, SRL. 1 2 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1.3 Admissibilité de principe : la décision ITV . . . . . . . . . . . . 15 2. FIABILITÉ DE LA WBM . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 2.1 Droit commun de la preuve . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 2.2 Fonctionnement de la WBM . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 2.2.1 La page Internet originale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 2.2.2 L’archivage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22 2.2.2.1 Le processus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22 2.2.2.2 Caractère incomplet de l’archivage . . . . . . 24 2.2.2.2.1 Pages non répertoriées ou rendues inaccessibles . . . . . . . . 24 2.2.2.2.2 Pages incomplètes ou reconstituées . . . . . . . . . . . . . . . 26 2.2.3 Les pages archivées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 2.3 Quelques propositions de droit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28 3. DROIT COMPARÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32 3.1 États-Unis : le problème de la connaissance personnelle . . 33 3.2 Australie : « inadmissible », « peu fiable » et pourtant largement acceptée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35 3.3 France : du respect des formes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 3.4 Instances supranationales : réceptivité et habitude . . . . . 38 3.4.1 Office européen des brevets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38 3.4.2 Centre d’arbitrage et de médiation de l’Office mondial de la propriété intellectuelle . . . . . . . . . . . 38 4. VERS UNE CONNAISSANCE D’OFFICE ? . . . . . . . . . . . . . . . 39 INTRODUCTION Proposition banale s’il en est que celle du caractère protéiforme, éphémère et évanescent de l’Internet. Cette nature transitoire contrarie toute aspiration à la pérennité électronique : le contenu d’aujourd’hui pourra ne plus exister demain, qu’il soit modifié ou simplement supprimé. En fait, il le sera probablement1. Non seulement une page Internet risque-t-elle fort d’être remplacée, mais, vraisemblablement, elle le sera sans véritablement laisser de trace. Au contraire du livre imprimé, dont les éditions précédentes subsistent au moins sur le plan matériel2, la modification d’une page Internet coupe l’accès aux versions antérieures, sauf à contacter l’auteur original de la page. 1. S’il est difficile de contester le caractère volatile de l’Internet, quantifier la « vie moyenne » d’une page Internet l’est tout autant. En 2001, l’Internet Archive l’estimait à 44 jours, deux ans plus tard, à 100 jours, aujourd’hui, à 77 jours. Voir : Nancy C. KRANICH « Libraries, the Internet, and Democracy », dans Nancy C. KRANICH (dir.), Libraries and Democracy : The Cornerstones of Liberty (Chicago, American Library Association, 2001), p. 83, p. 87 ; Maureen PENNOCK et Brian KELLY, « Archiving Web Site Resources: a Record Management View », dans Proceedings of the 15th International Conference on World Wide Web (New York, ACM, 2006), 987 et Internet Archive, FAQs, en ligne : <www.archive.org/faq> [site consulté le 31 octobre 2013]. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les guides de citation préconisent l’inclusion de la date de consultation lorsque référence est donnée à un site Internet : Didier LLUELLES (coll. Josée RINGUETTE), Guide des références pour la rédaction juridique, 7e éd., (Montréal, Thémis, 2008), p. 93 ; Peter W. MARTIN, Introduction to Basic Legal Citation (2012), en ligne : <www.law. cornell.edu/citation/index.htm>, § 2-110(3) ; Columbia Law Review Association et al. (dir.), The Bluebook: A Uniform System of Citation, 19e éd., (New Haven, Conn., (2010) Yale University Press), no 18.2.2c), ou, à tout le moins, mettent en garde contre l’obsolescence éventuelle des références électroniques : Manuel canadien de la référence juridique, 7e éd., (Toronto, Carswell, 2010), p. F-138 : « Plusieurs textes en ligne disparaissent après un certain temps. Renvoyer à une source en ligne seulement si cette source fournit des documents archivés remontant à quelques années ». 2. Contra Ray BRADBURY, Fahrenheit 451, (New York, Ballantine, 1953), Carlos RUIZ ZAFON, L’ombre du vent (trad. fr. par François MASPERO) (Paris, LGF/ LdP, 2006 (Barcelone, Planeta, 2001)) ou Hiro ARIKAWA, Library Wars (trad. fr. par Virgile MACRE) (Grenoble, Glénat, 2010 (Tokyo, Mediaworks, 2006)). Voir Lucien X. POLASTRON, Books on Fire: The Destruction of Libraries throughout History (Rochester, VT, Inner Traditions, 2007) ; Rebecca KNUTH, Burning Books and Leveling Libraries: Extremist Violence and Cultural Destruction (Westport, CT, Praeger, 2006). 3 4 Les Cahiers de propriété intellectuelle L’envers de la mise à jour en continu de l’information c’est, en quelque sorte, une constante désuétude. On aimerait parfois retrouver une page dans une ancienne interface ou retrouver de l’information retirée. C’est pour éviter cette perpétuelle obsolescence qu’a été créée l’Internet Archive, un projet de bibliothèque numérique de versions antérieures de pages Internet modifiées depuis. Comme l’explique Brewster Kahle, l’un de ses fondateurs : « I feel like we’ve touched a raw nerve in attempting this project, since it can change the Net forever from an ephemeral medium to an enduring one »3. Le moteur de recherche de cette cyberarchive c’est la Wayback Machine (WBM), nommée en clin d’œil à la WABAC Machine de l’émission Rocky & Bullwinkle4 qui permettait à Sherman et à Mr. Peabody de remonter dans le temps et de présenter leurs capsules de l’histoire improbable5. Fréquemment invoquée devant la Commission des oppositions des marques de commerce, la fiabilité de la WBM est rarement remise en question, essentiellement parce qu’un jugement de la Cour fédérale l’a déclarée fiable6. Loin de nous l’idée de nier l’utilité pratique du dispositif, toutefois, on peut se demander si les limites en sont bien comprises. C’est ce que le présent article se propose d’explorer. On brossera d’abord l’état du droit à la Commission des oppositions (1) avant d’explorer les questions de preuve soulevées par l’utilisation de la WBM tant au Canada (2) qu’ailleurs dans le monde (3), voire d’offrir quelques pistes de solution (4). NOTES LIMINAIRES Bien sûr, l’Internet Archive n’est pas le seul site de cyberarchivage existant sur Internet7. Ses concurrents sont généralement 3. Propos rapportés dans Alyssa N. KNUTSON, « Proceed with Caution: How Digital Archives Have Been Left In the Dark », (2009) 24 Berkeley Technology Law Journal 437, 446. 4. « Peabody’s Improbable History » est l’une des mini-séries composant les aventures de Rocky & Bullwinkle, télésérie de dessins animés produite par Jay Ward Productions et diffusées sur ABC et NBC entre 1959 et 1964. Les personnages ont toujours prononcé « wayback machine », toutefois, l’orthographe « WAYBAC » a été utilisée dans le quatrième épisode de la première saison, plutôt que l’habituel « WABAC ». 5. Judy TONG, « Responsible Party – Brewster Kahle: A Library of the Web On the Web », New York Times (8 septembre 2002), en ligne : <www.nytimes.com/2002/09/08/ business/responsible-party-brewster-kahle-a-library-of-the-web-on-the-web.html> [site consulté le 31 octobre 2013]. 6. ITV Technologies Inc. c. WIC Television Ltd., 2003 CF 1056 (conf. à d’autres motifs dans WIC TV Amalco Inc. c. ITV Technologies Inc., 2005 CAF 96 ; désistement de la demande d’autorisation de pourvoi no 30935 (19 août 2005)). 7. Pour une comparaison des fonctionnalités des moteurs de recherche de certaines archives, voir : Jinfang NIU, « Functionalities of Web Archives », en ligne : (2012) 18:3 D-Lib 1, <www.dlib.org/dlib/march12/niu/03niu2.html> [site consulté le 31 octobre 2013]. Archives Internet : quelques problèmes de preuve 5 des services payants, souvent axés sur la conformité réglementaire et la communication de documents électronique, tels Aleph Archives8, Iterasi9 ou Reed Archives10. Il existe également des programmes d’archivage visant la constitution de répertoires propres à certains médias : c’est le cas de l’Internet Memory11, agrégateur de contenu multimédia, de Hanzo Archives12, qui se dit spécialiste de l’archivage du Web 2.0, ou d’ArXiv13, WebCite14 et The Web Archiving Service15, destinés aux publications académiques. Il faut encore compter avec les archives des pages officielles, souvent constituées par les autorités elles-mêmes16. Fondée en 199617, l’Internet Archive est toutefois de loin l’entreprise la mieux établie18, c’est elle qu’a considérée la jurisprudence canadienne et c’est sur elle que sera concentré le présent article. De même, c’est à dessein que nous avons choisi de nous limiter à l’utilisation de la WBM devant la Commission des oppositions des marques de commerce du Canada, parce qu’il s’agit, de jurisprudence rapportée, du tribunal où cet outil d’archivage est le plus souvent utilisé. Au Canada, en matière de propriété intellectuelle, des plaideurs ont également eu recours à la WBM pour montrer une violation d’une 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. Aleph Archives, en ligne : <http://aleph-archives.com> [site consulté le 31 octobre 2013]. Iterasi, Entreprise Web Archiving Service, en ligne : <www.iterasi.com> [site consulté le 31 octobre 2013]. Reed Archives, Home, en ligne : <www.reedarchives.com> [site consulté le 31 octobre 2013]. Internet Memory, en ligne : <http://internetmemory.org> [site consulté le 31 octobre 2013]. Hanzo Archives, Home, en ligne : <www.hanzoarchives.com> [site consulté le 31 octobre 2013]. ArXiv, ePrint Archive, en ligne : <http://arxiv.org> [site consulté le 31 octobre 2013]. WebCite, en ligne : <www.webcitation.org> [site consulté le 31 octobre 2013]. The Web Archive, Yesterday’s Web, Today’s Archive, en ligne : <http://webarchives. cdlib.org> [site consulté le 31 octobre 2013]. Pour une liste des archives gouvernementales voir : Aïda CHEDDID, Archivage du Web organisationnel dans une perspective archivistique, thèse de doctorat en sciences de l’information, École de bibliothéconomie et des sciences de l’information, Faculté des arts et des sciences, Université de Montréal, 2012 [non publiée] ; en ligne <https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/9203/ Chebbi_Aida_2013_these.pdf;jsessionid=5B44CE1A64290537A62FB94E0D2AE 251?sequence=4>. À l’époque, « You could look at the Web and it was about the size of two Coke® machines, […], about 30 million pages », explique Brewster Kahle, dans « The Wayback Machine: Preserving the History of Web Pages », conférence enregistrée par ForaTV (30 décembre 2011) [non publiée], en ligne : <www.youtube.com/ watch?v=JsL1TADosN0>, à 0:58 [site consulté le 31 octobre 2013]. Elle recevrait en moyenne de mille requêtes à la seconde pour plus de 500 000 utilisateurs quotidiens. Voir Brewster KAHLE, « The Wayback Machine: Preserving the History of Web Pages », conférence enregistrée par ForaTV (30 décembre 2011) [non publiée], en ligne : <www.youtube.com/watch?v=JsL1TADosN0>, à 2:21 [site consulté le 31 octobre 2013]. 6 Les Cahiers de propriété intellectuelle marque de commerce à la suite de la résiliation d’une licence19 ainsi que pour établir les antériorités devant la Commission d’appel des brevets20. On compte en outre, toujours au Canada, certaines utilisations en matière criminelle ou pénale21, de responsabilité civile22, de diffamation et de vie privée23. Nous laissons toutefois à d’autres le soin d’en traiter dans ces contextes. Bien sûr, plusieurs de nos commentaires relèveront du droit commun de la preuve, mais il faudra compter avec certaines spécificités de ce tribunal administratif fédéral. 1. LA COMMISSION DES OPPOSITIONS 1.1 Fardeaux de la preuve Celui qui s’objecte à l’enregistrement d’une marque de commerce doit former opposition devant la Commission des oppositions des marques de commerce du Canada, laquelle examinera alors le bien-fondé de la demande d’enregistrement. Le fardeau ultime est celui du requérant, puisque c’est à lui qu’il revient de démontrer, par prépondérance de preuve, que sa demande est, entre autres, conforme aux prescriptions de l’article 30 de la Loi sur les marques de commerce24. Toutefois, avant que ne s’applique ce fardeau « légal », 19. C’était d’ailleurs en partie ce qu’invoquait la demanderesse reconventionnelle dans ITV Technologies Inc. c. WIC Television Ltd., 2003 CF 1056 (conf. à d’autres motifs dans WIC TV Amalco Inc. c. ITV Technologies Inc., 2005 CAF 96 ; désistement de la demande d’autorisation de pourvoi no 30935 (19 août 2005)). Voir aussi : Hollick Solar Systems Ltd. c. Énergie Matrix Inc., 2011 CF 1213. 20. Re U-Haul International Inc., (2010) 82 C.P.R. (4th) 279 (C.A.B.). 21. Voir par exemple R. c. Ballendine, 2009 BCSC 1938, conf. par 2011 BCCA 221, par. 17 (utilisation de la WBM pour démontrer l’historique de visionnement d’une personne accusée de possession de pornographie juvénile) ; R. c. Pommer, 2008 BCSC 423. Sur la mémoire cache et la mens rea généralement, voir R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253. On se rappellera également cette affaire de 2005 où le tribunal torontois chargé du procès de trois adolescents pour le meurtre du jeune frère de l’un d’entre eux avait déclaré le non-lieu après que des journalistes du National Post eussent, par l’entremise de la WBM, accédé aux pages d’un forum dont on pouvait conclure que la témoin clé de la Couronne s’était lourdement parjurée : Siri AGRELL, « Teenage Witness Feared Jeopardizing Johnathan Trial, Web Log Reveals », National Post (17 février 2005), p. A7 ; voir aussi : David KESMODEL, « Lawyer’s Delight: Old Web Material Doesn’t Disappear », The Wall Street Journal (27 juillet 2005), en ligne : <online.wsj.com/article/0,, SB112242983960797010,00.html> ; Leonard POLSKY, « Web Time Travel with the Wayback Machine », Lawyers’ Weekly (18 novembre 2011), en ligne : <www. lawyersweekly.ca/index.php?section=article&articleid=1540> ; Matthew FAGAN, « «Can you do a Wayback on that?» The Legal community’s use of cached Web pages in and out of trial », (2007) 3 Boston University Journal of Science & Technology Law 46, 61. 22. Loychuk c. Cougar Mountain Adventures Ltd., 2012 BCCA 122. 23. Atlantic Lottery Corporation (Re), 2009 CanLII 70462 (Comm. vie privée N.-É.). 24. Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), c. T-13 [L.m.c.]. Archives Internet : quelques problèmes de preuve 7 l’opposant aura le fardeau « factuel » de démontrer l’existence des faits allégués au soutien de ses motifs d’opposition25. Ce fardeau initial, cependant, est plutôt léger26 quant aux motifs d’opposition sur la non-conformité à l’article 30 L.m.c., puisqu’il s’agit de faits qui sont davantage de la connaissance du requérant que de l’opposant27 (ce qui n’est pas sans faire écho à la présomption de fiabilité des documents « enregistrés ou mis en mémoire par la partie adverse » de l’alinéa 31.3b) de la Loi sur la preuve au Canada28, sur laquelle on aura l’occasion de revenir). Pour léger que soit ce fardeau, il est néanmoins réel29. 1.2 Motifs d’opposition et recours à la WBM 1.2.1 Motifs d’opposition et dates critiques Les motifs d’opposition sont énoncés de façon sommaire mais exhaustive au paragraphe 38(2) L.m.c. : 38. (2) Cette opposition peut être fondée sur l’un des motifs suivants : 38. (2) A statement of opposition may be based on any of the following grounds: a) la demande ne satisfait pas aux exigences de l’article 30 L.m.c. ; (a) that the application does not conform to the requirements of section 30; 25. John Labatt Ltd. c. Molson Companies Ltd., (1990) 30 C.P.R. (3d) 293 (C.F.P.I.), aux p. 298-299, conf. (1985) 4 C.P.R. (3d) 387 (Comm. opp.) ; conf. par (1992) 42 C.P.R. (3d) 495 (C.A.F.) ; Continental Teves AG & Co. c. Canadian Council of Professional Engineers, 2013 CF 801. 26. Cheung Kong (Holdings) Ltd. c. Living Realty Inc. (1999), [2000] 2 C.F. 501 (C.F.P.I.), Loblaws Inc. c. Telecombo inc., 2006 CF 634, par. 36 : « Cependant, le fardeau de preuve imposé à un opposant est léger. C’est-à-dire qu’il ne faut pas beaucoup de preuves pour mettre en doute la question de l’emploi, ce qui oblige la partie qui sollicite l’enregistrement à démontrer, selon la prépondérance de la preuve, qu’elle s’est conformée aux exigences de l’alinéa 30b) de la Loi » ; Association royale de golf du Canada c. Ontario Regional Common Ground Alliance, 2009 CanLII 90300, (2009) 72 C.P.R. (4th) 59 (Comm. opp.) ; Hortilux Schreder B.V. c. Iwasaki Electric Co. Ltd., 2010 COMC 179 (inf. à d’autres motifs par 2011 CF 967, conf. par 2012 CAF 321), par. 28. 27. Tune Masters c. Mr. P’s Mastertune Ignition Services Ltd., (1986) 10 C.P.R. (3d) 84 (Comm. opp.), p. 89 ; Association royale de golf du Canada c. Ontario Regional Common Ground Alliance, 2009 CanLII 90300, (Comm. opp.) p. 4 ; Heather Ruth McDowell c. 2103214 Ontario Inc., 2012 COMC 227, par. 15. 28. Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), c. C-5 [L.p.C.]. 29. Cheung Kong (Holdings) Ltd. c. Living Realty Inc. (1999), [2000] 2 CF 501 (C.F.P.I.), par. 36-38 ; Reed Solutions Plc c. Reed Elsevier Group Plc, 2011 COMC 263. 8 Les Cahiers de propriété intellectuelle b) la marque de commerce n’est pas enregistrable [au sens de l’article 12 L.m.c.] ; (b) that the trade-mark is not registrable [as per s. 12 T.M.A.]; c) le requérant n’est pas la personne admise à l’enregistrement [au sens de l’article 16 L.m.c.] ; (c) that the applicant is not the person entitled to registration of the trade-mark [as per s. 16 T.M.A.]; or d) la marque de commerce n’est pas distinctive [au sens de la définition qu’en donne l’article 2 L.m.c.]. (d) that the trade-mark is not distinctive [as defined in s. 2 T.M.A.]. Ce que ne précise pas le paragraphe 38(2) L.m.c., c’est la date pertinente pour l’évaluation du motif d’opposition, la date critique, qui, pour chacun d’eux, varie. Or, cette date est de prime importance puisqu’aucun poids ne sera accordé à l’élément de preuve postérieur à la date critique pertinente30. Après certains flottements jurisprudentiels et doctrinaux31, on peut maintenant tirer que ces dates critiques sont : • La date de production de la demande sous opposition pour le motif de l’alinéa 38(2)a) L.m.c. ; • La date de production de la demande pour le motif de l’alinéa 38(2)b) L.m.c. si celui-ci se fonde sur les alinéas 12(1)a) ou 12(1) b) L.m.c. mais plutôt celle de la décision de la Commission des oppositions si l’on s’appuie sur les autres sous-paragraphes ; • La date de premier emploi ou de révélation alléguée pour les demandes fondées sur une telle base et la date de production de la demande pour celles fondées sur les enregistrement et emploi étrangers ou sur celui de l’emploi projeté au Canada pour le motif d’opposition fondé sur l’alinéa 38(2)c) L.m.c. ; 30. Voir, par exemple, Ansell c. Industria De Diseno Textil SA, 2013 COMC 171, par. 37 ; 2013 COMC 170, par. 28 ; 2013 COMC 169, par. 37. 31. Voir généralement Cynthia ROWDEN, « The Statement of Opposition: The Crucial First Step in Opposition Proceedings », (septembre 2009) en ligne : <www. bereskinparr.com/files/file/docs/OppositionsPaper_0909CR.pdf> [site consulté le 31 octobre 2013] ; Jean CARRIÈRE, « Les dates pertinentes en matière d’opposition à l’enregistrement de marques de commerce : la machine à voyager dans le temps », dans Service de la formation permanente, Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2004), p. 125 et Roma COLBERT et Douglas FYFE, « Opposition Before the Canadian Trade-Marks Office » (1998) 14 Canadian Intellectual Property Review 174. Archives Internet : quelques problèmes de preuve 9 • La date de production de la déclaration d’opposition pour le motif fondé sur l’alinéa(2)d) L.m.c. ; • Et pour compliquer les choses, lorsqu’une priorité conventionnelle est revendiquée (art. 34 L.m.c.) et que la date critique serait autrement celle de la production de la demande d’enregistrement, c’est la date de la priorité qui sera la date critique32 puisque la demande canadienne rétroagit à cette date33. Pour ce qui est du motif de non-enregistrabilité, la preuve s’évalue « en temps réel » et toute preuve admissible sera prise en compte quel que soit le moment de sa confection. Dans les autres cas toutefois, le moment où l’opposant devra produire sa preuve ne surviendra qu’après la date critique, souvent même beaucoup plus tard. On peut très bien imaginer une demande d’enregistrement produite en 2010 sur la base d’une allégation d’emploi au Canada depuis 2005 qui ne fasse l’objet d’une opposition qu’en 2014, pour n’être finalement entendue, si l’on tient compte des délais statutaires, réglementaires et administratifs, qu’en 201834. D’où l’intérêt du recours à la WBM, qui permet de retrouver des documents d’usage courant à l’époque critique, en l’occurrence, des pages Internet qui soient l’indice d’une activité donnée35 et d’ainsi constituer une preuve de faits qui se sont passés bien avant la date où les motifs d’opposition ont été connus36. 32. Helene Curtis Ltd. c. Jeffrey Martin Canada Inc., (1985) 5 C.P.R. (3d) 329 (Comm. opp.), p. 332 ; Austin Nichols & Co. c. Cinnabon Inc., (2000) 5 C.P.R. (4th) 565 (Comm. opp.), par. 10. 33. « L’article 34 L.m.c. prévoit les circonstances faisant que la date de demande à l’étranger (dépôt de base ou d’origine) est réputée être la date de demande au Canada (dépôt réflexe) » : Laurent CARRIÈRE, « Traitement administratif des marques de commerce : bases d’enregistrement et priorité », fascicule 14 (mise à jour août 2013), dans JurisClasseur Québec – Propriété intellectuelle, (Montréal, LexisNexis, 2012), no 115. 34. Office de la propriété intellectuelle du Canada, Énoncé de pratique concernant la procédure d’opposition en matière de marque de commerce (31 mars 2009) en ligne : <www.opic.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/wr01558.html> [site consulté le 31 octobre 2013]. 35. Bien sûr, tout n’est pas sur la toile et celui qui demande l’enregistrement d’une marque de commerce est libre du choix de ses canaux de distribution ou de promotion (Culinar Inc. c. Mountain Chocolates Ltd., 1998 CanLII 18561 (Comm. opp.) (liberté de moyens) ; Heather Ruth McDowell c. 2103214 Ontario Inc., 2012 COMC 227 (service de vente en ligne) ; voir Cindy BÉLANGER, « Pour en finir avec la marque de service », (2010) 22:2 Cahiers de propriété intellectuelle 165 et n’a aucune obligation d’opérer un site Internet (sauf s’il le mentionne nommément dans l’état déclaratif des marchandises ou services de sa demande) : Culinar Inc. c. Mountain Chocolates Ltd., 1998 CanLII 18561 (Comm. opp.) ; St. Joseph Media Inc. c. Starwood Hotels & Resorts Worldwide Inc., 2010 COMC 188, par. 25 ; ICI Canada Inc. c. IC Companys A/S, 2012 COMC 55, par. 9. 36. Dans l’affaire Ansell c. Industria De Diseno Textil, SA, 2013 COMC 169, par exemple, la demande 1544448 du 21 septembre 2011 visant l’enregistrement de 10 Les Cahiers de propriété intellectuelle Voyons, pour chacun des motifs d’opposition, comment le recours à la WBM peut permettre de bonifier la preuve d’un opposant. 1.2.2 Alinéa 38(2)a) L.m.c. Comme on l’a vu, la date critique d’évaluation de la conformité de la demande avec les prescriptions de l’article 30 est le moment de la production de cette demande37, l’idée étant que la demande qui n’y satisfait pas porte un vice de conception38 auquel un amendement postérieur à la publication ne saurait remédier (art. 32 R.m.c.). 1.2.2.1 Alinéa 30b) L.m.c. Aux termes de l’alinéa 30b), la demande doit comporter la « date à compter de laquelle le requérant [a] […] employé la marque de commerce en liaison avec chacune des catégories générales de marchandises ou services décrites dans la demande », dite « date de premier emploi ». Un opposant aura gain de cause lorsqu’il démontrera que le requérant n’employait pas la marque à cette date, qu’il ne l’ait fait que par la suite ou qu’il ne l’ait pas employée du tout. Pour technique qu’il puisse paraître, un tel défaut de conformité est fatal. De plus, si cette date est contestée avec succès39, la date critique, pour le motif prévu à l’alinéa 38(2)c) L.m.c. devient celle de la production de la demande40. 37. 38. 39. 40. la marque ZARA ACCESSORIES alléguait un emploi au Canada depuis au moins aussi tôt que 1999 : pas facile pour un opposant de prouver en 2012 le non-emploi de la marque en cause douze ans plus tôt. Autre exemple que révèle un examen du registre des marques de commerce : la demande 1028780 du 10 septembre 1999 pour l’enregistrement d’une marque ZARA fondée, entre autres, sur la base d’enregistrement étranger et d’un emploi hors Canada : la tâche des opposants de prouver, en 2013, la non-conformité de la demande à la date de production de la demande, en 1999, ne sera pas d’emblée chose aisée. Du moins pour les alinéas 30b) (emploi au Canada), 30c) (révélation au Canada), 30d) (enregistrement et emploi étrangers) et 30e) (emploi projeté au Canada) L.m.c. ; John Labatt Ltd. c. Molson Companies Ltd. (1990), 30 C.P.R. 293 (C.F.P.I.) ; Jean CARRIÈRE, « Les dates pertinentes en matière d’opposition à l’enregistrement de marques de commerce : la machine à voyager dans le temps », dans Service de la formation permanente, Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2004), p. 125, p. 130. Roma COLBERT et Douglas FYFE, « Opposition Before the Canadian TradeMarks Office », (1998) 14 Canadian Intellectual Property Review 174, 176. En soi, avoir gain de cause sur ce seul point pourra être suffisant pour rejeter la demande, sans examen des autres motifs. Everything for a Dollar Store (Canada) Inc. c. Dollar Plus Bargain Centre Ltd., 1998 CanLII 18549 (Comm. opp.), par. 24 ; Guevin c. Tall and Handy Handyman Services Ltd., 2011 COMC 222, par. 21-22. Archives Internet : quelques problèmes de preuve 11 À l’inverse d’un requérant qui se servirait de pages antérieures pour tenter de montrer qu’à la date de premier emploi allégué, il exploitait la marque au moins par l’entremise d’un site Internet41, un opposant pourra avoir recours à la WBM pour tenter de montrer que la marque en question n’était pas employée sur le site à la date critique42, ou qu’elle n’y figurait pas en relation avec les services pour lesquels elle a été demandée43. La date à attaquer est la date de premier emploi alléguée dans la demande de requérant. Dans un premier temps, l’opposant tentera de prouver qu’au moment de la production de la demande – la date critique – la marque de commerce n’était pas employée par le requérant, ce qui attaquera le caractère continu de l’emploi allégué ; si nécessaire, l’opposant s’attaquera ensuite à la réalité de la date de premier emploi alléguée. Sur le plan pratique, il importe pour ce motif de distinguer l’« emploi » en liaison avec des marchandises (art. 4(1) L.m.c.) et l’« emploi » en liaison avec des services (art. 4(2) L.m.c.). En effet, ce n’est que dans ce second cas qu’une présence Internet pourra suffire pour établir l’emploi ; pour qu’il y ait emploi en liaison avec des marchandises, il faut prouver un transfert de propriété ou de possession au Canada dans le cours normal des affaires44, ce qu’une simple présence Internet ne permet pas de démontrer. À cet égard, on pourrait utiliser la WBM pour montrer que les versions antérieures d’un site où figure la marque en litige n’étaient pas destinées à un public canadien, par exemple, qu’il n’était pas possible d’y choisir le 41. Hayes c. Sim & McBurney, 2010 CF 924, par. 26 et 30 ; Cogan c. EmusicCom Inc., 2011 COMC 34, par. 18 ; Imagine Intellectual Property Law c. Alarmforce Industries Inc., 2012 COMC 144, par. 13 ; HomeAway.com Inc. c. Hrdlicka, 2012 CF 1467, par. 22. 42. Fleet Street, Ltd. c. Benisti Import Export Inc., 2010 COMC 69, par. 19. 43. Admis : Aird & Berlis LLP c. Vecile, 2008 CanLII 88403 (Comm. opp.) ; Marcus Cohen Law Office c. Society of Management Accountants of Alberta, 2009 CanLII 82133 (Comm. opp.), par. 11-12 ; SX Inc. c. Gill, 2010 COMC 185, par. 21 et 25 ; Boughton Law Corporation c. CTV Ltée, 2011 COMC 37 ; Reed Solutions Plc c. Reed Elsevier Group Plc, 2011 COMC 263 ; Riches, McKenzie & Herbert LLP c. Bell Canada, 2012 COMC 215, par. 63 ; International Clothiers Inc. c. Dorna Sports, SL, 2012 COMC 43, par. 68 ; 1772887 Ontario Limited c. Bell Canada, 2012 COMC 42, par. 14 ; admis mais jugé insuffisant : Spin Master Ltd. c. Tri-X Medical Centers of Excellence Inc., 2011 COMC 19, par. 9 ; Lion Global Investors Limited c. Lion Capital LLP, 2012 COMC 252, par. 66 ; Littlewoods Limited c. Allyson Grabish, 2013 COMC 34, par. 12-14. 44. Marcus Cohen Law Office c. Society of Management Accountants of Alberta, 2009 CanLII 82133 (Comm. opp.), par. 9 ; St. Joseph Media Inc. c. Starwood Hotels & Resorts Worldwide Inc., 2010 COMC 188, par. 24 ; Conseil canadien des ingénieurs c. Kelly Properties Inc., 2010 COMC 224, par. 60 ; Cogan c. EmusicCom Inc., 2011 COMC 34, par. 18 ; 24 Hour Glass Ltd. c. On Set Glass Inc., 2011 COMC 258, par. 24. 12 Les Cahiers de propriété intellectuelle Canada dans un menu déroulant de pays45, ou qu’il y avait redirection automatique vers un site d’un autre pays46. En outre, comme mentionné, l’emploi allégué de la marque doit être continu depuis la date de premier emploi jusqu’à la date de production de la demande47 : il ne suffit pas qu’une marque ait été en usage au moment de la production de la demande d’enregistrement et qu’elle le soit également au moment du litige, elle doit l’être sans interruption entre ces deux moments ; un opposant pourrait se servir des instantanés de la WBM pour montrer que tel n’a pas été le cas48. 1.2.2.2 Alinéa 30c) L.m.c. La demande qui vise une marque de commerce qui n’a pas été employée au Canada mais qui y a été révélée, notamment par l’emploi dans un autre pays, doit indiquer ces pays ainsi que la « date à compter de laquelle le requérant [l’a] […] fait connaître au Canada » au point où elle est devenue bien connue (art. 5 L.m.c.). La logique est la même que celle de l’alinéa 30b) L.m.c. : l’opposant cherche à prouver que la date de révélation alléguée par le requérant est fausse49, c’est-à-dire, par exemple, qu’il n’y avait pas, avant la date de révélation alléguée pour le Canada, emploi dans un autre pays ou qu’il n’y avait pas eu distribution ou annonce au Canada. De façon analogue, si la contestation est victorieuse sur ce point, la date critique devient celle de la production de la demande pour le motif fondé sur l’alinéa 38(2)c) L.m.c. Là encore, la jurisprudence a qualifié de plus léger le fardeau de la preuve d’un opposant50, les moyens mis en œuvre pour qu’une 45. Conseil canadien des ingénieurs c. Kelly Properties, Inc., 2010 COMC 224 ; voir aussi 1300 Australia Pty Ltd. c. 1800 Blinds Pty Ltd., [2008] ATMO 57 (3 juillet 2008), par. 20 (où la page des zones de livraison excluait l’une de celles où l’on alléguait pourtant emploi). 46. Motion Limited c. Brandlab AG, 2011 COMC 91, par. 30. 47. Mövenpick Holding AG c. Exxon Mobil Corporation, 2011 CF 1397, par. 45, conf. par 2013 CAF 6. 48. Confédération des caisses populaires et d’économie Desjardins du Québec c. Accord Business Credit Inc., 2005 CanLII 78302 (Comm. opp.), p. 14 du texte intégral : « Je suis d’accord avec la requérante pour dire qu’elle n’a pas besoin d’établir l’emploi de sa marque de commerce pour chacun des mois de la période pertinente, mais l’intervalle de cinq ans en l’espèce est trop important pour être écarté compte tenu de la preuve produite par l’opposante. » ; Loblaws Inc. c. No Frills Auto and Truck Rental Ltd., 2006 CF 537, par. 27 à 29. 49. Hortilux Schreder B.V. c. Iwasaki Electric Co. Ltd., 2011 CF 967, conf. par 2012 CAF 321. 50. Roma COLBERT et Douglas FYFE, « Opposition Before the Canadian TradeMarks Office », (1998) 14 Canadian Intellectual Property Review 174, 178, no 14, Archives Internet : quelques problèmes de preuve 13 marque de commerce soit révélée étant davantage à la connaissance du requérant qu’à celle de l’opposant. 1.2.2.3 Alinéa 30d) L.m.c. Cette disposition prévoit que lorsqu’un demandeur s’appuie sur une demande d’enregistrement ou un enregistrement étrangers et un emploi étranger pour sa demande canadienne, il doit fournir « les détails de cette demande ou de cet enregistrement et, si la marque n’a été ni employée ni révélée au Canada, le nom d’un pays où [il] l’a employée en liaison avec chacune des catégories générales de marchandises ou services décrites dans la demande ». Il y a donc ici une double condition, d’une part, l’« [e]nregistrement (ou demande d’enregistrement) dans un pays de l’Union (ou un membre de l’OMC) par le requérant (ou un prédécesseur en titre) » et d’autre part, « l’emploi de cette marque par le requérant (ou un prédécesseur en titre) n’importe où dans le monde (sauf au Canada) à la date de production de la demande canadienne pour chacun des services ou marchandises mentionnés dans la demande canadienne »51. Afin d’attaquer la conformité de la demande, un opposant devra tenter de démontrer qu’à la date de la production de la demande canadienne52, le requérant n’employait pas la marque dans le pays indiqué à sa demande53. Encore ici, un opposant pourra avoir recours à la WBM pour démontrer qu’à la date pertinente l’emploi hors Canada allégué par le requérant n’existait pas ou ne couvrait pas chacun des services et marchandises mentionnés à la demande. 1.2.2.4 Alinéa 30e) L.m.c. L’alinéa 30e) L.m.c. permet à un requérant de « réserver » une marque de commerce sur la base d’un emploi projeté. Comme il s’agit d’un droit exorbitant du droit commun des marques – lequel est généralement fondé sur l’emploi –, il est interprété assez strictement. citant Burns Philp Canada Inc. c. Geo. A. Hormel & Co., (1993) 51 C.P.R. (3d) 524 (Comm. opp.), p. 528. 51. Laurent CARRIÈRE, « Traitement administratif des marques de commerce : bases d’enregistrement et priorité », fascicule 14, (mise à jour : août 2013), dans JurisClasseur Québec – Propriété intellectuelle (Montréal, LexisNexis, 2012), no 1. 52. Reitmans (Canada) Limitée c. Thymes LLC., 2011 COMC 100, par. 37, conf. par 2013 CF 127, par. 18 (désistement de l’appel A-124-13 produit le 1er octobre 2013). 53. Allergan Inc. c. Lancôme Parfums and Beauté & Cie, 2007 CanLII 80839 (Comm. opp.). 14 Les Cahiers de propriété intellectuelle Ainsi, il est établi qu’une demande d’enregistrement fondé sur un emploi projeté est incompatible avec un emploi effectif (de la même marque pour les mêmes marchandises ou services) et partant, qu’un emploi effectif avant la date de production de la demande emportera l’invalidité de celle-ci54. C’est donc pour prouver l’emploi au Canada de sa marque par le requérant avant la date de production de la demande, qu’un opposant aura recours à la WBM plutôt que pour prouver un non-emploi comme c’était le cas avec les trois motifs précédents. 1.2.3 Alinéa 38(2)b) L.m.c. Le concept d’ « enregistrabilité » renvoie aux articles 12 à 15 L.m.c. La date pertinente pour déterminer si une marque de commerce est enregistrable sera celle de la production de la demande pour les motifs des alinéas 12(1)a) (patronymie) et 12(1)b) (descriptivité)55, mais la date de la décision du registraire pour les alinéas, notamment l’alinéa 12(1)d) (confusion)56. Le recours à la WBM trouvera donc son utilité dans les premiers cas pour démontrer, à la date pertinente, le caractère descriptif (ou faux et trompeur) d’une marque de commerce ou encore qu’elle ne constituait principalement qu’un nom de famille. Moins directement nécessaire dans les autres cas puisque la preuve peut se faire au présent, on pourra néanmoins y trouver de quoi bonifier un dossier. 1.2.4 Alinéa 38(2)c) L.m.c. L’expression « personne admise à l’enregistrement » renvoie à l’article 16 L.m.c. qui énumère les conditions qu’un demandeur doit remplir avant de pouvoir présenter une demande. La disposition donne les dates pertinentes pour chacun des cas de figure qu’elle considère. Ainsi, le paragraphe 16(1) L.m.c. vise la demande faite au Canada : la date pertinente est donc celle du premier emploi ou de la révélation de la marque dans ce pays. Pour le paragraphe 16(2) L.m.c. sur la reconnaissance des marques déposées et employées dans d’autres pays, la date critique est donc celle de la production de la demande au Canada. Finalement, en ce qui a trait à l’emploi projeté 54. Tone-Craft Paints Ltd. c. Du-Chem Paint Co. Ltd., (1969) 62 C.P.R. 283 (Comm. opp.) ; Nabisco Brands Ltd. c. Cuda Consolidated Inc., 1997 CanLII 15856 (Comm. opp.). 55. Continental Teves AG & Co. c. Canadian Council of Professional Engineers, 2013 FC 801. 56. Park Avenue Furniture Corp. c. Wickes/Simmons Bedding Ltd., (1991) 37 C.P.R. (3d) 413 (C.A.F.). Archives Internet : quelques problèmes de preuve 15 envisagé par le paragraphe 16(3), ne sera pas considéré l’élément de preuve postérieur à la date de production de la demande57. Le recours à la WBM pourra alors se faire de la même façon que pour les motifs d’oppositions de l’article 30. 1.2.5 Alinéa 38(2)d) L.m.c. Une marque de commerce doit être « distinctive », tel que le définit l’article 2 L.m.c., c’est-à-dire qu’elle doit « distingue[r] véritablement les marchandises ou services en liaison avec lesquels elle est employée par son propriétaire, des marchandises ou services d’autres propriétaires, ou qui est adaptée à les distinguer ainsi ». Une marque de commerce ne sera pas distinctive si à la date critique, soit celle du dépôt de la déclaration d’opposition58, elle était utilisée par des tiers non licenciés59, qu’il subsistait à la suite de son transfert des droits chez plus d’une personne60 ou si la marque faisait l’objet d’un emploi par plusieurs autres personnes. Dans ce contexte, la WBM peut permettre d’établir l’existence de signes semblables à ceux de la marque à laquelle on s’oppose à la date critique. Attention : l’opposant naviguera souvent ici dans les sites de tiers et non dans ceux de la partie adverse. Il n’y a donc normalement pas lieu d’alléger son fardeau en fait d’authenticité comme cela se fait lorsque l’original éventuel est en possession du demandeur. 1.3 Admissibilité de principe : la décision ITV On a vu quand envisager le recours à la WBM. Reste à savoir, bien sûr, si la preuve qu’on en tire est admissible. En effet, la page archivée, comme toute page Internet, est susceptible de constituer du 57. Vergina Foods Inc. c. Vergina Import, 2001 CanLII 37735 (Comm. opp.). 58. Re Andres Wines Ltd. and E. & J. Gallo Winery, (1975) 25 C.P.R. (2d) 126 (C.A.F.) ; Park Avenue Furniture Corp. c. Wickes/Simmons Bedding Ltd., (1991) 37 C.P.R. (3d) 413 (C.A.F.) ; contra Clarco Communications Ltd. c. Sassy Publishers Inc., (1994) 54 C.P.R. (3d) 418 (C.F.P.I.), où le juge Denault estime, en obiter, que ce devrait plutôt être la date de la décision du registraire. Cette décision est minoritaire. Voir Jean CARRIÈRE, « Les dates pertinentes en matière d’opposition à l’enregistrement de marques de commerce : la machine à voyager dans le temps », dans Service de la formation permanente, Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2004), p. 125, p. 138-139. 59. Reed Solutions Plc c. Reed Elsevier Group Plc, 2011 COMC 263, par. 23 ; Effigi Inc. c. HBI Branded Apparel Limited Inc., 2010 COMC 160, par. 19. 60. Voir le paragraphe 48(2) L.m.c. parce qu’alors la marque de commerce ne distingue plus les marchandises ou services d’une personne de ceux des autres. 16 Les Cahiers de propriété intellectuelle ouï-dire61. Elle pourrait en outre se heurter à la règle de la meilleure preuve, dans la mesure où il s’agit d’une copie de la page Internet d’origine. Ces deux questions ont été considérées, encore que brièvement, dans ce qui est devenu la décision-clé en la matière, ITV62. Dans cette affaire, les deux parties avaient produit de la preuve Internet et avaient consenti à l’admissibilité des documents au stade préliminaire. Pour WIC, détentrice des marques « itv » et du nom de domaine itv.ca, il s’agissait de démontrer qu’elle avait employé sa marque sur son site depuis son lancement en 1995 ; pour ITV Technologie, détentrice du nom de domaine itv.net, il s’agissait plutôt de démontrer qu’à l’époque pertinente, la marque « itv » n’avait rien de distinctif et que de nombreux sites Internet utilisaient alors cette combinaison de lettres en relation avec des services informatiques ou multimédias. La juge Tremblay-Lamer s’est toutefois interrogée sur l’admissibilité et la valeur probante des pages Internet dont copie lui avait été présentée. Au sujet de l’Internet Archive, elle déclare que « ce site d’archives est fiable et que la Cour pouvait compter sur sa bibliothèque numérique pour lui fournir une représentation exacte des sites Web en question durant la période considérée »63. Elle poursuit avec une explication générale : selon elle, les sites officiels, c’est-à-dire ceux qui sont tenus à jour par leurs propriétaires (et non, comme on aurait pu le croire, par analogie avec les documents officiels, ceux émanant d’autorités gouvernementales), sont en général plus fiables que les sites non officiels, c’est-à-dire ceux qui contiennent de l’information sur un organisme mais qui sont tenus par d’autres personnes (par exemple, des répertoires, des sites de partage, des forums de discussion) ; alors que la fiabilité des premiers peut être admise prima facie, celle des seconds devrait faire l’objet d’une évaluation ad hoc de facteurs tels que la crédibilité de l’auteur, l’appréciation de ses sources, la corroboration indépendante du contenu, la possibilité d’une modification au contenu du site, etc.64. L’Internet Archive appartenant à cette seconde catégorie, on eut aimé une analyse plus poussée de ces facteurs avant que ne soit posé le constat de sa fiabilité : le fait 61. Voire du double ouï-dire : John SOPINKA, Sidney N. LEDERMAN et Alan W. BRYANT, The Law of Evidence in Canada, 3e éd., par Alan W. BRYANT, Sidney N. LEDERMAN et Michelle K. FUERST, (Toronto, LexisNexis, 2009), no 6.246, p. 305. Voir aussi Bereskin & Parr c. Mövenpick-Holding, 2008 CanLII 88341 (Comm. opp.), p. 6 du texte intégral ; Association royale de golf du Canada c. Ontario Regional Common Ground Alliance, 2009 CanLII 90300 (Comm. opp.), p. 4 du texte intégral. 62. ITV Technologies Inc. c. WIC Television Ltd., 2003 CF 1056. 63. Ibid., par. 14. 64. Ibid., par. 16-18. Archives Internet : quelques problèmes de preuve 17 que l’Internet Archive soit compilée à des fins sociohistoriques plutôt que juridiques lui confère-t-elle plus ou moins de valeur ? quid du fait que l’Internet Archive est un tiers au litige ? une entreprise à but non lucratif ? Par ailleurs, le fait que la page archivée puisse être considérée comme une copie ne préoccupe guère la cour : la règle de la meilleure preuve lui semble obsolète et elle l’écarte expressément un peu plus loin65. La juge Tremblay-Lamer conclut son raisonnement en rappelant que, pour fiable que puisse être l’Internet Archive et donc, admissibles, les pages archivées, elles, ne pouvaient suffire pour permettre à l’opposant de former bonne et valable opposition dans la mesure où la preuve de l’existence d’un site Internet ne vaut pas preuve de sa consultation66. À cet égard, en tout état de cause, les pages demeuraient du ouï-dire. Deux ans plus tard, la Cour d’appel fédérale confirmait la décision de la juge Tremblay-Lamer, sans toutefois avaliser son raisonnement sur l’admissibilité des éléments de preuve Internet, pourtant longuement résumé67, insistant plutôt sur le fait que les deux parties y avaient eu recours68 et sur le fait que ces éléments n’étaient pas nécessaires pour soutenir la conclusion à laquelle elle était parvenue : Étant donné ma position sur le fond de l’appel à l’encontre de la demande reconventionnelle, il me semble qu’il y a des éléments de preuve à l’appui de la position adoptée par la juge de première instance sans qu’il soit nécessaire de faire appel à la preuve Internet. Par conséquent, tout ce que je pourrais dire au sujet de l’admissibilité de cette preuve ne serait pas nécessaire à la décision sur l’appel. J’ajouterais qu’à mes yeux, le dossier n’est pas suffisamment étoffé pour fournir un fondement factuel adéquat permettant l’examen éclairé des questions juridiques soulevées par l’utilisation d’Internet comme source de preuve documentaire.69 Quoi qu’il en soit, la conclusion de la juge Tremblay-Lamer sur la fiabilité de la WBM était ensuite reprise – mais sans discussion ni référence au jugement confirmatif de la Cour d’appel – par le juge 65. 66. 67. 68. 69. Ibid., par. 20. Ibid., par. 22. WIC TV Amalco Inc. c. ITV Technologies, Inc., 2005 CAF 96, par. 7-8. Ibid., par. 7, 9. Ibid., par. 30. 18 Les Cahiers de propriété intellectuelle Teitelbaum dans Candrugs70, une affaire où se posait la question de l’absence de caractère distinctif d’une marque. Il s’agissait toutefois presque d’une remarque incidente dans la mesure où aucune force probante n’a été accordée aux pages produites, puisqu’elles ne démontraient en rien qu’il y avait eu consultation des sites visés par des consommateurs canadiens71. La Cour d’appel, qui a infirmé la décision à d’autres motifs, a d’ailleurs noté qu’aucun poids ne leur avait été donné72. Pourtant, forte des décisions ITV et Candrugs, la Commission des oppositions semble désormais généralement tenir pour acquise la fiabilité de la WBM, pour se reporter plutôt sur la question de la consultation des pages ou de la prestation du service allégué à des consommateurs canadiens73. Mais l’outil est-il aussi fiable qu’on le prétend ? Eu égard au fonctionnement véritable de la WBM, il nous semble que cet aval, que la jurisprudence subséquente a rondement consacré, est parfois un peu hâtif. Dans la section qui suit, après un rappel des principes généraux en matière de fiabilité (1), nous nous proposons d’exposer la mécanique de la WBM (2) et certains problèmes pratiques qui peuvent en découler (3). 2. FIABILITÉ DE LA WBM 2.1 Droit commun de la preuve Au final, sera admissible l’élément de preuve qui permet de découvrir la vérité tout en assurant l’intégrité du processus judiciaire74, c’est-à-dire, pour reprendre la terminologie de la Loi sur la preuve au Canada qui s’applique devant la Commission des oppositions75, qui permet « de conclure que le document est bien ce qu’il paraît être » (art. 31.1 L.p.C.). Il doit offrir des garanties suffisamment sérieuses pour que l’on puisse s’y fier et croire à son exactitude. The focus of admissibility is on the authenticity and reliability of the electronic documents which can be demonstrated by 70. 71. 72. 73. Candrug health solutions ltd. c. Thorkelson, 2007 CF 411, par. 17. Ibid., par. 21. Thorkelson c. Pharmawest Pharmacy Ltd., 2008 CAF 100, par. 13. Voir par exemple Marcus Cohen Law Office c. Society of Management Accountants of Alberta, 2009 CanLII 82133 (Comm. opp.), par. 9 ; St. Joseph Media Inc. c. Starwood Hotels & Resorts Worldwide Inc., 2010 COMC 188, par. 24 ; Conseil canadien des ingénieurs c. Kelly Properties Inc., 2010 COMC 224, par. 60 ; Cogan c. EmusicCom Inc., 2011 COMC 34, par. 18 ; 24 Hour Glass Ltd. c. On Set Glass Inc., 2011 COMC 258, par. 24. 74. Jean-Claude ROYER (coll. Sophie LAVALLÉE), La preuve civile, 4e éd., (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008), p. 569, no 717. 75. Article 2, Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), c. C-5 [L.p.C.]. Archives Internet : quelques problèmes de preuve 19 showing the integrity of the electronic documents system rather than the individual record itself.76 Authentification, prohibition du ouï-dire, règle de la meilleure preuve, ces règles traditionnelles de la common law (reprises et pour la plupart codifiées en droit québécois et dans la Loi sur la preuve au Canada) ont toutes, fondamentalement, cet objectif d’assurer la fiabilité de la preuve déposée77. C’est gouvernée par cet objectif d’ailleurs que la jurisprudence moderne les a considérablement assouplies, adoptant une interprétation large et libérale de l’admissibilité des documents78. Ainsi, certaines considérations qui présidaient à l’élaboration de certaines règles de preuve se sont atténuées avec le temps : sans doute y avait-il davantage lieu de craindre qu’une copie ne soit pas fidèle à l’original à l’époque où celles-ci étaient réalisées 76. John SOPINKA, Sidney N. LEDERMAN et Alan W. BRYANT, The Law of Evidence in Canada, 3e éd., par Alan W. BRYANT, Sidney N. LEDERMAN et Michelle K. FUERST, (Toronto, LexisNexis, 2009), no 6.249, p. 306. 77. D’autres se sont interrogés sur la nature de la page Internet. Voir : Claude FABIEN, « La preuve par document technologique », (2004) 38 Revue juridique Thémis 533, 551 ; Vincent GAUTRAIS et Patrick GINGRAS, « La preuve des documents technologiques », dans Barreau du Québec, Congrès annuel du Barreau du Québec, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012), p. 1 ; Dominic JAAR et François SÉNÉCAL, « L’administration de la preuve électronique au Québec », dans Service de la formation continue, Barreau du Québec, Développements récents et tendances en procédure civile, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2010), p. 129, p. 153. À notre avis, et pour insatisfaisante que cette réponse puisse être, la qualification de la page Internet variera selon la nature de ce qu’on cherche à lui faire établir car elle n’est, à notre avis, que le support d’une information et c’est cette information qu’il faut chercher à qualifier pour trouver le régime de preuve applicable. Ainsi, lorsqu’une page Internet est produite comme preuve des propos qui s’y trouvent, elle devra être traitée comme une déclaration. Cela étant, en matière de propriété intellectuelle – plutôt qu’en diffamation disons –, une page Internet est-elle vraiment une déclaration ? N’est-elle pas plutôt un écrit ou un élément matériel de preuve ? Ainsi la page Internet qui confirme une transaction, par contre, paraît relever plutôt du simple écrit, à l’instar d’un reçu de caisse. Par contre, la page qui n’est présentée que pour montrer un agencement graphique doit être considérée comme un élément matériel de preuve, au même titre que le logo sur une brochure, par exemple. Plusieurs auteurs ont appelé à ce que la page Internet soit considérée comme un simple écrit : tout comme l’écrit ni authentique ni semi-authentique « traditionnel », il constate ou rapporte des faits, simplement, il le fait en code binaire. Considérer la page Internet comme un écrit de façon générale aurait peut-être des avantages d’unification des régimes lorsqu’il sera possible de dématérialiser les actes authentiques. Pour l’instant toutefois, en pratique, la distinction est sans réelle incidence quant à la page Internet d’origine : qu’on y voie un écrit rapportant un fait matériel admissible ou qu’on permette au tribunal d’observer l’élément matériel et d’en tirer ses propres conclusions, le résultat ne risque guère d’être différent. 78. Jean-Claude ROYER (coll. Sophie LAVALLÉE), La preuve civile, 4e éd., (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008), p. 265, no 386. 20 Les Cahiers de propriété intellectuelle à la longue main et avant l’avènement des photocopieurs79. Plutôt qu’une question de recevabilité, le moyen de reproduction devrait relever, s’il doit encore avoir quelque incidence, de la valeur probante80. Ainsi, la Loi sur la preuve au Canada dispose très nettement que les exigences de la règle de la meilleure preuve seront satisfaites dès lors que « la fiabilité du système d’archivage […] est démontrée » (al. 31.2a) L.p.C.), ce que l’on présume dans trois cas : s’il est établi que le dispositif fonctionnait bien ou que ses dysfonctions n’en compromettaient pas l’intégrité (al. 31.3a) L.p.C.), que le document présenté en preuve émanait de la partie adverse (al. 31.3b) L.p.C.) ou qu’il a été établi dans le cours ordinaire des affaires par un tiers neutre (al. 31.3c) L.p.C.). La preuve de la fiabilité peut se faire par affidavit (al. 31.6 L.p.C.). À titre comparatif ou supplétif, on remarquera que c’est tout à fait là l’esprit de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information81 qui pose non seulement l’admissibilité de la copie qui préserve « l’intégrité du document » (art. 2838 C.c.Q., art. 5 L.c.c.j.t.i.), c’est-à-dire qui permette de vérifier « que l’information n’est pas altérée et qu’elle est maintenue dans son intégralité et que le support qui porte cette information lui procure la stabilité et la pérennité voulue » (art. 2839 C.c.Q., art. 6 L.c.c.j.t.i.), mais également une présomption d’intégrité : c’est à celui qui la conteste de « préciser les faits et les motifs qui rendent probable l’atteinte à l’intégrité du document » (art. 2840 C.c.Q., art. 7 L.c.c.j.t.i.)82. 79. R. v. Governor of Pentonville Prison, ex Parte Osman, [1989] 3 All E.R. 701 (H.L.) : « this court would be more than happy to say goodbye to the best evidence rule. We accept that it served an important purpose in the days of parchment and quill pens. But since the invention of carbon paper and, still more, the photocopier and the telefacsimile machine, that purpose has largely gone. Where there is an allegation of forgery the court will obviously attach little, if any, weight to anything other than the original; so also if the copy produced in court is illegible. But to maintain a general exclusionary rule for these limited purposes is, in our view, hardly justifiable. » De même, la méfiance initiale à l’égard des photographies s’est-elle estompée : n’admet-on pas aujourd’hui volontiers des photographies en preuve alors qu’il fallait autrefois passer par le rigoureux processus de la défunte Loi sur la preuve photographique de documents, L.R.Q., c. P-22, abrogée en 1992 ; voir Jean-Claude ROYER (coll. Sophie LAVALLÉE), La preuve civile, 4e éd., (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008), p. 1168-1169, no1270 et p. 824, no 944 et Draper c. Jacklyn, [1970] R.C.S. 92. Sur les photographies disponibles par l’entremise de Facebook ou MySpace, voir : Kent c. Laverdiere, 2009 CanLII 16741 (Ont. Sup. Ct.), p. 2 du texte intégral. 80. John SOPINKA, Sidney N. LEDERMAN et Alan W. BRYANT, The Law of Evidence in Canada, 3e éd., par Alan W. BRYANT, Sidney N. LEDERMAN et Michelle K. FUERST, (Toronto, LexisNexis, 2009), p. 1224-1225, no 18.24. 81. Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, R.L.R.Q., c. C-1.1 [L.c.c.j.t.i.]. 82. Jean-Claude ROYER (coll. Sophie LAVALLÉE), La preuve civile, 4e éd., (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008), p. 279, no 406 ; Léo DUCHARME, Précis de la Archives Internet : quelques problèmes de preuve 21 Quelle que soit la règle de preuve traditionnelle considérée, une question s’impose au final et c’est elle qui doit, à notre avis, gouverner l’admissibilité des documents générés par une recherche dans la WBM : l’intégrité de la page originale a-t-elle été préservée par le processus d’archivage ? C’est ici qu’il convient de se pencher sur le fonctionnement de la WBM. 2.2 Fonctionnement de la WBM Une cyberarchive se présente comme une collection des versions antérieures de pages Internet, qui ont pu être modifiées voire supprimées depuis. Pour chaque page Internet archivée, il a existé une page originale, qui ne correspond normalement plus à la page de son adresse actuelle. Le processus peut être conceptualisé en trois étapes : la création de la page Internet originale, l’archivage et l’accès ultérieur aux pages archivées. On verra pourquoi il est nécessaire de comprendre la différence entre la page originale et la page archivée, même si, au plan formel, elles devraient être identiques. 2.2.1 La page Internet originale83 Générer une page Internet demande la collaboration d’au moins deux ordinateurs. Sur un premier serveur, le serveur source, (à nos fins, celui du propriétaire du site Internet visé), sont stockées des ressources ou des indications de la manière d’y accéder si ces ressources sont stockées sur des tiers serveurs. Par ressource, on entend tout élément informatique ayant une identité propre pouvant être exprimée sur l’Internet, par exemple, un document texte, une image, un multimédia. Les pages Internet sont servies à travers le protocole http, lequel repose sur un mécanisme de requête-réponse entre client et serveur : le client demande une ressource, le serveur la lui sert. Ce mécanisme est utilisé pour transférer au client une description – en langage html – qui spécifie à la fois le contenu et la structure d’une page. Cette description peut indiquer au programme qui l’interprète quelles ressources additionnelles aller chercher, et de quelle manière les afficher. preuve, 5e éd., (Montréal, Wilson & Lafleur, 2005), p. 187 et s., nos 467 et s. ; Vincent GAUTRAIS et Patrick GINGRAS, « La preuve des documents technologiques », dans Congrès annuel du Barreau du Québec, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012), p. 1. 83. Office de la langue française du Québec, Grand dictionnaire terminologique, en ligne, s.v. « fureteur Internet », « Internet », « navigateur Internet », « page Internet », « page Web ». 22 Les Cahiers de propriété intellectuelle Autrement dit, lorsqu’un utilisateur (le client) demande à accéder à une page Internet, le serveur source envoie à son adresse IP les instructions d’agencement des ressources requises à cette fin. Ces ressources sont compilées par le fureteur Internet de l’ordinateur de l’utilisateur, qui les stocke dans sa propre mémoire (la cache) puis les affiche selon les indications du codage fourni par le serveur source. Grossièrement, une page Internet, c’est donc une série de déclarations que donne un serveur source à l’ordinateur de l’utilisateur sur l’endroit où trouver et la manière d’agencer différentes ressources. 2.2.2 L’archivage 2.2.2.1 Le processus Les archives numériques comme l’Internet Archive sont créées par balayage (crawling)84, un processus systématique de visite, d’extraction et d’entreposage de pages Internet. Les robots d’indexation Internet sont des logiciels envoyant des milliers de requêtes automatiques en continu dans l’Internet afin d’en collecter les ressources et de permettre à un moteur de recherche de les indexer, c’est-à-dire de créer des fichiers séquentiels permettant de les retrouver plus rapidement. Afin de hâter le processus de recherche, ces robots opèrent souvent selon des algorithmes de fréquentation ou des historiques de consultation. Le robot indexeur de l’Internet Archive lui est fourni par Alexa Internet inc., nommée en hommage à la bibliothèque d’Alexandrie85. Balayer le Web permet de savoir ce qui s’y trouve mais également ce qui s’y consulte : Alexa, qui appartient aujourd’hui au groupe Amazon, s’est donné comme objectif la compilation de statistiques d’utilisation de l’Internet : indices de fréquentation, habitudes de consultation, indicateurs de trafic, etc.86. 84. À notre connaissance, seul le commissaire à la vie privée et à l’accès à l’information de la Saskatchewan a tenté une définition « judiciaire », dans Re Regina Qu’Appelle Regional Health Authority, 2012 CanLII 25520 (Sask. I.P.C.), no 68 : « A Web crawler is technology that is used by search engines to gather, or “crawl,” contents from webpages saved on Web servers. Crawling enables search engines to index, or process, the gathered contents. Indexing enables search engines to make contents searchable ». 85. Jessica LIVINGSTON, Founders at Work – Stories of Startups’ Early Days, (New York, APress, 2009), p. 274. 86. Voir Alexa Internet, en ligne : <www.alexa.com> [site consulté le 31 octobre 2013]. À titre secondaire, l’Internet Archive utilise aussi Heritrix, un autre robot développé en partenariat avec le réseau de bibliothèques nationales nordiques Nordbib : Gordon MOHR et al., « An Introduction to Heritrix – An open source archival quality Web crawler » (14 juillet 2003), présenté au 4th International Web Archi- Archives Internet : quelques problèmes de preuve 23 Quoi qu’il en soit, quotidiennement, ce sont 1,6 téraoctet qu’emmagasine Alexa, pour une collection qui représente aujourd’hui plusieurs milliards de pages Internet en provenance de 16 millions de sites87. Chaque recension du Web prend environ deux mois88. Les pages recensées par Alexa sont ensuite versées dans l’Internet Archive où elles sont indexées selon sa propre méthode. Notamment, les adresses des pages Internet archivées sont normalisées comme suit : http://web.archive.org/web/AAAAMMJJHHMMSS/ http ://site, où « AAAMMJJHHSS » correspond au moment d’archivage par l’Internet Archive (et non au moment de la copie par Alexa du site Internet) et « site », à l’adresse Internet de la page visée. Ainsi, la page du cabinet Heenan Blaikie telle qu’elle se présentait dans sa première version recensée, soit celle mise en ligne à 19h09 le 27 novembre 1999, se trouvera à l’adresse suivante : http://web.archive. org/web/19991127091909/http://heenanblaikie.com. Une recherche dans la WBM produira une espèce de calendrier où seront indiquées les versions antérieures disponibles89. Bien que les délais puissent être écourtés ou allongés, cette indexation prend environ six mois, ce qui se traduit par autant de « retard » dans la banque de données de la WBM par rapport aux pages d’origine90. Une fois versée dans l’Internet Archive, les pages possèdent une existence qui leur est propre : recension statique, la copie archivée ne subit pas les modifications qu’opère le propriétaire d’une page donnée à celle-ci. C’est d’ailleurs là l’intérêt de l’Internet Archive – et dans une moindre mesure celui de toute cache91 –, c’est que son contenu n’est pas synchrone avec celui des pages dont elle l’a à l’origine tiré. 87. 88. 89. 90. 91. ving Workshop (Bath, R.-U., 16 septembre 2004), en ligne : <ftp://88.159.80.109/ e-books/textmining/heritrix-1.14.4/docs/Mohr-et-al-2004.pdf> [site consulté le 31 octobre 2013]. Voir Alexa Internet, Our Technology, en ligne : <www.alexa.com/company/techno logy> [site consulté le 31 octobre 2013]. Alexa Internet, Our Technology, en ligne : <www.alexa.com/company/technology> [site consulté le 31 octobre 2013]. Versions qui pourront même être comparées entre elles grâces à l’outil DocuComp : Internet Archive, « DocuComp » FAQs, en ligne : <http://archive.org/about/faqs. php#DocuComp> [site consulté le 31 octobre 2013]. Internet Archive, FAQs, en ligne : <http://archive.org/about/faqs.php> [site consulté le 31 octobre 2013]. La mémoire cache et le site archivé fonctionnent selon le même principe, c’est-àdire que l’un et l’autre emmagasinent sur leurs propres serveurs de l’information compilée à partir des serveurs d’autrui. Toutefois, la cache est un outil temporaire, visant essentiellement à alléger les recherches subséquentes (l’accessibilité des duplicatas n’est qu’une conséquence de la méthode), alors que l’archive cherche à constituer des collections de données, l’accès ultérieur à des versions antérieures étant le prime objectif. Les pages d’une cache sont donc remplacées au fur et à mesure que d’autres sont collectées, celles des archives, tout au contraire, s’em- 24 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.2.2.2 Caractère incomplet de l’archivage Entendons-nous, l’Internet Archive est la plus vaste bibliothèque d’archives Internet disponible, et ce n’est pas peu dire : aujourd’hui, la banque de données de la WBM contient près de deux pétaoctets (1015) d’information, un volume qui s’accroît mensuellement d’environ vingt téraoctets (1012)92. Pourtant, on ne peut accéder à toutes les pages Internet ayant existé via ses répertoires : elle est donc incomplète (2.2.2.1). Par ailleurs, des pages peuvent être accessibles mais ne pas refléter parfaitement les pages d’origine : le processus d’archivage, en effet, connaît certaines limites techniques (2.2.2.2). 2.2.2.2.1 Pages non répertoriées ou rendues inaccessibles L’inventaire disponible par la WBM connaît trois limites : la non-exhaustivité d’Alexa, la migration des contenus et les méthodes de protection. La non-exhaustivité d’Alexa. L’Internet est vaste et si le balayage est continu, il n’est pas parfaitement exhaustif. D’abord, par contrainte technique, Alexa priorise les pages en fonction d’algorithmes de popularité : une page peu fréquentée sera répertoriée moins souvent et une page « orpheline », c’est-à-dire qui n’est liée à aucune autre page et à laquelle on ne peut accéder, donc, qu’en tapant directement l’adresse complète, ne le sera pas du tout. Par ailleurs, les pages ne sont pas archivées dès qu’elles sont mises à jour sur le site d’origine, mais plutôt lorsqu’elles sont balayées par le robot d’Alexa. Il est donc possible que plusieurs modifications d’une page « d’origine » séparent deux archivages. La migration des contenus. Autre limite, les changements d’adresse purs et simples : d’une recherche rapide, le site des Cahiers de propriété intellectuelle semble n’avoir été modifié qu’en 2013 : or, il est en ligne depuis 2001 mais, autrefois hébergé au www.robic.ca/ pilent. Dans l’un et l’autre cas cependant, les données existent indépendamment du serveur d’origine. Pour une comparaison du fonctionnement de Google Cache et de l’Internet Archive, voir Bostjan BERCIC, « Protection of Personal Data and Copyrighted Material on the Web: the Cases of Google and Internet Archive », (2005) 14:2 Information & Communications Technology Law 17, 20. 92. Internet Archive, FAQs, en ligne : <http://archive.org/about/faqs.php> [site consulté le 31 octobre 2013]. Par comparaison, il y aurait environ 150 millions (108) d’items à la Library of Congress ou à la British Library. Archives Internet : quelques problèmes de preuve 25 cpi, il l’est désormais plutôt au cpi.robic.ca. La WBM ne fait pas le lien entre les deux sites. En entrant l’ancienne adresse toutefois, il est possible d’accéder aux différentes versions antérieures. Dans une veine analogue, lorsque la page archivée contient une instruction de redirection, c’est vraisemblablement sur la page actuelle que sera redirigé l’utilisateur. L’utilisateur de la WBM pourra alors avoir l’impression que le site n’a pas changé. Cette difficulté se contourne toutefois assez facilement grâce à la ligne du temps et au calendrier qui proposent toutes les versions précédentes : il suffira alors de sélectionner la version antérieure à la redirection automatique désirée93. L’exclusion. Certains sites sont ensuite carrément exclus : c’est le cas des pages protégées par mot de passe. On peut également demander à l’Internet Archive de supprimer une page répertoriée94 (par exemple, pour empêcher une violation de droits d’auteur les contenus archivés étant vraisemblablement protégés95, ou pour éviter de perpétuer la reproduction de propos diffamatoires ou portant atteinte à la vie privée)96. 93. Internet Archive, « The page I want redirects now – how can I see the old versions? », Frequently Asked Questions, en ligne : <http://faq.web.archive.org/ the-page-i-want-redirects-now-how-can-i-see-the-old-versions> [site consulté le 31 octobre 2013]. 94. Voir Internet Archive, Internet Archive’s Terms of Use, Privacy Policy and Copyright Policy (10 mars 2011), en ligne : <http://archive.org/about/terms.php> ; Removing Documents from the WayBack Machine, en ligne : <http://archive.org/about/ exclude.php> [site consulté le 31 octobre 2013]. 95. Voir Alyssa N. KNUTSON, « Proceed with Caution : How Digital Archives Have Been Left In the Dark », (2009) 24 Berkeley Technology Law Journal 437 ; Kinari PATEL, « “Authors v. Internet Archives” : The Copyright Infringement Battle Over WEB Pages », (2007) 89 Journal of the Patent and Trademark Office Society 410 ; Kelly JINES-STOREY, « Does Rocky and Bullwinkle Hold the Key to Unlocking the Mystery of Fair Use in the Age of Internet Archiving? », (2007) 35 Capital University Law Review 1021. 96. Pour une exhortation judiciaire en ce sens, voir Warman c. Kyburz, 2003 TCDP 18, par. 86 : « À défaut d’une autorisation en ce sens dans la Loi, le Tribunal ne peut rendre une ordonnance contre un tiers. Cependant, nous encourageons les propriétaires du site Web Archive.org à songer sérieusement à supprimer le matériel offensant que renferme leur site. » La question du libelle « persistant », particulièrement dans les archives électroniques des journaux, semble avoir beaucoup intéressé les tribunaux britanniques : Budu v. The British Broadcasting Corporation, [2010] EWHC 616 (Q.B.), (23 mars 2010) ; Loutchansky v. Times Newspapers Ltd., [2001] EWCA Civ 1805, (5 décembre 2001) ; Pro-Tec Covers Ltd v. Specialised Covers Ltd., [2011] EWPCC 23, (18 octobre 2011). Pour le Royaume-Uni, sur l’utilisation de la WBM en matière de noms de domaine, voir Plumbly v. Beatthatquote.com Ltd., [2009] EWHC 321 (Q.B.) et pour l’évaluation des dommages à la suite d’une violation de marque de commerce : National Guild of Removers & Storers Ltd. v. Silveria (t/a C S Movers), [2010] EWPCC 15 (12 novembre 2010), par. 33-34. 26 Les Cahiers de propriété intellectuelle En outre, les gestionnaires de sites peuvent inclure des instructions antibalayage dans le codage de toutes ou certaines pages : ce sont les scripts d’exclusion97. La présence de l’instruction « /robots. txt » dans le codage d’une page Internet empêchera son indexation par Alexa et ce, de manière rétroactive. Plus exactement, les pages déjà archivées seront rendues indisponibles, c’est-à-dire que si l’instruction est supprimée dans une version postérieure des pages, les versions antérieures seront à nouveau accessibles. Celui qui cherche à accéder à un site archivé comportant un script d’exclusion verra s’afficher un message « robots.txt query exclusion error »98. Par contraste, les demandes d’exclusion sont permanentes et donnent lieu au message « blocked site error »99. Le protocole d’exclusion est facultatif100 mais respecté par Alexa (ainsi que par Google). Il peut y avoir des raisons légitimes de vouloir exclure son site, stratégie commerciale, protection des données, allègement de l’indexation ; à titre anecdotique, la page de CanLII sur la Commission des oppositions des marques de commerce101 est protégée par un tel codage102. 2.2.2.2.2 Pages incomplètes ou reconstituées Il arrive également à l’occasion que des pages soient archivées de manière incomplète : des images peuvent disparaître, des fonctionnalités cafouiller, des hyperliens se rompre. Cela est d’autant plus fréquent lorsque le codage renvoie à des sources tierces. La présence de cadres, de contenu actif, comme les animations flash ou la lecture en transfert, ou d’éléments dynamiques, particulièrement le JavaScript, ou simplement de ressources demandant la collaboration d’un autre 97. 98. 99. 100. 101. 102. About /robots.txt, en ligne : <www.robotstxt.org/robotstxt.html> [site consulté le 31 octobre 2013]. C’est le cas de certaines des versions antérieures du site Internet de la faculté de droit de l’Université McGill <http://mcgill.ca/law>, par exemple, celle du 17 octobre 2002. Internet Archive, FAQs, en ligne : <http://archive.org/about/faqs.php> [site consulté le 31 octobre 2013]. Supra, note 97. CanLII, Commission des oppositions des marques de commerce, en ligne : <www. canlii.org/fr/ca/comc> où l’on peut lire « La description de ce résultat n’est pas accessible à cause du fichier <robots.txt> de ce site » [site consulté le 31 octobre 2013]. Plutôt que l’habituel signalement des mots-clés, Google affiche pour cette page, le message « La description de ce résultat n’est pas accessible à cause du fichier robots.txt de ce site ». Archives Internet : quelques problèmes de preuve 27 serveur, causent également certaines difficultés de recomposition des pages103. Pour pallier ce problème, les différents médias d’une page donnée sont, à l’occasion, archivés en différé : plutôt qu’un instantané, certaines pages doivent donc être considérées comme un collage, c’est-à-dire qu’un premier balayage aura colligé certains éléments mais qu’il en faudra un deuxième pour qu’ils s’y trouvent tous. Évidemment, cela pose un problème quant à la date véritable de création de la page archivée. 2.2.3 Les pages archivées Il importe à présent de s’interroger sur le rapport entre la page archivée et la page originale. Si le processus d’archivage était instantané, il existerait un moment où la page originale et la page archivée seraient identiques. À ce moment, la page archivée pourrait être traitée comme une copie de la page originale. Selon la règle de la meilleure preuve, la page originale devrait lui être préférée, à l’instar du régime applicable aux photocopies de documents, par exemple. L’intérêt de l’archive toutefois réside dans ce que la page archivée acquiert une existence distincte de la page originale – ou, plus exactement, dans ce que la page originale puisse être modifiée par la suite sans que cela n’affecte la page archivée. Dès lors, la page dont a été tirée la page archivée n’étant plus accessible, la page archivée se trouve à être « la meilleure preuve » disponible de la manière dont elle se présentait alors. Reste bien sûr à savoir si elle présente une version fidèle de l’original. De manière analogue, on pourrait introduire en preuve la version imprimée d’un texte modifié par la suite pour montrer comment il se présentait lorsqu’il n’existe plus en version électronique que le texte modifié. La page Internet archivée doit-elle être considérée comme un original pour autant ? Vraisemblablement pas. L’original, c’est plutôt la page Internet telle qu’elle figurait sur le site du requérant à une date donnée. Nous estimons préférable de traiter la page archivée comme une copie. C’est la conclusion à laquelle la juge TremblayLamer en est venue dans l’affaire ITV104. C’est également implicite 103. 104. Internet Archive, FAQs, en ligne : <http://archive.org/about/faqs.php> [site consulté le 31 octobre 2013] ; reconnu dans Reed Solutions Plc c. Reed Elsevier Group Plc, 2011 COMC 263, par. 11. ITV Technologies Inc. c. WIC Television Ltd., 2003 CF 1056 (conf. à d’autres motifs dans WIC TV Amalco Inc. c. ITV Technologies Inc., 2005 CAF 96 ; désistement de la demande d’autorisation de pourvoi no 30935 (19 août 2005)), par. 13. 28 Les Cahiers de propriété intellectuelle dans la justification que donne parfois la Commission des oppositions à la légèreté du fardeau d’un opposant relativement à un motif de non-conformité aux prescriptions de l’article 30 L.m.c. : si le document produit par l’opposant à même la version WBM du site du requérant n’en est pas une copie exacte, le requérant est normalement en meilleure position pour produire une copie conforme. Si l’on suppose qu’il existe un document avec lequel comparer la page archivée et qui l’emporte en cas de divergence, c’est que cette dernière ne peut constituer un original. En outre, et en ce qui concerne le Québec particulièrement, comme on l’a vu, la L.c.c.j.t.i. permet d’accorder la même valeur au document technologique-copie qui assure les fonctions d’un original ou présente un caractère unique, si son intégrité est par ailleurs assurée (art. 12, al. 1 (1) et (2) L.c.c.j.t.i.)105. La question est dès lors de peu d’importance. 2.3 Quelques propositions de droit Récapitulons les principales difficultés d’ordre technique qui peuvent surgir et voyons comment les tribunaux les ont traitées, le cas échéant. • Preuve négative : le balayage d’Alexa n’est pas exhaustif. On ne peut donc pas inférer de l’absence d’une page dans l’Internet Archive qu’elle n’a jamais existé. Elle peut simplement n’avoir pas été capturée. La WBM ne peut véritablement être utilisée que pour une preuve « positive » de l’état d’une page106. – La plus ancienne des pages répertoriées sur l’Internet Archive peut n’être pas la première : dans une affaire devant l’OMPI, la première page recensée comportait un commentaire marqué comme ayant été publié « six months ago », ce qui suggérait que la page existait depuis au moins six mois au moment de sa capture107. 105. 106. 107. Voir Vincent GAUTRAIS et Patrick GINGRAS, « La preuve des documents technologiques », dans Congrès annuel du Barreau du Québec, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012), p. 1, p. 14. St. Joseph Media Inc. c. Starwood Hotels & Resorts Worldwide Inc., 2010 COMC 188, par. 21 à 25 ; ICI Canada Inc. c. IC Companys A/S, 2012 COMC 55. Take-Two Interactive Software Inc. v. Chris Rivers, affaire no D2013-0014, (17 mars 2013), <gtavbeta.org>, (Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI (UDRP)), p. 2. Archives Internet : quelques problèmes de preuve 29 – Par ailleurs, le caractère non exhaustif du balayage d’Alexa n’a pas d’incidence sur la fiabilité des données qui sont effectivement répertoriées108. • Délai dans l’archivage : non seulement l’archivage n’est-il pas instantané, mais sa date est celle du téléversement dans l’Internet Archive et non celle de la publication de la page originale. – Si un site est soumis à un balayage particulièrement fréquent, il est possible que certaines captures se chevauchent. – Le délai peut parfois être interprété en la faveur d’une des parties, comme dans cette affaire où la Commission des brevets australienne a estimé que l’existence de la page quelque neuf mois avant la date de première publication alléguée lui permettait d’accepter, en prépondérance de preuve, que la page existait bel et bien à la date de la demande109. • Reconstitution des pages : ainsi qu’on l’a observé précédemment, les pages peuvent avoir été reconstituées à l’aide de plusieurs balayages successifs : il est donc possible que la date de capture de certains éléments ne corresponde pas à celle de l’ensemble de la page, qui est celle qui s’affichera dans son chemin relatif. – Cette difficulté est inhérente à la manière dont les pages sont collectées : ce n’est pas qu’elles ne sont pas fiables, c’est que ce qui est compilé, malgré la date qui y est indiquée, n’a pas nécessairement été monté d’un seul coup. La restitution n’est jamais « falsifiée », en ce sens qu’on n’y importe pas des éléments extérieurs, mais elle peut être un collage ou elle peut être incomplète : ce n’est donc pas nécessairement une copie parfaite. • Fonctionnalités manquantes : la fiabilité sera souvent question de contexte ou d’utilisation projetée. La question est celle de l’information que l’on cherche à impartir et de la possibilité pour le support choisi de la rendre convenablement et intégralement. – Par analogie, une décision canadienne permet de penser que la version imprimée d’une page Internet satisfera vraisemblablement le tribunal si l’on cherche à établir l’agencement d’éléments à un moment donné, mais qu’elle sera insuffisante 108. 109. Voir en ce sens, Office européen des brevets, [2009] Journal officiel 32/456, en ligne : <http://archive.epo.org/epo/pubs/oj009/08_09_09/08_4569.pdf> [site consulté le 31 octobre 2013], p. 461 : « Ces archives sont certes incomplètes, mais cela ne nuit aucunement à la fiabilité des données qu’elles contiennent ». Sheng-Ping Fang, [2011] APO 102 (20 décembre 2011), par. 95. 30 Les Cahiers de propriété intellectuelle si l’on veut établir les liens entre diverses pages puisqu’elle ne les reproduit pas110. – Les tribunaux ne sont pas toujours réceptifs aux inférences technologiques et on sera bien avisé d’expliquer en détail d’éventuelles hypothèses informatiques. Dans une affaire, l’opposante prétendait que si les hyperliens n’étaient pas restitués sur la page archivée, c’est qu’en fait, les liens n’étaient pas fonctionnels car le site était en construction à l’époque, et, partant, que la marque n’était pas employée en relation avec les services décrits dans la demande. La Commission a refusé de faire sienne cette proposition en l’absence d’« élément de preuve sur les fonctionnalités de sites Web archivés trouvés au moyen de Wayback Machine »111. • Authenticité directe : le nom de domaine de la page archivée pourrait ne pas correspondre avec le nom de domaine du propriétaire. Preuve devra être faite que cette page émane bel et bien du propriétaire, par exemple, en expliquant qu’il y a redirection automatique112, faute de quoi la preuve sera rejetée113. • Avertissements d’usage : l’Internet Archive indique que les archives qu’elle constitue peuvent n’être pas parfaites ; le modèle de déclaration sous serment qu’elle offre pour documenter la méthodologie de la WBM indique les principales limites de l’instrument114. – Pour l’Office européen des brevets, il s’agit là de termes d’usage auquel il ne faut pas accorder une importance démesurée115. 110. 111. 112. 113. 114. 115. ITV Technologies Inc. c. WIC Television Ltd., 2003 CF 1056 (conf. à d’autres motifs dans WIC TV Amalco Inc. c. ITV Technologies Inc., 2005 CAF 96 ; désistement de la demande d’autorisation de pourvoi no 30935 (19 août 2005)), par. 13. 1772887 Ontario Limited c. Bell Canada, 2012 COMC 42, par. 16 ; contra Bisset Automation Pty Ltd. v. Seagate Technology LLC, [2008] ATMO 70 (12 août 2008), par. 19, décision australienne où l’on semble avoir tenu pour acquis que des hyperliens fonctionnaient sur la page d’origine. En cas de redirection automatique par exemple, voir : Motion Limited c. Brandlab AG, 2011 COMC 91, par. 30. Lofaro c. Esurance Inc., 2010 COMC 216, par. 59. Voir aussi Quiksilver International Pty Ltd. c. Equinox Entertainment Limited, 2010 COMC 59, par. 24 ; Ansell c. Industria De Diseno Textil SA, 2013 COMC 171, par. 36 ; 2013 COMC 170, par. 27 ; 2013 COMC 169, par. 36. Internet Archive, Standard Affidavit, online : <http://archive.org/legal/affidavit. php> [site consulté le 31 octobre 2013]. Office européen des brevets, Communiqué de l’Office européen des brevets relatif aux citations Internet, [2009] Journal officiel 32/456, en ligne : <http://archive. epo.org/epo/pubs/oj009/08_09_09/08_4569.pdf> [site consulté le 31 octobre 2013], p. 461 : « [C]es archives sont certes incomplètes, mais cela ne nuit aucunement à la fiabilité des données qu’elles contiennent. Il est également à noter que les avertissements juridiques relatifs à l’exactitude des informations fournies sont Archives Internet : quelques problèmes de preuve 31 • Scripts d’exclusion : l’ajout d’une instruction en cours de litige constitue une forme de destruction de la preuve. Autrement, comme on l’a indiqué, il peut y avoir des raisons légitimes expliquant la présence de telles instructions : protection de certaines informations, allègement du codage, choix commercial116. – La question des scripts d’exclusion ne s’est pas encore posée devant la Commission des oppositions mais, comme on le verra, certains tribunaux supranationaux peuvent en inférer la mauvaise foi d’une partie. – Rappelons que les scripts d’exclusion ne suppriment pas les pages protégées : à cet égard, un tribunal américain a jugé que l’on ne pouvait reprocher à une partie qui respecte normalement les scripts d’exclusion les manœuvres d’une autre pour les contourner : en l’espèce, une partie avait réussi à accéder à des pages protégées par un script d’exclusion en mitraillant la WBM de requêtes d’accès, si la plupart avaient été refusées, certains contenus avaient été affichés117. Rappelons aussi que désormais au Canada, celui qui contourne à dessein des mesures techniques de protection, c’est-à-dire des technologies ou dispositifs qui, dans le cadre normal de leur fonctionnement, contrôlent l’accès à une œuvre (art. 41 L.d.a.), s’expose, en sus de recours civils (par. 41.1(4) L.d.a.), à des sanctions criminelles (al. 41.1a), par. 42(3.1) L.d.a.). 116. 117. d’usage fréquent et qu’ils ne sauraient être interprétés comme un signe négatif de la fiabilité effective du site Internet ». Sur l’indexation de sites Internet généralement, voir : Century 21 Canada Limited Partnership c. Rogers Communications Inc., 2011 BCSC 1196. Healthcare Advocates Inc. v. Harding, Earley, Follmer & Frailey, 497 F. Supp. 2d 627 (E.D. Pa.) (20 juillet 2007). Voir : Tom ZELLER Jr., « Keeper of Expired Web Pages Is Sued Because Archive Was Used in Another Suit », The New York Times (13 juillet 2005), p. C9 et Ralph C. LOSEY, « Should You Save and Search Internet Cache? », dans e-Discovery – Current trends and Cases (Chicago, ABA, 2008), 195-200. En bref, dans cette saga judiciaire, Healthcare Advocate, poursuivi par Health Advocate pour violation de droit d’auteur, mettait en place, quelques jours après l’institution des procédures, un script d’exclusion sur son site Internet. Malgré ce script, en inondant le site de l’Internet Archive de requêtes, les avocats de Health Advocate, le cabinet Harding Earley Follmer & Frailey, étaient parvenus à obtenir certaines des pages, auxquelles ils n’auraient pas dû avoir accès, vu la politique de l’Internet Archive de respecter les robots d’exclusion. La preuve ainsi obtenue a contribué à la victoire de Health Advocates. Healthcare Advocate s’est retourné contre l’Internet Archive et Harding Earley Follmer & Frailey les accusant d’avoir sciemment contourné des restrictions à l’accès, se rendant ainsi coupable d’une violation du Digital Millenium Copyright Act, Pub. L. 105-304, 112 Stat. 2860 (1998). L’affaire a été réglée hors cour. 32 Les Cahiers de propriété intellectuelle • Cadres : c’est la date du cadre et non celle de ses éléments constitutifs qui est recensée par l’Internet Archive et il est possible que ces dates ne correspondent pas118. – En théorie, une même page qui serait accessible directement ou à travers une page comportant des cadres pourrait donc n’avoir pas la même date d’archivage puisque dans le second cas, c’est la date de l’archivage du cadre que retiendra l’Internet Archive119. • Objets extérieurs : qui comprend la façon dont le codage fonctionne peut manipuler le contenu des archives. Une page peut, dans son codage, renvoyer à un objet extérieur se trouvant sur le serveur du propriétaire du site. Ce propriétaire peut modifier cet élément, et par conséquent, ce qui s’affichera sur l’ordinateur de l’utilisateur, sans pour autant modifier le codage, et donc, sans déclencher une nouvelle indexation auprès d’Alexa et donc, une nouvelle page dans l’Internet Archive. – Une décision belge illustre ce cas de figure. Plutôt que de modifier le script html, le propriétaire de la page Internet mettait à jour un fichier flash, sauvegardé sur son serveur, vers lequel pointait le script html. La page affichée par la WBM pour chacune des pages archivées était donc identique à la page Internet courante, puisque le codage était demeuré identique, donnant ainsi l’impression que la page Internet existait dans cette forme à la date d’archivage120. 3. DROIT COMPARÉ Ces questions et d’autres se sont posées devant certains tribunaux étrangers, dont il convient à présent de recenser brièvement quelques décisions. Ce sont des illustrations, bien sûr. 118. 119. 120. Internet Archive, FAQs, en ligne : <www.archive.org/faq> [site consulté le 31 octobre 2013]. Raf F. CAERS et Jurgen M.H. DUYVER, « Don’t Get Framed by WayBack Frames! », Managing IP (13 juillet 2011), 1, en ligne : <www.managingip.com/ Article/2864761/Dont-get-framed-by-Wayback-frames.html> [site consulté le 1er août 2013] ; Deborah R. ELGROTH, « Best Evidence and the Wayback Machine: Toward a Workable Authentication Standard for Archived Internet Evidence », (2009) 78 Fordham Law Review 181, 202. Yannick PHILIPPAERTS, « Manipulate Archived Internet Pages? Yes We Can! », Managing IP (11 septembre 2011), 1, en ligne : <www.managingip.com/ Arti cle/2893466/Manipulate-archived-internet-pages-Yes-we-can.html> [site consulté le 31 octobre 2013] , à propos de la décision Anvers (7e ch., comm.), BV Senz Umbrellas c. L’Anverre, no A/07/08418 (6 juin 2008). Archives Internet : quelques problèmes de preuve 3.1 33 États-Unis : le problème de la connaissance personnelle121 Aux États-Unis, c’est davantage la question de l’authenticité que celle de la fiabilité qui a arrêté l’attention des tribunaux. En effet, la question y a principalement été abordée par rapport à l’article 901a) des règles fédérales, portant que « [t]o satisfy the requirement of authenticating or identifying an item of evidence, the proponent must produce evidence sufficient to support a finding that the item is what the proponent claims it is ». Sans cela, l’élément de preuve n’est que du ouï-dire. La loi précise que cela peut se faire au moyen d’« [e] vidence describing a process or system and showing that it produces an accurate result » (art. 901(b)(9)). Pour une première école, seul le témoignage de l’auteur de la page Internet originale peut satisfaire au critère d’authenticité de l’article 901. En effet, les pages générées par la WBM étant « only as valid as the third-party donating the pages decides to make it »122 et puisque ni l’Internet Archive ni Alexa ne garantissent l’exactitude de l’archivage, seul l’auteur des pages originales peut attester de leur fidélité à ses originaux. Le recours à la WBM n’est donc pas vérita121. 122. Pour un aperçu général de la question, voir Nathan A. SCHACHTMAN, « The WABAC on the Wayback Machine – Proving Up Internet History », (16 juin 2012) en ligne : <http ://schachtmanlaw.com/the-wabac-on-the-wayback-machineproving-up-internet-history> [site consulté le 31 octobre 2013] ; Stanley P. 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Pour une seconde école123, la déclaration sous serment d’un représentant du site de cyberarchivage ayant une connaissance personnelle de la recherche effectuée – c’est-à-dire, portant qu’il a vérifié que les pages archivées sont des copies conformes des pages originales telles qu’elles existaient à la date mentionnée – peut suffire124, notamment parce qu’il est facile pour le défendeur, détenteur des originaux, de prouver l’inexactitude, le cas échéant, des copies125. L’Internet Archive propose de telles déclarations sous serment, lesquelles comportent une explication de certaines des limites de l’outil126. Au Canada, la Commission des oppositions des marques de commerce s’écarte de la page originale d’un degré encore : ce qu’elle admet comme « fiables et nécessaires »127, c’est-à-dire comme établissant l’authenticité des pages archivées, ce sont les déclarations contenues dans l’affidavit de celui qui conduit les recherches dans l’Internet Archive, autrement dit, la déclaration d’un tiers128 au tiers123. 124. 125. 126. 127. 128. Telewizja Polska USA, Inc. v. Echostar Satellite Corp., 2004 WL 2367740, 65 Fed. R. Evid. Serv. 673 (N.D. Ill.) (15 octobre 2004) ; St. Luke’s Cataract & Laser Inst., P.A. v. Sanderson, No. 8:06-CV-223, 2006 U.S. Dist. LEXIS 28873, 2006 WL 1320242, par. 6, (M.D. Fla.) (12 mai 2006) ; Healthcare Advocates, Inc. v. Harding, Earley, Follmer & Frailey, 497 F. Supp. 2d 627 (E.D. Pa.) (20 juillet 2007) ; SP Technologies, LLC v. Garmin International Inc. et al., 2009 U.S. Dist. LEXIS 94953 (N.D. Ill.) (9 octobre 2009) ; Keystone Retaining Wall Sys. Inc. v. Basalite Concrete Prods LLC, 2011 U.S. Dist. LEXIS 145545 (D. Minn.) (19 décembre 2011). Telewizja Polska USA Inc. v. Echostar Satellite Corp., 2004 WL 2367740, 65 Fed. R. Evid. Serv. 673 (N.D. Ill.) (5 octobre 2004), par. 14 ; voir aussi St. Luke’s Cataract & Laser Inst. P.A. v. Sanderson, No. 8:06-CV-223, 2006 U.S. Dist. LEXIS 28873, 2006 WL 1320242, par. 6 (M.D. Fla.) (12 mai 2006) où la Cour a déclaré inadmissible l’affidavit produit aux fins d’un autre dossier. En tout état de cause cette approche ne semble guère réaliste dans le cas de la WBM. Telewizja Polska USA Inc. v. Echostar Satellite Corp., 2004 WL 2367740, 65 Fed. R. Evid. Serv. 673 (N.D. Ill.) (15 octobre 2004), par. 14. Internet Archive, Standard Affidavit, online : <http://archive.org/legal/affidavit. php> [site consulté le 31 octobre 2013]. Candrug health solutions ltd. c. Thorkelson, 2007 CF 411, par. 19 et 21 ; Heather Ruth McDowell c. 2103214 Ontario Inc., 2012 TMOB 227, par. 15 à 18. En pratique, il s’agira souvent d’un employé du cabinet d’avocats représentant la partie. Toutefois, on peut imaginer des situations plus litigieuses où il sera judicieux de faire effectuer les recherches par une personne neutre. Voir CrossCanada Auto Body Supply (Windsor) Ltd. c. Hyundai Auto Canada, 2005 CF 1254, conf. par 2006 CAF 133 ; John MCKEOWN et Ruth CORBIN, « Wayback to the Future of Online Evidence », (1er février 2013) en ligne : <www.gsnh. com/2013/02/01/wayback-to-the-future-of-online-evidence> [site consulté le 31 octobre 2013]. Voir toutefois Ali Baba’s Middle Eastern Cuisine Ltd. c. Nilgun Dardere, 2012 COMC 223. Archives Internet : quelques problèmes de preuve 35 archiveur. Sur la question du ouï-dire, effleurée plutôt qu’abordée129, peut-on en conclure, si même il faut considérer les pages archivées comme des déclarations130, que c’est l’intégrité de la reproduction, la fiabilité du mécanisme d’archivage qui intéresse le tribunal, bien plus que la connaissance de la personne qui a effectué les recherches ? Cela pourrait expliquer cette affaire où la Commission a accepté une page archivée, l’estimant suffisamment fiable aux fins de la preuve que l’on tentait de faire, même s’il était possible que des liens dynamiques de la page originale ne soient plus fonctionnels sur la page archivée, et même si l’affiant ignorait ces limites131. Cela explique également que l’on s’attarde peu aux deux exceptions classiques que l’on pourrait être tenté d’invoquer pour contourner la prohibition sur le ouï-dire, à savoir, dans la mesure où la page Internet d’origine émane de la partie adverse, la déclaration de celle-ci contre son intérêt (al. 31.3b) L.p.C.)132, ou le document constitué dans le cours des activités d’une entreprise (al. 31.3c) L.p.C.) – encore que l’on puisse alors se demander s’il faut considérer les activités de l’entreprise requérante ou celles de l’Internet Archive133. 3.2 Australie : « inadmissible », « peu fiable » et pourtant largement acceptée Intéressant contraste en droit australien. D’une part, la Cour d’appel fédérale s’est déjà prononcée assez nettement, encore qu’en obiter et sans trop d’explication, à l’encontre de recherches entreprises sur la WBM afin d’introduire en preuve des versions antérieures de certaines pages Internet : au-delà même de la question de savoir si la preuve proposée pouvait bénéficier de l’une des exceptions à la règle de l’inadmissibilité du ouï-dire – écrits habituellement utilisés dans le cours des affaires, document informatique –, « it is considered, inadmissible – or, even if admissible – of little reliability »134. Pourtant, non seulement les tribunaux spécialisés en propriété intellectuelle acceptent-ils volontiers de tels documents – parfois 129. 130. 131. 132. 133. 134. Voir toutefois Bereskin & Parr c. Mövenpick-Holding, 2008 CanLII 88341 (Comm. opp.), p. 6 du texte intégral. Supra, note 77. Reed Solutions Plc c. Reed Elsevier Group Plc, 2011 COMC 263. Voir aussi Jean-Claude ROYER (coll. Sophie LAVALLÉE), La preuve civile, 4e éd., (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008), p. 595 et s., nos 741 et s. Bereskin & Parr c. Mövenpick-Holding, 2008 CanLII 88341 (Comm. opp.), p. 6 du texte intégral. E. & J. Gallo Winery v. Lion Nathan Australia Pty Limited, [2008] FCA 934 (20 juin 2008), par. 129. 36 Les Cahiers de propriété intellectuelle après analyse135 mais souvent sans même se prononcer sur leur validité136 –, mais il arrive à l’occasion aux commissaires d’effectuer leurs propres recherches complémentaires137. En toute justice, sans doute, comme au Canada, les documents ne sont-ils pas toujours contestés, voire sont-ils admis par les parties, mais, même lorsque la question est soulevée, le document finira généralement par être reçu en preuve, les commissaires reconnaissant volontiers à la WBM un caractère fiable, au moins prima facie : The Internet Archive may not be entirely reliable in respect to dates of availability or content on a particular date, but absent any reason or evidence of error then the dates and content on Wayback Machine should be accepted on the balance of probabilities.138 Reste cette récente affaire où la Cour d’appel fédérale 139 confirme la détermination de fait du juge de première instance à l’effet qu’en l’espèce « alleged third party Internet uses did not greatly support the proposition that the words were being used as a trade mark in their own right » : si la preuve avait pu être pertinente, sans doute se serait-on penché plus avant sur l’admissibilité, un peu escamotée en l’espèce. 3.3 France : du respect des formes En ce qui concerne la France, on a souvent lu dans un arrêt rendu en 2010 par la Cour d’appel de Paris140 l’irrecevabilité de principe des constats d’huissier expliquant des recherches conduites sur l’Internet Archive. Il est vrai que cet arrêt, suivi deux ans après par le Tribunal de grande instance de Paris141, n’accorde aucune valeur probante à un tel constat et que la WBM y est décrite comme « un 135. 136. 137. 138. 139. 140. 141. Voir, par exemple, CSL Limited v. Capital Securitisation (Holdings) Pty. Limited, [2010] ATMO 42 (2 juin 2010). Voir par exemple Action Tours Pty Limited v. Dreamscape Tours Pty Ltd., [2008] ATMO 65 (28 juillet 2008) ; P & T Basile Imports Pty Ltd. v. Aceto Balsamico del Duca di Adriano Grosoli S.R.L., [2011] ATMO 44 (30 mai 2011), par. 31. General Electric v. Galvin Enginering Pty Ltd., [2013] ATMO 32 (17 mai 2013), par. 39. Sheng-Ping Fang, [2011] APO 102 (20 décembre 2011), par. 95 ; voir aussi : DCK Australia Pty Ltd. v. Vincona Pty Ltd., [2008] ATMO 41 (29 mai 2008), par. 8-9 ; Doteasy Technology Inc. v. Dot Easy Australia Pty. Ltd., [2011] ATMO 88 (6 septembre 2011), par. 6. Fry Consulting Pty Ltd. v. Sports Warehouse Inc. (No 2), [2012] FCA 81. Cour d’appel de Paris (5e pôle, 2e chambre), Saval, Établissements Laval c. Home Shopping Service (HSS) (arrêt du 2 juillet 2010). Tribunal de grande instance de Paris (3e chambre, 2e section), Legende llc c. MG Demand Holding (jugement du 27 mai 2011). Archives Internet : quelques problèmes de preuve 37 service d’archivage exploité par un tiers à la procédure, qui est une personne privée sans autorité légale, dont les conditions de fonctionnement sont ignorées […] [et dont l’]outil de recherches n’est pas conçu pour une utilisation légale »142. Toutefois, il apparaît d’une lecture attentive que c’est plutôt qu’en l’espèce « l’absence de toute interférence dans le cheminement donnant accès aux pages incriminées n’[était] […] pas garantie », la cour reconnaissant par ailleurs qu’il « n’est pas contesté que les pages en question n’ont pu faire l’objet de falsification postérieure »143. Il est vrai qu’en vertu de la présomption de fiabilité de ces actes officiels que sont les constats d’huissier, le respect des formes prescrites prend une grande importance en France. À preuve, ce récent arrêt de la Cour d’appel de Douai, où la fiabilité des services d’archives est qualifié de « contestable »144. Cependant, au moins deux jugements ont par le passé accordé toute sa valeur probante à un constat portant sur les recherches effectuées dans des archives Internet145, un autre par la suite146, encore que sans grand commentaire, et une autre encore a affirmé qu’un constat respectant les formes valait comme preuve des faits constatés, témoignage ordinaire, en quelque sorte147. Ce sont des illustrations. Certes, le droit de la preuve français diffère du nôtre ; toutefois, les critères d’évaluation du tribunal font largement écho à ceux que nous avons identifiés plus haut. 142. 143. 144. 145. 146. 147. Supra, note 140. Ibid. Cour d’appel de Douai (1re chambre, 2e section), Société NextIdea SASU c. SAS NextIdea une idée d’avance et al. (arrêt du 30 avril 2013), numéro Jurisdata 2013-0083180, p. 6. Cour d’appel de Paris (8e chambre, 2e section), Louis Feraud International c. Viewfinder (arrêt du 27 avril 2006), Dalloz 2006 no 32, 2240 ; Tribunal de grande instance de Paris (3e chambre, 1re section), Frédéric M. c. Ziff David (jugement du 4 mars 2003). Cour d’appel de Paris (5e pôle, 10e chambre), Leguide.com c. Pewterpassion.com, Saumon’s (arrêt du 28 septembre 2011). Cour d’appel de Paris (5e pôle, 2e chambre), eBay c. Parfums Christian Dior, Kenzo Parfums, Parfums Givenchy, Guerlain (arrêt du 3 septembre 2010) (inf. sur la seule question de la compétence des tribunaux français sur le demandeur : Cour de cassation (ch. comm.), eBay International c. LVMH (arrêt du 3 mai 2012) : même si la compétence des agents de l’Agence de protection des programmes est limitée quant aux constatations qu’ils peuvent faire en droit, « les constats qu’ils peuvent faire au-delà de leur champ de compétence matérielle, n’en constituent pas moins des éléments de preuve des faits constatés ». 38 3.4 Les Cahiers de propriété intellectuelle Instances supranationales : réceptivité et habitude Net contraste avec les hésitations et fluctuations des instances nationales, les autorités supranationales spécialisées en propriété intellectuelle, elles, reconnaissent presque unanimement la valeur probante des recherches effectuées avec la WBM. 3.4.1 Office européen des brevets De jurisprudence assez constante, l’Office européen des brevets admettait la validité des pages archivées, pourvu qu’elles soient soutenues d’un affidavit de l’archiviste ou de l’administrateur du site archivé148. Sa réceptivité à ce genre de preuve s’est accrue depuis, avec l’adoption d’abord d’un communiqué149, puis d’une directive autorisant l’examinateur à utiliser un service d’archivage Internet pour « essayer d’obtenir des preuves supplémentaires pour établir ou confirmer [une] date » en l’absence de preuve en ce sens par les parties150. 3.4.2 Centre d’arbitrage et de médiation de l’Office mondial de la propriété intellectuelle Non seulement l’OMPI reconnaît-il dans plusieurs décisions la validité de principe de la WBM mais sa jurisprudence a développé une présomption de mauvaise foi à l’encontre de celui dont les pages contiennent des codes antibalayage151. Qui plus est, elle admet désor148. 149. 150. 151. Konami Corp., affaire T 1134/06 (16 janvier 2007) (Chambre de recours de l’Office européen des brevets) ; Baxter Aktiengesellschaft c. Merck Serono SA, affaire T990/09 (3 juillet 2012) (Chambre de recours de l’Office européen des brevets). Office européen des brevets, Communiqué de l’Office européen des brevets relatif aux citations Internet [2009] Journal officiel 32/456, en ligne : <http://archive. epo.org/epo/pubs/oj009/08_09_09/08_4569.pdf> [site consulté le 1er août 2013]. Article G-IV, 7.5.4 des Directives relatives à l’examen pratiqué à l’Office européen des brevets (16 septembre 2013), en ligne : <www.epo.org/law-practice/legal-texts/ html/guidelines/f/index.htm> [site consulté le 31 octobre 2013]. The iFranchise Group v. Jay Bean/MDNH, Inc./Moniker Privacy Services, affaire no D2007-1438 (18 décembre 2007) <ifranchise.com> (Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI (UDRP)) : « Increasingly, sophisticated respondents are employing robots.txt to prevent access to the historical use of a domain name involved in a UDRP proceeding. The employment of robots.txt is often employed after a UDRP complaint has been filed. Robots.txt has been employed in the present case, and when the Panel attempted to review the history of the use of the domain name at issue, its access to the historical Web pages was blocked. [para] It is the opinion of the Panel that absent convincing justification for the employment of robots.txt in a given case, the use of the device may be considered as an attempt by the domain name owner and operator to block access by the panel to relevant evidence. In such a case, it is the Panel’s view that a panel is entitled to assume that reasonable factual allegations that a complainant has made as to the historical use of the Web site to which the domain name at issue Archives Internet : quelques problèmes de preuve 39 mais que la Commission administrative soit autorisée à procéder à des recherches factuelles limitées dans l’Internet Archive si elle estime que ces recherches lui sont nécessaires pour prendre une décision152. Elle devra toutefois donner aux parties l’occasion de présenter leurs observations sur les recherches, qu’elle entend utiliser lorsqu’elles ne sont pas « obvious »153. Au-delà des particularités de chaque dossier, on remarquera le contraste entre la réceptivité des tribunaux nationaux de droit commun et celles des instances spécialisées, certaines de ces dernières allant jusqu’à se réclamer d’une espèce de connaissance d’office. Une telle attitude est-elle envisageable au Canada ? 4. VERS UNE CONNAISSANCE D’OFFICE ? Les tribunaux doivent prendre connaissance d’office du droit (art. 2807 C.c.Q.) mais également des faits notoires (art. 2808 C.c.Q.), c’est-à-dire les faits généraux, de connaissance courante, dont la 152. 153. resolves are true and that the use of robots.txt in the particular case may be considered as an indicia of bad faith. » ; Descente Ltd. and Arena Distribution, S.A. v. Portsnportals Enterprises Limited, affaire no D2008-1768 (22 janvier 2009) <arena.com>, (Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI (UDRP)) ; Cleveland Browns Football Company LLC v. Andrea Denise Dinoia, affaire no D2011-0421 (27 avril 2011) <browns.com> (Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI (UDRP)). Karl’s Sales and Service Company LLC v. LaPorte Holdings Inc., affaire no D20040929 (28 janvier 2005) <karlsappliances.com>, (Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI (UDRP)) ; National Football League v. Thomas Trainer, affaire no 2006-1440 (29 décembre 2006) <nflnetwork.com>, (Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI (UDRP)) ; La Francaise des Jeux v. Domain Drop S.A., affaire no D2007-1157 (18 octobre 2007) <coteetmatch.com>, (Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI (UDRP)) ; Descente Ltd. and Arena Distribution S.A. v. Portsnportals Enterprises Limited, affaire no D2008-1768 (22 janvier 2009) <arena.com>, (Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI (UDRP)) ; Cheung Kong (Holdings) Limited and Chueng Kong Property Development Limited v. Netego DotCom, affaire no D2009-0540 (29 juillet 2009) < .com>, (Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI (UDRP)). OMPI, WIPO Overview of WIPO Panel Views on Selected UDRP Questions, 2e éd., (Genève, OMPI, 2011), en ligne : <www.wipo.int/amc/en/domains/search/over view2.0> [site consulté le 1er août 2013] : « This may include visiting the website linked to the disputed domain name in order to obtain more information about the respondent and the use of the domain name, consulting a repository such as the Internet Archive (at www.archive.org) in order to obtain an indication of how a domain name may have been used in the relevant past, reviewing dictionaries or encyclopedias to determine any common meaning, or discretionary referencing of trademark online databases. A panel may also rely on personal knowledge. If a panel intends to rely on information from these or other sources outside the pleadings, especially where such information is not regarded as obvious, it will normally consider issuing a procedural order to the parties to give them an opportunity to comment ». 40 Les Cahiers de propriété intellectuelle notoriété rend l’existence raisonnablement incontestable ou dont l’existence peut être démontrée immédiatement et exactement par le recours à des sources facilement accessibles dont l’exactitude, elle, est incontestable154. On pensera aux dictionnaires155, aux atlas, aux encyclopédies, mais également désormais à certaines ressources électroniques : qui glane une définition sur Wikipédia156 ou dans le Grand dictionnaire terminologique de l’Office de la langue française157, qui calcule une distance à l’aide de GoogleMaps158. La connaissance d’office, qui s’impose au juge (art. 2806 C.c.Q.)159, n’est pas une dispense de preuve ou un « substitut à la preuve extérieure », c’est un mode de preuve en soi, que l’on pourra rapprocher d’une présomption légale (art. 2847 C.c.Q.)160. En effet, en toute logique, si un fait est « raisonnablement incontestable », il est établi, autrement dit, ne peut être réfuté. De cela il s’ensuit que le juge qui prend connaissance d’office d’un fait n’a pas à le soumettre aux parties, qui n’ont pas la possibilité d’un contre-interrogatoire ou même de commentaires161. Le 154. 155. 156. 157. 158. 159. 160. 161. R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128, p. 1156 ; voir aussi Gagné c. St-Regis Co. Ltd., [1973] R.C.S. 814, p. 819 ; Baie-Comeau (Ville de) c. D’Astous, [1992] R.J.Q. 1483 (C.A.) ; voir généralement Danielle PINARD, « La notion traditionnelle de connaissance d’office des faits en droit de la preuve », (1997) Revue juridique Thémis 87 ; John SOPINKA, Sidney N. LEDERMAN et Alan W. BRYANT, The Law of Evidence in Canada, 3e éd., par Alan W. BRYANT, Sidney N. LEDERMAN et Michelle K. FUERST, (Toronto, LexisNexis, 2009), p. 1268 et s., nos 19.13 et s. Dans le domaine des marques de commerce, voir, entre autres, The Coca-Cola Co. of Canada Ltd. v. Pepsi-Cola Co. of Canada Ltd., (1940) 1 C.P.R. 293, (C.J.C.P), par. 13 ; Aladdin Industries Inc. c. Canadian Thermos Products Ltd., [1969] 2 R.C.É. 80, par. 22 ; Envirodrive Inc. c. 836442 Alberta Ltd., 2005 ABQB 446 (B.R. Alb.), par. 53 ; Yahoo! Inc. c. audible.ca inc., (2009) 76 C.P.R. (4th) 222 (Comm. opp.), par. 15 ; Tradall SA c. Devil’s Martini Inc., 2011 COMC 65 ; Tradall SA c. Devil’s Martini Inc., 2011 COMC 65, par. 29 ; Ogopogo Media Inc. c. BC Jobs Online Inc., 2011 COMC 127, par. 15 ; Whole Foods Market IP, LP c. Salba Corp NA, 2012 COMC 5, par. 14. Voir par exemple, Anheuser-Busch c. Daum, 2010 COMC 163, par. 18 ou, de manière plus étoffée, R. c. Cianfagna, 2007 CanLII 25904 (C. mun.), mais noter que le raisonnement du juge fait l’objet d’assez lourdes critiques dans 2008 QCCS 1078, par. 5 et s. qui finit par infirmer la décision (perm. d’appel à la C.A. rejetée : SOQUIJ AZ-50495292). Voir par exemple, Brais c. Québec (Procureur général), 2013 QCCA 858, par. 10. Voir R. c. Calvert, 2011 ONCA 379 ; contra Joliette (Ville de) c. X., 2010 QCCM 183, par. 83. Monique DUPUIS et Pierre TESSIER, « La preuve à l’instruction », dans Preuve et procédure, coll. de droit, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012), p. 38. Sur la question de la présomption absolue, voir : Léo DUCHARME, Précis de la preuve, 5e éd., (Montréal, Wilson & Lafleur, 2005), nos 89-90 et John SOPINKA, Sidney N. LEDERMAN et Alan W. BRYANT, The Law of Evidence in Canada, 3e éd., par Alan W. BRYANT, Sidney N. LEDERMAN et Michelle K. FUERST, (Toronto, LexisNexis, 2009), nos 19.45 à 19.51, p. 1281 à 1283. R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863, par. 48 ; Baie-Comeau (Ville de) c. D’Astous, [1992] R.J.Q. 1483 (C.A.) ; R. c. Balen, 2012 ONSC 2209, par. 62 ; Léo DUCHARME, Précis de la preuve, 5e éd., (Montréal, Wilson & Lafleur, 2005), Archives Internet : quelques problèmes de preuve 41 recours judiciaire à la WBM pourrait, peut-être, être justifié lorsque l’examinateur a des fonctions d’enquêteur. Il saurait plus difficilement l’être toutefois dans un système contradictoire où il revient aux parties de faire leur preuve162. C’est donc avec prudence qu’il faut envisager la connaissance d’office des pages elles-mêmes163. À cet obstacle de principe s’ajoute une difficulté pratique : la connaissance d’office ne peut par ailleurs « jamais porter sur les faits précis générateurs de droit dans un litige donné »164. Or, nous voyons mal ce qu’on pourrait tirer, dans le cadre d’une procédure d’opposition ou de radiation, d’une page Internet archivée qui ne soit pas en lien direct avec les allégations d’emploi. Voilà qui restreint substantiellement le recours à la WBM proprio motu par la Commission. Une note toutefois. L’exigence de notoriété exclut, en principe, la connaissance judiciaire des faits spécialisés : on vise des faits de connaissance générale, courante, qui font partie du bagage ordinaire d’un juge165. On permettra toutefois une connaissance d’office plus pointue à certains tribunaux spécialisés, justement en raison de leur spécialité166. Peut-être, avec le temps, se développera-t-il à la Commis- 162. 163. 164. 165. 166. nos 89-90 ; Monique DUPUIS et Pierre TESSIER, « La preuve à l’instruction », dans Preuve et procédure, coll. de droit, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012), p. 411. Léo DUCHARME, Précis de la preuve, 5e éd., (Montréal, Wilson & Lafleur, 2005), no 76 ; Monique DUPUIS et Pierre TESSIER, « La preuve à l’instruction », dans Preuve et procédure, coll. de droit, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012), p. 410. Sur le caractère strict de la connaissance d’office et la prudence dont les tribunaux doivent faire preuve en la matière, voir : R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863, par. 48 ; R. c. Malmo-Levine ; R. c. Caine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, par. 28 ; R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458, par. 65. Commonwealth Shipping Representative c. P. & O. Branch Service, [1923] A.C. 191 ; Petro-Canada c. Mabaie Construction inc., 2003 CanLII 6672 (C.A. Qué.), par. 11 ; Léo DUCHARME, Précis de la preuve, 5e éd., (Montréal, Wilson & Lafleur, 2005), nos 81-82. Léo DUCHARME, Précis de la preuve, 5e éd., (Montréal, Wilson & Lafleur, 2005), nos 75 et s. ; Danielle PINARD, « Le domaine de la connaissance d’office des faits », dans Actes de la XVIe Conférence des juristes de l’État, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2004), p. 351. Canadian National Railways Company c. Bell Telephone Co. of Canada, [1939] R.C.S. 308, p. 317 : « The board is not bound by the ordinary rules of evidence. In deciding upon question of fact, it must inevitably draw upon its experience in respect of the matters in the vast number of cases which come before it as well as upon the experience of its technical advisers. » ; voir plus récemment Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, [2002] 1 R.C.S. 249, par. 44 et 49 et Luc COTE et Catherine DUBE-CAILLE, « La connaissance d’office et la spécialisation de la Commission des lésions professionnelles », dans Service de la formation continue, Barreau du Québec, Développements récents en droit de la santé et sécurité au travail, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013), p. 137. 42 Les Cahiers de propriété intellectuelle sion des oppositions une connaissance plus pointue de l’outil qu’est la WBM, voire une pratique, qui lui permette de prendre connaissance d’office de son fonctionnement par exemple. Pour l’instant toutefois, la jurisprudence ne nous permet pas d’affirmer que cela fasse partie de la connaissance générale de la Commission. Son existence, peutêtre167, ses rouages, non. Tout cela posé, on peut supposer que la réceptivité de la Commission à l’égard de l’utilisation de la WBM tient bien davantage du fait que, généralement, le requérant aura en sa possession les originaux des pages archivées et qu’il pourra, le cas échéant, repousser facilement la présomption de fiabilité que la jurisprudence y attache. Cette assurance toutefois ne vaut que pour les pages issues des sites Internet dont les parties sont propriétaires. Elle n’a pas lieu d’être lorsqu’il s’agit des pages du site d’un tiers puisqu’il n’est alors pas plus facile pour l’opposant que pour le requérant d’en démontrer la conformité aux originaux. L’Internet Archive est un instrument dont on ne saurait négliger l’importance, ne serait-ce qu’au niveau de la collecte et la vérification des faits. On peut toutefois se surprendre de ce que les résultats estampillés WBM soient presque systématiquement acceptés, sans autre explication ni réserves. D’autres éléments de preuve issus d’Internet ne connaissent généralement pas un sort aussi favorable, l’encyclopédie collaborative Wikipédia pour ne donner qu’un exemple évident168. Il nous semble que quelques explications ressortant de la preuve ou une justification pointue des décideurs soutiendraient d’autant plus une conclusion de la fiabilité. Commode, la WBM l’est assurément, mais la facilité ne devrait pas obscurcir les exigences du droit de la preuve. 167. 168. Après tout, la Cour suprême elle-même l’a déjà utilisé dans sa liste des autorités. Voir : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Royal et Sun Alliance du Canada, Sociétés d’assurances, 2008 CSC 66, [2008] 3 R.C.S. 453. Voir par exemple, Araj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 261 ou R. c. Cianfagna, 2008 QCCS 1078 (perm. d’appel à la C.A. rejetée : SOQUIJ AZ-50495292 ; encore que la Commission des oppositions se montre, encore ici, plus réceptive que d’autres tribunaux depuis Conseil canadien des ingénieurs professionnels c. Alberta Institute of Power Engineers, 2008 CanLII 88223 (Comm. opp.), par. 12. Voir superficiellement Jean-François DE RICO, Patrick GINGRAS et Nicolas VERMEYS, « La fiabilité de la preuve issue du Web », (15 avril 2013) Conférence des juristes de l’État 2013, en ligne : <www.conferencedesjuristes.gouv.qc.ca%2Ftextes-de-conferences%2Fpdf%2F2013%2FLa_ fiabilitedelapreuve_issueduweb.pdf> [site consulté le 31 octobre 2013]. Vol. 26, nº 1 Les législations de lutte contre le téléchargement illégal : entre riposte graduée et filtrage de l’Internet Victor Dzomo-Silinou* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47 A. Une mise en contexte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47 B. Une cartographie des mesures contre le téléchargement illégal à travers le monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52 1. FRANCE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58 1.1 La genèse du projet de loi HADOPI . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60 1.2 Le projet de loi HADOPI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64 1.2.1 HADOPI 1 et le Conseil constitutionnel . . . . . . . . . 64 1.2.2 HADOPI 2 et le Conseil constitutionnel . . . . . . . . . 65 1.3 La mission Création et Internet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 1.4 Avec Hadopi, quel avenir pour les industries culturelles en France ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68 1.5 HADOPI résoudra-t-elle la question du téléchargement ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70 1.6 Développements récents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 © Victor Dzomo-Silinou, 2014. * Juriste et politologue, conseiller aux politiques de culture et des communications au ministère de la Culture et des Communications. L’auteur souhaite indiquer que les opinions émises dans cet article sont personnelles. 43 44 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1.7 Le rapport Lescure et ses suites. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 2. ROYAUME-UNI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78 2.1 Le contexte du téléchargement illégal et du partage des œuvres protégées au Royaume-Uni . . . . . . . . . . . . . . . 79 2.2 La situation de la gestion des contenus numériques au Royaume-Uni . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81 2.2.1 La riposte graduée abandonnée . . . . . . . . . . . . . . . . 81 2.2.2 Le Royaume-Uni numérique pour les prochaines années . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84 2.2.2.1 Le rôle de l’Agence des droits numériques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 2.2.2.1.1 Informer, sensibiliser et éduquer les consommateurs afin de changer leur comportement . . . 85 2.2.2.1.2 Encourager l’innovation en facilitant la création de nouveaux moyens d’accéder aux contenus protégés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 2.2.2.2 Composition et financement de l’Agence . . 86 2.2.2.3 La législation proposée . . . . . . . . . . . . . . . . 86 2.2.3 Où en sommes-nous ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87 2.2.4 Développements récents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 3. BELGIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 3.1 Le contexte du téléchargement illégal et du partage des œuvres protégées en Belgique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 3.2 Des initiatives belges pour lutter contre l’offre et l’échange illicite sur Internet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96 3.2.1 La voie juridique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96 3.2.2 En matière pénale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97 3.3 Où en sommes-nous ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102 Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 45 3.4 Développements récents : l’affaire Scarlet c. Sabam. . . . 106 3.4.1 L’avis de l’avocat général . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106 3.4.2 L’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne : interdiction de tout filtrage sur Internet pour motif de protection des droits d’auteur . . . . . . . . . 108 3.5 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110 4. LA RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE ALLEMANDE . . . . . . . . . . . 110 4.1 Quel cadre juridique pour le téléchargement sur Internet en Allemagne ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110 4.2 Des réponses judiciaires : une évolution en dents de scie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 4.2.1 La voie pénale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 4.2.2 Du filtrage de la Toile pour cause de lutte contre la pédopornographie au blocage des sites Internet pour téléchargement de contenus protégés . . . . . . 114 4.3 La grogne des professionnels du livre : pas d’avenir sans sécurité juridique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116 4.4 Où en sommes-nous ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116 4.5 Développements récents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118 5. L’ESPAGNE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119 5.1 Le contexte espagnol . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119 5.2 Les péripéties de la Loi Sinde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123 5.3 La Commission de la propriété intellectuelle, un dispositif législatif sanctionnant le piratage ? . . . . . . 126 5.4 La lutte contre le piratage en Espagne : évolution récente . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128 6. L’AUSTRALIE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 6.1 Les transmutations du système de filtrage de l’Internet en Australie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 46 Les Cahiers de propriété intellectuelle 6.2 Quel rôle pour les FSI dans la lutte contre le piratage sur Internet ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136 6.3 Les accords contractuels au secours des initiatives légales : le nouveau modèle australien . . . . . . . . . . . . . . 138 7. NOUVELLE ZÉLANDE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140 7.1 Le contexte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140 7.2 Les hauts et les bas du système de riposte graduée en Nouvelle-Zélande . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141 7.3 La nouvelle riposte graduée néo-zélandaise et ses suites . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143 CONCLUSION GÉNÉRALE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 146 INTRODUCTION Cet article1 vise à faire un inventaire des mesures proposées par des gouvernements dans le monde pour lutter contre le piratage numérique et physique et pour garantir au plan opérationnel le respect des droits de propriété intellectuelle. A. Une mise en contexte Le Soleil, dans son édition du 2 mars 2013, annonçait les couleurs du phénomène de téléchargement moderne au moyen des sites de partage de fichiers en ligne, en titrant : « Les pirates plus avides que jamais »2. En effet, Samuel Auger, qui décrypte le phénomène, soutient que les pirates des années 2010 ont le vent en poupe, que la toile mondiale regorge de fichiers illégaux en proportions démesurées et accessibles en un seul clic et que le piratage a pris une ampleur plus considérable. Il souligne qu’en 2009, les sites pirates généraient 200 millions de visites par mois, alors que trois ans plus tard, ils attirent près d’un milliard de visiteurs tous les mois. Selon lui, avec le déploiement massif des connexions à haut débit, le téléchargement d’œuvres artistiques prend de l’importance. En effet, le nombre de contenus piratés (films, jeux vidéo, logiciels, livres, etc.) se compte aujourd’hui en milliers de téraoctets, ce qui est bien assez pour remplir des milliers de disques durs de grande capacité. Et le Web est désormais rempli de trouvailles illégales du genre, remarque-t-il. Pour illustrer l’ampleur du phénomène, il souligne qu’il n’est pas rare de voir des coffrets et des collections dépassant les 100 gigaoctets, soit deux fois la limite de téléchargement mensuel de bien des Québécois. C’est ainsi, par exemple, que les utilisateurs les plus assidus de Torrent411 (une plateforme de téléchargement née au Québec) ont déjà partagé chacun pour plus de 50 téraoctets de fichiers illégaux, soit l’équivalent de 50 000 heures de vidéo en haute définition. Il déplore le mutisme qui entoure l’exploitation de ces sites de partage en ligne : 1. Le premier volet de cette étude a été publié à (2012) 23:2 Cahiers de propriété intellectuelle sous le titre, « Le phénomène du téléchargement illégal sur Internet et la question de la rémunération de la création », p. 773-801. 2. Voir Samuel AUGER, « Les pirates plus avides que jamais », Le Soleil, 2 mars 2013, p. 18. 47 48 Les Cahiers de propriété intellectuelle Les administrateurs sont anonymes. Idem pour tous les utilisateurs. Pis : nombre de ces plates-formes sont tout simplement exclusives. Une invitation – parfois payante – d’un ami est requise. Des clubs VIP où seuls les téléverseurs émérites sont acceptés. En dépit de ce manque de transparence, la majorité des sites invitent les visiteurs à verser des dons pour maintenir les serveurs à flot. Aucune somme récoltée n’est remise aux auteurs et artistes derrière les œuvres partagées.3 Il convient de noter que pour Samuel Auger, un site de torrents est, en soi, tout à fait légal. Selon lui, si le partage de fichiers est permis par la loi, c’est bien plus le partage et la distribution de contenus protégés par les droits d’auteur qui ne le sont pas. Or, les sites de torrents sont saturés d’œuvres artistiques protégées par le droit d’auteur4. Dans un sens conforme, on observe que la dernière décennie a vu se développer de nombreuses études sur les pratiques culturelles des internautes et, notamment, sur la lutte contre les atteintes au droit d’auteur sur Internet5. Dans les conclusions de ces études, une constante demeure. Elles démontrent toutes l’essor du téléchargement illégal6, notamment en matière de musique et de films, au travers de dispositifs d’échanges de fichiers communément appelés Peer-to-Peer (P2P)7 qui permettent à leurs utilisateurs de disposer facilement d’une offre gratuite et abondante, laissant se développer un sentiment d’impunité8. 3. Ibid. 4. AUGER, Légal ou pas ?, loc. cit., p. 20. 5. On peut citer, entre autres, l’excellent rapport de Sandrine Hallemans dont nous nous inspirons dans cette étude : Étude relative à la lutte contre les atteintes au droit d’auteur sur Internet, (Namur, Centre de recherche Information, Droit et Société – CRIDS, 24 septembre 2012), p. 192, <http://economie.fgov.be/fr/binaries/ etude_lutte_contre_les_atteintes_au_droit_d_auteur_sur_internet_tcm326-226199. pdf>. 6. Le téléchargement illégal, communément appelé « piratage » ou « contrefaçon » (termes interchangeables), est le fait de reproduire par copie ou par imitation une œuvre littéraire, artistique ou industrielle et ce, au préjudice de son créateur ou de son inventeur. Voir Myriam QUÉMÉNER, « Lutter contre la contrefaçon en ligne : éléments d’actualité », Village de la justice, 14 décembre 2009, <http://www. village- justice.com/articles/Lutter-contre-contrefacon-ligne,7123.html>. 7. Samuel Auger explique que les sites de partage de fichiers modernes utilisent souvent le principe des torrents, qui scindent un fichier en des centaines de morceaux sur autant d’ordinateurs-utilisateurs. Le site agit alors comme coordonnateur du trafic et il facilite surtout la distribution, sans héberger le contenu. Voir Auger, op. cit., p. 20. 8. Lire l’excellent essai de Denis OLIVENNES, La gratuité, c’est le vol : Quand le piratage tue la culture, (Grasset, Paris, 2007), p. 132. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 49 Aussi a-t-on essayé de déterminer si ce phénomène est bénéfique pour la filière culturelle, permettant le développement de nouveaux modèles d’affaires émergents de l’Internet, d’innovations technologiques pour les producteurs d’œuvres protégées (musique, cinéma, édition de livres)9, ainsi qu’en favorisant la découverte de nouveaux artistes, de nouvelles œuvres ; ou bien si ce phénomène conduit tout droit le secteur à sa ruine, chaque piratage étant constitutif d’une perte10. Le développement croissant du piratage a notamment conduit les pouvoirs publics et la communauté internationale à renforcer de façon significative les mesures répressives, aussi bien sur le plan civil que pénal. Et pour reprendre l’heureuse expression d’Emily Tonglet sur l’origine de cette lutte contre le piratage11, ce phénomène révèle une certaine incapacité des pouvoirs publics, tous États confondus, à concilier la diffusion illimitée de la culture sur Internet avec la protection effective des droits d’auteur. Force est de constater que cette protection juridique des droits de propriété intellectuelle revêt une signification particulière pour le commerce international et qu’elle se situe aujourd’hui au cœur des préoccupations des gouvernements nationaux et des organisations internationales ou régionales. En effet, la protection internationale des droits d’auteur a vu le jour au milieu du 19e siècle avec la signature des premiers traités bilatéraux et, par la suite, l’adoption de traités internationaux. Ces textes couplés avec leurs déclinaisons juridiques nationales, offrent dans une certaine mesure un cadre mondial homogène pour la protection de la propriété intellectuelle (la Convention de Berne – 1886 ; la Convention universelle sur le droit d’auteur – 1952 ; la Convention de Rome (Droits voisins) – 1961 ; l’Accord de l’OMC sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) – 1994 ; les Traités Internet de l’OMPI sur le droit d’auteur et sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes – 1996). 9. Lisa CAMERON et Coleman BAZELON, The Impact of Digitization on Business Models in Copyright-Driven Industries: A Review of the Economic Issues (Cambridge, The Brattle Group, 26 février 2013), p. 52, <http://brattle.com/system/news/ pdfs/000/000/216/original/The_Impact_of_Digitization_on_Business_Models_in_ Copyright-Driven_Industries_Cameron_Bazelon_Feb_26_2013.pdf?1377791292>. 10. Voir Julien LAUSSON, « Les pirates sont aussi de bons clients de l’offre légale », Numerama, 16 octobre 2012, <http://www.numerama.com/magazine/24035-lespirates-sont-aussi-de-bons-clients-de-l-offre-legale.html>. 11. Emily TONGLET, La lutte européenne contre le piratage sur Internet : défi du XXIème siècle (Nanterre La Défense, Université Paris Ouest, 19 avril 2012), <http:// m2bde.u-paris10.fr/node/2368>. 50 Les Cahiers de propriété intellectuelle Tous les traités bilatéraux ont inclus la propriété intellectuelle dans la définition de l’investissement12 amenant les États, livrés à eux-mêmes, à une concurrence économique, législative et fiscale, à prioriser la protection de la propriété intellectuelle afin d’assurer un minimum de garanties aux investisseurs locaux et étrangers13. Cette tendance témoigne de l’enjeu économique majeur qu’a le piratage pour de nombreux gouvernements dans le monde. L’adoption de projets politiques qui visent à apporter des solutions juridiques aux téléchargements illégaux d’œuvres et de contenus protégés par le droit d’auteur démontre cela. Ces solutions se sont traduites de manière vigoureuse et parfois drastique par l’adoption de mesures très souvent législatives dont la finalité est la lutte contre le téléchargement illégal ou, à tout le moins, le renforcement de la lutte contre le piratage et la contrefaçon. L’effectivité de ces projets politiques conjugués à des mesures législatives a été renforcée par la mise en place d’un arsenal de mécanismes de protection et de sanctions propres à chacun des pays. Cet arsenal se définit par des effets de riposte et de filtrage de la connexion Internet pour prévenir l’échange d’œuvres protégées par des droits d’auteur, sans l’autorisation préalable des titulaires desdits droits ou de leurs ayants droit, d’une part, et sans les opportunités de monétisation exploitées pour les compenser, d’autre part. Dans la plupart des cas, ces mesures ont visé des catégories de personnes distinctes, soit l’internaute, soit les intermédiaires de l’Internet (fournisseurs de services Internet, moteurs de recherche, etc.). L’adoption de ces mesures volontaristes, tant dans leurs formes (manque de transparence) que dans leurs méthodes (risques d’atteinte à certains droits et libertés fondamentaux), a suscité de vives critiques, de réelles inquiétudes et de nombreuses controverses quant à leur efficacité et leur caractère contraignant et répressif, dans les milieux culturels, politiques et parmi les acteurs de la chaîne de valeur numérique14. Les mesures législatives et réglementaires adoptées ont également fait ressortir des préoccupations tenant à leur légitimité du fait de la complexité de l’enjeu et de ses réelles répercussions politiques, économiques et sociales. De manière incidente, elles ont « fait apparaître un nouveau clivage entre les entreprises d’informatique 12. Voir Bilateral investment treaty, dans Wikipedia, <http://en.wikipedia.org/wiki/ Bilateral_investment_treaty>. 13. Voir Emmanuel GILLET, « Légiférer en matière de propriété intellectuelle : un exercice impossible ? », Site d’information des noms de domaine, 30 août 2011, <http://web.archive.org/web/20130207230811/http://www.domainesinfo.fr/ chronique/367/emmanuel-gillet-legiferer-en-matiere-de-propriete-intellectuelleun-exercice-impossible.php>. 14. « Accords bilatéraux et diversité culturelle », (1er juin 2009) 4:5 Bulletin d’information 1. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 51 adaptées aux défis du monde numérique et les grandes industries culturelles dont les profits et les activités sont fort affectés par la mutation numérique »15. Depuis la condamnation de Napster pour piratage en février 200116, plusieurs décisions judiciaires largement médiatisées ont été rendues sur des cas de téléchargements illégaux de musique ou de films sur Internet au moyen des réseaux P2P. Parmi celles-ci, on peut mentionner les suivantes : Kazaa (2002)17 ; Audiogalaxy (2002)18 ; Grokster et Morpheus (2003)19 ; Verizon (2003)20 ; eDonkey (2006)21 ; Bearshare ; eMule ; Razorback ; The Pirate Bay (2009)22 ; LimeWire (2010)23 ; les sagas judiciaires des affaires RIAA c. Jammie ThomasRasset24, RIAA c. Whitney Harper et RIAA c. Joel Tenenbaum25. Plus 15. « Accords commerciaux et diversité culturelle », (janvier 2013) 8 Chronique des industries culturelles, Édition spéciale p. 19. 16. A&M Records Inc. v. Napster Inc., 239 F.3d 1004 (9e circuit, 2001) ; voir également Raman Mittal, « P2P Networks: Online Piracy of Music, Films and Computer Software », (2004) 9 Journal of Intellectual Property Rights 440-461, <http:// www.niscair.res.in/sciencecommunication/researchjournals/rejour/jipr/Fulltext search/2004/September%202004/JIPR-vol%209-September%202004-pp%20440461.htm>. 17. Buma / Stemra v. Kazaa, Cour d’appel d’Amsterdam, 28 mars 2002 [En traduction anglaise, <http://w2.eff.org/IP/P2P/BUMA_v_Kazaa/20020328_kazaa_appeal_ judgment.html>]. 18. Owen GIBSON, « Audiogalaxy Settles Copyright Cases », The Guardian, 20 juin 2002 ; également « RIAA, NMPA Reach Settlement With Audiogalaxy.com », RIAA, 17 juin 2002, <http://web.archive.org/web/20060323021753/http://www.riaa.com/ news/newsletter/061702.asp>. 19. Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc. v. Grokster/Sharman Network Ltd’s, 380 F. 3d 1154 (9e circuit, 2003), vacated and remanded 545 U.S. 913 (2005). 20. Recording Industry Ass’n of America v. Verizon Internet Servs. Inc., 351 F.3d 1229 (C.A. Distict de Columbia, 2003). 21. VINCENT, « eDonkey : Accord de 30 millions de $ et menaces », Clubic Pro, 13 septembre 2006, <http://www.clubic.com/actualite-38451-edonkey-accord-30menaces.html>. 22. L’affaire « The Pirate Bay », 29 avril 2009, <http://www.village-justice.com/articles/ affaire-Pirate,5414.html>. 23. « LimeWire Found Liable for Inducing Copyright Infringement », The Globe & Mail, 12 mai 2010, <http://web.archive.org/web/20100722142842/http://www.the globeandmail.com/news/technology/limewire-found-liable-for-inducing-copyrightinfringement/article1566967> ; VINCENT, « Musique et P2P : Lime Wire attaque les majors », Clubic Pro, 17 mars 2006, <http://www.clubic.com/actualite-38888musique-p2p-lime-wire-attaque-majors.html> ; également « LimeWire obtient une limitation des sommes à verser aux labels », Reuters France, 11 septembre 2011, <http://fr.reuters.com/article/frEuroRpt/idFRLDE7292R520110311>. 24. Julien LAUSSON, « Jammie Thomas refuse le compromis à 25 000 dollars de la RIAA », Numerama, 29 janvier 2010, <http://www.numerama.com/magazine/14954jammie-thomas-refuse-le-compromis-a-25-000-dollars-de-la-riaa.html>. 25. Guillaume CHAMPEAU, « 675 000 dollars d’amende pour 30 chansons piratées : sanction confirmée », Numerama, 21 mai 2012, <http://www.numerama.com/ magazine/22667-675-000-dollars-d-amende-pour-30-chansons-piratees-sanction- 52 Les Cahiers de propriété intellectuelle récemment, Gary Fung, le fondateur de IsoHunt, un site de liens BitTorrent condamné aux États-Unis pour incitation au piratage26, a officiellement fermé ses portes, contraint de régler 110 millions de dollars de dommages et intérêts à la MPAA et contraint de s’engager à ne plus porter atteinte au droit d’auteur (Motion Picture Association of America) conformément aux termes d’un arrangement hors cour27. Les leçons tirées de ces différentes décisions judiciaires sont les suivantes : 1) le téléchargement des contenus protégés par le droit d’auteur sur les réseaux P2P peut parfois bénéficier de l’exception pour copie privée ; 2) c’est la mise à disposition de fichiers sur Internet qui devrait être sanctionnée, plutôt que le téléchargement en luimême ; 3) une structure éditant un logiciel de P2P peut être reconnue comme étant responsable de la mise à disposition d’un moyen permettant de contrevenir aux règles de la propriété intellectuelle. Mais, tout compte fait, ces constatations ne remplacent toutefois pas l’adoption et la mise en place de dispositions législatives. B. Une cartographie des mesures contre le téléchargement illégal à travers le monde La problématique légale de l’offre culturelle sur Internet est centrée sur la question de l’accessibilité aux biens numérisés, accessibilité rendue possible par des systèmes de partage de fichiers entre particuliers au travers desquels s’effectuent les atteintes aux droits d’auteur dans un marché dominé par la diversité des intérêts économiques de leurs créateurs. Ce marché qui définit un nouvel écosystème met aux prises, d’un côté, de puissants lobbies industriels qui font pression sur des gouvernements pour qu’ils défendent au mieux leurs intérêts dans ce marché et, de l’autre, des artistes qui se mobilisent pour faire porter leurs revendications auprès desdits gouvernements. Prises entre ces feux-croisés, des autorités publiques, dans leur recherche d’un mécanisme de régulation pour établir un équilibre entre ces intérêts multiples et divergents, ont tenté de mettre en place des mesures pour lutter contre les atteintes aux droits d’auteur sur Internet. Mais ces mesures se sont soldées, jusqu’à confirmee.html> ; également « Myth and Facts: The Latest Update in Joel’s Case », Joel fights back, 3 septembre 2012, <http://joelfightsback.com/#/2012/09/ myth-and-facts-the-latest-update-in-joels-case>. 26. Voir Julien LAUSSON, « IsoHunt doit supprimer tous les liens torrents illicites », Numerama, 31 mars 2010, <http://www.numerama.com/magazine/15400-isohuntdoit-supprimer-tous-les-liens-torrents-illicites.html>. 27. CBCNews, « IsoHunt Shut Down, Canadian Torrent Firm Fined $110M US », 18 octobre 2013, <http://www.cbc.ca/news/technology/isohunt-shut-down-cana dian-torrent-firm-fined-110m-us-1.2126064>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 53 présent, par la mise en place de mécanismes répressifs de sanctions différents et controversés. Ainsi, plusieurs pays ont tenté de mettre en œuvre une loi pour lutter contre le téléchargement illégal. La panoplie des mesures de lutte mises en place fournissent la base d’une typologie des dispositifs législatifs sanctionnant les violations des droits d’auteurs sur Internet allant de la riposte graduée au filtrage d’Internet. Sur la base des informations colligées à plusieurs sources, plus d’une trentaine de pays28 ayant essayé chacun de légiférer contre le téléchargement illégal ont été recensés. Les mesures prises en la matière ont été particulièrement florissantes durant les années 2009 à 2012, d’où l’intérêt de faire une classification des mesures anti-piratage en fonction de modalités opérationnelles qui, en l’espèce, sont la riposte graduée et le filtrage29. 28. Cette liste comprend 30 pays : Suède ; États-Unis ; Royaume-Uni ; Taïwan ; Nouvelle-Zélande ; Irlande ; Japon ; Canada ; Norvège ; Corée du Sud ; France ; Italie ; Allemagne ; Belgique ; Espagne ; Turquie ; Danemark ; Australie ; Pologne ; Suisse ; Maroc ; République tchèque ; Chili ; Finlande ; Pays-Bas ; Brésil ; Argentine ; Les Émirats arabes ; Indonésie ; Hongrie. 29. Tour d’horizon des évolutions récentes, France, DGTE-Publications des Services économiques, (décembre 2009) 19 Revue Propriété intellectuelle et lutte anti-contrefaçon, Direction générale du Trésor, France, p. 10 ; Camille GÉVAUDAN, « Avant la France, le Royaume-Uni essaie la riposte graduée », Écrans, 26 juillet 2008, <http:// www.ecrans.fr/Les-FAI-anglais-envoient-leurs,4721.html> ; Astrid GIRARDEAU, « Les FAI danois refusent la riposte graduée », Écrans, 19 septembre 2008, <http:// www.ecrans.fr/Les-FAI-danois-refusent-la-riposte,5169.html> ; Astrid GIRARDEAU, « L’Allemagne rejette la riposte graduée », Écrans, 4 février 2009, <http:// www.ecrans.fr/L-Allemagne-rejette-la-riposte,6343.html> ; Astrid GIRARDEAU, « La riposte graduée ne passe pas en Nouvelle-Zélande », Écrans, 23 février 2009, <http://www.ecrans.fr/La-riposte-graduee-ne-passe-pas-en,6286.html> ; Astrid GIRARDEAU, « La riposte graduée ne passera pas la Manche », Écrans, 23 février 2009, <http://www.ecrans.fr/La-riposte-graduee-ne-passe-pas-en,6286. html> ; Guillaume CHAMPEAU, « Riposte graduée : l’étrange tour du monde de Christine Albanel », Numerama, 18 mars 2009, <http://www.numerama.com/ magazine/12353-riposte-graduee-l-etrange-tour-du-monde-de-christine-albanel. html> ; Samuel LAURENT, « Piratage : à l’étranger, la riposte graduée est contestée », Le Figaro.fr, 1er avril 2009, <http://www.lefigaro.fr/medias/2009/03/31/0400220090331ARTFIG00410-piratage-a-l-etranger-la-riposte-graduee-est-contestee-. php> ; Zineb DRYEF, « Hadopi : Tour du monde des mesures antipiratage », Rue 89, 5 mai 2009, <http://eco.rue89.com/2009/05/05/hadopi-tour-du-monde-desmesures-antipiratage> ; Marc REES, « Hadopi : La riposte graduée française, une riposte isolée », PC INpact., 29 décembre 2009, <http://www.pcinpact.com/ news/54738-riposte-graduee-france-droit-compare.htm> ; Virginie MALBOS, « Le filtrage d’Internet, une mesure contestée en Europe », Le figaro.fr, 21 juin 2011, <http://www.lefigaro.fr/hightech/2011/06/21/01007-20110621ARTFIG00798-lefiltrage-d-internet-une-mesure-contestee-en-europe.php> ; Sophie Baconnet et Antoine MAIRÉ, « Un tour de vis très Net (1) : la riposte graduée », Telerama.fr., 1er mars 2010, <http://www.telerama.fr/techno/le-tour-de-vis-du-net-1-la-ripostegraduee,53110.php> ; Sophie BACONNET et Antoine MAIRÉ, « Un tour de vis très Net (2) : le filtrage du Web », Tellerama.fr4, mars 2010, <http://www.telerama.fr/ 54 Les Cahiers de propriété intellectuelle Parmi les pays qui ont envisagé la riposte graduée, il y a : 1) ceux qui ont effectivement dit oui à la riposte graduée et l’ont appliquée (Irlande ; Italie ; Suède ; Corée du Sud ; Taïwan ; France) ; 2) ceux qui ont dit oui, à certaines conditions, mais qui ont fait machine arrière (Royaume-Uni ; Espagne ; Irlande ; Nouvelle-Zélande ; États-Unis) ; 3) ceux qui ont dit non à la riposte graduée (Norvège ; Allemagne ; Danemark ; Australie ; Canada) ; 4) ceux qui l’envisagent, mais qui restent en suspens (Turquie ; Belgique) ; 5) ceux qui ne se prononcent pas pour le moment (Pologne ; Suisse). Quant aux pays tentés par les mesures de filtrage, il y a diverses situations : 1) là où le filtrage est obligatoire (Italie ; Corée du Sud ; Espagne ; Belgique ; France ; Australie) ; 2) là où le filtrage est volontaire (Canada ; République tchèque ; Chili ; Norvège ; Finlande ; Danemark) ; 3) là où le filtrage est prévu (Nouvelle-Zélande) ; 4) là où le filtrage est en attente (États-Unis ; Pays-Bas ; Allemagne) ; 5) les États qui y réfléchissent (Royaume-Uni) ; 6) les États qui en sont revenus (Allemagne ; Pays-Bas). C’est à travers ces deux approches que se dessine la lutte contre le téléchargement non autorisé d’œuvres protégées par la propriété intellectuelle sur Internet et qui oppose, dans un rapport antagonique, les disciples d’un Internet libre et du « tout gratuit »30 aux partisans techno/un-tour-de-vis-tres-net-2-le-filtrage-du-web,53294.php> ; Forum d’Avignon, DÉBAT 2011 – Propriété intellectuelle – La rispote graduée en GB, USA et Nouvelle Zélande, 8 septembre 2011, <http://www.forum-avignon.org/fr/debat-2011-pro priete-intellectuelle-la-rispote-graduee-en-grande-bretagne-aux-etats-unis-eten-nouve>. 30. Voir Boris MANENTI, « L’économie du libre sur Internet », Le Nouvel Observateur, 7 août 2009, <http://tempsreel.nouvelobs.com/vu-sur-le-web/20090721.OBS4974/leconomie-du-libre-sur-internet.html.> &xtcr=30 ; voir également Damien BANCAL, Téléchargement gratuit et légal de musique, c’est possible, 16 janvier 2011, Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 55 d’un Internet régulé que vient fleurir une littérature aux relents épiques et belliqueux comme l’attestent ces titres : • Le téléchargement illégal ne craint pas la loi31 ; • Une loi contre la culture et contre Internet32 ; • Les artistes contre la criminalisation des pirates33 ; • Le fléau des législations anti-piratage34 ; • Pas si simple de stopper les pirates35 ; • Le piratage est un vol net et total36 ; • Le piratage devenu un modèle d’affaires pour YouTube et les studios de cinéma37 ; • La lutte anti-piratage elle-même piratée entre avocats38 ; 31. 32. 33. 34. 35. 36. 37. 38. <http://web.archive.org/web/20120522050052/http://www.zataz.com/news/20958/ borne--telechargement--musique--libre--gratuit--legal.html>. Dominique RODENBACH, « Le téléchargement illégal ne craint pas la loi », Reflets, 12 décembre 2009, <http://reflets-mag.blogspot.com/2009/12/le-telechargementillegal-ne-craint-pas.html>. André ROUILLÉ, « Culture et Internet : une loi contre la culture et contre Internet », 270 Paris Art, 19 mars 2009, <http://www.paris-art.com/art/a_editos/d_edito/ numPage/2/-Culture-et-Internet-une-loi-contre-la-culture-et-contre-internet-273. html>. Fabrice EPELBOIN, Positions de la Feature Artist Coalition : Les artistes anglais contre la criminalisation des pirates, 23 mars 2009, <http://fr.readwriteweb. com/2009/03/23/a-la-une/les-artistes-anglais-contre-la-criminalisation-des-pira tes/>. « Le co-créateur du Web s’inquiète du “fléau” des lois anti-piratage », Le Monde, 29 septembre 2010, <http://www.lemonde.fr/technologies/article/2010/09/29/ le-co-createur-du-web-s-inquiete-du-fleau-des-lois-anti-piratage_1417479_651865. html> ; voir également Matt WARMAN, Internet disconnection “like being imprisoned”, says Sir Tim Berners-Lee, The Telegraph, September 28, 2010, <http://www. telegraph.co.uk/technology/internet/8030467/Internet-disconnection-like-beingimprisoned-says-Sir-Tim-Berners-Lee.html>. Voir Valérie LESAGE, Pas si simple de stopper les pirates de l’industrie du disque, Le Soleil, 16 avril 2009. Thom HOLWERDA, « Obama Administration: Piracy Is Theft », OS News, 31 août 2010, <http://www.osnews.com/story/23750/Obama_Administration_Piracy_Is_ Theft>. Marie-Noëlle REYNTJENS, « Le piratage devenu un modèle d’affaires pour YouTube et les studios de cinéma », Branchez-Vous, 3 septembre 2010, <http:// web.archive.org/web/20100906183017/http://benefice-net.branchez-vous.com/ actubn/2010/09/youtube-google-studio-cinema-revenu-publicite.html>. Julien LAUSSON, « La lutte anti-piratage elle-même piratée entre avocats », Numerama, 1er octobre 2010, <http://www.numerama.com/magazine/16956-lalutte-anti-piratage-elle-meme-piratee-entre-avocats.html>. 56 Les Cahiers de propriété intellectuelle • La riposte graduée déjà has been39 ; • Blocage de sites Internet : un arsenal juridique complexe40 ; • Vers la fin du téléchargement illégal ?41 ; • Quel futur pour la propriété intellectuelle sur Internet ?42 ; • Légiférer en matière de propriété intellectuelle : un exercice impossible ?43 À travers cette lutte qui amène à juste titre son lot d’interrogations inquiètes, de réflexions douloureuses, de discussions âpres, d’affirmations passionnées de tous ceux qui s’y livrent, au plan individuel, corporatif ou institutionnel, nous avons oublié simplement, ou n’avons pas suffisamment pris garde au fait que depuis longtemps cette dispute risquait fort de ne recouvrir qu’un faux débat. Car, il convient de le dire, c’est la question de la légitimité du droit d’auteur et de son équilibre qui se soulève plus que jamais dans un environnement en demi-teinte où ce droit est soit appréhendé en terme de droit d’accès aux œuvres régulé par des sociétés privées, autrement dit un « droit de lire », soit compris comme un droit à la diffusion des œuvres, c’est-à-dire un « droit de partager ». C’est finalement, il faut bien en convenir, le problème du rapport au droit d’auteur et à la diffusion des œuvres qui se pose dans ces termes, modelé dans un écosystème que se partagent, d’un côté, les « natifs du numérique » (Digital Natives), qui perçoivent différemment l’accès aux œuvres disponibles sur Internet et la manière dont elles doivent être diffusées et qui, pour cela, utilisent quotidiennement YouTube, Deezer, Pandora, Spotify et autres réseaux, et, de l’autre côté, les plus âgés des « Digital Natives » 39. Astrid GIRARDEAU, « La riposte graduée, déjà has-been ? », Écrans, 3 mars 2009, <http://www.ecrans.fr/La-riposte-graduee-deja-has-been,6507.html>. 40. Nicolas RAULINE, « Blocage de sites Internet : un arsenal juridique complexe », Les Échos, 28 juin 2011, <http://www.lesechos.fr/opinions/analyses/0201468746996blocage-de-sites-internet-un-arsenal-juridique-complexe-186571.php>. 41. Ludovic BERNARD, « Vers la fin du téléchargement illégal ? », Le Huffington Post, 5 février 2013, <http://www.huffingtonpost.fr/ludovic-bernard/telechargementmega_b_2615577.html>. 42. « Quel futur pour la propriété intellectuelle sur Internet ? 2 tables rondes organisées par l’Initiative for a Competitive Online Market Place – ICOMP », ITR News, 31 août 2010, <http://www.itrnews.com/articles/108900/futur-proprieteintellectuelle-internet.html>. 43. Emmanuel GILLET, « Légiférer en matière de propriété intellectuelle : un exercice impossible ? », DomainesInfo, 30 août 2011, <http://web.archive.org/ web/20130207230811/http://www.domainesinfo.fr/chronique/367/emmanuel-gilletlegiferer-en-matiere-de-propriete-intellectuelle-un-exercice-impossible.php>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 57 qui ont utilisé massivement les réseaux P2P pour reproduire, exploiter et consommer les biens culturels dématérialisés44. Ce sont ces phénomènes qui permettent d’alimenter l’analyse des dispositifs juridiques déployés dans la lutte contre le téléchargement illégal et que le présent article tente de mettre en exergue. Pour une compréhension totale de ces phénomènes, il serait intéressant de mettre en lumière les expériences qui ont été conduites à ce titre dans chaque pays précédemment identifié. Ceci suppose un large éventail de cas qui ne sauraient être restitués dans le cadre d’un article de revue. C’est pour ces considérations de volume que nous nous restreindrons donc afin de ne retenir finalement, et bien arbitrairement, les expériences qui nous paraissent les plus significatives et qui reflètent bien l’éventail des mesures législatives mises en œuvre pour juguler le phénomène du téléchargement illégal des contenus protégés par les droits de propriété intellectuelle sur Internet. Pour ce faire, après analyse de tous les cas, nous avons retenu dans une perspective monographique et non comparée les cas suivants : France, Royaume-Uni, Allemagne, Belgique, Espagne, Australie et Nouvelle-Zélande. Le cheminement des réflexions juridiques opérées dans ces pays a conduit à la mise en place de mesures coercitives qui dessinent les contours de deux approches distinctes fondées sur l’identification du problème soulevé par le téléchargement non autorisé des contenus protégés sur Internet, l’une dans laquelle seul l’internaute est visé et qui porte sur un dispositif de riposte graduée et sur une politique éducative et, l’autre, qui vise plutôt à sanctionner celui qui incite l’internaute à adopter un comportement délictuel, tels les intermédiaires techniques de l’Internet. Les mesures répressives implantées portent ici sur le blocage des sites Internet. Dans la première approche, on peut distinguer les pays qui ont décidé d’emprunter cette voie (France, Royaume-Uni, Nouvelle-Zélande) et ceux qui sont en train de la prendre en considération en vue de l’intégrer éventuellement dans leur système juridique interne (Belgique, Allemagne). Dans la deuxième approche, le mécanisme de blocage de sites Internet est bien implanté en Espagne et dans une certaine mesure en Australie, tandis qu’il est en projet aux États-Unis, en Irlande, en Italie et en Norvège. 44. Voir HADOPI, Perceptions et pratiques de consommation des « Digital Natives » en matière de biens culturels dématérialisés – Étude qualitative, janvier 2013, p. 103, <http://www.hadopi.fr/sites/default/files/page/pdf/rapport-d-etude-digital-nativesjanvier-2013.pdf>. 58 1. Les Cahiers de propriété intellectuelle FRANCE Dans sa version contemporaine, la filière culturelle en France est fortement touchée par le développement du piratage. Il en va également ainsi pour d’autres secteurs, tels que les éditeurs de logiciels ou de jeux vidéo, de même que les opérateurs Internet qui sont d’une manière ou d’une autre victimes du piratage. Il est donc nécessaire de trouver des solutions à ce phénomène qui est aujourd’hui imbriqué tant dans la vie sociale que dans la vie économique. À cet égard, il y a, d’un côté, ceux qui veulent, avec le ministère de la Culture et de la Communication, surveiller étroitement le réseau et punir les contrevenants en envisageant d’aller graduellement jusqu’à la solution radicale de couper la connexion Internet. De l’autre côté, il y a ceux qui considèrent que le téléchargement libre fait partie de la culture qu’Internet a répandue avec la vitesse et la force d’une évidence contre laquelle lutter serait inefficace, contre-productif et à contre-courant de notre époque. Par conséquent, il est important de réfléchir à de nouvelles solutions et, notamment, à de nouveaux modèles économiques face à l’évolution inéluctable des usages et des modes de distribution plutôt que de mettre en place des mesures dont on sait déjà qu’elles seront peu efficaces45. Manifestement, les positions ne se réduisent pas à ce strict affrontement. On doit également tenir compte de ceux qui craignent que ne soit escamoté le débat de fond (1) sur la possibilité, le périmètre et la forme d’un espace de partage et d’échange à inventer pour la culture qui ne soit pas plus anachronique que le modèle du « tout-profit » sur lequel est fondée la culture, et qui a été un moment malmené par la crise internationale, où peu de personnes faisaient des bénéfices tandis que dans l’économie numérique certains en faisaient énormément ; (2) sur les risques qu’une surveillance tatillonne d’Internet, prévue par la loi, fait peser sur les libertés ; (3) sur les droits d’auteur conçus à l’époque du papier, mais largement inadaptés à l’ère des réseaux et des technologies numériques ; (4) sur l’économie et le financement de la culture ; ou encore (5) sur la capacité des industries culturelles à s’adapter aux enjeux d’aujourd’hui. Pour ces derniers, se soulève évidemment la question de savoir si l’État est dans son 45. Voir Astrid GIRARDEAU, « Coupure de l’accès Internet : l’ACSEL demande au Parlement, un moratoire sur riposte graduée », Écrans, 10 mars 2009, <http:// www.ecrans.fr/Coupure-de-l-acces-Internet-l,6597.html> ; lire également Anne Confolant, « L’association de l’économie numérique souhaite ainsi réfléchir à un mécanisme plus adapté et plus efficace pour lutter contre le piratage », IT espresso, 12 mars 2009, <http://www.itespresso.fr/riposte-graduee-lacsel-demande-unmoratoire-24580.html>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 59 rôle quand, sous prétexte de protéger la création et les artistes – pour l’occasion « nécessairement petits » – il vole au secours des « majors » de la musique en les aidant à colmater les brèches creusées par leur sous-estimation des bouleversements technologiques des dernières années. Pour eux aussi, la question est de savoir comment concilier l’émergence d’une nouvelle économie de la culture qui profite vraiment aux créateurs, tout en garantissant aux internautes la possibilité de télécharger ou d’écouter librement de la musique sur Internet46. Ces préoccupations, on le voit, étaient au centre des débats en France lors du projet de loi « Création et Internet » qui prévoyait l’instauration du principe de la riposte graduée. Il créait une autorité administrative – la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet, dite HADOPI – qui, sur saisine des créateurs dont les œuvres avaient été piratées, était habilitée à suspendre l’accès Internet des individus identifiés par leur adresse IP. Le projet de loi prévoyait que cette suspension n’intervenait qu’après que le fournisseur de services Internet (FSI) ait adressé un courriel d’avertissement, puis une lettre recommandée à son abonné. Ce projet était instauré dans une optique préventive et pédagogique, l’ambition étant de faire réfléchir et d’amener l’internaute à changer de comportement face au piratage. Il créait en outre une solution alternative aux condamnations pénales inadaptées. Ce texte, à la finalité louable, faisait cependant l’objet de vives polémiques. Ses opposants jugeaient notamment la mesure de suspension de l’accès à Internet « disproportionnée » et ils ajoutaient qu’une telle sanction, instaurée par une autorité administrative (HADOPI), causait problème en matière de procès équitable. Ils arguaient que ce texte était en contradiction avec de nombreux prescrits légaux : • Il empêchait l’accès à Internet, un service pourtant universel (Directive « service universel »)47, voire même une liberté 46. Voir Sénat français, Rapport d’information no 478 (2011-2012) fait au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication sur la conciliation entre liberté de l’Internet et rémunération des créateurs, Marie-Christine BLANDIN, sénatrice, 20 mars 2012, p. 60, <http://www.senat.fr/rap/r11-478/r11-4781. pdf>. 47. Directive 2002/22/CE du Parlement européen et du Conseil du 7 mars 2002 concernant le Service universel et les Droits des utilisateurs au regard des réseaux et services de communications électroniques (directive « service universel »), <http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:32002L0022:FR: HTML>. 60 Les Cahiers de propriété intellectuelle fondamentale (Parlement européen – résolution du 10 avril 2008)48. • Il en venait à imposer in fine une nouvelle obligation générale et active de surveillance du réseau aux FSI en violant leur nécessaire neutralité (Directive commerce électronique)49. Enfin, ces opposants critiquaient la philosophie même de ce projet en ce qu’il s’en prenait non pas au pirate mais à l’abonné qui n’aura pas su empêcher que l’adresse IP attachée à sa ligne figure sur les réseaux P2P. Ces critiques, bien qu’il convienne de les aborder prudemment et avec une certaine relativité, permettent toutefois de comprendre pourquoi le parcours législatif de ce projet de loi a été si houleux. 1.1 La genèse du projet de loi HADOPI En 2003, la France s’est engagée dans un processus de révision de son Code de la propriété intellectuelle. Cela en partie pour donner suite à la directive européenne 2001/29/CE50 qui impose aux États membres d’intégrer dans leur législation nationale des mesures d’harmonisation relatives à certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, des mesures techniques de protection et d’information, ainsi que de répondre à des problématiques plus récentes, telles que celles ayant trait à la prévention du téléchargement illicite ou la promotion de l’interopérabilité. Cette directive transposait dans le droit communautaire les deux traités Internet de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle 48. Voir Guillaume CHAMPEAU, « L’Europe fait exploser la riposte graduée de Denis Olivennes! », Numerama, 10 avril 2008, <http://www.numerama.com/ magazine/9264-l-europe-fait-exploser-la-riposte-graduee-de-denis-olivennes. html>. 49. Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« Directive sur le commerce électronique »), <http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ. do?uri=CELEX:32000L0031:Fr :HTML>. 50. Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’Harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, <http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri= OJ:L:2001:167:0010:0019:FR:PDF> ; Voir également la Directive 2004/48/CE du 29 avril 2004 relative au Respect des droits de propriété intellectuelle, <http:// eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2004:157:0045:0086:FR: PDF>, transposée en droit français par la Loi no 2007-1544 du 29 octobre 2007 de lutte contre la contrefaçon, <http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cid Texte=JORFTEXT000000279082>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 61 (OMPI)51 adoptés par l’Union européenne et que la France n’a ratifié qu’un peu plus tard. Ces traités prévoient un certain nombre de mesures pour encadrer le développement d’Internet et pour préserver la diversité culturelle, l’avenir des créateurs et l’accès des consommateurs à la musique et au cinéma. La France a déjà été condamnée par la Cour de justice européenne (décision du 2 avril 2005) à verser de fortes amendes à cause de son retard à se conformer à cette directive. Dans cette optique, la loi française relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, dite loi DADVSI, après de multiples reports, a été présentée au Conseil des ministres le 12 novembre 2003. Entre temps, dans le cadre des travaux du Comité de lutte contre la piraterie sur Internet, une charte fut signée le 28 juillet 2004 après des négociations houleuses entre les ayants droit, les FSI et les membres du gouvernement. L’accord repose sur « trois volets indissociables et indispensables : la promotion de l’offre légale [de musique en ligne, NDLR], la pédagogie et la répression »52. Sur le premier point, les producteurs et les plateformes de distribution en ligne se sont engagés à ouvrir leur catalogue en faisant passer l’offre de musique en ligne de 300 000 à 600 000 titres d’ici à la fin de l’année 2004, à l’instar de Apple qui, avec son iTunes Music Store, se targuait de proposer un assortiment aussi important. Mais la réalité de l’étendue de cette offre est quasi-unanimement contestée par les acteurs du marché, et ce, d’autant plus que le ministre de la Culture de l’époque (Renaud Donnedieu de Vabres) veut « faire d’Internet le plus grand magasin de musique du monde ». Pour ce faire, des négociations se sont ouvertes entre producteurs, FSI et plateformes de téléchargement autour des efforts publicitaires, promotionnels et tarifaires sur la musique en ligne. Sur le volet pédagogique et éducatif des consommateurs, le ministre de la Culture promettait d’aller dans les écoles pour évoquer les conséquences dramatiques du piratage de musique en ligne. Mais c’est surtout des FSI que viendront les principales actions de sensibilisation. Ces derniers se sont alors engagés à organiser une campagne de communication auprès de leurs abonnés, à avertir leurs nouveaux clients « des dangers et de l’illégalité du piratage » et à « ne plus initier de campagnes publicitaires vantant le 51. Organisation mondiale de la propriété intellectuelle-OMPI : Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur (TODA) ou WIPO Copyright Treaty (WCT) et Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes (WPPT) ou WIPO Performances and Phonograms Treaty (WPPT). 52. Voir Philippe CROUZILLACQ, « Accord signé contre le piratage et pour la musique en ligne », 01Net, 28 juillet 2004, <http://www.01net.com/editorial/249235/accordsigne-contre-le-piratage-et-pour-la-musique-en-ligne>. 62 Les Cahiers de propriété intellectuelle téléchargement illégal »53. Malgré tout, des actions pénales et ciblées seront engagées et les pouvoirs publics entendaient « faire de la lutte contre la piraterie sur Internet une priorité de l’action politique, policière et judiciaire »54. Au-delà de la charte précitée qui, selon les producteurs de disques (SNEP, SCPP, SPPF-UPFI), créait les conditions d’une coopération durable entre les professionnels de la musique et les FSI, quelques points d’achoppement subsistent, à commencer par la question du filtrage des contenus et l’amélioration de l’interopérabilité des systèmes de gestion des droits et des formats de compression des fichiers. Mais, c’est sur les retombées de cette charte, qui vient baliser le champ des débats sociaux sur le piratage, qu’après des mois d’un débat parlementaire parfois épique, la loi DADVSI est adoptée par l’Assemblée nationale et le Sénat le 30 juin 2006, avant d’être examinée par le Conseil constitutionnel qui en a supprimé certaines dispositions. Ainsi, le texte publié dans le Journal officiel le 3 août 2006, prévoit des amendes d’un montant de 300 000 euros, ainsi que trois ans de prison pour toute personne éditant un logiciel manifestement destiné à la mise à disposition du public non autorisée d’œuvres ou d’objets protégés, et des peines pouvant aller jusqu’à six mois de prison et 30 000 euros d’amende pour toute personne diffusant ou facilitant la diffusion d’un logiciel permettant de casser les mesures techniques de protection (Digital Rights Management-DRM) qui, selon ses défenseurs visent à empêcher les « copies pirates ». Le projet de « licence globale », prévu en décembre 2005, n’avait pas été retenu (mais il reste au programme de plusieurs partis d’opposition), et le droit à la copie privée était limité par le dispositif des DRM. La loi est officiellement applicable en France, mais certaines dispositions devront être précisées par des décrets de mise en œuvre. À cette loi, ont suivi sur le même sujet le Rapport Olivennes et le projet de loi HADOPI. En effet, le 5 septembre 2007, la nouvelle ministre de la Culture et de la Communication, Christine Albanel, succédant à Donnedieu de Vabres, confiait à Denis Olivennes, alors président-directeur général de la FNAC, une mission destinée à préparer un accord entre les professionnels de l’audiovisuel, de la musique et du cinéma et les FSI. Cette mission s’est traduite par la 53. Ibid. 54. Voir Charte d’engagements pour le développement de l’offre légale de musique en ligne, le respect de la propriété intellectuelle et la lutte contre la piraterie numérique, 28 juillet 2004, <http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/conferen/donnedieu/ charte280704.htm> ; voir également : « Ce que cache la Charte FAI/Majors », Numerama, 28 juillet 2004, <http://www.numerama.com/magazine/d/1/8057-ceque-cache-la-charte-faimajors.html>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 63 remise d’un rapport et par la signature des Accords de l’Élysée le 23 novembre 2007 par 47 entreprises et organisations représentatives de la culture et de l’Internet55. Les conclusions de ce rapport stipulaient clairement que : Les ayants droit de l’audiovisuel, du cinéma et de la musique, ainsi que les chaînes de télévision s’engagent [...] à s’organiser pour utiliser les dispositifs légaux existants et à collaborer de bonne foi avec les plates-formes d’hébergement et de partage des contenus pour évaluer, choisir et promouvoir des technologies de marquage et de reconnaissance des contenus (fingerprinting ou watermarking) communes aux professions concernées, ainsi que pour mettre à disposition les sources permettant l’établissement des catalogues d’empreintes de référence aussi larges que possible.56 Ces accords traduisent pour la première fois un consensus entre les créateurs, les industries culturelles et les FSI en vue de créer un cadre juridique favorable au développement de l’offre légale d’œuvres sur les réseaux numériques. C’est pourquoi son premier volet vise à « améliorer et diversifier l’offre légale » de films et de musique sur Internet : d’abord, les professionnels du cinéma s’engagent à mettre les films à la disposition des internautes plus rapidement dès la mise en place du dispositif anti-piratage ; puis, dans un second temps, la durée de l’ensemble des “fenêtres” de la chronologie des médias sera revue pour se rapprocher des durées moyennes en Europe (environ quatre mois dans le cas de la vidéo à la demande (VOD) ; ensuite, les maisons de disque s’engagent à retirer les DRM « bloquant » des productions musicales françaises57. L’autre volet des Accords de l’Élysée concerne « la prévention et la répression de la piraterie numérique ». Il nécessite alors l’adoption d’une loi pour garantir l’équilibre des droits de chacun : le droit de propriété et le droit moral des créateurs, d’une part, et la protection de la vie privée, ainsi que la liberté de communication des internautes, d’autre part. C’est l’objet du projet de loi « Création et Internet sur la protection des droits sur Internet » (Loi HADOPI), présenté le 18 juin 2008 au Conseil des ministres et voté en première lecture au 55. Le texte des « Accords de l’Élysée », <http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/ conferen/albanel/accordselysee.pdf>. 56. Rapport de Denis Olivennes sur le développement et la protection des œuvres culturelles sur les nouveaux réseaux, <http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/ conferen/albanel/rapportolivennes231107.pdf>. 57. Fiche explicative des Accords de l’Élysée, <http://www.culture.gouv.fr/culture/ actualites/dossiers/Internet-creation08/Accords_Fiche%20explicative.pdf>. 64 Les Cahiers de propriété intellectuelle Sénat le 30 octobre 2008. Le texte s’appuie en grande partie sur les Accords de l’Élysée. 1.2 Le projet de loi HADOPI 1.2.1 HADOPI 1 et le Conseil constitutionnel Le 12 mai 2009, l’Assemblée nationale adopte le projet de loi « Création et Internet » (Loi HADOPI) que le Conseil constitutionnel censure partiellement le 10 juin. C’est donc la partie validée de la Loi HADOPI, surnommée HADOPI 1, que le gouvernement va publier le 12 juin 200958. Le texte porte notamment sur la création d’une nouvelle Haute autorité pour la diffusion des œuvres et sur la protection des droits sur Internet (HADOPI), chargée de veiller à la prévention et, éventuellement, à la sanction du piratage des œuvres. En outre, il impose de nouvelles obligations aux FSI et il tend à améliorer la procédure judiciaire pour violation des droits d’auteur. Plusieurs dispositifs d’encouragement au développement de l’offre légale de contenus culturels figurent dans le texte, telles que la mise à la disposition plus rapide des films en DVD et en VOD, la création d’un statut innovant pour les éditeurs de services en ligne, ou encore l’application d’un régime incitatif pour le droit d’auteur des journalistes. La loi prévoyait que la HADOPI soit dotée d’un pouvoir d’avertissement des auteurs de téléchargements illégaux, ainsi que, à la suite de ces avertissements, d’un pouvoir de sanction : couper l’accès à Internet. Saisi de cette loi, le Conseil constitutionnel a alors jugé cette dernière disposition inconstitutionnelle (Décision no 2009-580 DC du 12 juin 2009), estimant inapproprié qu’une autorité administrative soit dotée de ce pouvoir. Selon le Conseil, la coupure d’abonnement à Internet est considérée comme attentatoire au droit fondamental de communication et, par le fait même, elle ne peut incomber qu’au juge. Prenant acte de la décision du Conseil constitutionnel du 12 juin 2009, le gouvernement avait affirmé son intention de « présenter un texte très court pour articuler la fonction pédagogique de l’HADOPI avec l’intervention du juge, pour donner à celui-ci les moyens d’agir et pour donner aussi la possibilité de procédures accélérées ». C’est le but poursuivi par le projet de loi relatif à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet59. 58. Loi n° 2009-669 du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet (1), <http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte= JORFTEXT000020735432&dateTexte=&categorieLien=id>. 59. Projet de loi relatif à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet, <http://www.assemblee-nationale.fr/13/ta/ta0332.asp>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 65 Ce nouveau projet de loi surnommé HADOPI 2, présenté le 24 juin 2009 au Conseil des ministres, « réaffirme la volonté du Gouvernement de prévenir le pillage des œuvres sur Internet et prévoit un dispositif judiciaire adapté pour sanctionner les auteurs de téléchargements illicites ». Ce texte, consacré au volet répressif de HADOPI 1, poursuit deux orientations principales. D’une part, il soumet le jugement des délits de contrefaçon commis sur Internet à des règles de procédure pénale particulières. D’autre part, il institue deux peines complémentaires, délictuelle et contraventionnelle, de suspension de l’accès à un service de communication au public en ligne. 1.2.2 HADOPI 2 et le Conseil constitutionnel C’est donc ce texte, constitué de cinq articles destinés à compléter HADOPI 1, que le Sénat a adopté le 8 juillet 2009 et que les députés de l’Assemblée nationale ont voté le 22 septembre 2009, après que la quasi-totalité des amendements déposés sur l’ensemble du projet de loi au cours des dernières séances du mois de juillet ait été rejetée. Comme pour HADOPI 1, plus de 60 députés socialistes ont saisi, le 28 septembre 2009, le Conseil constitutionnel à l’encontre de la Loi relative à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet dite Loi Hadopi 260. Dans la saisine, ces députés estiment que HADOPI 2 « encourt les mêmes critiques » que HADOPI 1. Ils « estiment nécessaire que soit soulevée la question de la constitutionnalité de l’ensemble de la loi ». Selon la saisine, « cette intervention judiciaire (par la procédure d’ordonnance pénale) ne constitue qu’un habillage commode pour contourner la décision » du Conseil et elle ne respecte pas les droits de la défense et la présomption d’innocence. Le recours formé devant le Conseil portait sur les articles 1, 6, 7, 8 et 11. Le Conseil constitutionnel a examiné le recours et il a rendu sa décision le 22 octobre 200961. Estimant que la Loi HADOPI 2 était conforme aux principes constitutionnels, le Conseil a rejeté l’ensemble des griefs à l’exception de celui dirigé contre l’article 6. II 60. Le texte du recours du Parti socialiste contre la loi Hadopi 2, <http://www.lesechos. fr/info/comm/300378614-le-texte-du-recours-du-parti-socialiste-contre-la-loihadopi-2.htm>. 61. Conseil constitutionnel, Décision no 2009-590 DC du 22 octobre 2009 – Loi relative à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet, <http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-deci sions/2009/decisions-par-date/2009/2009-590-dc/decision-n-2009-590-dc-du-22octobre-2009.45986.html>. 66 Les Cahiers de propriété intellectuelle concernait la disposition relative au prononcé de dommages et intérêts civils par le juge de l’ordonnance pénale : • Concernant l’article 1, portant sur la HADOPI et les pouvoirs de ses membres et de ses agents, les requérants soutenaient que les termes de l’article étaient obscurs et ambigus et ils demandaient au Conseil de les interpréter. Le Conseil a écarté ce grief « au regard des termes clairs de la loi, qu’il incombera aux autorités judiciaires d’appliquer ». • L’article 6 institue une procédure pénale spécifique applicable aux délits de contrefaçon commis par Internet (jugement à juge unique et procédure simplifiée de l’ordonnance pénale). Le Conseil a confirmé que cette procédure était conforme à la Constitution. • L’article 7 instaure une peine complémentaire, délictuelle, de suspension de l’accès à Internet. Pour les membres du Conseil, « cette instauration ne méconnaît ni le principe de nécessité des peines ni le principe d’égalité devant la loi. Elle n’est notamment pas caractérisée par une disproportion manifeste entre l’infraction et la peine encourue. Son instauration relevait donc du pouvoir général d’appréciation du législateur ». • L’article 8 instaure la même peine complémentaire de suspension de l’accès à Internet en matière contraventionnelle : « Il reviendra au pouvoir réglementaire de définir les éléments constitutifs de cette infraction ». En revanche, le Conseil constitutionnel a censuré les dispositions de l’article 6.II de la loi permettant au juge de statuer par ordonnance pénale sur la demande de dommages et intérêts. Sur ce point, il a jugé que « rien ne s’opposait à cette orientation, mais qu’il incombait alors au législateur de fixer dans la loi les règles applicables et non de les renvoyer au décret », conformément à l’article 34 de la Constitution qui réserve à la loi le soin de fixer les règles de procédure pénale. À cet égard, le Conseil estime que le législateur a méconnu sa compétence, ne fixant pas lui-même les précisions nécessaires à l’application de la loi », ce qui justifie la censure du deuxième alinéa de l’article 495-6-1 du Code de procédure pénale, « pour incompétence négative ». Aussitôt la décision rendue, le ministère de la Culture a annoncé sa satisfaction en indiquant que la réforme permettra « de mettre en œuvre une procédure pénale simple et rapide […]. Il en est de même pour la création d’une peine complémentaire de suspension Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 67 de l’accès à Internet, tant en matière délictuelle (à l’égard des auteurs de téléchargements illégaux) que contraventionnelle (à l’égard des abonnés coupables de négligence caractérisée dans la surveillance de leur accès à Internet) », a souligné le nouveau ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, dans un communiqué62. Le ministre a également assuré que la mise en place de la partie validée de la Loi Création et Internet – HADOPI 1, exclusivement chargée du volet préventif de la lutte contre le piratage, et qui ambitionne d’adapter le droit d’auteur à l’ère numérique en détaillant les étapes de sanctions graduées contre les « pirates » partis à l’abordage de musique et d’images, devrait avoir lieu selon le calendrier prévu : nomination des membres dans le courant du mois de novembre 2009 et envoi des premiers courriels d’avertissement aux abonnés dès le début de l’année 2010. Enfin, le Parlement sera de nouveau saisi de la question des conditions dans lesquelles le juge pourra statuer par ordonnance pénale sur les demandes de dommages et intérêts présentées par les victimes du piratage. 1.3 La mission Création et Internet Estimant que, faute d’offres légales pertinentes, le piratage serait seul en mesure de satisfaire le consommateur, le nouveau ministre de la Culture, après les remous de la Loi Création et Internet, s’est attelé à son tour à l’avenir des contenus sur Internet. Cette fois-ci, pas question de parler pédagogie ou répression à l’encontre des « pirates » du Web. Mais il s’agissait de compléter le dispositif pédagogique et les sanctions : « la lutte contre le piratage des œuvres organisée par ces textes constitue une condition nécessaire, mais non suffisante, pour faire d’Internet un vecteur privilégié de la diffusion de contenus culturels », conclut le ministre qui, pour ce faire, a créé le 3 septembre 2009 le volet 3 d’HADOPI : la mission Création et Internet sur l’offre légale de contenus culturels sur Internet et sur la rémunération des créateurs et le financement des industries culturelles. À travers la mission « Création et Internet », il vise à répondre à cette attente quant à la diffusion de contenus culturels. L’objectif de la mission Création et Internet était de permettre aux consommateurs, aussi bien qu’aux acteurs de la création, de tirer tous les bénéfices du nouveau cadre juridique, en favorisant le 62. Loi Hadopi : validation du Conseil constitutionnel, communiqué de presse, ministère de la Culture et de la Communication, 22 octobre 2009, <http://www. culture.gouv.fr/mcc/Actualites/A-la-une/Loi-Hadopi-validation-du-Conseil-consti tutionnel>. 68 Les Cahiers de propriété intellectuelle développement d’offres légales plus attractives, plus riches et plus diversifiées, tout en garantissant la rémunération des créateurs et des investisseurs, ainsi que le partage équitable de la valeur créée par la diffusion sur la Toile des œuvres culturelles de toutes natures63. Cette mission, confiée à trois experts64 nommés par le ministre de la Culture, se situait ainsi directement dans la lignée des Accords de l’Élysée qui ont eux-mêmes donné lieu à la Loi Création et Internet du 12 juin 2009 (Hadopi 1) et à la Loi sur la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet (Hadopi 2). La mission Création et Internet se positionnait donc comme étant le parfait complément, visant à « mettre en place des mesures d’accompagnement pour faire comprendre que l’objectif du gouvernement est à la fois de servir les internautes, de protéger les droits d’auteur et d’apporter une régulation dans un marché actuellement totalement anarchique ». La mission avait jusqu’au 15 novembre 2009 pour indiquer comment enrichir les contenus et faciliter la circulation des œuvres, tout en garantissant la rémunération des créateurs. Bien sûr, sur le premier aspect de la mission, beaucoup a déjà été fait depuis le milieu des années 2000 : la grande partie des catalogues musicaux est disponible sur la Toile ; les verrous numériques empêchant la copie des titres achetés légalement ont sauté ; les offres se sont multipliées, que ce soit au moyen d’un paiement à l’acte, des formules d’abonnement ou la gratuité financée par la publicité. Autant de formules qui n’ont pas permis à l’offre de musique en ligne de décoller65. Mais, c’est surtout sur le volet de la rémunération que les conclusions de la mission étaient les plus attendues afin de trouver des revenus destinés à compenser la chute des ventes de disques, dans l’attente de trouver un vrai modèle économique sur la Toile. 1.4 Avec Hadopi, quel avenir pour les industries culturelles en France ? Les rebondissements de l’examen du projet de loi « Création et Internet » ont été nombreux : rejet du texte par l’Assemblée natio63. Mission Création et Internet : Dossier de presse, <http://www.culturecommu nication.gouv.fr/content/download/4059/32256/version/5/file/DP_Mission_Crea tion_et_internet.pdf>. 64. Il s’agit de Patrick Zelnik, président de Naïve (le label qui produit, entre autres, les disques de Carla Bruni-Sarkozy), de Jacques Toubon, ancien ministre de la Culture et un des prédécesseurs (1993-1995) de Frédéric Mitterrand, et Guillaume Cerutti, président de Sotheby’s France. 65. « Frédéric Mitterrand lance une mission sur les contenus sur Internet », Les Échos, no 20502 du 4 septembre 2009, p. 21. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 69 nale, polémique avec le Parlement européen, censure partielle du texte par le Conseil constitutionnel. Au cœur de la polémique figure la « riposte graduée », c’est-à-dire la mise en place d’une échelle de mesures mêlant prévention et sanctions visant les pirates P2P au nom de la protection du droit d’auteur. Ce concept avait déjà donné lieu à de houleux débats parlementaires lors de l’examen du projet de loi DADVSI. Visiblement, la riposte graduée résiste dans le temps : filtrage Internet, coupure d’accès Internet pour les internautes les plus obtus, création d’une Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet – HADOPI66. C’est là un échantillon des pistes qui ont été explorées par le gouvernement français avec plus ou moins de succès. Le débat a été passionné, une vraie bataille politique qui a épuisé une ministre de la Culture. En plus des pressions parlementaires, les réseaux de lobbying se sont activés : ayants droit, groupes industriels impliqués dans les divertissements numériques, associations de défense des consommateurs, internautes et même le président de la République, qui voulait aller « jusqu’au bout » de ce texte67. Aujourd’hui, on peut dresser le bilan suivant : le Conseil constitutionnel a validé la quasi-totalité du texte. Les lois HADOPI ont enfin été promulguées. Le gouvernement a finalement obtenu ce qu’il voulait : une loi réprimant le partage d’œuvres sur Internet ! Mais la bataille sur le plan législatif n’est pas le cœur du sujet. Certes, une loi existe. Encore faut-il que ses dispositions permettent d’atteindre les objectifs auxquels la loi était censée répondre. En l’occurrence, les lois HADOPI permettent-elles d’éradiquer – ou tout du moins, d’endiguer – les échanges d’œuvres sans autorisation sur Internet ? Les industries culturelles (disque et cinéma) gagneront-elles un centime de plus avec l’application de ces lois ? L’opinion est-elle convaincue de la nécessité des mesures instaurées par la loi ? Pour y répondre, à l’instar de Marc-André Allard68, on peut hasarder un constat pour tenter de rendre compte de la richesse des enseignements. 66. Voir « Hadopi : avis de tempête sur la loi anti-piratage », IT Expresso, 26 février 2012, <http://www.itespresso.fr/hadopi-avis-de-tempete-sur-la-loi-anti-piratage25190.html>. 67. Voir « Qui a gagné la bataille Hadopi ? », La Quadrature du Net, 24 octobre 2009, <http://www.laquadrature.net/fr/qui-a-gagne-la-bataille-hadopi>. 68. Marc-André ALLARD, « Les pratiques culturelles des Français à l’heure d’HADOPI », Délits d’opinion, 2 novembre 2009, <http://www.delitsdopinion.com /2experts/les-pratiques-culturelles-des-francais-a-l%E2%80%99heure-d%E2% 80%99hadopi-1890>. 70 1.5 Les Cahiers de propriété intellectuelle HADOPI résoudra-t-elle la question du téléchargement ? Rien n’est moins sûr. Le fait semble d’ailleurs désormais admis chez la plupart des acteurs du secteur et même chez les promoteurs de la loi, que HADOPI semble être une « défaite juridique » sur la riposte graduée. Lourde, complexe dans sa mise en œuvre et déjà en grande partie dépassée techniquement, HADOPI ressort au mieux du domaine du symbolique69. Le ministre de la Culture n’a d’ailleurs de cesse de parler d’un texte « nécessaire mais pas suffisant » et d’aborder la question de l’après, c’est-à-dire des nouveaux moyens de financer la musique sur Internet70. La Quadrature du Net avait déjà souligné les nombreuses raisons de l’inefficacité technique chronique des lois HADOPI (faiblesse technique de la preuve électronique révélée par la collecte des adresses IP des pirates ; illusion de la sécurisation de l’accès ; existence de nombreux moyens d’échapper au dispositif)71, alors que diverses sociétés de perception de droit (SACEM, SACD) et organismes de défense professionnelle avaient constaté que la détection automatique d’échanges d’œuvres sans autorisation sur Internet que la loi HADOPI leur avait confiée était d’ores et déjà jugée obsolète, les moyens d’y échapper étant de notoriété publique. Mais, c’est surtout l’amputation du principe même de la réponse imaginée par la loi, qui condamne HADOPI à demeurer inopérante72. En effet, les échanges d’œuvres sans autorisation sur Internet sont 69. Voir Samuel LAURENT, « Après Hadopi, quel avenir pour l’industrie musicale ? », Le Figaro, 22 septembre 2009, <http://www.lefigaro.fr/web/2009/09/22/0102220090922ARTFIG00545-apres-hadopi-quel-avenir-pour-l-industrie-musicale-. php>. 70. Voir Paule GONZALÈS, « Frédéric Mitterrand anticipe l’après-Hadopi », Le Figaro, 3 septembre 2009, <http://www.lefigaro.fr/medias/2009/09/04/0400220090904ARTFIG00015-frederic-mitterrand-anticipe-l-apres-hadopi-.php>. 71. Voir à ce sujet « HADOPI, « Riposte graduée » : Une réponse inefficace, inapplicable et dangereuse à un faux problème », La Quadrature du Net, 9 février 2009, p. 9 et s., <http://www.laquadrature.net/files/LaQuadratureduNet-Riposte-Gra duee_reponse-inefficace-inapplicable-dangereuse-a-un-faux-probleme.pdf> ; voir également UFC-QUE CHOISIR, La loi Création et Internet : une mauvaise solution à un faux problème, 30 septembre 2010, <http://www.quechoisir.org/document/ loi-creation-et-internet.pdf>. 72. Marc LEPLONGEON, « Téléchargement illégal : à quoi sert (vraiment) la Hadopi ? », Le Point.fr, 5 septembre 2012, <http://www.lepoint.fr/high-tech-internet/ tele chargement-illegal-a-quoi-sert-vraiment-la-hadopi-05-09-2012-1502876_47. php> ; lire également Raphaël Gibour : « Comment les jeunes essaient de contourner Hadopi », Le Figaro, 5 septembre 2012, <http://www.lefigaro.fr/ actualite-france/2012/09/05/01016-20120905ARTFIG00465-comment-les-jeunesessaient-de-contourner-hadopi.php>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 71 une pratique de masse. Manifestement, le front uni – composé de députés de tous les partis politiques confondus, de sénateurs, de créateurs, de producteurs, d’acteurs, d’utilisateurs et de leurs associations respectives, tous opposés à HADOPI et partisans d’une autre solution plus consensuelle que la base répressive sur laquelle elle repose – estimait que les conditions techniques du partage sont inscrites dans les fonctionnalités élémentaires des appareils et des réseaux numériques. Le téléchargement, le partage et l’échange sont indissociables de l’Internet et des pratiques culturelles qui se développent dans son sillage. Ce sont ces possibilités-là, historiquement inouïes, et culturellement prometteuses, que la Loi Création et Internet devrait promouvoir. Mais, elle veut plutôt les soumettre aux pesanteurs du statu quo. Selon ces opposants, dans la situation présente où tout va encore beaucoup changer avec la généralisation prochaine de l’Internet mobile, il est grave et inefficace de vouloir freiner la dynamique constitutive d’une époque. Au lieu de s’évertuer à interdire, à condamner, à réprimer, à bloquer, il serait préférable d’inventer les solutions qui permettraient à chacune des parties en présence de trouver sa juste place dans la situation nouvelle. L’acharnement contre le téléchargement est d’autant plus dérisoire que les évolutions techniques l’ont déjà dépassé, contourné et relégué au rang de transition entre les vieux CD, l’actuel streaming et d’autres procédés encore, pour accéder sur le réseau à la musique comme aux films73. À l’évidence, pour contrer cette pratique de masse, la loi HADOPI proposait une réponse reposant sur des sanctions massives : la fameuse « riposte graduée ». Le stade ultime de cette riposte consistant en la suspension de la connexion Internet des internautes présumés coupables. Mais il n’a pas échappé au Conseil constitutionnel que ce qui était vu comme obstacles à l’application de sanctions massives ne constituait ni plus ni moins que le respect de droits et libertés fondamentaux : séparation des pouvoirs, droit à un procès équitable, droits de la défense, respect du contradictoire, présomption d’innocence et nécessaire arbitrage entre droit d’auteur et liberté d’expression et de communication. Ainsi, sa décision du 10 juin 2009 a porté un coup fatal à l’efficacité de la riposte graduée : les sanctions devant être prononcées par un juge, il n’est plus question qu’elles soient massives. HADOPI 2 tente bien de limiter ces contraintes en réduisant l’intervention du juge à sa portion congrue : recours aux ordonnances 73. Voir Guillaume CHAMPEAU, « Hadopi : une victoire législative pour Sarkozy, une défaite pour la riposte graduée », Numerama, 27 octobre 2009, <http://www. numerama.com/magazine/14368-hadopi-une-victoire-legislative-pour-sarkozyune-defaite-pour-la-riposte-graduee.html>. 72 Les Cahiers de propriété intellectuelle pénales et au juge unique, peine complémentaire de suspension de l’accès Internet et contravention pour « négligence caractérisée ». Mais ces artifices de procédure peuvent, devant l’absence de preuve des constats établis par la HADOPI, être récusés par le juge et, en dernier lieu, contestés par le prévenu qui peut demander à bénéficier d’un procès en bonne et due forme. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel n’a pas manqué de rappeler tout au long de sa décision ce rôle central du juge. À ce titre, le juge doit décider « au cas par cas » de la suffisance ou non des éléments de preuves ; refuser le prononcé d’ordonnances pénales en cas d’incertitude ; prendre en compte toutes les circonstances empêchant éventuellement qu’une peine soit applicable ; décider d’appliquer ou non une peine complémentaire ; contrôler – pour ce qui est des juges du Conseil d’État qui auront à contrôler la légalité des décrets d’application – les éléments pouvant constituer une « négligence caractérisée ». De plus, HADOPI 2 ellemême souligne le pouvoir d’appréciation du juge dans le prononcé de la peine de suspension de l’accès Internet. Ainsi, devant autant d’obstacles à franchir, l’application de sanctions massives devient illusoire et tout espoir d’efficacité de la riposte graduée s’en trouve neutralisé. À titre de preuve, si l’on en juge le bilan du 5 septembre 2012 de la HADOPI, soit deux ans après sa mise en place (le 1er octobre 2010)74 : elle évoque trois millions d’adresses IP identifiées, l’envoi d’1,15 million de courriels (soit 4,7 % des abonnés à Internet) en guise de « recommandations » (premier avertissement) et de 100 000 lettres en recommandé (deuxième avertissement). La phase trois, qui prévoit une éventuelle transmission du dossier au Parquet, est alors enclenchée : 340 dossiers de « cas multi-récidivistes » en cours d’examen et 14 transmis au Parquet ; aucune décision de justice. Un budget de 12 millions d’euros pour la HADOPI en 2013 et 60 agents. 74. Benjamin FERRAN, « Le bilan contrasté de l’action de l’Hadopi », Le Figaro, 27 mars 2012, <http://www.lefigaro.fr/hightech/2012/03/27/01007-20120327ARTFIG00670le-bilan-contrastee-de-l-action-de-l-hadopi.php> ; voir également Christophe AUFFRAY, « Bilan chiffré de la Hadopi : plus d’un million d’emails d’avertissement envoyés », 3 juillet 2012, <http://www.zdnet.fr/actualites/bilan-chiffre-de-la-hadopiplus-d-un-million-d-emails-d-avertissement-envoyes-39773730.htm>. Voir aussi Marc Rees, « Avant Lescure, Hadopi dresse son bilan de deux ans de réponse graduée », PC INpact, 30 août 2012, <http://www.pcinpact.com/news/73452-avantlescure-hadopi-dresse-son-bilan-deux-ans-reponse-graduee.htm> ; La Hadopi au secours de la Hadopi, 4 septembre 2012, <http://www.pcinpact.com/news/73538-lahadopi-au-secours-hadopi.htm> ; Jamal HENNI, « L’Hadopi a transmis 14 dossiers à la justice », BFM Business, 5 septembre 2012, <http://www.bfmtv.com/economie/ lhadopi-a-transmis-14-dossiers-a-justice-331846.html> ; Pourquoi la Hadopi n’a transmis que 14 dossiers à la justice, 6 septembre 2012, <http://www.francetvinfo. fr/pourquoi-la-hadopi-n-a-transmis-que-14-dossiers-a-la-justice_137243.html>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 73 De plus, en septembre 2012, la HADOPI a poursuivi en justice et elle a obtenu sa première amende contre un internaute pour avoir téléchargé deux chansons. Une amende symbolique de 150 euros avec sursis, soit moitié moins que l’amende réclamée par le Parquet et dix fois moindre que l’amende maximale encourue. C’est probablement le premier internaute français à comparaître devant un tribunal pour infraction à la loi HADOPI. En effet, le tribunal reproche au titulaire de la ligne ADSL de s’être abstenu de prendre des mesures pour « sécuriser sa ligne Internet » et son ordinateur, peu importe qu’il n’ait pas été l’auteur de l’infraction ni même le bénéficiaire75. 1.6 Développements récents Face aux critiques du nouveau gouvernement socialiste issu des élections du 6 mai 2012, l’autorité de lutte contre le piratage sur Internet a tiré un bilan globalement positif de son action76, notamment en ce qui concerne sa fonction pédagogique. Aussi déclare-t-elle qu’entre le premier et le deuxième rappel à l’ordre, « 95 % des personnes averties ne font plus l’objet d’un constat de téléchargement illicite »77. De même, sa présidente affirme que « La réponse graduée à un impact significatif et, parallèlement, l’offre légale se développe »78. Elle estime 75. Voir Pascal LAINÉ, « Belfortain poursuivi pour téléchargement illégal : 150 € d’amende », Le pays.fr, 13 septembre 2012, <http://www.lepays.fr/faitsdivers/2012/09/13/belfort-un-quadragenaire-poursuivi-pourtelechargement-ille gal-hadopi-mp3-lepuix> ; « Hadopi : une condamnation tellement exemplaire », ITR News, 16 septembre 2012, <http://www.itrnews.com/articles/135309/hadopicondamnation-tellement-xemplaire.html>. Pour un point de vue contrasté, lire Julien LAUSSON, « Sécuriser son réseau WiFi n’est pas obligatoire selon la justice américaine », Numerama, 13 septembre 2012, <http://www.numerama.com/ magazine/23714-securiser-son-reseau-wifi-n-est-pas-obligatoire-selon-la-justiceamericaine.html>. 76. HADOPI, Point Presse : Deux ans de réponse graduée en chiffres, 10 septembre 2012, p. 11, <http://www.hadopi.fr/sites/default/files/page/pdf/Point_presse.pdf> ; lire également Alain BEUVE-MÉRY, « La Hadopi s’attribue une baisse du téléchargement illégal », Le Monde, 27 mars 2012, <http://www.lemonde.fr/tech nologies/article/2012/03/27/la-hadopi-s-attribue-une-baisse-du-telechargementillegal_1676189_651865.html>. 77. Marc LEPLONGEON, « Téléchargement illégal : à quoi sert (vraiment) la Hadopi ? », Le Point.fr, 5 septembre 2012, <http://www.lepoint.fr/high-tech-internet/ telechargement-illegal-a-quoi-sert-vraiment-la-hadopi-05-09-2012-1502876_47. php>. Voir aussi Xavier Berne, « Hadopi : Pour Lescure, le mécanisme répressif est « incontournable », PC INpact, 3 août 2012, <http://www.pcinpact.com/news/72894hadopi-pour-lescure-mecanisme-repressif-est-incontournable.htm> et la tribune de Joëlle FARCHY et de Cécile MÉADEL, « Se débarrasser de la Hadopi serait inutile. Les problèmes n’en seraient pas résolus », Le Monde, 24 juillet 2012, p. 16, <http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/07/24/se-debarrasser-de-la-hadopiserait-inutile_1737658_3232.html>. 78. Marie-Françoise MARAIS, « Hadopi : Oui, la réponse graduée a un impact ! », Le figaro.fr, 27 mars 2012, <http://www.lefigaro.fr/medias/2012/03/27/20004- 74 Les Cahiers de propriété intellectuelle plutôt que l’HADOPI est mal comprise par les internautes79. Par ailleurs, Le Conseil d’État a rejeté le 19 octobre 2011 (Req. no 33915480, no 33972981 et no 34240582) trois recours introduits respectivement par Apple, iTunes et French Data Network contre les décrets d’application des deux lois HADOPI. Il conforte la compétence et les pouvoirs de cette autorité de protection du droit d’auteur et des droits voisins sur les œuvres musicales, en estimant que « l’équilibre trouvé entre les droits des créateurs et ceux des internautes est conforme aux standards internationaux de protection des libertés fondamentales ». Cependant, un sondage réalisé en fin octobre 2010 sur les opinions des Français et des internautes à l’égard de la nouvelle initiative gouvernementale contre le téléchargement illégal, à savoir la Loi Création et Internet, la HADOPI, semblait confirmer que les effets réels de cette loi étaient très limités dans la mesure où elle ne dissuadait pas les Français de télécharger. L’étude indiquait que 47 % des Français et 54 % des internautes jugeaient la loi HADOPI inutile ; seuls 13 % des Français avaient modifié leurs habitudes de téléchargement. Parmi ces 13 %, seuls 4 % affirmaient avoir complètement arrêté de télécharger illégalement, les 9 % restant étant simplement devenus plus vigilants afin de ne pas être repérés83. L’arrivée au pouvoir du gouvernement socialiste a, dans un premier temps, quelque peu sonné le glas de la loi HADOPI. On se souvient des âpres discussions parlementaires autour de la loi 79. 80. 81. 82. 83. 20120327ARTFIG00534-hadopi-oui-la-reponse-graduee-a-un-impact.php> ; lire également Jamal HENNI, « L’Hadopi a transmis 14 dossiers à la justice », BFM Business, 05 septembre 2012, <http://www.bfmtv.com/economie/lhadopi-a-trans mis-14-dossiers-a-justice-331846.html>. « L’Hadopi est mal comprise par les internautes », Le Figaro.fr, 10 juillet 2012, <http://www.lefigaro.fr/hightech/2012/07/10/01007-20120710ARTFIG00280-lahadopi-est-mal-comprise-par-les-internautes.php>. CE, 19 octobre 2011, Société Apple inc c. Société iTtunes sarl, no 339154, <http:// www.conseil-etat.fr/fr/selection-de-decisions-du-conseil-d-etat/ce-19-octobre-2011soci.html>. CE, 19 octobre 2011, French Data Network, no 339279, <http://www.conseil-etat. fr/fr/selection-de-decisions-du-conseil-d-etat/ce-19-octobre-2011-french-datanetwork-n-kq6.html>. CE, 19 octobre 2011, French Data Network, no 342405, <http://www.conseil-etat. fr/fr/selection-de-decisions-du-conseil-d-etat/ce-19-octobre-2011-french-datanetwork-n.html>. Enquête LH2 réalisée en partenariat avec ZDNet.fr : Les opinions des Français et des internautes vis-à-vis de la loi Création et Internet, 5 novembre 2010, p. 10, <http://www.lh2.fr/_upload/ressources/sondages/consommation/lh2zdnet francaisinternautesloicreationinternet051110.pdf> ; lire également Christophe AUFFRAY, « Hadopi : les internautes informés n’ont pas peur du gendarme », 9 juillet 2012, <http://www.zdnet.fr/actualites/hadopi-les-internautes-informesn-ont-pas-peur-du-gendarme-39773956.htm>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 75 DADVSI et de la Loi Création et Internet où le groupe socialiste s’était plutôt illustré sur le sujet jusqu’à faire voter, très provisoirement, un amendement créant la licence globale. Déjà fin 2011, le député socialiste Patrick Bloche avait déclaré : « si nous en sommes aujourd’hui à évoquer la création d’un centre national de la musique, c’est simplement que le dispositif répressif dit « HADOPI » a totalement échoué dans ses objectifs. Il y a deux ans, on nous avait vendu HADOPI comme étant la solution miracle qui allait tout résoudre en modifiant les usages de nos concitoyens dans leur accès aux contenus culturels à l’ère numérique ». Selon Bloche, « parce que la HADOPI n’a pas produit les effets escomptés, nous voilà en train de débattre de la création d’un Centre national de la musique ! C’est aborder sous une forme institutionnelle – ce qui est regrettable – une vraie question, et la seule qui vaille : comment financer la création, rémunérer le droit d’auteur et les droits voisins, à l’ère numérique ? »84. Mais le Premier ministre a très vite confirmé au Parlement qu’une loi serait bien votée, conformément aux engagements présidentiels et qu’une mission avait été lancée le 18 juillet 2012, soit la mission de concertation sur les contenus numériques et la politique culturelle à l’ère du numérique, appelée également « l’Acte II de l’exception culturelle »85. La mission avait pour objectif de dresser un panorama et de mener une réflexion approfondie sur les enjeux des industries culturelles à l’ère du numérique, ce qui passe notamment par l’adaptation des outils classiques de politique culturelle aux nouvelles réalités. La lettre de mission précise que ce chantier « mêlera l’ensemble des acteurs sous l’œil attentif de l’État qui validera ou non les propositions, dans l’idéal sous six-huit mois », qu’il « débouchera sur un nouveau cadre juridique au cours du semestre 2013 » et sans doute un vote au Parlement avant 2014. Cette mission a été confiée à Pierre Lescure, directeur du théâtre Marigny et ancien dirigeant de Canal+. De fait, la mission Lescure dépasse largement le cadre de la simple HADOPI ; elle englobe bien le problème du droit d’auteur, 84. Cité par Marc REES, « Aurélie Filippetti enterre le Centre National de la Musique, jugé inutile », PC INpact, 10 septembre 2012, <http://www.pcinpact.com/ news/73695-aurelie-filippetti-enterre-centre-national-musique-juge-inutile.htm>. 85. Ministère de la Culture et de la Communication, L’acte II de l’exception culturelle, 19 juillet 2012, <http://www.culturecommunication.gouv.fr/Actualites/A-la-une/Lacte-II-de-l-exception-culturelle> ; voir également le communiqué du Conseil des ministres du 18 juillet 2012, <http://www.gouvernement.fr/gouvernement/ le-lancement-de-la-concertation-sur-l-acte-ii-de-l-exception-culturelle>. 76 Les Cahiers de propriété intellectuelle la problématique du développement de l’offre légale, les questions du financement de la création et le respect de l’exception culturelle. Pour la nouvelle ministre socialiste de la Culture, Aurélie Filippetti, « Il s’agit de tirer un véritable bilan de l’évolution des pratiques en matière d’utilisation des contenus culturels numériques, et de dégager une prospective sur les besoins légaux pour qu’Internet devienne l’une des plus grandes sources de financement de la culture ». L’ensemble des acteurs de la filière seront consultés, incluant les associations de consommateurs, avec pour objectif ambitieux de « faire émerger de nouvelles ressources, de nouveaux modes de financement de la création et d’y associer ceux qui tirent profit du développement de la circulation des œuvres dans les réseaux », et de préciser : « Dans un contexte budgétaire serré, il faut avoir un souci d’efficacité, de réconciliation entre les artistes et les publics, et trouver des solutions qui soient réelles et qui permettent vraiment de financer la création et non plus se payer de mots »86. Dans le cadre de cette mission, Pierre Lescure devra donc faire des propositions87 permettant de : • favoriser le développement de l’offre légale des œuvres et des pratiques culturelles numériques et assurer l’accès à tous à celles-ci ; • soutenir la création et la diversité et valoriser leurs retombées économiques ; • lutter contre la contrefaçon commerciale. Un site Internet88 rend compte des travaux de la mission ; il comprend les comptes rendus des auditions et des retranscriptions audio et des vidéos. De même, un blogue interactif89, accessible à tous, permet de recueillir les commentaires, avis et suggestions relatifs à tous les thèmes qui ont été abordés. Cette mission a dressé son premier rapport d’étape90 le 6 décembre 2012, et elle a présenté le 13 mai 2013 son très attendu rapport sur « L’acte II de l’exception culturelle ». 86. Jean PELLETIER, « Hadopi, la mission Lescure et le gouvernement », Agora Vox, 4 septembre 2012, <http://www.agoravox.fr/actualites/medias/article/hadopi-lamission-lescure-et-le-122103>. 87. Lettre de mission de Pierre Lescure, <http://www.culture-acte2.fr/wp-content/ uploads/2012/10/lettre-de-mission-Pierre-Lescure.pdf>. 88. <http://www.culture-acte2.fr>. 89. <http://culture-acte2-participer.fr/?utm_source=actualite-collectivites-territo riales&utm_medium=article&utm_campaign=crosslink-externe>. 90. Bilan d’étape – Mission culture-acte 2, jeudi 6 décembre 2012, <http://www.dgmic. culture.gouv.fr/IMG/pdf/DP_bilan_etape_culture_acte_2.pdf>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 1.7 77 Le rapport Lescure et ses suites Le rapport Lescure91 propose des pistes d’évolution des outils de politique culturelle ayant pour objectif de mieux garantir la rémunération des créateurs au titre de l’exploitation numérique de leurs œuvres et d’assurer un partage de la valeur équilibré entre les différents acteurs. À ce titre, il formule 80 propositions visant à adapter la réglementation des industries culturelles au numérique. Le rapport s’articule autour de trois grandes idées. Tout d’abord, il assume que les possibilités offertes par les technologies numériques doivent être utilisées pour promouvoir l’accès des publics aux œuvres, en termes quantitatifs et qualitatifs. Pour ce faire, il faudrait dynamiser l’offre culturelle en améliorant la disponibilité numérique des œuvres, favoriser le développement d’un tissu de services culturels numériques innovants et porteurs de diversité culturelle et proposer au public une offre abordable, ergonomique et respectueuse de leurs droits. Ensuite, le rapport souligne que l’exploitation numérique des œuvres culturelles doit permettre une juste rémunération des créateurs et un niveau adéquat de financement de la création. À cet égard, il convient de garantir la rémunération des créateurs en ce qui concerne l’exploitation numérique de leurs œuvres, renforcer la contribution des acteurs numériques au financement de la création et soutenir les nouvelles formes créatives et les nouveaux modes de financement. Enfin, le rapport soutient que les droits de propriété intellectuelle doivent être adaptés dans leurs règles et dans leur mise en œuvre aux enjeux du numérique. Ainsi, il conviendrait de réorienter la lutte contre le piratage des contenus protégés sur Internet en direction de la contrefaçon lucrative et alléger le dispositif de réponse graduée, adapter les droits de propriété intellectuelle aux usages numériques et faciliter l’accès aux métadonnées. Il convient de relever que la mission Lescure recommande de maintenir un dispositif de « réponse graduée allégée », débarrassée de son volet pénal et de son volet « le plus répressif ». En clair, il n’y aurait plus de coupure d’accès à Internet. Il y aurait seulement des sanctions administratives (avertissements et amendes). C’est dire qu’au lieu de s’exposer à une coupure de leur connexion à Internet au 91. Pierre LESCURE, Mission « Acte II de l’exception culturelle » : Contribution aux politiques culturelles à l’ère numérique, tome 1, mai 2013, p. 486, <http://www. humanite.fr/sites/default/files/pdf/2013/141115067-rapport-lescure-498.pdf>. 78 Les Cahiers de propriété intellectuelle bout de trois avertissements, ce qui avait été critiqué par des associations de défense des libertés sur Internet, les pirates risqueront une amende qui passerait de 1 500 euros à 60 euros, ce qui correspond à un an d’abonnement au service de streaming musical Deezer, suggère Pierre Lescure qui estime que les vertus de la réponse graduée reposent dans sa logique pédagogique et dans la crainte qu’elle inspire : « Après un rappel au règlement, et un premier courriel, près de 90 % des internautes ont arrêté tout téléchargement illégal », souligne-t-il92. En amont, la lutte contre les sites de téléchargement illicites serait aussi accrue par une sensibilisation des hébergeurs et des platesformes publicitaires. Les auteurs du rapport proposent l’adoption d’un code de bonne conduite qui concernerait les hébergeurs, les FSI, les principaux moteurs de recherche, les réseaux sociaux, les opérateurs de carte bancaire et monnaie électronique et les publicitaires qui ne pourraient plus promouvoir les sites qui pratiquent la contrefaçon commerciale. En définitive, afin de préparer la concertation à laquelle invite ce rapport, la ministre de la Culture et de la Communication, Aurélie Filippetti, a créé le 18 septembre dernier une mission93 qui élaborera, pour la musique en ligne (streaming, interactif ou non, et téléchargement), un diagnostic objectif des positions en présence, des usages et des pratiques contractuelles. 2. ROYAUME-UNI Au diapason de la plupart des gouvernements européens, le Royaume-Uni après avoir privilégié dans un premier temps le blocage des sites Internet permettant l’accès à des contenus non autorisés, tente d’instaurer une législation contre le téléchargement non autorisé des œuvres protégées par la propriété intellectuelle. Annoncée en 2009, la Digital Economy Act94, qui veut réguler les médias numériques, met en place un mécanisme à l’anglaise de 92. Alain BEUVE-MÉRY et Clarisse FABRE, « Rapport Lescure : taxer les smartphones pour sauver l’exception culturelle française », Le Monde, 13 mai 2013, <http://www.lemonde.fr/economie/article/2013/05/13/rapport-lescure-taxer-lessmartphones-pour-sauver-l-exception-culturelle-francaise_3176247_3234.html>. 93. Voir le communiqué de presse du 18 septembre 2013 : « Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication, confie une mission à Christian Phéline, suite à la remise du rapport Acte II de l’exception culturelle à l’ère du numérique », <http://www.culturecommunication.gouv.fr/Espace-Presse/ Communiques-de-presse/Aurelie-Filippetti-ministre-de-la-Culture-et-de-la-Com munication-confie-une-mission-a-Christian-Pheline-suite-a-la-remise-du-rapportActe-II-de-l-exception-culturelle-a-l-ere-du-numerique>. 94. Digital Economy Act 2010 (c. 24), 18 avril 2010, disponible à <http://www.legisla tion.gov.uk/ukpga/2010/24/contents>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 79 riposte graduée intégral. De nombreuses mesures techniques sont envisagées en cas de violation des droits d’auteur, dont la possibilité pour les ayants droit, sous le contrôle du régulateur des télécommunications – l’OFCOM – d’obliger les FSI à restreindre ou à couper l’accès à l’Internet des internautes se livrant à des échanges en ligne non autorisés d’œuvres protégées, et ce, malgré la réception d’une lettre d’avertissement. Tout comme en France, cette initiative a suscité une pléthore de critiques, la principale étant la persistance de nombreuses zones d’ombres. Mais, il convient de relever que la législation anglaise contenait déjà un corpus juridique assez étoffé en matière de lutte contre la contrefaçon95. Cependant, même si des moyens légaux existent déjà, le problème n’est pas résolu pour autant à cause de la difficulté pratique de mettre en œuvre ces dispositions ainsi qu’au niveau des preuves à rapporter ou des coûts consécutifs à chaque action96. 2.1 Le contexte du téléchargement illégal et du partage des œuvres protégées au Royaume-Uni Selon une étude de la British Phonographic Industry (BPI), une association interprofessionnelle chargée de défendre les intérêts de l’industrie du disque britannique, plus de sept millions de Britanniques téléchargent illégalement des contenus protégés, et plus d’un jeune sur deux considère que le téléchargement et le partage des œuvres protégées sur Internet n’est pas aussi grave que le vol à l’étalage. La BPI estime que ces infractions représentent environ 230 millions d’euros de pertes à l’industrie du disque pour l’année 200997. L’approche éducative préconisée par le Royaume-Uni dans la lutte contre le piratage informatique, bien que nécessaire au vu de ces statistiques, n’aurait rencontré qu’un succès mitigé : après six mois, British Telecom, qui aurait envoyé chaque semaine environ 95. Voir Copyright, Designs and Patents Act 1988 (c. 48), chapitres II et VI, disponible à <http://www.legislation.gov.uk/ukpga/1988/48/contents>. 96. Véronique DELFORGE, « La « Réponse Graduée » en Europe et à l’étranger : comment venir à bout de la contrefaçon en ligne », dans Le téléchargement d’œuvres sur Internet. Perspectives en droits belge, français, européen et international (Bruxelles, Larcier, 2012), cité par Sandrine HALLEMANS, Étude relative à la lutte contre les atteintes au droit d’auteur sur Internet, op. cit., p. 23. 97. Austin MODINE, « Music Industry Cooks UK Government’s Piracy Stats », The Register, 4 septembre 2009, <http://www.theregister.co.uk/2009/09/04/sabip_ 7m_stat_sponsored_by_bpi/> ; également, Sophie BOUDET-DALBIN, La distribution des films par Internet : enjeux socioculturels, économiques et géopolitiques, thèse de doctorat, Université Panthéon-Assas, 12 décembre 2011, p. 149, <https://docassas.u-paris2.fr/nuxeo/site/esupversions/bd574a95-1a99-456c-a1d820aa8f7c0d6c>. 80 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1 000 lettres à ses abonnés, constaterait un taux de récidive bien supérieur à 20 %. C’est donc sur les conclusions de cette recherche privée, commandée par une organisation favorable à une politique plus répressive envers les internautes accusés de télécharger illégalement du contenu protégé, que le Royaume-Uni souhaitait mettre en place une riposte graduée à la française, ce qui a suscité une vive polémique de la part de divers artistes et de nombreux internautes britanniques opposés à la mise en place d’une quelconque riposte graduée98. Au même moment, à l’autre bout du spectre, des études réaffirmaient de manière constante que les internautes téléchargeurs achetaient aussi légalement de la musique. Il en est ainsi de celle réalisée par Interpret99, une société spécialisée dans l’étude de marchés très précis (divertissement, média et technologie), publiée en juillet 2009. Le sondage effectué par Interpret, contrairement aux sondages habituels, portait sur plus de 64 millions de personnes sondées au Royaume-Uni parmi lesquelles 24 millions (36 %) admettaient avoir récupéré des fichiers musicaux au cours des trois derniers mois ; une personne sur trois serait donc « pirate ». Ceci démontre que les téléchargeurs sont prêts à acheter en ligne. En effet, 9 % des internautes qui s’adonnent au piratage ont également acheté un album complet au cours de la même période, tandis que 16 % ont acheté des titres individuels, alors que 20 %, soit un pirate sur cinq, achetait également de la musique vendue sur des plates-formes légales, comme l’iTunes Store. Également, en novembre 2009, un autre sondage mené par Ipsos Mori interrogeait un millier de citoyens britanniques âgés de 16 à 50 ans et disposant d’un accès à Internet100. Les résultats de l’étude sont très clairs : les internautes qui téléchargent illégalement de la musique, autrement dit les pirates, sont également ceux-là même qui dépensent le plus d’argent pour la musique vendue dans le 98. 99. 100. Au lieu de provenir d’une recherche menée par des universitaires, les chiffres avancés sont tirés d’une étude privée, dont la méthodologie est douteuse, réalisée par une filiale de Forrester Research (Jupiter Research) et commandée par le Strategic Advisory Board for Intellectual Property Policy pour le compte de la British Phonographic Industry (BPI) : voir Austin Modine, « Music Industry Cooks UK Government’s Piracy Stats : “7 million” Brit pirates? Who says? », The Register, 4 septembre 2009, <http://www.theregister.co.uk/2009/09/04/ sabip_7m_stat_sponsored_by_bpi>. Voir le portail d’Interpret, <http://interpretllc.com/index.php>. Rachel SHIELDS, Illegal Downloaders “Spend the Most on Music”, Says Poll: Crackdown on Music Piracy Could Further Harm Ailing Industry, 1er novembre 2009, <http://www.independent.co.uk/news/uk/crime/illegal-downloaders-spendthe-most-on-music-says-poll-1812776.html>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 81 commerce, que ce soit en boutique ou sur les plates-formes légales de téléchargement. Ainsi, l’étude révèle qu’un pirate dépense en moyenne environ 85 euros (77 livres sterling) contre environ 49 euros (44 livres sterling) pour un internaute lambda, soit une différence de 36 euros (33 livres sterling). L’étude a également indiqué qu’une personne sur dix récupère régulièrement de la musique sur les réseaux Peerto-Peer (P2P) ou par n’importe quelle autre méthode. Bien plus, ils utilisent ces technologies comme un mécanisme de découverte. Et si les pirates s’avéraient finalement être paradoxalement les principaux consommateurs de musique ? Ainsi, à l’heure où plusieurs pays cherchent une réponse répressive à la question du téléchargement sur Internet, des observateurs s’accordent pour dire que ces chiffres devraient faire réfléchir davantage la RIAA, la BPI et l’IFPI et les amener à reconsidérer la façon dont ils traitent le problème du « piratage ». Après plus de dix ans de combat dans le vent, peut-être serait-il temps de changer de fusil d’épaule et d’envisager une autre approche, disent-ils. Et si ce n’est pas l’industrie culturelle qui fait cet effort, peut-être est-ce alors aux pouvoirs publics de prendre en compte cette tendance irréversible. C’est dans ce contexte sans doute que, pour faire face à la crise, le Royaume-Uni, à l’instar des gouvernements des principaux pays européens, réfléchit actuellement aux mesures à prendre pour combattre efficacement le partage illégal de fichiers sur Internet. Pour ce faire, il a initié une approche différente de celle française. 2.2 La situation de la gestion des contenus numériques au Royaume-Uni Si l’approche britannique était au départ très différente de l’approche française, il semble bien que par la suite elle s’en soit beaucoup rapprochée. 2.2.1 La riposte graduée abandonnée Après avoir commencé par suivre l’exemple français en adoptant la riposte graduée en juin 2008, le Parlement britannique est revenu sur sa décision. En effet, avant la France, le Royaume-Uni avait d’abord essayé la riposte graduée101. Les six plus gros fournisseurs britanniques d’ac101. Camille GÉVAUDAN, « Avant la France, le Royaume-Uni essaie la riposte graduée », Écrans, 26 juillet 2008, <http://www.ecrans.fr/Les-FAI-anglais-envoientleurs,4721.html>. 82 Les Cahiers de propriété intellectuelle cès à l’Internet (FSI), à savoir British Telecom, Virgin, Orange, Tiscali, BSkyB et Carphone Warehouse (représentant 90 % des connexions nationales), avaient accepté en juillet 2008 de tester le système de riposte graduée sous la pression du gouvernement102, qui les avait menacés en avril de la même année de les y forcer par la loi s’ils ne l’adoptaient pas d’eux-mêmes avant le printemps 2009, et aussi sous la pression des lobbies musicaux et cinématographiques, qui leur prêtent une responsabilité dans le développement du téléchargement illégal par leurs offres haut débit103. Manifestement, les FSI et les « majors » n’étaient pas vraiment d’accord sur la façon de traiter les millions d’internautes britanniques utilisateurs de logiciels P2P, responsables, selon ces derniers, de leur faire perdre de l’argent. Si les maisons de disque voulaient une riposte graduée pure et dure, les FSI a contrario pensaient qu’une mise en avant d’offres légales et qu’une plus grande sensibilisation auprès du grand public devaient résoudre ce problème épineux. British Telecom, le principal FSI, a d’ailleurs déclaré qu’il espérait réellement qu’il soit possible de trouver une solution à l’amiable, sans aller jusqu’à l’adoption d’une nouvelle loi. À l’évidence, les principaux FSI du Royaume-Uni ont donc reconnu qu’ils avaient un rôle à jouer dans le contrôle des partages illégaux sur leurs réseaux. C’est pourquoi, ils ont signé en juillet 2008 un accord (Memorandum of Understanding)104 avec l’industrie de la musique en vertu duquel ils s’engagent à collaborer à la lutte contre le piratage. Cet accord prévoyait que les FSI étaient responsables d’envoyer des avis de conformité aux internautes qui accomplissaient des actes illicites au regard de contenus protégés par la propriété intellectuelle. Sous cet aspect, la solution britannique présente certaines similitudes avec le projet français « Création et Internet » ou encore avec les décisions de 2008 de tribunaux belges. La tendance visait manifestement à responsabiliser progressivement les FAI quant aux contenus qui circulent sur leurs réseaux. Le Memorandum évoquait d’ailleurs le devoir des maisons de disques de proposer des alternatives attirantes : « Les ayants droit doivent considérer sérieusement un accès plus flexible des consommateurs aux contenus ». À cet égard, 102. 103. 104. BERR – Consultation document on legislative options to address illicit P2P file-sharing, <http://www.berr.gov.uk/consultations/page47141.html>. Bulletin des nouvelles de Music Tank, organisme lié à l’Université de Westminster, The Filesharing Conundrum: Seconds Out, Round Two..., août 2008, <http:// www.musictank.co.uk/newsletters/august>. Department for Business, Enterprise and Regulatory Reform: Consultation document on legislative options to address illicit P2P file-sharing, juillet 2008, p. 66, <http://www.berr.gov.uk/files/file47139.pdf>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 83 le Mémorandum semblait soulever la question d’une solution mixte favorisant à la fois, d’une part, le développement de réseaux numériques commerciaux privés et, d’autre part, un Internet collaboratif permettant aux consommateurs d’effectuer certains échanges. Le ministre britannique de la Culture, Andy Burnham105, a toutefois fait marche arrière et il a exclu la mise en place d’un système « three strikes and you’re out » (« trois avertissements et on coupe ») devant les nombreuses contestations qui ont entouré cette proposition. Allant dans le même sens, le ministre britannique chargé de la propriété intellectuelle, David Lammy, a également déclaré que le gouvernement avait définitivement écarté la voie législative pour forcer les FSI à couper la connexion de leurs abonnés soupçonnés de téléchargement illégal106. Dans une entrevue au Times107, il a expliqué qu’il lui semblait disproportionné de sanctionner ainsi les internautes. La raison de ce recul serait tout simplement juridique. D’après David Lammy, une déconnexion forcée impliquait des questions juridiques extrêmement complexes. Indiquant qu’un système alternatif était en cours d’élaboration et qu’il serait présenté à l’automne 2009, il a notamment souligné que le Royaume-Uni avait d’ores et déjà pris des mesures pour lutter contre le piratage informatique. Il faisait ainsi référence à l’accord (Memorandum) signé entre les principaux FSI britanniques et l’industrie de la musique. Dans le cadre de l’application de cet accord, les FSI avaient commencé à envoyer des lettres à leurs abonnés suspectés de téléchargement ou de partage illégal (à un rythme de 1 000 courriers par semaine). Les FSI ne surveillent pas eux-mêmes les réseaux, mais ils s’appuient sur les constats d’infraction faits par les ayants droit afin d’établir la liste des destinataires ; ceux-ci relèvent leurs adresses IP et les transmettent aux FSI qui, à leur tour, établissent le lien entre les adresses IP transmises et les abonnés auxquels elles correspondent et ils expédient alors des lettres à leurs abonnés au nom de la BPI (Bri105. 106. 107. « The Government will not hesitate to introduce legislation if internet companies do not crack down on illegal music downloading », de mettre en garde le secrétaire à la Culture, The Telegraph, 17 juin 2008, <http://www.telegraph.co.uk/ news/newstopics/politics/labour/2146317/Andy-Burnham-Internet-companiesmust-crack-down-on-piracy.html>. « The UK’s Intellectual Property minister David Lammy has said the government will not force internet service providers to pursue file sharers », BBC News, janvier 2009, <http://news.bbc.co.uk/2/hi/technology/7854494.stm>. Patrick FOSTER, « Music Pirates Will Not Be Disconnected From the Internet », The Times, 26 janvier 2009, <http://entertainment.timesonline.co.uk/tol/ arts_and_entertainment/music/article5586761.ece>. 84 Les Cahiers de propriété intellectuelle tish Phonographic Industry). Les courriers ainsi expédiés ont avant tout pour objectif « d’éduquer » leurs destinataires ; ils comportaient un rappel de la législation sur les droits d’auteur et de l’existence d’offres de téléchargement légal. Rappelons que le Memorandum évoquait d’ailleurs le devoir des maisons de disques de proposer des alternatives attirantes : « Les ayants droit doivent considérer sérieusement un accès plus flexible des consommateurs aux contenus ». Les courriers contiennent également des informations sur l’importance pour l’internaute de sécuriser sa connexion à l’Internet, notamment pour les connexions sans fil, sur des liens vers des offres légales ou encore sur des informations concernant les risques engendrés par le téléchargement illégal (spyware, virus). Ils permettent aussi de prévenir les abonnés suspectés de télécharger illégalement des œuvres protégées qu’ils pourraient faire l’objet de poursuites judiciaires lancées en cas de récidive. À cette phase de test, prévue pour trois mois, devrait succéder une étape de sanctions techniques pour les abonnés récalcitrants. Les options envisagées comprenaient un filtrage des réseaux afin d’empêcher l’usage des techniques de P2P et des restrictions de bande passante pour les plus gros téléchargeurs, mais aucune coupure de service. 2.2.2 Le Royaume-Uni numérique pour les prochaines années Le gouvernement britannique ne souhaite donc pas légiférer sur une sanction massive et il préfère faciliter en pratique le travail des ayants droit en proposant d’obliger les FSI à mettre à leur disposition les détails personnels des récidivistes. Mais le gouvernement veut aller plus loin. Ainsi, le ministre britannique des Communications, Lord Carter, évoquait dans son rapport préliminaire « Digital Britain » rendu public le 29 janvier 2009, la possibilité de créer une agence des droits numériques (Digital Rights Agency) qui jouerait le rôle d’arbitre entre les internautes, les ayants droit et les FSI. Un second rapport, intitulé « Copyright in a digital world: What role for a Digital Rights Agency », publié le 13 mars 2009 par le Department for Innovation, Universities and Skills (DIUS), le Department for Business, Enterprise and Regulatory Reform (BERR) et le Department for Culture, Media and Sport (DCMS), précisait l’idée formulée par Lord Carter tout en la développant. Le Rapport « Digital Britain », rendu public en juin 2009 sous sa forme définitive, trace les grandes lignes du RoyaumeUni numérique pour les prochaines années. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 85 2.2.2.1 Le rôle de l’Agence des droits numériques Le rôle de l’Agence des droits numériques est (1) d’informer, de sensibiliser et d’éduquer et (2) d’encourager l’innovation en facilitant la création de nouveaux moyens d’accéder aux contenus protégés : 2.2.2.1.1 Informer, sensibiliser et éduquer les consommateurs afin de changer leur comportement Le gouvernement britannique est convaincu que l’information et l’éducation de ses citoyens est la première action à entreprendre pour mener un combat efficace contre le téléchargement illégal. Par conséquent, l’Agence regroupant les différents acteurs de l’industrie créative pourrait leur permettre d’unifier et de coordonner leurs campagnes de sensibilisation et, donc, leur permettre de livrer un message plus fort aux citoyens britanniques, au lieu de campagnes sporadiques de sensibilisation par les différents acteurs chacun de leur côté, comme on l’a fait pour la campagne « You Make the Movies » de l’industrie du cinéma108. 2.2.2.1.2 Encourager l’innovation en facilitant la création de nouveaux moyens d’accéder aux contenus protégés • Étant donné que la complexité actuelle dans la négociation des droits est une entrave indéniable à la création d’offres légales, l’Agence constituerait un espace neutre de négociation permettant aux détenteurs de droits et aux personnes souhaitant les acquérir pour les exploiter légalement de se rencontrer. • L’Agence fournirait une aide aux entreprises souhaitant monter des offres légales et innovantes dans le domaine. • Elle pourrait « labelliser » les offres légales afin de les distinguer clairement des offres illégales. Ce label permettrait notamment de protéger les citoyens britanniques contre les méfaits du téléchargement illégal, parfois synonyme de virus ou de spyware. • Les membres de l’Agence, FSI et ayants droit, devront se conformer à un code de bonnes pratiques qui établira quand et comment déclencher les actions prises contre les internautes. L’Agence ne disposant d’aucun pouvoir de régulation, le code 108. Portail de la campagne de l’industrie du cinéma britannique, <http://www. youmakethemovies.co.uk>. 86 Les Cahiers de propriété intellectuelle de bonnes pratiques devra être approuvé par l’OFCOM (the Office of Communications) avant d’entrer en vigueur. • Un internaute suspecté d’utiliser les réseaux de téléchargement illégal pourrait ne pas être responsable pour de nombreuses raisons dont l’usurpation d’adresse IP (IP spoofing) et l’utilisation de la connexion à l’Internet par un autre individu (piratage d’une connexion sans fil). L’Agence jouerait le rôle d’intermédiaire des internautes souhaitant contester une lettre d’avertissement ou une mesure de limitation technique de sa ligne. 2.2.2.2 Composition et financement de l’Agence Sans obligation d’adhésion, l’Agence se composerait d’acteurs de l’industrie créative et des FSI souhaitant en faire partie. Son financement serait assuré par les différents acteurs de l’industrie créative et les coûts dépendraient des missions qui lui seraient confiées. Elle pourrait être composée d’une dizaine de membres et chargée d’établir un code de bonnes pratiques pour ses membres, approuvé par l’OFCOM (l’Autorité britannique de régulation des télécoms, une sorte de CRTC canadien), en plus de faire respecter ce code. Elle jouerait également un rôle de facilitateur dans la négociation des droits d’auteur. 2.2.2.3 La législation proposée La future législation imposerait de nouvelles obligations aux FSI : Une obligation « d’avertissement » : les internautes téléchargeant illégalement des contenus protégés continueraient d’être avertis par courrier comme c’est le cas aujourd’hui. Les ayants droit continueraient également de collecter des adresses IP sur les réseaux de téléchargement illégal qu’ils transmettraient ensuite aux FSI qui se chargeraient de contacter les abonnés auxquels ces adresses IP correspondent pour les avertir du délit duquel ils sont suspectés. Cette première mesure devant permettre de lutter efficacement contre les utilisateurs occasionnels des réseaux de téléchargement illégal est manifestement contredite dans les faits, car les premiers résultats constatés lors de sondages donnent un taux de récidive supérieur à 20 %. Par ailleurs, les courriers envoyés contiendraient toujours les mêmes informations : conseils pour sécuriser sa connexion Internet ; informations sur les offres légales et liens pour y accéder ; renseignements sur les droits d’auteur et leur importance pour l’industrie créative. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 87 Le cas des récidivistes : les FSI devront conserver les données relatives aux avertissements expédiés à leurs abonnés afin de pouvoir déterminer à tout moment quels sont les internautes multirécidivistes. En pratique, les FSI alerteraient les détenteurs de droits lorsque ceux-ci leur feraient parvenir une demande d’avertissement concernant un cas important de multi-récidive. Les détenteurs de droits pourraient alors faire une demande auprès d’un tribunal afin d’obtenir du FSI les informations personnelles de l’abonné pour engager une procédure judiciaire. Quant aux mesures à prendre contre les récidivistes avant de les poursuivre devant les tribunaux, deux scénarios sont envisageables : en cas de consensus avec l’industrie, la législation pourrait énumérer un ensemble de mesures possibles (blocage de protocoles, limitation de la bande passante), mais laisser l’Agence des droits numériques, sous réserve de validation de l’OFCOM, décider du moment et de la façon touchant l’application de ces mesures. Ce scénario plus souple permettrait à l’industrie de s’adapter plus rapidement aux changements de comportement des pirates et aux évolutions technologiques. En cas de résistance de l’industrie, la législation spécifiera clairement les actions à entreprendre, ainsi que les modalités de mises en place de ces actions. 2.2.3 Où en sommes-nous ? Le seul moyen dont disposent aujourd’hui les détenteurs de droits pour tracer l’activité illégale des internautes sur les réseaux P2P est de relever les adresses IP des machines connectées aux réseaux de partage illégaux et de les transmettre aux FSI. Cette opération de supervision des réseaux de partage et de collecte d’adresses IP est généralement déléguée à des entreprises privées qui mettent en place des solutions automatisées pour collecter les adresses IP. Ces sociétés ne mettent cependant pas systématiquement en œuvre les moyens les plus appropriés pour établir la culpabilité des internautes auxquels correspondent les adresses IP relevées. C’est pourquoi le Rapport Digital Britain a été largement critiqué par les principaux intéressés dont les acteurs de l’industrie créative, plus particulièrement les acteurs de l’industrie du disque. Ces derniers se demandaient comment les lettres seules parviendraient à atteindre l’objectif que s’était fixé le gouvernement de réduire de manière significative le téléchargement illégal, alors que des études démontraient que les personnes téléchargeant illégalement ne changeraient leur attitude que si elles savaient que les lettres envoyées n’étaient que la première étape de la procédure et que d’autres actions seraient prises par les FSI. Selon eux, seules des mesures proportionnées prises par les FSI seraient plus efficaces). Les critiques ont aussi émané des 88 Les Cahiers de propriété intellectuelle FSI et des associations de protection des droits des consommateurs, ceux-ci s’inquiétant du fait que les sanctions prévues à l’encontre des internautes ne visaient qu’à les criminaliser inutilement. On sait également que les actions entreprises par les détenteurs de droits n’ont jamais abouti à une baisse du téléchargement illégal, mais qu’elles ont favorisé l’apparition de nouvelles méthodes de piratage : nouveaux réseaux, nouveaux protocoles, etc. Quelles que soient les méthodes de détection utilisées par les sociétés aujourd’hui, il existe d’ores et déjà des moyens de les contourner avec plus ou moins d’efficacité, d’autant plus que les réseaux P2P « anonymes » semblent être la solution privilégiée par les pirates soucieux de continuer de télécharger illégalement sans être inquiétés. Les récentes évolutions législatives sont saluées par les ayants droit et les industries culturelles, mais condamnées par les milieux culturels et le web britannique. Le Premier ministre Gordon Brown s’appuyait résolument sur le Rapport Digital Britain pour fixer le cap du développement numérique en Grande-Bretagne en 2012, mais avec l’ampleur du phénomène des téléchargements illégaux sur Internet, le gouvernement a donné une nouvelle orientation au Digital Britain qui, manifestement, forcerait les FSI à prendre des mesures draconiennes contre les abonnés les plus actifs sur les réseaux P2P, tout en recommandant à nouveau le principe de la suspension de l’accès Internet et en proposant de partager les coûts de la traque des pirates entre les ayants droit et les FSI. Si, à l’origine, le régulateur des communications du Royaume-Uni, l’OFCOM, avait jusqu’à 2012 pour examiner si des mesures techniques étaient nécessaires pour attraper les pirates, il semblerait que les autorités aient jugé ce délai beaucoup trop long. Selon les estimations, environ sept millions d’internautes au Royaume-Uni se livreraient au piratage des œuvres protégées sur Internet. C’est dans ce contexte que le secrétaire d’État au Commerce et à l’Innovation, Lord Mandelson, a déposé le 29 octobre 2009 un amendement qui, selon lui, devrait permettre au Royaume-Uni de restreindre l’accès à l’Internet des personnes qui persisteraient à télécharger ou à partager illégalement des fichiers, et ce, de manière à assurer l’essor des industries britanniques de la création culturelle. Ce projet de loi destiné à lutter contre les téléchargements illicites prévoit, dans les situations les plus extrêmes, de supprimer temporairement l’accès à l’Internet aux utilisateurs, de bloquer les sites de téléchargement et de réduire la vitesse des bandes passantes. Ces mesures devaient être introduites dans le projet de loi Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 89 sur l’économie numérique (Digital Economy Bill) que le ministre a déposé le 20 novembre 2009 à la Chambre des Lords. Ce projet de loi autoriserait le Secrétariat d’État à effectuer n’importe quelle modification aux droits de propriété intellectuelle (droits d’auteur, marques, brevets, etc.) par la simple voie réglementaire, sans le contrôle du Parlement. Il pourrait notamment créer de nouvelles peines, telles des peines d’emprisonnement en cas de partage de fichiers, ou mettre en place la riposte graduée sans débat. De même, il pourrait concéder des prérogatives d’investigation aux ayants droit qui auraient, par exemple, la possibilité d’exiger des FSI, des bibliothèques, des entreprises ou des écoles, qu’ils livrent les informations personnelles sur les utilisateurs de leur accès Internet, ou qu’ils bloquent l’accès à certains sites ou protocoles. Ces pouvoirs pourraient être étendus, voire transformés en « devoirs », à l’égard de tout intermédiaire qui faciliterait, volontairement ou non, des infractions au droit d’auteur. Cette loi devait entrer en vigueur en avril 2010 en instaurant une phase transitoire d’un an pendant laquelle les FSI et l’OFCOM devront traquer le téléchargement illégal et envoyer des avertissements aux contrevenants. Si, au terme de cette année, la fraude n’a pas diminué d’au moins 70 %, des mesures de riposte graduée seront alors mises en place. La coupure de la connexion Internet sera, comme en France, l’ultime mesure de rétorsion. C’est dire que le débat sur les moyens de lutter contre le partage illégal de fichiers fait rage depuis 2007 au Royaume-Uni, les ayants droit exigeant l’intervention des FSI. Mais ceux-ci, à travers leur association ISPA (Internet Service Providers’ Association) ont exprimé leur déception par la proposition de forcer les FSI de suspendre les lignes des utilisateurs. Les principaux FSI, à savoir BT et Carphone Warehouse, refusent d’endosser ce rôle de policier du Web ou de faire respecter l’ordre public. Leur rôle ne devrait se limiter, selon eux, qu’à des considérations techniques, à moins d’une décision judiciaire. Du côté de la British Phonographic Industry (BPI), chargée de défendre les intérêts de l’industrie britannique du disque, l’évolution du Digital Britain a été accueillie avec un certain enthousiasme. « Le piratage numérique est un problème sérieux et une vraie menace pour les industries créatives britanniques a déclaré la BPI dans un communiqué : La solution au problème du piratage doit être effective, proportionnée et dissuasive »109. 109. Traduction proposé par Julien LAUSSON, « Un amendement propose de couper la connexion aux pirates britanniques les plus actifs », Numerama, 25 août 90 Les Cahiers de propriété intellectuelle Les citoyens britanniques ont notamment été invités à se prononcer sur ce projet grâce à une consultation publique réalisée entre juin et septembre 2009110. Mais, déjà une pétition contre le projet de loi était déposée sur le site officiel du Premier ministre111 réclamant « l’abandon » du projet visant à interdire l’accès à Internet à tous ceux qui partageraient illégalement des fichiers sur des logiciels P2P. Ce à quoi l’Exécutif anglais a répondu : « Nous ne résilierons pas les comptes des contrevenants, après avoir pris soin de vanter les avantages des nouvelles technologies dans un préambule. Nous avons ajouté la suspension [de connexion] à la liste des mesures techniques qui pourraient être envisagées si les notifications et l’action en justice ne se révélaient pas aussi efficaces que souhaité dans la lutte contre le partage illégal de fichiers »112, poursuit le bureau du Premier ministre Gordon Brown. On fait ainsi passer la pilule de la possible suspension de connexion à grands coups de conditionnels. Suspension qui vient d’ailleurs remplacer la plus explicite déconnexion, terminologie désormais introuvable dans les communiqués officiels. À ce titre, une commission parlementaire, le Joint Committee on Human Rights (JCHR), a d’ailleurs demandé, au début du mois de février 2010, dans un rapport plus de détails sur la durée de la suspension temporaire envisagée en dernier recours, ainsi que sur les preuves sur lesquelles s’appuieront les mesures restrictives. Par ailleurs, un nouveau sondage réalisé en 2010 par l’organisation à but non lucratif Open Rights Group, montre que près de 70 % de la population britannique est farouchement opposée au principe de la déconnexion et qu’elle rejette la riposte graduée113. D’après ce sondage114, les Britanniques réclament l’implication de l’appareil judiciaire et ils défendent l’idée qu’une personne accusée 110. 111. 112. 113. 114. 2009, <http://www.numerama.com/magazine/13743-un-amendement-proposede-couper-la-connexion-aux-pirates-britanniques-les-plus-actifs.html>. Department for Business, Innovation & Skills, Government statement on the proposed p2p file-sharing legislation, <http://www.berr.gov.uk/files/file52658. pdf>. Site officiel du Bureau du Premier ministre : Petition the Prime Minister to abolish the proposed law that will see alleged illegal filesharers disconnected from their broadband connections, without a fair trial, <http://petitions.number10. gov.uk/dontdisconnectus>. Traduction proposée par Andréa FRADIN, « Riposte graduée : le gouvernement britannique sort les pincettes », Écrans, 24 février 2010, <http://www.ecrans.fr/ Riposte-graduee-le-gouvernement,9269.html>. OPEN RIGHTS GROUP, Disconnection: 70 % say no. Ask your MP (Membre du Parlement) to support us, <http://www.openrightsgroup.org/assets/files/pdfs/ p2p-briefing-print.pdf>. OPEN RIGHTS GROUP, Consultation on legislation to address illicit peer-to-peer (P2P) file-sharing, <http://www.openrightsgroup.org/ourwork/reports/consul Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 91 d’enfreindre le droit d’auteur ne devrait pas voir ses droits réduits. En ce qui concerne la mesure en elle-même, près de sept personnes sur dix s’opposent à un système de sanctions qui mettrait en touche l’appareil judiciaire et le droit à avoir un procès équitable. De l’autre côté, 16 % des répondants soutiennent le principe de la suspension de la ligne d’un abonné si plusieurs accusations ont été colligées par le FSI. Une petite minorité radicale des répondants (7 %) ont révélé qu’ils pencheraient plutôt vers un mouvement politique qui irait justement dans le sens de la riposte graduée. 2.2.4 Développements récents Comme on le constate, après avoir privilégié dans un premier temps le blocage des sites Internet qui permettent de télécharger illégalement des contenus protégés sur les réseaux P2P, les autorités britanniques se sont orientées vers un système de réponse graduée intégral115. À cet égard, le gouvernement britannique avait d’ailleurs confirmé, au cours de l’été 2011, son intention de mettre en œuvre le dispositif exposé dans la Loi sur l’économie numérique (UK Digital Economy Act 2010) à compter de 2013 ; le Royaume-Uni envisageait l’envoi d’un courriel à titre de première étape. Cette décision reprend les dix recommandations du professeur Hargreaves énoncées dans son rapport sur la propriété intellectuelle116. En décembre 2012, John Vince Cable, Secrétaire d’État aux Affaires, à l’Innovation et au Savoir-faire du gouvernement de David Cameron, a proposé à son tour une série de mesures pour renforcer la propriété intellectuelle. Il a également évoqué la mise en œuvre de vastes campagnes d’information à destination des jeunes, plus enclins à s’approprier illégalement des contenus protégés. Ces propositions devraient entrer en vigueur au cours de l’année 2013117. 115. 116. 117. tation-on-p2p-file-sharing> ; également Consultation on Legislative Options to Address Illicit PeertoPeer (p2p) Filesharing – Response of the Open Rights Group, <http://www.openrightsgroup.org/uploads/081030_berr_p2p.pdf>. Barry SOOKMAN, Graduated Response Mapped out in UK Digital Economy Bill, 22 novembre 2009, <http://www.barrysookman.com/2009/11/22/graduated-res ponse-mapped-out-in-uk-digital-economy-bill>. Ian HARGREAVES, Digital Opportunity: A Review of Intellectual Property and Growth, 20 mai 2011, p. 130, <http://www.ipo.gov.uk/ipreview-finalreport.pdf>. Voir également Barry SOOKMAN, UK Moving Ahead With Graduated Response After Hargreaves Review of IP, 10 août 2011, <http://www.barrysookman. com/2011/08/10/uk-moving-ahead-with-graduated-response-after-hargreavesreview-of-ip>. Modernising Copyright: A Modern, Robust and Flexible Framework – Government Response to Consultation on Copyright Exceptions and Clarifying Copyright Law, décembre 2012, <http://www.ipo.gov.uk/response-2011-copyright-final.pdf>. 92 Les Cahiers de propriété intellectuelle Sur le plan judiciaire, les deux plus grands FSI du RoyaumeUni (British Telecom et Talk Talk) ont demandé en novembre 2010 à la Haute Cour de justice de réexaminer le Digital Economy Act 2010 pour en vérifier la légalité118. Après avoir perdu en première instance, les FSI ont été déboutés en appel le 6 mars 2012, la cour ayant validé le système du mécanisme de la riposte graduée instauré par la Digital Economy Act 2010 en l’estimant proportionné. Manifestement, les FSI britanniques pourront désormais, à la demande des ayants droit, envoyer des lettres d’avertissements à leurs clients soupçonnés d’avoir téléchargé illégalement des contenus protégés. Toutefois, les opérateurs disposent encore d’une carte dans leurs mains puisqu’ils peuvent encore saisir la Cour suprême britannique en vue de faire entendre leurs arguments119. Par ailleurs, la Haute Cour de justice a rendu, le 30 avril 2012, une injonction à l’encontre des cinq principaux FSI britanniques (British Sky Broadcasting Limited, Everything Everywhere Limited, TalkTalk Telecommunications Group PLC, Telefonica UK Limited (O2) et Virgin Media Limited) afin qu’ils empêchent les internautes d’accéder à la plate-forme de téléchargement The Pirate Bay qui intègre des moteurs de recherche120. Cette injonction s’appuyait sur le fondement de l’article 97A de la Copyright, Designs and Patents Act qui prévoit que la Haute cour « aura le pouvoir d’ordonner une injonction à l’encontre d’un FSI, lorsque ce FSI a une réelle connaissance du fait qu’une autre personne utilise ses services pour enfreindre des droits d’auteur ». Cette action judiciaire s’inscrit dans le cadre de la lutte contre le téléchargement non autorisé des contenus protégés par l’implication des prestataires Internet, intermédiaires entre les internautes et les sites de téléchargement illégaux. Il faut également noter que, conformément à l’article 124L de la Digital Economy Act 2010, des sanctions peuvent être prises à 118. 119. 120. Julien LAUSSON, « La loi HADOPI britannique réexaminée par la Haute Cour », Numerama, 12 novembre 2010, <http://www.numerama.com/magazine/17311la-loi-HADOPI-britannique-reexaminee-par-lahaute-cour.html>. Olivier ROBILLART, « La Justice britannique s’apprête à autoriser la riposte graduée », Clubic Pro, <http://pro.clubic.com/legislation-loi-internet/telechargement-illegal/actualite-480272-justice-britannique-apprete-autoriser-ripostegraduee.html>. Anne-Katel MARTINEAU, « Lutte contre le piratage des œuvres musicales au Royaume-Uni : l’interdiction d’accéder à “The Pirate Bay” », Avocats.fr, 23 mai 2012, <http://avocats.fr/space/anne-katel.martineau/content/lutte-contre-lepiratage-des-oeuvres-musicales-au-royaume-uni---l-interdiction-d-acceder-a-the-pirate-bay-_341F34A1-4201-4BD7-9D62-9DCAFECEDCEB>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 93 l’encontre des FSI s’ils ne respectent pas leurs obligations d’imposer des mesures techniques aux abonnés, ou à l’encontre des fournisseurs et des ayants droit s’ils ne collaborent pas avec l’OFCOM. 3. BELGIQUE 3.1 Le contexte du téléchargement illégal et du partage des œuvres protégées en Belgique La question du téléchargement est devenue un véritable phénomène de société en Belgique. Comme partout ailleurs, l’internaute télécharge tout et partout sur son ordinateur, son baladeur numérique, son téléphone mobile. Les derniers films sortis au cinéma (ou bien souvent de plus en plus, encore diffusés en salle), les derniers albums musicaux, les livres récents ; tout est rendu de plus en plus rapidement disponible sur la toile. Les secteurs du livre, de la musique, du film ou du jeu vidéo ont rapidement pris la mesure de la révolution que leur impose Internet. Si le téléchargement est en soi un outil de développement culturel, le téléchargement illégal, lui, est une véritable menace pour la création culturelle. Ainsi, on assiste actuellement à un gigantesque vol généralisé et organisé. La pratique du téléchargement à travers des offres illégales de contenu est à ce point confortablement installée que les internautes n’ont même pas l’impression de porter atteinte aux droits d’auteur. Le téléchargement illégal s’effectue beaucoup aujourd’hui sur des réseaux P2P et le comportement du consommateur est guidé par l’argument que la gratuité de la culture répondrait à une demande sociale. Ainsi, l’achat d’un CD ou d’un DVD paraît complètement absurde quand l’Internet vous propose le même contenu sans aucun frais. La menace est non seulement culturelle, mais aussi économique. Une étude a récemment démontré l’importance économique des droits d’auteur et des droits voisins en Belgique. Il s’agit de secteurs d’activités sur lesquels le droit d’auteur et les droits voisins ont une importance capitale. Celle-ci a révélé que ce secteur emploie en 2008 92 286 (ETP) auprès de 9 138 employeurs, ce qui représente respectivement 3,25 % des travailleurs et 4,07 % des employeurs à l’échelle nationale. Cela équivaut à 2,9 % du PIB. Près de 100 000 personnes vivent donc du droit d’auteur à travers la création, l’édition, la production et la distribution de films, de livres, de journaux, d’œuvres musicales, de programmes télévisés et vidéos. Le secteur a également investi plus de 1,2 milliard d’euros, ce qui équivaut à 2,9 % de l’ensemble des investissements en Belgique. La contribution économique de ce secteur est donc jugée très importante. 94 Les Cahiers de propriété intellectuelle Selon un rapport récent de la Fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI), 95 % du marché de la musique numérique est illégal121. Une étude de marché belge démontre également que la Belgique et les artistes belges souffrent des téléchargements illégaux : les résultats permettent de constater que pour un album téléchargé légalement, cinq sont téléchargés illégalement. La même constatation vaut également pour des films, des livres, des albums de bande dessinée et des magazines. L’industrie de la musique, par exemple, traverse une crise économique sans commune mesure en Belgique depuis près de dix ans : le chiffre d’affaires des ventes de musique a en effet baissé de près de 40 %. Au cours de la période 2000-2008, une baisse de 46 % a été enregistrée uniquement pour le marché physique des albums et des singles (passant de 175 millions d’euros en 2000 à 94,5 millions d’euros en 2008), et ce, malgré l’extension de l’offre par les DVD musicaux (dont la vente a également diminué de plus de 60 % depuis 2004). Cette baisse des chiffres de vente des supports audio CD et DVD a quelque peu été atténuée, bien qu’insuffisamment, par la vente de musique par voie électronique (à des prix plus bas, mais aussi à des marges inférieures), dont le chiffre d’affaires est passé de trois millions d’euros en 2005 à 11 millions d’euros en 2008. Quoi qu’il en soit, si on ajoute au « marché physique » le chiffre d’affaires du marché numérique, l’industrie du disque subit une perte de 39 % (de 175 millions d’euros en 2000 à 106 millions d’euros en 2008). Les raisons de cette forte diminution peuvent être résumées comme suit : • une combinaison de la convergence du format mp3 numérique, le développement du matériel informatique (bon marché) pour le grand public avec une capacité de stockage qui augmente sans cesse et la venue de l’Internet à large bande ont permis l’apparition de systèmes ayant pour but l’échange gratuit et illégal de fichiers de musique (P2P) ; • le piratage professionnel ou amateur à échelle commerciale de CD et de DVD ; • des marges de plus en plus réduites sur les CD et les DVD dont le prix de vente en magasin est grugé par le taux de TVA à 21 %, la nécessité de dépenses en marketing toujours plus élevées en raison d’une concurrence accrue dans ou avec l’in121. IFPI, Digital Music Report 2009: New Business Models for a Changing Environment, janvier 2009, <http://www.ifpi.org/content/library/DMR2009-real.pdf>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 95 dustrie des loisirs et de la communication (DVD, jeux, logiciels, téléphonie mobile, etc.) et le partage des revenus de la vente avec les sociétés de médias, de distribution et de télécommunications dans le cadre du développement de nouveaux modèles d’exploitation. Cette baisse des ventes a eu un effet direct et immédiat sur les revenus des artistes et des auteurs, étant donné qu’une partie de ces revenus provient de la vente de supports (redevances sur la reproduction mécanique). Les revenus des auteurs de musique ont ainsi baissé de 40 % depuis 2002, passant de 21,8 millions d’euros à 13,2 millions d’euros122. C’est dire que l’offre non autorisée de contenus culturels sur Internet et le téléchargement qui en est fait n’ont pas que des répercussions sur l’économie de la création au sens strict, à savoir au niveau des auteurs, des artistes, des éditeurs ou d’autres producteurs. En effet, lorsque la société belge SONICA, propriétaire de 61 magasins qui vendent des CD, DVD et jeux vidéo a fait faillite récemment, elle a entraîné dans son sillage une perte d’emploi pour plus de 400 personnes en Belgique. Une étude relative au comportement de téléchargement, réalisée en automne 2009 par Karel De Grote Hogeschool (Anvers) auprès de plus de 1 100 étudiants dans différentes universités et hautes écoles belges, fait ressortir les constats suivants : • chaque étudiant télécharge annuellement 1 332 chansons, 108 films et 11 jeux vidéo sur l’Internet ; • un sur dix répondants ne sait pas s’il télécharge de la musique (11 %), des films (10 %) ou des jeux (11 %) d’une source légale ou illégale ; • seulement 25 % des répondants téléchargent de la musique d’une source légale, 11 % pour les films et 27 % pour les jeux vidéo ; • seulement un sur trois répondants est prêt à payer pour télécharger de la musique, des films, des séries TV et des jeux vidéo ; • 50 % des répondants arrêteraient de télécharger illégalement s’il y avait un risque réel d’amendes et 35 % le feraient si le téléchargement illégal était contrôlé. 122. Chiffres tirés du Rapport annuel 2008 – Société Belge des auteurs, compositeurs et éditeurs (SABAM), <http://www.sabam.be/website/data/Rapports_ annuels/2008_FR.pdf>. 96 Les Cahiers de propriété intellectuelle Pour le gouvernement belge, ces chiffres démontrent qu’il est aujourd’hui vital pour le secteur d’adapter la législation au développement du monde numérique, car les conséquences culturelles et économiques sont telles qu’on ne peut rester inactif face à ce qu’il qualifie de véritable « hémorragie » des œuvres sur Internet. Il faudrait donc trouver un équilibre entre le développement de la création culturelle et le respect des libertés individuelles. 3.2 Des initiatives belges pour lutter contre l’offre et l’échange illicite sur Internet En Belgique, bien que les autorités étatiques ne se soient pas encore positionnées sur la lutte contre le piratage en ligne, attendant une décision ferme des instances européennes, elles ont toutefois déjà mené des initiatives juridiques, politiques et commerciales. 3.2.1 La voie juridique Si, dans l’état actuel des choses, il n’existe pas de législation spécifique organisant la lutte contre les téléchargements illégaux, ce statut quo n’a cependant pas empêché un juge d’ordonner à un FSI qu’il bloque les sites de téléchargement illégaux, ni la mise en place, dans la pratique, de mécanismes visant à endiguer le piratage en ligne. Certains textes portent cependant sur cette problématique, à savoir : la Loi du 30 juin 1994 relative au droit d’auteur et aux droits voisins, qui punit le délit de contrefaçon et les personnes qui contournent les mesures techniques de protection des droits ; la Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 dite Directive sur le commerce électronique, qui édicte des limitations de responsabilités des FSI ; la Loi du 11 mars 2003 sur certains aspects juridiques des services de la société de l’information, qui transpose la directive européenne relative au commerce électronique et qui impose au FSI, lorsqu’il a une connaissance effective d’une activité d’hébergement ou d’une information de téléchargement illicite, de la communiquer au Procureur du Roi ; la Loi du 9 mai 2007 relative aux aspects civils de la protection des droits de la propriété intellectuelle et la Loi du 10 mai 2007 relative aux aspects de droit judiciaire de la protection des droits de propriété intellectuelle123. Par ailleurs, des directives européennes ont été transposées en droit belge. D’une part, la Directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au respect des droits 123. Voir Chambre des Représentants de Belgique, DOC 51 2943/001 et DOC 51 2944/001, <http://www.lachambre.be/doc/flwb/pdf/51/2944/51k2944001.pdf>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 97 de propriété intellectuelle, qui est une transposition en droit européen de l’accord ADPIC (Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) de l’OMC et qui a pour objet de donner des armes juridiques efficaces aux titulaires de droits de propriété intellectuelle pour mieux lutter contre les atteintes à leurs droits. D’autre part, la Directive 2001/29/CE du 22 mai 2001 relative à l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (la DADVSI française), qui vise à encadrer tant la diffusion de l’infinité d’œuvres qui circulent en permanence sur Internet et les réseaux mobiles de troisième génération que leur protection au titre du droit d’auteur ou des droits voisins (artistes, producteurs, organismes de radiodiffusion), et permettre à tous d’écouter la radio sur Internet, de regarder la télévision, de visionner des films, de s’échanger des fichiers musicaux, d’accéder à des archives de journaux en ligne, etc. En adoptant la Loi du 22 mai 2005 sur le droit d’auteur124, la Belgique a transposé ces directives en droit national. Les dispositions de cette loi permettent aux détenteurs de droits de s’adresser aux juridictions civiles afin d’obtenir la cessation d’une atteinte à leurs droits. Ils peuvent en outre obtenir une injonction de cessation à l’encontre des intermédiaires dont les services sont utilisés par un tiers en atteinte à un droit d’auteur. Certes, des actions peuvent être menées contre les téléchargements illégaux, notamment en invoquant les dispositions de cette loi, parfois même en réclamant en justice une obligation de filtrage par les FSI. Comme il s’agit toujours de dispositions diverses contenues dans des lois qui ne poursuivent pas un objectif spécifique de lutte contre le piratage électronique, les interventions sont difficiles à mener, les recours sont rares et ils se perdent dans les méandres des diverses législations. 3.2.2 En matière pénale Malgré cet arsenal de dispositions légales, il n’en demeure pas moins que la pratique du P2P n’est pas en tant que telle réglementée en droit belge. Cependant, l’absence de réglementation spécifique ne signifie pas que l’opération d’échange de fichiers contenant des copies d’œuvres protégées puisse se faire en Belgique sans risque de poursuites tant civiles que pénales. L’arsenal législatif belge dispose pourtant d’éléments qui qualifient le téléchargement illégal de contrefaçon : l’internaute qui diffuse des œuvres protégées s’acquitte rarement des droits de communication publique et de reproduction. Dès lors que l’origine du document téléchargé n’est pas licite, le téléchargement 124. Cette loi est publiée au Moniteur du 27 mai 2005, p. 24997. 98 Les Cahiers de propriété intellectuelle est considéré comme illégal. Cependant, même si elles existent, les sanctions sont rarement appliquées. En plus des actions sur plaintes des « majors », le Parquet détient d’office un pouvoir d’action, mais ce genre de procédure exceptionnelle, qui n’est pas utilisée couramment, vise surtout les gros consommateurs qui font commerce des œuvres piratées. Dans ce contexte, la Loi du 15 mai 2007 relative à la répression de la contrefaçon et de la piraterie des droits de propriété intellectuelle125 prévoit l’attribution de pouvoirs de recherche et de constatation des infractions à des agents fédéraux belges des Finances et de l’Économie. Malgré ces nouveaux pouvoirs, ces agents n’auraient encore reçu aucune plainte dans la mesure où la Belgian Anti-piracy Federation, dont l’objectif consiste à défendre les intérêts de l’industrie de la musique, du film et du jeu vidéo dans la lutte en Belgique contre les copies illégales et la piraterie en ligne, a toujours saisi jusqu’à présent les services de la police des atteintes aux droits de propriété intellectuelle de ses membres en matière de téléchargement illégal sur Internet. Parallèlement, la concertation entre le département fédéral de l’Économie et le Federal Computer Crime Unit de la police judiciaire fédérale a permis la création d’un point de contact en ligne eCops qui permet à tous les utilisateurs de l’Internet de signaler des délits commis sur ou au moyen de l’Internet126. Les lois du 15 mai et du 22 mai 2007 ont jusqu’à présent permis aux tribunaux belges de sanctionner deux catégories de participants (activement ou passivement) à un système d’échange P2P : les intermédiaires de l’Internet, en l’espèce les FSI, et les internautes utilisant des logiciels P2P. Une troisième catégorie a aussi fait l’objet de poursuites, mais hors-Belgique. Il s’agit des éditeurs de logiciels P2P. Concernant la première catégorie, à savoir les intermédiaires de l’Internet, il semble en effet que les juridictions belges soient les premières à avoir appliqué la Directive 2001/29 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société d’information à l’encontre d’un FSI, en l’espèce dans le cadre d’une action en cessation introduite par la Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs (SABAM) contre Tiscali (rachetée plus tard par la S.A. Scarlet) ; et cela, avant même que cette Directive soit introduite en droit belge. Le Tribunal a constaté l’existence d’atteintes au 125. 126. Voir Chambre des Représentants de Belgique, DOC 51 2852/001, <http://www. lachambre.be/doc/flwb/pdf/51/2852/51k2852001.pdf>. Portail de eCops, <https://www.ecops.be/webforms/Default.aspx?Lang=FR>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 99 droit d’auteur dans des œuvres musicales du répertoire de la SABAM, en particulier des droits de reproduction et de communication au public, du fait de l’échange non autorisé de fichiers électroniques musicaux illicites réalisé grâce à des logiciels P2P. Cependant, le tribunal n’a pas statué, attendant les conclusions d’experts quant à la possibilité pour Tiscali de filtrer les échanges non autorisés de fichiers sur son réseau. Quant à la deuxième catégorie, à savoir les internautes qui utilisent les logiciels P2P afin de partager ou de télécharger des copies d’œuvres protégées, l’échange d’un fichier par l’intermédiaire d’un logiciel P2P se réalise au moyen de deux opérations distinctes : la mise à disposition par un premier internaute, avec son logiciel P2P, d’un fichier présent sur son disque dur de manière à le rendre accessible aux autres utilisateurs du logiciel et d’assurer son transfert vers un autre ordinateur, puis, le téléchargement par un deuxième internaute du fichier partagé, c’est-à-dire son transfert et sa reproduction sur le disque dur de son ordinateur. La première opération peut être analysée, au regard de la Loi du 30 juin 1994 relative au droit d’auteur et aux droits voisins, comme un acte de communication au public soumis à l’autorisation de l’auteur. Mais une disposition de cette loi prévoit cependant que, lorsqu’une œuvre a été licitement publiée, l’auteur ne peut interdire la communication gratuite et privée effectuée dans le cercle de la famille. Cette question n’a pas été définitivement tranchée par les tribunaux en raison de l’interprétation de la notion de « cercle de famille », entendue autrement comme comprenant l’ensemble de la communauté des internautes participant à un système d’échange P2P. La deuxième opération, c’est-à-dire le téléchargement d’une œuvre protégée, peut être qualifiée, au regard de la loi, d’un acte de reproduction soumis à l’autorisation de l’auteur. À nouveau, il apparaît difficile d’invoquer ici l’exception pour copie privée, prévue dans la loi, au regard de l’interprétation stricte à donner à la notion de « cercle de famille ». Des internautes ont toutefois été condamnés par des tribunaux belges pour contrefaçon en qualifiant les deux opérations susmentionnées d’actes de représentation consistant dans la communication de l’œuvre au public des internautes par télédiffusion et de reproduction, chaque fichier d’une œuvre numérisée étant copié pour être stocké sur le disque dur de l’internaute qui le réceptionne. Les internautes ont en outre été contraints de payer des indemnités à titre de dommagesintérêts aux parties civiles, en l’espèce l’IFPI et la SABAM. 100 Les Cahiers de propriété intellectuelle Il s’agit de l’épineuse affaire opposant un ayant droit, la SABAM, à un FSI, Scarlet, pour laquelle le tribunal de première instance de Bruxelles avait estimé que le FSI n’avait finalement pas à payer les 750 000 euros d’astreintes dans l’attente du filtrage de ses abonnés. En l’espèce, en application des dispositions de la loi belge sur le droit d’auteur, la SABAM a obtenu, le 29 juin 2007, un jugement ordonnant à la S.A. Scarlet, de « faire cesser les atteintes au droit d’auteur et ce, en rendant impossible toute forme, au moyen d’un logiciel P2P, d’envoi ou de réception par ses clients de fichiers électroniques reprenant une œuvre musicale du répertoire de la SABAM »127. Il s’agit d’une décision inédite puisque prônant une solution de filtrage face à ce phénomène de téléchargement illégal. La décision laissait à Scarlet le soin de choisir le filtrage le plus adapté pour atteindre cet objectif, mais sous astreinte de 2 500 € par jour de retard. Scarlet avait toutefois expliqué aux magistrats être dans l’impossibilité de mettre en place un tel filtrage « efficace ». Mais la partie adverse prenait appui sur les conclusions d’un expert selon lesquelles ces technologies de filtrage auraient déjà été testées chez des FSI asiatiques et américains. Scarlet estimait en effet que, par la mise en place d’un filtrage systématique des contenus de son offre d’accès à l’Internet, le juge violait l’interdiction d’imposer une obligation générale de surveillance des réseaux en vertu de la directive européenne sur le commerce électronique. Sur ce point, en effet, la Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information et notamment commerce électronique, dans le marché intérieur (appelée « Directive sur le commerce électronique ») et sa loi de transposition en droit belge du 11 mars 2003 ont instauré un système de non-responsabilité limitée ou conditionnelle en consacrant un régime d’exonération de responsabilité des intermédiaires de l’Internet. En vertu de ce système, les prestataires intermédiaires ne sont pas responsables en principe des contenus qui transitent sur leurs serveurs, sauf si certaines conditions énumérées dans la loi viennent à être remplies. Il s’ensuit que les intermédiaires de l’Internet ne se voient imposer aucune obligation active de contrôle ou de surveillance des contenus transitant sur leurs serveurs. Seules peuvent leur être imposées des obligations temporaires de surveillance de leurs réseaux, et ce, dans des cas spécifiques. Par ailleurs, il est toujours permis d’agir en cessation à l’encontre d’un prestataire intermédiaire. 127. Voir jugement du Tribunal de première instance de Bruxelles, SABAM c. SCARLET, 29 juin 2007, <http://www.foruminternet.org/telechargement/documents/ tpi-bru20070629.pdf>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 101 Dans la décision portée en appel, la cour constatait que le juge de première instance avait bien la possibilité de rendre « une injonction de cessation à l’encontre des intermédiaires dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte aux droits d’auteur ou à un droit voisin ». Plus précisément, il pouvait exiger à peu près tout de n’importe qui, y compris le filtrage, indique le droit belge. Mais, le problème ici est que le droit belge n’est pas autonome et il s’inscrit dans le droit européen. En l’occurrence, « le droit communautaire exige des États membres que, lors de la transposition des directives, ils veillent à se fonder sur l’interprétation de celles-ci qui permettent d’assurer un juste équilibre entre les différents droits fondamentaux protégés par l’ordre juridique communautaire. Ensuite, lors de la mise en œuvre des mesures de transposition desdites directives, il incombe aux autorités et aux juridictions des États membres non seulement d’interpréter leur droit national d’une manière conforme à ces mêmes directives, mais également de ne pas se fonder sur une interprétation de celles-ci qui entrerait en conflit avec lesdits droits fondamentaux ou avec les autres principes généraux du droit communautaire, tel que le principe de proportionnalité »128. En clair, avant de rendre sa décision, la justice belge pose une question préjudicielle à la Cour européenne de justice, pour savoir si, à son échelle, ces mesures étaient compatibles avec le droit européen qui a une force juridique supérieure à celle du droit interne : le droit européen autorise-t-il 1) à identifier les fichiers échangés sur les réseaux et 2) à bloquer ces transferts lorsqu’ils sont illicites ? Dans l’affirmative, doit-il y avoir proportionnalité entre la mesure demandée et son efficacité pratique ? La réponse à cette question préjudicielle129 pourrait avoir un impact considérable sur l’ensemble des législations qui ont souhaité expérimenter le filtrage des contenus sur l’Internet. 128. 129. Affaire C-275/06 : Productores de Música de España (Promusicae) c. Telefónica de España SAU (demande de décision préjudicielle, introduite par le Juzgado de lo Mercantil no 5 de Madrid), 29 janvier 2008, <http://eur-lex.europa.eu/ LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:62006CJ0275:FR:HTML>. La question préjudicielle est une procédure spéciale qui intervient dans des procès nationaux. À cette occasion, une juridiction nationale a la possibilité de questionner la Cour de Justice de l’Union européenne pour connaître sa position sur une problématique déterminée. Le tribunal national n’est pas lié par la réponse, mais celle-ci sera à coup sûr celle rendue par la Cour européenne si la procédure remonte finalement jusqu’à elle. 102 3.3 Les Cahiers de propriété intellectuelle Où en sommes-nous ? En plus de la voie juridique, les acteurs du secteur ont souhaité coopérer pour résorber l’offre illégale sur l’Internet. Ainsi, déjà en 1999, un protocole de coopération a été signé entre l’association belge des fournisseurs d’accès Internet (ISPA) et les ministres de la Justice et des Télécoms. Cet accord prévoit entre autres des mécanismes de relais d’informations entre les deux instances et des mesures plus concrètes liées au blocage d’accès des contenus illicites sous l’égide de l’autorité judiciaire. Plus récemment, en 2005, l’ISPA et les représentants de l’industrie musicale (IFPI) ont conclu un accord visant à lutter contre la distribution illicite de musique en ligne au moyen des nouveaux groupes de discussion. Selon cet accord, l’IFPI peut solliciter de l’ISPA qu’elle bloque l’accès des groupes de discussion qui génèrent une quantité substantielle de contenus musicaux illicites ou de liens vers de tels contenus. Cette tendance se généralise en outre hors-Belgique, notamment en Grande Bretagne ou encore en France, avec les accords récents conclus entre la société Daily Motion et les sociétés de gestion des droits d’auteur, accords grâce auxquels ces sociétés pourront percevoir des droits pour les œuvres de leurs membres exploitées sur ce site de partage de vidéos. Par ailleurs, la lutte contre la contrefaçon est abordée dans le plan d’action 2008-2009 pour la lutte contre la fraude fiscale et sociale présenté le 2 juillet 2008 par le secrétaire d’État pour la Coordination de la lutte contre la fraude qui milite pour une collaboration des services douaniers et les autres administrations fiscales avec des services dont la Federal Computer Crime Unit (FCCU) de la police fédérale et la cellule Veille Internet du ministère fédéral de l’Économie à cet effet130. À cet égard, la FCCU reçoit une quinzaine de plaintes par an et elle intervient directement chez les particuliers. Cette procédure particulièrement intrusive aboutit à des amendes allant de 500 à 500 000 euros d’amendes et à des peines d’emprisonnement. Malgré cette menace susceptible d’effrayer les internautes fraudeurs, les avertissements de ce genre sont rarement pris en considération par les utilisateurs qui savent que la justice ne dispose pas d’outils suffisants. C’est pourquoi la Belgique veut aller plus loin en présentant un dispositif complet, spécifique et adapté pour lutter contre le téléchargement illégal. 130. Secrétariat d’État à la Coordination de la lutte contre la fraude – Collège pour la lutte contre la fraude fiscale et sociale : plan d’action 2008 – 2009, présenté le 2 juillet 2008, <http://www.socialsecurity.fgov.be/docs/fr/news/actieplan_fraude bestrijding_2008_2009_fr.pdf>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 103 C’est ainsi que le 7 février 2013, le sénateur et ministre d’État belge chargé des affaires économiques, monsieur Philippe Monfils, a déposé au Parlement fédéral une Proposition de loi visant à promouvoir la création culturelle sur Internet en Belgique, fortement inspirée de la riposte graduée française, et il souhaite qu’un débat ait également lieu en Belgique sur ce sujet. Ce projet de loi, qui est soumis au débat parlementaire fédéral belge, propose un système qui prévoit une réponse graduée face aux téléchargements illégaux par des titulaires d’un accès à un service de communication au public en ligne131. Ainsi, le mécanisme originel de la riposte graduée, unique en Belgique, comporte une première phase administrative, une seconde phase juridictionnelle et une riposte graduée qui passe d’abord par une amende, laquelle est ensuite couplée à une suspension progressive de l’accès à l’Internet. Quatre étapes sont alors successivement mises en œuvre132 : 1. Un avertissement est envoyé à l’internaute qui téléchargerait du contenu illégal par un courriel de mise en garde l’incitant à se diriger vers un site de téléchargement légal. Le contenu des œuvres concernées par cette infraction n’est pas divulgué. Comme avec l’HADOPI en France, le suspect doit demander à ce qu’on lui précise le nom du contenu piraté. 2. En cas de récidive dans les six mois, une amende dont le montant est déterminé par l’administration est imposée avec, en contrepartie, le renoncement à des poursuites pénales. 3. En cas de nouvelle récidive, le dossier est envoyé au Parquet qui pourra ordonner, au choix, le classement sans suite, une transaction financière, la convocation du fautif avec médiation, la saisie du tribunal. Dans ce dernier cas, le juge pourra condamner le récidiviste à une amende et ordonner la limitation du débit de l’abonnement à l’Internet concerné. Cette limitation laisse intactes toutes les autres utilisations de l’Internet, mais rend cependant tout téléchargement extrêmement difficile de manière telle que le titulaire fautif sera découragé de recourir à cette technique. 131. 132. Voir Lettre ouverte au Sénateur Philippe Monfils, 7 février 2010, et réponse du Sénateur Monfils, 8 février 2010, <http://desguin.net/spip/spip.php?breve82>. Texte de la proposition de loi soumise au Parlement fédéral belge, <http:// desguin.net/spip/spip.php?article188> (texte commenté) et <http://www.lesoir. be/mediastore/_2010/janvier/du_21_a_la_fin/telechargement.pdf>. 104 Les Cahiers de propriété intellectuelle 4. En cas de troisième récidive, l’amende est doublée et l’accès à l’Internet peut être complètement suspendu (contrairement à la loi française)133. Toutes les étapes peuvent faire l’objet d’un appel auprès du ministre compétent pour la première amende, sauf le premier avertissement. Le régime belge ferait toutefois preuve de beaucoup plus de souplesse que celui en France. En effet, pour mettre en action les différentes étapes de sanction le texte ne crée pas d’autorité administrative (genre HADOPI) pour gérer les avertissements, mais il donne pouvoir à des agents commissionnés par le ministre chargé de l’Économie de constater les infractions et de demander aux FSI les coordonnées des abonnés suspects. Ce système est notamment utilisé pour lutter contre la piraterie et la contrefaçon (Loi du 15 mai 2007 relative à la contrefaçon et à la piraterie des droits de propriété intellectuelle). Les agents ministériels seront dotés de pouvoirs d’investigation. Ils pourront décider d’amendes administratives dont le paiement éteint l’action publique. Ce sont eux qui transmettront, le cas échéant, les dossiers au Procureur du Roi si le titulaire commet une troisième infraction dans un délai de deux ans après la sanction encourue lors de la deuxième infraction. La proposition prévoit, à l’instar de la loi du 15 mai 2007 précitée, des agents qui recherchent et qui constatent des infractions et des agents qui décident de la sanction. Cependant, pour être applicable, la proposition de loi requerra le recrutement d’agents spécialement formés à la lutte contre les téléchargements illégaux. Mais ce n’est pas le législateur qui fixera les moyens pris par le pouvoir exécutif en vue de l’application de la loi. Un arrêté royal organisera la structure d’un service éventuel et il en fixera le cadre. Par ailleurs, un ayant droit pourrait porter plainte contre le responsable de téléchargements illégaux. Le Procureur du Roi pourrait, dans le cadre de ses pouvoirs, prendre contact avec le Ministère compétent pour savoir si l’internaute fait déjà l’objet de mesures dans le cadre de la riposte graduée et décider soit du non-lieu, compte tenu de la procédure engagée par les agents commissionnés, soit de poursuivre quand même au pénal. 133. Voir Guillaume CHAMPEAU, « Hadopi belge : le débit bridé ou l’internet coupé par un juge », Numerama, 2 février 2010, <http://www.numerama.com/ magazine/14993-hadopi-belge-le-debit-bride-ou-l-internet-coupe-par-un-juge. html>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 105 Dans le même ordre d’idées, les intérêts civils des ayants droit sont indépendants de cette proposition de loi. Ainsi, un ayant droit peut parfaitement citer un titulaire au civil en demandant des dommages et intérêts pour téléchargement illégal lui causant préjudice, même si le train des sanctions prévues par la présente proposition de loi n’est pas engagé. S’il y a recours au tribunal lors de la troisième infraction, il est probable qu’il y aura, le cas échéant, constitution de partie civile. Enfin, la proposition de loi prévoit la création d’un conseil consultatif composé de toutes les parties intéressées. Il assure le suivi de l’application de la loi, donne un avis préalable à toute réglementation et formule des propositions d’évaluation du système. Cette proposition d’une réponse graduée à la belge a été abandonnée en 2010 à la suite du départ à la retraite politique du sénateur Monfils qui l’avait portée. Mais une contre-réponse graduée a été organisée par le sénateur Miller qui a déposé une proposition de loi visant à mieux protéger la création culturelle sur l’Internet134. Le système proposé s’articule pour l’essentiel autour de cinq piliers : 1. renforcer la lutte contre les sites pirates en imposant des mesures supplémentaires pour endiguer leur augmentation constante ; 2. fournir de l’information sur l’utilisation des offres en ligne licites et à les encourager afin de modifier le comportement des internautes ; 3. mettre en place un système d’opérateurs de bases de données permettant de mettre les créations à la disposition du public ; 4. permettre aux FSI de réfléchir aux conditions et aux limites du partage de contenus créatifs protégés par le droit d’auteur ; et 5. le plus important de tous, mettre en œuvre une politique de sanction en quatre étapes applicable aux internautes qui ne respectent pas les conditions et les limites imposées au partage de contenus créatifs protégés ou qui les téléchargent de manière illicite (articles 14 à 24). 134. Proposition de loi favorisant la protection de la création culturelle sur Internet, Doc. Parl., Sénat, 2010-2011, no 5-741/1, <http://merlin.obs.coe.int/iris/2011/5/ article7.fr.html>. 106 Les Cahiers de propriété intellectuelle En clair, cette dernière proposition instaurait un mécanisme de réponse graduée en quatre étapes : l’envoi d’un avertissement à l’abonné par l’intermédiaire du FSI ; l’envoi d’une lettre recommandée reprenant les mentions de la première lettre et proposant à l’abonné le paiement d’une amende, si l’abonné commet une nouvelle infraction dans les six mois ; la transmission du dossier au Parquet si l’internaute récidive. Le juge pouvait alors décider de condamner l’internaute à une amende et à une limitation de l’accès au service de communication au public en ligne. À la suite de l’audition des parties intéressées au Sénat le 11 mai 2011 et, notamment des ayants droit, le sénateur Miller a déposé un amendement visant à retirer de sa proposition ce volet de la « réponse graduée » par la suppression des articles 14 à 24. La « HADOPI belge » s’est ainsi trouvée amputée de sa partie répressive135. Elle a donc été enterrée, mais pas le filtrage qui, lui, demeure. En effet, les parlementaires belges ont accepté de renoncer à tout projet de riposte graduée en Belgique, mais ils n’ont pas fait l’impasse sur un accord de filtrage ou de bridage négocié entre les ayants droit et les FSI136. 3.4 Développements récents : l’affaire Scarlet c. Sabam 3.4.1 L’avis de l’avocat général Le 14 avril 2011, l’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne a rendu ses conclusions dans l’affaire SABAM/ Scarlet, qui posait la question de la légalité et des modalités du filtrage au regard du droit européen. Cette problématique implique la question de la protection des droits d’auteur, d’une part, et celle des données personnelles, d’autre part137. Les conclusions de l’avocat général concernaient le litige opposant Scarlet, une FSI belge, et la SABAM, société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs. La SABAM envisageait l’application d’une arme issue du droit de la propriété intellectuelle belge selon laquelle « le président du tribunal de première instance et le président du 135. 136. 137. NURPA Bruxelles, La HADOPI belge amputée de sa partie répressive, 12 mai 2011, <http://nurpa.be/actualites/2011/05/HADOPI-belge-amputee-partierepressive.html>. Guillaume CHAMPEAU, « La Hadopi belge est enterrée, mais pas le filtrage », Numerama, 12 mai 2011, <http://www.numerama.com/magazine/18776-lahadopi-belge-est-enterree-mais-pas-le-filtrage.html>. Marc REES, « Filtrage et blocage généralisés déclarés illicites par l’avocat de la CJUE », PC INpact, 14 avril 2011, <http://www.pcinpact.com/actu/news/63088scarlet-sabam-filtrage-blocage-cjue.htm>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 107 tribunal de commerce [ ] constatent l’existence et ordonnent la cessation de toute atteinte au droit d’auteur ou à un droit voisin »138. Pour la SABAM, le juge pouvant ordonner tout et n’importe quoi pour stopper les échanges illicites, il doit pouvoir exiger le filtrage et le blocage de la part des FSI. Par conséquent, la SABAM réclamait un filtrage systématique, universel, permanent et perpétuel, dont la mise en place n’est assorti d’aucune garantie spécifique, en ce qui concerne notamment la protection des données personnelles et la confidentialité des communications, et contre lequel les internautes n’ont aucun moyen de contester le bien-fondé. L’avocat général devait donc statuer sur les questions suivantes qui lui étaient posées : Quelle est la nature et les caractéristiques de la mesure à adopter (filtrage, blocage) ? Quelles sont les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme qui sont mises en cause ? Le cas échéant, comment marier le filtrage avec les droits fondamentaux ? Finalement, est-ce que le seul droit belge est prêt à valider ces mesures de blocage ? Selon les conclusions de l’avocat général, le droit européen s’oppose bien à l’adoption par une juridiction nationale d’une mesure ordonnant à un FSI de mettre en place, à l’égard de toute sa clientèle, in abstracto et à titre préventif, à ses frais exclusifs et sans limitation dans le temps, un système de filtrage de toutes les communications électroniques, tant entrantes que sortantes, transitant par ses services, notamment par l’emploi de logiciels P2P, en vue d’identifier sur son réseau la circulation de fichiers électroniques contenant une œuvre musicale, cinématographique ou audiovisuelle sur laquelle le demandeur prétend détenir des droits et, ensuite, de bloquer le transfert de ceux-ci, soit au niveau de la requête, soit à l’occasion de l’envoi. Saluant cet avis qui a une portée européenne, la députée européenne Françoise Castex a déclaré139 : Cette décision fait largement écho au débat français relatif à l’instauration du filtrage. Ici ce sont les mesures de filtrage dans leur ensemble qui sont mises en cause en ce qu’elles restreignent les libertés des utilisateurs. C’est l’atteinte à la protection juridictionnelle efficace des utilisateurs concernés 138. 139. Marc REES, « L’affaire SABAM/Scarlet, trouble-fête du filtrage version Hadopi », PC INpact, 14 avril 2011, <http://www.pcinpact.com/news/63091-scarlet-sabamcjue-filtrage-hadopi.htm>. Olivier CHICHEPORTICHE, « Pour l’Europe, le filtrage imposé aux FAI est contraire aux droits fondamentaux », ZDNet France, 14 avril 2011, <http://www. zdnet.fr/actualites/pour-l-europe-le-filtrage-impose-aux-fai-est-contraire-auxdroits-fondamentaux-39759976.htm>. 108 Les Cahiers de propriété intellectuelle qui est mise en défaut. Les mesures de filtrage ne doivent pas prendre les citoyens au dépourvu. Ceux-ci doivent pouvoir faire valoir leurs droits fondamentaux en ayant notamment la possibilité de contester les mesures mises en place ! Faisant suite à cet avis, les juges de la Cour de justice de l’Union européenne ont confirmé les conclusions de l’avocat général dans un arrêt rendu le 24 novembre 2011140. 3.4.2 L’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne : interdiction de tout filtrage sur Internet pour motif de protection des droits d’auteur Dans son arrêt141, la Cour rappelle, tout d’abord, que les titulaires de droits de propriété intellectuelle peuvent demander qu’une ordonnance soit rendue à l’encontre des intermédiaires, tels que les FSI, dont les services sont utilisés par des tiers pour porter atteinte à leurs droits. En effet, les modalités des injonctions relèvent du droit national. Toutefois, ces règles nationales doivent respecter les limitations découlant du droit de l’Union européenne dont, notamment, l’interdiction prévue par la Directive sur le commerce électronique142 selon laquelle les autorités nationales ne doivent pas adopter des mesures qui obligeraient un fournisseur d’accès à Internet à procéder à une surveillance générale des informations qu’il transmet sur son réseau. À cet égard, la Cour constate que l’injonction en question obligerait Scarlet à procéder à une surveillance active de l’ensemble des données de tous ses clients afin de prévenir toute atteinte aux droits de propriété intellectuelle. Il s’ensuit que l’injonction imposerait une surveillance générale qui est incompatible avec la directive sur le commerce électronique. 140. 141. 142. Guillaume CHAMPEAU, « Affaire SABAM : Grande victoire contre le filtrage généralisé en Europe ! », Numerama, 24 novembre 2011, <http://www.numerama. com/magazine/20696-affaire-sabam-grande-victoire-contre-le-filtrage-genera lise-en-europe.html>. Arrêt de la Cour (troisième chambre) du 24 novembre 2011, Scarlet Extended SA contre Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs SCRL (SABAM). Demande de décision préjudicielle : Cour d’appel de Bruxelles – Belgique, <http:// curia.europa.eu/juris/liste.jsf?language=fr&num=c-70/10>. Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil, du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (JO L 178, p. 1). Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 109 De plus, une telle injonction ne respecterait pas les droits fondamentaux applicables.143 Certes, la protection du droit de propriété intellectuelle est consacrée par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Cela étant, il ne ressort nullement de la Charte, ni de la jurisprudence de la Cour, qu’un tel droit serait intangible et que sa protection devrait donc être assurée de manière absolue. Or, en l’occurrence, l’injonction de mettre en place un système de filtrage implique de surveiller, dans l’intérêt des titulaires de droits d’auteur, l’intégralité des communications électroniques réalisées sur le réseau du FSI concerné, cette surveillance étant en outre illimitée dans le temps. Ainsi, une telle injonction entraînerait une atteinte caractérisée à la liberté d’entreprise de Scarlet, puisqu’elle l’obligerait à mettre en place un système informatique complexe, coûteux et permanent à ses seuls frais. De plus, les effets de l’injonction ne se limiteraient pas à Scarlet, le système de filtrage étant également susceptible de porter atteinte aux droits fondamentaux des clients de Scarlet, à savoir à leur droit à la protection des données à caractère personnel, ainsi qu’à leur liberté de recevoir ou de communiquer des informations, ces droits étant protégés par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Il est manifeste que, d’une part, cette injonction impliquerait une analyse systématique de tous les contenus, de même que la collecte et l’identification des adresses IP des utilisateurs qui sont à l’origine de l’envoi des contenus illicites sur le réseau, ces adresses étant des données protégées à caractère personnel, et que, d’autre part, l’injonction risquerait de porter atteinte à la liberté d’information, puisque ce système risquerait de ne pas faire de distinction suffisante entre un contenu illicite et un contenu licite, de sorte que son déploiement pourrait avoir pour effet d’entraîner le blocage de communications à contenu licite. Par conséquent, la Cour de Justice de l’Union européenne constate qu’en adoptant l’injonction obligeant Scarlet à mettre en œuvre un tel système de filtrage, le juge national ne respecterait ni l’exigence d’assurer un juste équilibre entre le droit de propriété intellectuelle, la liberté d’entreprise, le droit à la protection des données à caractère personnel et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations144. 143. 144. Cour de justice de l’Union européenne, Communiqué de presse 128-11 (24 novembre 2011), <http://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2011-11/ cp110126fr.pdf>. Guillaume CHAMPEAU, « Affaire SABAM : Grande victoire contre le filtrage généralisé en Europe! », Numerama, 24 novembre 2011, <http://www.numerama. 110 Les Cahiers de propriété intellectuelle Dès lors, la Cour répond que le droit de l’Union s’oppose à une injonction ordonnant à un FSI de mettre en place un système de filtrage de toutes les communications électroniques transitant par ses services, lequel s’applique indistinctement à l’égard de toute sa clientèle, à titre préventif, à ses frais exclusifs et sans limitation dans le temps145. 3.5 Conclusion On constate que, tout comme la France ou le Royaume-Uni, la Belgique n’est pas restée à l’abri des débats passionnés sur la riposte graduée, en attendant que l’Union européenne se prononce. Cependant, il existe une réelle volonté politique de coordination entre les services compétents, au niveau fédéral, visant à endiguer le piratage en ligne. Face à ce phénomène complexe de téléchargement non autorisé de contenus protégés sur l’Internet appelé à évoluer impunément si rien n’est entrepris, il reste urgent de trouver une solution commune, équilibrée, durable et efficace permettant en outre la promotion d’offres légales attrayantes. Pour ce faire, une telle solution s’avère pour la Belgique être du ressort des instances européennes dont elle attend une réaction rapide qui pourrait, à terme, supplanter toutes les initiatives nationales ponctuelles inconciliables avec un instrument tel que l’Internet. 4. LA RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE ALLEMANDE 4.1 Quel cadre juridique pour le téléchargement sur Internet en Allemagne ? Le droit de la propriété intellectuelle allemand est défini en grande partie dans la Loi sur le droit d’auteur et les droits voisins et la Loi sur la gestion des droits d’auteur et des droits voisins du 9 septembre 1965, actualisées en 1998146. Ce cadre juridique protège au même titre le droit d’auteur et les données personnelles. Il n’y a donc pas de démarche législative de type HADOPI, comme en France. 145. 146. com/magazine/20696-affaire-sabam-grande-victoire-contre-le-filtrage-genera lise-en-europe.html>. Communiqué de presse no 126/11 de la CJUE : Arrêt dans l’affaire C-70/10 Scarlet Extended SA c. Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs SCRL (SABAM), Luxembourg, 24 novembre 2011, <http://science21.blogs.courrierinter national.com/archive/2011/11/26/justice-europeenne-internet-et-droit-d-auteur-i. html>. Urheberrechtsgesetz vom 9. September 1965, <http://archiv.jura.uni-saarland. de/BIJUS/urheberrecht/>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 111 Cependant, l’enregistrement et la communication de données personnelles se heurtent au cadre législatif définissant le secret des télécommunications, ainsi qu’au « droit fondamental des technologies de l’information », qui garantit la confidentialité et l’intégrité des systèmes informatiques. Ainsi, la législation sur les télécommunications fixe une liste limitative de cas où les données personnelles peuvent être communiquées, mais les atteintes aux droits de propriété intellectuelle n’en font pas partie. Les fournisseurs de services Internet (FSI) s’abritent, quant à eux, derrière la directive e-commerce qui leur interdit de surveiller leurs clients, pour refuser de communiquer ces données. Ce faisant, les ayants droit ont pour seul recours de porter plainte devant les tribunaux civils en cas de violation du droit d’auteur. Pour identifier le contrevenant, et non pas seulement l’abonné qui se cache derrière une adresse IP, il faut entreprendre une procédure pénale. L’encombrement du système judiciaire souligne la nécessité de trouver une solution alternative. À cette fin, une seconde réforme du droit d’auteur est intervenue en Allemagne, réforme qui vient transposer la directive européenne de 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information. Cette loi, adoptée en avril 2006, et effective depuis janvier 2007, autorise la copie privée d’œuvres protégées par les droits d’auteurs disponibles sur l’Internet, à l’exception des téléchargements ouvertement illicites, et elle punit sévèrement les internautes pris en flagrant délit de téléchargement illégal. Selon cette loi, le téléchargement et la mise à disposition des fichiers protégés par le droit d’auteur sur les réseaux P2P constituent un délit ; les internautes en infraction risqueront jusqu’à trois ans de prison s’il n’y a pas d’utilisation commerciale de ces fichiers et jusqu’à cinq ans s’ils en font commerce. Les associations de consommateurs se sont levées contre le texte et, plus précisément, contre la disposition pénale adoptée par le gouvernement sous la pression de l’industrie culturelle. Celle-ci, en l’occurrence la Fédération internationale de l’industrie phonographique allemande (IFPI en anglais), rappelle qu’en Allemagne les ventes de CD auraient chuté de plus de 30 % en cinq ans, mauvais résultat dont elle rend le téléchargement illégal responsable. Ce seraient ainsi quelque 400 millions de fichiers protégés qui auraient été téléchargés illégalement en 2005 sur les réseaux P2P, dont 20 millions de films. L’IFPI conclut que le piratage est ainsi devenu une pratique très répandue en Allemagne147. Une pratique que le gouvernement veut 147. Voir les déclarations de Michael Haentjes, porte-parole de l’IFPI à, <http://www. ifpi.org/site-content/press/20060523.html>. 112 Les Cahiers de propriété intellectuelle tenter de freiner le plus possible en se dotant notamment de cette nouvelle loi pénalisant lourdement toute personne prise en flagrant délit de téléchargement illégal. Même si le gouvernement allemand a mis en place une législation réprimant le téléchargement illégal, il s’est toutefois refusé à adopter un système de riposte graduée à l’encontre des activités illégales de téléchargement sur l’Internet. La position du gouvernement allemand sur ce sujet a été portée par la ministre fédérale de la Justice, Brigitte Zypries, qui s’est d’ailleurs exprimée de façon significative sur l’opposition ferme de l’Allemagne quant à l’instauration d’une riposte graduée à la française : « Je ne pense pas que (la Riposte graduée) soit un schéma applicable à l’Allemagne ou même à l’Europe. Empêcher quelqu’un d’accéder à l’Internet me semble être une sanction complètement déraisonnable », a-t-elle déclaré148. Dès l’automne 2008, elle avait émis de sérieux doutes sur le modèle français, ce dernier constituant, selon elle, une infraction aux dispositions locales de protection des données et au secret des télécommunications. À la suite d’entretiens confidentiels à Berlin, le 27 janvier 2009, avec les représentants des plus gros FSI, le syndicat fédéral de l’industrie musicale, et l’association eco149, qui représente un certain nombre d’acteurs de l’Internet, toutes ces parties sont tombées d’accord sur le fait que la mise en place d’un système qui prévoit l’envoi d’avertissements, puis la coupure de l’accès à l’Internet en cas de récidive, n’est pas d’actualité. C’est ainsi que le 3 mars 2009 la ministre rejetait le principe de la riposte graduée en expliquant : « Je pense que le blocage de l’accès à l’Internet est une sanction tout à fait inacceptable. Elle serait, constitutionnellement et politiquement, très difficile à faire accepter », tandis que, de son côté, le syndicat fédéral de l’industrie musicale déplorait qu’« il n’y ait qu’en Allemagne que cette question n’avance pas », alors que « de plus en plus de pays de l’UE et du monde entier voient dans l’envoi d’avertissements en liaison avec des sanctions un moyen efficace d’endiguer le piratage sur l’Internet »150. Lors des négociations d’octobre 2009 pour former un gouvernement de coalition qui a reconduit au pouvoir l’ancien gouvernement 148. 149. 150. Exklusiv : Bundesjustizministerin Zypries zu Olivenne und Internetsperrungen, Johnny Haeusler, 2 février 2009, <http://www.spreeblick.com/2009/02/02/exklu siv-bundesjustizministerin-zypries-zu-olivenne-und-internetsperrungen/>. Voir le portail de l’association à <http://www.eco.de/>. Astrid GIRARDEAU, « L’Allemagne rejette la riposte graduée », Écrans, 4 février 2009, <http://www.ecrans.fr/L-Allemagne-rejette-la-riposte,6343.html>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 113 (CDU (conservateurs) et FDP (libéraux), la coalition a rejeté en bloc l’idée d’appliquer le modèle français de la riposte graduée et elle a indiqué qu’aucune proposition ne sera déposée dans ce sens au cours des quatre prochaines années. La coalition préfère intervenir sur les relations entre les titulaires des droits d’auteur et les FSI, estimant qu’il existe des moyens plus efficaces pour lutter contre la violation du droit d’auteur sur Internet »151. 4.2 Des réponses judiciaires : une évolution en dents de scie La polémique sur les droits d’auteur fait rage en Allemagne depuis que le gouvernement a adopté cette seconde réforme du droit d’auteur qui, manifestement, privilégie la voie pénale pour punir lourdement les internautes pirates. Mais cette procédure pénale semble n’être qu’un mécanisme qui évolue en dents de scie. 4.2.1 La voie pénale Depuis 2004, plusieurs milliers d’actions en justice ont été intentées en Allemagne à cause de mises à disposition illégales d’œuvres sur des plateformes de téléchargement (P2P). Elles ont débouché sur plusieurs centaines de règlements amiables et le versement d’amendes allant de 1 000 à 15 000 euros. La plus médiatisée de ces affaires est celle dans laquelle, après deux ans de procès, le site allemand de sauvegarde et de partage de fichiers en ligne, RapidShare. com, hébergé en Suisse, s’est vu condamner par la justice allemande (le tribunal régional de Hambourg) pour avoir partagé illégalement 5 000 fichiers musicaux protégés par le droit d’auteur gérés par la GEMA, la société bavaroise de gestion des droits des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique. L’entreprise RapidShare a été contrainte par la justice allemande à retirer sans délai de ses serveurs les 5 000 fichiers musicaux, de même qu’elle a été enjointe de filtrer obligatoirement ses contenus152. De plus, bien que ni la GEMA, ni la justice allemande, ni RapidShare ne sachent comment détecter les contenus illicites parmi 151. 152. Stefan KREMPL, « Schwarz-Gelb gegen Internetsperren bei Urheberrechtsverletzungen », Heise Online, 19 octobre 2009, <http://www.heise.de/newsticker/ meldung/Schwarz-Gelb-gegen-Internetsperren-bei-Urheberrechtsverletzun gen-832715.html>. Voir Bettina MÜLLER, GEMA schafft den Durchbruch im Kampf gegen die Online-Piraterie : Urteil gegen RapidShare AG (Wert von 24 Mio. Euro), Munich, 23 juin 2009, <http://www.gema.de/en/press/press-releases/press-release/?tx_ ttnews[tt_news]=841&tx_ttnews[backPid]=76&cHash=b3aebfbde0>. 114 Les Cahiers de propriété intellectuelle les nombreuses archives chiffrées et protégées par un mot de passe mises en ligne chaque jour, RapidShare doit désormais s’assurer que les contenus illégaux présents sur son site soient rapidement bannis et prendre soin de vérifier qu’ils ne soient pas partagés une nouvelle fois par ses quatre millions de visiteurs mensuels. Même si la justice allemande n’a pas condamné RapidShare à une quelconque amende, elle a estimé que les 5 000 morceaux de musique partagés illégalement sur sa plateforme représentaient un préjudice de l’ordre de 24 millions d’euros pour les 60 000 ayants droit représentés par la GEMA. RapidShare se dit impuissante à tout filtrer et à garantir l’absence de fichiers illégaux sur ses serveurs153, et elle pourrait donc faire appel de cette décision en faisant valoir son statut d’hébergeur, qui le décharge de toute responsabilité quant aux fichiers qu’elle met à la disposition des internautes. Mais, comme l’explique son directeur, RapidShare souhaite davantage la mise en place d’un compromis entre ce type de sites et les ayants droit, compromis qui permettrait d’offrir aux internautes des offres de musique au meilleur prix « pour créer une nouvelle source de revenus pour les acteurs du marché de la musique sur l’Internet »154. 4.2.2 Du filtrage de la Toile pour cause de lutte contre la pédopornographie au blocage des sites Internet pour téléchargement de contenus protégés Alors que le filtrage de la Toile est annoncé en France avec la future législation sur la programmation pour la performance de la sécurité intérieure155 (Loppsi), le filtrage semble faire polémique en Allemagne qui, après le Danemark, la Finlande, la Grande-Bretagne, ou encore Monaco156, vient s’ajouter à la liste des pays qui, en Europe, cherchent à censurer l’accès à certains sites Internet sous prétexte 153. 154. 155. 156. Voir Le Journal du Net, 25 juin 2009, « La justice allemande épingle l’hébergeur Rapidshare », <http://www.journaldunet.com/ebusiness/breve/internatio nal/40238/la-justice-allemande-epingle-l-hebergeur-rapidshare.shtml>. Lire Anne CONFOLANT, « Piratage : RapidShare condamné à filtrer ses contenus », ITespresso.fr, 25 juin 2009, <http://www.itespresso.fr/piratage-rapidsharecondamne-a-filtrer-ses-contenus-30186.html>. Voir dossier dans Numerama, <http://loppsi.numerama.com>. Selon le site Numérama du 10 juin 2009, la Principauté de Monaco a demandé aux FSI de bloquer l’accès aux sites Internet dont la liste est fournie par l’Internet Watch Foundation, une fondation britannique de protection de l’enfance sur Internet, <http://www.numerama.com/magazine/13105-La-principaute-deMonaco-bloque-l-acces-a-des-sites-internet.html>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 115 de lutter contre la pédopornographie. La ministre des Affaires familiales allemande, Ursula von der Leyen, a défendu le 18 juin 2013 au Bundestag un projet de loi qui prévoit faire obligation aux FSI de bloquer sans contrôle d’un juge, l’accès à des sites dont la liste sera établie par l’Office fédéral allemand de la police criminelle (le BKA). Cinq opérateurs représentant les trois quarts du marché allemand des télécoms avaient accepté en avril 2013 le principe de la loi157, depuis très contestée par les internautes allemands158. Malgré la très forte opposition manifestée par ces derniers159, le projet de loi a été finalement adopté par 389 voix contre 128. La vive opposition des internautes contre cette loi s’explique par le fait qu’ils sont nombreux à suspecter que le filtrage ne concerne dans un premier temps que la pédophilie afin de s’assurer du soutien populaire des familles, mais qu’ensuite, la liste des sites bloqués sera étendue en modifiant la loi, lorsque le principe du blocage sera introduit. À cet égard, des responsables politiques allemands ont déjà évoqué la possibilité de bloquer des sites de jeux d’argent en ligne, des sites de propagande islamistes, des sites de jeux vidéo violents ou des sites de piratage. Par ailleurs, s’il n’y a pas de publication de la liste des sites filtrés, les dérives sont inévitables. Elles ont déjà été constatées en Australie, qui connaît le même type de blocage, ou en Finlande160. D’autres opposants estiment que le blocage des sites par DNS (système de noms de domaine) est tout simplement inefficace, puisqu’il suffit aux pédophiles de changer de serveur DNS en adoptant un serveur hébergé à l’étranger. 157. 158. 159. 160. Voir Guillaume CHAMPEAU, « Filtrage : accord des FAI en Allemagne », Numerama, 27 avril 2009, <http://www.numerama.com/magazine/12760-Fil trage-accord-des-FAI-en-Allemagne-Rapidshare-bientot-bloque.html>. Voir Markus BECKEDAH, « The Dawning of Internet Censorship in Germany », 16 juin 2009, <http://www.netzpolitik.org/2009/the-dawning-of-internet-cen sorship-in-germany>. Le site du Bundestag, qui permet aux citoyens allemands d’ouvrir des pétitions, a été submergé par plus de 130 000 signatures collectées contre le projet de loi depuis le 22 avril, dont 50 000 les trois premiers jours. Plus de 500 personnes se sont également rendues à la conférence de presse donnée par le gouvernement pour manifester leur mécontentement devant les médias : voir Deutscher BUNDESTAG, Petition: Internet – Keine Indizierung und Sperrung von Internetseiten, 22 avril 2009, <http://web.archive.org/web/20131023050217/https://epetitionen. bundestag.de/index.php?action=petition;sa=details;petition=3860>. Voir Guillaume CHAMPEAU, « Filtrage : la blacklist australienne ne contiendrait pas que des sites pédophiles », Numerama, 20 mars 2009, <http://www.nume rama.com/magazine/12378-Filtrage-la-blacklist-australienne-ne-contiendraitpas-que-des-sites-pedophiles.html>. 116 4.3 Les Cahiers de propriété intellectuelle La grogne des professionnels du livre : pas d’avenir sans sécurité juridique Les professionnels du livre en Allemagne ont lancé l’Appel de Heidelberg lors de leur assemblée générale à Berlin, le 21 juin 2009, visant la défense de la propriété intellectuelle et l’octroi d’une protection des ouvrages face à l’arrivée du numérique. De plus, les éditeurs, les librairies et les libraires intermédiaires ont manifesté une fois de plus leurs inquiétudes vis-à-vis du règlement Google Books, demandant que l’on se montre particulièrement vigilant sur ces questions et prenant à partie le gouvernement sur ces problématiques. Lors du Salon du livre de Leipzig à la mi-mars 2009, le directeur du syndicat des éditeurs, Alexander Skipis, aurait décrit le système de P2P comme un crime organisé, et en aurait appelé pour que les FSI soient impliqués dans cette lutte contre le piratage. Selon les professionnels allemands du livre, il ne saurait exister d’avenir pour le numérique sans une sécurité juridique construite autour du respect de la propriété intellectuelle. Le gouvernement fédéral est dès lors invité à prendre part à la défense de la production de l’édition nationale, alors que les éditeurs sont confrontés à une dramatique dégradation de conditions de la création et la diffusion de livres de qualité. Une résolution votée durant l’assemblée de Berlin atteste de la volonté de ces professionnels de voir se développer un système juridique solide pour assurer la pérennité des droits de propriété intellectuelle sur l’Internet161. En définitive, au regard du chemin pris par l’Allemagne, avec en point d’orgue le filtrage de l’Internet à la façon de Loppsi reposant sur le prétexte de la lutte contre la pédopornographie, le constat est que les pouvoirs publics allemands ne semblent guère pressés d’aller au-delà de la simple prospective en matière de répression du téléchargement illégal sur l’Internet, même si la Fédération allemande de l’industrie musicale (BVMI – Bundesverband Musikindustrie) affiche un enthousiasme certain pour l’instauration d’une HADOPI, version allemande162. 4.4 Où en sommes-nous ? Alors que les différentes industries cinématographiques et musicales attendaient encore de connaître le positionnement de 161. 162. Voir « Resolution der Hauptversammlung: “Keine Zukunft ohne Rechtssicherheit” », Boersenblatt, 19 juin 2009, <http://www.boersenblatt.net/326041/>. Voir Julien LAUSSON, « L’industrie du disque allemande veut sa loi Hadopi », Numerama, 25 septembre 2009, <http://www.numerama.com/magazine/14082l-industrie-du-disque-allemande-veut-sa-loi-hadopi.html>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 117 l’Allemagne sur le piratage, la coalition gouvernementale issue des élections fédérales du 27 septembre 2009 s’était prononcée contre la déconnexion des internautes. Si celle-ci considère que l’Internet ne doit pas être une zone de « non-droit », elle estime toutefois que la protection de la propriété intellectuelle ne doit pas empiéter sur les droits fondamentaux des citoyens allemands. Cependant, ne pas criminaliser le téléchargement illégal ne signifie pas pour autant que le gouvernement ait signé un chèque en blanc pour le piratage en Allemagne163. À cet égard, la ministre fédérale de la Justice, Brigitte Zypries, avait donné un sérieux coup de frein à l’arrivée de la riposte graduée en Allemagne, douchant ainsi les prétentions de la filière culturelle d’outre-Rhin. Pour la ministre, le modèle français de riposte graduée instauré par l’Hadopi n’est un modèle ni pour l’Allemagne, ni pour toute l’Europe. Un tel mécanisme ne serait pas conforme à la législation allemande, car il porterait atteinte à l’article 5 de la Constitution allemande, article qui garantit la liberté d’information et de communication, ainsi que la liberté d’expression. De plus, selon la ministre de la Justice, la sanction du blocage de l’accès à l’Internet serait constitutionnellement et politiquement très contestable164. De même, lors des discussions secrètes liées au traité commercial anti-contrefaçon (ACTA – Anti-Counterfeiting Trade Agreement) sur l’application des droits de propriété intellectuelle dans la sphère numérique et des libertés sur l’Internet, où chaque pays y va d’une approche sensiblement différente des autres sur la question des droits d’auteur, la France y exporte son concept de riposte graduée, tandis que l’Allemagne refuse une telle législation. En effet, le gouvernement fédéral allemand considère que l’ACTA ne devrait pas affecter la législation communautaire actuelle de l’Union européenne, notamment les éléments de la directive européenne 2000/31/CE sur le commerce électronique. En outre, il rejette l’idée du blocage de l’Internet dans des cas relevant de l’infraction au droit d’auteur, cela étant considéré comme une approche erronée de la lutte contre le piratage165. 163. 164. 165. Voir Marc REES, « Le gouvernement de coalition allemand rejette la riposte graduée », PC INpact, 20 octobre 2009, <http://www.pcinpact.com/actu/news/53692amendement-138-riposte-graduee-allemagne.htm>. Marc REES, « Le gouvernement de coalition allemand rejette la riposte graduée », PC INpact, 20 octobre 2009, <http://www.pcinpact.com/news/53692-amende ment-138-riposte-graduee-allemagne.htm>. European Digital Rights: Response of the Federal Government to the Parliamentary Question on the current state of the negotiations on the International Anti-Piracy Agreement (« Anti-Counterfeiting Trade Agreement » – ACTA), traduction non officielle, Référence 17/63, <http://www.edri.org/files/german_par liament_acta_translation.pdf>. 118 Les Cahiers de propriété intellectuelle Cette position a été effectivement défendue par le gouvernement allemand durant les négociations de l’ACTA, portant ainsi un dur coup à l’une des dispositions majeures du traité, à savoir le déploiement de la riposte graduée en vue de punir les internautes suspectés d’enfreindre le droit d’auteur166. Par ailleurs, les ministères allemands de l’Économie, de la Culture et de la Justice ont opté pour des rencontres régulières entre experts représentant les FSI et les ayants droit. C’est ainsi que des groupes de travail thématiques ont été formés le 27 octobre 2009 dans le but de proposer des solutions sur le développement de l’offre légale de contenus et la réduction des téléchargements illégaux, solutions qui ont été présentées à l’occasion du CeBIT167 tenu à Hanovre du 2 au 6 mars 2010. Il ressort de la série de rencontres organisées depuis que le gouvernement allemand prévoit l’élaboration rapide d’une troisième loi sur la réglementation du droit d’auteur dans la société de l’information. Dans sa démarche, il privilégie nettement les possibilités d’autorégulation associant les ayants droit et les FSI, mais en excluant tout projet législatif de blocage de l’Internet en cas de violation du droit d’auteur. 4.5 Développements récents Jusque-là hostile à la réponse graduée, l’Allemagne semblait rejeter la mise en œuvre d’un mécanisme de filtrage à la française. Or, en mai 2011, lors de la tenue d’une réunion du Parti démocratechrétien allemand (CDU), Bernd Neumann, ministre d’État auprès 166. 167. L’ACTA vise à établir des standards internationaux pour renforcer la propriété intellectuelle et pour lutter contre la contrefaçon. Promu par les États-Unis, il milite pour étendre à l’échelle planétaire le DMCA américain (Digital Millenium Copyright Act), le mécanisme de la riposte graduée, ainsi que le principe du Notice & Take Down (avis et retrait). Le projet en cours appelle à l’adoption de dispositifs de « riposte graduée » et de filtrage de contenus en tentant d’imposer la responsabilité civile et pénale des intermédiaires techniques, tels que les FSI. De plus, le texte pourrait radicalement mettre en cause l’exercice de l’interopérabilité, qui est essentiel à la fois aux droits des consommateurs et à la compétitivité. Voir le dossier de La Quadrature du net de mars 2010, <http://web.archive.org/web/20130503182729/http://donjipez.posterous.com/ la-quadrature-du-net-bilan-mars-2010-acta-et>. Le CeBIT (acronyme allemand de Centrum für Büroautomation, Informationstechnologie und Telekommunikation (en français, Salon des technologies de l’information et de la communication) est le plus grand salon des technologies de l’information au monde. Il se tient depuis 1986 au Parc d’exposition de Hanovre, en Allemagne. Voir le portail du Salon : CeBIT Global Conferences, 2 au 6 mars 2010, Hanovre, Allemagne, <http://www.cebit.de/cgc_e>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 119 du Chancelier fédéral allemand et Commissaire du gouvernement fédéral à la Culture et aux Médias, annonçait une réforme des lois relatives aux droits d’auteur par laquelle les autorités allemandes envisageaient de se doter d’un mécanisme de réponse graduée proche de la Hadopi française168. Le ministre déclarait qu’il était nécessaire pour les FSI de « prendre leurs responsabilités ». Par la même occasion, il annonçait qu’il rejetait la proposition de licence globale, système qu’il juge inapplicable et anticonstitutionnel169. En plus de cette volonté de l’Allemagne de se lancer dans le système de la réponse graduée, la Cour fédérale allemande (Bundesgerichtshof) a décidé en 2012 que les FSI devaient fournir les noms et adresses des internautes qui partageaient illégalement des fichiers protégés par le droit d’auteur, et ce, à la demande des ayants droit, même si ces échanges étaient réalisés hors du champ commercial170. En septembre 2012, le Conseil des ministres fédéral allemand a adopté un projet de loi, révisé plusieurs fois par le ministère de la Justice. Cette loi portant sur le droit de la protection des services (Leistungsschutzrecht) vise les moteurs de recherche et les prestataires de services commerciaux qui proposent des contenus sur l’Internet à la manière d’un moteur de recherche, à savoir les agrégateurs qui regroupent des liens et des articles d’actualité sur un sujet donné. Désormais, ces fournisseurs de services devront demander aux maisons d’édition l’autorisation d’utiliser les contenus publiés sur leur site et devront également leur verser des droits d’exploitation171. 5. L’ESPAGNE 5.1 Le contexte espagnol Considérée jusque-là comme le sanctuaire du partage non autorisé d’œuvres protégées, l’Espagne était devenue une figure emblématique de l’impunité de l’internaute qui télécharge des fichiers 168. 169. 170. 171. Wolfgang SPAHR, German Culture Minister Announces Copyright Reform, 27 mai 2011, <http://www.billboard.biz/bbbiz/industry/publishing/german-culture-ministerannounces-copyright-1005206402.story>. « L’Allemagne envisage un système de riposte graduée », Le Monde, 30 mai 2011, <http://web.archive.org/web/20110819215453/http://www.lemonde.fr/ technologies/article/2011/05/30/telechargement-l-allemagne-envisage-un-sys teme-de-riposte-graduee_1529266_651865.html>. Iona SILVERMAN, « More on File Sharing – German ISPs Must Disclose File Sharer Details », The 1709 Blog Squad, 16 août 2012, <http://the1709blog. blogspot.com/2012/08/more-on-file-sharing-german-isps-must.html>. « Droit d’auteur en Allemagne », La Fonderie, 8 septembre 2012, <http://www. lafonderie-idf.fr/droit-dauteur-en-allemagne-6110.html>. 120 Les Cahiers de propriété intellectuelle cinématographiques et musicaux sur des sites P2P. En cela, l’application de la Circulaire 1/2006 relative aux délits contre les droits de propriété intellectuelle, adoptée à la suite de la réforme du Code pénal de 2003, ne pénalisait pas l’internaute qui téléchargeait illégalement des fichiers, bien qu’elle qualifiait de délit les atteintes aux droits de propriété intellectuelle, dans la mesure où la circulaire disposait que « l’échange de fichiers protégés par le droit d’auteur est licite si celui-ci n’est pas à but lucratif »172. Dans une décision de novembre 2006, le juge Paz Aldecoa de la Cour pénale de Santander estimait que télécharger et partager de la musique sur l’Internet n’était pas illicite tant que cela était réalisé à des fins personnelles et donc sans but lucratif173. Le téléchargement est depuis considéré en Espagne comme un droit à la copie privée (article 31 de la législation relative à la propriété intellectuelle). En échange, les Espagnols payent une redevance sur un ensemble de supports (CD, DVD, téléphones portables, etc.). S’appuyant sur cette jurisprudence, un juge a rejeté, dans une décision du tribunal correctionnel de Pampelune rendue en mai 2009, une plainte déposée contre un individu qui avait téléchargé et mis à disposition sur l’Internet 3 322 films protégés par le droit d’auteur. Le juge a reconnu que l’internaute a bien téléchargé les fichiers sans le consentement des détenteurs des droits d’auteur entre 2003 et 2004. Mais il estimait qu’il n’était pas coupable de contrefaçon à partir du moment où il l’avait fait pour un usage privé ou le partager avec d’autres utilisateurs de l’Internet, le requérant n’ayant pas réussi à fournir de preuves démontrant que l’accusé avait tiré un quelconque avantage économique de cette pratique174. Toujours d’après la justice espagnole, les sites proposant des liens Torrent (eDonkey, BitTorrent, etc.) sont légaux et les fournisseurs d’accès à l’Internet ne sont pas obligés de fournir aux ayants droit des informations sur leurs clients présumés coupables de contrefaçon. Bien plus, une décision de la Cour provinciale de Madrid, jugée favorable aux échanges P2P, statuait qu’ « offrir des liens eDonkey vers des fichiers protégés par le droit d’auteur n’était pas illégal ». Les juges 172. 173. 174. Voir Marc REES, « Hadopi : la riposte graduée française, une riposte isolée », PC INpact, 29 décembre 2009, <http://www.pcinpact.com/news/54738-ripostegraduee-france-droit-compare.htm>. SMARAN, « Spanish judge: Non-commercial filesharing is legal », TorrentFreak, 3 novembre 2006, <http://torrentfreak.com/spanish-judge-non-commercial-filesharing-is-legal>. EFE, « Absuelto de un delito de propiedad intelectual porque “no hubo ánimo de lucro” », 20 Minutos, 29 mars 2009, <http://www.20minutos.es/noticia/471316/0/ delito/propiedad/intelectual>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 121 concluaient que le simple fait de placer, à la manière d’un moteur, des liens (eD2k links) ne pouvait être considéré comme une violation du droit d’auteur, car il n’y a pas de communication et d’hébergement de l’œuvre « linkée »175. Selon les juges, tant qu’aucun but commercial ne peut être prouvé, les opérateurs de sites de liens vers des fichiers protégés restent dans la plus totale légalité et les réseaux P2P sont autorisés. De plus, les publicités sur un site Internet ne sont pas non plus constitutives de preuve d’un but commercial puisqu’elles servent à payer les frais de serveur, de référencement et d’autres coûts qu’engendre un site Internet176. Ceci a fait dire que l’Espagne bénéficiait, en Europe, de la loi et des juges les plus libéraux en ce qui concerne le téléchargement d’œuvres protégées par la propriété intellectuelle, puisque ceux-ci s’étaient fait remarquer pour leur bienveillance visà-vis des échanges non commerciaux sur l’Internet177. Cette situation devait cependant changer rapidement lorsque, le 30 avril 2009, un rapport du Département du Commerce des ÉtatsUnis (Office of the United States Trade Representative –USTR) accusait l’Espagne de ne prendre aucune mesure significative pour freiner le téléchargement illégal de fichiers178. De fait, l’Espagne, considérée comme le paradis de la piraterie sur l’Internet179 et étiquetée comme une menace majeure pour l’industrie américaine du divertissement, demeurera pour une deuxième année consécutive sur la Watch List 175. 176. 177. 178. 179. Marc REES, « Les sites de liens P2P sont légaux, affirme la justice espagnole », PC INpact, 22 septembre 2008, <http://www.pcinpact.com/news/46144-share mula-P2P-liens-edonkey-justice.htm>. La jurisprudence espagnole est bien établie avec l’affaire CVCDGO, dans Almeida Abogados Asociados, Caso CVCDGO, página de enlaces: la Audiencia Provincial de Madrid confirma el auto de archivo, 3 juin 2010, <http://www.bufetalmeida. com/602/caso-cvcdgo-pagina-de-enlaces-la-audiencia-provincial-de-madrid-con firma-el-auto-de-archivo.html>. Voir également Boris MANENTI, « Espagne. Le téléchargement illégal désormais légalisé ? », Le Nouvel Observateur, 18 juillet 2011, <http://hightech.nouvelobs.com/actualites/depeche/20110718.OBS7244/ espagne-le-telechargement-illegal-desormais-legalise.html>. Voir aussi Sites « pirates » reconnus légaux en Espagne, 18 juillet 2011, disponible à <http:// www.generation-nt.com/p2p-telechargement-direct-lien-legal-espace-indiceweb-espagne-actualite-1232081.html>, Olivier ROBILLART, « Téléchargement : l’Espagne refuse de collecter les adresses IP », Clubic Pro, 3 novembre 2011, <http://pro.clubic.com/legislation-loi-internet/telechargement-illegal/actualite456230-espagne-refuse-systeme-similaire-hadopi.html>. Xavier BERNE, « Premières plaintes après la mise en place de la loi anti-piratage espagnole », PC INpact, 4 avril 2012, <http://www.pcinpact.com/news/70008sinde-hadopi-telechargement-commission-espagne.htm>. Office of the United States Trade Representative, 2009 Special 301 Report, <http://www.ustr.gov/about-us/press-office/reports-and-publications/2009/2009special-301-report>. Daniel VERDÚ, « EE UU señala de nuevo a España como paraíso de la “piratería” », El Pais, 15 février 2011, <http://www.elpais.com/articulo/cultura/EE/UU/ senala/nuevo/Espana/paraiso/pirateria/elpepucul/20110215elpepucul_9/Tes>. 122 Les Cahiers de propriété intellectuelle 301 (liste de surveillance prioritaire regroupant les États qui ne respectent pas les normes internationales de la propriété intellectuelle180 et qui sont notamment sous la menace de sanctions commerciales de la part des États-Unis181. Ce rapport182 recommandait en effet aux autorités espagnoles d’interdire les programmes d’échange de fichiers P2P, foulant ainsi du pied la Circulaire 1/2006, en ce sens que ce texte conférait une certaine légitimité à l’échange de fichiers, alors que la justice espagnole ne prenait aucune action contre les sites Internet pirates qui agissaient impunément en Espagne. Pourtant, cette circulaire, adoptée par le ministère de la Justice, obligeait le Ministère public (procureur de l’État) à engager automatiquement une procédure contre toute atteinte aux droits de propriété intellectuelle. Or, le Ministère public ne poursuivait ni les responsables des sites Internet de téléchargement illégal de fichiers cinématographiques et musicaux, ni l’internaute fautif, lesquels restaient impunis. Le gouvernement espagnol a toutefois ouvert la chasse au téléchargement illégal sur les réseaux P2P en lançant, en novembre 2008, une campagne contre la pratique du téléchargement non autorisé d’œuvres protégées sur l’Internet : Si eres legal, eres legal183. Cette campagne a provoqué un tollé au point que l’Association des utilisateurs de l’Internet a déposé une plainte contre le gouvernement en demandant au ministre de la Culture d’arrêter cette manipulation de l’opinion publique pour le bénéfice d’intérêts privés184. 180. 181. 182. 183. 184. Voir la « Liste 2010 de pays sous surveillance à cause du piratage » du Congressional International Anti-Piracy Caucus, un groupe bipartisan de parlementaires américains réunis contre le piratage international, <http://schiff.house.gov/ antipiracycaucus/news.html> ; voir également Adam SHIFF, International AntiPiracy Caucus Unveils “2012 International Piracy Watch List”, 20 septembre 2012, <http://schiff.house.gov/press-releases/international-antipiracy-caucusunveils-2012-international-piracy-watch-list/>. D’ailleurs, en 2011, la RIAA (Recording Industry Association of America), en collaboration avec l’IIPA (International Intellectual Property Alliance), a présenté sa « liste d’alerte piraterie » à USTR dans laquelle le Canada et l’Espagne y sont répertoriés comme les paradis des pirates et ils nécessitent une attention urgente de la part du gouvernement américain. Voir ERNESTO, « RIAA Labels Spain and Canada As Piracy Havens », TorrentFreak, 17 février 2011, <http:// torrentfreak.com/riaa-labels-spain-and-canada-as-piracy-havens-110217/>. SPAIN, 2009 Special 301 Report On Copyright Protection And Enforcement, <http://www.iipa.com/rbc/2009/2009SPEC301SPAIN.pdf>. Si eres legal eres legal, disponible à, <http://www.youtube.com/watch?v=gQs rbuWvO8Q>. Belga, Une loi anti-téléchargement provoque un tollé en Espagne, RTBF, 3 décembre 2009, <http://web.archive.org/web/20091207010529/http://www.rtbf.be/info/ economie/espagne-une-loi-anti-telechargement-provoque-un-tolle-166539>. Voir également Astrid Girardeau, « Espagne : Viva peer-to-peer! », Écrans, 3 juin 2009, <http://www.ecrans.fr/Espagne-Viva-peer-to-peer,6036.html>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 123 Même si le gouvernement espagnol a, en octobre 2009, créé une commission interministérielle de lutte contre la piraterie sur l’Internet185, qui a présenté ses conclusions et qui a proposé des actions dans ce domaine à la Présidence du gouvernement avant la fin de cette année, il semble bien que la voie répressive contre le consommateur n’était pas envisagée jusque-là, et ce malgré les revendications des industries culturelles qui souhaitaient que le principe de riposte graduée contre ces délits soit adopté à l’instar de certains pays voisins, comme la France qui avait déjà adopté un bloc normatif spécial en cette matière. Les axes de réflexion suivis par cette commission, qui reflétaient bien la position du gouvernement sur ce sujet, étaient, d’une part, le renforcement du dispositif législatif et, d’autre part, la sensibilisation et l’éducation du consommateur. Si la légalisation du partage en P2P est intervenue en Espagne après la victoire législative du socialiste José Luis Rodríguez Zapatero en 2004 et sa réélection en 2008, il faudra cependant attendre mars 2011, comme le souligne Emily Tonglet, pour constater les prémices d’un dispositif législatif sanctionnant le piratage dans la péninsule ibérique, lequel a été sarcastiquement baptisé « Loi Sinde » par les médias espagnols, en hommage à la ministre de la Culture de l’époque, peu appréciée par l’opinion publique, soit Angeles Gónzalez-Sinde186. 5.2 Les péripéties de la Loi Sinde La Loi Sinde187 règle en Espagne la question du téléchargement illégal en ligne. Elle prévoit la possibilité pour les ayants droit, à travers une procédure accélérée, de faire bloquer les sites qui proposent du contenu non autorisé violant les droits d’auteur. L’adoption de cette loi n’a pas été de tout repos, comme le souligne Sandrine Hallemans188. Elle a connu plusieurs péripéties à la suite de nombreuses modifications et à une vive opposition émanant de différents milieux. 185. 186. 187. 188. Voir Propriété intellectuelle et lutte anti-contrefaçon : Tour d’horizon des évolutions récentes, op. cit., p. 2. Emily TONGLET, La lutte européenne contre le piratage sur Internet, op. cit. Ley 2/2011 de Economia Sostenible, 4 mars 2011, Boletìn Oficial del Estado, no 55, 5 mars 2011, p. 25033 et s., <http://www.boe.es/boe/dias/2011/03/05/pdfs/ BOE-A-2011-4117.pdf>. Sandrine HALLEMANS, Étude relative à la lutte contre les atteintes au droit d’auteur sur Internet, Rapport final, op. cit., p. 34. 124 Les Cahiers de propriété intellectuelle Déjà, en 2008, un câble diplomatique révélé par WikiLeaks189 soulignait que l’ambassadeur américain à Madrid avait averti le chef du gouvernement espagnol que son pays risquait fort de se retrouver sur la Priority Watch List 301 et qu’il risquait par conséquent de subir de très sérieuses sanctions commerciales de la part des États-Unis pour avoir refusé de mettre en application une législation antipiratage s’il ne s’engageait pas sur trois points précis d’ici octobre 2008, à savoir (1) rappeler que le piratage sur l’Internet est illégal, (2) modifier la Circulaire de 2006, que beaucoup voyaient comme un texte rendant légal le partage de fichiers en P2P, et (3) annoncer que le gouvernement espagnol allait adopter des mesures basées sur le modèle français ou britannique afin de faire baisser la courbe des téléchargements illégaux en Espagne d’ici l’été 2009. Les pressions américaines n’étaient pas nouvelles. D’autres câbles diplomatiques américains révélés en 2010 par WikiLeaks190 soulignent les pressions américaines pour forcer la main au gouvernement espagnol afin d’obtenir une loi anti-piratage. En effet, d’après une étude Nielsen, 45 % des internautes espagnols pirataient régulièrement des œuvres assujetties au droit d’auteur au moyen des réseaux P2P, contre 23 % dans les cinq principaux pays européens. Les « majors » américaines de la culture et du divertissement voyaient dans l’Espagne le mauvais élève de l’Union européenne contre lequel le réseau diplomatique américain se devait d’intervenir pour préserver les intérêts économiques de ses industries. Le projet de Loi Sinde a été dévoilé par le gouvernement de José Luis Zapatero le 27 novembre 2009, mais les pressions américaines n’ont pas cessé pour autant191. D’autres câbles diplomatiques192 ont démontré que le gouvernement Zapatero a demandé l’aide des ÉtatsUnis pour persuader l’opposition d’adopter cette loi. Finalement, le gouvernement espagnol adoptait, en janvier 2010, de nouvelles dispositions relatives au respect des droits d’auteur 189. 190. 191. 192. AGUIRRE, Cable sobre las presiones para que España combata la piratería, El Pais, 3 décembre 2010, <http://elpais.com/elpais/2010/12/03/actuali dad/1291367862_850215.html>. Joseba ELOLA, EE UU ejecutó un plan para conseguir una ley antidescargas, El Pais, 3 décembre 2010, <http://elpais.com/elpais/2010/12/03/actuali dad/1291367868_850215.html>. Antonio FRAGUAS, « US slammed Zapatero for not passing « Sinde » anti-piracy law », El Pais, <http://elpais.com/elpais/2012/01/04/inenglish/1325658050_850210. html>. Alan D. SOLOMONT, « Cable sobre la reunión de González-Sinde y el embajador de EE UU », El Pais, 20 décembre 2010, <http://elpais.com/elpais/2010/12/20/ actualidad/1292836640_850215.html>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 125 sur l’Internet soumises par le tout nouveau ministre de la Culture, le conservateur José Ignacio Wert. Ces mesures sont enchâssées dans une loi plus générale : la Ley de economia sostenible, dite Ley Sinde, qui introduit dans sa 43e disposition finale un mécanisme de sanctions qui prévoit la création d’un organisme de régulation indépendant comparable à la HADOPI française. Comme en France, les pouvoirs confiés à cette autorité publique indépendante dans le cadre de la procédure répressive, dont la faculté de juger (celle-ci n’appartenant qu’à un juge dans un État de droit), ont suscité une recrudescence de la mobilisation civile. Le projet de loi a été âprement combattu par des utilisateurs de l’Internet qui dénonçaient une atteinte à leur liberté. Le collectif Anonymous a réagi en bloquant les sites de grands partis politiques et les internautes ont poursuivi leur mobilisation en dehors de la toile, à travers des manifestations pour exiger non seulement « le retrait de la loi mais aussi une refonte du modèle de la propriété intellectuelle », qu’ils considéraient obsolète. Même les associations de consommateurs se sont érigées contre le projet de loi qui, selon elles, visait à établir une justice « à deux vitesses : une pour les multinationales et une autre pour le reste »193. Le projet de loi fut rejeté le 21 décembre 2010 par les députés après une journée marathon de débats sous haute tension au Congrès espagnol qui estimait que la possibilité « de fermer des sites Internet sans avoir l’aval d’une autorité judiciaire […] ouvre la porte au nonrespect de droits fondamentaux comme la liberté d’expression de la part du pouvoir politique »194. Cependant, après de légers amendements portant notamment sur la 43e disposition finale, dont l’obligation de passer devant un juge lors de l’exécution de la procédure de blocage, une nouvelle version négociée de la Loi Sinde fut approuvée par le Sénat et le Congrès espagnol le 15 février 2011. Malgré la polémique autour de l’adoption des mécanismes de sanctions et les protestations de la société civile, la Loi Sinde a été finalement adoptée le 30 décembre 2011 par le nouveau gouvernement espagnol. 193. 194. Voir Elodie CUZIN, « L’Hadopi espagnol déclenche la colère des « pirates » du Far West 2.0 », 29 janvier 2011, <http://www.lesinrocks.com/medias/numeriquearticle/t/58490/date/2011-01-29/article/lhadopi-espagnol-declenche-la-colere-despirates-du-far-west-20/>. Voir également François MUSSEAU, « Anonymous à l’attaque de l’Hadopi espagnole », Écrans, vendredi 3 février 2012, <http://www. ecrans.fr/Les-Anonymous-a-l-attaque-de-l,13996.html>. « Le Congrès espagnol rejette une loi antipiratage », Le Monde, 22 décembre 2010, <http://www.lemonde.fr/technologies/article/2010/12/22/le-congres-espa gnol-rejette-une-loi-anti-piratage_1456583_651865.html>. 126 5.3 Les Cahiers de propriété intellectuelle La Commission de la propriété intellectuelle, un dispositif législatif sanctionnant le piratage ? Le décret royal qui promulguait la Ley de economia sostenible (« Loi Sinde ») instituait également une Commission de la propriété intellectuelle (Comisión de Propiedad Intelectual)195. Contrairement au Royaume-Uni qui s’était inspiré du dispositif répressif français, la HADOPI, pour proposer sur son territoire un dispositif sanctionnant le téléchargement non autorisé sur l’Internet (le Digital Economy Act), les autorités espagnoles ont opté pour une approche distincte en s’attaquant directement à la source du problème. Plutôt que de poursuivre les internautes, le mandat confié à la Commission visait directement les intermédiaires techniques de l’Internet, à savoir les fournisseurs de services Internet, les différents éditeurs, agrégateurs et hébergeurs de contenus, ainsi que les plateformes. Selon les autorités espagnoles, cette catégorie d’acteurs de l’Internet était soupçonnée d’être finalement la première à favoriser la violation des règles relatives à la propriété intellectuelle sur leurs réseaux en offrant gratuitement et sans aucune autorisation l’accès à des œuvres protégées. Le but était donc de sanctionner celui qui incitait l’internaute à adopter un comportement délictuel et qui, plus est, s’enrichissait considérablement grâce au procédé qu’il mettait en place196. Comme la HADOPI française, la Commission espagnole est une autorité administrative collégiale relevant du ministère de l’Éducation, de la Culture et du Sport. Elle est structurée selon deux sections, l’une exerçant des fonctions de médiation et d’arbitrage, l’autre étant chargée de la sauvegarde des droits de propriété intellectuelle. La première section joue un rôle préventif, tandis que la seconde a un rôle plus répressif. Dans l’exercice de ses fonctions de médiation, la Commission a compétence pour connaître toutes matières directement liées à la gestion collective des droits de propriété intellectuelle, tandis que ses fonctions d’arbitrage s’étendent à la résolution des conflits entre les différentes sociétés de gestion, entre les ayants droit et les sociétés de gestion, ainsi qu’entre eux et les organismes de radiodiffusion. 195. 196. Article 158, no 1, del Texto Refundido de la Ley de Propiedad Intelectual: Se crea en el Ministerio de Cultura, la Comisión de Propiedad Intelectual, como órgano colegiado de ámbito nacional, para el ejercicio las funciones de mediación y arbitraje y de salvaguarda de los derechos de propiedad intelectual que le atribuye la presente Ley. Emily TONGLET, La lutte européenne contre le piratage sur Internet, op. cit. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 127 Le rôle répressif de la Commission touche la sauvegarde des droits de propriété intellectuelle contre leur violation par les responsables de services dans la société de l’information. Ainsi, la Commission, saisie par les ayants droit en cas de partage non autorisé d’œuvres sur l’Internet, sera mandatée pour introduire des plaintes auprès d’un juge compétent désigné à cet effet. De même, les ayants droit pourront saisir la Commission afin de faire bloquer ou fermer rapidement l’accès aux sites Internet depuis lesquels des contenus protégés par les droits d’auteur sont susceptibles d’être téléchargés. Dans ce cas, la Commission signifie à l’administrateur du site une injonction à l’effet de retirer, dans les 48 heures, le contenu contrevenant aux droits d’auteur. Le retrait volontaire de ce contenu met fin à la procédure engagée. Le juge n’interviendra qu’en cas d’inaction ou de refus d’obtempérer de l’administrateur du site. Le juge disposera de quatre jours pour convoquer et pour entendre les arguments de toutes les parties avant de rendre son jugement relatif à la question de savoir si le site devrait être fermé ou pas. Les règles de la défense seront respectées dans la mesure où le contrevenant présumé aura la possibilité de contester la décision. Il convient toutefois de noter que ces dispositions sont sans préjudice des actions civiles, pénales et administratives appropriées qui pourront être engagées contre le contrevenant présumé. Il s’agit là de la procédure d’avis et de retrait (Notice and Takedown) dont la durée ne dépasserait pas dix jours en moyenne. Même si la loi ne crée aucune obligation générale de surveillance des réseaux, elle accorde cependant à la Commission le pouvoir d’ordonner à un prestataire de services de divulguer les coordonnées d’un contrevenant ou d’ordonner la fin du service. Cette ordonnance délivrée sans préjudice d’autres recours civils, pénaux ou administratifs, dont pourraient se prévaloir les titulaires de droits, ne pourra, elle aussi, prendre effet qu’après validation par un juge. Même s’il poursuit des finalités similaires, à savoir la sanction de droits d’auteur sur l’Internet, le dispositif répressif espagnol se distingue à plusieurs égards du système de réponse graduée français de la HADOPI ou du système anglais dans une certaine mesure. Les dispositions de la loi française ou anglaise visent spécifiquement l’utilisateur final, alors que la Loi Sinde porte sur un mécanisme permettant de trouver et d’arrêter les prestataires de services qui facilitent directement ou indirectement les violations des droits d’auteur, avec possibilité de blocage ou de fermeture du site Internet hébergé sur le territoire espagnol. Contrairement à la procédure mise 128 Les Cahiers de propriété intellectuelle en œuvre dans la législation française pour s’attaquer aux pirates, celle de la Loi Sinde est extrêmement plus brève et moins coûteuse. 5.4 La lutte contre le piratage en Espagne : évolution récente La Loi Sinde a finalement été adoptée le 30 décembre 2011 et le décret d’application relatif au fonctionnement de la Commission a été promulgué le 1er mars 2012. Bien qu’il soit un peu tôt pour évaluer si l’action de la Commission et ses répercussions sur le phénomène de téléchargement non autorisé des contenus protégés ont conduit à une baisse ou non de la piraterie sur le territoire espagnol, on rapporte toutefois qu’après un mois de fonctionnement, la Commission aurait reçu 213 plaintes et 79 demandes de blocage de sites197. Comme on le sait, la Commission devra toutefois, dans chaque cas, engager une procédure de médiation ou de conciliation avec le responsable du site incriminé avant d’être amenée, le cas échéant, à référer ledit cas à un juge qui, à son tour, statuera sur le retrait des contenus protégés, le blocage ou la fermeture du site. Aussitôt la loi en vigueur, le gouvernement espagnol a déposé, le 27 mars 2013, un projet de loi modifiant la Loi Sinde, ainsi que les règles en vigueur en matière de droit de la propriété intellectuelle. Ce nouveau texte198, baptisé Projet de loi Lassalle (qui tire son nom de Jose-Maria Lassalle, secrétaire d’État à la Culture) et présenté par le ministre de la Culture, José Ignacio, a pour objet de combler plusieurs brèches dans la législation actuelle, notamment au regard des intermédiaires techniques, à savoir : le régime de la copie privée, le contrôle des sociétés de gestion, de la collecte et de la répartition des redevances et le droit pénal de la propriété intellectuelle. Au regard de la copie privée, l’Espagne veut limiter ce concept et exclure les copies professionnelles ou plutôt les achats effectués par ceux qui ne sont pas des utilisateurs privés. Le projet de loi consacre par ailleurs le prélèvement de la copie privée sur le budget de l’État et il prévoit que le financement de cette compensation repose sur 197. 198. « Casi 80 solicitudes telemáticas de cierre de sitios el primer mes de la Ley Sinde », El-Mundo, 1er avril 2012, <http://www.elmundo.es/elmundo/2012/04/01/ navegante/1333276914.html>. Anteproyecto de Ley De Modificación del Texto Refundido ee la Ley de Propiedad Intelectual, Aprobado por Real Decreto Legislativo 1/1996, de 12 de Abril, y de la Ley 1/2000, de 7 de Enero, de Enjuiciamiento Civil, disponible à <http://www. mecd.gob.es/servicios-al-ciudadano-mecd/dms/mecd/servicios-al-ciudadanomecd/participacion-publica/propiedad-intelectual/propiedad-intelectual-ante proyecto-ley.pdf>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 129 le plein respect du principe de juste équilibre entre son montant et l’existence d’un préjudice. De plus, le texte législatif redéfinit le champ de la copie privée en précisant que sera considérée comme licite la copie réalisée à partir d’un original ou d’un flux de télévision. Toutes les autres reproductions seront illicites et donc hors du périmètre d’indemnisation. Cette mesure ne satisfait pas pleinement les ayants droit qui estiment que cette restriction du champ d’application de la copie privée va aller à l’encontre des citoyens et qu’elle profitera aux multinationales du secteur des technologies199. Quant au deuxième objectif, la future législation veut renforcer l’efficacité des entités en charge de la gestion des droits et elle contient à cet égard de nouvelles règles de performance, de transparence et de contrôle des sociétés de perception et de répartition des droits. Dans le passé, plusieurs cadres de la Sociedad general de gautores y editores (SGAE) avaient été soupçonnés de détournement de fonds200. Ce dispositif édicte ainsi, à l’encontre de responsables de tels méfaits, une gamme de sanctions pénales. Le troisième objectif du projet de loi porte sur le droit pénal. À ce titre, le texte prévoit plusieurs procédures permettant d’exiger la collaboration des intermédiaires, notamment des secteurs de la publicité et des paiements électroniques, afin de bloquer ou de suspendre les flux vers les contenus illicites. Selon Marc Rees, ce mouvement rappelle un peu celui remis à jour en France par la Loi HADOPI à la suite des pressions des ayants droit, tout en suivant le principe de subsidiarité que l’on retrouve, notamment, en France dans la Loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN)201. En pratique, une première phase n’excédant pas 48 heures visera l’incitation au retrait volontaire ou à l’échange d’information avec le responsable des contenus illicites ou l’éditeur du site. À défaut de résultats concluants, les intermédiaires de courtage et de publicité seront invités à apporter leur concours pour suspendre le service délinquant. En dernier recours, le fournisseur d’accès aura l’obligation de procéder à un blocage d’accès à l’Internet. Si le site est offert avec 199. 200. 201. « Las entidades de gestión critican la intención del Gobierno de ilegalizar “prácticamente” todas las copias privadas », Diario Siglo XXI, 22 mars 2013, <http://www.diariosigloxxi.com/texto-ep/mostrar/20130322161051/las-entidadesde-gestion-critican-la-intencion-del-gobierno-de-ilegalizar-practicamente-todaslas-copias-privadas>. Amélie HEIDINGER, « SGAE – Scandale au Palacio de Longoria », lepetitjournal. com, 12 juillet 2011, <http://www.lepetitjournal.com/madrid/societe/82158-sgae-scandale-au-palacio-de-longoria>. Voir Legifrance, Loi no 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, <http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORF TEXT000000801164&dateTexte=&categorieLien=id>. 130 Les Cahiers de propriété intellectuelle un nom de domaine.ES, l’autorité d’enregistrement pourra être amenée à bloquer ce nom pour une durée de six mois. En cas de défaillance répétée dans le retrait, l’éditeur du site pourra être sanctionné d’une amende administrative de 30 000 à 300 000 euros selon la gravité des faits. Le texte législatif préconise enfin des mesures pour accélérer l’identification des responsables202. Malgré ce projet de loi, les autorités espagnoles veulent aller plus loin en affichant désormais leur volonté de punir davantage les responsables de sites profitant du piratage pour engranger, directement ou indirectement, des profits. C’est ainsi que, dans un communiqué diffusé le 20 septembre 2013 à la suite d’une réunion du Conseil des ministres, l’Exécutif espagnol a élaboré son projet de modification du Code pénal203. Un volet qui porte sur la protection des droits de propriété intellectuelle est tout particulièrement consacré au partage de fichiers sur Internet par le truchement duquel l’Espagne souhaite s’attaquer davantage à « l’exploitation économique, la reproduction, le plagiat, la distribution et la communication au public d’œuvre sans l’autorisation de leurs ayants droit, avec l’intention de faire directement ou indirectement un profit (grâce à la publicité par exemple), ou bien de faciliter l’accès à des œuvres protégées sur Internet »204. Le gouvernement espagnol insiste notamment sur le fait que les simples utilisateurs seront épargnés par l’évolution à venir, de même que les logiciels de P2P ou les moteurs de recherche considérés comme neutres. En revanche, il est souligné que « les sites fournissant une liste de liens à partir desquels il est possible d’accéder illégalement à des œuvres protégées par le droit d’auteur » seront tout particulièrement ciblés, dont précisément les annuaires de liens de téléchargement direct. Le durcissement annoncé en Espagne consiste en une extension des peines maximales encourues par les responsables de ces sites à visée commerciale. Le communiqué indique en effet que les sanctions minimales actuellement en vigueur seront maintenues, mais que 202. 203. 204. Marc REES, « Copie privée, contrefaçon et intermédiaires, le grand ménage espagnol », PC INpact, 25 mars 2013, <http://www.pcinpact.com/news/78508copie-privee-contrefacon-et-intermediaires-grand-menage-espagno.htm>. Noticias del Ministerio: El Gobierno aprueba una reforma del Código Penal que facilita la persecución de los corruptos, 20 septembre 2013, <http://www. mjusticia.gob.es/cs/Satellite/es/1215197775106/Medios/1288784411175/Detalle. html>. Voir également le texte intégral disponible à <http://static.pcinpact.com/ medias/130920_proyecto_de_ley_de_reforma_del_codigo_penal.pdf>. Traduction proposée par Xavier BERNE, « Piratage : bientôt des peines maximales de six ans de prison en Espagne », PC INpact, 23 septembre 2013, <http:// www.pcinpact.com/news/82504-piratage-bientot-peines-maximales-six-ans-pri son-en-espagne.htm>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 131 « les comportements les plus graves pourront être punis jusqu’à six ans de prison ». Ces projets de loi du gouvernement espagnol, comme le projet de loi du 27 mars 2013 et celui annoncé dans le communiqué du 20 septembre 2013, doivent nécessairement passer devant le Parlement et ne devraient pas entrer en vigueur avant le printemps 2014, selon le quotidien El País205. 6. L’AUSTRALIE 6.1 Les transmutations du système de filtrage de l’Internet en Australie En 2009, la Fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI) avait réussi à faire pression sur les opérateurs irlandais pour bloquer le site suédois de liens BitTorrent The Pirate Bay, contre lequel elle était en procès. D’ailleurs, tout le lobby de l’édition musicale menaçait les fournisseurs de services Internet (FSI) de porter plainte contre ces opérateurs pour complicité s’ils ne filtraient pas l’accès à The Pirate Bay. Mais la menace avait du mal à passer en Norvège au point que le ministre de l’Éducation et de la Recherche, Bàrd Vegar Solhjell, était intervenu pour prendre la défense du P2P et qu’il proposait l’instauration d’une licence globale pour compenser la légalisation des échanges de fichiers entre individus, un coup de pouce pour conforter les FSI qui s’opposaient au filtrage206. Il convient de noter que, du point de vue du ministre norvégien, la question n’était pas de légaliser ou non le P2P, mais plutôt de chercher comment financer les téléchargements sur l’Internet. Telenor, le principal opérateur norvégien des télécommunications, avait rapidement saisi cette perche pour envoyer une fin de non-recevoir aux menaces conjointes de l’IFPI norvégienne et de deux associations d’éditeurs et de producteurs de cinéma finlandais, qui s’étaient joints à la demande de blocage de The Pirate Bay, estimant qu’il n’y avait aucune base légale pour qu’un FSI agisse dans l’intérêt des titulaires de droits de propriété intellectuelle numériques en vue de bloquer des sites particuliers. Le directeur de Telenor, Ragnar 205. 206. Daniel VERDÚ, « Los juristas, escépticos ante las penas de cárcel para la pirate ría », El País, 23 septembre 2013, <http://cultura.elpais.com/cultura/2013/09/19/ actualidad/1379619363_158979.html>. Guillaume CHAMPEAU, « La Norvège prête à proposer la licence globale pour légaliser le P2P », Numerama, 23 février 2009, <http://www.numerama.com/ magazine/12108-la-norvege-prete-a-proposer-la-licence-globale-pour-legaliserle-p2p.html>. 132 Les Cahiers de propriété intellectuelle Kàrus, soutenait d’ailleurs que le problème était non celui des FSI, mais bien celui des ayants droit eux-mêmes qui devaient développer des modèles économiques viables. Il estimait que demander à un FSI de contrôler et de déterminer ce que les internautes pouvaient ou non télécharger était tout aussi mauvais que de demander à un bureau de poste d’ouvrir et de lire chaque lettre et de décider ce qui devrait être livré ou non207. Pourtant, ce n’est pas cette approche qu’avait adoptée l’Australie dans sa croisade contre le téléchargement non autorisé des contenus protégés sur l’Internet. L’Australie avait plutôt choisi la voie du filtrage, un filtre obligatoire qui dépassait de loin les blocages déjà à l’œuvre dans d’autres pays comme, par exemple, la Loi HADOPI contre le piratage en France qui avait ouvert la voie à une évaluation du filtrage et la Loi Loppsi (Loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure) du 14 mars 2011 qui a comme objectif de lutter contre la criminalité générale, la délinquance routière, la cyber-pédopornographie et aussi les sites illégaux de jeux en ligne et qui autorisait déjà le filtrage, mais après décision de justice. Des systèmes comparables étaient d’ailleurs mis en œuvre dans des pays comme l’Allemagne, l’Angleterre, le Canada ou l’Italie. La logique australienne était différente. Sans se désintéresser de la protection de la propriété intellectuelle, la coalition gouvernementale alors en place recherchait davantage des mécanismes d’autorégulation des FSI en appliquant à l’Internet les mêmes règles de censure qu’à la télévision ou au cinéma. Depuis 2007, l’organisation anti-piratage de l’industrie du disque australienne, la Music Rights Australia, plus connue sous le sigle MIPI (Music Industry Piracy Investigations), faisait pression sur le gouvernement australien pour adopter à ce sujet des mesures de filtrage de l’Internet. D’ailleurs, sa directrice, Herald Sabiene, déclarait clairement que « parce que le partage de fichiers par P2P implique que les fichiers musicaux soient sur les ordinateurs des particuliers, il y a peu de choses que le MIPI puisse faire pour supprimer ces fichiers ou pour empêcher qu’ils soient partagés. C’est pourquoi, nous avons proposé aux fournisseurs d’accès à l’Internet un système de bon sens de messages d’avertissement qui, s’ils restent lettre morte, pourraient en définitive provoquer la suspension ou la résiliation du compte de l’utilisateur »208. Le directeur de 207. 208. MUSIC INFORMATION CENTRE NORWAY, Major Norwegian ISP rejects Pirate Bay Ban, 5 mars 2009, <http://mic.no/mic.nsf/doc/art2009030509361797610437>. Heath GILMORE et Kerrie ARMSTRONG, « War on Music Piracy », The Sydney Morning Herald, 17 février 2008, <http://www.smh.com.au/articles/ 2008/02/16/1202760662778.html>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 133 la National Internet Industry Association, Peter Corones, avait alors vivement protesté en déclarant que les FSI n’étaient pas la police du droit d’auteur, mais qu’ils étaient seulement de simples conduits. Face à cette situation, et avant d’aller plus loin dans leur projet d’instauration du filtrage de l’Internet, les autorités australiennes ont commencé dès 2009 à mener une série de tests209, à partir d’une liste confidentielle de 1 370 sites Internet, en ciblant non seulement la pédopornographie, mais également l’incitation au terrorisme, l’apologie des drogues, la violence excessive. Cette liste, établie et gardé secrète par la Australian Communications and Media Authority, était utilisée pour poursuivre les sites Internet qui pointaient vers les contenus censurés et qui étaient susceptibles d’amendes s’élevant à un montant de 11 000 $ australiens par jour d’infraction pour ceux qui ne retireraient pas les liens après notification. Des fuites de Wikileaks avaient révélé que seuls 674 des 1 370 de la liste présentaient bien un caractère pédopornographique210. En guise de protestation, des internautes inquiets des dommages collatéraux que ces mesures pouvaient occasionner, comme le ralentissement du débit de l’Internet ou le blocage de sites inoffensifs, avaient alors organisé un blackout du Web australien. Une opération Tempête de seins, consistant à attaquer des sites gouvernementaux, avait même été organisée par le collectif Anonymous211. L’opposition au projet de filtrage de l’Internet en Australie était montée d’un cran lorsque les géants américains de l’Internet, Google et Yahoo, étaient intervenus pour critiquer ouvertement ce projet, la présidente de Google Australie, Lucinda Barlow, déclarant que « certaines limites, comme celles concernant la pornographie enfantine, vont de soi. Aucun Australien ne veut que cela soit accessible, et nous sommes d’accord. Mais le niveau de filtrage va bien au-delà et pose des questions sur les restrictions imposées dans l’accès à l’information »212. 209. 210. 211. 212. Australian Government, Department of Communications, <http://www.commu nications.gov.au/>. Voir ENIGMAX, « Torrent Sites End Up on Aussie Blacklist », TorrentFreak, 19 mars 2009, <http://torrentfreak.com/torrent-sites-end-up-on-aussie-black list-090319>. David KRAVETS, « Anonymous Unfurls “Operation Titstorm” », Wired, 2 octobre 2010, <http://www.wired.com/threatlevel/2010/02/anonymous-unfurls-operationtitstorm>. Benjamin FERRAN, « Le filtrage de l’Internet en Australie suscite l’inquiétude », Le Figaro, 30 mars 2010, <http://www.lefigaro.fr/web/2010/03/ 30/01022-20100330ARTFIG00682-le-filtrage-de-l-internet-en-australie-suscitel-inquietude-.php>. 134 Les Cahiers de propriété intellectuelle En appui à ce mouvement de contestation concernant le système de blocage des sites, le gouvernement américain avait lui aussi manifesté ses inquiétudes aux autorités australiennes par la voix de son porte-parole, Michael Tran, qui affirmait ce qui suit : « Nous restons mobilisés pour une libre circulation de l’information que nous considérons comme vitale pour la prospérité économique et essentielle pour l’ouverture des sociétés »213. Même l’organisation humanitaire, Reporters sans frontières, avait adressé au Premier ministre australien, Kevin Rudd une lettre ouverte au sujet de la censure de l’Internet214 et elle avait placé l’Australie « sous surveillance dans sa liste des pays ennemis de l’Internet »215. Face à une telle levée de boucliers, le projet de filtrage que le gouvernement australien comptait présenter au cours de l’année 2010 a été abandonné. Le ministre des Communications et de l’Économie numérique, Stephen Conroy, est même intervenu publiquement pour assurer que le blocage des réseaux P2P n’avait jamais fait partie de ses plans. Même la justice australienne avait résisté à la pression du filtrage en n’obligeant aucun FSI à bloquer l’accès aux réseaux P2P de téléchargement, considérant que ceux-ci n’étaient pas responsables216. Plus précisément, un jugement rendu par la Cour fédérale217, en février 2010, est venu en quelque sorte sonner le glas du projet australien de filtrage de l’Internet. En effet, les plus grands studios d’Hollywood, dont Warner Bros, Disney, Paramount, Columbia ou encore Twentieth Century Fox, avaient poursuivi en justice iiNet, le troisième FSI le plus important en Australie, pour qu’il bloque l’utilisation de BitTorrent sur son réseau, ou qu’il accepte de suspendre 213. 214. 215. 216. 217. Ryshia BANS, « US Government Is Concerned about Australia’s Internet Filter Plan », International Business Times, 31 mars 2010, <http://au.ibtimes.com/ articles/20100330/us-government-is-concerned-about-australiainternet-filterplan.htm>. Jean-François JULLIARD, « Lettre ouverte au Premier ministre australien au sujet de la censure d’Internet », Reporters sans frontières, 18 décembre 2009, <http://fr.rsf.org/australie-lettre-ouverte-au-premier-ministre-18-12-2009, 35378>. « La liste des ennemis d’Internet s’allonge », Le Figaro, 11 mars 2010, <http:// www.lefigaro.fr/flash-actu/2010/03/11/97001-20100311FILWWW00777-la-listedes-ennemis-d-internet-s-allonge.php>. Michael GEIST, Australian Judge Explains Why Three Strikes Isn’t Reasonable, 3 février 2010, <http://www.michaelgeist.ca/content/view/4760/125/>. Roadshow Films Pty Ltd v. iiNet Limited (No. 3), [2010] FCA 24 (Federal Court of Australia, 4 février 2010). Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 135 l’accès à l’Internet des abonnés suspectés de téléchargement illégal, dont l’adresse IP lui serait communiquée par les ayants droit. La justice australienne a refusé de condamner iiNet et elle a débouté les studios hollywoodiens qui espéraient ainsi créer un précédent judiciaire favorable à une riposte graduée ou à un filtrage du Web comme celui qui avait condamné l’éditeur du logiciel P2P Kazaa218. Dans ce jugement très attendu, la Cour fédérale de l’Australie a reconnu l’existence d’un piratage massif sur le réseau de iiNet, mais elle a refusé de rendre le FSI responsable. Les requérants alléguaient que, malgré les relevés d’adresses IP « pirates » transmis à iiNet, celui-ci avait toujours refusé de suspendre l’accès à l’Internet des abonnés concernés, ce qui était pour eux une preuve de complicité. Ils souhaitaient en quelque sorte que iiNet collabore à une riposte graduée sans l’intermédiaire de la justice, sur simple dénonciation. Pour contrer tout argument sur l’atteinte à la liberté de communication induite par la suspension, ils rappelaient que le FSI coupait l’accès en cas d’impayé. En réponse, le juge Dennis Cowdroy a estimé que, contrairement à ce que prétendaient les studios américains, iiNet n’avait pas autorisé le partage illicite de fichiers sur BitTorrent par l’absence de mesures préventives, car quel que soit leur qualité les relevés d’adresses IP transmis par l’industrie cinématographique ne sont pas suffisants pour déterminer de façon certaine qu’il y a bien eu atteinte aux droits d’auteur de la part de l’abonné. Expliquant pourquoi la riposte graduée n’était pas un mécanisme raisonnable de lutte contre le piratage, le juge a souligné qu’il ne serait pas raisonnable de couper l’accès à l’Internet à cause de violations de droits d’auteur. « Évidemment, la suspension des comptes de l’abonné constituerait une étape qui empêcherait la personne ou les personnes de violer des droits d’auteur, au moins avec ce FSI, mais il empêcherait aussi cette personne ou ces personnes d’utiliser l’Internet pour toutes les autres utilisations non contrefaisantes »219, rappelle le juge, dans l’affaire Kazaa, l’éditeur n’a été contraint de fermer son réseau P2P que parce qu’il avait été démontré lors du procès que le piratage était l’utilisation prédominante faite de Kazaa. Lorsque le FSI reçoit des plaintes pour piratage, rien ne lui permet de dire que son client utilise l’Internet essentiellement pour pirater. C’est aussi un peu l’idée qu’avait retenue le Conseil constitutionnel français en statuant sur 218. 219. « Kazaa de retour dans les tribunaux australiens », Numerama, 20 février 2006, <http://www.numerama.com/magazine/2531-kazaa-de-retour-dans-lestribunaux-australiens.html>. Michael GEIST, Australian Judge Explains Why Three Strikes Isn’t Reasonable, 3 février 2010, <http://www.michaelgeist.ca/content/view/4760/125/>. 136 Les Cahiers de propriété intellectuelle la Loi HADOPI lorsqu’il prévenait que la suspension de l’accès ne pourrait être prononcée par un juge que si elle constitue une mesure « strictement nécessaire » et « proportionnée ». Ce qui ne serait probablement pas le cas pour quelques films ou albums téléchargés220. Enfin, en 2011, le gouvernement australien a décidé de suspendre, au moins temporairement, son programme de filtrage de l’Internet par souci d’économie tout d’abord, car la suspension de cette mesure coûteuse lui permettrait de récupérer 9,6 millions de dollars et de les réaffecter à d’autres projets221. De plus, cette mesure était très contestée et son efficacité n’était pas tout à fait évidente. Une étude d’impact222 sur le filtrage des contenus pédopornographiques concluait que le filtrage est au mieux inefficace, au pire extrêmement coûteux pour une efficacité de toute façon douteuse. De plus, le coût du filtrage pourrait monter jusqu’à 140 millions d’euros pour une technique très invasive d’inspection profonde des paquets (DPI), qui consistait à examiner chacune des communications des internautes afin de vérifier la licéité du contenu. Donc, un problème éthique extrêmement important pour une solution de toute façon inefficace dans les cas de chiffrage des communications. 6.2 Quel rôle pour les FSI dans la lutte contre le piratage sur Internet ? La responsabilité du FSI est devenue une priorité pour de nombreux pays qui se soucient davantage d’offrir de meilleurs mécanismes en matière de protection des contenus en ligne. À ce titre, ils s’efforcent de rechercher un équilibre entre les droits d’auteur et l’intérêt général en prenant la mesure du vaste mouvement au travers duquel s’opèrent à la fois la fluidité et la facilité de diffusion 220. 221. 222. Guillaume CHAMPEAU, « Hollywood échoue à imposer une riposte graduée contre BitTorrent en Australie », Numerama, 5 février 2010, <http://www. numerama.com/magazine/15022-hollywood-echoue-a-imposer-une-ripostegraduee-contre-bittorrent-en-australie.html>. Fran FOO, « Budget 2011: The Gillard Government Will Scrap Its Voluntary Internet Filtering Grants Program to Save $9.6 Million Over Three Years, The Australian », National Affairs, 10 mai 2011, <http://www.theaustralian.com.au/ national-affairs/budgets/budget-2011-labor-ends-voluntary-net-filtering-scheme/ story-fn8gf1nz-1226053563031>. L’étude réalisée par la Fédération française des télécommunications, chargée de défendre les intérêts des FSI et des opérateurs mobiles, a été commandée par le gouvernement français qui souhaitait mettre en place le filtrage des contenus avec le projet de loi Loppsi : voir Guillaume CHAMPEAU, « Filtrage de la pédophilie : jusqu’à 140 millions d’euros pour rien », Numerama, 2 octobre 2009, <http://www.numerama.com/magazine/14130-filtrage-de-la-pedophiliejusqu-a-140-millions-d-euros-pour-rien.html>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 137 de l’information conjuguée à la faculté limitée des titulaires de droits de contrôler l’utilisation, ou même la réutilisation de leurs œuvres. À cet égard, plusieurs schémas conceptuels ont été imaginés pour essayer de circonscrire ce phénomène au cœur duquel se trouvent placés les FSI. Un premier modèle, celui de la responsabilité conditionnelle, semble traduire dans les faits la procédure dite d’avis et retrait (Notice and Takedown) par laquelle les FSI jouissent d’une limitation de leur responsabilité à la condition d’agir promptement pour retirer les informations ou rendre l’accès à celles-ci impossible, dès le moment où les ayants droit leur rapportent un cas de violation des droits d’auteur sur leurs réseaux. Le modèle de la responsabilité directe est, quant à lui, considéré comme une reconnaissance manifeste du pouvoir des tribunaux de prononcer une ordonnance à l’encontre d’un prestataire afin de prévenir une activité illégale en ligne. Le Royaume-Uni223 et le Japon224 ont expérimenté ce modèle. Un troisième modèle, celui de la responsabilité secondaire, est reconnu par la plupart des pays membres du Commonwealth. Il met en œuvre la notion de responsabilité indirecte dans les cas de partage de fichiers P2P. La législation nationale ne retient à ce sujet que la responsabilité d’une personne pour négligence commise par une autre à laquelle la première a confié ou a délégué l’exécution de certaines tâches en son nom. C’est ainsi, par exemple, qu’en Australie, la législation sur le droit d’auteur reconnaît un délit d’autorisation consistant en une forme de responsabilité indirecte des FSI. En l’espèce225, les tribunaux statuent sur la culpabilité en cas de violation des droits d’auteur d’un prestataire après avoir examiné un faisceau de preuves concluantes et en se penchant sur les questions suivantes : Le fournisseur d’accès était-il en mesure de prévenir la violation ? Quelle est la nature de la relation entre le FSI et le contrevenant ? Le FSI a-t-il adopté des mesures raisonnables pour prévenir l’infraction ? 223. 224. 225. Voir Twentieth Century Fox Film and Others v. British Telecommunications PLC, [2010] EWHC 608 (Ch., 29 mars 2010). Yuji YAMAGUCHI, « Developments of Court Decisions and Recent Topics Relating to the Provider Liability Limitation Act – JASRAC c. MMO Japan » (Tokyo District Court, 29 janvier 2003), (2011) 12 YUASA & HARA Business Law News, p. 2, <http://www.yuasa-hara.co.jp/english/news/pdf/BL/BL012.pdf>. Voir University of New South Wales v. Moorhouse, [1975] HCA 26 (High Ct. Australia, 1er août 1975). 138 6.3 Les Cahiers de propriété intellectuelle Les accords contractuels au secours des initiatives légales : le nouveau modèle australien En pratique, la mise en œuvre de ces différents modèles dans la lutte contre le piratage des contenus protégés sur l’Internet a entraîné des disparités dans les mécanismes de protection des contenus en ligne, mécanismes qui se sont révélés incertains au plan juridique. Pour remédier efficacement et rapidement aux difficultés soulevées et pour parvenir à un juste équilibre entre l’intérêt général et celui des auteurs, certains pays ont, en cette matière, fait intervenir des initiatives privées émanant des acteurs eux-mêmes, en dehors du cadre juridique. Ils ont ainsi balisé le terrain en permettant d’établir une collaboration à la fois large et efficace entre les diverses parties prenantes dans le cadre d’accords négociés qui ont même permis à l’industrie du disque et aux FSI de réduire leur manque à gagner lié à l’essor du numérique226. C’est cette approche contractuelle pratique qui a été adoptée en Australie. En novembre 2011, les cinq plus importants FSI ont présenté au gouvernement une proposition détaillée pour faire face à la question du partage de fichiers illégaux227. L’accord prévoit l’implantation du système de l’envoi de lettres d’avertissement, mais, contrairement au régime de la réponse graduée, il ne comprend pas la sanction de la coupure de l’accès à l’Internet. Pour cela, les ayants droit devront recourir au système judiciaire en vue de faire punir les contrevenants récidivistes. Selon Sandrine Hallemans228, cette proposition d’accord définit le cadre d’un régime de notification qui a pour objet d’éduquer les abonnés à l’Internet lorsque leurs connexions sont « suspectées » de se livrer à un téléchargement non autorisé de contenus protégés par la propriété intellectuelle. La responsabilité de la surveillance des réseaux de partage de fichiers reposerait sur les ayants droit, qui ne pourraient utiliser que des systèmes de détection testés et approuvés. Les avis de détection devront être envoyés aux fournisseurs d’accès à l’Internet dans les 14 jours suivant l’enregistrement d’une infraction et ces fournisseurs auront, à leur tour, 14 jours pour faire correspondre l’adresse IP fournie avec le compte d’un abonné et expédier à ce 226. 227. 228. ERNST & YOUNG, La propriété intellectuelle à l’ère du numérique, op. cit., p. 13. COMMUNICATIONS ALLIANCE LTD, Australian Internet Service Provider Proposal: “A Scheme to Address Online Copyright Infringement”, 25 novembre 2011, <http://www.commsalliance.com.au/__data/assets/pdf_file/0019/32293/ Copyright-Indus try-Scheme-Proposal-Final.pdf>. Voir Étude relative à la lutte contre les atteintes au droit d’auteur sur Internet, op. cit., p. 49. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 139 dernier un avis d’infraction. Les abonnés qui reçoivent un premier avertissement de téléchargement illicite de fichiers devraient recevoir un avis (Education Notice) leur signifiant qu’une infraction a eu lieu à même leur compte, mais sans mentionner le contenu du document qui a été partagé. L’avis devrait également inclure une information sur la manière d’obtenir du contenu légalement. Après avoir reçu un avis, s’ensuivrait alors une période de 12 mois, période durant laquelle l’abonné recevra, s’il est pris de nouveau à défaut, un avis de violation de droits d’auteur (Copyright Infringement Notice), ce dernier avis détaillant cette fois-ci le contenu partagé en cause. Lorsqu’un abonné a reçu un avertissement, puis trois avis de violation, son FSI leur enverrait un nouvel avis (Discovery Notice) dans lequel est expressément inscrit que le titulaire du compte a été insensible aux avis précédents, que les titulaires de droit ont été informés de ce fait et que d’autres mesures pourraient suivre. C’est à ce stade que les ayants droit auraient à décider s’ils souhaitent obtenir une ordonnance du tribunal pour obtenir l’identité du titulaire du compte afin de le poursuivre en vertu des lois existantes. À chaque étape, de l’Education Notice au Discovery Notice, l’abonné a la possibilité de faire appel. Les FSI proposent ce mécanisme à l’essai pour 18 mois et à l’issue de cette période d’essai, une évaluation indépendante sera effectuée en vue de déterminer si des changements devraient être apportés à ce système. Il convient toutefois de mentionner que les ayants droit ne sont pas partie à l’accord, mais la déclaration du « Communication Alliance » souligne que le mécanisme mis en place est le résultat de discussions qui se sont tenues en 2011 entre les FSI, le gouvernement australien et les ayants droit. Contrairement au régime en place en Nouvelle-Zélande, ce n’est pas un mécanisme de réponse graduée intégral qui a été proposé par les FSI pour traiter des cas des contrevenants récidivistes. C’est dire qu’il n’y aura pas de suspension ou de coupure de l’accès à l’Internet des abonnés. C’est davantage un régime d’avertissement qui sera implanté et dont l’accent sera mis sur l’éducation des consommateurs. C’est certainement la voie que suivra le gouvernement australien, étant donné que, le 20 avril 2012, la Haute Cour australienne confirmait le jugement de la Cour fédérale rendu en 2010 dans l’affaire iiNet à l’effet que le FSI impliqué n’était pas tenu responsable des infractions aux droits d’auteur commises par ses abonnés sur son réseau. 140 Les Cahiers de propriété intellectuelle 7. NOUVELLE ZÉLANDE 7.1 Le contexte Après la France, le Royaume-Uni ou la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande a également été l’un des pays pionniers à introduire le mécanisme de la riposte graduée dans sa législation interne. La Nouvelle-Zélande recherchait ainsi le moyen d’adapter sa législation aux univers numériques afin de lutter efficacement contre les téléchargements non autorisés des contenus protégés par la propriété intellectuelle sur les réseaux P2P. La législation sur le droit d’auteur de 1994229 a été modifiée par une loi controversée, la Section 92A of the Copyright Amendment Act, qui a été votée en 2008 en vue de forcer les FSI à adopter une politique de suspension d’accès à l’Internet contre des abonnés qui se livreraient au téléchargement non autorisé de contenus protégés230. Cette loi stipule que les FSI devront adopter et mettre en œuvre de manière raisonnable une politique sur la résiliation, dans des circonstances appropriées, du contrat de service d’un contrevenant multirécidiviste231. Ainsi, de simples indices ou des allégations pourront suffire pour justifier la coupure d’accès, sans preuve ni intervention d’un juge. Programmée pour être applicable dès la fin de février 2009, une véritable fronde des internautes néo-zélandais soutenus par les FSI s’était rapidement organisée pour contrer ce projet de loi avec, notamment, une pétition de 18 000 signataires232 lancée le 18 décembre 2008 et un blackout du Web organisé le 28 février 2009233. Les critiques234 contre le projet de loi étaient également supportées par l’Internet New Zealand Inc. (InternetNZ), membre de l’ISOC 229. 230. 231. 232. 233. 234. New Zealand Legislation, Copyright Act 1994, Public Act 1994 No. 143, <http:// www.legislation.govt.nz/act/public/1994/0143/latest/DLM345634.html>. « Campaign to Stop File-Sharers Being “Guilty Upon Accusation” », TorrentFreak, 5 janvier 2009, <http://torrentfreak.com/campaign-to-stop-file-sharers-beingguilty-upon-accusation-090105/>. Voir TCF – NEW ZEALAND TELECOMMUNICATIONS FORUM, ICT Industry Moves To Address Copyright Confusion: A joint statement from the TCF, InternetNZ, ISPANZ, TUANZ, New Zealand Computer Society & Women in Technology, on section 92A of the recently passed Copyright (New Technologies) Amendment Act, 19 septembre 2008, <http://www.tcf.org.nz/news/0107852335f5-41c4-b8bc-7ed0b4d07848.html>. What is Copyright?, <http://creativefreedom.org.nz/copyright/>. THE CREATIVE FREEDOM FOUNDATION, This Website Is Blacked Out, <http://www.cre8d-design.com/wp-content/uploads/2009/02/blackout-day7.png>. « Govt Rejects Calls to Alter Internet Law », Stuff, 31 janvier 2009, <http://www. stuff.co.nz/national/811696>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 141 (Internet Society), dont le président, Keith Davidson, farouchement opposé au projet de loi, constatait que les FSI devraient désormais jouer le rôle de juge, de jury et de bourreau. Le porte-parole de TelstraClear, Mathew Bollan, renchérissait en déclarant que les FSI ne voulaient pas violer la loi, mais qu’ils ne voulaient non plus marteler leurs clients. L’interlocuteur de Google estimait de sa part que la suspension de l’abonnement à l’Internet dans le cadre de la riposte graduée constituait une sanction disproportionnée et que les droits de la défense n’étaient pas assurés. En effet, il jugeait que le projet de loi « met en danger les droits fondamentaux et les droits procéduraux des utilisateurs, en menaçant de suspendre l’accès à Internet des utilisateurs en se basant sur de simples allégations et en renversant la charge de la preuve sur l’utilisateur qui doit démontrer qu’il n’y a pas eu de délit »235. Il convient de faire remarquer que, dans son application, la Section 92A de la loi comportait des différences significatives avec la Riposte graduée française. En effet, tenus de mettre en place la riposte graduée à la fin de février 2009, les FSI néo-zélandais avaient posé des conditions extrêmement strictes à sa mise en œuvre en publiant dès le 4 février 2009 un code de bonne conduite (Internet Service Provider Copyright Code of Practice)236, code qui devait encadrer l’application de la riposte graduée. Tout d’abord, l’internaute qui aurait été repéré comme contrefacteur aurait bénéficié de la présomption d’innocence jusqu’à ce que le FSI ait fourni des preuves acceptables de sa culpabilité. De plus, contrairement à la loi HADOPI, la Nouvelle-Zélande voulait confier la responsabilité de la « Section 92A » à un organisme judiciaire qui aurait eu à lui seul la responsabilité de prononcer la sanction lorsque le FSI aurait fourni des preuves suffisantes. 7.2 Les hauts et les bas du système de riposte graduée en Nouvelle-Zélande Face à ces critiques, le gouvernement néo-zélandais, qui a d’abord refusé de reporter l’application du texte controversé, a ensuite capitulé en déposant un nouveau projet qui stipule qu’en cas d’infrac- 235. 236. Guillaume CHAMPEAU, « Google s’oppose à la riposte graduée », Numerama, 17 mars 2009, <http://www.numerama.com/magazine/12343-google-s-oppose-ala-riposte-graduee.html>. TCF – NEW ZEALAND TELECOMMUNICATIONS FORUM, Internet Service Provider Copyright Code of Practice, Draft, 4 February 2009, For Public Consultation, p. 29, <http://www.tcf.org.nz/library/2e53bf81-d6c4-4735-9ed0740e8b2c6af3.cmr>. 142 Les Cahiers de propriété intellectuelle tions répétées, l’internaute risquerait jusqu’à six mois de suspension, mais pourrait faire appel de la décision237. Le 23 février 2009, au lieu d’attendre l’échéance du 28 février, le premier ministre néo-zélandais, John Key, a annoncé la suspension de l’entrée en vigueur de la Section 92A du projet de loi jusqu’au 27 mars si aucun accord entre les différentes parties concernées n’était trouvé238. Soulagé par ce report, tout comme les autres organisations qui s’étaient dressés contre le projet de loi, Keith Davidson a aussitôt déclaré que « les néo-zélandais peuvent pousser un soupir de soulagement, leur accès à Internet n’est plus menacé par des allégations non prouvées d’infraction au droit d’auteur. La Section 92A doit être abrogée. Couper un accès à l’Internet a toujours été une réponse disproportionnée à une atteinte au copyright et forcer les FSI et d’autres organisations à être les juges et les exécutants du copyright n’a jamais été une situation acceptable. Mais ce report est un bon début ». Le ministre du Commerce, Simon Power, a justifié ce report par le fait que le cabinet a considéré que l’entrée en vigueur de la Section 92A dans sa conception actuelle ne serait pas approprié au regard du niveau d’incertitude gravitant autour de son fonctionnement. La Section 92A n’est cependant pas complètement abolie puisque le gouvernement prévoit des amendements élaborés sur la base d’accords entre ayants droit et FSI afin d’améliorer le texte et le rendre opérationnel. C’est ce qu’affirmait également le ministre des Communications et des Technologies de l’information, Steven Joyce, en cherchant à rassurer les parties prenantes : « nous allons garder un œil sur la manière dont la nouvelle loi fonctionne dans la pratique. Nous sommes prêts à envisager des modifications supplémentaires si cela s’avère nécessaire ». Contre toute attente, le gouvernement néo-zélandais, sans attendre l’échéance du 27 mars 2009, a pris tout le monde de court en décidant le 23 mars qu’il ne mettra pas en œuvre sa riposte graduée, ou pas sous une forme identique au système français239. Il 237. 238. 239. « New Zealand Readies New Three-Strikes Legislation », Music:Ally, 17 décembre 2009, <http://musically.com/2009/12/17/new-zealand-readies-new-three-strikeslegislation/> (sur abonnement). Juha SAARINEN, « John Key Delays Copyright Law: The Government May Suspend S92a If No Agreement Is Reached », Computer World, 22 février 2009, <http://www.computerworld.co.nz/article/492772/john_key_delays_copy right_law>. Guillaume CHAMPEAU, « La Nouvelle Zélande abandonne la riposte graduée à la française », Numerama, 23 mars 2009, <http://www.numerama.com/ magazine/12394-la-nouvelle-zelande-abandonne-la-riposte-graduee-a-la-fran caise.html>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 143 n’est toutefois pas question officiellement d’abandonner totalement la riposte graduée, puisque le gouvernement dit avoir finalement entendu les arguments des opposants et souhaite remettre à plat le texte législatif pour mieux respecter les droits de la défense et la présomption d’innocence. Le premier ministre, satisfait de cette décision en a profité pour dénoncer un certain lobbying exercé par les industries culturelles : Nous sommes reconnaissants au Gouvernement de s’être abstenu de permettre qu’Internet soit compromis sur la base des intérêts commerciaux étroits des industries du divertissement, qui tentent de sauver des modèles économiques chancelants. Ces industries devraient se concentrer sur l’éducation de leurs clients, pas sur les menaces actuellement constituées.240 Après l’échec de l’adoption de la riposte graduée au premier trimestre 2009, le gouvernement néo-zélandais et les représentants des ayants droit ne désarment pas de trouver une solution pour lutter contre le téléchargement illégal. Ainsi, une nouvelle Section 92A a donc été mise en chantier. Une commission spéciale composée de juristes spécialisés en propriété intellectuelle et en droit de l’Internet a participé à l’élaboration de cette nouvelle riposte graduée. La principale avancée de ce nouveau document concerne les FSI qui n’auront pas à jouer le rôle de police du droit d’auteur pour l’industrie culturelle. Néanmoins, la riposte graduée est toujours d’actualité, malgré les craintes qu’elle suscite, en particulier sur le volet des sanctions. En juillet 2009, le gouvernement néo-zélandais a donc présenté une version remaniée de la riposte graduée, sans pour autant gommer les risques qu’un tel processus pourrait engendrer241. 7.3 La nouvelle riposte graduée néo-zélandaise et ses suites Le 16 décembre 2009, un texte intitulé Illegal peer to peer file sharing242, publié par le ministère du Commerce, propose de nouvelles mesures portant sur la poursuite des infractions répétées au droit 240. 241. 242. Observatoire de la contrefaçon numérique, Coupure de la connexion à Internet : le consensus est ailleurs, 31 mars 2009, <http://www.contrefaconnumerique. fr/2009/03/31/le-faux-consensus-de-la-%C2%AB-riposte-graduee-%C2%BB>. ENIGMAX, « Modified 3 Strikes Back on Agenda For New Zealand Pirates », TorrentFreak, 14 juillet 2009, <http://torrentfreak.com/modified-3-strikes-backon-agenda-for-new-zealand-pirates-090714>. Office of The Minister of Commerce, Illegal Peer-To-Peer File Sharing, p. 32, <http://www.med.govt.nz/upload/71039/S92A-Cabinet-Paper.PDF>. 144 Les Cahiers de propriété intellectuelle d’auteur en ligne. La suspension de l’accès à l’Internet des utilisateurs récidivistes est présentée comme une solution appropriée pour combattre la piraterie en ligne. Le document préparé par le ministère du Commerce de la Nouvelle-Zélande contient des recommandations en vue de modifier la loi de 1994 avec pour objectif de trouver des moyens de lutter contre les atteintes au droit d’auteur commises sur les plateformes d’échanges de fichiers P2P. Trois mesures phares sont proposées : 1) les titulaires de droits seront habilités à envoyer des avertissements aux utilisateurs de fichiers P2P illégaux par l’intermédiaire des FSI. Le premier avertissement aurait une vocation pédagogique ; le deuxième serait un message enjoignant à l’abonné de mettre un terme à ses agissements ; enfin, un troisième avertissement informerait l’abonné que trois atteintes ou plus ont été commises par lui ; 2) si le titulaire de l’abonnement récidive, et à la condition que trois atteintes aient été commises dans un délai de neuf mois, l’ayant droit pourra porter plainte devant le Tribunal du droit d’auteur ; 3) les peines existantes sanctionnant les atteintes répétées au droit d’auteur sur les plateformes d’échanges en P2P seront renforcées afin d’y inclure la suspension de l’accès à l’Internet pour une durée maximale de six mois. Le ministre du Commerce, qui envisageait d’introduire un projet de loi devant le Parlement avant la fin du mois de février 2010, l’a effectivement fait le 23 février 2010. Le projet de loi intitulé Copyright Infringing File Sharing Amendment Bill243, qui complète la loi de 1994 et qui vise à sanctionner le téléchargement illégal, est basé sur un mécanisme de «riposte graduée» en trois étapes afin de combattre les échanges de fichiers P2P illégaux, mécanisme semblable à celui mis en place en France par la Loi HADOPI. Il autorise notamment les ayants droit à transmettre aux FSI des preuves de violation de droits d’auteur. Les FSI devront alors transmettre un avertissement au possesseur de la ligne. Après trois avertissements, les ayants droit pourront saisir un tribunal du droit d’auteur, qui pourra ordonner le paiement de dommages et intérêts allant jusqu’à 15 000 dollars australiens. Le projet de loi a été adopté en avril 2011 après quelques propositions d’amendements en commission parlementaire et il est entré en vigueur le 1er septembre 2011. 243. Copyright (Infringing File Sharing) Amendment Bill, As reported from the Commerce Committee, <http://www.legislation.govt.nz/bill/government/2010/0119/ latest/DLM2764312.html>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 145 En pratique, comme le souligne Sandrine Hallemans244, le nouvel article 122B du Copyright Act de 1994 résume les nouvelles dispositions de la loi créant un régime spécial permettant aux ayants droit de prendre des mesures exécutoires à l’encontre des personnes qui violent le droit d’auteur par le partage de fichiers. Les ayants droit, après avoir repéré des téléchargements non autorisés en ligne, enjoignent aux FSI d’envoyer des avis d’infraction gradués aux contrevenants présumés : tout d’abord, un avis de détection, ensuite un avis de mise en garde et, enfin, un avis d’exécution. Une fois ce dernier avis transmis au contrevenant, qui a donc ignoré les avertissements expédiés à ce jour, l’ayant droit peut prendre des mesures exécutoires à son encontre et tenter d’obtenir une ordonnance du tribunal pour le paiement d’une amende, ainsi qu’une injonction de suspension du compte Internet du contrevenant pour une durée maximale de six mois. Il convient de faire remarquer que la Nouvelle-Zélande a opté pour une solution proche de celle retenue en France dans la Loi HADOPI, en faisant porter la responsabilité du téléchargement illégal sur le propriétaire de la ligne, et non sur le « téléchargeur » lui-même. L’un des aspects les plus controversés pour ceux qui s’opposent à cette loi est qu’elle inverse le fardeau de la preuve, ouvrant ainsi la voie à de nombreuses procédures abusives. Comme le souligne Rick Shera245, « 30 % des plaintes pour violation de droit d’auteur n’aboutissent pas parce que les plaignants ne peuvent pas prouver qu’ils détiennent les droits. Mais les ayants droit n’auront plus besoin de prouver qu’ils sont bien les propriétaires des droits », à moins que l’internaute ne conteste la plainte. Alors qu’en France les internautes sont sanctionnés par une amende, ce sont des dommages et intérêts qui seront accordés aux ayants droit par les tribunaux néo-zélandais, ce qui pourrait les inciter à lancer un très grand nombre de procédures, dont certaines sans fondement, jugent les opposants à la loi246. Pour tenter de limiter ce problème, le législateur néo-zélandais a prévu que les plaignants 244. 245. 246. Sandrine HALLEMANS, Étude relative à la lutte contre les atteintes au droit d’auteur sur Internet, op. cit., p. 29 ; voir également « Three Strikes File Sharing Bill Passed in New Zealand: NZFACT Backs Change Which Comes Into Effect on 1 September », Computerworld, 15 avril 2011, <http://www.computerworld. com.au/article/383413/three_strikes_file_sharing_bill_passed_new_zealand>. « Net Piracy: Prove Innocence or Face Fine », The New Zealand Herald, 15 avril 2011, <http://www.nzherald.co.nz/entertainment/news/article.cfm?c_ id=1501119&objectid=10719372>. « La Nouvelle-Zélande vote une loi proche de l’Hadopi », Le Monde, 15 avril 2011, <http://www.lemonde.fr/technologies/article/2011/04/15/la-nouvelle-zelandevote-une-loi-proche-de-l-hadopi_1508007_651865.html>. 146 Les Cahiers de propriété intellectuelle doivent s’acquitter de frais de dossiers pour pouvoir déposer leurs plaintes. Le montant de ces frais n’a pas encore été fixé. Les nouveaux développements découlant de l’implantation et de la mise en service du système néo-zélandais de réponse graduée indiquent que les premières lettres d’avertissement aux internautes ayant procédé à un partage illégal de fichiers protégés par le droit d’auteur ont été envoyées et que la Recording Industry Association of New Zealand (RIANZ), représentant l’industrie musicale néozélandaise, aurait déjà déposé 42 avis d’infraction qui seront transmis aux FSI des contrevenants présumés247. Les dernières statistiques publiées en juillet 2012 par la New Zealand’s Federation Against Copyright Theft (FACT) montrent qu’il y aurait eu une baisse de 50 % du nombre de films téléchargés illégalement, tandis que le partage des fichiers non autorisés sur les réseaux P2P aurait chuté de 18 %. Toutefois, comme souligne la FACT, le nombre d’internautes utilisant les réseaux P2P illégaux pour télécharger des contenus protégés est encore de 41 % comparativement à la moyenne mondiale qui se situe autour de 28 %248. La Nouvelle-Zélande est à l’heure actuelle le dernier pays à avoir instauré dans son droit interne un mécanisme de réponse graduée. CONCLUSION GÉNÉRALE Les législations de lutte contre le téléchargement illégal ontelles réussi à endiguer le phénomène de piratage sur Internet ou, à tout le moins, induire une baisse de la piraterie sur Internet ? La reproduction et la distribution illégales des œuvres protégées ne sont pas un problème nouveau. Le phénomène a cependant pris une ampleur particulièrement importante ces dernières années à cause, notamment, de la démocratisation de l’Internet et de l’augmentation exponentielle des débits. C’est un fait. Cependant, l’inventaire des mesures proposées par divers gouvernements à travers le monde fournit une réponse tout à fait contrastée pour la simple raison que les résultats de l’implantation de ces mesures restent incertains du 247. 248. Voir « New Zealand Three Strikes Gets Underway: Strike One Has Begun in New Zealand’s Efforts To Crack Down on Internet Piracy », CMU, 1er novembre 2011, <http://www.thecmuwebsite.com/article/new-zealand-three-strikes-getsunderway/>. Voir Iona SILVERMAN, « New Zealand Three-Strike Law Results in 50 % Decrease in Infringement », The 1709 Blog, 23 juillet 2012, <http://the1709blog. blogspot.be/2012/07/new-zealand-three-strike-law-results-in.html>. Les législations de lutte contre le téléchargement illégal 147 fait des déficiences constatées dans les systèmes juridiques internes étudiés. L’étude des réflexions juridiques menées dans le cadre de cette analyse révèle des approches distinctes sur l’identification du problème soulevé par le phénomène de téléchargement non autorisé des contenus protégés sur Internet. Si elles reposent toutes sur l’élaboration et l’implantation d’un système répressif sanctionnant le piratage, ces systèmes, qui poursuivent les mêmes objectifs, visent cependant des cibles distinctes, ce qui peut fonder, en pratique, l’esquisse de deux modèles de lutte contre la piraterie promouvant des mécanismes de sanctions dont l’un vise uniquement l’internaute (riposte graduée), et dont l’autre s’attaque directement aux intermédiaires techniques, convaincu que c’est eux la source du problème (filtrage ou bridage de l’Internet). Si l’un ou l’autre modèle ne produit pas les résultats escomptés, il pourrait s’avérer toutefois nécessaire de réfléchir à la complémentarité des deux mécanismes de sanction, si l’on veut aboutir à l’implantation d’un système répressif des plus efficaces. Mais au-delà de ces dispositifs juridiques que balisent les nombreuses législations nationales étudiées, les réponses judiciaires à la lutte contre le téléchargement non autorisé des œuvres sur Internet s’avèrent toujours rapidement inadaptées à l’évolution des techniques, parce que le coût des poursuites et les difficultés d’exécution des jugements en cas d’infraction commise dans un pays donné par un contrevenant résidant dans un autre pays restent encore des sujets de préoccupation ; parce que les procédures judiciaires sont souvent lentes et coûteuses pour les titulaires de droits, et les poursuites sont relativement inappropriées ou surdimensionnées pour les ayants droit comme pour les utilisateurs finaux. Ceci pose notamment la question de la finalité et plus souvent de l’efficacité du cadre juridique et du dispositif judiciaire mis en place pour remédier à la violation des droits de propriété intellectuelle sur Internet et lutter contre le piratage. Il en résulte dès lors le constat qu’il ne suffit pas seulement d’adopter des lois sur la propriété intellectuelle, mais qu’il importe davantage de les faire appliquer de manière appropriée et de les accompagner par un ensemble de mesures promouvant également les offres légales en ligne et leur monétisation. Cette étude montre qu’un consensus entre les ayants droit, les consommateurs et les FSI semble impossible à trouver tant les intérêts de chacun sont éloignés et divergents à bien des égards. Par exemple, si les maisons de disque veulent une riposte graduée pure et dure, les FSI, en revanche, pensent qu’une mise en avant des offres légales et une plus grande sensibilisation auprès du grand public 148 Les Cahiers de propriété intellectuelle devraient résoudre ce problème épineux. L’un des principaux défis dans la lutte contre le téléchargement illégal demeure donc la mise en place d’offres légales, attractives et accessibles pour remplacer progressivement les offres illégales. Les pays à l’étude offrent un espace propice à ce type d’initiatives comme en témoignent plusieurs entreprises innovantes nées sur leur territoire. Quelle que soit la direction que prendra tout autre gouvernement dans le monde, des voix se feront toujours entendre : un texte jugé trop répressif (coupure de la connexion à Internet, procédures judiciaires, filtrage) provoquerait la colère de certains consommateurs, mais des mesures trop laxistes mettraient aussi en péril l’industrie créative toute entière. Cette industrie est et reste vitale dans l’économie des pays. Ce qui pose donc la question de la qualité des services offerts aux consommateurs et qui les éloigneraient sans doute des offres illégales sur Internet, et permettraient aussi un meilleur financement de la culture. Nous aborderons cet aspect dans une prochaine livraison. Vol. 26, nº 1 Entre le droit d’auteur et le droit de marques : les réserves de droits au Mexique Ana Nomen Corominas* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151 1. CARACTÉRISTIQUES D’UNE FIGURE JURIDIQUE UNIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151 1.1 Notion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151 1.2 Éléments . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152 1.2.1 Typologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152 1.2.2 Droit exclusif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154 1.2.3 Génération du droit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154 1.2.4 Durée de protection . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154 1.3 Procédure administrative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154 2. RÉFLEXIONS CRITIQUES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155 2.1 Les réserves, un concept hybride entre le droit de marques et le droit d’auteur ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155 2.2 Une réglementation qui ne rend pas justice à une figure juridique unique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158 © Ana Nomen Corominas, 2014. * Avocate chez Gonzalez Calvillo (Mexico). 149 INTRODUCTION La Loi fédérale du droit d’auteur du Mexique (LFDA) régit dans ses articles 173 à 191 un système qui protège les publications périodiques, les diffusions périodiques, les personnages de caractérisation humaine, les personnages de fiction ou symboliques, les personnes ou groupes artistiques ainsi que les promotions publicitaires. La réserve de droits à l’usage exclusif est une figure unique dans le droit comparé, dont les détenteurs de droits de propriété intellectuelle étrangers doivent avoir connaissance si leur intention est d’entrer dans l’attirant marché mexicain. Cet article examinera dans une première partie les caractéristiques des réserves de droits, pour en faire une analyse critique dans une deuxième partie. 1. CARACTÉRISTIQUES D’UNE FIGURE JURIDIQUE UNIQUE 1.1 Notion La réserve de droits à l’usage exclusif est définie comme la faculté d’utiliser et exploiter exclusivement les titres, noms, dénominations, caractéristiques physiques et psychologiques distinctives, ou les caractéristiques d’opération originales appliquées, en accord avec leur nature, à un des genres qui suivent : I Publications périodiques […] II Diffusions périodiques […] III Personnages humains de caractérisation, ou fictifs ou symboliques […] IV Personnages ou groupes consacrés à des activités artistiques […] Promotions publicitaires Introduite dans la Loi de Droit d’Auteur de 1948, la réserve est une figure unique dans le droit comparé qui fait l’objet d’une considérable controverse dans la doctrine juridique mexicaine. Nous analyserons les particularités et les différents types de réserves de droits ci-dessous, mais comme introduction il suffit de signaler que les réserves se trouvent dans la LFDA dans un chapitre à part concernant les droits d’auteur et les droits connexes, inexplicablement situé dans 151 152 Les Cahiers de propriété intellectuelle le titre voué au registre de droits. Selon l’auteur Schmidt, spécialiste reconnu en la matière, les réserves ont comme propos de « protéger certains éléments adjacents à l’œuvre, mais qui ne représentent pas l’œuvre en soi »1. Il s’agit donc d’un système de protection sui generis de certains éléments ayant une valeur commerciale évidente que le législateur a considéré dignes de sauvegarder. 1.2 Éléments Schmidt considère que [l]’existence de la réserve de droits, comme institution autonome et particulière du droit de la propriété intellectuelle se justifie car elle remplit un espace qu’aucune autre figure de la propriété intellectuelle n’a pu couvrir complètement.2 Analysons donc les éléments qui conforment cette figure singulière. 1.2.1 Typologie Tel qu’indiqué, les réserves protègent les « titres, noms, dénominations, caractéristiques physiques et psychologiques distinctives, ou caractéristiques d’opération originales » appliqués aux genres qui suivent : a) Publications périodiques : il s’agit de publications (titres de presse) qui sont éditées en différentes parties successives, ayant un contenu varié et l’objectif de continuer à être publiées indéfiniment (on peut penser aux journaux Reforma, NY Times ou Le Monde, par exemple). b) Diffusions périodiques : diffusions émises en parties successives, avec un contenu varié et susceptibles d’être transmises (comme par exemple des émissions de radio ou de télévision, y compris séries télévisées ou journaux télévisés). Dans ce cas et dans celui des publications, la protection que confère la réserve concerne leur titre ou nom, c’est-à-dire l’élément qui agit comme moyen pour les iden1. Luis C. SCHMIDT, « Las Reservas de Derechos al Uso Exclusivo Dentro Del Sistema Mexicano de la Propiedad Intelectual. El Foro », Órgano de la Barra Mexicana, Colegio de Abogados, A.C. 13è Époque, (2013) 16:1 Décimatercera Época, 4e article ; disponible en ligne à <http://www.olivares.com.mx/En/Knowledge/Articles/Copy rightArticles/LasReservasdeDerechosalusoexclusivodentrodelsistemamexivano delaPropiedadIntelectual>. 2. Ibid. Entre le droit d’auteur et le droit de marques 153 tifier ou, comme le mentionne Schmidt, « le premier point de contact entre l’auteur et le public »3. Il faut remarquer que l’article 14 de la LFDA exclut de la protection du droit d’auteur les titres d’œuvres (contrairement à la version précédente de la loi, qui les admettait), et pourtant, il est inévitable de se demander le pourquoi de cette distinction ou exception. c) Personnages humains de caractérisation, ou fictifs ou symboliques (dorénavant dénommés « personnages ») : dans ce cas, la loi protège les caractéristiques physiques et psychologiques qui distinguent les personnages, qu’il s’agisse de personnages représentés par des êtres humains (on peut penser au révérend mexicain Cantinflas, ou bien à des personnages de télévision plus récents comme Sheldon Cooper, Barney Stinson ou Rachel, Ross, Joey, Phoebe, Monica et Chandler), ou bien des personnages fictifs ou symboliques (comme, par exemple, les classiques Mickey Mouse ou Batman, ou le phénomène récent Christian Grey). Dans le cas où le personnage inclurait la reproduction du visage, l’expression corporelle ou les traits d’une personne réelle qui pourrait être reconnue, l’autorisation au préalable de cette personne sera nécessaire. d) Personnages ou groupes consacrés à des activités artistiques : dans ce cas, la protection concerne le nom de ces personnages ou groupes artistiques ; il possède effectivement des similarités avec les titres de publications et diffusions périodiques (ainsi, on pourrait concevoir une réserve de droits pour les chanteuses Linda Lemay ou Cœur de Pirate – nom artistique de Béatrice Martin –, ou bien pour l’acteur Ryan Gosling). e) Promotions publicitaires : la loi indique qu’il s’agit de promotions qui prévoient un mécanisme innovant et non protégé qui cherche à promouvoir et à offrir un bien ou service, avec l’incitation additionnelle d’offrir au public en général la possibilité d’obtenir un autre bien ou service, dans des conditions plus favorables que celles dans lesquelles ils se trouvent dans le commerce. Le texte légal exclut les annonces commerciales. 3. Ibid. 154 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1.2.2 Droit exclusif La nature du droit conféré par la réserve est celle d’un droit patrimonial, exclusif, qui permet à son propriétaire d’utiliser et d’exploiter le droit directement ou à travers un tiers autorisé. Ainsi donc, ce droit peut être transmis ou cédé sous licence ou par toute autre forme de transmission admise par la loi, et la LFDA ne prévoit aucune limitation pour sa transmission, contrairement en ce qui a trait aux œuvres. 1.2.3 Génération du droit Toute personne ayant un intérêt juridique pour une réserve pourra soumettre une demande de registre devant l’Institut National du Droit d’Auteur (INDA), et le certificat d’enregistrement sera constitutif des droits conférés par la réserve. Par conséquent, bien que la réserve fasse partie de la LFDA, elle se différencie des droits d’auteur, entre autres, dans la forme dans laquelle le droit prend sa source puisque le droit naît d’un registre et non pas du fait de la création de la part d’un auteur. Le formalisme lié à cette protection s’étend tenu compte du fait que l’article 179 de la LFDA exige que les titres, noms, dénominations ou caractéristiques soient utilisés tel qu’ils ont été enregistrés, et que toute variation devra faire l’objet d’une nouvelle réserve. 1.2.4 Durée de protection Pour les publications et les diffusions périodiques, la durée de protection est d’un an à compter de la date d’expédition du registre de réserve, tandis que pour le reste (personnages, personnages et groupes artistiques et promotions publicitaires), la durée est de cinq ans. Les registres pourront être renouvelés pour des périodes équivalentes, à l’exception des promotions publicitaires, qui entreront dans le domaine public une fois écoulés les cinq ans. 1.3 Procédure administrative La procédure pour obtenir, maintenir et défendre les réserves de droits est régie par le Règlement de la LFDA, et toutes les démarches devront être réalisées à l’INDA, sis dans la ville de Mexico. Afin d’enregistrer une réserve de droits, le Règlement établit d’abord que la personne intéressée pourra demander un avis préalable pour établir s’il serait convenable, le cas échéant, d’engager une procédure. Cet avis a un caractère purement informatif et ne donne Entre le droit d’auteur et le droit de marques 155 aucun droit de préférence ni ne crée aucune obligation à l’INDA. Il faut signaler que l’INDA, contrairement à l’IMPI (Institut Mexicain de la Propriété Industrielle, considérablement mieux doté de financement), ne dispose pas de base de données en ligne et, par conséquent, la nécessité d’obtenir un avis préalable est compréhensible. Le Règlement indique que la date de dépôt de la demande de registre déterminera l’ordre de priorité, mais garde le silence concernant la procédure utilisée pour obtenir l’enregistrement de la réserve. Tel que précédemment mentionné, les réserves (excepté le cas des promotions publicitaires) pourront être prorogées, la seule condition étant de prouver l’utilisation de la réserve telle qu’elle fut enregistrée. De même, le Règlement établit les motifs d’annulation, de révocation ou de déchéance d’une réserve. Quant aux infractions à l’égard des réserves, la LFDA prévoit comme infraction en matière de commerce4 l’utilisation, la reproduction ou l’exploitation d’une réserve protégée sans l’autorisation du propriétaire, ainsi que l’utilisation ou l’exploitation d’un nom, titre, dénomination, caractéristiques physiques ou psychologiques, ou caractéristiques d’opération qui induisent le public en erreur ou créent de la confusion avec une réserve de droits protégée. Ces infractions, selon leur gravité, pourront être pénalisées par une amende d’un montant de 5 000 à 40 000 jours au salaire minimum ainsi qu’une amende additionnelle pouvant aller jusqu’à un montant équivalant à 500 jours au salaire minimum par jour si l’infraction persiste et, dans le cas où le contrefacteur serait un éditeur, un organisme de radiodiffusion ou n’importe quelle autre personne physique ou morale qui exploiterait l’œuvre à échelle commerciale, l’amende pourrait être augmentée jusqu’à 50 %. 2. RÉFLEXIONS CRITIQUES 2.1 Les réserves, un concept hybride entre le droit de marques et le droit d’auteur ? Une analyse exhaustive de la LFDA et de son Règlement permettent d’apprécier que « [l]a réserve de droits est plus proche du droit d’auteur dans sa réglementation, mais si on observe les éléments 4. La LFDA distingue entre les infractions en matière de droits d’auteur, investiguées et sanctionnées par l’INDA, et les infractions en matière de commerce, qui sont compétence de l’IMPI. 156 Les Cahiers de propriété intellectuelle qui la conforment, elle est plus liée au droit de marques »5. En effet, la proximité entre les réserves et les droits d’auteur vient de ce que les deux protègent des manifestations culturelles ou artistiques, mais la réalité est que le législateur a fait recours majoritairement à des principes juridiques propres au droit de marques qui ne s’assortissent pas bien à la nature des réserves ni aux principes de la LFDA. Ainsi, pensons aux références que les articles consacrés aux réserves de la LFDA et son Règlement font aux concepts de confusion du public, similarité, notoriété ou généricité (spécialement dans l’article qui définit ce qui ne peut pas faire l’objet d’une réserve de droits), sans qu’il soit possible pour autant d’appliquer subsidiairement la Loi de Propriété Industrielle (LPI), ce qui rendrait l’application des réserves beaucoup plus facile. Cette dichotomie s’explique au fond par le fait que les réserves, bien qu’il s’agisse d’une solution créative au manque de protection de certaines manifestations culturelles et artistiques, n’ont pas à la base des principes solides ni une définition claire du bien juridique à protéger. Il n’y a aucun doute que, de manière générale, les droits d’auteur protègent principalement les intérêts de l’auteur et pourtant sont basés sur le principe d’originalité, tandis que le droit de marques sauvegarde les consommateurs et la compétence dans le marché, et c’est dans cette finalité que le principe directeur est celui de la distinctivité. Pourtant, les réserves n’ont à leur base aucun principe propre qui permette de clarifier leur propos final et guider leur analyse. De plus, la majorité des genres qui font l’objet de réserves peuvent être aussi protégés en vertu du droit de marques : on pense concrètement aux titres des publications et diffusions et aux noms de personnes ou groupes artistiques, ou même au nom de personnages. À ce sujet, une part de la doctrine considère que les réserves et les marques constituent une double protection pour un même objet juridique. Nous sommes d’accord avec les auteurs Solorio et Schmidt, dans le sens où la protection que les réserves offrent en fait est compatible et s’accumule avec les marques, puisqu’il s’agit de « deux figures qui protègent différents aspects liés à un objet matériel, dans lequel plusieurs formes de propriété intellectuelle s’extériorisent »6. Ainsi donc, les réserves et les marques peuvent coexister en offrant une protection cumulative, mais il est vrai que la possibilité de ces deux formes de protection peut entraîner un coût excessif, tant pour le public que pour l’Administration. 5. Óscar Javier SOLORIO PÉREZ, Derecho de la propiedad intelectual, 1ère éd., coll. Textos Jurídicos Universitarios (Mexico, Oxford University Press, 2011), p. 211. 6. Ibid., p. 218. Entre le droit d’auteur et le droit de marques 157 Plus grave encore, la déficiente réglementation des réserves et de leur compatibilité avec les marques, qu’on analysera ci-dessous, peut provoquer des situations de conflit entre ces deux formes de protection. En effet, même si l’article 90 de la LPI établit la primauté des réserves sur les marques7, dans la réalité l’IMPI ne vérifie pas si la personne qui soumet une demande de marque est propriétaire de la réserve correspondante, ce qui peut provoquer des situations non souhaitées. En définitive, même si les réserves sont traitées comme une figure différenciée parmi les droits de propriété intellectuelle, la réalité est que leur dépendance aux principes et concepts du droit d’auteur et du droit de marques a pour conséquence qu’elles ne constituent pas une figure solide et entièrement autonome. 2.2 Une réglementation qui ne rend pas justice à une figure juridique unique Rappelons que la LFDA et son Règlement présentent d’importantes lacunes et incohérences en ce qui concerne la réglementation des réserves de droits. D’une part, d’un point de vue conceptuel, on remarque facilement qu’un grand nombre d’éléments essentiels à la configuration du droit de réserve ne sont pas définis dans le texte légal. Un des exemples les plus probants est le fait que la loi n’établit pas quelles personnes auraient un intérêt légitime sur une réserve ; dans la pratique, les avocats et l’autorité font appel au principe de création et essaient de déterminer qui serait l’auteur de l’objet de réserve, mais ceci est évidemment une interprétation de la loi sans rigueur juridique et erronée8. Un autre exemple est le manque de 7. « On ne pourra pas enregistrer comme marque : […] XIII Les titres d’œuvres intellectuelles ou artistiques, ainsi que les titres de publications et diffusions périodiques, les personnages fictifs ou symboliques, les personnages humains de caractérisation, les noms artistiques et les dénominations de groupes artistiques ; sauf si le propriétaire du droit qui correspond l’autorise expressément ». 8. Ce manque de définition peut provoquer dans la vie réelle des situations complexes et peu souhaitables. Pendant plus d’une dizaine d’années, Roberto Gómez Bolaño (scénariste, acteur, réalisateur et humoriste) et María Antonieta de las Nieves (actrice) se sont confrontés à cause de l’archi-connu personnage La Chilindrina, que Gómez Bolaño avait créé et de las Nieves avait incarné pendant les années 70 à 90. Quand María Antonieta de las Nieves a voulu jouer le rôle de La Chilindrina pour son compte, Gómez Bolaño a fait valoir la réserve de droits qu’il détenait sur le personnage. Mais quand il n’a pas renouvelé la réserve et que l’actrice a obtenu l’enregistrement de la réserve sur le personnage de La Chilindrina à son nom, un litige s’en est suivi auprès de l’INDA. Récemment, le Tribunal Administratif a conclu que la décision administrative de l’INDA d’attribuer la réserve à de las Nieves était correcte. On ne peut s’empêcher de penser qu’une réglementation rigoureuse des réserves aurait certainement pu éviter cette situation. 158 Les Cahiers de propriété intellectuelle définition des termes « utilisation ou exploitation d’une réserve », ou bien le fait que la loi ne clarifie pas quand l’« expectative » du droit naît ou bien si elle le prescrit. En outre, dans les cas où la loi ne garde pas silence sur les éléments des réserves, elle utilise des concepts propres d’autres droits de propriété intellectuelle, démontrant ainsi une technique juridique pauvre et maladroite de la part du législateur. Un cas extrême qui illustre le manque de rigueur conceptuelle du législateur est celui des promotions publicitaires. En effet, il s’agit d’un genre de réserve qui ne garde aucune similarité avec les autres, et dont la définition est tellement vague que, dans la réalité, il n’est pratiquement pas utilisé. D’autre part, et d’une perspective formelle, il faut souligner que la LFDA et son Règlement présentent aussi de sérieuses lacunes en ce qui concerne la procédure administrative pour obtenir, maintenir et défendre une réserve de droits. C’est ainsi que l’INDA développe des normes internes ad hoc afin de résoudre les problèmes qui surgissent en rapport avec l’interprétation et l’application de la loi. À ce sujet, l’auteur Schmidt est d’avis que « à cause de ses pratiques, l’autorité viole constamment des garanties constitutionnelles en dépit des déposants »9. CONCLUSION La réglementation actuelle des réserves de droits crée donc une situation d’insécurité juridique qui provoque incertitude et injustice, laissant comme seule option aux citoyens et professionnels du droit le recours à la logique juridique (ou plutôt la logique des fonctionnaires de l’INDA) pour essayer de prévoir le résultat de leurs démarches. Une figure juridique singulière, la réserve de droits conçue par la loi mexicaine, présente à l’heure actuelle des vides et incohérences graves. Conceptuellement, elle ne présente pas une base solide ni des principes propres, ce qui donne comme résultat une figure incomprise et, sous certains aspects, incompréhensible. Comme le signale Solorio, « Je partage l’opinion selon laquelle les réserves de droits constituent une grave inconsistance de notre législation de propriété intellectuelle »10. D’une perspective pratique, sa réglementation déficiente provoque une grave insécurité juridique. Malgré tout, il est important de reconnaître que la réserve de droits est une figure intéressante, qui présente un vrai potentiel 9. Voir note 1. 10. Voir note 5, p. 219. Entre le droit d’auteur et le droit de marques 159 comme moyen pour sauvegarder des manifestations culturelles et artistiques qui, autrement, trouveraient difficilement une protection. Ceci est spécialement le cas des réserves de droits pour les personnages, une création artistique à laquelle la majorité de législations n’ont pas donné de solution juridique et qui de cette façon peuvent être exploitées avec une couverture légale satisfaisante. Ainsi, les réserves de droits répondent sans doute à la « tendance à avoir recours à la protection sui generis des nouvelles manifestations de la capacité créative que l’homme a générées »11, même si ceci suppose de sacrifier la pureté des principes fondateurs de la propriété intellectuelle. Il ne manque plus qu’un effort du législateur pour les perfectionner et faire justice à cette figure sui generis. 11. Voir note 1. Vol. 26, nº 1 Du témoin à l’écrit ; du papier à l’électronique : la notion de faux en toile de fond François Senécal* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163 1. L’AFFIRMATION DE L’ÉCRIT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 164 1.1 Développement d’un rapport de confiance envers l’écrit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 164 1.1.1 Répression du faux en écriture . . . . . . . . . . . . . . . 164 1.1.2 Développement d’une expertise documentaire . . . 167 1.2 Nécessité de l’écrit. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 170 1.2.1 Délaissement progressif de l’oralité. . . . . . . . . . . . 171 1.2.2 Renversement de la hiérarchie des moyens de preuve . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 172 2. L’INTÉGRATION DE L’ÉCRIT ÉLECTRONIQUE . . . . . . . . 174 2.1 La fragmentation de l’original . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 174 2.1.1 L’exemple de la micrographie. . . . . . . . . . . . . . . . . 176 © François Senécal, 2014. * Avocat au sein de l’équipe Gestion de l’information et administration de la preuve électronique chez KPMG srl/SENCRL. Ce texte reprend certains développements de son mémoire de maîtrise, L’écrit électronique, publié aux Éditions Yvon Blais en 2012. L’auteur désire remercier Mmes Vanessa Girard et Adriane Porcin pour leurs commentaires et corrections. Toute lacune du texte lui demeure néanmoins attribuable. 161 162 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.1.2 La documentation du cycle de vie des documents électroniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179 2.2 Les règles de preuve et de procédure et la gestion juridique du risque de faux. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188 « Si les matières dont parle cette Ordonnance, étoient aussi fréquentes que celles de l’Ordonnance de 1667, qui a aussi paru dans les commencements difficile à exécuter, on la comprendroit plus facilement, & on la trouveroit plus claire ; c’est le sort de toutes les Loix nouvelles, qui ne sont sainement entendues que par une pratique fréquente »1. INTRODUCTION2 Deux moments charnières marquent l’histoire de la preuve par écrit. Le premier est le renversement de la hiérarchie des moyens de preuve et la prééminence de la preuve écrite sur le témoignage. Le second est la reconnaissance de l’écrit électronique et de son équivalence avec l’écrit sur support papier. La première partie de ce texte opère un retour en arrière de quelques siècles, à l’époque où l’écrit sur support papier en était à ses balbutiements. En effet, si l’écrit et la foi que nous lui portons nous sont naturels, il n’en a pas toujours été ainsi. Le recours à une perspective historique nous montre que les conditions de l’affirmation de l’écrit ne sont pas étrangères à nos préoccupations actuelles découlant de l’intégration dans notre droit de l’écrit électronique. À la crainte du faux d’alors se substitue aujourd’hui une incertitude quant à la façon de démontrer qu’un document électronique n’est pas un faux – qu’il est intègre – ou encore dans la façon de contester un document qui nous paraît douteux. Si le jeu de mots nous est permis, penser en fonction du faux n’est pas, en soi, original. Néanmoins, l’exercice aide à souligner les objectifs des règles de preuve et de les considérer dans une optique de gestion du risque de faux – la finalité du procès étant, après tout, d’établir la vérité et de la qualifier en droit. 1. François SERPILLON, Code du faux, ou commentaire sur l’ordonnance du mois de juillet 1737 (Lyon, Gabriel Regnault, 1774), p. xiv, en ligne : <http://books.google. com/books?id=vbYWAAAAQAAJ> (accédé le 31 octobre 2013). 2. Article préparé pour une conférence donnée pour les 30 ans du Centre de recherche informatique et droit (CRID) à Namur en 2010. 163 164 1. Les Cahiers de propriété intellectuelle L’AFFIRMATION DE L’ÉCRIT Au sortir du Moyen Âge, un ensemble de circonstances sociales, juridiques, technologiques et même politiques a coïncidé et fait en sorte que l’écrit soit considéré comme le moyen de répondre aux besoins particuliers de la société. Il fallait cependant, pour cela, créer un rapport de confiance envers ce nouveau mode de communication. Les nouvelles connaissances sur l’écrit, visant à déceler ses faux et compliquer la tâche du faussaire, de même que la sévère répression de ses agissements, ont contribué à cette confiance. L’affirmation de l’écrit s’est finalement traduite, au plan probatoire, par le renversement de l’adage « témoins passent lettres » : désormais, l’écrit prime et devient le moyen de preuve privilégié. Il suivait en cela les besoins d’une société de plus en plus complexe qui avait atteint à certains égards les limites de l’oralité. 1.1 Développement d’un rapport de confiance envers l’écrit Au sein d’une population généralement analphabète, il ne va pas de soi que les mots d’un parchemin émanent du Roi et représentent sa volonté. Il convient ainsi d’établir en quoi et comment l’écrit est devenu une alternative crédible à l’oral. La répression du faux en écriture, perçu comme un parasite dans un système commençant à utiliser l’écrit, permet de diminuer sa nuisance et le doute qu’il crée envers les documents écrits. Le développement de méthodes permettant de déceler le faux et une meilleure compréhension des techniques documentaires contribueront aussi à cette confiance. 1.1.1 Répression du faux en écriture L’écriture se définit généralement comme la fixation d’un message sur un support par un système de traces. Elle permet de figer la communication et d’ainsi la libérer d’une portée spatiale et temporelle limitée généralement associée à l’oralité3. Les documents ainsi produits sont donc davantage pérennes et peuvent voyager sur une grande distance sans distorsion du message. Il devient alors possible d’étendre une zone d’influence, de pouvoir. En outre, l’utilisation grandissante de l’écrit s’accompagne et répond à la réalité juridique d’une société de plus en plus complexe. Qu’il s’agisse d’écritures publiques ou privées, l’écrit participe d’une lente construction que menace le faux. 3. Montesquieu affirmait d’ailleurs que « [l]es écrits contiennent quelque chose de plus permanent que les paroles » : De l’esprit des lois, XII, 13 (1748). Du témoin à l’écrit ; du papier à l’électronique 165 L’organisation d’un pouvoir centralisé sur un territoire plus ou moins grand suppose le recours à des voies de communication efficaces et l’écriture se révèle un outil très puissant à cet égard. Un souverain peut ainsi avoir une présence « virtuelle » par le truchement d’un document octroyant des pouvoirs à un représentant. Au plan de l’administration des collectivités, l’écrit joue aussi un rôle fondamental. Michel Serres affirme d’ailleurs que « [l]’organisation des villes devient possible grâce à l’écriture d’un droit écrit stable (code d’Hammurabi) et mène à l’invention de l’Etat »4. Bref, que « notre civilisation est la fille directe de l’écriture »5. Il n’est donc pas surprenant de voir dans le faux une menace à l’État. Au XIVe siècle, l’État français se construit et se centralise autour du pouvoir royal, reposant pour ce faire sur une utilisation toujours croissante de l’écrit6. La contrefaçon du sceau ou d’autres documents royaux était alors considérée un crime de lèse-majesté7. De façon générale, le faux était un crime sévèrement puni. Bien que la majorité des peines n’atteignent pas une telle ampleur, les faussaires – surtout ceux qui touchaient aux pouvoirs du roi – risquaient des peines infâmantes, voire la pendaison. L’exposition du faussaire (sceau d’infamie, couronne de fausses lettres) servait à la fois à « renforcer 4. Michel SERRES, « Les nouvelles technologies : révolution culturelle et cognitive », Conférence à l’INRIA, Lille, 11 décembre 2007, p. 2, en ligne : <https://interstices. info/jcms/c_33030/les-nouvelles-technologies-revolution-culturelle-et-cognitive> (accédé le 31 octobre 2013). 5. Ibid. Pierre Lévy expose ainsi cette relation entre le pouvoir et l’écriture : « Redoublant l’inscription urbaine, l’écriture pérennise sur le granit des sanctuaires ou le marbre des stèles les paroles des prêtres et des rois, leurs lois, les récits de leurs hauts faits, les exploits de leurs dieux. La pierre parle toujours, inaltérable, répétant inlassablement la loi ou le récit, reprenant textuellement les paroles inscrites, comme si le roi ou le prêtre était là en personne et à jamais. Au moyen de l’écriture, le pouvoir étatique commande aux signes comme aux hommes, en les fixant dans une fonction, en les assignant à un territoire, en les ordonnant sur une surface unifiée. Par les annales, les archives administratives, les lois, les règlements et les comptes, l’État tente à tout prix de geler, programmer, endiguer ou engranger son avenir et son passé. […] L’écriture sert à la gestion des grands domaines agricoles et à l’organisation de la corvée et des impôts. » ; Pierre LÉVY, Les technologies de l’intelligence – L’avenir de la pensée à l’ère informatique (Paris, La Découverte, 1990), p. 99-100 (en italique dans le texte). 6. Kouky FIANU, « Le faussaire exposé : L’État et l’écrit dans la France du XIVe siècle », dans Claude GAUVARD et Robert JACOB (dir.), Les rites de la justice : gestes et rituels judiciaires au Moyen Âge (Paris, Léopard d’or, 2000), p. 125, à la p. 125. 7. Kouky FIANU, « Détecter et prouver la fausseté au Parlement de Paris à la fin du Moyen Âge », dans Kouky FIANU et DeLloyd J. GUTH, Écrit et pouvoir dans les chancelleries médiévales : Espace français, espace anglais, Acte du colloque international de Montréal (7-9 septembre 1995) (Fédération Internationale des Instituts d’études médiévales, Louvain-La-Neuve, 1997), p. 293, à la p. 294. 166 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’autorité royale aux yeux de tous »8 et à dissuader la population de falsifier des documents. La falsification menaçait l’État en devenir, mais plus encore, allait à l’encontre du développement de la société dans son ensemble : la dénonciation du faussaire correspondait aux exigences d’une population qui, même si elle restait majoritairement illettrée, avait de plus en plus recours à l’écrit. L’État chargé de veiller à la chose publique et au bien commun ne pouvait ignorer les perturbations qu’engendrait le faussaire.9 Bien tôt, il est apparu que le faux constituait non seulement une menace envers l’État, mais aussi envers la sécurité des relations juridiques entre particuliers et le commerce en général : Initialement, le crime de fabrication d’un document contrefait (forgery) n’était qu’une facette du délit de trahison. Il ne visait donc que les documents de nature publique à caractère officiel. Il n’était donc aucunement question de l’intention de causer un préjudice à autrui. Au 18e siècle, on a voulu sanctionner le préjudice causé à l’aide d’un document contrefait de nature privée.10 Alors que des relations juridiques sécuritaires nécessitent de pouvoir raisonnablement se fier aux documents présentés dans le cours de relations contractuelles, la criminalisation du faux en écritures privées vient répondre au risque que pose le faussaire. Cette répression visait à protéger des intérêts qui, comme l’État, se développaient en recourant toujours plus à l’écrit. La répression du faux privé ne procède donc pas des mêmes fondements que pour le faux en écritures publiques. Parce que le faux venait miner la confiance naissante envers les documents écrits, les institutions dont la crédibilité en dépendait 8. 9. FIANU, précité, note 6, p. 138. Ibid., p. 143-144. Georges Tessier dira que « [des] sources d’informations, il en est une dont l’abondance et la qualité attirent immédiatement les regards, ce sont tous les écrits où s’expriment les rapports juridiques de l’homme vivant en société, où se manifestent chez un souverain le besoin et le souci de notifier ses décisions et d’en assurer l’exécution, de ménager la preuve de ses droits politiques ou domaniaux, de définir sa situation à l’égard des États voisins, chez un particulier le légitime désir de donner aux relations d’affaires qu’il noue avec ses semblables le maximum de sécurité et d’efficacité. » ; Georges TESSIER, La diplomatique, 3e éd. (Paris, PUF, 1966), p. 9. 10. Jean-Claude HÉBERT, « L’intention requise en matière d’emploi d’un document contrefait », (1988) 48:1 Revue du Barreau 107, 109 et 110 (références omises). Du témoin à l’écrit ; du papier à l’électronique 167 y voyaient une menace directe. Comment, en effet, donner foi à un document – et à ceux qui s’en prévalent – lorsque l’authenticité de celui-ci est douteuse ou incertaine ? La répression de cette forme de parasitisme était donc devenue nécessaire et elle répondait à un besoin de sécurité de la part des principaux utilisateurs de documents écrits. La répression du faux augmente le coût pour les faussaires, diminuant l’opportunité pour eux d’y recourir et limitant d’autant l’incidence du problème. Par conséquent, elle participe une confiance grandissante envers l’écrit. 1.1.2 Développement d’une expertise documentaire En amont comme en aval, le développement d’expertises relatives à l’écrit contribue aussi à cette confiance. Dans un premier cas, la diplomatique et l’expertise en écriture agissent au niveau de la détection du faux. Dans un second, des améliorations dans la gestion documentaire touchent à sa prévention. L’organisation de ces champs de connaissances et la mise en application de celles-ci amoindrissent la marge de manœuvre du faussaire. Certains jalons méritent mention. Ainsi, en 1570, Charles IX institue la Corporation des maîtres-écrivains11. Celle-ci avait pour objectif de contrer les faussaires en développant l’expertise dans le domaine de la vérification d’écritures12. Cent ans plus tard, en 1681, le moine bénédictin Jean Mabillon publie le premier traité de diplomatique13. Enfin, en 1774, alors que l’encadrement juridique du faux avait fait l’objet d’ordonnances royales plus précises, François Serpillon publie le Code du faux14, ouvrage détaillant notamment comment s’opère la contestation des écrits et la procédure d’expertise. La diplomatique est une discipline étudiant l’authenticité des écrits, généralement anciens. Elle tire son origine du constat selon 11. Ferdinand BUISSON (dir.), Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, 2e éd. (Paris, Hachette, 1911), vo « Maîtres écrivains », en ligne : <http:// www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document. php?id=3106> (accédé le 31 octobre 2013). 12. Voir aussi, sur la « Communauté de Maîtres, Experts & Jurés Écrivains », Le Grand Vocabulaire François, t. 8 (Paris, C. Panckoucke Libraire, 1769), p. 570-571, vo « Écrivain », en ligne : <http://books.google.com/books?id=B3QGAAAAQAAJ> (accédé le 31 octobre 2013). 13. L’ouvrage De re diplomatica « instaurait une méthode d’enquête sur les pièces d’archives, décrivait les caractères des actes présumés sincères à travers les siècles du Moyen Âge, fondait une méthode d’investigation et d’analyse et posait des règles de critique pour le discernement des actes faux » ; TESSIER, précité, note 9, p. 11. 14. Précité, note 1. 168 Les Cahiers de propriété intellectuelle lequel de très nombreux documents tirés des chartriers et des chancelleries sont, en fait, des faux15. Si l’étude de ces documents est d’intérêt pour l’histoire, la diplomatique relevait à l’époque de préoccupations pratiques et juridiques cruciales. Elle fonde son analyse sur la forme des documents. Plus précisément, elle considère que l’efficacité juridique ne peut être conférée à l’écrit que s’il se présente sous un certain aspect, variable avec le temps et avec l’objet. Cet aspect, cette structure, c’est ce que les diplomatistes appellent la forme, entendant par là non seulement les contours extérieurs, les dispositions matérielles, l’apparence sensible, mais aussi l’ordonnance interne du discours, l’ensemble des caractères externes et internes d’un acte quelconque.16 Ainsi, un document présentant des caractéristiques s’écartant des pratiques rédactionnelles du lieu et de l’époque entraînera nécessairement une suspicion à son égard. Une distinction est faite entre les caractères « externes » et « internes » des documents : Nous entendons par caractères intrinsèques […] ceux qui sont inhérents à chaque acte, qui en sont inséparables, qui s’y retrouvent toujours, sous quelque forme qu’il se reproduise, et qui par conséquent ne sont pas moins propres aux copies qu’aux originaux. Au contraire les caractères extrinsèques sont tellement attachés à ces derniers qu’ils ne passent jamais aux copies. Si quelques-uns d’entr’eux semblent s’y montrer, c’est toujours d’une façon imparfaite et qui le met beaucoup au-dessous des originaux.17 Les caractères internes regroupent la langue et les règles de rédaction des actes. Dans le premier cas, il s’agit de considérations d’ordre philologique. La langue ne cessant d’évoluer et comportant à l’occasion d’importantes disparités régionales, certains indices peuvent en être tirés quant à la véracité de l’acte. Dans le second cas, il s’agit d’étudier le texte de l’acte et le protocole qui l’encadre18. Les caractères externes sont ceux qui s’imposent à première vue. Principalement, il s’agira du sceau, des signatures et de l’écriture elle-même. Ainsi, le sceau devra être approprié à l’acte sur lequel il est 15. TESSIER, précité, note 9, p. 9-11. 16. Ibid., p. 13. 17. René PROSPER TASSIN et Charles François TOUSTAIN, Nouveau traité de diplomatique, t. 1 (Paris, Guillaume Desprez éditeur et Pierre-Guillaume Cavelier libraire, 1750), p. 442, en ligne : <http://books.google.com/books?id=b2zPAAAAMAAJ> (accédé le 31 octobre 2013), cité dans TESSIER, précité, note 9, p. 30-31. 18. Voir généralement TESSIER, précité, note 9, p. 30 à 52. Du témoin à l’écrit ; du papier à l’électronique 169 apposé et émaner d’une autorité reconnue19 – l’authenticité d’un acte étant fonction de la reconnaissance de l’autorité de laquelle il prétend émaner20. Une signature pourra certes faire l’objet d’une comparaison si elle est déniée, mais un acte pourra aussi être contesté s’il n’a pas été signé par les bonnes personnes ou dans les formes prescrites21. Enfin, les caractères relatifs à l’écriture sont les indices laissés par les grattages, ratures et ajouts de texte, par les encres ou l’utilisation d’un support qui n’est pas approprié à l’acte, mais aussi par la calligraphie utilisée22. Ces traits relevant de la matérialité de l’acte bien plus que de son intellectualité, il n’est guère étonnant que les spécialistes en écritures préfèrent travailler sur les documents originaux23. Ces « caractères externes » font par exemple aujourd’hui l’objet de prescriptions précises concernant la rédaction des actes notariés et relèvent de la même logique d’organisation matérielle des documents. Ainsi, la Loi sur le notariat24 québécoise prévoit notamment l’absence de tout blanc ou intervalle « qui ne soit marqué d’un trait »25, l’absence de surcharge, interligne, mot ajouté, renvoi ou sous-renvoi (ces derniers devant être faits en marge ou à la fin de l’acte, comptés et paraphés) et les ratures doivent être faites « de manière à ce que les mots, les lettres et les chiffres raturés puissent être comptés »26. Par ces règles, l’altération de l’acte après sa confection est rendue plus difficile et sa mise en évidence rend immédiatement douteuse une altération subreptice ne respectant pas les formes requises. Outre l’encadrement du document comme tel, la loi dispose aussi de la numérotation des minutes – elles doivent être numérotées consécutivement à partir de un27. Il ne s’agit pas ici de caractéristiques propres à un document mais bien de gestion documentaire. Cet aspect de la « sécurité documentaire » fait aussi l’objet de développements au Moyen Âge. En effet, « [l]’une des principales causes, maintes fois soulignée par les historiens, de la prolifération d’actes douteux est le manque d’organisation des chancelleries »28. Ainsi, la copie d’actes 19. FIANU, précité, note 7, p. 300. Dans le contexte des signatures électroniques, voir François SENÉCAL, « Chronique – La signature électronique en trois propositions », (2012) 2 Technologies de l’information En bref, 2, p. 6. 20. TESSIER, précité, note 9, p. 37. 21. FIANU, précité, note 7, p. 302-303. 22. Ibid., p. 303-305. 23. Voir par exemple Alain BUQUET, L’expertise des écritures et des documents contestés (Paris, CNRS, 2001). 24. L.R.Q., c. N-3. 25. Ibid., art. 45. 26. Ibid., art. 48-49. 27. L’article 37 de la Loi sur le notariat encadre strictement toute erreur dans la numérotation des minutes, afin que celle-ci ne comporte aucune faille. 28. FIANU, précité, note 7, p. 296. 170 Les Cahiers de propriété intellectuelle dans des registres – et l’organisation de ceux-ci afin de retrouver les actes originaux, permet la comparaison (dite « collation ») de deux actes et de détecter les altérations : [L]a constitution d’archives aux fins de vérifications et de contrôle est une entreprise tardive, mise en place au XIVe siècle. Quant aux recueils de lettres qui définissent les normes de rédaction de la chancellerie, ils ne firent leur apparition que dans la seconde moitié du XIVe siècle. Aussi, en l’absence de textes codifiant les pratiques notariales, seule l’expérience guidait la main des clercs de chancellerie, entraînant des usages multiples, une situation dont le faussaire tirait profit.29 Les registres les mieux tenus pouvaient aussi comprendre une description matérielle des documents, qui pouvait, par exemple, contenir « deux peaulx de parchemin, signé et subscript par cinq tabellions publiques »30. Il s’agit d’informations sur les documents, propres à les décrire et les identifier – ce sont, à n’en point douter, des métadonnées. L’écrit permet de fonder sa conduite présente et future sur une base stable. Il permet un retour dans le passé, au moment de la conclusion d’une entente, afin d’établir des prétentions advenant un litige. Cette projection dans le temps, reposant sur l’écrit, y trouve aussi sa faiblesse. L’incident que constitue le faux mine la confiance nécessaire à cette projection. Ainsi, qu’il s’agisse de la confection d’un faux document ou de l’altération d’un document préexistant, la prévention, la capacité à le détecter et la répression du faux participent directement d’une confiance grandissante à l’égard de ce médium. Puisque le vrai et le faux sont condamnés à coexister, il s’agit, en quelque sorte, d’éléments de gestion du risque de faux. En diminuant l’incidence des faux, la capacité à se fier à ce qui est présenté comme vrai – composante de la sécurité juridique, grandit. 1.2 Nécessité de l’écrit Face à un médium de mieux en mieux maîtrisé devenu vecteur de changement, l’oralité s’est fait surclasser à plusieurs égards. Notamment, l’écrit était mieux adapté à – et permettait – des relations juridiques plus évoluées. Cette reconnaissance d’une meilleure adéquation de l’écrit aux exigences juridiques et sociales aboutit 29. Ibid., p. 294 (référence omise). 30. Ibid., p. 297. Du témoin à l’écrit ; du papier à l’électronique 171 finalement au renversement de la hiérarchie des moyens de preuve : l’adage « témoins passent lettres » s’inversait. 1.2.1 Délaissement progressif de l’oralité Outre les remarques faites à l’encontre de la fiabilité du témoignage comme moyen de preuve31, le délaissement de l’oralité est principalement dû à un cadre social qui, se développant de concert avec les nouvelles opportunités que lui offrait l’écrit, a inévitablement vu ses exigences mieux rencontrées par les caractéristiques de l’écrit. Ainsi, le témoignage ne saurait rendre compte adéquatement de la complexité toujours grandissante des actes juridiques : Par nature, le témoignage est une preuve très incertaine. Cette incertitude est particulièrement grave lorsqu’il s’agit de constater une obligation juridique complexe : dans le souvenir des témoins, les détails se perdent et se déforment. Au-delà d’une certaine valeur, les relations juridiques sont généralement compliquées. De plus, il est rare que la preuve d’un acte juridique doive être rapportée aussitôt après sa conclusion : un délai plus ou moins long séparerait donc, la plupart du temps, les constatations faites par le témoin du moment où il ferait sa déposition, ce qui amenuiserait encore le crédit de son témoignage.32 À l’opposé, l’écrit propose trois avantages33. D’abord, il s’agit d’un mode de communication plus efficace dans le cadre de relations juridiques : les écrits sont des « documents dont les auteurs ont pu faire l’expression fidèle et nuancée de leur volonté, qui sont susceptibles de relecture posée et réfléchie »34. Ensuite, ces documents sont établis antérieurement à l’acte juridique (d’où l’expression « preuve préconstituée »), c’est-à-dire « à une époque où [en principe] aucune des parties n’a intérêt à forcer ou à déformer la preuve en vue de 31. Rabelais ne parlait-il d’ailleurs pas du « métier de témoignerie » et de son école, tenue par Ouy-Dire ? François RABELAIS, Pantagruel, Livre V, chapitre XXX (1562). 32. Gilles GOUBEAUX et Philippe BIHR, Répertoire de droit civil Dalloz, no 1184, vo « Preuve », cité dans Dominique MOUGENOT, Droit des obligations – La preuve, 3e éd. (Bruxelles, Larcier, 2002), p. 275. 33. MOUGENOT, précité, note 32, p. 108. 34. Ibid. À cet effet, il est avancé que « [w]riting establishes in the text a “line” of continuity outside the mind », permettant au lecteur de se concentrer sur le contenu de la communication : Walter J. ONG, Orality and Literacy: The Technologizing of the World (Londres, Methuen, 1982), p. 33-34, cité dans Chad M. OLDFATHER, « Writing, Cognition, and the Nature of the Judicial Function », (2008) 96 The Georgetown Law Journal 1283, 1304. 172 Les Cahiers de propriété intellectuelle s’assurer le bénéfice d’un litige qui n’est pas encore né »35. Enfin, « la valeur probatoire de l’écrit ne diminue pas avec le temps »36 ; on reconnaît alors « l’utilité de preuves qui échappent [aux] chances de corruption, d’erreur ou de mortalité, qui rendent si dangereux l’emploi de la preuve testimoniale »37. Dès lors, l’écrit pouvait prétendre à une supériorité sur l’oralité. Mieux adapté à une société de plus en plus complexe et organisée, dont les opérations juridiques sont plus longues dans le temps, affranchi de la faillibilité de la mémoire humaine, il a pu acquérir la confiance de ceux qui devaient l’utiliser en les rassurant sur ses qualités. En plus du climat de confiance qui s’était développé envers celui-ci, le médium écrit démontrait une meilleure adaptation à la société de l’époque et à ses besoins. En conséquence, s’est produit un délaissement progressif de l’oralité et du témoignage en faveur de l’écriture. 1.2.2 Renversement de la hiérarchie des moyens de preuve L’abandon de l’oralité se concrétise dans le changement opéré par l’Ordonnance de Moulins38, en 1566. Les actes juridiques les plus importants (au-delà de 100 livres) devront être prouvés par écrit. Cette mesure cristallise la position de l’écrit comme médium dominant. Il faut toutefois tempérer l’importance pratique du changement opéré par l’Ordonnance de Moulins. D’une part, le montant « était considérable et laissait d’assez nombreuses contestations dans le régime de liberté des preuves »39 ; mais d’autre part – et surtout, l’écrit utilisé devait être notarié. L’écrit est donc produit en la présence du témoin instrumentaire qu’est le notaire. L’acte est, de plus, reçu avec certaines formalités matérielles qui rendent plus aisée la confirmation 35. Pol GLINEUR, Droit et éthique de l’informatique (Bruxelles, E. Story-Scientia, 1991), no 239, p. 147. 36. MOUGENOT, précité, note 32, p. 108 (italiques originales omises). 37. Édouard BONNIER, Traité théorique et pratique des preuves en droit civil et en droit criminel, 2e éd. (Paris, Auguste Durand, 1852), p. 393. Nous ne saurions dire avec certitude dans quel sens nous devons entendre le mot « corruption », mais cela semble concerner tant la dégradation naturelle de la qualité de la mémoire que l’altération « active » ou de mauvaise foi de celle-ci. 38. Ordonnance sur la réforme de la justice (dite « Ordonnance de Moulins »), 1566, art. 54, dans François-André ISAMBERT, François DECRUSY et Alphonse Honoré TAILLANDIER, Recueil général des anciennes lois françaises, t. 14, (Paris, BelinLeprieur, 1829), p. 189, en ligne : <http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k517005> (accédé le 31 octobre 2013 ; nos italiques). 39. MOUGENOT, précité, note 32, p. 112. Du témoin à l’écrit ; du papier à l’électronique 173 de son authenticité, ou, selon, la détection du faux. On semble donc apprivoiser l’écrit. Si les actes non authentiques étaient encore suspects à l’époque de l’Ordonnance de Moulins, c’est que, comme nous l’avons vu, le médium écrit n’inspirait encore qu’une confiance modérée, bien que croissante40. Il faudra attendre l’Ordonnance de Saint-Germain-enLaye de 1667 pour libéraliser un peu la preuve devant être écrite. Dorénavant, les contrats visés devront être « passés […] par-devant notaires, ou sous signature privée »41. Cette dernière alternative n’existait pas dans l’Ordonnance de Moulins. On peut y voir la marque d’une confiance toujours grandissante en faveur de l’écrit. Dans son rapport au faux, la préférence de l’écrit par rapport au témoignage pourrait s’expliquer ainsi : [i]n requiring a contract to be evidenced in writing, [the Statute of Frauds] removes the possibility of a court being persuaded on the basis of perjured oral evidence that a contract was entered into when in fact there was no contract. A party is arguably less likely to attempt forgery than to attempt perjury, and forged evidence is more readily attacked.42 Requérir le formalisme écrit, c’est souligner la faiblesse de l’oralité à certains égards, notamment quant à la distinction du vrai et du faux. C’est aussi convenir, comme mentionné à l’article 53 de l’Ordonnance de Moulins, que la preuve testimoniale entraîne une « multiplication de faits […], sujets à preuve de témoins, et reproche d’iceux, [et] dont adviennent plusieurs inconvéniens et involutions de procès ». Procéduralement, l’écrit venait d’établir sa supériorité. 40. Dominique Mougenot note que c’est « au XVIe siècle, à un moment où l’écriture est suffisamment généralisée, que l’on abandonne l’ancienne règle « témoins passent lettres » pour adopter le système contraire. Les historiens du droit font observer qu’à une époque où peu de gens étaient capable de signer, il était aisé de falsifier un écrit de telle manière que les actes non authentiques étaient aussi suspects que les témoignages. On peut comprendre l’ancienne opinion selon laquelle le témoignage des vivants était plus digne de foi que le témoignage mort de l’écrit. » : MOUGENOT, précité, note 32, p. 107. 41. Ordonnance civile touchant la réformation de la justice (dite « Ordonnance de Saint-Germain-en-Laye »), 1667, Titre XX « Des faits qui gisent en preuve vocale ou littérale », art. 2, dans ISAMBERT, DECRUSY et TAILLANDIER, Recueil général des anciennes lois françaises, t. 18 (Paris, Belin-Leprieur, 1829), p. 137, en ligne : <http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k51704j> (accédé le 31 octobre 2013 ; nos italiques). 42. Máire NÍ SHÚILLEABHÁIN, « Formalities of Contracting: a Costbenefit Analysis of Requirements that Contracts Be Evidenced in Writing », (2005) 27 Dublin University Law Journal 113, 115 (référence omise). 174 Les Cahiers de propriété intellectuelle La confiance en l’écrit, inspirée par la répression du faux et le développement de connaissances expertes, mais aussi parce qu’il était plus à même de répondre aux besoins d’une société en pleine évolution, justifie et participe de l’affirmation de l’écrit dans la hiérarchisation des moyens de preuve en droit civil. Parce que – une fois la technique maîtrisée – l’écrit permettait un meilleur rapport à la vérité (dans le temps, mais aussi dans l’expression de l’intention des parties), il était normal que soit consacrée sa supériorité dans la hiérarchie des moyens de preuve. Cette situation prévaut encore aujourd’hui. 2. L’INTÉGRATION DE L’ÉCRIT ÉLECTRONIQUE Il convient maintenant d’étudier les changements que l’écrit électronique a apportés tant dans la façon de concevoir la preuve documentaire que dans l’application des dispositions législatives qui y sont relatives43. Dans le premier cas, les qualités, les fonctions de l’original, auparavant réunies dans un même document, se fractionneront ; dans le second, c’est dans les dispositions du droit de la preuve et dans la procédure que se mettent en place les éléments de la gestion du risque de faux. 2.1 La fragmentation de l’original Face à la réalité de documents originaux sur support électronique et à la nécessité de leur donner une existence juridique, « une acception nouvelle de l’originalité »44 doit être établie45. André Prüm pose que, classiquement, l’original d’un acte est celui conservé sur son support initial, alors que la copie est le résultat d’un transfert46. Ainsi, à partir de la « vision classique » d’une définition encrée dans la matérialité du papier, un changement de conception est venu redéfinir l’original selon la finalité réelle que l’on lui prête : « l’assurance que le contenu de l’acte signé n’a subi aucune altération depuis son origine »47. Il devient donc évident que l’original n’est pas requis pour 43. Voir, de façon générale, Vincent GAUTRAIS et Patrick GINGRAS, La preuve des documents technologiques, Congrès du Barreau, 2012, en ligne : <http://www.caij. qc.ca/doctrine/congres_du_barreau/2012/17075/index.html> (accédé le 31 octobre 2013). 44. André PRÜM, « L’acte sous seing privé électronique : Réflexions sur une démarche de reconnaissance », dans Mélanges Michel Cabrillac (Paris, Litec, 1999), p. 255, à la p. 266. 45. Pour une étude approfondie de la notion d’original électronique, voir Gilles DE SAINT-EXUPÉRY, Le document technologique original dans le droit de la preuve au Québec, mémoire de maîtrise, Montréal, Faculté des études supérieures, Université de Montréal, 2012. 46. Précité, note 44, p. 266. 47. Ibid. Du témoin à l’écrit ; du papier à l’électronique 175 le support originel, mais bien parce que celui-ci constitue la passerelle privilégiée48 vers la conclusion juridique que le contenu du document n’a pas été altéré. Partant, la non-altération peut être établie par d’autres moyens que la conservation et la présentation du support originel d’un acte. L’intégrité fera l’objet d’une preuve distincte et ne sera plus présumée de la présentation du document sur son support d’origine. Cette fonction d’intégrité, devenue intrinsèque à l’écrit papier, s’en dissocie avec le passage à l’électronique : Le constat de la disparition ou de l’éclatement des diverses fonctions probatoires réunies dans l’original conduit à s’interroger d’abord sur l’existence de substituts techniques. […] [I]l n’y a pas d’obstacle majeur […] à imaginer des parades techniques à chacune des infirmités du document électronique.49 Ainsi, l’écrit papier se caractérise par une unité de lieu et de temps et sa conservation est statique. Le document, en lui-même, contient tous les indices relatifs à son intégrité – d’où l’obligation de produire l’original au tribunal. Parce qu’il porte en lui ses « caractères externes », l’original est le meilleur moyen de détection du faux : une atteinte à l’intellectualité implique nécessairement une atteinte à la matérialité du document. C’est ainsi l’original qui constitue la « meilleure preuve ». Cette règle de preuve, voulant que « [l]’acte juridique constaté dans un écrit ou le contenu d’un écrit [soit] prouvé par la production de l’original ou d’une copie qui légalement en tient lieu »50 signifie, en fait, que les parties ont le choix des preuves qu’elles doivent produire, mais elles ne peuvent jamais substituer une preuve d’un genre inférieur ou une preuve dérivée, à la preuve originaire et directe qui leur est accessible.51 À l’opposé, le document électronique est par nature fragmenté et fait appel à une suite d’opérations pour devenir lisible à un humain. Sa conservation est dynamique (pensons à l’obsolescence des logiciels et du matériel informatique) et une « chaîne de titres » supplée à 48. « Privilégiée » et non pas « unique », car la copie peut sous certaines conditions faire foi au même titre qu’un document original. 49. Philippe GAUDRAT, « Droit de la preuve et nouvelles technologies de l’information (rapport-cadre) », dans Françoise GALLOUÉDEC-GENUYS (dir.), Une société sans papier ? Nouvelles technologies de l’information et droit de la preuve (Paris, La Documentation française, 1990), p. 169, aux p. 174-175. 50. Code civil du Québec, art. 2860. 51. Pierre-Basile MIGNAULT, Le Droit civil canadien, t. 6 (Montréal, Théorêt, 1902), p. 10. Il reconnaît toutefois l’existence d’une controverse doctrinale sur ce point (p. 7). 176 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’original pour revenir au moment de la formation de l’acte. Avec l’électronique, les indices de l’authenticité deviennent externes au document lui-même : l’original n’est qu’un moyen. Cette nouvelle conception de l’originalité est cependant le fruit d’une progression. En effet, de nouvelles techniques documentaires – telle la micrographie – avaient souligné les limites du papier et ainsi pavé la voie à l’écrit électronique. 2.1.1 L’exemple de la micrographie La micrographie est un exemple où un décalage entre le droit et les pratiques documentaires a dû être comblé par un régime d’exception. Bien que traditionnellement l’écrit se prouve par son original, un régime spécifique à la preuve par reproduction micrographique a été établi. Ainsi, les organismes générant de grandes quantités de documents (banques, compagnies d’assurance, villes, etc.) pourront économiser sur la conservation. Ces documents microfilmés perdent leur caractère original, mais n’en perdent pas pour autant leur valeur probatoire. La difficulté provenait de l’exigence de produire l’original, qui empêchait jusqu’alors la conservation sur microfiches. Au Québec, la Loi sur la preuve photographique de documents52, en vigueur jusqu’à son remplacement par des dispositions équivalentes53 dans le Code civil, posait que l’« épreuve […] tirée d’une pellicule photographique d’un document […] fait preuve, pour toutes fins, de la teneur de ce document, au même titre que son original »54. L’original devait être reproduit fidèlement et détruit (autrement il ne serait pas possible de présenter un document dérivé, en vertu de la règle de la meilleure preuve) en présence de deux témoins pour chaque opération. La fidélité de la reproduction se prouvait au moyen de la documentation du processus : 3. Les personnes qui ont assisté à une opération de reproduction ou de destruction de document visée par l’article 2 doivent, immédiatement après, en attester l’accomplissement au moyen d’une déclaration faite sous serment en duplicata, signée de leur main, mentionnant l’autorisation reçue de l’institution 52. Loi sur la preuve photographique de documents, L.R.Q., c. P-22 (abrogée le 1er janvier 1994 ; ci-après « LPPD »). 53. Il s’agit des articles 2840 à 2842 C.c.Q., qui figuraient à la section VII « De la reproduction de certains documents » avant d’être eux-mêmes remplacés lors de l’entrée en vigueur de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, L.R.Q., c. C-1.1 (ci-après « LCCJTI »). 54. LPPD, précité, note 52, art. 2 (nos italiques). Du témoin à l’écrit ; du papier à l’électronique 177 intéressée et, dans le cas d’une reproduction de document, certifiant la fidélité de cette reproduction.55 […] Signe d’une plus grande confiance, d’une meilleure maîtrise des techniques documentaires et d’une utilisation toujours grandissante de celles-ci, les dispositions du Code civil qui ont remplacé la LPPD ont apporté plusieurs assouplissements au régime de la reproduction de certains documents. Ainsi, notons l’ouverture du régime aux personnes morales de droit privé56, la suppression du délai de cinq ans pour la destruction du document original, le fait que désormais une seule personne – qui peut ne pas être employée – ait à signer la déclaration sous serment et enfin que cette déclaration n’ait plus à être conservée en deux exemplaires par deux personnes différentes57. Les dispositions du Code civil marquaient aussi une évolution en ce qu’elles ouvraient la voie à d’autres techniques de reproduction de documents. L’article 2841 C.c.Q., avant sa modification par la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information58, parle ainsi de « reproduction » sans préciser le moyen technique utilisé. Il pose plutôt des critères : [p]our que la reproduction fasse preuve de la teneur du document, au même titre que l’original, elle doit reproduire fidèlement l’original, constituer une image indélébile de celui-ci et permettre de déterminer le lieu et la date de la reproduction. […] 55. Ibid., art. 3 (nos italiques). 56. Le régime de la micrographie était déjà devenu relativement généralisé. À l’origine, la loi n’était applicable qu’à la Banque du Canada et aux autres banques à charte fédérale (Loi concernant la preuve de certains documents de banque, 12 Georges VI, c. 44, entrée en vigueur le 22 mars 1948). Cette loi a été remplacée par la Loi concernant la preuve photographique de certains documents, 5-6 Elizabeth II, c. 67, entrée en vigueur le 21 février 1957. L’article 6 de cette loi permettait déjà au Gouvernement de rendre cette loi applicable « à toute association, société ou corporation, publique ou privée ». Ainsi, de 1957 au 31 décembre 1993, pas moins de 95 décrets ont été pris en ce sens, étendant l’utilisation de la preuve photographique de documents à de nombreuses villes, grandes entreprises et autres organismes dont des syndicats et des universités. Décret d’application de la Loi sur la preuve photographique de documents, R.R.Q., 1981, c. P-22, r. 1. ; Décret 1049-9 concernant le remplacement de certains décrets pris en application de la Loi sur la preuve photographique, (1993) 125 G.O. II, 5747 ; Tableau des modifications et Index sommaire – Du 31 décembre 1981 au 1er septembre 2007 (Québec, Éditeur officiel du Québec, 2007), p. 386. 57. Commentaires du Ministre, vo « Art. 2840 », « Art. 2841 » et « Art. 2842 », jusqu’en 2001, soit avant le remplacement de ces dispositions par la LCCJTI. 58. Précité, note 53. 178 Les Cahiers de propriété intellectuelle Le défaut de rencontrer ces exigences entraîne le rejet des pièces de la preuve. Ainsi, dans la décision Banque Nationale du Canada c. Simard, des documents microfilmés ont été déclarés irrecevables car ils « ne port[aient] aucune mention de la nature du document et des lieux et date de leur reproduction et ce tel que prescrit à l’article 2842 »59. Outre le défaut de documentation, les reproductions étaient de mauvaise qualité et illisibles. La comparaison de l’article 2841 C.c.Q. pré-LCCJTI avec la LPPD permet une observation intéressante. Le Code civil ne prescrit pas de moyen technique pour la reproduction du document mais pose la condition d’indélébilité, alors que la LPPD limitait les moyens techniques mais ne pose pas la condition d’indélébilité. Nous sommes d’avis que s’il en est ainsi à la LPPD, c’est que la qualité d’indélébilité était, selon le législateur, implicite, inhérente aux pellicules photographiques de la LPPD. Dans le C.c.Q., le critère de validité de la reproduction se trouve détaché de la technique utilisée et substitué à celle-ci dans le texte de la loi. En conséquence, le critère peut être rencontré par d’autres méthodes (au choix), mais en contrepartie, l’atteinte du critère doit être démontrée, notamment par la documentation de la technique et de la procédure de reproduction. Outre la possibilité d’un changement de support sans perte de force probante, l’exemple de la micrographie illustre que l’original est fragmenté : il est reconstitué, devant le tribunal, par la preuve de son contenu (l’épreuve) et par la preuve de la fidélité de l’épreuve à l’original (la déclaration)60. La conservation de l’intégrité ne sera plus prouvée par un document original inaltéré depuis le moment de sa confection, mais bien par une copie issue d’un procédé à même de garantir l’intégrité de la reproduction et par une attestation documentant la reproduction et à l’effet que celle-ci est, dans les faits, fidèle à l’original. Ce constat est d’importance : l’unité de lieu et de temps de l’écrit original sur papier est brisée. Les éléments de l’original dont l’étude permettait de conclure (ou non) à l’authenticité de la pièce sont remplacés par un faisceau d’indices techniques, qualitatifs et juridiques qui devront être à même de convaincre le juge que la falsification est moins probable que l’inverse. 59. J.E. 96-1172 (C. du Qué.). À l’opposé, voir Banque Royale du Canada c. Minicozzi, 2013 QCCQ 6566, par. 21. 60. Par exemple, l’article 4, al. 1 LPPD se lit : « La preuve d’un document photographié et détruit conformément à la présente loi se fait au moyen de la déclaration visée à l’article 3 et d’une épreuve tirée de la pellicule contenant la reproduction fidèle du document photographié ». Du témoin à l’écrit ; du papier à l’électronique 179 2.1.2 La documentation du cycle de vie des documents électroniques Les notions d’intégrité et de cycle de vie de l’information sont intimement liées dans la LCCJTI. D’une part, l’intégrité est édictée comme le critère d’équivalence fonctionnelle que doit rencontrer un document électronique pour avoir la même « valeur juridique »61 qu’un écrit sur support papier. D’autre part, exiger l’intégrité implique, comme nous l’avons vu précédemment, de pouvoir s’assurer que l’information originelle n’a pas été altérée depuis sa création. La notion de cycle de vie, issue des sciences de l’information et de la gestion documentaire62, établit le cadre dans lequel interagissent temps et intégrité. La LCCJTI identifie quatre événements du cycle de vie d’un document, à savoir le transfert, la conservation, la consultation et la transmission. Plus particulièrement, la conservation d’un écrit de façon à garantir son intégrité permet d’appréhender l’écrit de la création de l’enregistrement informatique jusqu’à sa destruction suite à l’expiration de son délai de conservation. Dès lors, la fonction intrinsèque d’intégrité de l’écrit électronique est assurée pendant tout son cycle de vie63, y compris lors de la survenance des différents événements de celui-ci, par exemple le transfert64. La conservation doit garantir, d’une part, la restitution lisible et intelligible du document65 et, d’autre part, son accessibilité pour une consultation ultérieure. Afin d’assurer l’accessibilité et la pérennité d’un document, sa conservation peut impliquer certaines opérations, dont des migrations du document ou des systèmes l’hébergeant. Elle devient donc dynamique et beaucoup plus complexe : il faut être en 61. L’article 5, al. 2 LCCJTI pose que « [l]e document dont l’intégrité est assurée a la même valeur juridique, qu’il soit sur support papier ou sur un autre support, dans la mesure où, s’il s’agit d’un document technologique, il respecte par ailleurs les mêmes règles de droit ». 62. Stéphane CAÏDI, « La preuve et la conservation de l’écrit dans la société de l’information », (2004) 9:1 Lex Electronica, 74 et s., en ligne : <http://www.lex-electronica. org/fr/resumes_complets/113.html> (accédé le 31 octobre 2013). 63. Eric A. CAPRIOLI, « Traçabilité et droit de la preuve électronique », (mai 2001) 93 Droit & Patrimoine 68, 2, en ligne : <http://www.caprioli-avocats.com/ publications/50-securite-de-linformation/76-trcabilite-droit-preuve-electronique> (accédé le 31 octobre 2013). Voir aussi Philippe PEDROT (dir.), Traçabilité et responsabilité (Paris, Economica, 2003). 64. Voir Pierre TRUDEL, Introduction à la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, (Cowansville, Édition Yvon Blais, 2012), p. 69 et s. 65. Voir FORUM DES DROITS SUR L’INTERNET, Recommandation – Conservation électronique des documents, décembre 2005, en ligne : <http://www.foruminternet. org/telechargement/documents/reco-archivage-20051201.pdf> (accédé le 31 octobre 2013). 180 Les Cahiers de propriété intellectuelle mesure de suivre le document « à la trace »66. La restitution de la trace probante met donc en relation deux qualités qui étaient auparavant réunies dans le cadre d’un document papier : l’intégrité et la pérennité. Dans sa recommandation sur la conservation électronique des documents de 2005, le Forum des droits sur l’Internet définit l’intégrité comme la résultante de trois conditions cumulatives : « la lisibilité du document, la stabilité du contenu informationnel [et] la traçabilité des opérations sur le document »67. La lisibilité d’un document se définit par la capacité à avoir accès à toutes les informations qu’il contient au moment de sa restitution68. Pour maintenir la lisibilité du document, celui-ci doit lui-même être documenté quant à la façon de lire et d’interpréter les données qui le composent. Ces informations sont des métadonnées69. Elles permettent de « redonner un sens à ce que l’on est censé pérenniser »70. Ces métadonnées sont de divers ordres et permettent par exemple de déterminer la structure de la base de données dans laquelle les données sont conservées, afin de pouvoir reconstituer leur sens – et le document. Ces métadonnées sont dites « descriptives » ou « de contenu ». Les métadonnées peuvent aussi être « contextuelles » (origine et historique des versions du document), « de gestion » (date de création, date du versement à la base de données, responsables) ou « techniques ». Dans ce dernier cas, les informations permettent d’identifier le formatage des données afin de pouvoir reprogrammer l’interpréteur, et en ce sens servent directement à la pérennisation71 66. 67. 68. 69. CAPRIOLI, précité, note 63, p. 8. FORUM DES DROITS SUR L’INTERNET, précité, note 65, p. 20. Ibid. Le Grand dictionnaire terminologique définit une métadonnée comme une « [d] onnée qui renseigne sur la nature de certaines autres données et qui permet ainsi leur utilisation pertinente. » Il note de plus que « Dans la perspective des entrepôts de données, les métadonnées sont un élément primordial et sont destinées à diverses catégories d’utilisateurs. Elles permettent notamment de connaître l’origine et la nature des données stockées dans l’entrepôt, de comprendre comment elles sont structurées, de savoir comment y avoir accès et comment les interpréter, de connaître les différents modèles de données en présence et les règles de gestion de ces données. » ; OFFICE QUÉBÉCOIS DE LA LANGUE FRANÇAISE, Grand Dictionnaire Terminologique, en ligne : <http://www.granddictionnaire.com>, vo « Métadonnée ». 70. Françoise BANAT-BERGER et Anne CANTEAUT, « Intégrité, signature et processus d’archivage », dans Stéphanie LACOUR (dir.), La Sécurité aujourd’hui dans la société de l’information, Actes des séminaires de recherche du programme Asphales ACI Sécurité informatique 2004-2007 (Paris, L’Harmattan, 2007), p. 213, à la p. 222. 71. Ibid., p. 222 et 223, pour tout ce paragraphe. Du témoin à l’écrit ; du papier à l’électronique 181 afin d’éviter que l’information numérique ne devienne en état de simple « potentialité »72. La stabilité du contenu informationnel est la garantie que les informations portées par le document restent les mêmes. « Le contenu informationnel s’entend de l’ensemble des informations, quelle que soit leur nature ou leur origine, issues du document et, le cas échéant, de sa mise en forme »73. Enfin, « [l]a traçabilité désigne la faculté de présenter et de vérifier l’ensemble des traitements, opérés sur le document lors du processus de conservation »74. Les informations de traçabilité doivent permettre la tenue d’un audit du système afin d’en évaluer la sécurité. Elles comprennent les modalités de la convention de services d’archivage, les responsables et responsabilités, la documentation relative aux migrations (« tests, résultats des tests, quel opérateur s’en est occupé, réversibilité des migrations, conservation ou non des documents et données dans le format originel… »)75. Ces exigences de natures organisationnelle, fonctionnelle, juridique et technique, permettent de conserver la valeur probante des données76. Elles sont, en fait, les indices permettant de démontrer le maintien de l’intégrité des documents. La traçabilité est donc très près de la notion de cycle de vie de l’information : l’écrit est une « trace probante ». Le droit de la preuve exige qu’il soit possible d’établir à qui un acte juridique est imputable et que cet acte soit « l’exacte restitution du contenu de l’acte à la date à laquelle il a été passé »77. Ainsi, [l]es conditions d’une traçabilité probatoire résident […] dans la garantie de l’intégrité de l’écrit de son établissement à sa 72. Marie DEMOULIN et Didier GOBERT, « L’archivage dans le commerce électronique : Comment raviver la mémoire ? », dans Marie DEMOULIN, Didier GOBERT et Étienne MONTERO, Commerce électronique : de la théorie à la pratique, Cahiers du CRID no 23 (Bruxelles, Bruylant, 2003), p. 101, aux p. 104 et 105. 73. FORUM DES DROITS SUR L’INTERNET, précité, note 65, p. 20. 74. Ibid. 75. BANAT-BERGER et CANTEAUT, précité, note 70, p. 226 et 227. 76. Ibid., p. 227. Elles ont fait l’objet en France d’une étude conjointe dirigée par la Direction centrale de la sécurité des systèmes d’information (DCSSI) : DIRECTION CENTRALE DE LA SÉCURITÉ DES SYSTÈMES D’INFORMATION, ARCHIVES DE FRANCE et DIRECTION GÉNÉRALE DE LA MODERNISATION DE L’ÉTAT, Archivage électronique sécurisé – Outils méthodologiques pour la sécurité des systèmes d’information, 2006, en ligne : <http://www.ssi.gouv.fr/fr/ bonnes-pratiques/outils-methodologiques/archivage-electronique-securise.html> (accédé le 31 octobre 2013), cité dans BANAT-BERGER et CANTEAUT, précité, note 70, p. 227. 77. CAPRIOLI, précité, note 63, p. 2. 182 Les Cahiers de propriété intellectuelle restitution. Sous cet angle, la traçabilité doit permettre l’identification des personnes dont l’acte émane, quand et à quel contenu les parties ont consenti.78 L’intégrité se conçoit donc dans un rapport au temps. Un retour sur la notion d’original le démontre clairement. Ce qui change est qu’« [a]vec le support papier, la notion de trace intègre était caractérisée par « l’original » »79. Ce qui caractérise l’original est avant tout le caractère intact de l’information qu’il contient, depuis sa confection : il est contemporain de l’acte juridique qu’il porte et est à ce titre le témoin privilégié du maintien de l’intégrité du document. Or les technologies de l’information ne peuvent rendre compte à l’exact de cette notion. Le rapport au temps de l’intégrité est plus saillant du fait des défis et des implications de la conservation des documents électroniques. Contrairement au document papier, qui porte sur lui la preuve de son intégrité, celle du document électronique sera assurée par des éléments de preuve qui lui sont externes. La conservation de l’écrit doit donc, en plus de maintenir la lisibilité et assurer la stabilité de son contenu, démontrer, par la traçabilité des opérations sur le document, qu’aucun événement n’a pu altérer le contenu du document. Ces informations constituent, pour reprendre le mot d’Arnaud Raynouard, « la preuve de la preuve »80. La micrographie a amorcé la fragmentation de l’original. En répondant à des considérations d’ordre pratique – notamment l’encombrement dû aux originaux sur papier, le droit a créé un régime particulier pour la preuve d’un document suite à la destruction volontaire de l’original. L’original se voit reconstitué par différentes informations : la micrographie elle-même et des attestations relatives au déroulement de la reproduction. La reconnaissance de l’écrit électronique suit cette même voie, libéralisant même encore plus les méthodes en les soumettant à la rencontre d’un critère : l’intégrité. L’original y est reconstitué avec des informations relatives à sa conservation, depuis sa confection. Il s’agit de la traçabilité, par laquelle est documenté le cycle de vie du document : ces informations doivent permettre d’établir le maintien de son intégrité. Elles sont, de même, 78. Ibid. 79. Ibid., p. 5. 80. Arnaud RAYNOUARD, « Le droit de l’écrit électronique », (2 avril 2001) 65 Les Petites Affiches 15. Vincent Gautrais parlera du « phénomène de « double preuve » » ; Vincent GAUTRAIS, Preuve technologique, (Montréal, Lexis Nexis) partie 2, chapitre 1, section 3-1 : « Avènement de la notion de documentation » 2013. Du témoin à l’écrit ; du papier à l’électronique 183 là vers où doit se porter l’analyse cherchant à détecter le faux : le contrôle du faux se déplace à l’extérieur du document. 2.2 Les règles de preuve et de procédure et la gestion juridique du risque de faux L’économie générale de cet ensemble de règles doit tendre vers un équilibre où la mise en preuve d’un document est facilitée, sans pour autant entraver la tenue d’un débat quant à son authenticité lorsqu’il s’avère nécessaire. Ainsi, diverses règles de preuve établiront la force probante de la preuve par écrit – par exemple l’effet d’une signature opposée à celui dont on prétend qu’elle émane, ou créeront des présomptions d’intégrité, alors que des règles de procédure canaliseront les contestations portant sur des éléments de preuve. L’intégration de l’écrit électronique en droit québécois est le résultat d’une approche particulière. La LCCJTI ne redéfinit pas directement l’écrit – comme le fait par exemple le législateur français. Elle crée plutôt le « document technologique », un intermédiaire qui [recevra] la qualification correspondant au moyen de preuve dont il accomplit la fonction et auquel il est alors assimilé. On pourra dire du document technologique qu’il est un support « caméléon ». Il prend la couleur et la forme du moyen de preuve auquel il ressemble.81 Ainsi, le nouvel article 2837 C.c.Q., modifié par cette loi, pose que l’écrit peut être un document technologique. Le premier alinéa établit l’indifférence du support : l’écrit n’est plus lié de façon indissociable au papier. Le second alinéa opère un renvoi à la LCCJTI : les écrits dont le support fait appel aux technologies de l’information sont qualifiés de documents technologiques et les conditions de leur admissibilité en preuve se trouvent dans cette loi : 2837. L’écrit est un moyen de preuve quel que soit le support du document, à moins que la loi n’exige l’emploi d’un support ou d’une technologie spécifique. Lorsque le support de l’écrit fait appel aux technologies de l’information, l’écrit est qualifié de document technologique au 81. Claude FABIEN, « La preuve par document technologique », (2004) 38 Revue Juridique Thémis 533, 551. Un document technologique peut en effet être un écrit (2837 C.c.Q.), un élément matériel (2855 C.c.Q.), voire un témoignage extrajudiciaire (2869 à 2874 C.c.Q.) 184 Les Cahiers de propriété intellectuelle sens de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information. L’exigence de l’intégrité pour que le document technologique fasse preuve à titre d’écrit se trouve à l’article suivant et vise les actes authentiques, semi-authentiques et sous seing privé. Les « autres écrits » ne sont pas mentionnés – c’est-à-dire les écrits non signés – mais sont soumis à la même exigence, par le truchement d’une autre disposition de la LCCJTI82. Du fait du procédé d’assimilation, il s’ensuit en principe une unicité de régime pour l’écrit, qu’il soit sur support papier ou électronique. Cependant, la fragmentation de la notion d’écrit électronique complexifie aussi sa mise en preuve. Afin d’atteindre des objectifs similaires entre les environnements papier et électronique, des règles différentes, adaptées à leurs particularités, peuvent être nécessaires. C’est ainsi que pour établir un régime probatoire pour l’écrit électronique qui soit fonctionnellement équivalent à celui de l’écrit papier, le législateur a créé, à l’article 2840 C.c.Q., une présomption d’intégrité et établit la façon de la contester : 2840. Il n’y a pas lieu de prouver que le support du document ou que les procédés, systèmes ou technologies utilisés pour communiquer au moyen d’un document permettent d’assurer son intégrité, à moins que celui qui conteste l’admissibilité du document n’établisse, par prépondérance de preuve, qu’il y a eu atteinte à l’intégrité du document. Cet article, dont la rédaction est plutôt malaisée, voire « maladroite »83, cause des difficultés d’interprétation tant pour la doctrine que la jurisprudence. Il semble cependant se dégager l’opinion selon laquelle la présomption ne vise que le support du document (et ne dispense donc pas de la preuve de l’intégrité du contenu)84 et, a fortiori, qu’il ne s’agit pas d’une présomption d’authenticité. Bref, la présomption de l’article 2840 C.c.Q. ne se rattache qu’à la seconde condition 82. LCCJTI, précité, note 53, art. 5, al. 2. 83. FABIEN, précité, note 81, p. 575. 84. Voir notamment Vincent GAUTRAIS, « Les contrats électroniques au regard de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information », dans Vincent GAUTRAIS (dir.), Droit du commerce électronique (Montréal, Thémis, 2002), p. 5, à la p. 23 et Jean-Pierre ROYER, La preuve civile, 4e éd., par Jean-Pierre ROYER et Sophie LAVALLÉE (Cowansville, Édition Yvon Blais, 2008), no 407, p. 281. Voir également GAUTRAIS, précité, note 80, partie 2, chapitre 2, section 1-3 : « Présomption et intégrité ». Du témoin à l’écrit ; du papier à l’électronique 185 de l’article 2839 C.c.Q., selon lequel l’intégrité d’un document est tributaire de deux conditions : i) l’information n’est pas altérée et ii) le support de celle-ci est à même de lui garantir stabilité et pérennité. La présomption ne dispense pas de prouver que le contenu informationnel n’a pas fait l’objet d’altération. Cette distinction est facilement omise85. Par l’effet de cette présomption, le traitement du document électronique devient donc le même que celui d’un document sur support papier. Il n’y a effectivement pas lieu, pour celui qui entend mettre en preuve un écrit sur support papier, de prouver que le papier est à même de conférer la stabilité et la pérennité voulues (pour reprendre les mots de l’article 2839 C.c.Q.) ou que le support d’un contrat sur papier n’a pas fait l’objet d’altération. Cette présomption d’intégrité du « support papier » est un sous-entendu fondamental de nos lois, mais il est nécessaire de garder à l’esprit que cette confiance dans le papier s’est construite. Selon le premier alinéa de l’article 2828 C.c.Q., « [c]elui qui invoque un acte sous seing privé doit en faire la preuve ». L’article dispose toutefois que « l’acte opposé à celui qui paraît l’avoir signé ou à ses héritiers est tenu pour reconnu s’il n’est pas contesté de la manière prévue au Code de procédure civile ». Il est ici fait référence à l’article 89 du Code de procédure civile86 : 89. Doivent être expressément alléguées et appuyées d’un affidavit : 1o la contestation de la signature ou d’une partie importante d’un écrit sous seing privé, ou celle de l’accomplissement des formalités requises pour la validité d’un écrit ; […] A défaut de cet affidavit, les écrits sont tenus pour reconnus ou les formalités pour accomplies, selon le cas.87 85. Voir Stefanovic c. ING Assurances inc., 2007 QCCQ 10363 (CanLII), par. 66, où il a ainsi été décidé d’une objection à la preuve : « Il n’y a pas eu de preuve d’une atteinte à l’intégrité du document. Par conséquent, ING n’a pas à démontrer que le support du document ou que les procédés utilisés pour communiquer au moyen d’un document permettent d’assurer son intégrité, le tout conformément [à l’article 2840 C.c.Q.] ». 86. L.R.Q., c. C-25 (ci-après « C.p.c. »). 87. Le cas des écrits qui ne sont pas sous seing privé figure au paragraphe 4 de l’article 89 : « 4o la contestation d’un document technologique fondée sur une atteinte 186 Les Cahiers de propriété intellectuelle Léo Ducharme a commenté de nombreuses décisions relatives à l’article 89 C.p.c.88 et affirme que « [d]énier une partie importante d’un écrit, c’est plaider l’altération de cet écrit en niant le fait que telle ou telle énonciation y apparaissait lors de sa signature, c’est en d’autres termes plaider que l’écrit, dans une partie importante, est un faux »89. Il ne s’agit pas d’un plaidoyer contre ou outre l’écrit – ce qui se rapporterait à son intellectualité – mais bien d’une dénégation de l’écrit dans sa matérialité, dans sa confection90. Par exemple, dans la décision Gaudet c. Grimard, un défendeur soutient qu’un écrit mis en preuve avait été « altéré en raturant le mot « par » précédant sa signature et en coupant le bas du document de façon à supprimer le nom de l’entreprise inscrit en dessous », supprimant par là-même sa qualité de mandataire pour la signature de l’acte91. Le débat sur l’intégrité du support n’aura été ouvert que dans le cadre d’une contestation de l’intégrité du contenu. L’article a donc pour effet de formaliser les plaidoyers d’altération ou de dénégation d’un écrit ou d’une partie de celui-ci – bref, il encadre les plaidoyers de faux. Une contestation en vertu de l’article 89 C.p.c. a pour effet que l’écrit ainsi contesté devra voir son intégrité prouvée par la partie qui l’invoque92. L’exigence d’un affidavit (déclaration sous serment) permet d’ouvrir le débat sur l’intégrité ou la fausseté de la pièce. Ainsi alertée, la partie voulant mettre en preuve l’écrit connaîtra la nature de la contestation et sera en mesure d’y répondre, notamment en interrogeant le déclarant. Les éléments contenus dans l’affidavit doivent être de nature à démontrer prima facie qu’il y a eu altération du document depuis sa 88. 89. 90. 91. 92. à son intégrité. Dans ce cas, l’affidavit doit énoncer de façon précise les faits et les motifs qui rendent probable l’atteinte à l’intégrité du document ». L’absence d’un affidavit a entraîné la reconnaissance de courriels qu’une partie entendait contester dans la cause Vandal c. Salvas, 2005 CanLII 40771 (C. Qué.). Voir Léo DUCHARME, « Portée et sanction de l’article 208 de l’ancien Code de procédure civile », (1971) 31:3 Revue du Barreau 337 ; Léo DUCHARME, « Dénégation d’une partie importante d’un écrit », (1973) 33:2 Revue du Barreau 162 ; Léo DUCHARME, « Du régime de preuve applicable au cas d’altération d’un écrit », (1975) 35:3 Revue du Barreau 375. DUCHARME, « Dénégation d’une partie importante d’un écrit », précité, note 88, p. 162. DUCHARME, « Portée et sanction de l’article 208 de l’ancien Code de procédure civile », précité, note 88, p. 337. Gaudet c. Grimard, [1967] B.R. 182 (C.A. Qué.), citée dans DUCHARME, « Du régime de preuve applicable au cas d’altération d’un écrit », précité, note 88, p. 377 et 378. Léo DUCHARME, L’administration de la preuve, 3e éd. (Montréal, Wilson & Lafleur, 2001), p. 122 et s. Du témoin à l’écrit ; du papier à l’électronique 187 confection93 (voire que le document est forgé de toutes pièces). L’analyse du document – de ses caractéristiques externes – fournira ces informations. Or comme nous l’avons vu le document électronique est un document fragmenté. Les indices qui permettraient à une partie de s’opposer à un écrit électronique doivent ainsi lui être accessibles, bien qu’ils soient généralement externes au document. D’où l’importance pour quiconque – potentiellement, tout justiciable – d’être en mesure de fournir de telles informations. Dans la décision Sécurité des Deux-Rives ltée c. Groupe Meridian construction restauration inc.94, où l’on tentait de mettre en preuve un courriel imprimé, l’absence d’éléments tendant à démontrer son authenticité a été fatale à son admission en preuve. L’absence de ces informations devrait être fatale à la mise en preuve d’un document. Dans la décision Lefebvre Frères ltée c. Giraldeau95, les données d’un agenda électronique datant de 1995 étaient demeurées inaccessibles jusqu’à l’audience, malgré le recours à des techniciens. Le défendeur avait alors « eu l’idée de procéder d’une nouvelle façon afin de pouvoir en retirer des informations ». Une preuve dont il n’est pas fait mention au jugement permet au juge de conclure « que les copies de relevés d’agendas électroniques […] sont complètes et reflètent fidèlement le contenu desdits agendas sur support électronique. Leur transfert sur papier reflète de façon adéquate les informations qui y ont été insérées. » Le manque de détail sur la preuve technique ayant permis de retrouver ces infor93. Dans le cas d’une dénégation de signature, « [l]a règle est donc qu’un écrit privé signé par une personne lui est opposable, sauf si celle-ci désavoue expressément sa signature au moyen d’allégations accompagnées d’un serment. La preuve à l’appui de la négation de signature doit être sérieuse, cohérente et vraisemblable. Il ne suffit pas pour une personne de tout simplement nier que ce soit sa signature sur l’écrit ; il lui faut dire pourquoi ». Voir Toronto Dominion Bank c. Kahn, [1997] R.R.A. 50 (C.A. Qué.). Dans un dossier où était contesté un document électronique (une page Web), la Cour de cassation française décidait que puisque « rien ne permettait de mettre en cause l’authenticité et l’origine du texte diffamatoire qui lui était soumis, la cour d’appel n’était pas tenue de recourir à la procédure de vérification d’écriture » : Cass. 1ère civ., 27 juin 2006, comm. Éric A. CAPRIOLI, « Vérification d’écriture en matière d’écrit électronique », 2006-10 Communication Commerce électronique 51. 94. 2013 QCCQ 1301 (C. du Qué.), par. 67. Cette décision souligne les difficultés d’interprétation de l’article 89(4) C.p.c. et discute également de ses conditions d’application. Il est décidé que l’article ne trouvait pas application puisque la pièce n’avait été communiquée que quelques jours avant l’audience, et que la partie adverse « ne pouvait pas, dans un affidavit, énoncer de façon précise les faits et les motifs qui rendent probable l’atteinte à l’intégrité du support puisque le document qu’on lui proposait ne contenait aucun détail (métadonnées) » (par. 66). Voir à ce sujet GAUTRAIS, précité, note 80, partie 2, chapitre 1, section 3-1 : « Avènement de la notion de documentation ». 95. 2009 QCCS 404 (C. sup. Qué.). 188 Les Cahiers de propriété intellectuelle mations affaiblit la décision, en ce sens que l’on omet de mentionner un élément important du raisonnement. Une preuve de traçabilité portant minimalement sur le procédé de récupération des données aurait permis de se prononcer sur l’intégrité des informations mises en preuve. Le droit de la preuve et l’encadrement procédural de l’écrit électronique et de sa contestation illustrent les difficultés soulevées par son intégration comme moyen de preuve. La période d’incertitude qui accompagne généralement un phénomène nouveau se traduit dans la doctrine, la jurisprudence et peut-être même dans la loi. S’il y a en principe unicité de régime pour l’écrit sur support papier et l’écrit électronique, la pratique de l’un et de l’autre diffère grandement. La notion de traçabilité en est une bonne illustration. La dématérialisation documentaire va à l’encontre de la logique pluriséculaire qui sous-tend les dispositions en cause. La micrographie s’est toutefois avérée un intéressant précurseur des changements apportés par l’électronique : un document original pouvait désormais se fractionner et se recomposer sans que ne soit affectée sa force probante. Or la micrographie était à l’origine une technique bien maîtrisée et le matériel nécessaire à sa mise en œuvre la limitait de facto à un nombre relativement limité d’organisations disposant de suffisamment de ressources. Au contraire, les techniques de l’électronique sont récentes, évoluent sans cesse et sont largement utilisées par la population, mais rarement avec le souci de se ménager une preuve… CONCLUSION C’est afin de se maintenir en adéquation avec les pratiques sociales, documentaires et juridiques que l’écrit en est venu à remplacer le témoignage comme moyen de preuve dominant. Pareil changement de paradigme n’aurait pu être justifié sans de solides assises. À l’ère de la documentation électronique, le raisonnement demeure le même : les dispositions relatives à la preuve par document électronique reflètent-elles le niveau de confiance que l’on place en ce type de document ? Plus fondamentalement, cette confiance est-elle éclairée et justifiée ? Il convient de savoir où placer nos doutes. Les réflexes relatifs au faux ne sont pas encore exactement au point : « l’adolescence de l’usage du médium ne nous permet pas une totale prise de conscience Du témoin à l’écrit ; du papier à l’électronique 189 sur ses carences en terme d’identité ou d’intégrité »96. Quelle différence y a-t-il, en effet, entre les chancelleries désorganisées de l’époque et certaines pratiques documentaires d’aujourd’hui, comme par exemple l’utilisation planétaire de protocoles de courriels non sécurisés ? De multiples considérations sociales, juridiques et techniques, exacerbées par la complexité et la nouveauté de l’électronique, rendent difficile la tâche du législateur : faciliter la preuve des documents électroniques tout en évitant que le faux ne se pare des atours du vrai. Au vu de la place centrale de l’écrit dans notre système de preuve, on ne s’étonnera guère de la vivacité des débats. Et, jamais bien loin de ceux-ci, s’agite imperceptiblement le spectre du faux. 96. Vincent GAUTRAIS, « Faux sms ? », février 2008, en ligne : <http://www.gautrais. com/Faux-sms> (accédé le 31 octobre 2013). Vol. 26, nº 1 L’OMPI : transposition en droit canadien des traités Internet de 1996 Frédérick-Alexandre Yao* RÉSUMÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193 INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193 1. PRÉSENTATION GLOBALE DE L’OMPI . . . . . . . . . . . . . . . 196 2. TRANSPOSITION EN DROIT CANADIEN DES PRINCIPAUX CONCEPTS DES TRAITÉS INTERNET DE L’OMPI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199 2.1 Des organes internes de gestion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199 2.1.1 De l’Office de la propriété intellectuelle du Canada . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199 2.1.2 Des sociétés de gestion collective . . . . . . . . . . . . . . 200 2.2 De la réforme de la Loi sur le droit d’auteur . . . . . . . . . . 201 2.2.1 De l’historique législatif de la réforme de la Loi sur le droit d’auteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 202 © Frédérick-Alexandre Yao, 2014. * Étudiant en 3e année au baccalauréat en droit à la Faculté de droit de l’Université Laval. Lauréat du Prix 2013 des Cahiers de propriété intellectuelle. La première version de ce texte a été réalisée lors de la session d’hiver 2013 dans le cadre du cours DRT-2302 Droit d’auteur donné au baccalauréat en droit à la Faculté de droit de l’Université Laval par le professeur Georges Azzaria. L’auteur désire remercier le professeur Georges Azzaria pour ses commentaires à la suite de sa correction du manuscrit original et pour ses encouragements à la publication, les membres du jury du Prix des Cahiers de propriété intellectuelle qui par leurs commentaires ont grandement aidé à approfondir certains aspects de l’article, ainsi que Émilie Gauvin pour sa patience et son appui. 191 192 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.2.2 Des principaux concepts des Traités de 1996 de l’OMPI transposés en droit canadien . . . . . . . . 204 2.2.3 Des principales exceptions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 206 2.2.4 Des principales critiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 212 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221 RÉSUMÉ L’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) administre plusieurs traités, dont le Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur (TODA) et le Traité de l’OMPI sur les interprétations et les exécutions et les phonogrammes (TOIEP). Ces traités ont pour but de faire passer la protection de la propriété intellectuelle à l’ère numérique. Ce texte porte sur la transposition en droit canadien des principaux concepts codifiés par ces traités. L’analyse de cette transposition se fait par l’examen des organes internes de gestion (Office de la propriété intellectuelle du Canada et sociétés de gestion collective) et par celui de la réforme de la Loi sur le droit d’auteur, examens précédés d’une présentation globale de l’OMPI. INTRODUCTION La protection de la propriété intellectuelle n’est pas aussi ancienne que celle de la propriété des biens physiques. En effet, si dès l’Antiquité le concept de propriété est reconnu et accepté sous une certaine forme1, l’artiste n’est pas un créateur et son œuvre n’est pas une création : la chose qui est relatée ou exprimée par les mots est une vérité préexistante à cette expression et le poète n’est que l’instrument de cette vérité2. Il n’y a pas d’auteur réel. Cette conception traversera les siècles3. Ce n’est qu’en 1474 qu’apparaît la première forme de protection juridique d’une œuvre, au sens moderne du 1. Mireille BUYDENS, Propriété intellectuelle – Évolution historique et philosophique, 1ère éd., (Bruxelles, Bruylant-Larcier, 2012) (ci-après BUYDENS), p. 37 ; Sylvio NORMAND, Introduction au droit des biens, 1ère éd. (Montréal, Wilson & Lafleur, 2000), p. 77. 2. BUYDENS, précité, note 1, p. 21. 3. Ibid., p. 88 et s. Néanmoins, il y aura, dès la Grèce antique, un début de reconnaissance du droit de l’auteur, non pas en sa qualité de créateur, mais plutôt en celle d’instrument « unique », et il sera rémunéré (André COMPAGNON, « Qu’est-ce qu’un auteur », Chapitre 4. Généalogie de l’autorité ; <www.fabula.org/compagnon/ auteur4.php> cité par BUYDENS précité, note 1, p. 33 ; BUYDENS précité, note 1, p. 32 et 33). Cette unicité du créateur-instrument sera aussi reconnue sous Cicéron à l’époque romaine (BUYDENS, précité, note 1, p. 46 et 47). Martial ira plus loin dans son Épigramme en comparant le copieur à un plagiarus, c’est-à-dire à un voleur d’enfant : l’auteur est père de son œuvre pour Martial (Épigramme, I, LII, rapporté par BUYDENS, précité, note 1, p. 47). 193 194 Les Cahiers de propriété intellectuelle terme, à savoir le privilège vénitien instauré par la Parte Veneziana4. Il s’agit d’un monopole accordé à un inventeur par le souverain afin d’inciter des créateurs à servir la collectivité par des inventions utiles5. L’apparition des premiers privilèges en Italie repose sur une combinaison de la transformation de la pensée philosophique6, de la diffusion, de l’impression des œuvres et de l’émergence d’un public bourgeois capable de lire7. « [M]oyen souple et efficace permettant au Roi de récompenser, favoriser ou sanctionner »8, ce système servait surtout à permettre un contrôle régalien sur l’édition et à assurer une certaine censure9. Les privilèges seront incorporés près d’un siècle plus tard ailleurs en Europe, notamment en Angleterre10. Dans ce royaume, l’accent est davantage mis sur l’effort de l’inventeur que sur l’utilité de l’invention pour la société11. Critiqués parce qu’ils entravent le libre-échange, les privilèges seront à l’origine du célèbre Statute of Anne, statut qui édicte que le monopole doit être limité dans le temps et qui reconnaît (implicitement) que l’auteur est le premier titulaire de droits sur son œuvre12. Cette législation fut contestée par les détenteurs de monopoles et, en raison de l’influence grandissante de la philosophie lockéenne, l’apport de l’auteur et les droits que celui-ci a sur son œuvre finiront par être au centre des débats13. Depuis la Révolution française, plusieurs traités internationaux ont consacré un droit de propriété sur l’œuvre à son auteur. Ces traités accordent de plus en plus de protection à cette « titularité » puisque le droit d’un 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. BUYDENS, précité, note 1, p. 220. Ibid., p. 220 et 221. Dans les faits, les privilèges littéraires sont majoritairement accordés à des éditeurs plutôt qu’aux auteurs eux-mêmes (BUYDENS, précité, note 1, p. 224 et 227 ; Normand TAMARO, Le Droit d’auteur – Fondements et principes (Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1994), p. 15 et 16). Soit la révolution nominaliste – le particulier devient le centre du monde ; la légitimation du travail manuel ; l’évolution des théories de la propriété (BUYDENS, précité, note 1, p. 217 et 218). BUYDENS, précité, note 1, p. 216-218. Ibid., p. 123. Ibid., p. 253 ; TAMARO, précité, note 5, p. 14 et 15. Le premier privilège accordé en Angleterre le fut en 1565 sous Élizabeth I au profit de Jacob Ancontius. Le système de privilèges sera aussi implanté en France et aux Pays-Bas, à la même époque, souvent à la demande d’immigrants italiens, importateurs de nouvelles technologies et non inventeurs de celles-ci (BUYDENS, précité, note 1, p. 228 et 243). BUYDENS, précité, note 1, p. 228. An Act for the Encouragement of Learning, by Vesting the Copies of Printed Books in the Authors or Purchasers of such Copies, During the Times therein Mentioned, 1710, 8 Anne, c. 19 ; BUYDENS, précité, note 1, p. 230. Il y a reconnaissance de la titularité première de l’auteur dans cette législation puisque, après l’expiration du privilège accordé à quiconque pour l’édition d’un ouvrage, ce droit d’édition revient à l’auteur (BUYDENS, précité, note 1, p. 263). BUYDENS, précité, note 1, p. 264. L’OMPI : transposition en droit canadien des traités Internet 195 auteur sur son œuvre est « [l]a plus sacrée, la plus légitime, la plus inattaquable, et […] la plus personnelle de toutes les propriétés »14. Aujourd’hui, à l’ère numérique, la protection effective de la « titularité » est de plus en plus difficile. En effet, la diffusion de l’information et des œuvres ne peut plus être contrôlée comme elle l’était à l’époque des privilèges : la diffusion de masse de notre siècle n’a rien à voir avec la diffusion de masse du XVIe siècle. Des milliards de données sont diffusées d’un ordinateur à un autre à chaque heure. Ces données peuvent être numérisées sous la forme d’un livre, d’une peinture ou d’une photographie. De nouvelles méthodes de protection et de nouvelles catégories d’œuvres protégeables, notamment, doivent donc être créées. Afin que les droits d’auteur soient réellement protégés, la protection doit être la plus uniforme et mondiale possible : elle ne doit pas être laissée aux aléas des décisions politiques locales15. Depuis 1967, l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) a comme mandat de veiller, dans la mesure de ses pouvoirs, à ce que la protection garantie aux œuvres soit la même partout sur le globe. En effet, cette institution administre 25 traités relatifs à la propriété intellectuelle. L’OMPI est composée de différents organes. Il y a premièrement l’Assemblée générale qui regroupe les États parties à la Convention de l’OMPI qui sont aussi membres de l’Union de Paris ou de l’Union de Berne16. En tant qu’organe cœur de l’Organisation, l’Assemblée générale possède de très larges pouvoirs de gestion et d’administration et elle s’acquitte de la quasi-totalité des tâches17. Deuxièmement, il existe la Conférence18, soit une assemblée 14. Rapport de M. LE CHAPELIER, Réimpression de l’ancien Moniteur, seule histoire authentique et inaltérée de la Révolution française depuis la réunion des Étatsgénéraux jusqu’au Consulat (mai 1789-novembre 1799), t. VII (Paris, Henri Plon, 1860), p. 117, PDF <http://ia600404.us.archive.org/17/items/rimpressiondel07 pariuoft/rimpressiondel07pariuoft.pdf> (consulté le 10 octobre 2013). 15. Stelios CASTANOS et Dusan SIDJANSKI, Droit d’auteur ou copyright – Les rapports entre les différents systèmes en vigueur (Lausanne, Librairie de l’Université, 1954), p. 5. 16. Convention instituant l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle, Stockholm, 14 juillet 1967 (ci-après Convention de Stockholm), al. 6(1)a). 17. Ibid., par. 6(2). 18. Il est à noter que cet organe est en voie d’être dissous. En date du 15 janvier 2013, 15 États ont déposé leur notification d’acceptation aux Modifications à apporter aux Traités administrés par l’OMPI adoptés par les Assemblées des États membres de l’OMPI le 1er octobre 2003. Lorsque 135 notifications auront été reçues, la Conférence sera officiellement dissoute et ses membres intégrés à l’Assemblée générale, indépendamment du fait qu’ils soient parties aux Unions. De plus, les pouvoirs de la Conférence seront transmis à l’Assemblée générale. Voir O.M.P.I., Actualité concernant la réforme statutaire, 42e série de réunions de l’Assemblée des États membres de l’OMPI, Genève, 25 septembre – 3 octobre 2006, en ligne : <http:// 196 Les Cahiers de propriété intellectuelle consultative composée d’États membres de l’Organisation et d’États non membres faisant des recommandations sur les politiques à adopter par l’Assemblée générale19. Troisièmement, le Comité de coordination assure la coordination entre l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle et les différentes unions relatives à la propriété intellectuelle afin que la protection offerte aux titulaires de droits soit la plus uniforme possible20. Quatrièmement, l’organe final de l’OMPI est le Bureau international. Il tient lieu de secrétariat et il est dirigé par un directeur général et des vice-directeurs généraux. Le Bureau a pour objectif de concevoir de nouveaux projets de programme et d’exécuter les projets en cours afin de développer la coopération internationale entre les États membres21. Plus haut fonctionnaire de l’OMPI, le directeur général est nommé pour au moins six ans22. Tel qu’évoqué précédemment, l’OMPI, par ces différents organes, administre plus de 25 traités relatifs à la propriété intellectuelle. Deux des plus éminents sont le Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur (TODA) et le Traité de l’OMPI sur les interprétations et les exécutions et les phonogrammes (TOIEP), aussi appelés « les Traités Internet de l’OMPI ». Ils ont été adoptés en 1996 par l’OMPI à Genève23. Ces traités revêtent une importance considérable puisqu’ils ont vu le jour afin d’assurer une protection aux œuvres et aux auteurs à l’époque de l’Internet. Preuve de leur importance, le législateur canadien a modifié la Loi sur le droit d’auteur afin d’assurer la transposition en droit canadien des principaux concepts des Traités Internet de 1996 de l’OMPI. Avant d’aborder comment cette transposition a été effectuée, il importe de faire une présentation globale de l’OMPI. 1. PRÉSENTATION GLOBALE DE L’OMPI La genèse de l’OMPI remonte au XIXe siècle. En effet, le refus d’inventeurs de participer aux expositions universelles dans les années 1870, par crainte de voir leurs idées plagiées à travers le 19. 20. 21. 22. 23. www.wipo.int/edocs/mdocs/govbody/fr/a_42/a_42_4.pdf> (consulté le 2 septembre 2013). Convention de Stockholm, al. 7(1)a) et par. 7(2). Ibid., al. 8(3)i). Ibid., par. 9(1), 9(2) et 9(5). Ibid., par. 9(3) et 9(4)a). Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, Genève, 20 décembre 1996 (ci-après TODA) ; Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes, Genève, 20 décembre 1996, (ci-après TOIEP). L’OMPI : transposition en droit canadien des traités Internet 197 monde, amena les États à constater la pertinence de l’instauration d’une organisation mondiale de gestion de la propriété intellectuelle24. En 1878, la Commission Internationale Permanente, instituée par le Congrès de la propriété intellectuelle, élabore la « Convention pour la protection de la propriété industrielle » mieux connue sous le nom d’« Union de Paris »25. Cette Union entre en vigueur en 1884 et elle vise à protéger les inventions industrielles par l’entremise de titres de propriété26. Brevets d’invention, dessins industriels, marques et modèles sont alors créés27. Deux ans après l’entrée en vigueur de cette Union, pour protéger plus spécifiquement les droits d’auteur, est instaurée l’« Union pour la protection des œuvres littéraires et artistiques » aussi appelée l’« Union de Berne »28. La protection offerte par cette seconde union vise notamment les romans, les pièces de théâtre, l’opéra et les peintures29. Ces Unions sont générales et leurs membres négocient entre eux des ententes autonomes et connexes portant sur certains domaines précis de la propriété industrielle et du droit d’auteur. Par exemple, l’Arrangement de Madrid30 est signé en 1891 et il vise à faciliter l’enregistrement international d’une marque de commerce et à permettre sa protection à l’intérieur de chacun des pays parties au traité. 24. Joseph EKEDI-SAMNIK, L’organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) (Bruxelles, Emile Bruylant, 1975), p. 30 et 32. Le droit à ce que les œuvres des artistes soient protégées, indépendamment du pays d’origine de ces derniers, soit, en d’autres termes, la volonté d’unifier et d’harmoniser le droit relatif à la propriété intellectuelle, a été adopté sans débat par la Commission Internationale Permanente (CONGRÈS INTERNATIONAL DE LA PROPRIÉTÉ ARTISTIQUE, Congrès international de la propriété artistique. Tenu à Paris, pendant l’Exposition universelle en 1878. Compte-rendu analytique des séances. Résolutions votées par le Congrès, Paris, E. Gauche, 1878, « Séance de congrès du samedi 21 septembre 1878, à 2 heures », questions II no 1 et no 2, question III no 1 et no 2, p. 40 et 42), en ligne : <http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56529046/> (consulté le 10 octobre 2013). 25. Convention de Paris pour la protection de la propriété intellectuelle, Paris, 20 mars 1883, art. 1 ; EKEDI-SAMNIK, précité, note 24, p. 31. 26. Jean-François CARON, « Droit d’auteur : l’interminable enfer », (2008) 132 Lettres québécoises : La revue de l’actualité littéraire 13, en ligne : <http://www.erudit. org/culture/lq1076302/lq1201292/37052ac.pdf> (consulté le 2 septembre 2013) ; Serge LAPOINTE, « L’histoire des brevets », (2000) 12:3 Cahiers de propriété intellectuelle 633, 650. 27. Ibid. ; EKEDI-SAMNIK, précité, note 24, p. 35. 28. Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, Berne, 9 septembre 1886 (ci-après Convention de Berne), art. 1 ; EKEDI-SAMNIK, précité, note 24, p. 47 et 48. 29. Convention de Berne, art. 2. 30. Arrangement de Madrid concernant la répression des indications de provenance fausses ou fallacieuses sur les produits, Madrid, 14 avril 1891. 198 Les Cahiers de propriété intellectuelle La supervision des Unions de Paris et de Berne est confiée à la Conférence suisse, conférence contrôlée par le gouvernement helvétique, et un Bureau international spécial est mis sur pied afin d’organiser et d’exécuter les tâches administratives31. Le 1er janvier 1893, la Conférence suisse, ainsi que le Bureau international, fusionnent et deviennent les « Bureaux internationaux réunis pour la protection intellectuelle » (BIRPI)32. La Conférence des Droits intellectuels, tenue en Suède en juillet 1967, marque la naissance véritable de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle par la signature de la Convention de Stockholm33. Successeur des BIRPI, l’OMPI est une organisation mieux structurée et, surtout, pourvue d’organes permanents et indépendants34. Elle a pour objectif la promotion de la protection de la propriété intellectuelle à travers le monde par le biais de la collaboration entre les États membres et entre les différentes organisations internationales35. Les Unions de Paris et de Berne ne sont toutefois pas devenues lettres mortes avec la création de l’OMPI. En effet, le but recherché par la création de cette organisation est plutôt la modernisation et l’amélioration de l’efficience de l’administration de ces Unions et de leurs ententes connexes, tout en garantissant leur autonomie36. L’OMPI entre en fonction en avril 1970, mais elle ne devient une institution de l’ONU qu’en 197437. En résumé, l’OMPI est la modernisation et la transformation en institution internationale des différents appendices de l’Union de Paris et de l’Union de Berne. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, un modernisme de la gestion du droit d’auteur est apparu nécessaire. En effet, des 31. EKEDI-SAMNIK, précité, note 24, p. 36 ; « Symposium on World Intellectual Property Organization », 1968 A.B.A. Section of Patent Trademark & Copyright Law Proceedings 112 (ci-après Symposium), 113 ; WIPO, Intellectual Property Handbook Policy, Law and Use, 2e éd., Genève, WIPO, 2008, p. 4, par. 1.7 et 1.8. 32. Jean-Pierre MAURY, « Le système onusien », (2004) 109 Pouvoirs 27, 34. 33. Henri DESBOIS, « La conférence de Stockholm relative aux droits intellectuels », (1967) 13 Annuaire français de droit international 7, 8. 34. Ibid., 7-8 ; EKEDI-SAMNIK, précité, note 24, p. 53, 61 et 70 ; Symposium, 116117 ; WIPO, Introduction to Intellectual Property – Theory and Practice, London, Kluwer Law International, 1997, p. 27, par. 3.3 ; Shu ZHANG, De l’OMPI au GATT : la protection internationale des droits de la propriété intellectuelle (Paris, Litec, 1994), p. 55 et 56. 35. Convention de Stockholm, s.-al. 3i) ; S. ZHANG, précité, note 34, p. 63. 36. Convention de Stockholm, s.-al. 3ii) ; DESBOIS, précité, notes 33, p. 37 ; EKEDISAMNIK, précité, note 24, p. 69 et 178 ; Symposium, 116. 37. MAURY, précité, note 32, p. 37. L’OMPI : transposition en droit canadien des traités Internet 199 difficultés de gestion et de mise en œuvre ont été rencontrées, notamment en raison du nombre important de traités auxquels les États étaient parties et de « l’absence d’organes adéquats au sein desquels les États membres pouvaient discuter de la politique, exprimer leurs désirs et leurs besoins dans le domaine de la propriété intellectuelle et organiser les moyens par lesquels ces désirs et besoins pourraient être satisfaits »38. L’OMPI a donc été créée pour permettre aux États d’élaborer des normes relatives à la propriété intellectuelle d’application universelle. 2. TRANSPOSITION EN DROIT CANADIEN DES PRINCIPAUX CONCEPTS DES TRAITÉS INTERNET DE L’OMPI 2.1 Des organes internes de gestion Pour assurer la mise en œuvre en droit national des différents traités de l’OMPI, dont ceux de 1996, et ainsi protéger efficacement la propriété intellectuelle et le droit d’auteur, les États membres de l’OMPI ont mis sur pied des organes internes de gestion. 2.1.1 De l’Office de la propriété intellectuelle du Canada Premièrement, la création d’organismes faisant partie intégrale de l’appareil gouvernemental semble être la forme de gestion de la propriété intellectuelle préconisée par l’OMPI39. Ces organismes sont des bureaux ou des offices dirigés par un commissaire, un directeur général ou un registraire40. Au Canada, le ministère de l’Industrie a compétence en matière de droit d’auteur41 et il est responsable du Bureau du droit d’auteur, par le truchement des articles 46 et 47 de la Loi sur le droit d’auteur42 et des articles 3 et 4 de la Loi sur les brevets43. Il existe aussi au pays le Bureau des brevets et le Bureau des marques de commerce qui sont également sous la responsabilité du ministère de l’Industrie44. Afin de faciliter la gérance des différents bureaux relatifs à la propriété intellectuelle, le ministère a créé 38. 39. 40. 41. 42. 43. 44. EKEDI-SAMNIK, précité, note 24, p. 53. WIPO, précité, note 34, p. 491, par. 29.1 et 29.2 ; ZHANG, précité, note 34, p. 67. WIPO, précité, note 34, p. 492, par. 29.1 et p. 493, par. 29.12. Loi sur le ministère de l’Industrie, L.C. 1995, ch. 1, par. 2 (2) et al. 4 (1)h). Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42 (ci-après LDA). Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4. Ibid., art. 3 et 4 ; Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, art. 62 ; Loi sur le ministère de l’Industrie, al. 4(1)h). 200 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’Office de la propriété intellectuelle du Canada45. Cet Office chapeaute les différents bureaux, ce qui, selon l’OMPI, permet une gestion efficiente de la propriété intellectuelle46. L’Office est un organisme de service spécial et le Conseil du Trésor rémunère son personnel47. Cette dépendance financière n’a pas d’impact sur l’efficacité et le rôle que joue l’Office puisque, ce qui importe réellement, c’est qu’il soit judiciairement autonome48. L’OMPI souhaite que chacun des États membres soit doté d’organismes homologues « in order to make procedures relating to the grant of industrial property rights more efficient and economical » et ainsi unifier les différents régimes de protection49. Ce souhait était celui du Canada, avant même la signature des traités de 1996, puisque l’un des objectifs principaux de l’ALÉNA, signé en 1994, est d’« [offrir] […] une protection efficace et suffisante des droits de propriété intellectuelle »50. Selon l’OMPI, dans la protection offerte par les traités qu’elle administre, un but financier et un but moral sont recherchés par les auteurs. En effet, le titulaire d’un droit d’auteur, d’un brevet ou d’un autre droit connexe est stimulé parce qu’il gagne de l’argent et aussi parce qu’il a la reconnaissance, maintenant et a posteriori « that something unusual, something springing from the creator’s intellect, has been achieved »51. 2.1.2 Des sociétés de gestion collective Deuxièmement, pour l’OMPI, l’auteur doit jouer un rôle proactif dans la mise en œuvre des protections qui lui sont offertes par les traités qu’elle administre. En effet, déjà à la veille de la signature des traités de 1996, l’Organisation mettait l’accent sur les bienfaits 45. OFFICE DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE DU CANADA, Vision, missions et valeurs, en ligne : <http://www.opic.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic. nsf/fra/h_wr00025.html> (consulté le 2 septembre 2013). 46. WIPO, précité, note 34, p. 491, par. 29.2. 47. SECRÉTARIAT DU CONSEIL DU TRÉSOR DU CANADA, Liste des organismes du gouvernement du Canada inscrits dans l’annexe de la Loi sur la gestion des finances publiques, en ligne : <http://www.tbs-sct.gc.ca/gov-gouv/tools-outils/orgfra.asp> (consulté le 16 octobre 2013). 48. WIPO, précité, note 34, p. 491, par. 29.1 et 29.4, p. 492, par. 29.5 et 29.6. 49. Ibid., p. 505, par. 1. 50. Accord de libre-échange nord-américain, Can./Mex./É-U., [1994] R.T.Can. no 2, art. 1701(1), en ligne : <https://www.nafta-sec-alena.org/Default.aspx? tabid=141&language=fr-CA> (consulté le 2 septembre 2013) ; WIPO, précité, note 34, p. 510, par. 29.90 ; Blayne HAGGART, « North American Digital Copyright, Regional Governance, and the Potential for Variation », dans Michael GEIST (dir.), From « radical extremism » to « balanced copyright » – Canadian Copyright and the Digital Agenda (Toronto, Irwin Law, 2010), p. 45, à la p. 45. 51. WIPO, précité, note 34, p. 515, par. 29.116. L’OMPI : transposition en droit canadien des traités Internet 201 des sociétés de gestion collective : l’auteur ne peut lui-même contrôler l’usage qui est fait de son œuvre tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières de son État, d’où l’importance de l’association d’auteurs52. La société de gestion a donc pour but d’autoriser l’utilisation des œuvres de ses membres, de vérifier l’utilisation qui en est faite, de préparer des contrats types entre auteurs et utilisateurs, de donner des avis et des conseils légaux à ses membres, d’aider au développement culturel du pays, de percevoir les redevances et de distribuer les sommes aux titulaires du droit d’auteur, après avoir déduit de ces sommes les frais d’administration, sans avoir toutefois la possibilité de faire de profit53. La SOCAN, Access Copyright et COPIBEC, notamment, font partie des organisations d’auteurs œuvrant au pays. En somme, la « gestion-sanction » des traités par l’OMPI au Canada est assurée par l’Office de la propriété intellectuelle et la « gestion-administration » de ces traités est assurée par les sociétés de gestion collective. 2.2 De la réforme de la Loi sur le droit d’auteur Le Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur et le Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes ont été adoptés en 1996 par l’OMPI à Genève et signés en 1997 par le Canada et ils sont entrés en vigueur en 200254. L’objectif du TODA est de développer et d’assurer une protection adéquate aux auteurs d’œuvres littéraires et artistiques, de programmes d’ordinateurs, d’œuvres musicales, d’œuvres audiovisuelles, d’œuvres d’art et de photographies à l’ère numérique55. L’objectif du TOIEP est plutôt d’assurer une protection adéquate aux producteurs et aux interprètes 52. Ibid., p. 518, par. 30.8. 53. Ibid., p. 518, par. 30.7 et p. 519, par. 30.12. 54. OMPI, Traités et parties contractantes – Parties contractantes – Traité sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes, en ligne : <http://www.wipo. int/treaties/fr/ShowResults.jsp?treaty_id=20> (consulté le 2 septembre 2013) ; OMPI, Traités et parties contractantes – Parties contractantes – Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, en ligne : <http://www.wipo.int/treaties/fr/ShowResults. jsp?lang=fr&treaty_id=16> (consulté le 2 septembre 2013) ; L’article 20 TODA et l’article 29 TOEIP prévoient que ces traités entreront en vigueur trois mois après que 30 instruments de ratification aient été déposés auprès du directeur général de l’OMPI. Le TODA et le TOEIP sont respectivement entrés en vigueur les 6 mars et 20 mai 2002 (Bureau international de l’OMPI). 55. TODA, préambule ; Dara LITHWICK et Maxime-Olivier THIBODEAU, Résumé législatif – Projet de loi C-11 : Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur, Bibliothèque du Parlement, Division des affaires juridiques et législatives. Service d’information et de recherche parlementaire, éd. révisée, (ci-après Résumé), p. 5, en ligne : <http://www.parl.gc.ca/Content/LOP/LegislativeSummaries/41/1/c11-f. pdf> (consulté le 10 octobre 2013). 202 Les Cahiers de propriété intellectuelle de ces mêmes œuvres, soit la protection des droits connexes56. L’un des aspects les plus importants de ces traités est la « reconnaissance du droit des auteurs, des interprètes et des producteurs de phonogrammes d’autoriser la transmission en ligne de leurs œuvres, de leurs prestations fixées et de leurs phonogrammes, selon le cas »57. En effet, l’autorisation de l’auteur, de l’interprète et du producteur est requise pour transmettre l’œuvre ou la prestation fixée pour que le public ait accès à cette œuvre ou prestation à un moment et un endroit qu’il a lui-même choisi58. Le TODA prévoit un droit général de communication au public et un droit de mise à la disposition du public tandis que le TOIEP prévoit, quant à lui, uniquement un droit de mise à la disposition du public59. Les auteurs, interprètes et producteurs jouissent également d’un droit de première distribution ou droit exclusif de distribution60. 2.2.1 De l’historique législatif de la réforme de la Loi sur le droit d’auteur Le Canada a signé le TODA et le TOEIP, mais il n’a pas ratifié ces traités61. Néanmoins, il a modifié la Loi sur le droit d’auteur (LDA) de façon à permettre l’application de ces traités en droit canadien, et ce, dès 199762. Effectivement, dans les mois qui ont suivi la signature des traités, le législateur a inséré l’article 92 qui prévoit qu’un examen de cette loi soit fait par différents comités, tous les cinq ans, 56. TOIEP, préambule ; Résumé, p. 5. 57. BUREAU INTERNATIONAL DE L’OMPI, La protection internationale du droit d’auteur et des droits connexes, no 75, p. 20, en ligne : <http://www.youscribe.com/ catalogue/tous/art-musique-et-cinema/autres/la-protection-internationale-dudroit-d-39-auteur-et-des-droits-417603> (consulté le 2 septembre 2013). 58. Résumé, p. 6. 59. TODA art. 8 ; TOIEP art. 10 ; Résumé, p. 6. 60. TODA art. 6(1) ; TOIEP, art. 18 et 19 ; Résumé, p. 6. 61. La signature est l’engagement de « poursuivre la procédure interne jusqu’à la ratification et de s’abstenir d’actes qui priveraient le traité de son objet et de son but » tandis que « [l]a ratification est l’acte juridique par lequel un État donne son consentement définitif à une convention qu’il a négociée et signée » (JeanMaurice ARBOUR et Geneviève PARENT, Droit international public, 5e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2006, p. 100 et 101) ; OMPI, Traités et parties contractantes – Parties contractantes – Traité sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes, en ligne : <http://www.wipo.int/treaties/fr/ShowResults. jsp?treaty_id=20> (consulté le 2 septembre 2013) ; OMPI, Traités et parties contractantes – Parties contractantes – Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, en ligne : <http://www.wipo.int/treaties/fr/ShowResults.jsp?lang=fr&treaty_id=16> (consultée le 29 juin 2013). 62. Résumé, p. 5 ; Sara BANNERMAN, « Copyright: Characteristics of Canadian Reform », dans Michael GEIST (dir.), From « radical extremism » to « balanced copyright », Canadian Copyright and the Digital Agenda (Toronto, Irwin Law, 2010), p. 17, aux p. 26 et 27. L’OMPI : transposition en droit canadien des traités Internet 203 afin de voir quelles modifications seraient nécessaires pour assurer la transposition en droit canadien des Traités de 1996. En 2002, Industrie Canada et Patrimoine canadien ont publié un rapport commun dans lequel 40 enjeux susceptibles de mesures législatives à court, moyen et long terme sont évoqués63. Deux ans plus tard, le rapport d’une étude sur la réforme du droit d’auteur a été présenté au Comité permanent du patrimoine canadien par les mêmes deux ministères et il propose six solutions à court terme, dont la ratification des Traités Internet de l’OMPI64. Au printemps de la même année, le Comité a publié cinq recommandations : 1) la ratification immédiate des traités de l’OMPI ; 2) la modification de la LDA pour que les photographes aient les mêmes droits d’auteur que les autres créateurs ; 3) la modification de la LDA en vue de l’attribution de licences étendues d’utilisation du matériel accessible sur Internet à des fins éducatives ; 4) l’instauration d’un régime de délivrance de licences collectives aux établissements d’enseignement (afin de rendre plus efficacement accessibles des œuvres protégées) ; et 5) l’instauration de mesures pour encourager l’attribution de licences autorisant la livraison électronique de documents protégés par le droit d’auteur65. Ces recommandations ont donné naissance à quatre projets de loi. Le projet de loi C-60 a avorté en raison des élections fédérales de 2006. Le projet de loi C-61 est également mort au feuilleton à cause des élections de 2008, cette fois-ci. Il est à noter que ce projet de loi a été fortement critiqué parce qu’il semblait avoir été trop influencé par les lobbys de l’industrie américaine qui voulaient voir adoptée une 63. INDUSTRIE CANADA, Stimuler la culture et l’innovation : Rapport sur les dispositions et l’application de la Loi sur le droit d’auteur (Loi sur le droit d’auteur – Rapport sur l’article 92), octobre 2002, cité dans Résumé, p. 8. 64. MINISTRE DU PATRIMOINE CANADIEN ET MINISTRE DE L’INDUSTRIE, Rapport d’étape sur la réforme du droit d’auteur, 24 mars 2004, cité dans Résumé, p. 8. 65. CHAMBRE DES COMMUNES, COMITÉ PERMANENT DU PATRIMOINE CANADIEN, Rapport intérimaire sur la réforme du droit d’auteur, mai 2004, cité dans Résumé, p. 7 et 8. 204 Les Cahiers de propriété intellectuelle copie du Digital Millenium Copyright Act66. Le projet de loi C-32 est également mort au feuilleton en raison des élections de 201067. Seul le projet de loi C-11 a franchi l’entièreté du processus législatif et a été adopté. Il a été sanctionné en juin 2012 et il est devenu la Loi sur la modernisation du droit d’auteur68. Si des modifications substantielles existent entre les projets de loi C-60, C-61 et C-32, C-11 reprend la quasi-totalité des dispositions de C-32. 2.2.2 Des principaux concepts des Traités de 1996 de l’OMPI transposés en droit canadien Tout d’abord, le nouveau paragraphe 2.4(1.1) LDA, qui a été instauré par l’article 3 de la Loi sur la modernisation du droit d’auteur, précise que la « communication au public par télécommunication » d’une « œuvre ou un autre objet du droit d’auteur » comprend le fait de le mettre à disposition du public par télécommunication, à l’endroit et au moment choisi par ledit public69. Cette mesure n’est autre que la transposition des articles 8 TODA et 10 TOEIP en droit canadien. Ensuite, l’article 10 LDA est abrogé par l’article 6 de C-11. En effet, le législateur a décidé que la protection offerte aux auteurs soit la même, indépendamment du support artistique qu’ils choisissent. La protection garantie à l’auteur photographe est dorénavant la même que celle garantie aux autres auteurs : la durée de la vie de cet auteur plus 50 ans70. L’abrogation de cet article est la réponse à l’article 9 TODA qui rend lui-même caduque l’exception de l’article 7.4) de la Convention de Berne qui prévoyait que la durée du droit d’auteur du photographe était laissée à la discrétion des États membres avec seule condition qu’elle soit supérieure à 25 ans71. Également, la réforme de la LDA par la Loi sur la modernisation du droit d’auteur reconnaît des droits d’auteurs aux prestations, 66. 67. 68. 69. 70. Résumé, p. 9 ; S. BANNERMAN, précité, note 62, p. 26 et 34. Résumé, p. 10. Loi sur la modernisation du droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42. Résumé, p. 11. LDA art. 6 ; Résumé, p. 11. Il est à noter que l’ancien paragraphe 10(2) de la LDA édictait que l’auteur de la photographie était le propriétaire de l’appareil utilisé. Par l’abolition de cet article, le législateur accorde donc la qualité d’auteur au preneur de la photographie et non plus au payeur par le truchement de l’article 2 (« œuvre artistique ») et du paragraphe 13(1) LDA. 71. Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (Acte de Paris du 24 juillet 1971 modifié le 28 septembre 1979), Paris, 24 juillet 1971, art. 7.4. L’OMPI : transposition en droit canadien des traités Internet 205 aux enregistrements sonores et aux signaux de communications. En effet, les articles 9 à 11 de cette loi prévoient : […] par adjonction aux articles 15 et 18 LDA, un nouveau droit exclusif pour les artistes-interprètes et les producteurs d’enregistrements sonores : celui de mettre les enregistrements sonores à la disposition du public par la voie d’Internet et de les vendre ou d’en transférer la propriété sous forme d’enregistrement physique pour la première fois. Le droit de mettre à la disposition du public est prévu dans les deux traités Internet de l’OMPI signés en 1996, le TODA et le TOEIP, que le Canada a l’intention de mettre en œuvre en mettant à jour la LDA. Le droit de mettre à la disposition du public est un droit exclusif des titulaires de droits, qui peuvent autoriser ou interdire la diffusion de leurs œuvres et autres produits protégés sur des réseaux interactifs comme Internet (par l’intermédiaire d’iTunes, par exemple).72 [Les italiques sont nôtres ; citations omises] De plus, les modifications législatives étendent les droits moraux aux prestations73. Effectivement, les modifications apportées aux articles 17.1 et 17.2 LDA par l’article 10 de C-11 permettent à l’artiste interprète de jouir des droits moraux sur sa prestation pour la même durée que le droit d’auteur relatif à sa prestation. Les droits moraux sont le droit à l’intégrité de l’œuvre et le droit d’être associé à une œuvre par son nom ou son pseudonyme ou de demeurer anonyme74. Les articles 19 et 20 de la Loi sur la modernisation du droit d’auteur garantissent ces droits en créant les articles 28.1 et 28.2 de la Loi sur le droit d’auteur75. Il s’agit d’une transposition en droit canadien de l’article 5 TOEIP76. Les articles 15 et 16 de la Loi sur la modernisation du droit d‘auteur portent sur l’élargissement, à certains interprètes et producteurs étrangers, de la protection en matière de prestation et d’enregistrement sonore par la modification des articles 20 et 22 LDA. La rémunération qui est garantie par le législateur vise les interprètes et les producteurs citoyens de pays parties à la Convention de Rome77 72. 73. 74. 75. 76. 77. Résumé, p. 12. Ibid. Ibid. Ibid., p. 13. Ibid., p. 12. Convention internationale pour la protection des artistes interprètes ou exécutants, des producteurs de phonogrammes et des organismes de radiodiffusion, Rome, le 26 octobre 1961. 206 Les Cahiers de propriété intellectuelle offrant une protection pour de tels actes78. Cette protection, énoncée au TOEIP79, est offerte pour que ces titulaires soient dûment protégés en fonction d’un droit qui soit le plus uniforme possible et qu’en un sens il ne s’arrête pas à la nationalité desdits titulaires80. L’article 23 LDA se trouve également modifié par C-11. En effet, la durée du droit accordé à l’interprète est fixée à 50 ans à partir de la prestation. Cependant, si l’enregistrement sonore de la prestation est publié après la prestation, la prestation se trouve protégée pour les 50 années suivant la date de publication ou jusqu’à 99 ans après la date de la prestation. L’échéance la plus rapprochée l’emporte. Également, la protection de l’enregistrement est d’une durée de 50 ans à compter de la première fixation sonore ou de 50 ans à compter de la publication, si l’enregistrement est publié. Le diffuseur voit aussi son droit protégé durant les 50 années postérieures à la première diffusion du signal81. Cette modification législative vise à conformer le droit canadien aux paragraphes 17(1) et 17(2) TOEIP. 2.2.3 Des principales exceptions D’abord, les Traités Internet de l’OMPI, reprenant la Convention de Berne, édictent que leur mise en œuvre en droit national ne peut prévoir d’exceptions qu’à trois conditions : i) l’exception doit être un cas spécial ; ii) l’exception ne peut porter atteinte à l’exploitation de l’œuvre ; et iii) l’exception ne peut causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes du titulaire du droit82. La Loi sur la modernisation du droit d’auteur, à ses articles 21 à 41, prévoit la création de plusieurs nouvelles exceptions. Nous ne rapporterons que quelquesunes de ces nouvelles exceptions et nous tenterons de déterminer si elles rencontrent les conditions de conformité aux Traités Internet. L’article 21 de C-11 élargit la portée des exceptions relatives à l’utilisation équitable pour y inclure de nouveaux objets, soit l’éducation, la parodie et la satire83. La satire et la parodie étaient, avant la 78. LDA, par. 20(2). 79. TOEIP, par. 3(1) ; Résumé, p. 12. 80. John A. ARMSTRONG, « Trends in Global Science and Technology and What They Mean for Intellectual Property Systems », dans Mitchel B. WALLERSTEIN et al. (dir.), Global Dimension of Intellectual Property Rights in Science and Technology, Office of International Affairs, National Research Council (Washington D.C., National Academy Press, 1993), p. 192, aux p. 192 et 193. 81. Loi sur la modernisation du droit d’auteur, art. 17 ; Résumé, p. 13. 82. Convention de Berne, art. 9 ; TODA, art. 10 ; TOEIP, art. 16 ; Résumé, p. 6. 83. Loi sur la modernisation du droit d’auteur, art. 21 ; LDA, art. 29 ; Résumé, p. 14. L’OMPI : transposition en droit canadien des traités Internet 207 réforme, des exceptions à la LDA reconnues par la jurisprudence84. Le terme « éducation » n’est pas clairement défini. Le législateur semble toutefois vouloir limiter au cadre académique ce terme et l’éducation de la population de manière générale ne serait pas visée par cette exception85. L’article 22 ajoute quatre dispositions à la LDA, soit les articles 29.21, 29.22, 29.23 et 29.24. L’article 29.21 LDA énonce une exception visant le contenu commercial généré par l’utilisateur mis à la disposition du public et qui est utilisé pour créer une nouvelle œuvre, et ce, si la source est citée, si l’œuvre utilisée respecte le droit d’auteur et qu’il n’y a pas d’impact négatif important sur l’exploitation de l’original de l’œuvre. L’article 29.22 LDA dispose qu’il n’y ait pas de contravention à la loi lorsqu’une œuvre est reproduite à des fins privées si la source originale est légitimement obtenue. L’article suivant édicte une exception pour le droit d’écoute différée. Lorsque le signal de communication est reçu licitement, un individu peut fixer une œuvre, un enregistrement sonore ou un spectacle radiodiffusé pour sa consommation privée ultérieure, s’il ne fait qu’un seul enregistrement et qu’il ne le communique pas à d’autres. Cependant, cette exception n’est pas applicable lorsque l’œuvre est protégée par des mesures techniques de protection. L’article 29.24 LDA prévoit une exception pour les copies de sauvegarde86. Les articles 23 à 27 de la Loi sur la modernisation du droit d’auteur créent des exceptions pour les établissements d’enseignement. Notamment, l’article 27 ajoute à la LDA l’article 30.01 qui élargit la définition qui doit être donnée au terme « leçon ». Il s’agit « de tout ou partie d’une leçon, d’un examen ou d’un contrôle dans le cadre desquels un établissement d’enseignement ou une personne agissant sous l’autorité de celui-ci accomplit à l’égard d’une œuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur un acte qui, n’eussent été les exceptions et restrictions prévues par la présente loi, aurait constitué une violation du droit d’auteur ». Les articles 28 à 30 de la Loi sur la modernisation du droit d’auteur portent sur les exceptions applicables aux bibliothèques et aux musées. En effet, elles concernent la reproduction permanente d’œuvres sur un autre support, généralement numérique, d’une œuvre si le support originel est désuet ou n’existe plus, si l’œuvre doit être restaurée ou si elle risque de se détériorer avec le temps, notamment87. Il est à noter que les documents très anciens ne sont pas visés par cette exception puisque ces documents 84. 85. 86. 87. Productions Avanti Ciné Vidéo inc. c. Favreau, 1999 CanLII 13258 (C.A. Qué.). Résumé, p. 14. Résumé, p. 12. Loi sur la modernisation du droit d’auteur, art. 30.1 ; Résumé, p. 14. 208 Les Cahiers de propriété intellectuelle font partie du domaine public et qu’ils ne sont pas protégés par le droit d’auteur88. Par ces articles, le législateur augmente le nombre potentiel de contraventions à la LDA qui pourraient tomber sous l’égide d’une exception. À notre sens, le législateur canadien souhaite codifier l’interprétation qui a été donnée de l’« utilisation équitable » par la Cour suprême du Canada (CSC) dans l’affaire CCH Canadienne ltée c. Barreau du Haut-Canada89. Dans cette cause, l’utilisation équitable n’a pas été interprétée comme étant une exception au droit d’auteur, mais plutôt comme un droit des utilisateurs90. Conséquemment, il importe de donner à l’expression « utilisation équitable » une interprétation libérale, au dire de la Cour. La CSC a établi six critères pour déterminer si l’utilisation faite d’une œuvre est équitable. Il s’agit : 1) du but de l’utilisation ; 2) de la nature de l’utilisation ; 3) de l’ampleur de l’utilisation ; 4) des solutions de rechange à l’utilisation ; 5) de la nature de l’œuvre ; et 6) de l’effet de l’utilisation sur l’œuvre.91 Ces critères sont plus nombreux que ceux énumérés par l’OMPI et la force de chacun dépend des circonstances entourant le cas présenté92. Conséquemment, il est possible qu’une violation du droit d’auteur qui ne serait pas permise selon les trois critères du TODA ou du TOEIP le soit par ceux plus volatiles de la LDA. D’après nous, l’élargissement aux notions d’enseignement, de satire et de parodie de l’utilisation équitable est contraire aux Traités Internet de l’OMPI en raison de l’interprétation libérale qui en est faite93. 88. 89. 90. 91. 92. 93. LDA, art. 6, a contrario. CCH Canadienne ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339. Ibid., par. 48. Ibid., par. 53 ; Résumé, p. 4. CCH Canadienne ltée c. Barreau du Haut-Canada, précité, note 89, par. 60. Meera NAIR, « Fair Dealing at a Crossroad », dans Michael GEIST (dir.), précité, note 62, p. 90, à la p. 106. L’OMPI : transposition en droit canadien des traités Internet 209 Après la recension de la transposition des Traités de 1996 dans le corpus législatif de plusieurs nations, nous nous permettons d’avancer que quasiment aucune de ces nations n’a réussi à se conformer au test des trois étapes de l’OMPI94. Certes, certains pays ont explicitement subordonné les exceptions qu’ils permettent à ce test. Toutefois, cette subordination peut sembler superflue puisque les exceptions ne passent pas la première étape du test, leur nombre étant trop important. En effet, il faut, selon les dispositions des Traités, restreindre les exceptions à certains cas spéciaux95. À notre sens, il ne faut pas lire les articles 10 TODA et 16 TOEIP comme si l’exception était intrinsèquement un cas spécial. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’un État édicte une exception et qu’il autorise par le fait même une violation que l’exception devient un cas spécial. 94. Reto HILTY et Sylvie NÉRISSON, « Overview », dans Reto HILTY et Sylvie NÉRISSON (ed.), Balancing Copyright A Survey of National Approaches, Série MPI Studies on Intellectual Property and Competition Law, vol. 18, (Berlin, Springer, 2012) (ci-après Balancing), p. 1, à la p. 24. Des 41 nations dont la législation en matière de droit d’auteur a été recensée dans cet ouvrage, 12 nations ont inséré ce test à leur corpus législatif en tant que principe d’interprétation générale. Certaines de ces 12 nations n’ont pas implanté, explicitement ou implicitement, la première étape et elles n’ont explicitement implanté que les deux dernières étapes du test (Chine, Règlement du 2 août 2002 portant application de la Loi sur le droit d’auteur (promulguée par le décret no 359 du Conseil d’État de la République populaire de Chine, art. 21 ; Croatie, Loi sur le droit d’auteur et les droits connexes et lois sur les amendements de la Loi sur le droit d’auteur et les droits connexes (JO no 167/2003, no 79/2007 et no 80/2011), art. 80 ; Espagne, Texte refondu de la Loi de la propriété intellectuelle régularisant, clarifiant et harmonisant les dispositions légales sur le sujet (approuvé par le décret royal no 1/1996 du 12 avril 1996 et modifié par le décret royal no 20/2011, du 30 décembre de 2011) (ci-après Esp.), art. 40 bis ; France, Code de la propriété intellectuelle (modifié en dernier lieu par le décret no 2012-634 du 3 mai 2012), art. L. 122-5 9o par. 4 ; Hongrie, Loi LXXVI de 1999 sur le droit d’auteur (Texte refondu du 1er janvier 2012), art. 33, par. 2 ; Lituanie, Loi sur le droit d’auteur et des droits connexes no VIII-1185 du 18 mai 1999 (telle que modifiée le 19 janvier 2010 – par la Loi no XI-656) (ci-après Lit.), art. 58 ; Macao, Loi no 5/2012 du 10 avril 2012 portant modification du régime du droit d’auteur et des droits connexes, art. 62 ; Pologne, Loi no 83 du 4 février 1994 sur le droit d’auteur et les droits voisins (modifiée en dernier lieu le 21 octobre 2010), art. 35 ; Portugal, Code du droit d’auteur et droits connexes (modifié en dernier lieu par la loi no 16/2008 du 1er avril 2008) (ci-après Port.), art. 75. par. 4, et 81b). Seules la Russie (Code civil, art. 1229, item 5, par. 1 et 2) et la Grèce (Loi no 2121/1993 sur le droit d’auteur, les droits voisins et des aspects culturels (ci-après Grèce), art. 28C) ont implanté la première étape du test. Il est à noter que le législateur slovène a édicté que les « [l]imitations on copyright are permissible in cases mentioned in this Section » (Loi sur le droit d’auteur du 30 mars 1995 telle qu’amendée au 15 décembre 2006 (ci-après Slov.), art. 46), ce qui nous semble être un libellé permettant un équilibre intéressant entre la restriction explicite des exceptions à des cas spéciaux (Russie, Grèce) et l’omission de cette restriction (neuf autres États). Un libellé de ce type est d’ailleurs ce que nous proposons comme solution au législateur canadien : voir infra, p. 211. 95. TODA, art. 10 et TOEIP, art. 16. 210 Les Cahiers de propriété intellectuelle Il faut plutôt lire ces articles comme restreignant l’exception, et non la violation, à un cas spécial. L’expression « certains cas spéciaux » est employée à l’article 13 de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC)96 et cet article, tout comme les articles 10 TODA et 16 TOEIP, est basé sur l’article 9(2) de la Convention de Berne – et il est donc assujetti au test des trois étapes. L’expression « certains cas spéciaux » a été définie dans le Rapport du Groupe spécial « États-Unis – Article 110(5) de la Loi sur le droit d’auteur »97 de l’Organisation mondiale du commerce. Ce Groupe spécial a interprété les termes « certains » comme procurant une certitude légale98 et « spéciaux » comme obligeant les exceptions à être limitées tant quantitativement que qualificativement99. En ce sens, ce qui importe pour déterminer si l’exception répond au premier critère du test, c’est que l’exception soit clairement définie et « narrow in its scope and reach »100. Les circonstances dans lesquelles l’exception peut être invoquée (limite qualificative) et le nombre potentiel de bénéficiaires (limite quantitative) sont donc tenues en compte dans la détermination de la conformité de l’exception à la première étape du test101. À la lumière de ces interprétations, il semble que l’emploi de l’expression « utilisation équitable » par un législateur national pour autoriser une exception, même si cette expression est balisée par des critères objectifs et des buts précis, ne permet pas de passer la première étape du « triple test ». À la question est-ce que « [l’équité] constitue en soi un élément d’appréciation suffisamment bien défini qui a un champ d’application et une portée suffisamment étroits pour convenir à la première condition du [premier] critère »102, l’OMPI répond effectivement non103. En effet, il est difficile d’anticiper quels 96. 97. 98. 99. 100. 101. 102. 103. Accord du Cycle d’Uruguay : ADPIC Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, Marrakech, Maroc, 15 avril 1994. WT/DS160/R, 15 juin 2000. Ibid., par. 6.108. Ibid., par. 6.109. Ibid., par. 6.112. Martin SENFTLEBEN, « Towards a Horizontal Standard for Limiting Intellectual Property Rights? WTO Panel Reports Shed Light on the Three-Step Test in Copyright Law and Related Tests in Patent and Trademark Law », (2006) 37:4 International Review of Intellectual Property and Competition Law 407, 415 et 416. Sam RICKETSON, Comité permanent du droit d’auteur et des droits connexes – Étude de l’OMPI sur les limitations et les exceptions au droit d’auteur et aux droits connexes dans l’environnement numérique, 9e session, Genève, 23-27 juin 2003, p. 76, en ligne : <http://www.wipo.int/edocs/mdocs/copyright/fr/sccr_9/ sccr_9_7.pdf> (consulté le 2 septembre 2013). Ibid., p. 77. L’OMPI : transposition en droit canadien des traités Internet 211 seront les buts, autres que ceux énumérés, en vertu desquels une violation résulterait en une utilisation équitable104 : À cet égard, on pourrait soutenir que la raison d’être de la première condition du triple critère est précisément d’éviter cette indétermination afin que l’on sache clairement à l’avance quel but poursuit une exception donnée. On peut également sur ce point remonter dans l’histoire de l’alinéa 2) de l’article 9 de la Convention de Berne : en adoptant l’expression « certains cas spéciaux » la Conférence de Stockholm cherchait à couvrir les exceptions faites au droit de reproduction dans les législations nationales tout en veillant à ce que les buts poursuivis soient clairement indiqués.105 [Les italiques sont nôtres.] Selon nous, deux solutions sont envisageables pour que le Canada se conforme à ses obligations internationales. La première est de faire pression pour qu’une révision des Traités Internet ait lieu afin de donner plus de souplesse quant aux exceptions possibles106. Le Comité du développement de la propriété intellectuelle de l’OMPI est un forum où le Canada pourrait faire entendre sa voix. En effet, ce comité est notamment chargé de faire, sur une base annuelle, des recommandations relatives à la révision des exceptions permises par les différents traités administrés par l’Organisation à l’Assemblée générale de l’OMPI. Tous les États membres y siègent107. La délégation canadienne pourrait y militer en faveur de l’idée, déjà avancée par certains auteurs, d’insérer des exceptions obligatoires et des exceptions optionnelles et d’indiquer que seules les exceptions optionnelles soient soumises au test des trois étapes108. Ainsi, le Canada, sans changer sa législation interne, respecterait ses obligations internationales. La seconde solution est de modifier la LDA pour que l’article 29 se lise d’une manière semblable à celle-ci : « Ne constituent pas une 104. 105. 106. 107. 108. Ibid. Ibid. La révision des exceptions possibles fait partie des recommandations faites par le Comité provisoire sur les propositions relatives à un Plan d’action de l’OMPI pour le développement, recommandations adoptées par l’OMPI en 2007 (recommandation 22 du Groupe B, en ligne : <http://www.wipo.int/ip-development/fr/ agenda/recommendations.html> (consulté le 2 septembre 2013). Ce comité a été remplacé par le Comité du développement et de la propriété intellectuelle. OMPI, Comité du développement et de la propriété intellectuelle, en ligne, <http:// www.wipo.int/ip-development/fr/agenda/cdip/> (consulté le 15 septembre 2013). Bernt HUGENHOLTZ et Ruth L. OKEDIJI, « Conceiving an International Instrument on Limitations and Exceptions to Copyright » (Amsterdam, Institute for Information Law, University of Amsterdam, 2008), p. 26, en ligne : <http:// www.ivir.nl/publicaties/hugenholtz/finalreport2008.pdf> (consulté le 2 septembre 2013). 212 Les Cahiers de propriété intellectuelle violation du droit d’auteur les cas spéciaux suivants : » et qu’ensuite soient énumérées, de manière exhaustive, les situations où l’utilisation sans autorisation ne constituent pas une violation du droit d’auteur. Puisque ni le TODA ni le TOEIP ne définissent l’expression « cas spéciaux », nous croyons que le législateur canadien pourrait la définir comme il le souhaite, les Traités Internet créant des cadres généraux, des superstructures législatives, à l’intérieur desquels les législateurs nationaux agiraient avec une certaine liberté109. Cependant, il importe de définir ces cas de manière exhaustive, sinon les articles 10 TODA et 16 TOEIP ne seront pas véritablement transposés en droit canadien, étant donné le spectre d’exceptions potentielles trop important. 2.2.4 Des principales critiques La Loi sur la modernisation du droit d’auteur a été fortement critiquée en raison de la reconnaissance juridique des mesures techniques de protection (MTP) prévues par son article 47. L’article 41 LDA définit ces mesures comme étant « a) toute technologie ou tout dispositif ou composant qui contrôle efficacement l’accès à une œuvre ; b) toute technologie ou dispositif ou composant qui restreint efficacement l’exercice par autrui des droits exclusifs d’un titulaire de droit (voir les articles 3, 15 et 18 LDA) ou du droit à la rémunération (art. 19 proposé), autrement dit toute technologie qui contrôle la reproduction d’une œuvre »110 [nos italiques]. L’article 41.1 LDA interdit de contourner la première catégorie de MTP, et ce, même si l’œuvre est licitement acquise, et il interdit la commercialisation de moyens de contournement111. Le but de ces mesures est la mise en œuvre du TODA et du TOEIP112. En effet, l’article 11 TODA prévoit : 109. 110. 111. 112. Jane C. GINSBURG, « International Copyright: From a Bundle of National Copyright Laws to a Supranational Code », (2000) 47 Journal of the Copyright Society of the U.S.A. 265, 287. Résumé, p. 20. Résumé, p. 20 et 21. OMPI, « The WIPO Copyright Treaty (WCT) and the WIPO Performances and Phonograms Treaty (WPPT) », Document WIPO/CR/RIO/01/2, contenant un rapport préparé par le Bureau International de l’OMPI et présenté au National Seminar on the WIPO Internet Treaties in the Digital Environment (Rio de Janeiro, September 17 to 19, 2001) organisé par l’OMPI en coopération avec le ministère de la Culture du Brésil, p. 7, par. 31 et cité par Mihály FICSOR dans « Legends and Reality About the 1996 WIPO Treaties in the Light of Certain Comments on Bill C-32 », 16 juin 2010, p. 2. L’OMPI : transposition en droit canadien des traités Internet 213 [l]es Parties contractantes doivent prévoir une protection juridique appropriée et des sanctions juridiques efficaces contre la neutralisation des mesures techniques efficaces qui sont mises en œuvre par les auteurs dans le cadre de l’exercice de leurs droits en vertu du présent traité ou de la Convention de Berne et qui restreignent l’accomplissement, à l’égard de leurs œuvres, d’actes qui ne sont pas autorisés par les auteurs concernés ou permis par la loi. L’article 18 TOEIP reprend l’essence de cette disposition. Néanmoins, certains arguent que les MTP risquent d’empêcher l’innovation et la recherche si les « follow-on creators, and future innovators can effectively be prevented from exercising their rights […] through the application of a digital lock »113. Pour ceux-ci, la formulation du projet de loi C-60 était plus adéquate et plus conforme à l’esprit des Traités Internet que celle de la Loi sur la modernisation du droit d’auteur puisqu’elle interdisait le contournement uniquement dans le but de violer le droit d’auteur114. On doit effectivement craindre que l’interdiction de contournement assujettisse les droits des usagers, indépendamment du fait qu’ils soient chercheurs ou simples particuliers, à la volonté des titulaires de droits et qu’elle crée ainsi une « permissions-based culture »115. Il doit y avoir un équilibre entre innovation et protection – une « liberté d’imitation »116 – et cet équilibre peut être atteint par l’utilisation équitable. Bien qu’il n’y ait pas d’interdiction générale au contournement des mesures anti-copie (catégorie b)), il est peu probable que les tribunaux feront primer le 113. 114. 115. 116. Graham REYNOLDS, « How Balanced is Bill C-32? », The Mark, 9 juin 2010. Michael GEIST, « Fixing Bill C-32: Proposed Amendments to the Digital Lock Provisions », 15 juin 2010, cité dans Résumé, p. 28. Gregory R. HAGEN, « Technical Neutrality in Canadian Copyright Law », dans Michael GEIST (dir.) The Copyright Pentalogy – How the Supreme Court of Canada Shook the Foundations of Canadian Copyright Law (Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2013), p. 307, à la p. 313. Voir aussi David VAVER, Intellectual Property Law. Copyright. Patent. Trademark, 2e éd., coll. Essentials of Canadian Law (Toronto, Irwin Law, 2011), p. 229-231, relativement au fait que les exceptions prévues par le projet de loi C-32, devenu C-11, et la Loi sur la modernisation du droit d’auteur sans modification majeure, ne sont applicables que lorsque les MTP ne sont pas contournées. Ansgar OHLY, « Free Acccess, Including Freedom to Imitate, as a Legal Principle – a Forgotten Concept? », dans Annette KUR et Vytautas MIZARAS (dir.), The Structure of Intellectual Property Law – Can One Size Fit All ? (Cheltenham, Edward Elgar, 2011), p. 97, à la p. 102 ; Kenneth CREWS, « Harmonization and the Goals of Copyright: Property Rights or Cultural Progress? », (1998) 6 Indiana Journal of Global Legal Studies 117, 133, dans Alexandra GEORGE (dir.), Globalization and Intellectual Property, série The International Library of Essays on Globalization and Law (Burlington, VT, Ashgate Publishing, 2006), p. 313, à la p. 329. 214 Les Cahiers de propriété intellectuelle droit à une utilisation équitable sur l’interdiction de contourner les MTP. Il est important de rappeler que la réécriture de la Loi sur le droit d’auteur a été réalisée par Industrie Canada et Patrimoine canadien. Ces deux ministères ont des mandats parfois en opposition directe : le premier défend les intérêts des compagnies, tandis que le second défend ceux des artistes. Lors de la réforme de la Loi sur le droit d’auteur, il ne put y avoir de consensus quant à l’orientation à donner à la nouvelle loi et ce fut au bureau du premier ministre de trancher117. Celui-ci décida que la vision de Patrimoine canadien était celle qui convenait118. Le Premier ministre subissait sans doute les pressions des lobbys canadiens exercées par l’entremise du ministère du Patrimoine et, de surcroît, cette vision était au diapason avec celle des États-Unis sur la question du droit d’auteur, ce qui, au dire de Michèle Austin – chef de cabinet du ministre de l’Industrie de l’époque –, était ce qui importait au gouvernement canadien119. De plus, bien que le projet de loi C-61 n’est pas le copier-coller du DMCA américain, le projet C-11 demeure, quant à lui, fortement influencé par l’esprit de cette législation américaine. Conséquemment, il est intéressant de regarder comment les tribunaux américains ont concilié « interdiction de contournement » et « utilisation équitable ». Selon une jurisprudence américaine non unanime, il semble que le DMCA exclut la possibilité d’invoquer l’utilisation équitable lorsqu’il y a contournement d’une MTP. Dans Storage technology corporation v. Custom hardware engineering & consulting Inc.120 la Cour d’appel fédérale américaine a statué qu’il devait y avoir « a connection between the circumvention and a right protected » et que, si cette connexion n’était pas prouvée, la défense d’utilisation équitable était recevable121. Cette position réaffirme celle prise dans The Chamberlain Group Inc. v. Skylink Technologies Inc.122, affaire où la même cour 117. 118. 119. 120. 121. 122. HAGGART, précité, note 50, p. 60. Selon cette vision, la Loi sur le droit d’auteur doit protéger le droit du titulaire et non codifier de manière générale l’exception d’utilisation équitable (ACCESS COPYRIGHT et al., Why Canada Should Not Adopt Fair Use: A joint Submission to the Copyright Consultation, en ligne : <http://www.ic.gc.ca/eic/site/008.nsf/ eng/02524.html> (consulté le 2 octobre 2013). Michèle AUSTIN, ancienne chef de cabinet du ministre de l’Industrie Maxime Bernier, dans une entrevue réalisée par Blayne Haggart le 30 avril 2008 à Ottawa, dans Blayne HAGGART, North American Digital Copyright, Regional Governance and the Potential for Variation, thèse de doctorat, Ottawa, Faculté des études supérieures et de la recherche, Université Carleton, note de bas de page 211. Voir aussi HAGGART, précité, note 50, p. 61. 421 F.3d 1307, (Fed. Cir. 2005). Ibid., par. 38. 381 F.3d 1178 (Fed. Cir. 2004). L’OMPI : transposition en droit canadien des traités Internet 215 avait précédemment déclaré que l’article 1201 DMCA « prohibits only forms of access that bear a reasonable relationship to the protections that the Copyright Act otherwise affords copyright owners », puisque cet article ne confère pas un nouveau droit aux titulaires de droits d’auteur123. Toutefois, dans Universal City Studios Inc. v. Corley124, la Cour d’appel du 2e circuit interprète la division 1201a)(3)(A) et l’alinéa 1201c) du DMCA comme interdisant la défense d’utilisation équitable125. Cette décision, plus ancienne que les précédentes, reflète toutefois l’état du droit puisque la Cour d’appel du 9e circuit, dans l’affaire MDY Industries LLC v. Blizzard Entertainment Inc. and Vivendi Games Inc.126, a réitéré en 2010 qu’il n’était pas nécessaire de prouver que le contournement d’une MTP bafoue le droit d’un titulaire puisque l’alinéa 1201a) DMCA confère un droit nouveau à ce titulaire127. Dans MDY, la Cour refuse explicitement d’appliquer la décision dans Chamberlain128. 123. 124. 125. 126. 127. 128. Ibid., p. 40 et 41. Il est à noter que la Cour d’appel du 5e circuit, dans son opinion originale dans MGE UPS Systems Inc. v. GE Consumer and Indus. Inc., 612 F.3d 760 (5th Cir. 2010), fait référence à l’arrêt Chamberlain en ces termes : « The DMCA prohibits only forms of access that would violate or impinge on the protections that the Copyright Act otherwise affords copyright owners. See Chamberlain Group Inc. v. Skylink Techs. Inc., 381 F.3d 1178, 1202 (Fed. Cir. 2004). The Federal Circuit, in analyzing the DMCA’s anti-circumvention provision, concluded that it “convey[s] no additional property rights in and of themselves; [it] simply provide[s] property owners with new ways to secure their property”. Ibid., p. 1193-1194 : Indeed, “virtually every clause of § 1201 that mentions “access” links “access” to “protection”. Ibid., p. 1197 : Without showing a link between “access” and “protection” of the copyrighted work, the DMCA’s anti-circumvention provision does not apply. The owner’s technological measure must protect the copyrighted material against an infringement of a right that the Copyright Act protects, not from mere use or viewing ». Ibid., p. 1204. » (p. 6). [En italiques dans l’original]. La Cour fait donc siens les enseignements de la Cour d’appel fédérale. Toutefois, dans son opinion révisée, 622 F.3d 361 (5th Cir. 2010), la Cour ne fait pas mention de l’affaire Chamberlain puisqu’elle juge, après révision, qu’il n’y a pas eu contournement (p. 6). Cette « omission » a été perçue par d’autres juridictions comme étant la volonté de la Cour d’appel du 5e circuit « [of avoiding] the issue », de ne pas avoir à se prononcer sur le combat opposant « interdiction de contournement » et « utilisation équitable » (MDY Industries, LLC v. Blizzard Entertainment Inc., 629 F.3d 928, (9th Cir. 2010), note de bas de page 11). 273 F. 3d 429 (2d Cir. 2001). Ibid., p. 444. 629 F.3d 928, (9th Cir. 2010). Ibid., p. 950. « Were we to follow Chamberlain in imposing an infringement nexus requirement, we would have to disregard the plain language of the statute. Moreover, there is significant textual evidence showing Congress’s intent to create a new anticircumvention right in § 1201(a) distinct from infringement. As set forth supra, this evidence includes: (1) Congress’s choice to link only § 1201(b) (1) explicitly to infringement; (2) Congress’s provision in § 1201(a)(3)(A) that descrambling and decrypting devices can lead to § 1201(a) liability, even though descrambling and decrypting devices may only enable non-in-fringing access to 216 Les Cahiers de propriété intellectuelle Il est à noter que le DMCA édicte, à son sous-alinéa 1201c) (1), que les mesures visant à interdire le contournement des MTP n’affectent pas les « rights, remedies, limitations, or defenses to copyright infringement, including fair use ». Malgré la clarté de cet article, une partie de la jurisprudence donne tout de même préséance aux interdictions de contournement, tel qu’évoqué précédemment. Comme le législateur canadien a sciemment écarté le libellé du paragraphe 34.02(1) du projet de loi C-60 lorsqu’est venu le temps de rédiger le C-11 et qu’il a donc refusé de permettre le contournement lorsqu’aucun droit n’est violé, nous pouvons présager que les tribunaux canadiens interpréteront les nouvelles dispositions de la LDA de la même manière que la Cour d’appel du 2e circuit américain a interprété l’alinéa 1201c) du DMCA dans l’affaire Universal et que la Cour d’appel du 9e circuit a interprété l’alinéa 1201a) du DMCA dans MDY. Mihály Ficsor, ancien directeur-général adjoint de l’OMPI, est contre les propositions des auteurs critiques précédemment cités. En effet, selon lui, pour qu’elles soient efficaces et conformes à l’esprit des Traités Internet, les MTP doivent restreindre l’accomplissement d’actes sans qu’il soit nécessaire « to prove that the prohibited acts of circumvention constitute, or specifically further, infringements »129. Par voie de conséquence, les actes préparatoires à « l’infraction » doivent être interdits d’après Ficsor. Nous croyons que c’est la vision qu’avait en tête le législateur canadien lorsqu’il a modifié la LDA. En effet, afin de plaire politiquement selon certains auteurs, le Canada a tenté de se conformer à ses obligations internationales au détriment de son passé juridique vieux de deux siècles130. Si d’une main il élargit le champ d’application de la notion d’« utilisation équitable » par ce qui nous semble être une codification de l’affaire CCH, il le restreint encore plus de l’autre main par l’inutilité de cette application lorsqu’il est question des MTP. Des lobbys canadiens ont soutenu que l’utilisation équitable, de la façon dont elle est reconnue par la jurisprudence canadienne, mettrait le « Canada in a precarious position with respect to international rules 129. 130. a copyrighted work; and (3) Congress’s creation of a mechanism in § 1201(a)(l) (B)-(D) to exempt certain non-infringing behavior from § 1201(a)(1) liability, a mechanism that would be unnecessary if an infringement nexus requirement existed ». Mihály FICSOR, « Legends and Reality About the 1996 WIPO Treaties in the Light of Certain Comments on Bill C-32 », 16 juin 2010, p. 16. Déjà, en 1802, le droit anglais reconnaissait la notion d’« utilisation équitable », dans l’affaire Cary v. Kearsley (1802), 170 E.R. 678 (K.B.). L’OMPI : transposition en droit canadien des traités Internet 217 concerning exceptions »131, parce que les articles 10 TODA et 16 TOEIP prévoient un test en trois, et non pas en six étapes. Le gouvernement canadien a tenu compte de ces appréhensions lors de la rédaction du projet de loi C-11 et il est probable, dans l’état actuel du droit, que les MTP priment sur l’utilisation équitable132. Afin d’éviter cela, il serait souhaitable que le législateur canadien modifie la LDA de manière à ce que le libellé du paragraphe 41(1) soit le même que celui du paragraphe 34.02(1) du projet C-60133. En effet, la LDA comme elle est présentement rédigée semble mettre l’accent, possiblement à tort, sur la protection des MTP, et non sur la protection de l’œuvre134. Avec égards, cette rédaction de la LDA nous semble, pour cette raison, contraire à l’obligation internationale qu’a le Canada en tant que signataire des Traités Internet, et ce, bien que la rédaction résulte de la volonté du Canada de se conformer à ces traités. Le fait que l’article 11 TODA édicte que les MTP doivent être « mises en œuvre par les auteurs dans le cadre de l’exercice de leurs droits en vertu du présent traité ou de la Convention de Berne » [nos italiques] et doivent restreindre « l’accomplissement, à l’égard de leurs œuvres, d’actes qui ne sont pas autorisés par les auteurs concernés ou permis par la loi » milite effectivement en faveur de l’idée que les MTP « must restrict acts that are protected by copyright law in order to qualify for legal protection pursuant to article 11 of the WCT »135 [en 131. 132. 133. 134. 135. Myra TAWFIK, « History in the Balance: Copyright and Access to Knowledge », citant ACCESS COPYRIGHT et al., Why Canada Should Not Adopt Fair Use: A joint Submission to the Copyright Consultation, en ligne : <http://www.ic.gc.ca/ eic/site/008.nsf/eng/02524.html> (consulté le 2 septembre 2013), dans Michael GEIST (dir.), From « radical extremism » to « balanced copyright », Canadian Copyright and the Digital Agenda (Toronto, Irwin Law, 2010), p. 103. Carys CRAIG, « Locking Out Lawful Users: Fair Dealing and Anti-Circumvention in Bill C-32 », dans Michael GEIST (dir.), précité, note 62, p. 175, à la p. 193. La crainte que la protection des MTP créent, de manière générale, un déséquilibre entre la « maîtrise de l’auteur sur son œuvre » et l’accès à l’information par les utilisateurs est également partagée en Europe (Tonssira Myriam SANOU « L’agenda de l’OMPI pour le développement : vers une réforme de la propriété intellectuelle ? », (2009) 23:2 Revue internationale de droit économique 175, 202). CRAIG, précité, note 132, p. 196. Michael GEIST, « The Case for Flexibility in Implementing the WIPO Internet Treaties: An Examination of the Anti-Circumvention Requirements », dans Michael GEIST (dir.), précité, note 62, p. 204, à la p. 209. Cet accent nous semble se rapprocher du raisonnement mis de l’avant par les cours d’appel américaines des 2e et 9e circuits, soit la création de nouveaux droits, ce qui pourrait faire primer l’interdiction de contournement sur l’exception de l’utilisation équitable. Ian R. KERR, Alana MARUSHAT et Christian S. TACIT, « Technological Protection Measures: Tilting at Copyright’s Windmills », (2002-2003) 34 Ottawa Law Review 7, 34-35, en ligne : <http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_ id=793504> (consulté le 2 septembre 2013), cité par GEIST, précité, note 132, p. 211. Voir aussi Séverine DUSOLLIER, « Scoping Study on Copyright and 218 Les Cahiers de propriété intellectuelle italiques dans le passage rapporté]. De plus, lors des débats entourant la rédaction de cet article du traité, plusieurs pays, dont le Canada136, ont souhaité que l’expression « une protection juridique appropriée et des sanctions juridiques efficaces » soit celle retenue puisqu’une telle rédaction ne rend pas nécessaire l’interdiction, la distribution ou la fabrication de moyens de contournement et qu’elle n’oblige pas l’interdiction de contournement des deux types de MTP137. Plusieurs États ont préféré transposer dans leur droit national les obligations des Traités Internet en prévoyant explicitement que les interdictions de contournement ne primaient pas sur les exceptions prévues par leur loi138. En Europe, l’interdiction de contournement des MTP découle principalement de la codification dans le droit national de la Directive 2001/29/CE139 du Parlement européen ; cette directive est l’acceptation par l’Union Européenne des Traités 136. 137. 138. 139. Related Rights and The Public Domain », 30 avril 2010, en ligne : <http://www. wipo.int/edocs/mdocs/mdocs/en/cdip_4/cdip_4_3_rev_study_inf_1.pdf> (consulté le 2 septembre 2013), et Jane C. GINSBURG, « Legal Protection of Technological Measures Protecting Works of Authorship: International Obligations and US Experience », (2005) 29 Columbia Journal of Law & Arts 13, 19, cité par GEIST, précité, note 134, p. 239 et 240. OMPI, Diplomatic Conference on Certain Copyright and Neighboring Rights Questions: Summary Minutes, Main Committee I, (Genève, 2 au 20 décembre 1996), WIPO doc. CRNR/DC/102, par. 523, en ligne, <www.wipo.int/edocs/mdocs/ diplconf/en/crnr_dc/crnr_dc_102.pdf> (consulté le 2 septembre 2013), cité par GEIST, précité, note 134, p. 219. GEIST, précité, note 134, p. 221. L’article 18 TOEIP reprend, mutatis mutandis, ces obligations. Lors des audiences à la Chambre des représentants portant sur l’écriture du DMCA, des représentants du gouvernement américain ont reconnu que le libellé des articles interdisant le contournement allait au-delà de ce qui était demandé par l’OMPI (U.S., WIPO Copyright Treaties Implementation Act and Online Copyright Liability Limitation Act: Hearing on H.R. 2281 and H.R. 2280 Before the Subcommittee on Courts and Intellectual Property Committee on the Judiciary U.S. House of Representatives, 105th Cong., 16 septembre 1997, p. 62). Allemagne, Loi sur le droit d’auteur et les droits voisins (modifiée le 17 décembre 2008) (ci-après All.), art. 95b ; Lit., art. 75 ; Slov., par. 166c(3) ; Pays-Bays, Loi du 18 mars 1993 contenant des dispositions relatives à la protection des artistes interprètes ou exécutants, des producteurs de phonogrammes et des organismes de radiodiffusion, et portant modification de la loi de 1912 sur le droit d’auteur (Loi sur les droits voisins) (ci-après P.-B.), par. 29a(4). Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information de l’Union Européenne, Journal officiel des Communautés européennes (ci-après « Directive ») ; Belgique – Balancing, p. 146 ; Chypre – Balancing, p. 366 ; Allemagne – Balancing, p. 448 ; Lituanie – Balancing, p. 638 ; Pays-Bas – Balancing, p. 707 ; Portugal – Balancing, p. 743 ; Danemark – Balancing, p. 863 ; Suède – Balancing, p. 863 ; Norvège – Balancing, p. 863 ; Slovénie – Balancing, p. 879 ; Espagne – Balancing, p. 960 ; Suisse – Balancing, p. 1003. L’OMPI : transposition en droit canadien des traités Internet 219 Internet de l’OMPI140. Dans la plupart des pays membres de l’Union, le contournement aux fins de l’administration de la justice et de la sécurité du public141, de réponse à un handicap142, de la disponibilité d’une œuvre à des fins éducatives, scientifiques ou muséales143, de la copie pour usage privé144, de la reproduction éphémère d’une organisation de diffusion145, de la parodie146, de l’utilisation lors d’examens147 et de la communication au public d’enregistrements sonores148 est permis. Toutefois, l’utilisateur ne peut contourner de plein droit la mesure technique de protection : il doit en demander l’autorisation au titulaire149. Le titulaire des droits a l’obligation de transmettre cette information lorsque le requérant répond bel et bien aux critères d’une des exceptions150. En cas de refus, l’utilisateur peut intenter un recours de droit commun ou s’adresser à un organisme indépendant qui régit l’accès aux œuvres protégées par des MTP et qui a parfois un pouvoir de contrainte151. Ces codifications législatives européennes sont en totalité antérieures à la rédaction du projet de loi C-11. Il y a fort à parier que le législateur canadien a pu examiner le libellé de ces codifications. Conséquemment, il est possible d’avancer qu’en autorisant le contournement uniquement pour permettre des enquêtes, l’interopérabilité 140. 141. 142. 143. 144. 145. 146. 147. 148. 149. 150. 151. Directive, 15e considérant. All., art. 45 ; Lit., art. 27 ; P.-B. art. 22 ; Norvège, Loi sur le droit d’auteur (Loi no 2 du 12 mai 1961 relative aux œuvres littéraires, scientifiques et artistiques, modifiée en dernier lieu par la Loi no 103 du 19 juin 2009) (ci-après Norv.), art. 26-28 ; Danemark, Loi codifiée sur le droit d’auteur (ci-après Dane.), art. 26-28 ; Suède, Loi no 1960:729 sur le droit d’auteur sur les œuvres littéraires et artistiques (ci-après Suède), art. 26 et 26a) ; Slov., par. 166c)(3) et (4) et art. 56. All., art. 45a ; Lit., par. 58(1)6) ; P.-B., s.-al. 15(i) ; Norv., art. 17 ; Dane., art. 17 ; Suède, art. 17 ; Slov., par. 166c(3)1) et 47a. All., art. 52a ; Lit., par. 22(1)1) et 22(1)2) ; P.-B., art. 16 et 16n et par. 29a(4) ; Norv, art. 16 et 21 ; Dane., art. 16, 18, 21 et 23 ; Suède, art. 16 ; Slov., par. 166c(3)2) et art. 49. Lit., art. 20(1) ; P.-B., art. 16b et 16c ; Slov., art. 166c(3) et 50 ; All., art. 53. All., art. 55 ; Lit., par. 29(1)2) ; Norv., art. 31 ; Dane., art. 31 ; Suède, 26e ; Slov., par. 166c(3)5) et 77(2). Lit., art. 25. Norv., art. 13a. Dane., art. 68. All., art. 95 et Balancing, p. 449. La législation de certains pays ne requiert pas une demande préalable d’autorisation au contournement, dont la Lituanie (par. 22(1) et 23(1)). All. art. 95b ; Grèce, art. 66A, par. 5 ; Lit., par. 75(1) ; P.-B., par. 29a(4) ; Serbie – Balancing, p. 818 ; Danemark, Suède et Norvège – Balancing, p. 863 ; Slov. p. 878 ; Esp., 161(2) ; Suisse – Ordonnance du 26 avril 1993 sur le droit d’auteur et les droits voisins (Ordonnance sur le droit d’auteur, ODAu) art. 16g. Lit., par. 75(4) ; Port., art., 21(4) ; Serbie – Balancing, p. 818 ; Danemark, Suède et Norvège – Balancing, p. 863 ; Slov. – Balancing, p. 878 ; Esp., par. 161(2) ; Suisse – Loi fédérale du 9 octobre 1992 sur le droit d’auteur et les droits voisins (état le 1er janvier 2011) (ci-après Suisse), art. 39b, par. 1b. 220 Les Cahiers de propriété intellectuelle d’ordinateurs, le chiffrement, la détection et la destruction de collecte d’informations personnelles, la vérification de la sécurité, la « palliation » d’un handicap, l’enregistrement éphémère pour radiodiffusion et l’accès à un service de télécommunication avec un appareil radio152, le législateur canadien souhaitait empêcher le contournement visant à rendre disponible une œuvre à des fins éducatives, scientifiques ou muséales et celui visant la copie pour usage privé. Bien qu’on ne puisse inférer une intention du silence continu du législateur, la jurisprudence canadienne reconnaît qu’un silence faisant suite à une modification législative récente puisse témoigner de l’intention du législateur153. Pourtant, le contournement pour ces fins a été accepté par les pays membres de l’UE et il a été perçu comme étant un compromis assurant un équilibre entre les titulaires des droits d’auteur et les utilisateurs154. Il faut aussi rappeler que les articles 10 et 11 TODA et 16 et 18 TOEIP, bien que complémentaires et devant être lus comme un tout, car faisant partie des mêmes traités, n’ont pas à s’appliquer aux mêmes cas. En ce sens, réduire le champ d’application de l’interdiction de contournement (interdiction prévue aux articles 11 TODA et 18 TOEIP) en autorisant le contournement lorsqu’il n’y a pas violation du droit d’auteur, comme c’est le cas en Europe, n’aurait pas pour effet de contrevenir aux articles 10 TODA ou 16 TOEIP. Ces articles régissent effectivement les exceptions à la protection du droit d’auteur et il n’y aurait pas contravention à ces articles puisqu’un contournement dans une telle situation ne constituerait pas une atteinte au droit d’auteur. Il est à noter que certains pays n’ont pas interdit le contournement des MTP car ils n’ont pas ratifié ou signé les Traités Internet155. D’autres pays, n’étant parties ni au TODA ni au TOEIP, ont interdit le contournement des MTP afin de démontrer leur volonté d’adhérer à ces traités156. Donc, l’interdiction de contournement fait, selon nous, 152. 153. 154. 155. 156. Respectivement LDA, par. 41.11(1)-(3) ; 41.12(1)-(7) ; 41.13(1)-(3) ; 41.14(1) et (2) ; 41.15(1)-(4) ; 41.16(1) et (2) ; 41.17 et 41.18(1)-(3). Société Télé-Mobile c. Ontario, [2008] 1 R.C.S. 305, par. 42. À titre d’exemple, la Serbie (Loi sur le droit d’auteur et les droits voisins (2011) par. 208a(1)), l’Espagne (Esp., par. 161(2)) et la Suisse (Suisse, par. 39a(4)) ont édicté que l’ensemble des exceptions prévues par la loi, dont celle de l’« utilisation gratuite », notion assimilable à celle de l’« utilisation équitable » en droit canadien, permettait le contournement des MTP. Voir M. GEIST, précité, note 134, p. 232. Notamment, Israël (Balancing, p. 535) et Ouganda (Balancing, p. 1056). Égypte – aucune exception permise (Balancing p. 379) ; Brésil – aucune exception permise (art. 107 de la Loi no 9610 du 19 février 1998 sur le droit d’auteur et les droits voisins ; Balancing, p. 206 ; Inde – aucune violation lorsqu’aucune intention de violer le droit d’auteur (Copyright Act (1957) (Act No. 14 of 1957) L’OMPI : transposition en droit canadien des traités Internet 221 partie intégrante des Traités de 1996 de l’OMPI. Toutefois, la manière selon laquelle le législateur canadien a codifié cette interdiction nous semble trop stricte. En résumé, les modifications apportées à la Loi sur le droit d’auteur depuis 1997 visent à permettre la mise en œuvre en droit canadien des Traités Internet de l’OMPI. De ces modifications, les plus notables sont l’unification de la durée de la protection accordée à une œuvre, indépendamment du fait qu’elle soit photographique, picturale, littéraire ou autre, et la reconnaissance de droits moraux et de mise à disposition aux interprètes et aux producteurs d’enregistrements sonores. Ces modifications ajoutent également des exceptions, dont l’utilisation équitable à des fins d’éducation, de parodie ou de satire. Cet accroissement important du nombre d’exceptions existantes risque d’aller à l’encontre des Traités Internet de 1996. De plus, ce « renouveau » législatif canadien du droit d’auteur a été critiqué, notamment en raison du régime des mesures techniques de protections qu’il implante. Dans sa forme actuelle, la LDA pourrait donc ne pas répondre aux obligations internationales du Canada. CONCLUSION Pour conclure, la protection offerte au droit d’auteur au Canada est notamment garantie par la transposition en droit canadien des principaux concepts et articles du Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur et du Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes. L’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle est l’institutionnalisation de l’Union de Paris et de la Convention de Berne notamment et elle a pour objectif l’uniformisation du droit d’auteur sur l’ensemble de la planète. Le Canada, membre de cette organisation, contribue à l’atteinte de cet objectif de différentes manières. Premièrement, il a mis sur pied un bureau national de gestion et d’administration : l’Office de la propriété intellectuelle. Deuxièmement, il favorise l’institution de sociétés et d’organisations d’auteurs. Troisièmement, il a modifié sa législation de façon à intégrer les principaux concepts tirés des Traités Internet de l’OMPI afin de faire passer le droit d’auteur canadien à l’ère numérique. Quatrièmement, bien que par cette modification le législateur ait théoriquement augmenté le nombre d’exceptions, il en a cependant restreint en pratique le nombre par les mesures techniques par. 65A(1) ; Balancing p. 520 ; Nouvelle-Zélande – aucune violation lorsque le contournement ne viole pas le droit d’auteur (Copyright (New Technologies) Amendment Act 2008 (N.Z.) 2008/27 par. 226D(1). Voir aussi GEIST, précité, note 134, p. 235. 222 Les Cahiers de propriété intellectuelle de protection. Cette volonté du législateur canadien de se conformer à tout prix aux traités de l’OMPI a été vivement dénoncée. En effet, les opposants157 à cette décision politique soutiennent que la manière dont le Canada a transposé en droit interne ses obligations internationales aurait été choisie parce qu’elle était celle qui répondait aux intérêts de puissants lobbys internes et étrangers. De surcroît, cette transposition ne semble pas avoir permis au Canada de se conformer à ces dites obligations. Certes, une codification est toujours la transposition en droit d’une idéologie et d’intérêts politiques. Toutefois, dans le cas de la modification de la Loi sur le droit d’auteur, cette orientation politique, faisant suite à des pressions internes, risque de protéger des intérêts étrangers au détriment d’intérêts canadiens. En effet, aujourd’hui la « titularité » du droit d’auteur n’est plus nécessairement synonyme de qualité d’auteur réel. Les entreprises étrangères de différentes industries semblent détenir une part non négligeable des droits d’auteur au pays158. Par voie de conséquence, le contournement d’une MTP dans le but d’utiliser équitablement une œuvre sans autorisation risque davantage d’être une atteinte au droit économique du titulaire qu’une atteinte au droit moral de l’auteur réel. La protection offerte par la LDA se veut davantage une protection offerte au titulaire qu’une protection offerte à l’auteur159. 157. 158. 159. Voir notamment les notes 132 à 137, supra. Selon l’Office de la propriété intellectuelle, pour l’année 2011, 8 212 demandes d’enregistrement de droit d’auteur ont été faites et, de ce nombre, environ 87 % ont été effectuées par des résidents canadiens. Toutefois, d’après la liste des dix demandeurs ayant effectué le plus de demandes au cours des années 2009-2011, plusieurs sont des filiales de compagnies étrangères ou ils sont indirectement contrôlés par celles-ci. Par exemple, pour l’année 2011, on indique que les demandes reçues et acceptées en provenance du Royaume-Uni sont au nombre de 33 alors que Pearson Education Canada, division de Pearson PLC qui est éditeur londonien, est le principal demandeur-titulaire avec 170 demandes acceptées. Cela pousse à relativiser ces statistiques qui indiquent, à première vue, que la majorité des titulaires de droits d’auteur au Canada sont canadiens (OFFICE DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE DU CANADA, Rapport annuel 2011-2012, Droit d’auteur, tableaux 17 et 18, en ligne : <http://www.opic. ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/wr03600.html#droitauteur> (consulté le 16 octobre 2013) ; OFFICE DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE DU CANADA, Rapport annuel 2010-2011, Droit d’auteur, tableaux 17 et 18, en ligne : <http://www.opic.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/ wr03467.html> (consulté le 16 octobre 2013) ; OFFICE DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE DU CANADA, Rapport annuel 2009-2010, Droit d’auteur, tableaux 17 et 18, en ligne : <http://www.opic.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-inter netopic.nsf/fra/wr02974.html> (consulté le 16 octobre 2013). « Thus, the rhetoric of individual rights is mobilised on behalf of corporate entities, who receive protections legitimated not on the basis of their own (commercial) character, but derived from a narrative of individual human L’OMPI : transposition en droit canadien des traités Internet 223 Les tribunaux canadiens auront très prochainement l’occasion de se pencher sur la question de l’interdiction du contournement des MTP. Il est peu probable qu’ils fassent primer l’utilisation équitable sur les MTP car ils ne réécrivent pas la loi, mais l’interprètent. Avec sa modification de la LDA, le législateur semble vouloir conférer à l’« entreprise-titulaire perpétuelle » un quasi-monopole des droits sur l’œuvre d’un « auteur mortel ». D’un point de vue historique, cette approche est très paradoxale. En effet, si jusqu’au XVe siècle le droit ne protégeait pas les œuvres parce qu’il considérait qu’elles n’avaient pas d’auteur réel, aujourd’hui il les protège, mais au détriment de cet auteur réel. Selon nous, l’actuel gouvernement fédéral canadien paraît avoir oublié que ce n’est pas le droit du titulaire, mais le droit de l’auteur réel sur son œuvre, qui est « [l]a plus sacrée, la plus légitime, la plus inattaquable, et […] la plus personnelle de toutes les propriétés »160. 160. endeavour » (Christopher MAY, Digital Rights Management – The Problem of Expanding Ownership Rights (Oxford, Chandos Publishing, 2007), p. 41. Rapport de M. le Chapelier, précité, note 14. Capsule L’hébergeur doit-il se faire juge ? Vers une obligation de l’hébergeur d’apprécier le caractère diffamatoire ou non d’un contenu notifié comme illicite au sens de la LCEN Aurélie Brégou* La loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, dite LCEN, prévoit une responsabilité allégée des hébergeurs s’agissant des contenus illicites qu’ils hébergent. L’article 6-I-2 prévoit en effet que Les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d’un destinataire de ces services si elles n’avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible. L’article 6-1-3 prévoit quant à lui que Les personnes visées au 2 [hébergeurs] ne peuvent voir leur responsabilité pénale engagée à raison des informations stockées à la demande d’un destinataire de ces services si elles © Aurélie Brégou, 2014. * Avocate au barreau de Paris, du cabinet DEPREZ GUIGNOT & ASSOCIÉS. 225 226 Les Cahiers de propriété intellectuelle n’avaient pas effectivement connaissance de l’activité ou de l’information illicites ou si, dès le moment où elles en ont eu connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces informations ou en rendre l’accès impossible. Autrement dit, à partir du moment où un contenu présentant un caractère illicite est porté à la connaissance d’un hébergeur, celui-ci doit agir promptement pour retirer ce contenu ou en rendre l’accès impossible ; à défaut sa responsabilité civile ou pénale serait susceptible d’être engagée. Le 10 juin 2004, le Conseil constitutionnel a émis une réserve d’interprétation à l’issue de son contrôle de constitutionnalité de la LCEN pour éviter que toute notification envoyée à un hébergeur puisse immédiatement engager sa responsabilité, jugeant que « ces dispositions ne sauraient avoir pour effet d’engager la responsabilité d’un hébergeur qui n’a pas retiré une information dénoncée comme illicite par un tiers si celle-ci ne présente pas manifestement un tel caractère ou si son retrait n’a pas été ordonné par un juge »1. Toute la difficulté pour l’hébergeur est donc de déterminer, à l’aune de la notification qui lui est faite, si le contenu dont le retrait est demandé présente un caractère « manifestement » illicite. Cette difficulté est de taille lorsque les propos hébergés sont dénoncés comme étant diffamatoires. Le délit de diffamation se définit comme l’allégation ou l’imputation d’un fait précis qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne physique ou morale. Toutefois, l’auteur d’une diffamation dispose de deux moyens de défense : soit il rapporte la preuve de la vérité des faits, qui est une excuse absolutoire de la diffamation, soit il rapporte la preuve de sa bonne foi, qui est un fait justificatif de la diffamation. Dès lors, comment demander à un hébergeur recevant une notification de contenu diffamatoire de se prononcer sur le caractère « manifestement illicite » de ce contenu, sans qu’il n’y ait eu préalablement un débat de fond devant une juridiction ? Dans une décision rendue le 20 octobre 20102, le juge des référés du Tribunal de grande Instance de Paris avait fait une stricte application de la notion du caractère « manifestement illicite » que doit revêtir un contenu diffamatoire notifié par un tiers à un fournisseur d’hébergement aux fins d’en obtenir le retrait. 1. Décision no 2004-496 DC du 10 juin 2004 ; les italiques sont de l’auteure. 2. TGI Paris, réf., 20 octobre 2010, Alexandre B. c. JFG Networks. L’hébergeur doit-il se faire juge ? 227 Une personne avait assigné en référé la société JFG NETWORKS, fournisseur d’hébergement d’un blogue sur lequel étaient publiés des articles diffamatoires à son encontre, afin d’en obtenir la suppression, outre une provision en réparation du préjudice subi. Le juge des référés a estimé que les propos qualifiés de diffamatoires par le demandeur ne revêtaient pas un caractère manifestement illicite au sens de la réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel, en raison même de la qualification de diffamation et du régime juridique applicable à cette dernière : Le caractère diffamatoire d’un propos n’est pas toujours de nature à convaincre de son caractère illicite – et moins encore manifestement illicite –, ce dernier pouvant être exclusif de toute faute lorsqu’il est prouvé ou se trouve justifié par la bonne foi. Cette interprétation restrictive du « caractère manifestement illicite » afférente au contenu notifié aux fournisseurs d’hébergement en matière de propos diffamatoires a également été retenue dans une décision rendue par le juge des référés du Tribunal de grande instance de Paris le 4 avril 20133. Les sociétés H&M, après avoir constaté la mise en ligne sur différents sites internet de vidéos, images et photographies qu’elles considéraient comme portant gravement atteinte à leurs droits en ce qu’elles les associaient à des images de sang, aux termes « Haine et mort, Harcèlement et mort, valeur de la vie d’une femme et combien de vies pour un vêtement ? » ont sollicité le retrait de ces contenus, auprès des hébergeurs de ces sites, notamment les sociétés Google et YouTube. Ces dernières n’ayant pas déféré à cette demande, les sociétés H&M les ont assignées en référé, sur le fondement de l’article 809 du Code de procédure civile, pour obtenir le retrait des contenus litigieux ainsi que leur condamnation au paiement d’une provision. Le juge des référés rappelle que « la présente instance, à ce stade du référé, n’a pas pour objet de dire si des atteintes ont été commises, tâche éventuelle du juge du fond, mais seulement d’apprécier leur vraisemblance » et précise également que les sociétés défenderesses n’ont que le statut d’hébergeur et qu’il convient dans ce cas de « déterminer si elles hébergent des contenus manifestement illicites ». Il considère que cela suppose 3. TGI Paris, réf., 4 avril 2013, H&M c. Google. 228 Les Cahiers de propriété intellectuelle une analyse des circonstances ayant présidé à leur diffusion, laquelle échappe par principe à celui qui n’est qu’un intermédiaire technique. Cela a pour conséquence que cet intermédiaire ne peut, par le seul fait de cette diffusion ou du maintien en ligne, être considéré comme ayant eu un comportement fautif étant précisé en outre que la diffamation, à la supposer constituée, n’égale pas forcément trouble manifestement illicite. Le juge estime donc que le caractère éventuellement diffamatoire des contenus litigieux ne peut être discuté au stade du référé, en l’absence de leur auteur qui seul serait à même de donner toutes explications et d’apporter le cas échéant toutes preuves utiles. Il juge en conséquence que les sociétés défenderesses n’ont commis aucune faute en ne déférant pas à la demande de retrait et déboute les sociétés H&M de leur demande de provision. C’est une solution différente qui a été retenue le même jour par la Cour d’appel de Paris4, qui s’est livrée à une analyse des contenus prétendument diffamatoires, pour en conclure qu’ils n’étaient pas « manifestement illicites » comme relevant de la « libre critique », de sorte que la responsabilité de l’hébergeur ne pouvait être engagée. Une personne qui considérait qu’un article publié sur le site selenie.fr comportait des allégations portant atteinte à son honneur et à son image avait notifié aux différents hébergeurs concernés le contenu en question, en vue d’en obtenir le retrait. La société JFG NETWORKS n’ayant pas obtempéré et la prescription de la loi du 29 juillet 1881 étant acquise, cette personne a saisi le juge des référés afin qu’il ordonne à JFG NETWORKS de retirer l’article litigieux. La Cour d’appel confirme la décision des premiers juges selon laquelle le contenu n’était pas manifestement illicite, au motif que l’article demeure dans le champ de la liberté de critique et d’expression, sans dégénérer en abus. Même si elle rappelle que seuls certains contenus expressément visés par la loi en matière de pédopornographie, d’apologie des crimes contre l’humanité et d’incitation à la haine raciale doivent être supprimés par l’hébergeur, sans attendre une décision de justice, cela signifie a contrario que si ces propos n’avaient pas relevé de la liberté de critique, ils auraient pu être considérés comme manifestement illicites et engager la responsabilité de l’hébergeur pour ne pas les avoir retirés promptement. 4. C.A. Paris, 4 avril 2013, Rose B. c. JFG Networks. L’hébergeur doit-il se faire juge ? 229 Cette décision revient à exiger de l’hébergeur qu’il se livre à une analyse du caractère manifestement illicite ou non des propos diffamatoires qui lui sont notifiés, alors que la diffamation est typiquement un domaine où il est très difficile d’établir l’illicéité en dehors d’une procédure contradictoire. En cette matière, seule une décision de justice peut venir établir avec certitude l’illicéité des contenus, et en l’absence d’une telle décision, l’hébergeur ne devrait pouvoir être tenu pour responsable des contenus qu’il héberge. Cherchant sans doute à parer à cette critique, le Tribunal correctionnel de Brest, dans une décision rendue le 13 juin 20135, a jugé « que la disposition légale susvisée [art. 6-I-1 et 6-I-2], telle qu’interprétée par le conseil constitutionnel, n’exige […] pas que le contenu soit certainement illicite mais seulement qu’il le soit manifestement ; » et que les propos publiés sur un blogue qui comportent l’imputation de faits dont la vérité est très improbable en raison de leur nature même, de leur caractère outrancier et du contexte dans lequel ils sont émis sont manifestement illicites. En l’espèce, une femme se plaignait d’être l’objet sur un blogue d’allégations portant atteinte à sa réputation et d’expressions injurieuses. Elle avait mis en demeure la société OVERBLOG, hébergeur dudit blogue, de procéder au retrait de ces propos, ce à quoi il n’avait pas été déféré. Devant le Tribunal, le représentant de la société OBERBLOG avait reconnu avoir été informé de ce contenu et avoir décidé de ne pas retirer les propos litigieux, considérant qu’il ne lui appartenait pas de se prononcer sur le caractère illicite des contenus publiés. Le Tribunal relève que cette position de principe est contraire à l’article 6.1 §2 et §3 de la loi du 21 juin 2004 qui impose à l’hébergeur de retirer les informations manifestement illicites dont il a connaissance sans attendre une éventuelle décision judiciaire. Il relève que les termes et expressions « guenon », « malade bouffie de haines », « immonde » constituent de toute évidence des expressions outrageantes et des termes de mépris constitutifs d’injures et présentent donc un caractère manifestement illicite. Il ajoute que la plaignante est accusée sur le blogue d’être à la tête d’une bande de « criminels », de manipuler des « malades mentaux » pour commettre ses crimes, de former des complots, d’ « éradiquer », de vouloir prostituer des femmes ou les faire « violer par des porcs », etc. et considère que « le cumul et la nature objective5. TGI Brest, chambre correctionnelle, 13 juin 2013, Josette B. c. Catherine L. 230 Les Cahiers de propriété intellectuelle ment délirante de ces accusations, dont il est évident qu’elles portent atteinte à l’honneur et à la considération de la personne qu’elles visent, suffisent amplement à considérer qu’elles sont dénuées de tout fondement et, dès lors, manifestement illicites ». Le Tribunal estime en conséquence que la responsabilité pénale de la société OVERBLOG en sa qualité d’hébergeur du blogue en cause, qui n’a pas retiré les contenus litigieux malgré la connaissance qu’elle en avait, est donc engagée. Cette dernière est donc déclarée coupable des faits de complicité de diffamation et de complicité d’injures. Ce jugement qui a été frappé d’appel est tout autant critiquable selon nous : même si l’article 6 de la LCEN, tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel, n’exige pas que le contenu soit certainement illicite mais seulement qu’il le soit manifestement, ainsi que l’avait relevé le juge des référés parisien dans son ordonnance du 20 octobre 2010, le caractère diffamatoire d’un propos n’est pas toujours de nature à convaincre de son caractère illicite, et encore moins de son caractère « manifestement illicite », ce propos pouvant être exclusif de toute faute s’il est prouvé ou se trouve justifié par la bonne foi. Ces récentes décisions qui font peser sur les hébergeurs une obligation d’apprécier le caractère diffamatoire ou non d’un contenu qui leur est notifié comme étant illicite risque de les conduire, par peur d’engager leur responsabilité, à censurer d’emblée, sans débat préalable au fond, des propos qui pourraient se justifier du principe à valeur constitutionnelle de la liberté d’expression. L’enjeu est de taille. Il concerne la liberté d’expression en ligne. Nous pensons qu’en la matière les abus dénoncés de la liberté d’expression devraient faire l’objet d’une injonction judiciaire de retrait préalable, pour que l’hébergeur puisse en être déclaré responsable s’il ne procédait pas au retrait. Capsule Commentaire d’arrêt : SOCAN c. BELL Félix R. Larose* Avec la collaboration de Mistrale Goudreau** INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233 1. LES FAITS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233 2. LES POINTS DE DROIT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 234 2.1 L’utilisation à des fins de « recherche » . . . . . . . . . . . . . . 235 2.2 Le caractère équitable (les critères de l’arrêt CCH) . . . . 236 3. COMMENTAIRES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 238 3.1 L’intérêt public . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 238 4. CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243 © Félix R. Larose et Mistrale Goudreau, 2014. * Étudiant en droit (LL.L) Université d’Ottawa. Remerciements à Me Pierre FournierSimard, Guillaume Laganière, Jean-François Landry et Geneviève Boisvert. ** Professeure titulaire, Section de droit civil, Université d’Ottawa. 231 INTRODUCTION Le 12 juillet 2012, la Cour suprême du Canada (ci-après « la Cour ») a rendu en une seule journée cinq jugements en matière de propriété intellectuelle. Cette série, connue sous le nom de la « Copyright Pentalogy »1, établit avec force la position des tribunaux sur une multitude de questions. Dans le cadre de ce commentaire d’arrêt, nous avons choisi de nous concentrer sur l’une de ces décisions, soit l’affaire Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SOCAN) c. Bell Canada2 portant sur la question de l’exception de l’utilisation équitable aux fins de recherche3. La Cour complète dans ce jugement unanime un virage amorcé dans les affaires Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc.4 et CCH Canadienne ltée c. Barreau du Haut-Canada5, visant à rétablir le fragile équilibre entre l’intérêt du public à avoir accès aux œuvres et celui des auteurs et détenteurs de droits d’auteur à protéger leurs droits exclusifs. Dans ce jugement rédigé par la juge Abella, la Cour s’accorde sur une conception souple et libérale de l’exception de l’utilisation équitable. Le spectre d’une interprétation restrictive existe cependant toujours, tel que le démontre la dissidence du Juge Rothstein s’exprimant au nom de trois de ses confrères dans l’arrêt Alberta (Éducation)6, une autre affaire de la « Copyright Pentalogy ». Nous résumerons tout d’abord les faits en l’espèce, avant de passer aux points de droit et au commentaire, pour ensuite conclure. 1. LES FAITS La SOCAN est un organisme qui représente les compositeurs, les auteurs et les éditeurs de musique au Canada. Elle s’occupe de la gestion de leurs droits de communication et d’exécution. Devant le 1. Michael GEIST, The Copyright Pentology (Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2013). 2. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Bell Canada, [2012] 2 R.C.S. 326 [SOCAN]. 3. Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), c. C-42, art. 29. [Loi sur le droit d’auteur]. 4. Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336 [Théberge]. 5. CCH Canadienne ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339 [CCH]. 6. Alberta (Éducation) c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), [2012] 2 R.C.S. 345, par. 39 et s. 233 234 Les Cahiers de propriété intellectuelle phénomène grandissant de la commercialisation en ligne de pièces musicales par des entreprises comme Apple et Bell – Bell est d’ailleurs l’intimée dans cette affaire – SOCAN ainsi que deux autres sociétés de gestion de droits d’auteur (les demanderesses) désiraient obtenir des redevances pour l’utilisation par ces entreprises de courts extraits d’une durée de 30 à 90 secondes des œuvres musicales que les consommateurs peuvent consulter gratuitement pour les guider avant l’achat. La Commission du droit d’auteur (la Commission) a statué qu’une utilisation de la sorte était équitable à des fins de recherche et d’étude privée, tel que le permet l’article 29 de la Loi sur le droit d’auteur7 (la Loi). La Cour d’appel fédérale a confirmé8 la décision de la Commission. 2. LES POINTS DE DROIT La question centrale de cet arrêt consiste à déterminer si l’écoute gratuite d’extraits de pièces musicales avant achat sur des sites de téléchargement payants comme iTunes constitue une violation du droit d’auteur qui vaudrait à la demanderesse, société de gestion collective, le droit à des redevances. Pour échapper à cette obligation, l’intimé invoque l’exception d’utilisation équitable telle que prévue à l’article 29 de la Loi. Dans une décision unanime, la juge Abella fera une analyse du terme « recherche » utilisé à l’article 29 de la Loi. Elle y précisera que l’on doit adopter une interprétation large de cette expression, plutôt que d’enfermer l’exception dans un compartiment trop strictement défini. De plus, la Cour prendra en compte le point de vue de l’utilisateur lorsqu’il s’agira d’apprécier les critères de l’exception d’utilisation équitable tels qu’établis dans l’arrêt CCH9. En définitive, les neuf juges du plus haut tribunal du pays rejetteront le pourvoi et accepteront l’exception de l’utilisation équitable aux fins de recherche, ce qui permettra au public de profiter des extraits gratuits de pièces musicales sans avoir à payer de redevances de droits d’auteur. Dans ce commentaire, nous suivrons la structure du jugement en décortiquant les éléments de l’article 29 de la Loi, à savoir si l’utilisation a pour but la « recherche » et déterminer si l’utilisation est « équitable », selon les six critères établis dans l’arrêt CCH. 7. Loi sur le droit d’auteur, supra, note 3, art. 29. 8. Society of Composers, Authors and Music Publishers of Canada c. Bell Canada, 2010 CAF 123. 9. CCH, supra, note 4, par. 48. Commentaire d’arrêt : SOCAN c. BELL 2.1 235 L’utilisation à des fins de « recherche » La question se pose : jusqu’où doit-on étendre la protection de l’exception de l’utilisation équitable ? Les termes « recherche » et « étude privée » utilisés à l’article 29 de la Loi ont ouvert la porte à un flou interprétatif. Le mot « recherche » a fait l’objet d’une consigne assez claire de la Cour dans l’affaire CCH : « Il faut interpréter le mot « recherche » largement afin que les droits des utilisateurs ne soient pas indûment restreints »10. Inévitablement, la question suivante devrait apparaître sur les lèvres de tous les juristes : qu’est-ce qui est trop large ? Pour la demanderesse, la Commission du droit d’auteur et la Cour d’appel fédérale ont erré en droit lorsqu’elles ont accepté dans la notion de recherche une activité qui ne mène pas à la nouvelle création ou à la transformation d’une œuvre11, mais qui n’est qu’une démarche exploratoire en vue d’un achat. La Cour se prononce en défaveur d’une telle interprétation et rappelle à cet effet les enseignements de l’arrêt Théberge c. Galerie d’art du Petit Champlain inc., selon lesquels la Loi a non seulement pour but de préserver la créativité succédanée aux œuvres mais aussi leur diffusion12. Comme le mentionne la juge Abella dans l’affaire SOCAN, la recherche connaît une variété d’autres fins n’ayant aucun lien avec la créativité. Elle peut être « fragmentaire, informelle, exploratoire ou confirmative. Elle peut même être entreprise pour aucun autre motif que l’intérêt personnel »13. Là résident toute la difficulté et le danger d’appliquer une interprétation stricte à un terme comme « recherche » qui ne sera finalement que la première étape du processus de qualification à l’exception d’utilisation équitable. Comme c’est le cas pour plusieurs tests juridiques, il semble normal que la porte d’entrée de l’analyse soit la plus facile à franchir. Enfin, les demanderesses tentent de faire valoir que le point de vue à adopter dans l’analyse du critère de la « recherche » devrait être celui du fournisseur de service en ligne. La juge Abella relève toutefois une contradiction flagrante dans l’argumentaire14. En effet, comme nous l’avons mentionné, la SOCAN avance que la définition du terme « recherche » est indissociable du concept de création en ce sens qu’elle doit mener à quelque chose de nouveau. Il est absurde 10. Ibid., par. 51. 11. Voir à ce sujet la décision américaine Campbell c. Acuff-Rose Music Inc., (1994) 510 U.S. 569, par. 579. 12. Théberge, supra, note 4, par. 30. 13. SOCAN, supra, note 2, par. 22. 14. SOCAN, supra, note 2, par. 28. 236 Les Cahiers de propriété intellectuelle de soutenir du même souffle que ce critère de la recherche doive être apprécié du point de vue du fournisseur de service. Le fournisseur de service ne crée pas de nouvelles œuvres et ne pourrait jamais satisfaire à cette condition. C’est logiquement incorrect. Il est établi, depuis l’arrêt CCH, que l’exception d’utilisation équitable vise à protéger l’utilisateur, même si la copie qui lui est destinée a été faite par un tiers. À notre avis, le seul fait que l’article 29 de la Loi soit une exception à un régime de protection du droit d’auteur devrait suffire à convaincre du point de vue à adopter dans ce type de situation, soit celui de sa contrepartie, l’utilisateur. 2.2 Le caractère équitable (les critères de l’arrêt CCH) Le deuxième volet de l’analyse de la Cour vise à déterminer si l’utilisation est véritablement équitable. Pour ce faire, la Cour doit évaluer la situation en fonction des six critères formulés dans l’arrêt CCH, soit : 1) le but de l’utilisation ; 2) la nature de l’utilisation ; 3) l’ampleur de l’utilisation ; 4) l’existence de solutions de rechange à l’utilisation ; 5) la nature de l’œuvre ; et 6) l’effet de l’utilisation sur l’œuvre. 1- Le but de l’utilisation. L’objectif doit servir l’une des fins énumérées aux articles 29, 29.1 et 29.2 de la Loi, soit la recherche, l’étude privée, la critique, le compte rendu, la communication de nouvelles ou, depuis 2013, l’éducation, la parodie ou la satire. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la Cour indique dans l’affaire SOCAN que le but de l’utilisation doit s’apprécier du point de vue du consommateur et non de celui du fournisseur de service en ligne comme le prétendent les demanderesses15. Comme l’écoute préalable vise clairement à offrir un avant-goût au consommateur qui lui permettra de parcourir l’offre en vue de prendre une décision éclairée dans son acte d’achat, la Cour conclut qu’il s’agit d’une utilisation pour fins de recherche. 2- La nature de l’utilisation. Il s’agit de déterminer la manière dont l’œuvre a été utilisée. On tiendra compte, notamment, du nombre de copies et de l’étendue de sa diffusion16. En l’espèce, la copie n’est pas permanente et ne constitue qu’un court extrait de la pièce musicale à consulter individuellement et ponctuellement. 3- L’ampleur quantitative de l’utilisation. Dans l’affaire CCH, la Cour indique qu’une œuvre peut être copiée entièrement sans que cela ait nécessairement comme effet de rendre l’utilisation 15. SOCAN, supra, note 2, par. 34. 16. CCH, supra, note 5, par. 55. Commentaire d’arrêt : SOCAN c. BELL 237 inéquitable17. Dans l’affaire SOCAN, la Cour précise que l’« ampleur » réfère à la durée de l’extrait par rapport à l’œuvre entière et non au nombre de consultations individuelles de l’extrait tel que le soutiennent les demanderesses18. S’attacher à une analyse en fonction de l’ampleur de l’utilisation globale risquerait de mener à une condamnation récurrente des œuvres numériques si faciles à consulter. Cette interprétation entraînerait un déséquilibre entre les œuvres numériques et les œuvres physiques, ce qui contrevient au principe de la neutralité technologique19 selon lequel l’Internet ne serait qu’un média comme un autre dans la transmission des œuvres. Ainsi, la Cour conclut que d’accepter les prétentions de la SOCAN reviendrait à admettre que le public n’aurait pas le même accès aux œuvres numériques, consultées beaucoup plus facilement que les œuvres physiques. 4- Solution de rechange. Il convient de se demander si l’objectif visé aurait pu être atteint sans avoir recours à l’utilisation de l’œuvre protégée20. En l’espèce, les demanderesses avancent l’idée que dans la consultation préalable, le public ne devrait pas avoir accès au son de l’extrait et devrait s’en remettre simplement à l’image de la pochette, à une description écrite de l’œuvre ainsi qu’aux commentaires des utilisateurs et à la publicité en général. Cette avenue est écartée par la Cour, qui considère qu’aucune de ces propositions n’équivaut à l’expérience par l’écoute du morceau. Le but est de permettre à l’usager de faire un choix éclairé. Les demanderesses avancent aussi l’argument que le consommateur pourrait, après l’achat, procéder à un échange si les chansons ne lui plaisent pas. Cette solution est jugée beaucoup trop incommode et compliquée. 5- La nature de l’œuvre. La nature confidentielle d’une œuvre pourra faire conclure que son utilisation est inéquitable, alors que l’usage d’une œuvre déjà publiée sur le marché sera moins susceptible d’être ainsi jugée. Ce critère n’est toutefois pas des plus déterminants21. Pour la SOCAN, les œuvres peuvent facilement être diffusées sans nécessairement avoir recours à l’écoute préalable. La Cour répondra à cet argument dans le dernier point d’analyse, l’effet de l’utilisation sur l’œuvre. 17. 18. 19. 20. 21. Ibid., par. 56. SOCAN, supra, note 2, par. 39. Robertson c. Thomson Corp., [2006] 2 R.C.S. 363, par. 49. CCH, supra, note 5, par. 57. Ibid., par. 58. 238 Les Cahiers de propriété intellectuelle 6- Effet de l’utilisation sur l’œuvre. Il importe de tenir compte de l’effet qu’aura l’utilisation sur l’œuvre, et plus particulièrement sur la place qu’elle occupera sur le marché22. Comme l’indique la Cour, l’effet de l’utilisation de courts extraits préalables à l’achat est plutôt bénéfique à la diffusion et à la vente des pièces musicales. Comme pour les échantillons offerts au public, les extraits donnent une idée du produit et incitent à l’achat, menant ainsi à une rémunération plus grande de l’auteur ou du titulaire du droit. À la lumière de ces six critères, la Cour a confirmé le jugement de la Commission. 3. COMMENTAIRES 3.1 L’intérêt public À notre avis, en restreignant l’exception pour utilisation équitable à des fins de recherche, on aurait grandement limité l’accès du public, l’empêchant de participer à ce cycle continu de la « connaissance » et, ce faisant, on aurait manifestement agi contre son intérêt. L’exception doit recevoir une interprétation large pour permettre cette saine diffusion qui libère les œuvres du contrôle omnipotent de leurs auteurs. Comme le mentionnent les auteurs Daniel J. Gervais et Elizabeth F. Judge23 : This approach of giving « research » a broad interpretation is fully consonant with the interpretation […] according to which fair dealing has a special status among copyright exceptions […] research, even when conducted by commercial entities or for-profit, still qualifies as research for purposes of fair dealing. La professeure Myra Tawfik abonde dans le même sens en affirmant que « Sans un garde-fou approprié, la liberté d’expression, la dissémination de l’information et l’avancement de la connaissance par l’éducation et la recherche pourraient être compromis »24. [TRADUCTION] L’arrêt SOCAN représente un bel exemple du type de revendications auxquelles ont mené des années d’application d’un régime 22. Ibid., par. 59. 23. Daniel GERVAIS et Elizabeth JUDGE, Intellectual Property: The Law in Canada, 2e éd. (Toronto, Carswell, 2011), p. 219. 24. Myra TAWFIK, « International Copyright Law: w[h]ither User Rights? », dans Michael GEIST dir., In the Public Interest: The Future of Canadian Copyright Law (Toronto, Irvin Law, 2005), p. 66, à la p. 72. Commentaire d’arrêt : SOCAN c. BELL 239 dit naturaliste25 du droit d’auteur par les tribunaux canadiens. Selon cette école, l’auteur possède un droit inaliénable dans la propriété de son œuvre et ce, peu importe la balance des intérêts collectifs. Le naturalisme est aussi étroitement associé à la protection des droits fondamentaux, inhérents à la condition humaine. En 1985, le souscomité pour la révision du droit d’auteur l’exprimait très bien en ces termes : « [o]wnership is ownership is ownership. The copyright owner owns the intellectual works in the same sense as the landowner owns land »26. Cette vision du droit d’auteur comme un droit de propriété paraît tout de même un peu sommaire. D’abord, il n’est pas évident que les justifications pour la reconnaissance du droit de propriété sur les biens tangibles s’appliquent aux biens incorporels comme la propriété intellectuelle27, ni que les règles de ce droit y soient adaptées28. 25. Carys J. CRAIG, « Locke, Labour and Limiting the Author’s Right: A Warning Against a Lockean Approach to Copyright Law », (2002) 28 Queen’s Law Journal 1 [Craig]. 26. Sub-Committee on the Revision of Copyright, A Charter of Rights for Creators (Ottawa, Standing Committee on Communications and Culture, 1985), p. 9. 27. Voir William FISHER, « Theories of Intellectual Property », dans Stephen R. MUNZER dir, New Essays in the Legal and Political Theory of Property (New York, Cambridge University Press, 2001), p. 169. Voir aussi Seana SHIFFRIN, « Lockean Theories of Intellectual Property », dans Stephen R. MUNZER dir, New Essays in the Political Theory of Property (New York, Cambridge University Press, 2001), p. 138 ; Contra Robert P. MERGES, Justifying Intellectual Property (Cambridge, Harvard University Press, 2011), p. 5-6 ; Justin HUGHES, « The Philosophy of Intellectual Property », (1988) 77 Georgetown Law Journal 287, 365. 28. Ainsi, dès 1948, l’économiste Friedrich von Hayek émettait des doutes : « Where the law of property is concerned, it is not difficult to see that the simple rules which are adequate to ordinary mobile “things” or “chattel” are not suitable for indefinite extension. We need only turn to the problems which arise in connection with land, particularly with regard to urban land in modern large towns, in order to realize that a conception of property which is based on the assumption that the use of a particular item of property affects only the interests of its owner breaks down. There can be no doubt that a good many, at least, of the problems with which the modern town planner is concerned are genuine problems with which governments or local authorities are bound to concern themselves. Unless we can provide some guidance in fields like this about what are legitimate or necessary government activities and what are its limits, we must not complain if our views are not taken seriously when we oppose other kinds of less justified “planning.” The problem of the prevention of monopoly and the preservation of competition is raised much more acutely in certain other fields to which the concept of property has been extended only in recent times. I am thinking here of the extension of the concept of property to such rights and privileges as patents for inventions, copyright, trade-marks, and the like. It seems to me beyond doubt that in these fields a slavish application of the concept of property as it has been developed for material things has done a great deal to foster the growth of monopoly and that here drastic reforms may be required if competition is to be made to work. In the field of industrial patents in particular we shall have seriously to examine 240 Les Cahiers de propriété intellectuelle Même en acceptant la prémisse que la propriété intellectuelle relève du régime de protection de la propriété, il faut souligner que dans bien des systèmes juridiques, le droit de propriété n’est pas absolu. Le Code civil du Québec le précise bien à l’article 947, en indiquant que « la propriété est le droit d’user, de jouir et de disposer librement et complètement d’un bien, sous réserve des limites et des conditions d’exercice fixées par la loi » [les italiques sont nôtres.] En matière de droit d’auteur, une des limites clairement reconnues concerne la libre circulation des idées, car l’idée ne peut faire l’objet d’un droit d’auteur29. On pourrait donc faire un parallèle entre cette limite et celle imposée aux propriétaires riverains. Rappelons l’article 981 C.c.Q. concernant la propriété immobilière, qui prescrit qu’un propriétaire peut : […] pour ses besoins, se servir des eaux d’un lac, ou de tout autre cours d’eau qui borde ou traverse son fonds. À la sortie du fonds, il doit rendre ces eaux à leur cours ordinaire, sans modification importante de la qualité et de la quantité de l’eau. Il ne peut, par son usage, empêcher l’exercice des mêmes droits par les autres personnes qui utilisent ces eaux. [Les italiques sont nôtres.] La propriété terrienne n’est donc pas, tout comme la propriété intellectuelle, un droit hégémonique. Cette analogie nous amène à penser que les droits du propriétaire du fonds, tout comme ceux du propriétaire des droits sur l’œuvre, ne doivent pas être exercés de manière à nuire aux droits des autres de jouir de la même qualité de la matière première qui poursuit simplement son chemin. En d’autres termes, on ne peut freiner la circulation des idées, des connaissances et museler la culture. Comme le soutient Wendy Gordon : « [O]nce a creator exposes her intellectual property to the public, and that product influences the stream of culture and events, excluding the public from access to it can harm »30. […] En d’autres mots, « [t]he creator’s contribution adds so significantly to what was there that it is whether the award of a monopoly privilege is really the most appropriate and effective form of reward for the kind of risk-bearing which investment in scientific research involves ». Friedrich von HAYEK, From Individualism and Economic Order, (Chicago, The University of Chicago Press, 1948), p. 113-114. 29. Cuisenaire c. South West Import Limited, [1969] R.C.S. 208 ; Théberge, supra, note 3 ; CCH, supra, note 4. 30. Wendy GORDON, « A Property Right in Self-Expression: Equality and Individualism in the Natural Law of Intellectual Property », (1993) 102 Yale Law Journal 1533, 1567. Commentaire d’arrêt : SOCAN c. BELL 241 wrong to permit the creator to pull back what he or she contributed, to remove it from circulation »31. Des arrêts comme Bishop c. Stevens32 appuient la théorie naturaliste en indiquant que l’objectif de la Loi est avant tout de protéger l’auteur. Cette tendance est aujourd’hui contredite, autant par la Cour33, qui insiste sur l’importance de la diffusion des œuvres et de l’équilibre devant sous-tendre le régime de droit d’auteur, que par la doctrine34, ou le législateur lui-même qui, en multipliant les réformes35, ouvre toujours la porte plus grande à de nouvelles exceptions. La vision naturaliste lockéenne36 selon laquelle les auteurs ont naturellement un droit absolu sur leurs créations et un contrôle total sur l’utilisation de leurs œuvres ne trouve, à notre avis, de sens que si elle est comprise en fonction de l’intérêt qu’ont les utilisateurs à avoir accès à ces mêmes œuvres. Au contraire des biens de consommation ordinaires, la propriété intellectuelle doit parfois être transcendée par l’imposante responsabilité culturelle, ce dénominateur commun qu’André Malraux décrit comme la « réponse à l’homme quand il se demande ce qu’il fait sur terre »37. De plus, considérer le droit d’auteur comme un droit « naturel » ou lui conférer le statut de droit « fondamental » sans aucune limite entraînerait une contradiction en droit canadien. Si l’on considérait le droit d’auteur comme un droit fondamental, il serait logique d’envisager son ajout à la liste des droits fondamentaux de la Charte canadienne des droits et libertés38 (la Charte), qui a précisément comme mission de veiller à la protection de cette catégorie de droits. Pourtant, la Charte elle-même nous enseigne que ces droits ne sont pas absolus, qu’il est permis d’y déroger dans « […] des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique »39. 31. C’est ainsi que Robert P. Merges résume la pensée de Wendy Gordon : supra, note 27, p. 53. 32. Bishop c. Stevens, [1990] 2 R.C.S. 467, par. 478-479. 33. SOCAN, supra, note 1, par. 22. 34. Abraham DRASSINOWER, « Taking User Rights Seriously », dans Michael GEIST dir, In the Public Interest: The Future of Canadian Copyright Law (Toronto, Irvin Law, 2005), p. 462, aux p. 477-478. 35. PL C-11, Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur, 1e sess, 41e lég, 2012. 36. CRAIG, supra, note 25, p. 8. 37. André MALRAUX, La politique, la culture : discours, articles, entretiens (1925-1975) (Paris, Gallimard, 1996), p. 323. 38. Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c. 11. 39. Ibid., art 1. 242 Les Cahiers de propriété intellectuelle Même si ces droits fondamentaux doivent, selon les enseignements de la Cour suprême et de la doctrine, recevoir une interprétation large et libérale, on trouve des cas notoires où la Cour est venue limiter la protection des droits fondamentaux au profit de l’intérêt public. Il suffit de penser aux cas où les mesures contre la pornographie juvénile40, la propagande haineuse41 ou l’encadrement de la publicité télévisée destinée aux jeunes enfants42 ont été jugées des limites raisonnables à la liberté d’expression. La Cour suprême a même reconnu que le gouvernement disposait « d’une certaine latitude » pour formuler les objectifs urgents et réels qui justifient la suppression du droit fondamental43 et qu’il n’était tenu de prouver par une preuve scientifique que sa mesure législative a un lien rationnel avec son objectif44. Il est donc intéressant de noter que le combat mené par les tenants d’une conception naturaliste du droit d’auteur les mènerait, in fine, au résultat qu’ils redoutent. Il est normal que les auteurs veuillent récolter le fruit de leur labeur. Dans la même logique que l’entente à laquelle prend part le breveté, l’auteur détient des droits exclusifs sur l’œuvre pour une période de 50 ans après sa mort avant qu’elle ne tombe dans le domaine public45. Ces 50 années représentent un obstacle de taille dans une société où la diffusion de l’information est désormais une question de physique quantique, se déplaçant toujours plus rapidement, toujours plus facilement, reliant les pôles les plus éloignés dans une toile de réseaux et d’hyperliens. Devant cette multiplication et cette démocratisation des canaux de diffusion, il sera de plus en plus difficile de garder le contrôle sur une œuvre. Nous sommes peut-être rendus à l’aube d’une ère nouvelle de « dépropriation »46. La Cour avait donc le choix dans l’affaire SOCAN de serrer une vis d’Archimède et de renouer avec une tradition naturaliste dépassée, ou bien d’assouplir les règles et de se donner la marge dont elle aura besoin pour faire face aux changements que seuls les utilisateurs seront maîtres d’initier. La Cour a choisi le courant utilitariste. Nous croyons qu’il était nécessaire de trouver le moyen d’ouvrir, par une interprétation large et libérale, l’application des exceptions comme celle de l’usage équitable aux fins de recherche, afin de ne pas 40. 41. 42. 43. 44. R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45. R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S 697. Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927. Ibid., p. 990. SHARPE, supra, note 40, par. 85 (une appréhension raisonnée d’un préjudice suffit) ; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S 452, p. 504. 45. Loi sur le droit d’auteur, supra, note 3, art. 6. 46. Voir Marcus BOON, In Praise of Copying (Cambridge, Harvard University Press, 2010). Commentaire d’arrêt : SOCAN c. BELL 243 basculer dans un clivage irréconciliable entre la Loi et la pratique. En ce sens, l’adoption du « point de vue du consommateur »47 par la Cour dans son analyse de l’utilisation de l’œuvre replace les variables là où elles devraient être dans l’équation du droit d’auteur. Les entreprises tenteront, en parallèle, de mener leurs affaires dans les sillons de la création et de la diffusion. Bien que ce commerce représente une importance certaine, l’équilibre doit être maintenu entre les parties prenantes pour un développement durable, autant social qu’économique de la Loi. 4. CONCLUSION En conclusion, dans ses motifs, la Cour adopte une définition large et libérale de l’exception d’utilisation équitable pour fin de recherche complétant ainsi un virage amorcé des années plus tôt vers une conception utilitariste du régime de droit d’auteur. Cet arrêt vient appuyer sur l’importance de rétablir le fragile équilibre entre l’auteur et l’utilisateur, ainsi que sur le devoir de diffusion protégé par la Loi. Il s’inscrit en continuité avec la direction de la Cour, du législateur et de plusieurs auteurs. Ce faisant, la Cour reconnaît le rôle grandissant qu’occupe l’utilisateur dans l’économie informationnelle contemporaine. Reste à savoir si les lobbys des industries de l’édition, du film et de la musique sauront adopter des modèles d’affaires qui s’harmoniseront avec ce nouvel équilibre entre le créateur et son public. 47. SOCAN, supra, note 2, par. 36. Compte rendu Codification of European Copyright Law* Mistrale Goudreau** Codification européenne du droit d’auteur, uniformatisation ou harmonisation à l’échelle du continent européen, l’idée a ses détracteurs. Quels seraient les avantages d’une telle approche et surtout quels écueils faut-il affronter pour la mettre en place ? Alors que le Traité de Lisbonne, en vigueur le 1er décembre 2009, a refaçonné l’armature institutionnelle de l’Union européenne et a donné une assise expresse à la compétence des autorités européennes en matière de droit d’auteur, le temps de la réflexion était certes venu. La Faculté de droit de l’Université de Chypre en fit le thème d’une conférence internationale qui eut lieu en avril 2011. Le présent ouvrage nous livre les réflexions des auteurs éminents qui y participèrent. L’ouvrage comporte quatre parties. La première porte sur les méthodes d’harmonisation du droit d’auteur. Les parties subséquentes font état des acquis et des failles de cette harmonisation et, dans la dernière partie, les auteurs nous présentent leurs perspectives et réflexions sur l’avenir de la codification européenne du droit d’auteur. D’abord, il faut examiner avec soin les assises légales du droit européen du droit d’auteur. Le professeur Theodore Georgopoulos1 nous présente le panorama de ces bases : le texte débute par un examen des premiers textes, comme l’article 95 du Traité instituant la Communauté européenne et l’article 36 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, et un résumé de l’interprétation de © Mistrale Goudreau, 2014. * Tatiana-Eleni Synodinou, éd., Codification of European Copyright Law – Challenges and Perspectives (Alphen aan den Rijn, Kluwer Law International, 2012), p. 408, ISBN-10 : 9041141456. ** Professeure titulaire, Section de droit civil, Université d’Ottawa. 1. Dans le chapitre intitulé « The Legal Foundations of European Copyright Law ». 245 246 Les Cahiers de propriété intellectuelle ces textes par la Cour de justice de l’Union européenne. Il explique comment ainsi a été reconnu aux autorités européennes un pouvoir implicite d’intervenir en matière de droit d’auteur. Cette compétence, qui finit par toucher presque tous les domaines de l’activité humaine, demeurait tout de même liée à l’impact du droit d’auteur sur le marché commun. Le Traité de Lisbonne a changé la donne en reconnaissant expressément la compétence du Parlement européen et du Conseil pour assurer une protection uniforme de la propriété intellectuelle. Cela augure l’abandon des règles sur l’impact transnational des droits de propriété intellectuelle ou des mécanismes de contrôle décentralisés. Mais cette compétence n’est pas sans limite : les questions linguistiques et culturelles, les revendications au titre des droits fondamentaux sont autant de considérations qui demandent un examen particulier, et qui traceront peut-être les frontières de la compétence des autorités européennes. Comment exercer cette compétence ? Dans le deuxième chapitre, le professeur Frank Gotzen2 s’intéresse aux stratégies du législateur européen dans le domaine de l’harmonisation du droit d’auteur. D’abord envisagé comme une question de politique nationale, le droit d’auteur a vite été perçu comme un rouage nécessaire à l’établissement d’un marché commun et maintenant cadre bien avec la mission plus large d’intégration de l’Union européenne. Les tactiques d’harmonisation sont multiples : recours à des règlements, à des directives, mais aussi à des formes de droit mou « soft-law », comme les recommandations. Par ailleurs, le temps est peut-être venu d’adopter une approche plus globale. Le professeur Gotzen envisage de multiples possibilités : créer un titre européen unitaire de droit d’auteur, adopter un règlement européen se substituant aux lois nationales ou mettre en place un code de droit d’auteur qui se concentrerait sur les éléments centraux du droit d’auteur ou ne comporterait pas de valeur contraignante quant aux sections traitant de questions plus sensibles. On peut être tenté de croire que ces questions plus sensibles, où la résistance à l’uniformisation est plus forte, relèvent des traditions juridiques, des évolutions différentes du droit d’auteur dans ces régimes. C’est le propos du troisième chapitre, dans lequel Dr Philippe Jougleux3 aborde la question de la pluralité des systèmes juridiques en droit d’auteur et se demande si cette pluralité est un obstacle à la codification. L’auteur note, avec beaucoup de justesse, que la 2. Dans le chapitre intitulé « The European Legislator’s Strategy in the Field of Copyright Harmonization ». 3. Dans le chapitre intitulé « The Plurality of Legal Systems in Copyright law: An Obstacle to a European Codification? ». Codification of European Copyright Law 247 codification n’est pas un phénomène réservé au droit continental, et que les divergences entre droit civil et Common Law sont souvent exagérées. On peut certainement déceler un rapprochement entre les systèmes. Toutefois, pour discuter d’un droit commun de propriété intellectuelle à l’échelle européenne, il faut écarter ou abandonner certains principes, comme celui de la territorialité des droits, et cerner le contenu approprié de la codification, quitte à adopter un processus de codification par étapes. Dans l’examen du développement d’un droit européen du droit d’auteur, le rôle joué par le pouvoir judiciaire ne doit pas être négligé. Le chapitre suivant, rédigé par la professeure Dionysia Kallinikou4, s’intéresse aux politiques et pratiques de la Cour de Justice de l’Union européenne en matière de propriété intellectuelle. Les instances de l’Union européenne ont mis de l’avant l’importance d’un niveau élevé de protection de la propriété intellectuelle, afin de promouvoir la créativité dans l’intérêt des auteurs et autres titulaires de droit, des consommateurs et du public en général. Cet objectif de haute protection s’est reflété dans la jurisprudence de la Cour de justice européenne. Mais il est aussi nécessaire de trouver un juste équilibre entre la propriété intellectuelle et le respect des droits fondamentaux et des intérêts des utilisateurs. Plusieurs décisions montrent bien que la Cour partage ce souci de parvenir à un équilibre judicieux des droits et intérêts de parties en cause. Le juge joue donc un rôle essentiel de pondération, en application du principe de proportionnalité, principe clé du droit communautaire. La seconde partie est consacrée à l’étude des résultats atteints dans le processus d’harmonisation, les acquis communautaires, dont l’identification constitue le premier échelon d’un projet plus ambitieux comme la codification. Or, tous les aspects du droit d’auteur n’en sont pas au même stade. Dans le cinquième chapitre, qui amorce cette seconde partie, la professeure Tatiana-Eleni Synodinou5 explore le concept d’œuvre originale, en faisant un rappel des thèses subjective (basée sur la conception continentale du « droit d’auteur ») et objective (tirée de la conception britannique) de l’originalité et en analysant la décision Infopaq de la Cour de justice de l’Union européenne ainsi que certains arrêts subséquents. Mais d’autres questions doivent être examinées : la dichotomie idée/expression, la liste exhaustive ou non des catégo4. Dans le chapitre intitulé « CJEU Policy and Practice in the Field of European Copyright Law ». 5. Dans le chapitre intitulé « The Foundations of the Concept of Work in European Copyright Law ». 248 Les Cahiers de propriété intellectuelle ries d’œuvres protégées et le critère de fixation sont autant de zones d’ombre qui pourront faire évoluer le concept d’œuvre. Des divergences nationales sont à prévoir mais il faut constater qu’un processus de création d’un concept commun d’œuvre est maintenant engagé. Au chapitre sixième, Dre Agnès Lucas Schloetter6 aborde le thème des droits économiques, le noyau de la protection légale des auteurs. Les droits sont multiples, au nombre de huit, et les principaux, soit les droits de reproduction, distribution et communication au public, suscitent bien des interrogations. Certaines questions sont parfois bien techniques, comme celle de la reproduction temporaire, qui traduit une vision terriblement technologique du droit d’auteur. Les directives européennes ont certes laissé des marges de manœuvre aux États membres, mais l’harmonisation semble complète pour plusieurs droits. Certains par contre, comme le droit de représentation directe ou le droit d’adaptation, échappent encore étrangement au processus d’uniformisation. Le chapitre 7, écrit par le professeur Christophe Geiger et Mme Franciska Schönherr7, traite des acquis européens en matière de limitations ou exceptions au droit d’auteur. Le législateur européen a porté peu d’attention à ces limitations, pourtant un élément essentiel de l’équilibre des intérêts entre les créateurs et le public, et a opté, notamment dans la Directive sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, pour des listes d’exceptions non obligatoires, laissant une marge de manœuvre appréciable aux États membres. Aussi on constate une grande diversité de mise en œuvre de la directive dans les législations nationales et bien des commentateurs se désolent de l’absence d’un cadre cohérent des exceptions au droit d’auteur. Néanmoins la directive a eu pour effet d’inciter plusieurs États à introduire de nouvelles exceptions dans leurs législations ou à revoir leurs régimes légaux de limitations. De son côté, la Cour de Justice ne s’est pas prononcée en faveur d’un rééquilibrage des droits des titulaires et des utilisateurs. Au contraire, elle semble avoir d’abord accepté le principe de la primauté des droits exclusifs, réservant aux exceptions la portée étroite qui découle de l’interprétation restrictive, ce que certains ont considéré une attitude antidémocratique. Mais une autre interprétation peut être avancée, qui pourrait s’appliquer tant aux exceptions prévues dans la directive qu’au test en trois étapes, inscrit à l’article 9(2) de la Convention de Berne, ou l’article 13 de l’Accord 6. Dans le chapitre intitulé « The Acquis Communautaire in the Area of Copyright and Related Rights: Economic Rights ». 7. Dans le chapitre intitulé « Defining the Scope of Protection of Copyright in the EU: the Need to Reconsider the Acquis Regarding Limitations and Exceptions ». Codification of European Copyright Law 249 sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), ou l’article 10 du Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur. Ainsi un groupe d’universitaires a élaboré une Déclaration en vue d’une interprétation du « Test des trois étapes » respectant les équilibres du droit d’auteur, qui propose une application souple des exceptions, sans établissement d’ordre de priorité, qui tiendrait compte des intérêts de tierces parties, et suivrait une interprétation en fonction des circonstances et des buts et objectifs de chaque exception. C’est par le biais de l’interprétation par les tribunaux, qui utiliseront les principes généraux du droit de l’Union européenne et les droits fondamentaux que l’harmonisation pourrait se réaliser. De plus, une reformulation des exceptions dans les législations nationales et une modification des ententes contractuelles pourrait à moyen terme résoudre les problèmes immédiats. À long terme, concluent les auteurs, il faudrait envisager une approche plus globale, comme l’adoption d’un code du droit d’auteur qui allie flexibilité et cohérence. Le chapitre 8, sous la plume du professeur Heiki Pisuke8, est consacré à la durée des droits d’auteur et droits voisins. Après un rappel du contexte historique, cette section fait état de la controverse qui a entouré la proposition d’étendre la durée de protection à 95 ans, de la diversité d’opinions à ce sujet, et de la forte réaction de la communauté universitaire. Durée perpétuelle, ou durée zéro, ou durée optimale qui dans une perspective économique stimulera la création, que prôner ? Ou bien devrait-on, comme le prétendent certains, revenir aux sources et choisir le 14 ans de protection adopté dans le Copyright Act de 1709, première loi sur le droit d’auteur ? Chose certaine, la solution devrait être de choisir la durée la plus équitable pour l’ensemble des parties prenantes, durée qui ne devrait pas discréditer le régime de droit d’auteur aux yeux du public et des consommateurs de biens culturels. Enfin, une harmonisation des régimes de protection restera lettre morte si les titulaires ne sont pas pourvus des moyens de faire respecter leurs droits. Le chapitre 9, sous la plume de la professeure Pilar Cámara Águila9, aborde la question des moyens de protéger la propriété intellectuelle, notamment le droit d’obtenir de l’information sur l’identité d’un contrefacteur, qui doit être interprété de manière à ne pas porter atteinte au droit à la vie privée. Il faut donc prendre en considération le rôle des intermédiaires et ainsi déterminer le type de mesures qui peuvent être prises contre eux. Et quelle est la portée de ce droit à l’information ; existe-t-il dans le cadre de procédures anté8. Dans le chapitre intitulé « Duration of Copyright and Related Rights ». 9. Dans le chapitre intitulé « Enforcement of IPRs ». 250 Les Cahiers de propriété intellectuelle rieures à l’action en justice, vise-t-il uniquement l’entreprise œuvrant à l’échelle commerciale, ou concerne-t-il également l’utilisateur final de bonne foi ? Le chapitre étudie aussi les sanctions économiques, comme la condamnation à des dommages-intérêts ou la remise des profits, tant dans la perspective d’une méthode compensatoire, que dans celle d’une mesure visant à dissuader de potentiels contrefacteurs. La troisième partie du livre se concentre sur les secteurs où le processus d’harmonisation ne s’est pas enclenché. Dans le chapitre 10, le professeur Antoon Quaedvlieg10 étudie les questions de la titularité, questions que le législateur européen a intentionnellement peu harmonisées. Qui est l’« auteur » d’une œuvre ? Qui devrait être titulaire des droits économiques ou moraux, dans une œuvre commandée, ou exécutée dans un contrat d’emploi, ou issue d’un effort collectif ? Le texte passe en revue les dispositions particulières applicables aux logiciels, aux bases de données et aux œuvres cinématographiques. Il met judicieusement en opposition la théorie de la « protection du créateur » et la logique mercantile qui vise à sauvegarder les intérêts des entrepreneurs et à stimuler la création de l’information. Constatant la grande confusion qui existe présentement dans ce domaine, l’auteur suggère quelques avenues pour une intervention future des autorités européennes. Dans le chapitre 11 consacré aux droits moraux, Dr Ioannis Kikkis11, soutient la thèse du caractère inévitable de leur harmonisation et met en lumière les défis qui se dresseront nécessairement sur ce chemin de l’harmonisation : quelle est la nature de ces droits ? Quelle durée doit-on leur reconnaître ? Peut-on y renoncer ? C’est la reconnaissance des droits moraux qui assure la légitimité du droit d’auteur et il faut, comme l’explique l’auteur, veiller à leur sauvegarde, particulièrement dans le contexte de l’environnement numérique actuel, fertile en situations où l’on pourrait abuser des œuvres des créateurs. Dre Silke von Lewinski12, au chapitre 12, traite des contrats de droits d’auteur et passe en revue les diverses règles de droit européen qui, soit mettent un frein au transfert des droits dans le but de protéger les intérêts financiers des auteurs, soit créent des présomptions de transfert de droits en faveur des entrepreneurs. D’autres règles restreignent la liberté contractuelle pour préserver 10. Dans le chapitre intitulé « Authorship and Ownership: Authors, Entrepreneurs and Rights ». 11. Dans le chapitre intitulé « Moral Rights ». 12. Dans le chapitre intitulé « Copyright Contracts ». Codification of European Copyright Law 251 les droits des usagers. Les dispositions règlent des cas particuliers et on ne peut pas vraiment discerner de logique ou tendance générale. Mais une plus grande harmonisation n’est peut-être pas souhaitable en cette matière, si l’on veut respecter les traditions juridiques des États membres et agir dans les limites de la compétence des autorités européennes. Le chapitre 13, rédigé par le professeur Jacques de Werra13, appuie la thèse contraire en s’intéressant cette fois à la réglementation des transactions de droit d’auteur dans la perspective du problème des coûts transactionnels et étudie diverses options : établissement de licences globales, éclaircissement de certaines règles, notamment du principe d’épuisement des droits dans le contexte des licences, meilleur encadrement du contrat de licence, plus grande ouverture aux modes alternatifs de règlement des conflits. Voilà, selon le professeur de Werra, autant de questions qui militent en faveur d’un encadrement cohérent des transactions de droit d’auteur. Les deux chapitres suivants illustrent combien les problématiques du droit d’auteur sont reliées à la technologie. Le professeur Ioannis Iglezakis14 présente dans le chapitre 14 les diverses stratégies européennes pour lutter contre le piratage en ligne. Décrivant les poursuites intentées contre les internautes qui s’échangent des fichiers entre pairs, l’auteur aborde la question du droit à la vie privée des internautes, dont les fournisseurs de service Internet livrent l’identité ou qui installent des systèmes de filtrage. L’auteur passe en revue les diverses décisions rendues par la Cour de justice européenne à ce sujet, notamment celles qui opinent que les États membres n’ont pas l’obligation de forcer les fournisseurs de services Internet à révéler l’identité de leurs souscripteurs, mais n’en sont pas non plus empêchés, ou celles qui proscrivent l’emploi systématique de filtres ou de systèmes de surveillance des internautes. L’auteur présente aussi le régime de réponse graduée instauré en France par les lois HADOPI et prêche en faveur de mesures plus agressives contre le piratage en ligne, estimant utopiques les propositions de régimes de licences globales avec compensation. Au chapitre 15, la professeure Carine Bernault15 se concentre sur l’objectif d’interopérabilité adopté par les autorités européennes et décrit les quelques mesures prises pour s’assurer que l’exercice du 13. Dans le chapitre intitulé « An Essential Brick in the Building of European Copyright: Regulation of Copyright Transactions ». 14. Dans le chapitre intitulé « The Legal Struggle in the EU against Online Piracy ». 15. Dans le chapitre intitulé « Interoperability and European Copyright Law Codification ». 252 Les Cahiers de propriété intellectuelle droit d’auteur ne nuise pas à cet objectif. Pour traiter du sujet, l’auteur identifie les questions clés : d’abord, le droit d’auteur est-il réellement concerné ? Est-ce plutôt une question de droit de la concurrence ? Les questions de droit concurrentiel ont-elles une place dans un code de droit d’auteur ? Et si oui, ne faudrait-il pas aussi inclure dans ce code d’autres secteurs qui interagissent avec le droit d’auteur ? Comme nous l’avons écrit précédemment, dans la dernière partie, les auteurs nous présentent leurs perspectives et réflexions sur la codification européenne du droit d’auteur. D’abord, le professeur Paul C. Torremans16 nous livre une étude comparative fort détaillée du « fair use » américain et britannique. Liste exhaustive d’exceptions précises ou concept ouvert d’usage équitable, ni l’une ni l’autre de ces options n’est un remède miracle. Mais l’introduction du concept américain cadre mal avec la vision européenne et britannique du droit d’auteur ; une redéfinition des exceptions d’utilisation équitable reflétant les valeurs européennes, comme proposée par certains, serait plus judicieuse. Le 17e chapitre, sous la plume du professeur P. Bernt Hugenholtz , est consacré au projet du Groupe Wittem sur le Code européen du droit d’auteur. Le projet a été amorcé en 2002 par un groupe d’universitaires européens préoccupés par l’avenir du droit d’auteur en Europe. Leur objectif était de formuler les principes juridiques de base de manière à promouvoir la transparence et la cohérence en droit d’auteur européen. Le professeur Hugenholtz nous livre l’essentiel du projet. Le code concilie tant la vision du droit civil que celle de la Common Law, tient compte des normes substantielles des conventions internationales et prend en considération les acquis communautaires, bien qu’il en déroge à l’occasion. Chaque chapitre du code (les œuvres, l’auteur et le titulaire, les droits moraux, les droits économiques, les limites) est présenté, et le professeur Hugenholtz nous explique les raisons de certaines omissions, comme celle concernant le droit de suite ou les mesures de protection technique, puisque ces aspects ne relèvent pas de l’essence du droit d’auteur. Les motifs ayant présidé à l’adoption des principes sont expliqués, notamment au chapitre des exceptions qui sont présentées sous une forme logique et cohérente. Le code, s’il n’a pas été conçu comme une loi modèle, peut certainement servir à cette fin. 17 16. Dans le chapitre intitulé « The Perspective of the Introduction of a European Fair Use Clause ». 17. Dans le chapitre intitulé « The Wittem Group’s European Copyright Code ». Codification of European Copyright Law 253 Au 18e chapitre, le professeur Reto Hilty18 explique qu’une codification unitaire du droit d’auteur européen est non seulement possible ou souhaitable, mais en fait nécessaire. La forte concurrence des autres zones économiques, américaine ou chinoise, les problèmes causés par la dissémination des œuvres par Internet, le mélange hétérogène des systèmes de gestion collective, sont autant de raisons pour soutenir cette option de législation européenne. La mise en place du système pourrait comprendre quatre niveaux d’intervention, sous la forme de a) un Règlement directement applicable, b) des législations nationales sujettes à harmonisation sur certains points, c) une codification qui demeurerait une simple recommandation, et d) des lois sur le droit d’auteur sous la responsabilité des États membres. Les aspects qui sont au cœur du droit d’auteur devraient relever du Règlement alors que d’autres questions, comme les contrats ou les activités des sociétés de gestions, pourraient faire l’objet d’une compétence mixte. Enfin, le professeur André Lucas19 dresse le tableau des arguments pour ou contre la codification : le code ne serait pas nécessaire pour réaliser le marché commun, serait impossible vu les différences nationales et risquerait de niveler vers le bas la protection des auteurs. Et pourtant, les particularités nationales continuent de créer des distorsions sur le marché, les différences nationales sont certes des obstacles mais non des raisons d’abandonner le projet et il faut continuer à lutter contre les approches nationales trop prudentes. Mais quels principes faut-il intégrer dans cette codification ? Le professeur Lucas revient sur le sujet du projet Wittem et nous livre quelques observations critiques. Par exemple, concernant les règles d’attribution du statut d’auteur, il s’interroge sur le bien-fondé de l’exclusion des personnes morales. Le sort réservé aux employés auteurs lui semble également problématique. Le professeur Lucas questionne aussi le traitement réservé au droit moral. Il n’y a pas lieu d’adopter une règle d’extinction du droit de divulgation à la mort de l’auteur, ou la possibilité d’une renonciation anticipée au droit à l’intégrité de l’œuvre. La prise en compte de l’intérêt du public dans la dynamique de l’exercice du droit moral est aussi peu judicieuse. Enfin, faut-il une liste ouverte ou limitative des droits économiques ou des limitations ? Certains choix opérés dans le Code Wittem ne sont pas en harmonie avec les philosophies continentales et pourraient laisser trop de latitude aux tribunaux. Or l’arbitrage politique devrait relever des législateurs élus et non des magistrats. 18. Dans le chapitre intitulé « Reflections on a European Copyright Codification ». 19. Dans le chapitre intitulé « European Copyright Codification ». 254 Les Cahiers de propriété intellectuelle Ce bref survol des contributions de chacun nous permet de voir la richesse de l’analyse du projet de codification contenue dans l’ouvrage. Sur le plan documentaire, le livre est indéniablement un outil précieux : il dresse un portrait instantané de la protection européenne du droit d’auteur, et constitue une mine inestimable d’information pour tous ceux qui veulent se renseigner sur la question. On y reconnaît toute la force d’analyse et de synthèse de la doctrine. Mais en fait, l’ouvrage dépasse largement la question de la codification des règles de droit en la matière. C’est tout le régime de protection du droit d’auteur qui est cité à procès. Les créations sont-elles le produit d’un investissement financier ou le reflet d’une personnalité, celle du créateur ? Le droit d’auteur sert-il simplement à stimuler la création de l’information et la croissance économique ? Les règles de droit, qui oscillent entre la logique mercantile et l’idéal humaniste, montrent bien les hésitations, tant des autorités européennes que des différents législateurs nationaux. Et le débat n’est pas uniquement européen. Le livre offre en fait au lecteur une multitude de pistes de réflexion qui vont bien au-delà d’une éventuelle codification européenne. J’en évoquerai quelques-unes à titre illustratif. Quelle est la relation entre le droit d’auteur et la culture ? Peut-on bâtir un régime centralisé ou au contraire, le droit d’auteur est-il appelé à se façonner au contact des particularités culturelles nationales ? Par exemple, le « fair use » est-il intrinsèquement américain ou est-ce une exception exportable dans d’autres législations ? Alors que de plus en plus de conventions internationales encadrent la protection des droits d’auteur, leur dimension culturelle régionale pose problème. Et sur le plan culturel, quelle place occupe le droit d’auteur ? Est-il un droit de la personne, ou un droit fondamental, ou une sous-catégorie du droit de propriété, lui-même protégé comme droit fondamental à l’article 17 de La Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne ? S’il s’agit d’un droit fondamental, on s’attendrait à un traitement uniforme dans tous les pays européens et pourtant l’ouvrage montre bien des variations importantes dans plusieurs secteurs, notamment au niveau de la titularité. Pourrait-il s’agir d’un de ces droits, inscrits dans une charte des droits, mais qui reflète en fait un compromis politique20 ? D’autre part, est-ce que sa recon20. Comme le sont au Canada les droits linguistiques : voir notamment à ce sujet la décision de la Cour suprême du Canada dans Procureur général du Québec c. Quebec Association of Protestant School Boards, [1984] 2 R.C.S. 66. Cela ne signifie pas qu’il faut les interpréter différemment des autres droits fondamentaux. Comme l’écrivait le juge Lebel, « […] même s’ils expriment un compromis Codification of European Copyright Law 255 naissance comme droit fondamental favorisera son harmonisation ? Celle-ci tombe-t-elle sous la compétence des tribunaux, qui sont par nécessité les garants des droits de la personne, qu’il faut mettre à l’abri de la tyrannie des majorités démocratiques, ou faut-il voir le droit d’auteur comme un sujet d’ordre socioéconomique, relevant de l’arbitrage des parlements ? Et même une reconnaissance au titre de droit fondamental ne garantit pas une protection absolue. Les limitations ou les exceptions sont de mise, pour les droits de la personne comme pour les autres droits. Et comme toutes les exceptions, elles doivent recevoir l’interprétation que demande leur but dans le contexte. Il faut abandonner l’automatisme de l’interprétation restrictive des exceptions21, car il n’y a « pas de lien nécessaire entre le caractère exceptionnel d’un texte et son interprétation stricte ou restrictive »22. Même l’exception peut appeler à l’occasion l’application a pari23. Il faut donc dessiner les exceptions de manière à répondre aux besoins légitimes du public, et aussi laisser aux tribunaux le soin d’adapter les dispositions aux nouvelles réalités, constamment redéfinies par les développements technologiques. Mais, comme le démontrent magistralement les contributeurs de ce livre, la tâche du législateur et des magistrats n’est ni simple, ni facile. Le défi majeur est de trouver ce juste équilibre entre les intérêts divergents des auteurs et du public. Ce livre, qui nous décrit le projet de codification du droit d’auteur européen, jette judicieusement les bases d’une réflexion solide sur la question. politique, les droits linguistiques garantis doivent recevoir une interprétation large, libérale et compatible avec l’objet identifié, tout comme les autres droits constitutionnalisés par la Charte [notes omises] ». Nguyen c. Québec (Éducation, Loisir et Sport), [2009] 3 R.C.S. 208, par. 26. 21. Jean Carbonnier (note sous Besançon, 19 avril 1951, D.1951.705) s’étonnait de l’entêtement des juristes à cet égard : « Quand voudra-t-on bien reconnaître que, ce que l’on nomme des exceptions, dans les sciences juridiques, ce sont des règles de droit comme les autres, qui ont vocation à régir des séries déterminées de cas et qui doivent, dans ces séries, être appliquées pleinement, en conformité de leur but ? ». 22. Alain-François BISSON, « L’interprétation adéquate des lois », dans E. CAPARROS et al., Mélanges Louis-Philippe Pigeon (Montréal, Wilson & Lafleur, 1989), p. 87, à la p. 98. 23. Charles BROCHER, Études sur les principes généraux de l’interprétation des lois (Paris, Thorin, 1870), p. 177 : « Il ne résulte pas de ce que les dispositions exceptionnelles ne sont pas, en général, susceptibles d’être invoquées par analogie, qu’elles doivent toujours être prises dans leur sens le plus restreint, et ne jamais être invoquées en dehors des termes qu’elles renferment. Si l’on trouve manifestement quelque part dans la loi l’intention du législateur de soumettre un cas à une disposition dans laquelle il ne se trouve pas compris, cette extension doit avoir lieu, bien qu’il s’agisse d’une disposition exceptionnelle ».