LA KATHARSIS D`ARISTOTE CHEZ LES THEORICIENS

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LA KATHARSIS D`ARISTOTE CHEZ LES THEORICIENS
HVMANITAS — Vol. XLVIII (1996)
MARIA HELENA DA ROCHA PEREIRA
Universidade de Coimbra
LA KATHARSIS D'ARISTOTE CHEZ LES THEORICIENS
PORTUGAIS DU XVIIIe SIÈCLE*
La connaissance et la diffusion de la Poétique d'Aristote au Portugal
sont liées au désir de retour au classicisme, et donc de rejet du goût baroque
survenu vers le milieu du XVIIIe siècle. Les signes précurseurs de ce
mouvement littéraire se trouvaient déjà dans la traduction de l'Art Poétique
de Boileau, faite en 1697 par le Comte d'Ericeira, et surtout dans la critique
sévère que publia en 1739 Valadares e Sousa à la Silva Poética, un poème
de circonstance aux excès gongoriques1.
Cet auteur deviendra membre de VArcadia Lusitana, une académie
fondée en 1756, d'après le modèle de l'Academia Romana, créée quelques
soixante ans auparavant. C'est justement autour de VArcadia Lusitana que
se déploiera chez nous, à deux exceptions près, comme nous le verrons plus
tard, le grand mouvement de théorisation littéraire de la seconde moitié du
XVIIIe siècle.
L'un des membres de la nouvelle académie, Cândido Lusitano,
avait déjà publié, en 1748, un art poétique (Arte Poética) qui connaîtrait
une seconde édition en 1759 (le même écrivain devrait traduire, dix
ans plus tard, VEpître aux Pisons d'Horace). Ensuite, Correia Garçâo,
Communication au Congrès "Lakatharsis dans la Poétique d'Aristote", tenu
à Delphes du 25 au 30 août 1992.
1
Le titre complet en est Exame critico de uma Silva Poética feita à morte da
Serenissima Senhora Infanta D. Francisca. Les deux événements ont été rapprochés
par V. M. Aguiar e Silva, Para uma interpretaçâo do Classicismo (Coimbra 1962)
139-140. L'importance de l'Examen Critique de Valadares e Sousa avait été
reconnue par Hernâni Cidade, Liçôes de Cultura e Literatura Portuguesas (Coimbra,
5. éd., 1968) vol. II, 83-90.
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le plus remarquable des Arcadiens, prononcera, en 1757, deux dissertations sur la tragédie ancienne devant ses confrères. Puis, en 1767,
Pedegache écrira une longue Dissertation sur la Tragédie qui servira
d'introduction à la pièce Mégara, composée en collaboration avec un autre
arcadien, Reis Quita, d'après le modèle de l'Héraclès d'Euripide et de celui
de Sénèque2.
Un autre membre de l'Arcâdia, celui qui a essayé de renouveler le
théâtre, Manuel de Figueiredo, a écrit plusieurs tragédies s'inspirant d'un
thème grec ou national suivant les modèles grecs, qu'il faisait précéder de
préfaces où il expliquait au lecteur son point de vue. Dans l'une d'elles,
celle qu'il mit en avant de sa version d'Oedipe, en 1757, il soulignait qu'il
s'agissait de la première tragédie que l'on présentait au pays, ce qui demanderait bien un exposé sur le genre. Mais, ajoutait-il, point n'en était besoin,
étant donné qu'il existait depuis peu en langue vulgaire "une poétique
aujourd'hui plus utile que celle d'Aristote et celle d'Horace" - c'est-à-dire,
celle de Cândido Lusitano, où rien ne manque de tout ce qu'il faut
savoir3.
Cette version d'Oedipe n'a été publiée qu'aux débuts du siècle suivant
et n'a jamais été jouée sur scène. Mais elle a été assez discutée aux
séances de l'Arcâdia, puisque, d'après les statuts de cette association,
elle a dû être soumise à la critique de ce même Valadares e Sousa dont
nous avons parlé tout-à-Γheure. Cette critique suivait en tout la division
des éléments de la tragédie faite par Aristote. L'auteur y répondit à son
tour, en s'appuyant surtout sur les commentaires de Luzân et de Dacier à
la Poétique.
En dehors de l'Arcâdia, une autre version d'Oedipe fut composée
en 1765 par Pina e Melo, un poète moindre que Garçâo appelait
dédaigneusement "le corbeau du Mondego", auteur, lui aussi, d'un Art
Poétique4. On a longtemps discuté au sujet du contenu esthétique de ce
traité en vers, dans lequel certains critiques décernaient un épigone du
baroque, tandis que d'autres y voyaient la doctrine du Néoclassicisme5.
2
Voir J.Ribeiro Ferreira, "Fontes clâssicas da Mégara de Reis Quita e
Pedegache" Humanitas 25-26 (1973-1974) 115-153.
3
Manuel de Figueiredo, Teatro (Lisboa 1815), vol. XIII, p. VII.
4
D'après l'auteur lui-même cette tragédie n'a eu aucun succès (Arte Poética,
Lisboa 1765), 2 e m e Partie, 44, à cause dit-il, de l'ignorance du publique et de la
dégradation du goût littéraire.
5
Voir Hernâni Cidade, Liçôes de Cultura e Literatura Portuguesas, Vol. II,
250-256; V. M. Aguiar e Silva, Para uma Interpretaçâo do Classicisme, 141-142;
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C'est là, à notre avis, une querelle qui n'a pas de sens, l'exposé de Pina e
Melo suivant la plupart du temps, presque mot à mot, les théories d'Aristote,
ainsi que celles d'Horace.
L'empreinte de la Poétique sur tous les auteurs portugais dont nous
venons de parler est donc très sensible. Elle ne semble pourtant pas venir
tout droit du texte original, ce qui n'est pas étonnant, vu que la restauration de l'enseignement régulier du Grec (qui avait été si florissant au
XVI e siècle) n'est pas antérieure à 17596. S'il est vrai que Manuel de
Figueiredo a déclaré dans une de ses préfaces avoir composé tous ses drames
"sans avoir devant soi autre chose que la Poétique d'Aristote et les
originaux"7, il a été assez démontré que, en ce qui concerne ceux-ci, il ne
s'agissait pas du texte grec, mais plutôt des traductions de Brumoy et
d'autres encore8.
Pour ce qui est de l'ouvrage d'Aristote, ce sont les auteurs eux-mêmes
qui avouent s'être servis d'une grande quantité de traductions, de commentaires ou d'autres traités inspirés de la Poétique. Pour n'en donner que
quelques exemples, Pazzi, Robortello, Vettori, Castelvetro, Piccolomini,
Rapin, Le Bossu, Dacier, D'Aubignac, Luzân, Scaligerus, Vossius,
Minturno, Muratori, sont nommés pêle-mêle par Cândido Lusitano,
Garçâo, Pedegache. Celui-ci déclare, dans sa Dissertation sur la
Tragédie, dont nous avons déjà parlé, avoir lu trente livres de poétique9.
J. Prado Coelho, "A musa negra de Pina e Melo e as origens do Pré-Romantismo
Portugues", Memorias da Academia das Ciências de Lisboa, Classe de Letras 8
(1959) 9; Anibal de Castro, Retorica e Teorizaçâo Literdria em Portugal (Coimbra
1973) 643-644.
6
D'après Frei Fortunato de S. Boaventura, il y aurait eu quatre professeurs de
Grec à Lisbonne, deux dans chacune des autres villes principales du royaume (Porto,
Coimbra, Evora) et un dans chaque chef-lieu.
7
"Discurso do Catâo de Addison", Teatro, vol. VIII, 212. Dans sa réponse à
Valadares e Sousa, 115, il est capable de faire allusion à l'endroit de la Poétique
d'Aristote où celui-ci dit que Sophocle dépeignait les hommes tels qu'ils devraient
être, tandis qu'Euripide les dépeignait tels qu'ils sont (1460b 32-35).
8
Le Théâtre des Grecs de Brumoy (Paris 1730), 3 vols. Voir, pour ce qui
est de Hermione de Reis Quita et d'Andromaque de Manuel de Figueiredo,
l'étude de J. Ribeiro Ferreira, "Influência da Andromaca de Euripides no Teatro
Portugues do Seculo XVIII", Bracara Augusta 28 (1979) 247-278; pour ce qui est
à'Iphigénie du même Manuel de Figueiredo, notre article "A apreciaçâo dos trâgicos
gregos pelos poetas e teorizadores portugueses do seculo XVIII", Memorias da
Academia das Ciências de Lisboa, Classe de Letras, 24 (1985) 21-41 (surtout
p. 36-37).
9
P.LXIII,notel.
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D'autre part, Correia Garçâo écrit humblement à la fin de sa Deuxième
Dissertation1®:
Je vous avoue que, pour vous obéir, je me suis fait plagiaire, ne
faisant autre chose dans mes discours que de transcrire ceux de ces
auteurs-là, d'ailleurs peu nombreux, que la mauvaise fortune qui me
poursuit n'a pas réussi à m'arracher des mains.
Remarquons encore que les citations d'Aristote sont toujours traduites
en portugais, à une exception près, celle de Cândido Lusitano, qui les
présente, presque toujours, en version latine11. Pour ce qui est de Pedegache,
le fait qu'il y ajoute très souvent le commentaire de Dacier nous porte à
croire à la médiation française de sa source. D'autre part, Correia Garçâo
déclare avoir procédé à l'examen de la fin du chapitre XI de la Poétique
moyennant la traduction latine de Pazzi et la version française de Dacier12.
Cela ne veut pas dire, nécessairement, que Cândido Lusitano se soit
rapproché de l'original plus que les autres. Bien au contraire, on a déjà pu
démontrer qu'il a souvent suivi de si près quelques traités, celui de Muratori
surtout, que l'on peut même, en quelques endroits, l'accuser de plagiat13.
Les observations générales que nous venons d'esquisser s'appliquent à
l'ensemble de la Poétique. Regardons maintenant de plus près ce qui
concerne le concept de Katharsis, qui figure, comme chacun sait, dans la
fameuse définition de tragédie, juste au début du chapitre VI (chapitre V,
auparavant).
Suivant la méthode que nous avons tantôt rapportée, Cândido
Lusitano en répète la traduction latine, qui se termine par les mots efficiens
perturbationum huiusmodi purgationem14. Son commentaire reprend, de son
propre aveu, celui de Robortello. À la fin, il écrit: "De cette façon, la
tragédie, tout en excitant la crainte et la pitié, modère ces affections et ces
10
Obras Complétas, éd. A. J. Saraiva (Lisboa 1958), vol. II, 129. Sur le rôle
de Correia Garçâo, voir Luciana Stegagno-Picchio, "Garçâo théoricien de théâtre" in
La Méthode Philologique. Écrits sur la Littérature Portugaise (Paris 1982), vol. II,
239-262. Nous avons traduit en français toutes les citations des théoriciens portugais
utilisées au cours de cette étude.
11
Nous avons compté dans le Livre II au mois vingt-cinq citations de la
Poétique dont vingt-deux en latin.
12
"Première Dissertation" in Obras Complétas, vol. II, 113.
13
Voir A. J. Costa Pimpâo, "Um plâgio de Francisco Joseph Freire (Cândido
Lusitano)", Biblos 23 (1947) 203-209; Anibal de Castro, Retorica e Teorizaçâo
Literaria em Portugal, 475-476, 481-482.
14
Arte Poética, Livre II, 11.
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passions-là"15. Mais, poursuit-il, cette définition d'Aristote est trop courte et
s'écarte un peu de la tragédie moderne. On épousera donc celle de Luzân
qui, après avoir rehaussé que la tragédie consiste en un grand changement
de fortune survenu aux grands de ce monde, qui leur fait subir de tels
malheurs qu'ils excitent la crainte et la pitié dans l'esprit des auditeurs, et,
par là, les guérissent et les purgent de ces passions-là et d'autres encore,
parvient à "servir d'exemple à tout le monde, surtout aux rois et aux gens de
plus grande autorité et pouvoir". L'auteur portugais se rend bien compte que
ceci est trop long pour une définition, celle du philosophe étant, par ailleurs,
trop elliptique," puisqu'il dit que la tragédie sert seulement à corriger les
passions de la crainte et de la pitié, alors que, d'après l'opinion courante,
elle sert aussi à la purgation de beaucoup d'autres affections."16
L'équivalent de katharsis est, d'après tous ces exemples, 'purgation'
(lat. purgationem). Notre commentateur s'incline d'abord vers l'interprétation de Robortello, qui fait appel au besoin d'assujettir les émotions, mais
il revient bientôt, avec Luzân, à la vision moraliste ou didactique, qui était
celle de Segni, Mazzi, Dacier et bien d'autres. Il s'agit donc d'atteindre un
modèle utile à tout le monde et, surtout, de faire la leçon à ceux qui exercent
le pouvoir.
L'interprétation moraliste et didactique, qui ferait l'objet de la critique
de Lessing dans la célèbre Hamburgische Dramaturgie, a été dominante
pendant la période du néo-classicisme, comme l'a très bien remarqué
l'auteur de l'une des meilleures études modernes sur la Poétique, Stephen
Halliwell17.
C'est encore cette théorie que suivra Pina e Melo, dix-sept ans après
Cândido Lusitano. Le savant de Coimbra commence par regretter l'obscurité
de la définition du "maître grec", qui l'a amené à la remplacer par des mots
plus clairs. Cette prétendue clarté se réduit d'ailleurs à insister sur la
position sociale du héros. Elle aboutit donc à la morale du paradigme, qui
servira à la purgation des affections18.
La très longue Dissertation sur la Tragédie de Pedegache s'occupe de
plusieurs sujets - elle en vient même à proposer des règles pour bien jouer,
puisque les acteurs, dit-il, ne les savent pas - mais elle ne s'attarde pas à
examiner la définition de tragédie. Elle en vient même à abréger celle
d'Aristote comme suit: "La tragédie, qu'est-ce que c'est? D'après l'opinion
13
Ibidem, 12.
Ibidem, 12-13.
17
Aristotle's Poetics (London 1986), 352-356.
18
Arte Poética, Parte Segunda, 23-24.
16
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d'Aristote, c'est l'imitation d'une action qui, sans le secours de la narration,
au moyen de la pitié et de la crainte, aboutit à la purgation en nous de ces
passions-là et d'autres semblables"19.
Nous avons laissé de côté jusqu'à présent les deux dissertations lues
devant l'Arcâdia par Correia Garçâo, quoique, du point de vue chronologique, elles se placent entre le premier et le deuxième des auteurs que nous
venons d'analyser, ayant été prononcées, toutes deux, en 1757. La raison en
est qu'elles suivent une autre explication de la katharsis, malgré l'usage
répété (cinq fois en tout) du verbepurgar ('purger').
Dans la Première Dissertation, dont le thème majeur est une règle
qui, n'étant pas explicite dans la Poétique, se trouve très clairement exposée
chez Horace (nec pueros coram populo Medea trucidef) et a fait l'objet de
maints débats auxquels les grands dramaturges du Siècle de Louis XTV
n'ont pas échappé - dans cette dissertation, disions-nous, la question de la
katharsis ne paraît que comme une conséquence de cette loi, dont
l'observance permet d'atteindre le vrai but de la tragédie20:
pour produire la crainte et pitié, point n'est besoin de
verser du sang au théâtre ( ) puisqu'ainsi la tragédie parvient à nous
purger de telles passions par le plus suave et le plus honorable des
moyens.
La Deuxième Dissertation s'occupe plutôt de l'effet de la tragédie sur
l'âme des spectateurs. L'auteur traduit la définition d'Aristote d'après une
source qui ne doit pas être très éloignée de celle dont s'est servi Pedegache.
Ensuite il remarque, en s'appuyant sur Le Bossu, que la purgation des deux
passions nommées et d'autres semblables est le moyen par lequel la tragédie
devient vraiment utile, voire merveilleuse. Plus loin il rappelle le passage de
la République de Platon selon lequel la tragédie est la cause de ces mêmes
passions qu'elle devrait apaiser. C'est maintenant Dacier qui lui vient en
aide, puisque, contrairement à ce que disent les Académiciens et les
Stoïciens, ce sont les Péripatéticiens qui ont raison d'affirmer que c'est
l'excès de passions qui les rend vicieuses et que, si elles sont réglées,elles
deviennent utiles, nécessaires même; donc, la purgation des passions revient
à les réduire à une juste modération. "Voilà - ajoute Garçâo - le but de la
tragédie, voilà ce qu'elle est capable de faire; et ce n'est pas peu dire". En
19
20
Dissertaçâo sobre a Tragédia, XLIX.
Obras Complétas, vol. II, 109.
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111
présentant sur la scène les malheurs d'autrui, causés par des fautes
involontaires, la tragédie nous rend familiers ces malheurs-là et nous
apprend à ne pas les craindre, et à les souffrir avec patience et constance.
C'est là aussi l'opinion de Marc-Aurèle, qu'il répète ensuite. Et puis, la
tragédie n'a pas seulement pour effet la purgation de la crainte et de la pitié,
elle exerce un rôle modérateur sur toutes les autres passions21.
Tout ceci revient à dire que Garçào rapproche ici deux interprétations
différentes de celle que nous avions trouvée chez les autres théoriciens.
L'une d'elles est celle que Haliwell appelle l'acquisition de la force morale
(soutenue par Robortello, Minturno et Castelvetro et pas rejetée par Dacier,
qui rappelle, lui aussi, le passage de Marc-Aurèle); l'autre est celle de la
modération, proposée, elle aussi, dès le Cinquecento par Vettori et
Piccolomini22
Les théoriciens portugais dont nous avons parlé jusqu'ici appartiennent, à peu près, au troisième quart du XVIIIe siècle. Dès 1774, prend
fin l'Arcadia Lusitana, dont les membres avaient tellement travaillé à
répandre la nouvelle esthétique. On peut se demander si tout est
terminé, pour ce qui est de la connaissance et de la diffusion du traité
d'Aristote.
Ce n'est pas le cas, heureusement. Bien au contraire, c'est cinq ans
après, donc en 1779, que paraît, pour la première fois, la première
traduction portugaise de la Poétique. Elle porte orgueilleusement le titre
A Poética de Aristoteles traduzida do grego em português, mais, en. même
temps, elle omet le nom du traducteur.
À ce point surgit un doute qu'on n'est pas encore parvenu à éclaircir.
D'après le fameux Dictionnaire Bibliographique d' Innocencio, l'opinion la
plus courante tenait Antonio Ribeiro dos Santos pour son auteur, mais
d'autres l'avaient convaincu qu'il s'agirait plutôt de Ricardo Raimundo
Nogueira, sauf pour ce qui était de l'introduction, qui appartiendrait au
premier de ces deux professeurs à l'Université de Coimbra, l'un de Droit
Canonique, l'autre de Droit Civil23. Très liés d'amitié, ils étaient aussi
21
Obras Complétas, vol. II, 118-119, 126-127.
Ces références ont été prises dans l'ouvrage cité de Halliwell, qui a dressé
une classification des interprétations de katharsis du XVIe au XVIIIe siècle,
auxquelles il a ajouté celles des modernes, qu'il appelle 'outlet', 'intellectual
katharsis' et 'dramatic or structural katharsis' (353-356). II va sans dire que la
bibliographie à ce sujet est interminable. Voir par exemple, l'étude récente de Léon
Golden, Aristotele on Tragic and Comic 'Mimesis' (Atlanta 1992).
23
Tome I, 250.
22
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écrivains et poètes tous les deux, quoique Ribeiro dos Santos (de son nom
arcadique Elpino Duriense) ait écrit davantage. Outre ses trois tomes de
Poésies, il a publié ou laissé inédits quelques dizaines d'études sur des
sujets très différents (par exemple, sur la littérature sacrée des juifs
portugais, jusque-là entièrement négligée). D'autre part, sa connaissance du
Grec est assurée par les traductions qu'il a faites de quelques centaines de
vers de Y Iliade, du fr. 31 Lobel-Page de Sappho (pourvu d'explications sur
la façon dont il a surmonté quelques difficultés) et de quelques poèmes
hellénistiques.
Au cours de la préface qui précède la traduction du traité d'Aristote, il
fait état de l'étendue de sa connaissance du philosophe en général et de la
Poétique en particulier. Il sait, par exemple que, contrairement à ce que
pensaient Castelvetro et d'autres, l'ouvrage nous est parvenu incomplet.
Parmi les preuves avancées se trouve celle de la signification de la
"purgation des passions", qui nous intéresse en ce moment, en liaison avec
la promesse de s'occuper de la définition de katharsis faite au Livre VIII de
la Politique24. À la fin de l'introduction, il dresse une liste très complète des
traductions et des commentaires de la Poétique en latin, en italien, en
espagnol, en anglais et en français. D'après lui, il était donc temps de
produire quelque chose de semblable en portugais. On a eu grand soin de
rendre la traduction fidèle et expressive, autant que le permettait l'original
tellement difficile et l'usage d'une langue qui, "n'étant pas parmi les plus
pauvres ni les moins énergiques, n'avait pourtant pas la force ni la concision
de la langue grecque"25. C'est là une vraie captatio benevolentiae, l'auteur
ayant composé plusieurs épîtres en vers pour louer la langue portugaise:
dans l'une d'elles, il osa même la considérer comme "langue des Muses,
pareille à celle d'Argos" et, dans une autre, il la proclama "vivante et riche,
polie et belle"26.
Vers la fin, il annonce son intention d'écrire bientôt un commentaire
qui tiendra compte des observations des meilleurs interprètes de l'oeuvre et
des doutes et des nouveautés de la traduction27.
Ribeiro dos Santos a tenu sa promesse, en remplissant de ses
remarques deux volumes infolio qui sont encore inédits à la Bibliothèque
24
P. XXV-XXX, Il y reviendra p. XLVI-XLVII.
P. LIV.
26
Poesias (Lisboa 1812-1817), vol. I, 260-264. L'original portugais dit
"Mtisica lingua" que l'on pourrait aussi interpréter comme "Langue musicale". Le
second poème se trouve dans le même volume, 280-284.
27
P. LIV.
25
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113
Nationale de Lisbonne, dont il fut le premier directeur. N'ayant pas pu les
consulter personnellement, je dois à l'amabilité de mon collègue et directeur
de la Bibliothèque de l'Université de Coimbra, le Prof. Anibal de Castro, la
transcription de la partie qui nous intéresse, ainsi que du frontispice du
même Ms. 4653, que l'on peut rendre en français de la façon suivante:
"Traduction et commentaire du chapitre IV de la Poétique af'Aristote sur
l'origine de la poésie et du chapitre V sur la tragédie et les parties dont elle
se compose par le Dr. Antonio Ribeiro."
Il semble donc qu'une traduction suivie de commentaire lui est ici
attribuée. En effet, en tête du commentaire, on trouve toujours une phrase du
texte. Celui-ci, à en juger d'après les transcriptions que nous en avons, reste,
à la différence d'un seul mot, celui de la traduction dont nous avons tantôt
dit que quelques uns l'attribuaient àRicardo Nogueira.
Laissant de côté cette question, qui ne peut se résoudre qu'après un
examen plus complet de tout le manuscrit, nous nous tournerons vers le
commentaire de la phrase en question, au fol. 54v: "Consegue expurgar-nos
de semelhantes paixôes" ('parvient à nous expurger de pareilles passions').
Puisqu'il s'agit d'un texte inédit et très important, nous tâcherons d'en
rendre en français les parties principales:
Passions ici signifie les passions de l'âme, et non pas les
spectacles terribles et pitoyables d'autres souffrances physiques; c'est
ainsi qu'il a l'habitude de comprendre le mot passion en d'autres
endroits de la Poétique. Expurger les passions dans le sens des
Péripatéticiens, c'était leur retirer tout excès qu'elles prennent et les
réduire à une juste modération, plutôt que de les arracher du coeur de
l'homme, tel que le voulaient les Stoïciens et les Académiciens,
puisque les passions sont les moteurs universels des actions, bonnes ou
mauvaises, de l'homme, et par là elles lui sont nécessaires et tellement
essentielles et inséparables de lui qu'elles ne peuvent jamais s'éteindre
sans détruire la nature humaine.
Ensuite il s'en prend à l'interprétation proposée par l'espagnol Salas
et par d'autres auteurs qui acceptaient la doctrine que nous appelons
aujourd'hui homéopathique (suggérée, d'ailleurs au Livre VIII de la
Politique et soutenue pour la première fois par Minturno et plus tard par
Dacier). C'est qu'alors, poursuit-il, ce serait "comme si la tragédie dût
corriger en nous la crainte au moyen de la même crainte, et la pitié au
moyen de la pitié"; l'habitude qui s'ensuivrait aurait pour conséquence
d'émousser nos sentiments, "puisqu'on ne pourrait pas bien comprendre
8
114
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comment cela pourrait arriver, malgré les explications de la plupart des
interprètes, ni comment Aristote aurait pu attribuer à la tragédie pareille
moralité au sujet de la pitié, comme si celle-ci aurait dû diminuer notre
sensibilité et nous rendre moins compatissants à l'égard des calamités
survenues à nos semblables, et nous conduire peu à peu à l'apathie des
Stoïciens ou à l'insensibitité de l'âme en face des sentiments les plus
tendres de la nature". Et, plus loin: " Ces passions sont le moyen, et le but
en est de modérer, à travers ces passions, toutes les autres qui sont très
abondantes en nous" (
) "donc la tragédie, en nous faisant voir les effets
terribles de ces passions et tout en mettant devant nos yeux les malheurs
d'autrui, par la crainte qu'elle nous inspire à travers la représentation de ces
malheurs, nous apprend à modérer l'envie, la haine, la fureur, l'ambition,
l'amour désordonné, les désirs ardents et d'autres passions encore de nature
semblable" (
) "et par la crainte qu'elle nous inspire en même temps, elle
amollit ou bien notre fureur et aversion, ou bien notre dureté et insensibilité
envers ceux qui sont en train de souffrir des maux pareils, et dont
auparavant nous n'avions pas pris pitié". À ce sujet, l'auteur conseille de lire
le commentaire de Maggi (1550). Sa conclusion est donc que "si l'on
distingue les moyens dont se sert la tragédie, soit, la crainte et la pitié, du
but qu'elle se propose d'atteindre par ce moyen, c'est-à-dire, de modérer
toutes les passions désordonnées de l'homme", on aura éclairci la pensée
d'Aristote et exposé sons sens naturel, "alors que beaucoup de commentateurs, quoique très savants, n'ont pas pu découvrir le véritable sens de ce
passage".
On s'aperçoit que plusiers théories ont été réunies dans ce commentaire. En effet, tout en semblant d'abord s'incliner à la doctrine de la
katharsis intellectuelle, l'auteur prend ensuite le chemin de celle de la
modération, sans pourtant tomber dans les excès des Stoïciens et des
Académiciens, ni accepter la doctrine de la force morale, qui nous mènerait
à l'insensibilité. Crainte et pitié sont donc les moyens qui aboutissent à
modérer toutes les passions désordonnées de l'homme.
Cette interprétation n'est pas, somme toute, très différente de celle de
Correia Garçâo - que, d'ailleurs, Ribeiro dos Santos admirait énormément.
De toute façon, l'auteur a fait preuve d'une connaissance de la Poétique et
de ses commentateurs et d'une capacité herméneutique remarquable,
d'autant plus que l'on ne disposait, jusqu'au XIX e siècle, que d'un texte
assez adultéré de ce traité.
On sait que la discussion sur la katharsis se poursuit toujours et ne
pourra peut-être s'arrêter que si l'on en vient à découvrir la partie perdue de
la Poétique ou alors le De Poetis où le philosophe aurait tenu sa promesse de
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115
mieux éclaircir ce qu'il entendait par ce mot-clé. Les explications des
théoriciens portugais du XVIIIe siècle montrent qu'ils étaient au courant de
toutes les grandes théories qui s'accumulaient depuis le Cinquecento. Il est
aussi important de noter que le dernier en date de ce groupe d'érudits ait osé
traduire lui-même, du moins d'après ce que nous croyons.le texte original de
la Poétique et porter des jugements plus indépendants que ses compatriotes
sur le passage le plus discuté de tout le traité.