Masque Doc saisonnier

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Masque Doc saisonnier
Comment les saisonniers mettent leur santé de côté ? Une approche
ethnologique des saisonniers du tourisme en montagne
Madame Liza BAGHIONI : doctorante en ethnologie à l’IDEMEC/CNRS
Liza Baghioni, doctorante en ethnologie (IDEMEC/ CNRS). Université de Provence 1.
Réalise actuellement une thèse en ethnologie du travail sur les saisonniers du tourisme
dans des stations de montagne du sud-est de la France.
Mon enquête :
Je vais tenter ici de faire un compte rendu synthétique des thèmes et problématiques, qui
émergent des enquêtes que j’ai menées dans le cadre da ma thèse et qui ont un lien avec
la santé des saisonniers. Donc, j’aimerais quand même vous dire quelques mots à propos
de cette enquête, je vais le faire assez brièvement, mais enfin, il me semble que cela est
tout de même nécessaire pour situer mes propos.
Pour cette enquête, il s’agissait de procéder par immersion sur le terrain : cette méthode
de l’immersion prévoit de partager le quotidien des travailleurs saisonniers, tout en
mobilisant des techniques d'observations, d'entretien et de recueil de paroles en situation.
Pour cette immersion, j’ai fait ce que l’on appelle en ethnologie de l’observation
participante, alors l’observation participante, c’est quoi ? : je me suis faite embaucher
au sein d’entreprises saisonnières et j’ai fait les saisons avec des collègues saisonniers. J’ai
donc travaillé dans différents établissements : dans une entreprise de remontées
mécaniques (hiver 2006-2007 et hiver 2007-2008), dans un club de vacances en
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restauration dite « de chaîne » (été 2008), dans un village vacances du secteur
du
tourisme
social
(hiver
2008-2009),
et
enfin
j’ai
mené
une
enquête
ethnologique auprès des saisonniers vivant en camion (hiver 2009-2010). Tout
ceci équivaut à cinq saisons complètes, à diverses périodes et dans différents lieux, dans
lesquels j’ai pu partager le quotidien des travailleurs saisonniers. Cette démarche permet
d’avoir un accès plus direct avec certaines pratiques qui peuvent échapper aux enquêtes
quantitatives, je pense notamment au travail dissimulé.
D’autre part, de 2009 à début 2011, dans le cadre d’une bourse d’étude, j’ai travaillé
quelques mois par an dans une association, l’ADECOHD/ ALATRAS, qui organisait un certain
nombre de manifestations en faveur d’une réflexion sur les problématiques
liées à la saisonnalité de l’emploi. Cette place m’a permis d’avoir un accès privilégié à une
dimension plus « institutionnelle» de l’emploi saisonnier. Dans le cadre du travail associatif,
j’ai notamment eu l’opportunité de réaliser des observations dans la Maison des
Saisonniers locale et dans les forums pour l’emploi saisonnier en début de saison.
Cette immersion dans le quotidien du travail en saison et dans le monde des acteurs
institutionnels a été accompagnée du suivi d’une vingtaine de saisonniers durant ces
4 années d’enquête, et notamment de saisonniers que j’avais rencontrés durant l’hiver et
qui étaient principalement guides de sports d’eau vive en été. J’ai ainsi entretenu des
contacts réguliers avec ces derniers, y compris durant les intersaisons. En dehors des
multiples conversations informelles, au travail, au café ou dans l’espace privé des
habitations, j’ai réalisé des entretiens enregistrés, dont l’objectif était systématiquement
d’inciter les saisonniers à retracer leur parcours, à produire un récit d’eux-mêmes et
exprimer leurs projets futurs, afin de mettre en parallèle leurs paroles et un suivi sur le
temps long.
Suite à cette enquête, la première chose que l’on peut dire c’est peut-être que LE
saisonnier au singulier, n’existe pas : toutes les enquêtes montrent qu’on ne peut
parler de saisonniers qu’au pluriel. C’est ici l’affirmation de la nécessité de construire des
typologies qui doivent tenir compte de différents critères qui ont été étayés par Jérôme
Navet.
Pour ma part, aujourd’hui, sans présenter des typologies, je propose de m’arrêter sur
quelques points problématiques du vécu des saisonniers que j’ai pu rencontrer, et donc de
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vous restituer quelques données qualitatives qui, je l’espère, peuvent être utiles pour
penser des actions en matière de santé. Sur la question de la santé, et plus
particulièrement sur la question « comment les saisonniers mettent leur santé de côté », il
me semble que nous disposons d’au moins trois pistes pertinentes et qui orienteront la
sélection des thèmes abordés : le rapport à soi (et au corps), les rapports aux autres, les
rapports aux institutions. Pour tenter de les explorer brièvement, et de manière non
exhaustive, je commencerai, par aborder la question du rapport au territoire de montagne.
Représentations liées au territoire (Mécanisme de naturalisation)
En effet, au cours des enquêtes, et lors des premiers contacts avec les saisonniers, ils
parlent beaucoup de l’ambiance festive en station, mais ils parlent également de
réelles attirances, voire de véritables passions pour la montagne, pour la nature. Pour ceux
qui font les saisons en station le fait d’être soumis à une rythmicité naturelle, celle des
saisons, est une manière de donner du sens à leur condition. Je m’explique. En effet, j’ai
constaté lors des entretiens que d’une part, ces appréciations sur « le milieu naturel » font
écho à un certain fatalisme, la nature c’est quelque chose contre laquelle on ne peut rien
faire, cela donne lieu à des discours du type « c’est comme ça, il y a de la neige en hiver et
pas au printemps, on ne peut pas travailler toute l’année, alors on se débrouille ». D’autre
part, ces appréciations sur la nature font écho à des façons de se considérer soi même.
Effectivement, cela justifie, dans les pratiques, des comportements de résistance :
c’est-à-dire qu’il faut savoir endurer les coups durs, les saisons infernales à travailler au
noir pour des maigres salaires, il faut savoir tenir le coup sans trop de sommeil etc. C’est
ce qui peut conduire à l’acceptation de conditions de travail difficiles, mais cela
entraîne aussi d’accepter de ne pas prendre le temps de se soigner, de tirer sur la
corde, comme on dit.
La précarité de ce régime d’emploi se trouve en quelque sorte banalisée par ces
représentations de la nature, de la montagne, et des rythmes saisonniers.
C’est ce qui m’amène à un deuxième point, lié à ces questions de rapport au territoire.
C’est évidemment les problèmes de logement. Alors je me focaliserai d’abord sur l’habitat
en camion, sur lequel, à ma connaissance, il y a peu d’enquêtes et qui, bien qu’il soit
minoritaire, pose un certain nombre de problèmes en matière de santé. Je me pencherai
également sur l’habitat qu’on appelle « nourris-logés », que j’ai pu expérimenter, et qui, à
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mon avis, gagne à être interrogé.
Habitat : en camion :
Pour l’habitat en camion, l’enquête a principalement été menée à proximité de Serre
Chevalier. Les saisonniers en camion étaient installés soit sur un parking en front de neige
et bénéficiaient seulement d’une
arrivée
d’eau, bien souvent gelée
à cause de
températures trop basses, soit en campings, lorsque ceux-ci les autorisent à y séjourner,
sous forme de « quotas officieux » (2 ou 3 camion/camping), et après discussion et
négociation avec les propriétaires ou gérants. Les personnes vivant en camion étaient
âgées de 18 à 40 ans (avec un plus grand nombre d’individus répartis
sur la tranche d’âge de 20 à 30 ans). Il y a une majorité d’hommes, et les femmes se
déplacent principalement en couple. La vie en camion, pour une femme, reste considérée
comme « risquée », et celles-ci disent régulièrement qu’il leur faut soit s’intégrer à un
groupe, soit absolument posséder un chien pour les sécuriser. Beaucoup de personnes
vivant en camion ont le point commun d’une rupture avec la sphère familiale, souvent très
jeune (16 ans en moyenne). Le choix du territoire pour la saison d’hiver, comme pour
d’autres saisonniers, se fait par réseaux amicaux.
Il ressort de l’enquête que ce type d’habitat a des effets sur les situations
d’embauche :
La grande majorité de ces saisonniers travaille en hôtellerie restauration. Beaucoup d’entre
eux sont à demi déclarés, à demi au « noir » (dans le cadre d’emploi dissimulé, c’est
70 à 80 heures par semaine, avec 1 jour, ou parfois une seule matinée de congé
hebdomadaire). Selon eux, certains employeurs profitent de leur situation de logement,
donc de leur mobilité, et du fait qu’ils ne bénéficient pas de réseaux étendus de sociabilité,
pour
les
exploiter.
Les
salaires,
sur
un
calcul
par
taux
horaire,
sont
particulièrement bas (de 4 à 6 euros de l’heure) et selon mes observations, une très
faible minorité d’individus est installée là pour la saison sans travailler (2 personnes sur
une vingtaine de rencontres). Les saisonniers en camion parlent également d’une
discrimination à l’embauche (que j’ai pu directement observer dans le cadre de
discussion informelle avec des employeurs). Cette discrimination à l’embauche est d’autant
plus aisée qu’elle se réalise principalement « à la tête du client », et donc par repérage de
styles vestimentaires, des coupes de cheveux etc. Pour nuancer un peu, il faut dire quand
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même que d’autres sont « tombés » sur de bons employeurs qui leur ont permis de
récupérer de la nourriture ou parfois de se laver sur les lieux de travail. Parce que
l’hygiène est un des problèmes les plus importants pour les saisonniers en
camion. Au cours de l’hiver, certains resteront constamment dans leur camion, d’autres,
au gré des rencontres ou bien des réseaux relationnels sur place iront de temps à autre
dormir une nuit chez un ami, ou se laver chez lui. On imagine bien que ces minces réseaux
sociaux sont importants, et qu’ils permettent de tenir la saison dans cette situation
inconfortable pour tous.
Ce type d’habitat a également des effets, bien sûr, sur les conditions de vie en
station.
Effectivement, si beaucoup défendent leur choix de vie en camion, ils expriment la grande
difficulté de tenir ce choix en hiver, seule saison de l’année où la vie en camion pose bien
plus de problèmes à cause du froid et des conditions d’hygiène. Ce à quoi il faut
rajouter d’autres problématiques comme le voisinage lors de l’installation,
les
altercations avec les forces de l’ordre, l’image « négative » auprès des communes
etc. La plupart d’entre
eux semblent relativement réfractaires
aux organisations
institutionnelles, parce qu’ils estiment que leur mode de vie n’est pas assez accepté par
elles, qu’il est également largement stéréotypé. Les institutions sont principalement
perçues comme répressives et non comme compréhensives ou préventives. Certains m’ont
dit avoir le sentiment d’être perçus comme une sorte de « verrue dans le paysage » pour
les communes touristiques, c’est en partie pour cela que les sites proches d’exploitation
agricoles sont davantage valorisés, ils offrent une installation souvent plus facile ou plus
discrète pour vivre en camion. Les individus qui font la saison en camion représentent en
effet une grande partie des saisonniers du tourisme qui glisse ensuite vers le domaine de
l’agriculture aux intersaisons ou en été. En effet, en été, les stations balnéaires semblent
être évitées, en tout cas par ceux que j’ai pu rencontrer. Les grandes villes aussi sont
évitées en raison des problèmes d’installation.
Par contre, je voulais souligner que la Maison des Saisonniers est une structure qui
fonctionne bien pour les saisonniers en camion, ils y font un large recours, en début
de saison pour la plupart, mais également tout au long de la saison et notamment pour
ceux qui ont des problèmes avec leurs employeurs. Enfin, ils font part de difficultés
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dans les rapports entre amis, ou dans le couple, dans des espaces de vie réduits,
où
les
comportements
et
habitudes
de
chacun
revêtent
une
importance
exacerbée, d’autant plus en hiver, parce qu’il fait trop froid pour passer du temps
à l’extérieur des camions. On peut dire que pour eux, se heurter aux difficultés de la vie
quotidienne en camion peut être douloureux mais représente aussi une sorte de défi, une
initiation à ce mode de vie, et la preuve d’une capacité à se débrouiller tout seul. L’objectif
aussi avec cette vie en camion c’est de repousser, petit à petit, les procédures
administratives visant des formes « d’assistanat » : avoir son camion, c’est avoir
son « chez soi »
et se déplacer au gré des opportunités de travail sans avoir à payer des loyers
souvent trop onéreux pour eux, sans avoir à trop demander d’aide aux parents
etc.
Voilà ce qui peut être dit de manière très synthétique pour connaître un peu mieux cette
population. Maintenant, je vais vous parler des « nourris-logés ».
« Nourris-logés » :
Pour les « nourris logés », on peut dire que c’est un peu l’extrême inverse de la vie en
camion. Je veux dire par là que dans ces situations, il y a moins de problèmes d’hygiène ou
de chauffage par exemple, encore que cela dépend du type de logement fourni par
l’employeur, mais en tout cas ce n’était pas le cas dans l’enquête que j’ai menée. Par
contre, je voulais évoquer d’autres problèmes que peuvent rencontrer les saisonniers
« nourris-logés ». Effectivement, vivre sur son lieu de travail entraîne certaines
difficultés, qui peuvent se résumer par des thèmes récurrents : une surveillance
exacerbée au travail et en dehors de celui-ci, une ambiguïté du contrôle
hiérarchique, et finalement de la promiscuité, et une certaine infantilisation. Alors
évidemment, je ne veux pas dire par là que ce n’est pas bien d’être nourri-logé, surtout
lorsque l’on sait à quel point il est difficile de trouver un logement en station. Mais je
voulais seulement dire qu’il faut tenir compte des conditions dans lesquelles les employés
sont effectivement nourris et logés. Sans oublier qu’ils restent également confrontés à
l’intermittence de l’emploi et donc de leur logement.
Du côté de l’employeur, d’ailleurs, il ne va pas de soi que cette situation soit confortable, et
plus
particulièrement
L’employeur,
en
lorsque
effet,
se
les
logements
trouve
alors
sont
à
sur
la
le
lieu
jonction
même
de
du
deux
travail.
univers
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habituellement distincts. Il profère des règlements à respecter sur les lieux de vie,
notamment pour préserver « les coulisses » de son établissement. Mais sa légitimité à les
faire respecter est mise en porte-à-faux par la nature même de ces règlements, qui
atteignent l’intimité des individus. Sa pratique de l’autorité hiérarchique est dès lors
délicate.
Du côté des saisonniers cette situation provoque des sentiments d’enfermement
sachant que ces derniers sont souvent jeunes, mobiles, qu’ils ne connaissent pas ou peu le
territoire et ne possèdent pas de réseaux de sociabilité autres que ceux du travail. Alors
face au sentiment d’enfermement, au sentiment d’être « dans une bulle », « hors réalité »
comme ils me le disaient, chacun est bien tenté de s’évader par les moyens dont il dispose.
Dans ce cadre, les situations de surmenage peuvent être favorisées, d’autant plus
que l’employé saisonnier est toujours sur place pour remplacer une personne
absente ou donner un coup de main en cas de rush par exemple. Il faut bien
comprendre que l’habitat ne se réduit pas à la seule dimension matérielle du logement et
que c’est aussi un lieu dans lequel les individus s’efforcent de créer des liens pour rendre
l’espace vivable et s’intégrer ainsi dans un environnement dans lequel ils se façonnent
sécurité et certitude. Avec les « nourris-logés » on a bien souvent l’impression que le
« chez soi » se dérobe face au travail, un travail qui reste une contrainte économique
urgente.
Voilà pour les deux types d’habitat sur lesquels j’ai choisi d’insister, je vais à présent faire
quelques remarques sur les problématiques rencontrées au travail.
Au travail :
D’abord il convient de souligner en premier lieu qu’il y a pas souvent de formation
avant le lancement de la saison, hormis dans les remontées mécaniques. Il y a bien sûr
des consignes, mais l’organisation des tâches, surtout dans l’hôtellerie restauration, reste à
la charge des équipes y compris si les personnes qui occupent les postes ne possèdent pas
d’expérience. En début de saison, la pression est alors imposée par la contrainte d’adopter
une cadence rapide pour que le travail soit terminé dans les temps, alors que les
saisonniers connaissent parfois encore mal leur poste de travail. Les résultats de ce type
d’organisation du travail sont des conflits redondants avec les collègues et parfois
avec les supérieurs hiérarchiques, conflits qui rendent l’ambiance au travail
particulièrement pesante et fatigante.
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Sur le thème du travail, on peut également parler d’une distinction entre permanents
et saisonniers : dans la restauration de chaîne par exemple, j’ai pu observer que les
tâches les plus difficiles sont constamment attribuées aux saisonniers, malgré l’occupation
d’un poste équivalent dans l’organigramme de l’entreprise.
Mais à nouveau, les conflits du travail sont étonnamment acceptés et font office de
norme. « La saison c’est comme ça, tout le monde se prend la tête », me disait à ce
propos un chef de cuisine. Les plus jeunes passent ainsi des saisons parfois assez
catastrophiques, ils repartent déprimés, mais la souffrance qui émane des
situations perpétuellement conflictuelles est à nouveau banalisée, et les individus
ont même tendance à se culpabiliser. Cela alimente des discours du type « il faut que
je m’endurcisse » dont je parlais tout à l’heure à propos des représentations liées au
territoire.
Le rapport au temps de travail global qu’est la saison est ici déterminant : chacun sait
jusqu’à quelle date se maintiendra cette situation. Situer très précisément l’arrêt du
travail est ici une condition qui structure le rapport aux contraintes, aux conflits,
aux autres. De cette manière les saisonniers acceptent souvent des conditions de
travail
dégradées
et
dégradantes,
sous
prétexte
que
cette
situation
est
temporaire, alors qu’ils peuvent enchaîner les saisons comme cela durant de
nombreuses années.
C’est un peu le règne de la débrouille et de l’immédiateté. En pleine saison, seul le
présent semble compter, les saisonniers sont alors tournés vers l’investissement des temps
libres qu’il s’agit de combler : sports divers, sorties dans les bars etc. Plusieurs d’entre eux
m’ont expliqué que l’objectif de ces attitudes c’est de ne pas trop penser puisque évaluer le
temps qui passe, à ce stade, provoque l’ennui ou l’angoisse. Donc on voit bien que c’est ce
qui provoque aussi une forme de surmenage et de difficulté à prendre de la
distance : plus le rythme est dense au travail, plus ils cherchent des exutoires en
dehors du travail. Et cette attitude bien souvent ils la défendent, par ce que l’on peut
appeler une éthique de la dépense de soi qui trouve en partie ses sources dans une
banalisation de la souffrance au travail.
Les rythmes :
Alors, là je viens de parler du travail pendant la saison, mais l’intersaison n’est pas une
période qui doit être exclue de l’analyse du fait de l’absence d’activité salariale ou du
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départ de certains des saisonniers. Au contraire, elle est considérée comme une période
significative dans le vécu du travail saisonnier. L’intersaison n’est pas un temps de
chômage comme les autres, étant donné la cyclicité des saisons. L’intersaison n’est pas non
plus « ne rien faire ». Pour les mobiles, c’est un temps de retour ou de voyage, un temps
où il faut trouver des petits boulots pour faire le lien avec la saison d’après, c’est aussi un
temps où il faut régler des problèmes d’ordre administratif, et c’est enfin un temps de
formation professionnelle. C’est parfois aussi un temps de déprime, où les individus
disent se sentir très seuls. Effectivement, après les sociabilités intenses de la saison,
certains se retrouvent seuls, d’autres retournent dans leur famille. Alors si cette situation
peut-être est agréable au départ, elle peut aussi être vécue comme une sorte de
régression, économiquement nécessaire, mais potentiellement conflictuelle avec
les proches. C’est ce qui m’amène au dernier point de cette intervention.
Carrières, temps long :
Au-delà du contexte de travail durant la saison, le rythme du travail saisonnier donne à
penser le rapport au temps long. Effectivement, santé et avenir entretiennent bien des
liens logiques. Pour le dire en d’autres termes, il s’agit de se demander comment est
vécue l’instabilité de l’emploi, ainsi que la mobilité professionnelle et/ou géographique dans
le rapport à l’avenir. Face à ce questionnement, l’utilisation de la notion de carrière
professionnelle au sens normatif du terme (évolution hiérarchique) est quelque peu
problématique. Si les saisonniers n’ont aucun avenir dans l’entreprise, ils peuvent éprouver
le sentiment d’être en dehors du groupe et de se sentir peu concernés par son
fonctionnement. Ils peuvent aussi, même lorsqu’ils sont majoritaires (c’est souvent le cas
dans les remontées mécaniques) manifester un désintérêt vis-à-vis de toute forme
d’association ou de dialogue social dans l’entreprise. L’affaiblissement du dialogue
social va de paire avec une difficulté d’information, d’accès aux droits, et plus
généralement cela entretient un certain silence face aux problèmes rencontrés au
travail ou en dehors de celui-ci.
Je veux montrer pour terminer qu’un suivi de certains saisonniers durant plusieurs années
a mis en relief la problématique de la persistance de liens de dépendance, pas
seulement pour les plus jeunes, et ces liens fragilisent parfois un peu plus les
possibilités de s’occuper de soi.
Il y a d’abord des rapports de dépendance à l’employeur qui sont en lien avec le type et
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la durée du contrat de travail, le montant des salaires et bien sûr les situations
personnelles dans lesquelles se trouvent les travailleurs saisonniers. Il ressort de l’enquête
que sur la durée, cette dépendance à l’employeur est souvent confortée par un fort
investissement affectif (ils tentent de construire des liens de fidélité, confiance, amitié
etc.). Les saisonniers rencontrés disent que cet investissement affectif est important pour
se façonner une place dans l’entreprise saisonnière, et mettre le plus de chance de leur
côté pour se faire embaucher la saison suivante.
Ce
manque
d’autonomie
vis-à-vis
de
l’employeur
vient
se
surajouter
à
la
dépendance persistante à l’entourage familial et amical que j’ai évoqué plus haut.
Adultes parfois considérés par leur famille comme « des adolescents jusqu’à l’âge de 30
ans » comme me le disait l’un d’entre eux,
réputés insouciants, voire parfois
irresponsables, les saisonniers sont placés devant des contradictions. Cette situation
contribue à entretenir des représentations de soi précisément à l'opposé de l'autonomie.
Cette condition sociale peut être génératrice de honte et de culpabilité et elle s’avère peu
avouable. De ce fait, elle est bien souvent déniée dans les premiers contacts avec les
enquêtés, lorsque ceux-ci défendent l’idée de s’inscrire dans un mode de travail où ils sont
plus « libres ». Dans ce contexte, les saisonniers aspirent à trouver des moyens qui
leur permettront de réduire cette dépendance, et les moyens se reportent parfois
sur le travail dissimulé, et cela alimente un recul des protections sociales liées à
l’activité de travail déclarée.
Les différentes enquêtes font également état de la problématique du passage à la
trentaine : c’est un moment de crise pour les saisonniers qui vivent alors un peu plus mal
la mobilité perpétuelle. Ils veulent avoir des enfants, s’installer, acheter un logement, mais
la saisonnalité entrave tout ceci. On voit bien là que, si les saisons sont réputées être
difficilement tenables passé 30 ans, c’est bien que les conditions de vie et d’embauche sont
particulièrement dures. Néanmoins, de nombreux individus continuent de faire les saisons
passé cet âge là. Il y a ici le problème du vieillissement dans ce type d’emploi. (+ les
saisons attirent aussi des personnes plus âgées dont les retraites sont peu élevées et qui
ont besoin de travailler).
Effectivement, que la mobilité soit professionnelle, géographique, ou bien double, elle aura
des incidences sur le triptyque travail/famille/lieu de vie qui concerne tout individu inséré
dans un contexte social où la stabilité reste la norme.
Les thèmes que j’ai rapidement développés ici montrent comment la santé au sens large
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peut être bien peu mise en avant par les saisonniers ; comment parfois la négligence du
corps comme corps à préserver, à soigner, fait office de manière d’être face à la précarité,
aux conditions de travail. Et aussi comment cette mise à distance de la santé sert l’objectif
de « tenir » sur le temps long. Comme pour d’autres populations dites « socialement
fragiles », le soin de soi passe après certaines nécessités d’ordre « matériel ». Enfin, si le
travail confère une place sociale aux individus, sa dévalorisation s’étend aussi à celui qui
l’occupe. Dans ce cadre, prendre « trop » soin de soi peut être vu comme une mauvaise
capacité de résistance avec les conséquences que cela peut entraîner sur la santé des
salariés saisonniers.
Eléments de la discussion :
- Importance de prendre en compte les difficultés spécifiques des femmes qui vivent de la
saisonnalité.
- L’existence des réseaux sociaux sont d’une grande importance en ce qui concerne l’accès
à la santé et la capacité de prendre soin de soi.
- Prendre en compte la représentation mentale que les saisonniers ont d’eux-mêmes :
« être saisonnier correspond à une performance, une capacité d’être assez fort, dur et
endurant ».
Quelles sont les particularités des saisonniers agricoles ? Focus sur les
saisonniers étrangers dans les Bouches-du-Rhône
Monsieur Hervé GOUYER : responsable du pôle juridique d’Espace-Accueil aux étrangers
Monsieur Hervé Gouyer nous a présenté plusieurs éléments repris de sa propre expérience
au sein de l’Espace-Accueil aux étrangers ainsi que les informations citées dans la thèse de
Frédéric Decosse « Migrations sous contrôle. Agriculture intensive et saisonniers
marocains sous contrat OMI », thèse présentée pour l’obtention du titre de Docteur en
Sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales ; que vous pouvez retrouver
par le lien suivant :
http://www.espace.asso.fr/these_fred_decosse.pdf
Eléments de la discussion :
Organisme régi par le code de la Mutualité RNM 523 445 690
- Il y a bien souvent un mésusage du terme « saisonnier » en ce qui concerne la main
d’œuvre étrangère dans les grandes exploitations agricoles qui fonctionnent en permanence
sous serre et au sein desquelles, il n’y a pas de pause saisonnière. Quand il est question
d’une « vraie saison » (ex : cueillette), les exploitants font appel à de la main d’œuvre
locale ; tandis que les ouvriers étrangers ont la charge de l’entretien de l’exploitation grâce
à des « contrats saisonniers » qui peuvent durer jusqu’à 8 mois.
- Les ouvriers étrangers constituent une main d’œuvre captive. En effet, la présence sur le
sol français dépend directement de l’autorisation de travail délivrée par l’employeur. Ce
sont des familles voire des communautés entières « du bled » qui dépendent de ces
contrats. On constate ainsi des liens de cooptation entre un employeur et tout un village
qui ouvre la porte à des pratiques parfois proches d’un esclavage moderne sans aucune
pause et importante surexploitation humaine.
- Les ouvriers, qui pourtant ont plusieurs dizaines d’années d’expérience, restent des
manœuvres et ne bénéficient pas de professionnalisation qualifiante, ni d’augmentation de
salaire. Il n’y a pas, non plus, d’augmentation par ancienneté.
- On peut observer des horaires allant jusqu’à 350 heures/mois avec travail les jours fériés
et le samedi.
- Les logements sur place sont le plus souvent des dortoirs.
- Les maladies professionnelles des ouvriers agricoles étrangers ne sont pas connues des
institutions. En cas de longue maladie (ex : lombalgies/TMS), le contrat n’est pas renouvelé
et l’ouvrier rentre chez lui.
- L’insuffisance des effectifs institutionnels entraîne une absence de contrôles des
inspecteurs du travail et des problèmes phytosanitaires non pris en compte. Ainsi, les
risques Cancer ou perte de la vision souffrent d’une invisibilité statistique.
- La faible connaissance de la langue et du système concourent à la problématique
importante de démarche vers les soins.
ECHANGE AVEC LA SALLE
- On retrouve un point commun entre les descriptions des intervenants jusqu’ici :
saisonnalité = une question d’endurance et de « ne pas se plaindre ».
- « Il faut vraiment enlever le terme « saisonnier » de nos discours ». C’est un problème
d’usage abusif entraînant un problème de statut, donc de salaire et de mauvaise condition
Organisme régi par le code de la Mutualité RNM 523 445 690
de vie. Parlons de travailleurs salariés qui subissent la saisonnalité.
- La définition de la « saisonnalité » n’est pas claire. Elle semble parfois bien réelle (ex :
stations de sport d’hiver) et parfois très floue comme dans l’agriculture. Qu’en est-il de la
différence avec les CDD ou avec les intérimaires ? Dans cette définition, prend-on en
compte la question du choix de vie et comment accompagne-t-on ce point de vue ?
- En ce qui concerne la médecine du travail et les visites médicales d’embauche : quelle est
la différence entre les intérimaires et les saisonniers ? les employeurs sont de fait hors la
loi par manque de médecins du travail.
- Juridiquement, l’employeur est obligé de notifier à tous ses salariés le contenu du DU*,
les horaires, etc. Dans le secteur de l’hôtellerie/restauration, depuis 2011, les employeurs
doivent mettre en place une offre de prise en charge mutuelle santé et prévoyance.
Des notices sont ainsi données aux saisonniers à leur arrivée dans l’entreprise. Lorsque
cette action est effective, il reste la difficulté et le manque de motivation des salariés pour
lire ce type de gros documents administratifs. Il manque une efficacité de relais par les
syndicats, les CE, etc…
* : le DU est le Document Unique à remplir par toute entreprise et qui décrit l’ensemble
des risques professionnels présents sur les différents postes de travail de l’entreprise.
- Comment les employeurs sont-ils sensibilisés ? Dans l’Horeca, ils bénéficient d’une
sensibilisation « sociale » lors de leur passage obligatoire de « permis d’exploitation ».
- Est-ce une bonne chose que ce soit l’employeur qui tienne le rôle d’assistanat social ?
L’étude de Liza Baghioni met justement en évidence la lourdeur pour certains saisonniers
de se sentir trop dépendants de leur employeur avec un lien vécu comme infantilisant (cas
typique du saisonnier logé au sein même d’un centre de vacances).
- Il est rappelé que les logements mis à disposition pour certains ouvriers étrangers
dépassent l’imaginable à l’exemple de la description énoncée par un participant : « de
hangars avec matelas à même le sol et parcourus par des rats ».
- Il faut noter deux freins importants à l’accès aux soins :
Organisme régi par le code de la Mutualité RNM 523 445 690
•
Transferts difficiles des dossiers de sécurité sociale entre CPAM et MSA et délais très
longs,
•
Public de personnes dites « à effet de seuil » : pas de droit à la CMU et pas assez de
revenus pour s’offrir une mutuelle.