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L’affaire Séralini et la confiance dans l’ordre normatif dominant de la science Florence Piron et Thibaut Varin,
Université Laval
D’où vient la confiance dans la science ? Comment est-elle nourrie et renforcée ? Dans
un contexte où, au prétexte de la crise des finances publiques, les politiques scientifiques
nationales semblent privilégier la voie du financement de la science par des partenariats avec
le secteur privé, notamment la grande industrie1, la confiance dans la science reste un
argument majeur pour justifier le maintien ou même le renforcement du soutien de l’État à la
recherche scientifique. L’enjeu de la
confiance dans la science apparaît
ainsi fondamentalement politique et
non pas seulement éthique : une
science
inspirant
confiance
citoyens/contribuables
aux
pourra
justifier son financement par les
Source : Pixabay fonds
publics,
par
la
richesse
collective.
Comme le rappelle Annette Baier2, faire confiance consiste à déléguer à autrui un certain
pouvoir malgré une légère incertitude quant aux résultats ; c’est « se placer dans un état de
dépendance, ou prolonger un état de dépendance, à l’égard de la compétence et de la bonne
volonté » d’autrui, c’est « croire en la parole d’autrui et espérer que les pouvoirs supérieurs ne
seront pas exercés à notre détriment ». Cette conception de la confiance va donc de pair avec
la délégation à autrui du droit légitime de procéder à certaines actions puisqu’elle consiste à
« transmettre des pouvoirs discrétionnaires au dépositaire de cette confiance »3, dans l’espoir
qu’il en sortira quelque chose de bon, de bien. Luhmann (cité par Baier p. 287) affirme que
1
Selon le modèle de l’économie fondée sur les connaissances proposé par l’OCDE dans son rapport du même
nom publié en 1996.
2
Annette Baier, « Confiance », Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, dirigée par Monique Canto,
Paris, Puf, 1996, p. 283-288.
3
Ibid., p. 284.
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1 « la confiance réduit la complexité en libérant la personne qui fait confiance des décisions
pratiques ponctuelles. Faire confiance, c’est risquer certains aspects de son avenir en pariant
sur la loyauté de la personne à laquelle on fait confiance ». Pour une société, faire confiance à
la science, ce serait donc faire confiance aux scientifiques, les auteurs de la science, en leur
déléguant le pouvoir collectif de la connaissance (ce qui fait d’eux des « experts »), tout en
espérant que cette délégation produira des effets positifs pour la société. En termes normatifs,
on dira que les citoyens voudront soutenir une science manifestement dotée de certaines
qualités qui la rendent « bonne » pour la société. Quelle est cette « bonne » science ? Quelles
sont ses qualités nécessaires ? Qui la définit et qui garantit ce statut ? Quel cadre normatif les
sous-tend ? Par exemple, est-ce la « moralité » ou la compétence des chercheurs qui la définit
le mieux et qui serait le plus susceptible d’inspirer confiance ? Des menaces pèsent-elles sur
cette confiance dans le monde actuel ?
Inspirés par l’ethos critique de Michel Foucault4 à qui nous dédions cet article, nous
proposons, pour éclaircir ces questions, un détour par une enquête sur les discours et les
actions entourant un événement singulier récent ; comme nous le montrerons, ces discours et
actions nous semblent très bien mettre au jour la manière dont la confiance dans la science est
problématisée dans le monde actuel. Cet événement, l’objet de notre enquête, est ce qu’il est
désormais convenu d’appeler l’« affaire Séralini », c’est-à-dire le débat dans l’espace public
suscité par la publication en septembre 2012, par l’équipe du biologiste français Gilles-Éric
Séralini, d’une étude sur les effets de deux produits de la multinationale Monsanto, un
organisme génétiquement modifié (OGM) et un pesticide, sur la santé de rats5. Mettant en
cause l’innocuité de ces produits, cette étude a été à la fois vivement critiquée pour sa
méthodologie, ses conclusions, le militantisme de son auteur principal et son utilisation des
médias, et défendue par d’autres chercheurs, journalistes et militants.
Commençons par gagner la confiance de nos lecteurs en clarifiant qui nous sommes et d’où
nous parlons. Florence Piron est anthropologue, professeure d’éthique dans une université et
fait des recherches sur les enjeux éthiques et politiques des sciences, ainsi que sur la
démocratie participative. Elle n’a jamais pris de position particulière sur les OGM, mais s’est
4
Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières? », in Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1984, t. 4, texte n° 339. Gilles-Éric Séralini, Émilie Clair, Robin Mesnage, Steeve Gress, Nicolas Defarge, Manuela Malatesta, Didier
Hennequin, Joël Spiroux de Vendômois. « Long term toxicity of a Roundup herbicide and a Roundup-tolerant
genetically modified maize », in Food and Chemical Toxicology, vol. 50, n° 11, 2012, p. 4221-4231. Cet article
était accessible à l’adresse http://dx.doi.org/10.1016/j.fct.2012.08.005. Dépublié en novembre 2013, il est
désormais accessible sur le site gmoseralini.org.
5
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2 opposée politiquement, par le biais de l’Association science et bien commun6 qu’elle préside,
à l’économie du savoir réduite à sa version néolibérale qui valorise les partenariats entre la
science publique et la grande industrie, y voyant une incitation concrète à la corruption, au
sens littéral, des chercheurs. Son idéal n’est pourtant pas le retour à la tour d’ivoire fantasmée
par certains critiques de cette marchandisation de la science. Elle milite plutôt pour une
science ouverte, qui se sait d’emblée politique, ancrée dans la cité, au cœur du débat public.
Avant de savoir qu’elle ferait le présent article, elle a cosigné la lettre ouverte publiée par
Independant Science News intitulée « Science and Seralini »7 le 2 octobre 2012 et reste
d’accord avec ce qui y est dit.
Thibaut Varin est biologiste, spécialiste en génomique et soucieux de l'environnement en
général. Selon lui, les OGM posent un certain nombre de problèmes complexes qui sont
largement sous-évalués par les firmes qui les produisent, mais aussi par les différentes
agences sanitaires américaines, européennes ou françaises. Tout en admettant que la
transgénèse (introduction de gènes d’intérêts dans un organisme hôte qui devient alors par
définition un OGM) possède certains avantages, il estime que, si la toxicité des OGM n’est
pas prouvée scientifiquement, y compris par l’étude de Séralini, l’innocuité associée à leur
consommation par l’humain ne l’est pas non plus, et que la présence de conflits d’intérêts à
tous les niveaux (firmes de biotechnologies, autorités sanitaires, conseils scientifiques) vient
fortement perturber la transparence des débats scientifiques. Par conséquent, il pense que le
principe de précaution devrait prévaloir dans l'état actuel des connaissances.
Dans cet article, nous ne nous prononçons ni sur les OGM ni sur la qualité du travail de
l’équipe de Séralini, même si ce dernier point apparaîtra comme un enjeu crucial du débat.
Nous travaillons sur les références aux cadres normatifs de la science qui transparaissent dans
les commentaires et réponses suscités par l’article de Séralini et son équipe, surtout en France,
mais aussi ailleurs dans le monde, qu’ils proviennent de chercheurs, des autorités publiques,
de journalistes spécialisés ou du grand public. Au-delà de nos positions personnelles dans le
débat, nous avons été impressionnés et même alertés par le ton exceptionnellement virulent de
plusieurs réactions à l’article qui n’hésitent pas à condamner G.-É. Séralini pour « attaque »
6
7
Le site de l’Association : http://scienceetbiencommun.org.
http://www.independentsciencenews.org/health/seralini-and-science-nk603-rat-study-roundup/, 2 octobre 2012.
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3 contre la science en général, que ce soit sur des blogs8 ou dans des articles scientifiques,
comme celui de Arjo et ses collègues9 qui estiment que cet article « has caused damage to the
credibility of science and researchers in the field ». Nous avons voulu comprendre ce que ce
chercheur avait bien pu faire pour susciter tant de colère, sur quel point sensible de la
« confiance en la science » il avait appuyé au point de réussir à faire croire à d’éminents
chercheurs et journalistes que cette confiance sortirait menacée d’une étude qui visait pourtant
à mettre au jour des risques pour la santé publique. Il nous semblait possible et intéressant
d’essayer d’en faire ressortir en creux des éléments de réflexion sur la situation actuelle de la
confiance dans la science.
Pour mener ce travail qui s’inscrit dans une démarche d’épistémologie sociale et politique,
nous avons adopté une méthode qualitative d’analyse d’une cinquantaine de textes de toutes
origines archivés publiquement dans la page web Scoop.it Affaire Séralini10. Ces textes
scientifiques, journalistiques ou politiques ont en commun d’exprimer une position sur
l’article de 2012 et ses suites ; ils incluent les textes des pétitions et ceux liés à la
dépublication de l’article, critiquent, défendent et décrivent le travail accompli par Séralini et
les autres protagonistes du débat. Nous avons analysé leurs arguments, souvent répétitifs d’un
texte à l’autre, mais aussi leur ton et leur vocabulaire. Nous avons également fait une brève
entrevue avec G-É Séralini à l’issue d’une de ses conférences au Québec en février 2013.
L’affaire Séralini : récit
Le 19 septembre 2012, le biologiste français Gilles-Éric Séralini a rendu publique une étude
mettant en doute l'innocuité du maïs génétiquement modifié NK 60311 et du Roundup, deux
produits de la multinationale Monsanto, en montrant leur impact négatif sur la santé de 200
rats de laboratoire qui les ont consommés pendant deux ans.
8
Par exemple, voici comment le médecin Guy Vallencien parle dans son blogue d’une nouvelle publication de
Séralini en 2014 : « Gilles Éric Séralini a encore sévi. La presse s’est empressée de publier son communiqué,
reproduit en copié-collé sans chercher un instant à en analyser la méthodologie ni attendre la vérification des
résultats avant d’en tirer des conclusions honnêtes. Voilà une attitude extrêmement grave, dérive qui frôle la manipulation, oserais-je dire le délit ? Le Séranilisme ou l’alchimie du malheur est né. »
http://sante2020.blog.lemonde.fr/2014/03/04/une-nouvelle-science-obscure-le-seranilisme-2/.
9
Gemma Arjo, Manuel Portero, Carme Pinol, Juan Vinas, Xavier Matias-Guiu, Teresa Capell, Andrew
Bartholomaeus, Wayne Parrott, Paul Christou, « Plurality of opinion, scientific discourse and pseudoscience: an
in depth analysis of the Seralini et al. study claiming that Roundup Ready corn or the herbicide Roundup cause
cancer in rats ». Transgenic Research, New-York, Springer, n° 22, 2013, p. 255-267.
10
http://www.scoop.it/t/affaire-seralini
11
La culture de ce maïs n’est pas autorisée en Europe, mais il y est importé (par exemple du Canada) et est
utilisé comme nourriture pour les animaux.
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4 Gilles-Éric Séralini a obtenu son doctorat en biochimie et biologie moléculaire à l’université
de Montpellier-II en 1987. Pendant les quatre années suivantes, il fut chercheur invité en
biologie moléculaire dans différents laboratoires de l’université Western Ontario (London,
ON, Canada) et de l’université Laval (Québec, QC, Canada)12. Puis en 1991, à 30 ans, il
devint professeur de biologie moléculaire à l’université de Caen13 puis chercheur à l'Institut
de biologie fondamentale et appliquée (IBFA) de l'Université de Caen où il s’intéressa à la
relation entre le système hormonal des mammifères et les cancers ; il étudie plus
particulièrement les perturbations hormonales provoquées par les pesticides, notamment
celles qui pourraient être associées aux OGM, ainsi que les effets de différents polluants sur la
santé. Il est devenu codirecteur du pôle « Risques, qualité et environnement durable »
(MRSH-CNRS) et président du conseil scientifique du CRIIGEN (Comité de Recherche et
d’Information Indépendante sur le Génie Génétique), organisme qu’il a créé en 1999 avec
Corinne Lepage et Jean-Marie Pelt. Gilles-Éric Séralini a été expert pendant neuf années pour
le gouvernement français en matière d’évaluation des OGM. Il l’est toujours pour l’Inde et le
Canada et pour des organisations internationales14. Il est jusqu’à présent l’auteur de plus de
150 communications internationales (colloques, et publications dans des revues à comité de
lecture), en plus de ses publications au niveau national15. Il a été nommé chevalier de l’ordre
national du Mérite en 2008, sur proposition du ministère de l'Écologie pour l'ensemble de sa
carrière en biologie16.
L’étude publiée en septembre 2012 a consisté à suivre les effets sur la santé de 200 rats d’une
diète de deux ans soit à base de maïs génétiquement modifié tolérant à l’herbicide Roundup,
cultivé avec ou sans cet herbicide, soit d’une diète incluant de l’eau contenant de faibles doses
de Roundup. Les résultats montrent deux à trois fois plus de mortalité, et une mortalité plus
rapide, chez tous les groupes femelles traités par rapport à celles des groupes contrôles, alors
que chez les mâles, cette même différence est observée chez trois des neuf groupes traités. Les
femelles traitées ont développé d’importantes tumeurs mammaires plus tôt et plus souvent
dans la majorité des cas que celles des groupes contrôles. Il a été noté que la balance des
12
Gilles-Éric Séralini, ecolopedia.fr
Hervé Kempf, « OGM : Gilles-Éric Séralini, un scientifique engagé et critiqué », sur LeMonde.fr, 20
septembre 2012.
14
Gilles-Éric Séralini, Ces OGM qui changent le monde, Paris, Flammarion, 2010.
15
Biographie de Gilles-Éric Séralini, criigen.org.
16
JORF n°0026 du 31 janvier 2008, p. 1853, texte n° 14, « décret du 30 janvier 2008 portant promotion et
nomination ».
13
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5 hormones sexuelles a été modifiée chez les groupes femelles traités avec l’OGM étudié et le
Roundup. Concernant les mâles traités, les congestions et nécroses hépatiques sont 2,5 à 5,5
fois plus fréquentes, alors que de sévères néphropathies rénales sont 1,3 à 2,3 fois plus
présentes qu’au niveau des groupes contrôles. Jusqu’à quatre fois plus de grosses tumeurs
palpables ont été observées chez les mâles traités que chez les groupes contrôles, et ceci
jusqu’à six cents jours plus tôt. Les auteurs en concluent que ces résultats peuvent être
expliqués par l’effet perturbateur non-linéaire au niveau des hormones endocrines causé par
l’herbicide Roundup, mais aussi par la surexpression du transgène correspondant à l’OGM
étudié et ses conséquences métaboliques.
Le CRIIGEN, une association qui milite pour une meilleure évaluation des biotechnologies,
est à l’initiative de cette recherche pour laquelle il a trouvé un financement de plus de trois
millions d’euros17. Le financement a été assuré essentiellement par le CERES, qui rassemble
des entreprises de la grande distribution alimentaire française18, par la Fondation Charles
Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme (FPH) qui promeut depuis vingt ans le
développement d’une démocratie technique dans la perspective d’un développement
responsable19, et pour une petite part, par le Ministère de la Recherche français
(100 000 euros).
Cette étude a pris non seulement la forme d’un article scientifique20, publié dans une revue
spécialisée bien cotée (Food and Chemical Toxicology) le 19 septembre 2012 à 15 heures
après un processus normal d’évaluation par les pairs, mais aussi celle d’un livre grand public
en français et d’un film réalisé par Jean-Paul Jaud, tous deux intitulés Tous cobayes ! et lancés
le 26 septembre 201221. Séralini et son équipe ont également fait le choix de médiatiser
immédiatement leur étude avec l’unique collaboration d’un média hebdomadaire (Le Nouvel
Observateur) qui avait eu un accès privilégié à l’étude sous embargo et qui en fit la une de
17
« Un maïs OGM de Monsanto soupçonné de toxicité », LeMonde.fr, 19 septembre 2012
OGM : quand la grande distribution finance une étude choc, tempsreel.nouvelobs.com, 19 septembre 2012
19
Page Web de la Fondation Charles Léopold Mayer concernant l’aide au financement de l’étude Séralini :
http://www.fph.ch/article135.html?lang=fr
20
Gilles-Éric Séralini, Émilie Clair, Robin Mesnage, Steeve Gress, Nicolas Defarge, Manuela Malatesta, Didier
Hennequin, Joël Spiroux de Vendômois. 2012. « Long term toxicity of a Roundup herbicide and a Rounduptolerant genetically modified maize », Food and Chemical Toxicology, New-York, Elsevier, vol. 50, n° 11,
p. 4221-4231. Cet article était accessible à l’adresse http://dx.doi.org/10.1016/j.fct.2012.08.005. Dépublié en
novembre 2013, il est désormais accessible sur le site gmoseralini.org.
21
Gilles-Éric Séralini, Tous cobayes!, Paris, Flammarion, 2012. Corinne Lepage a publié la même semaine son
livre La vérité sur les OGM, c’est notre affaire !, Paris, Éditions Charles Léopold Mayer, 2012.
18
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6 son numéro du 20 septembre 201222. D’autres quotidiens comme Le Monde avaient eu accès à
l’étude.
La quadruple apparition publique de ce travail scientifique (média, article, livre et film) en
une semaine a entraîné un débat public important, tant dans le milieu scientifique que dans
l’espace public, où sont intervenus journalistes, chercheurs, acteurs politiques et militants.
Au-delà de la reprise de cette nouvelle dans de nombreux médias, les réactions critiques sont
venues très rapidement. Une des plus rapides fut celle du site intitulé Science Media Center :
dès le 19 septembre 2012, soit le jour même de la publication de l’article, ce site proposait une
page Web23 comportant une évaluation statistique de l’article et une série d’opinions très
critiques d’experts en biotechnologie, disponibles pour les médias ; l’article du New York
Times sur l’étude Séralini, paru en ligne le 19 septembre, a d’ailleurs utilisé une de ces
« opinions » en citant le professeur Spiegelhalter, critique du faible nombre de rats testés24. À
noter que cette « agence de presse » est connue pour être principalement financée par
l’industrie, notamment par Bayer et Monsanto25.
Des chercheurs se sont exprimés tout aussi rapidement – avec une réactivité bien plus élevée
que celle qui est la norme en recherche scientifique. Ainsi, dans un article du Monde paru le
20 septembre26, Gérard Pascal, ancien toxicologue spécialiste des OGM à l'Institut national de
la recherche agronomique (INRA), devenu consultant pour l’industrie agroalimentaire, s’est
empressé de pointer les faiblesses de l’étude, en mentionnant son manque de rigueur
statistique, mais aussi un manque de données chiffrées sur la fréquence des pathologies
observées et sur certaines analyses biochimiques ; il a également affirmé le 20 septembre au
quotidien Le Figaro que cette étude ne « vaut pas un clou »27. Au niveau international,
22
Guillaume Malaurie, 20 septembre 2012, « EXCLUSIF. Oui, les OGM sont des poisons ! »
http://tempsreel.nouvelobs.com/ogm-le-scandale/20120918.OBS2686/exclusif-oui-les-ogm-sont-despoisons.html
23
« Expert
reaction
to
GM
maize
and
tumours
in
rats »,
19
septembre
2012,
http://www.sciencemediacentre.org/expert-reaction-to-gm-maize-causing-tumours-in-rats/
24
Foes of Modified Corn Find Support in a Study : http://www.nytimes.com/2012/09/20/business/energyenvironment/disputed-study-links-modified-corn-to-greater-health-risks.html. À noter que l’autre expert
interrogé, Bruce Chassy, est un militant pro-OGM, comme le montre cet article :
http://gmwatch.org/index.php/news/archive/2013/14998-zero-tolerance-for-a-different-perspective-on-gmos.
25
http://www.sciencemediacentre.org/about-us/funding/
26
Gérard Pascal, « OGM : Le protocole d’étude de M. Séralini présente des lacunes rédhibitoires », LeMonde.fr,
20 septembre 2012.
27
http://sante.lefigaro.fr/actualite/2012/09/20/19097-letude-sur-ogm-fortement-contestee
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7 plusieurs experts en biologie basés en Australie28 ou en Angleterre29, ou encore aux ÉtatsUnis30, ont déclaré aux médias leur scepticisme face à l’étude de Séralini, la plupart insistant
eux aussi sur la faiblesse des statistiques, sur la souche de rat choisie et sur le manque de
données fournies par l’article.
Le 4 octobre 2012, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a rendu un avis
estimant que le texte était de « qualité scientifique insuffisante pour être considéré valide »31.
Les principaux problèmes résidaient dans le nombre de rats testés (trop petit), la souche de
rats (pas fiable) et la durée de l’étude (beaucoup plus longue que les autres études sur le
NK603) ; ces problèmes ont été également cités par plusieurs autres commentaires critiques,
par exemple celui de Bernard Meunier dans Le Figaro32. Cet avis fut confirmé dans le rapport
final du même organisme publié le 28 novembre 201233. Un journaliste (un peu trop pressé ?)
estima alors que ce rapport venait « d'enterrer définitivement le sujet » et qu’« aucune
nouvelle évaluation sur la toxicité du mais OGM NK603 ne sera donc réalisée » 34.
Certes, le Haut conseil des biotechnologies et l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire
de l'alimentation, de l'environnement et du travail) rejetèrent35 les conclusions de l’article qui
fut débattu à l’Assemblée nationale le 19 novembre 2012. Mais malgré ce rejet, ils
recommandèrent d’engager des travaux supplémentaires sur la question des OGM, l’ANSES
reconnaissant que « pour plus de la moitié des OGM étudiés, les données fournies par
l’industriel ne sont pas suffisantes pour conclure sur la sécurité sanitaire liée à la
28
Ben Hirschler et Kate Kelland « Study On Monsanto Genetically Modified Corn Draws Skepticism »,
Huffingtonpost.com, 19 septembre 2012
29
John Entine, « Scientists Savage Study Purportedly Showing Health Dangers of Monsanto's Genetically
Modified Corn », Forbes.com, 20 septembre 2012.
30
Tom Philpott, « Does GMO corn really cause tumors in rats? », motherjones.com, 21 septembre 2012.
31
Jean-Sébastien Lefebvre, 2012, « OGM : l’autorité européenne juge la qualité de l’étude « insuffisante »,
http://www.euractiv.fr/agriculture/ogm-autorite-europeenne-juge-qualite-etude-insuffisante-16710.html.
32
« Faut-il encore avoir peur des OGM? », LeFigaro.fr, 28 janvier 2013.
33
Autorité européenne de sécurité des aliments, 28 novembre 2012, « Les conclusions de l'étude de Séralini et al.
ne sont pas étayées par des données, selon la communauté d'évaluation des risques de l’UE » : « L'EFSA a
observé qu’un large consensus existait sur cette question au niveau européen, les évaluations rendues par les
États membres estimant que les conclusions de Séralini et al. n'étaient pas étayées par les données présentées
dans l'étude. Quatre des évaluations nationales concluaient que l'article ne fournissait pas d'informations
scientifiques qui justifieraient la nécessité d'ouvrir à nouveau l'évaluation des risques du NK603 ou du
glyphosate Sauf que ce n’était pas le glyphosate, mais le Roundup, beaucoup plus toxique, que l’étude évaluait ».
http://www.efsa.europa.eu/fr/press/news/121128.htm.
34
Jean-Sébastien Lefebvre, 29 novembre 2012, « OGM : l'autorité européenne rejette définitivement l'étude
Séralini »,
http://www.euractiv.fr/agriculture/ogm-lautorite-europeenne-rejette-definitivement-letude-seralini17387.html
35 «
L'Anses juge l'étude de Séralini sur les OGM : ambitieuse, originale mais non conclusive », Medscape.fr, 24
octobre 2012.
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8 consommation de l’OGM » et qu’il fallait « mobiliser des financements publics nationaux ou
européens dédiés à la réalisation d’études et de recherches d’envergure visant à consolider les
connaissances sur les risques sanitaires insuffisamment documentés ». Le gouvernement
français et la Commission européenne, après avoir bloqué le processus d'autorisation des
OGM en janvier 2013, ont alors lancé un appel d’offres dans les mois suivants36 afin de
renforcer les études sur les effets à long terme de la consommation des OGM et des
pesticides, avec un budget total de 5 millions d’euros.
Le Haut Conseil des Biotechnologies a basé son rejet de l’étude sur une analyse réalisée par le
mathématicien Marc Lavielle (Université Paris-Sud). Dans sa contre-expertise37 publiée le
22 octobre 2012, Lavielle montre qu’il est impossible de démontrer statistiquement, à partir
des données mentionnées dans l’étude de Séralini, des liens de cause à effet entre les OGM
et/ou le Roundup et le développement de tumeurs. Dans sa réplique de 201338, Séralini a
répondu en admettant qu’il n’était effectivement pas possible d’obtenir une puissance
statistique valable avec 20 groupes de dix rats et que c’était pour cette raison qu’il avait fait
porter les tests statistiques sur les paramètres biochimiques. Il rappela aussi que Marc Lavielle
avait participé à la validation des études pilotées par Monsanto qui manifestaient une
puissance statistique encore plus faible.
Revenons en septembre 2012, alors que le journaliste américain Keith Kloor39 n’hésitait pas à
rassurer ses lecteurs en affirmant qu’ils ne développeraient pas de cancer en mangeant des
OGM et que les opposants aux OGM étaient la plupart du temps des sceptiques appartenant à
des mouvements politiques de gauche. Rappelons que l’affaire Séralini a éclaté alors qu’un
grand débat sur l’étiquetage obligatoire des OGM en Californie battait son plein40.
Très rapidement aussi, soit le 19 octobre 2012, apparut sur le Web une déclaration anonyme
émanant de six académies scientifiques françaises (agriculture, médecine, pharmacie,
sciences, technologies et vétérinaire) qui condamnait la qualité de l’article de Séralini et
36
« Effets à long terme des OGM : l’UE et la France lancent deux appels d’offres différents », Infogm.org,
septembre 2013
37
Analyse statistique, Comité Scientifique du Haut Conseil des Biotechnologies, page de Marc Lavielle sur le
site de Web de l’Université Paris-Sud, 22 octobre 2012.
38
« Answers to critics: Why there is a long term toxicity due to a Roundup-tolerant genetically modified maize
and to a Roundup herbicide », Séralini et al., Food and Chemical Toxicology, New-York, Elsevier, 2013.
39
« GMO opponents are the climate skeptics of the left », Slate.com, 26 septembre 2012.
40
« La Californie rejette par référendum l'étiquetage obligatoire des OGM », LeMonde.fr, 7 novembre 2012.
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9 s’inquiétait des conséquences de cette affaire sur la société et sa confiance dans la science :
« l’orchestration de la notoriété d’un scientifique ou d’une équipe constitue une faute grave
lorsqu’elle concourt à répandre auprès du grand public des peurs ne reposant sur aucune
conclusion établie »41. Cette déclaration a été reprise dans de nombreux médias français42
mais aussi américains43, dans les semaines suivantes. Elle a suscité en réponse une autre lettre
ouverte44, cette fois signée par 140 chercheurs, qui désavoue la prétention de la déclaration
anonyme à représenter la position de « la science » sur l’étude de Séralini puisque cette
déclaration aurait en fait été rédigée par une douzaine de personnes sans aucune discussion au
sein des six académies en question. Cette deuxième lettre ouverte souligne aussi, comme tous
les textes qui soutiennent le travail de Séralini, que ce dernier n’avait fait qu’utiliser un
protocole recommandé par l’OCDE, plus long que celui utilisé par les études ayant conduit à
l’autorisation du NK603.
Une autre lettre ouverte, cette fois émanant du monde anglophone et signée par une centaine
de chercheurs, a été publiée le 2 octobre 2012 en réponse aux premières critiques contre
l’étude de Séralini, et dénonçait « les difficultés fondamentales qui se posent à la science dans
un monde de plus en plus dominé par l'influence des grandes sociétés »45. Le 19 octobre 2012,
le CRIIGEN a publié un communiqué faisant état d’une liste d’environ 190 noms de
scientifiques de 33 pays apportant leur soutien à l'étude. Même si une minorité d'entre eux
appuient la méthodologie de l’étude visant à démontrer la toxicité du NK603, tous s’accordent
pour dire que la non-toxicité des OGM n'est pas prouvée et que les méthodes d’autorisation de
mise sur le marché doivent être changées46. C’est d’ailleurs la position de David Demortain47
qui suggère une refonte complète des normes de toxicologie alimentaire.
41
http://www.academie-sciences.fr/activite/rapport/avis1012.pdf.
Stéphane Foucart, 19 octobre 2012, « OGM : six académies pointent les "insuffisances" de l’étude Séralini »,
LeMonde.fr.
42
43
« Six French Science Academies Dismiss Study Finding GM Corn Harmed Rats »,
dotearth.blogs.nytimes.com, 19 octobre 2012.
44
« Science et conscience », 14 novembre 2012, http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/11/14/science-etconscience_1790174_3232.html
45
Susan Bardocz et al. « Seralini and Science: an Open Letter », Site Independent Science News. Lettre
originale : http://www.independentsciencenews.org/health/seralini-and-science-nk603-rat-study-roundup/ et en
français : http://www.independentsciencenews.org/wp-content/uploads/2012/10/Seralini-and-Science-fr.pdf.
46
AFP, « OGM : Séralini publie une liste de soutien de 193 scientifiques internationaux,
sciencesetavenir.nouvelobs.com, 19 octobre 2012.
47
David Demortain, « L’étude Séralini, ou comment perturber le protocole (de test) », INRA SenS,
http://www.inra-ifris.org/membres/publications-des-membres/l-etude-seralini-ou-comment-perturber-leprotocole-de-test.html.
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10 En janvier 2013, des accusations de conflits d’intérêts (avec les entreprises de produits
biologiques) et de rapports étroits entre le CRIIGEN et une secte ont été rapportées dans les
médias48, mais ont trouvé peu d’échos dans les commentaires critiques qui ont continué de se
concentrer sur les problèmes méthodologiques de l’étude.
Les détracteurs de l’étude ont écrit en masse à la revue Food and Chemical Toxicology qui
avait publié l’article en septembre 2012. L’équipe de Séralini a alors été invitée à publier dans
la même revue une réponse à ces critiques, ce qu’elle fit en mars 201349. Cette réponse
explique que la méthode utilisée était conforme aux recommandations de l’OCDE, alors que
ce n’était pas le cas d’études dont les résultats tendaient à prouver l’innocuité des OGM,
comme celle de Hammond et al. (2004)50, appuyée par Monsanto, qui a contribué à
l’autorisation de mise sur le marché d’un maïs tolérant au glyphosate (Roundup). La réponse
explique aussi que, pour certains paramètres, notamment la durée, l’étude de l’équipe Séralini
était plus exigeante que les critères recommandés par l'OCDE. Lors de notre rencontre,
Gilles-Éric Séralini a indiqué qu’il connaissait bien les limites de son étude et qu’il aurait
souhaité faire la même étude sur 30 ou 40 rats par groupes, mais cela n’avait tout simplement
pas été possible financièrement. Son étude reste donc selon lui la plus exhaustive (en termes
de taille d’échantillon, de paramètres mesurés, et de durée) à l'heure actuelle.
En novembre 2013, et à la surprise de nombreux observateurs, le rédacteur en chef de la revue
Food and Chemical Toxicology, Wallace Hayes, décida de dépublier51 l’article de l’équipe
Séralini malgré le refus des auteurs de rétracter leur article et tout en reconnaissant qu’il n’y
avait eu ni fraude ni erreur de calcul. Hayes invoqua pour se justifier le caractère non
concluant des résultats : « unequivocally, the Editor-in-Chief found no evidence of fraud or
intentional misrepresentation of the data […] The retraction is only on the inconclusiveness of
48
Stéphane Foucart, « Accusations de liens entre M. Séralini et une "secte guérisseuse" », 17 janvier
2013, http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/01/17/accusations-de-liens-entre-m-seralini-et-une-secteguerisseuse_1818564_3244.html.
49
Séralini et al., « Answers to critics: Why there is a long term toxicity due to a Roundup-tolerant genetically
modified maize and to a Roundup herbicide », Food and Chemical Toxicology, Volume 53, March 2013, Pages
476–483.
50
Results of a 13 week safety assurance study with rats fed grain from glyphosate tolerant corn, Hammond et
al., Food and Chemical Toxicology, 2004.
51
Retraction notice to “Long term toxicity of a Roundup herbicide and a Roundup-tolerant genetically modified
maize” [Food Chem. Toxicol. 50 (2012) 4221–4231], http://dx.doi.org/10.1016/j.fct.2013.11.047 ou
http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0278691512005637 ou dans le communiqué publié par la
maison d’édition Elsevier à http://www.elsevier.com/about/press-releases/research-and-journals/elsevierannounces-article-retraction-from-journal-food-and-chemical-toxicology.
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11 this one paper », indique le texte52 qui a pris la place de l’article depuis le 29 novembre 2013.
Gilles-Éric Séralini et Corinne Lepage ont rapidement contesté cette rétraction, que nous
appellerons plutôt « dépublication » pour rappeler le désaccord des auteurs, lors d’une
conférence de presse à Bruxelles53, en dénonçant la prise de pouvoir de l’industrie sur la
science et la difficulté de faire de la recherche indépendante sur les OGM54. Faut-il faire un
lien entre cette dépublication et l’arrivée de Richard Goodman, ancien chercheur employé par
Monsanto (1997-2004) au comité de rédaction de la revue au début 201355? Ce comité de
rédaction comportait déjà plusieurs chercheurs financés par l’industrie, comme le remarque
un journaliste du Monde56.
La dépublication suscita rapidement deux lettres ouvertes de protestation : celle du site End
Science Censorship, signée par 182 chercheurs à ce jour57, ainsi que celle de l’Institute on
Science In society, adressée au rédacteur en chef de Food and Chemical Toxicology qui a été
signée en date du 22 juin 2014 par 1360 chercheurs et 3974 non chercheurs58. Ces deux
lettres, tout comme plusieurs lettres individuelles59 envoyées à Wallace Hayes, estiment que
la dépublication a été abusive et nuit à l’intégrité future du processus de publication
scientifique.
Par la suite, la revue dut accepter que Séralini et son équipe répliquent à cette dépublication,
ce qui a été fait le 18 avril 201460; la réplique mentionne, entre autres, que deux autres études
utilisant la même méthodologie n’avaient pas été dépubliées, suscitant la réaction violente
52
http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0278691512005637.
OGM : Séralini conteste le retrait de son étude par une revue scientifique, lepoint.fr, 28 novembre 2013.
54
« Corine Lepage dénonce les pressions contre la recherche indépendante sur les OGM », corinelepage.eu, 28
novembre 2013.
55
Claire Robinson et Jonathan Latham, « The Goodman Affair: Monsanto Targets the Heart of Science », 20
mai 2013, Independent Science News http://www.independentsciencenews.org/science-media/the-goodmanaffair-monsanto-targets-the-heart-of-science/.
56
Stéphane Foucart, 29 novembre 2013, « OGM : l'étude polémique du professeur Séralini désavouée » Le
Monde,
http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/11/29/ogm-l-etude-polemique-du-professeur-seralinidesavouee_3522525_3244.html. Foucart dit ceci : « Toxicologue, Wallace Hayes est lui-même consultant et
ancien vice-président du cigarettier RJ Reynolds ; parmi les quatre managing editors se trouvent un autre
consultant et un scientifique employé par le semencier Pioneer. Quant à la toxicologue au poste de review editor,
Susan Barlow, elle est également consultante. Le Monde avait révélé en janvier 2012 qu'elle avait loué ses
services à Philip Morris, acceptant que les cadres du cigarettier amendent une étude finalement publiée en 2001
sous son nom dans Paediatric and Perinatal Epidemiology. Celle-ci n'a jamais été retirée… ».
57
http://blog.endsciencecensorship.org/en/#.U4pT5MfLF2c.
58
Open Letter on Retraction and Pledge to Boycott Elsevier, Institute on science in society http://www.isis.org.uk/Open_letter_to_FCT_and_Elsevier.php.
59
Voir par exemple cette lettre publiée à http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0278691514000027
60
Gilles-Éric Séralini, Robin Mesnage, et Nicolas Defarge « Conclusiveness of toxicity data and double
standards », 18 avril 2014, Food and Chemical Toxicology, http://dx.doi.org/10.1016/j.fct.2014.04.018 ou
http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0278691514002002.
53
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12 d’un des auteurs ainsi évoqués61.
Non découragée par cette bataille scientifique et médiatique, l’équipe de Séralini a publié en
février 2014 une autre étude portant sur la toxicité de 9 pesticides (incluant notamment le
Round-up, pesticide fabriqué par Monsanto et de loin le plus utilisé dans le monde). Cet
article publié dans Biomed Research International62 affirme que 8 des 9 neuf formulations
testées (et dont la composition complète est tenue secrète par leur fabricant) étaient 1000 fois
plus toxiques que leur principe actif respectif. Il a été scruté à la loupe, entraînant une fois de
plus des critiques méthodologiques, mais aussi un intérêt réel. Parmi les critiques, le
biologiste allemand Marc Reski démissionna avec fracas du comité éditorial de la revue
Biomed Research International après avoir appris qu’elle allait publier « du Séralini »63.
La plus récente étape de cette affaire, en date de la rédaction de cet article, est la protestation
du CRIIGEN contre le devis de recherche qui sera finalement adopté par la Commission
européenne pour répliquer son étude et repenser les critères d’autorisation des OGM. Dans un
communiqué émis le 28 mai 201464, le CRIIGEN estime que « le projet d’étude sur les risques
toxicologiques des OGM (RiskOGM) tourne à l’imposture scientifique et au gaspillage
d’argent public », indiquant que Monsanto dont les produits seront étudiés par ce projet « a
été invité à participer à l’instance de dialogue créée pour cette étude », devenant encore une
fois juge et partie.
La confiance dans l’ordre normatif dominant de la science
La résilience et la productivité du CRIIGEN, les conflits d’intérêts de plus en plus visibles de
certains chercheurs qui le critiquent et les appuis persistants dont bénéficie la démarche de
Séralini malgré le concert des critiques méthodologiques, de même que son impact important
sur la mise en débat du processus d’évaluation des OGM en Europe, montrent bien que
61
Marcel Kuntz, « Oui, la publication de Séralini est un poison », http://www.marcel-kuntz-ogm.fr/article-publiseralini-poison-123001107.html. À noter que Marcel Kuntz fait partie des chercheurs dont le travail avait mené à
l’autorisation du maïs NK603.
62
Séralini et al., « Major pesticides are more toxic to human cells than their declared active principles », BioMed
Research International, Le Caire, Hindawi Publishing, 2014, Article ID 179691, 8 pages
http://dx.doi.org/10.1155/2014/179691.
63
Aurélie Haroche, « Pesticides : polémique sur les résultats de Gilles-Eric Séralini », Journal international de
médecine, 11 février 2014.
64
http://www.criigen.org/communique/86/display/OGM-Monsanto-invite-a-s-auto-evaluer-avec-3-millions-dargent-public
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13 Séralini n’est pas l’hurluberlu incompétent, à la méthodologie défaillante, que certains
critiques, chercheurs ou journalistes, ont voulu dépeindre. Mais il est clair qu’il affole, qu’il
inquiète, qu’il enrage ou qu’il passionne l’establishment scientifique d’une manière tout à fait
disproportionnée par rapport aux débats scientifiques provoqués habituellement par des
articles à la méthodologie lacunaire – pensons aux nombreuses lettres ouvertes qu’il a
provoqué dans un milieu où ce n’est pas un geste banal…
Ce n’est évidemment pas la première fois qu’un article scientifique, même après avoir été
évalué à l’aveugle par des pairs (« peer-reviewed »), est critiqué pour une méthodologie
défaillante ou pour des conclusions exagérées par rapport aux résultats obtenus. Selon le cadre
normatif dominant de la science, qui indique entre autres les démarches à suivre pour faire de
la « bonne science », la façon habituelle de procéder dans un tel cas consiste pour des
chercheurs soit à tout simplement ignorer et ne pas citer l’article, soit à publier un article en
réponse, démontrant ses failles et proposant un meilleur protocole. Les réactions virulentes,
positives et négatives, suscitées par ce texte dans l’espace public, qui ont mis en scène de
nombreux acteurs, institutions scientifiques et autorités réglementaires et parlementaires, ne
peuvent donc pas s’expliquer seulement par une faiblesse méthodologique ou des résultats
non concluants. De tels défauts techniques, très fréquents au sein de la multitude de textes
publiés en science, n’expliquent certainement pas la violence de plusieurs commentaires,
comme celui du biologiste du CNRS Marcel Kuntz pour qui l’étude de Séralini est un
« poison » toxique pour la science65.
Nous proposons plutôt de traiter l’affaire Séralini comme un « fait social total » où se révèle
ce qui est actuellement en tension dans le cadre normatif dominant de l’institution scientifique
contemporaine, ce qui inclut la source de la « confiance » dans la science. Ici, le terme
« institution scientifique » regroupe l’ensemble des savoirs validés comme scientifiques (dans
toutes les disciplines), les démarches, elles aussi validées, de production de connaissance, le
groupe social formé par les « chercheurs » et l’ensemble des établissements de recherche, des
politiques scientifiques, des partenaires financiers et des autres acteurs et actants qui
participent au processus de production du savoir scientifique. En utilisant l’adjectif
« normatif » pour décrire les conventions textuelles et pratiques exigées par l’institution
scientifique pour donner légitimement à un savoir le statut de savoir scientifique, nous nous
65
Marcel Kuntz, « Oui, la publication de Séralini est un poison », http://www.marcel-kuntz-ogm.fr/article-publiseralini-poison-123001107.html Copyright 2014 © Implications philosophiques – ISSN 2105-0864
14 situons évidemment dans une perspective d’épistémologie sociale et politique66 et
d’anthropologie des sciences dont l’enjeu est la compréhension des « jeux de véridiction »67 et
des rapports de pouvoir qui permettent ou non à un savoir de se constituer comme vrai dans
un contexte social, politique et éthique précis.
Écoutons Cédric Villani, mathématicien français d’une grande notoriété (mais non spécialiste
des OGM), qui déclarait ce qui suit le 19 novembre 2012 devant l’Office parlementaire
d’évaluation des choix scientifiques et techniques (France) à propos de l’article de Séralini et
son équipe :
En tant que citoyen je pense qu’il y a un laxisme inacceptable des gouvernements des
pays développés concernant l’usage des OGM. (…) Avec une telle prédisposition, je ne
cacherai pas que j’étais plutôt agréablement surpris quand j’ai entendu parler des résultats
de l’équipe Séralini. Je me suis senti d’autant plus déçu, pour ne pas dire trahi, quand j’ai
pris conscience, après lecture et discussions avec des experts, à quel point cette annonce
impliquait ce qui me semble être - je le dis sans animosité - des brèches graves de
déontologie scientifique, avec trois conséquences inacceptables : un effilochage des liens
de confiance entre les scientifiques et la société ; la fragilisation du lien de confiance
entre les scientifiques eux-mêmes ; et accessoirement le risque, par effet boomerang,
de desservir la cause pour laquelle les auteurs de l’étude luttent68.
Nous proposons d’interpréter cette remarque puissante, à laquelle font écho plusieurs autres
commentaires moins nuancés, de la manière suivante : Séralini et son équipe ont estimé à tort
pouvoir produire de la science, et même de la bonne science, sans respecter plusieurs des
conventions de base que les « vrais » chercheurs, les professionnels, ceux qui peuvent ensuite
revendiquer à juste droit le respect et la confiance du public, doivent respecter. Ces
conventions constituent ce que Villani appelle la « déontologie scientifique », mais que nous
appelons plutôt ici le cadre normatif dominant de l’institution scientifique69 car il déborde des
questions déontologiques classiques de fraude, plagiat, etc. Autrement dit, il y a un « jeu »
que Séralini n’a pas joué et qui est pourtant considéré par consensus au sein de la
66
Dominique Pestre, À contre-science : politiques et savoirs des sociétés contemporaines, Paris, Seuil, 2013.
Michel Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard, 2001, t. 4, p.597 et Naissance de la biopolitique : cours au
Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard, 2004, p.38.
68
Nous soulignons. Cité dans « OGM : retour sur « l’affaire Séralini » et le journalisme scientifique » par Sophia
Aït Kaci, publié en ligne le 29 juillet 2013 dans Acrimed – Observatoire des médias
http://www.acrimed.org/article4063.html et en avril 2013 dans le n° 7 de Médiacritique(s), le magazine imprimé
d’Acrimed.
69
Nous le qualifions de « dominant », car c’est lui qui est enseigné et instillé au fil de la formation scientifique
dans le réseau mondial des universités. 67
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15 communauté scientifique comme essentiel à la confiance du public et des chercheurs euxmêmes dans la science ; un jeu qui, au-delà des débats méthodologiques, garantit la possible
scientificité des textes produits et justifie la confiance de la société dans le travail des
scientifiques. Ce serait donc son manque de loyauté envers ce cadre normatif qui ferait de
Séralini le délinquant et même le danger pour la science qui inspira tant de réactions
passionnées chez ses commentateurs critiques. Inversement, c’est peut-être son audace à aller
à l’encontre de ce cadre normatif qui suscita et suscite encore autant de soutien à son endroit.
Pour tester cette interprétation, commençons par tracer les contours de ce cadre normatif.
Un cadre normatif pour décrire les conditions de production de la
« bonne » science
Le panorama historique du métier de chercheur scientifique présenté par Jean-Jacques
Salomon70 montre bien que le statut de l’institution scientifique, malgré tous ses avatars au fil
du temps, a toujours reposé sur une condition structurelle qui, pour les constructivistes, est
d’ordre social, culturel et politique, et, pour les positivistes/rationalistes, est d’ordre
épistémique ou cognitif : la séparation radicale et abyssale71 entre ceux qui « savent » - et qui
apprennent très vite à se reconnaître entre eux et à se traiter comme des « pairs » -, et ceux qui
ne savent pas, les « impairs », les « profanes », les « gens ordinaires ». Ceux qui savent ont
réussi à sortir de l’état primitif d’ignorance, symbolisé dans la culture occidentale par la
« caverne de Platon », à force de raisonnement, de travail intellectuel, de maniement de la
méthode scientifique, de longues heures d’étude, etc. Cette sortie de la caverne leur permet de
connaître le monde tel qu’il est, dans sa vérité, alors que les ignorants, les impairs, englués
dans leurs préjugés spontanés, leurs perceptions, leurs émotions, leurs représentations
sociales, leur irrationalité, leur « sens commun », etc. y restent enfermés. Ces derniers ont
donc besoin que les premiers leur expliquent comment est le monde et justifient donc
l’existence de l’institution scientifique, conservatrice et productrice des savoirs scientifiques.
Sans cette séparation entre ceux qui savent (quelque chose d’unique et de précieux, de
difficilement accessible) et ceux qui ne savent pas, tous les savoirs seraient également
partagés et la science n’aurait pas de raison d’être. Sans cette séparation, il ne serait pas non
plus nécessaire de construire une relation de confiance entre ceux qui ne savent pas et ceux
70
Jean-Jacques Salomon, Les scientifiques, entre savoir et pouvoir, Paris, Albin Michel, 2006.
Expression du sociologue des sciences Boaventura de Sousa Santos, dans Global Cognitive Justice, Lanham,
Lexington Books, 2007.
71
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16 qui savent ou, plus précisément, d’établir les bases de la confiance de ceux qui ne savent pas
envers ceux qui savent et qui ont ainsi la responsabilité de leur décrire le monde tel qu’il est
dans sa vérité, sans les tromper. La vérité est indissociable de la confiance.
Cette séparation radicale attribue en effet à ceux qui obtiennent le statut de savants/chercheurs
un privilège épistémologique, c’est-à-dire un accès privilégié à la vérité (cognitif ou social,
selon les postures) par rapport aux autres. De manière intéressante, Matthieu Calame72 voit
dans cette situation un parallèle avec le cléricalisme chrétien qui a imaginé un clergé plus près
de la vérité divine que le « commun des mortels » et doté de ce que Michel Foucault appelle
le pouvoir de véridiction, de dire le vrai.
La contrepartie de ce privilège épistémologique est l’exigence, imposée à ceux qui y
prétendent, de rester en dehors de la caverne, c’est-à-dire en dehors du monde séculier, de la
société, là où les personnes en proie à des passions et intérêts multiples ne peuvent qu’être
aveuglées sur elles-mêmes et ce qui les entoure73. Selon ce cadre normatif, la connaissance est
incompatible avec une présence dans un monde traversé par des passions et des intérêts.
Prétendre à la connaissance tout en manifestant des intérêts ou des passions serait le signe
d’un échec de la sortie de la caverne, alors que le désintéressement et la « froideur » seraient
la preuve de la réussite.
Cette distanciation, que certains appellent l’objectivité ou la neutralité, est une condition
nécessaire à l’instauration de ce que Origgi74 appelle la « confiance épistémique », c’est-àdire la confiance dans la forme d’autorité à la fois morale et cognitive qui est associée au
privilège épistémologique du savant. Origgi75 rappelle à ce propos le mythe inauguré par
Robert Boyle, un savant humaniste « désintéressé, cultivant ses recherches pour le pur plaisir
de la connaissance et sans poursuivre d’ambition personnelle » (p. 46), qui perdure toujours,
par exemple dans le personnage de Marie Curie, incarnation éternelle de l’amour désintéressé
de la connaissance, le seul amour (abstrait) acceptable. Ce mythe, au cœur du cadre normatif
dominant de la science, apparaît aussi dans la dimension du désintéressement propre à l’ethos
72
Matthieu Calame, Lettre ouverte aux scientistes, Paris, Éditions Charles Léopold Mayer, 2011.
Cette exigence est bien plus évidente et apparemment facile à respecter pour les chercheurs en sciences
naturelles ou du vivant que pour les chercheurs en sciences sociales, en général plus sensibilisés à l’ambigüité de
leur posture épistémologique.
74
Gloria Origgi, Qu’est-ce que la confiance?, Paris, Vrin, 2008. 75
Ibid.
73
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17 de la science selon Merton76 et dans le concept de communauté scientifique : une
communauté de pairs se situant hors du monde et mettant en commun des efforts
désintéressés pour connaître et comprendre le monde d’une manière définie collectivement et
qui doit être respectée par « la République de la science »77.
Ce que ce mythe nous dit aussi en creux, c’est que la connaissance est inévitablement
corrompue par la politique et la société où naissent, vivent et meurent les passions et les
intérêts. La distanciation des savants par rapport à la société devient alors une condition de
l’incorruptibilité nécessaire à l’accès à la vérité et donc de la confiance dans la science. Cette
confiance, finalement, repose sur l’incorruptibilité des chercheurs à l’endroit des passions
mondaines ou du moins sur son apparence qui peut s’obtenir de différentes manières. Pensons
par exemple à la norme paradoxale de l’écriture scientifique : elle conduit l’auteur à se
dépersonnaliser, à faire disparaître sa voix de son texte scientifique, pour faire comme si ce
texte provenait directement d’un lieu hors du monde (celui de la connaissance). Mais elle
mentionne très clairement, dans le lieu de publication, le nom de l’individu qui est à l’origine
du texte et dont la valeur se mesure de plus en plus par le nombre de publications… On peut
voir un bel exemple de la voix dépersonnalisée de cette science « incorruptible » dans cette
déclaration de Fotis Kafatos78, Président du Conseil scientifique du Conseil européen de la
Recherche en 2007 : « La science n’accepte pas les convictions qui ne reposent pas sur des
démonstrations. Elle refuse les préférences personnelles ou les révélations. Elle soumet toutes
les propositions au critère impitoyable de l’expérimentation, de la concordance avec les
connaissances déjà acquises et de la logique », déclare-t-il. Cette formulation laisse entendre
que la science existe par elle-même, indépendamment du monde, des humains, qu’elle est
intraitable dans ses exigences de vérité et d’objectivité et que c’est ainsi qu’elle reste non
corrompue et peut inspirer la confiance de tous, notamment de ceux qui ne savent pas.
« Attention Danger ! La politique met en péril l’évaluation scientifique des risques ! »
s’écrie Marcel Kuntz79, un des critiques les plus virulents de Séralini qui a remis en cause une
étude à laquelle il a participé.
76
Robert K. Merton, « The Normative Structure of Science » (1942) in Norman W. Storer (ed.), The Sociology
of Science, Chicago, University of Chicago Press, 1973, p. 267-278.
77
Voir aussi le chapitre « L’idéal de la cité scientifique » dans le livre de Jean-Jacques Salomon, Les
scientifiques, entre savoir et pouvoir, Paris, Albin Michel, 2006.
78
Déclaration de Fotis Kafatos, www.biotechnologies-vegetales.com, citée dans Calame, Lettre ouverte aux
scientistes, op. cit.
79
Marcel Kuntz, « Oui, la publication de Séralini est un poison », http://www.marcel-kuntz-ogm.fr/article-publiseralini-poison-123001107.html.
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18 Pour les sociologues et les historiens des sciences qui étudient les liens aussi nombreux que
complexes entre l’État et la science, l’évocation d’une telle séparation entre la science et le
monde (social, culturel, politique) ne sert qu’à nourrir le « déni »80 au fondement du cadre
normatif que nous décrivons, à savoir le déni du caractère intrinsèquement politique de la
science : « L’idéologie de la science véhicule le thème de l’acteur séparé de l’instrument
comme le seul moyen de préserver l’intégrité de la poursuite du savoir, alors que dans les faits
la contamination de l’instrument – la corruption, aurait dit Oppenheimer - n’a pas cessé
d’illustrer les liens de dépendance croissante des chercheurs à l’égard d’intérêts et de valeurs
qui n’ont plus rien à voir avec les normes proclamées de l’institution »81. En fait, ces liens de
dépendance des chercheurs ou des savants envers le reste de la société ont toujours fait partie
de la fabrication du savoir scientifique, comme l’explique, entre autres, l’historien des
sciences Steven Shapin dans son livre au titre explicite Never Pure. Historical Studies of
Science as if It Was Produced by People with Bodies, situated in Time, Space, Culture, and
Society, and Struggling for Credibility and Authority.82 Les institutions qui ont produit et
aspirent à produire des connaissances scientifiques sont ancrées dans des sociétés et des
époques variées, caractérisées par des préoccupations, des modes de problématisation83 et des
questionnements, mais aussi des ressources à consacrer à la recherche scientifique, qui leur
sont spécifiques. Pourtant, le cadre normatif dominant de la science – notamment à travers
l’absence d’enseignement d’histoire ou de sociologie des sciences dans les facultés de
sciences - prétend que cet ancrage social et politique n’a ou ne devrait avoir aucun impact sur
le savoir produit (qui vise l’universel), si bien que les scientifiques pourraient légitimement ne
pas en tenir compte. C’est cette volonté d’effacement que Salomon résume par l’idée de
« déni ».
La séparation entre savants et ignorants, science et société, de même que le privilège
épistémologique qu’elle procure aux premiers, s’incarne concrètement dans l’élaboration
d’une procédure de plus en plus complexe et spécialisée de validation des savoirs
scientifiques à l’intérieur de la communauté des pairs. Cette procédure permet de construire
80
Jean-Jacques Salomon, Les scientifiques, entre savoir et pouvoir, op. cit. Ibid., p. 393.
82
Steve Shapin, Never Pure. Historical Studies of Science as if It Was Produced by People with Bodies, situated
in Time, Space, Culture, and Society, and Struggling for Credibility and Authority, Baltimore, The Johns
Hopkins University Press, 2010.
83
Michel Foucault, « Qu’est-ce que les lumières ? », op. cit..
81
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19 des relations de confiance, « cette composante fondamentale de la connaissance, non
seulement dans la transmission du savoir d’un individu à l’autre, mais aussi dans sa
production : la validité d’un résultat scientifique ne pourrait pas être établie indépendamment
des réseaux sociaux de confiance et d’autorité qui en assurent la production (il est intéressant
de noter que la racine latine du mot validité signifie pouvoir ; validus : fort, puissant, bien
portant) »84, explique Origgi. Au cœur de ces pratiques destinées à inspirer la confiance se
trouve l’utilisation d’une méthode qualifiée de scientifique au sein d’une unité universitaire
reconnue (laboratoire, équipe, département, école doctorale, etc.) par des chercheurs
professionnels (rigoureux, objectifs, sincères, compétents, diplômés et, sur le plan éthique,
incorruptibles et désintéressés par ce qui les détournerait de leur « déontologie » évoquée par
Villani), régulièrement évalués par différentes instances, dans le but de réaliser une étude sur
un sujet jugé digne d’intérêt par des organismes subventionnaires et dont les résultats seront
publiés dans une revue scientifique à la suite d’un processus d’évaluation par les pairs.
Ces conditions normalisées du travail scientifique forment l’ordre normatif dominant de la
pratique scientifique contemporaine, au-delà de la diversité des paradigmes et des disciplines
scientifiques. Elles donnent un ancrage concret à la confiance en la science demandée à la
« société » : « la confiance dans la science devrait être assurée par l’objectivité et la
transparence des critères indirects de réputation (nombre de publications, taux de citation dans
d’autres publications, classement des revues en fonction de l’autorité scientifique qui leur est
accordée) et par le système de peer-review, une modalité de filtrage de l’information propre
aux revues scientifiques »85. À noter que nous ne discutons pas ici de la valeur ou de la
signification de ce cadre normatif, ni de la possibilité de le transformer. Nous ne faisons qu’en
prendre acte pour le moment.
Où se situe Séralini par rapport au cadre normatif dominant de la science ?
La réponse à cette question est simple : il a tout mélangé, se situant à la fois dans le cadre
normatif dominant de la science et en dehors, franchissant constamment la ligne pourtant
abyssale et structurante séparant la science et la politique. Nous suggérons que c’est cette
« hybridité » de Séralini qui a déstabilisé certains commentateurs qui, au contraire, tirent du
respect de cette frontière leur légitimité de savants ou leur confiance dans la science. Leur
84
85
Gloria Origgi, Qu’est-ce que la confiance?, op. cit., p. 37.
Ibid. p. 45. Copyright 2014 © Implications philosophiques – ISSN 2105-0864
20 rencontre avec cette hybridité peut aussi avoir mis au jour des tensions plus ou moins
explicites qui parcourent le cadre normatif dominant de la science qui n’est peut-être plus
aussi dominant et consensuel qu’il en a l’air… C’est ce que nous voulons montrer dans ce qui
suit.
D’un côté, Séralini a suivi tout le processus « normal » exigé comme garantie de scientificité
pour son travail. Il a mené une étude rigoureuse et fiable (personne n’y a trouvé d’erreur ou de
fraude), à la mesure des moyens financiers qu’il a pu mobiliser. Il a ensuite soumis son texte,
le 11 avril 2012, au processus d’évaluation par les pairs qui a abouti à sa publication dans
Food and Chemical Toxicology le 19 septembre. Ce filtrage par l’évaluation des pairs en a
donc légitimement fait un texte scientifique, ce qui a nettement embarrassé plusieurs critiques,
puisqu’ils ne pouvaient, du moins jusqu’au moment de la dépublication, nier la dimension ou
qualité scientifique du texte sans remettre en question le système d’évaluation par les pairs qui
la lui avait accordée. Les auteurs de la « déclaration des six académies » n’ont pourtant pas
hésité à franchir ce pas en minimisant le rôle et la crédibilité générale du processus
d’évaluation par les pairs, pourtant au cœur du cadre normatif qu’ils défendent… Idem pour le
médecin et blogueur Hervé Maisonneuve qui en vient à présumer que « le rédacteur en chef a
vu l’intérêt de sa revue avec ce hot paper, et pas l’intérêt de la science : il a probablement
choisi des reviewers complaisants »86, accusation très grave susceptible de miner la confiance
dans l’efficacité et l’incorruptibilité du système.
Au lieu d’attendre patiemment les répliques à son article ou de le vulgariser progressivement,
ce que propose de faire le cadre normatif dominant, Séralini a choisi, avec ses partenaires, de
créer les conditions de la relance du débat politique sur la réglementation des OGM qu’il
voulait obtenir en même temps que faire de la science. Pour cela, il a mobilisé un média
généraliste de manière spectaculaire, « à outrance » selon une commentatrice87, adoptant de ce
fait la stratégie qu’Hans Peter Peters88 nomme la « médialisation de la science », c’est-à-dire
l’intégration, par les chercheurs, de l’existence des médias dans leur travail scientifique, au
lieu de les voir comme des ennemis ou des relayeurs externes à leur travail. Cette
médialisation est une dimension nouvelle du travail scientifique, probablement liée à
86
Hervé Maisonneuve « L’imposture Séralini sur les OGM : une revue qui augmente sa notoriété avec un article
qui devrait être cité », h2mw.eu/redactionmedicale, 1 février 2013.
87
Aurélie
Haroche,
http://www.jim.fr/pharmacien/edocs/pesticides_polemiques_sur_les_resultats_de_gilles_eric_seralini__143644/document_actu_pro.phtml
88
Hans Peter Peters et al. 2008, « Medialization of Science as a Prerequisite of Its Legitimization and Political
Relevance » in Communicating Science in Social Contexts pp 71-92 10.1007/978-1-4020-8598-7_5.
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21 l’Internet et au Web 2.0, qui n’a pas encore trouvé sa place dans le cadre normatif de la
science ou même du journalisme scientifique puisqu’elle a au contraire créé un tollé
généralisé dans ce milieu. Pascal Lapointe, de l’Agence Science-Presse, choqué par
l’utilisation de l’embargo dans cette stratégie, a rassemblé dans son article89 plusieurs
citations d’autres journalistes scientifiques qui dénoncent ce type de « communication de la
science », sans partage égal des informations, ni débat argumenté autour d'une contreexpertise (selon eux). Sylvestre Huet, du journal Libération90, estime que Gilles-Eric Séralini
a « organisé, sciemment, les conditions d’une mauvaise information du public ». Selon lui,
conférer l’exclusivité de son étude à un seul média pendant une semaine revenait à empêcher
toute contre-expertise ou confrontation à d’autres sources. Le ton amer de cet article reflète
exprime peut-être aussi l’intuition que la médialisation en général pourrait fragiliser la
pertinence du journalisme scientifique, toujours pour le moment officiellement responsable de
faciliter le passage de la frontière entre la science et le reste du monde.
Séralini a été encore plus loin dans le brouillage de cette frontière puisqu’il a planifié,
simultanément à la parution de l’article scientifique et à sa médiatisation, le lancement des
produits « mondains » que sont un film et un livre grand public. Ce triple franchissement
(média, livre, film) de la frontière entre science et politique dans le but de mettre en valeur à
la fois un article scientifique et un combat politique a pu apparaître non seulement comme une
forme de déloyauté à l’endroit du consensus sur cette frontière au sein de la « communauté
scientifique », mais aussi comme un signe de sa dissolution possible et de la fin du consensus
à la suite de la remise en question du cadre normatif dominant.
C’est ce qui pourrait expliquer des réactions comme celle du biologiste de l’UQAM LucAlain Giraldeau91 qui voit dans les choix de Séralini une « collusion sans précédent entre un
chercheur idéologue, ses bailleurs de fonds et un média à l’affût d’un scoop juteux dans le
monde manichéen des grands complots de la science traditionnelle ». Ce jugement sans
nuances diabolise d’un seul coup une équipe de recherche, des organismes et un grand média
français, mais aussi toute tentative de critique politique des sciences. L’emploi du terme
« collusion », qui n’est pas innocent dans une actualité politique montréalaise marquée par
89
Pascal Lapointe, 22 septembre 2012, L’étude anti-OGM: comment s’assurer des médias favorables,
http://www.sciencepresse.qc.ca/blogue/2012/09/22/letude-anti-ogm-comment-sassurer-medias-favorables.
90
Sylvestre Huet, 21 septembre 2012, OGM, Séralini et le débat public, sciences.blogs.liberation.fr.
91
Luc-Alain Giraldeau, « L’affaire des OGM : les dangers de la collusion entre chercheurs et media »,
Découvrir: le magazine de l’ACFAS, octobre 2012.
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22 d’énormes scandales de collusion92, fait baigner tous les alliés de Séralini dans une aura de
corruption et de malhonnêteté. Un chercheur idéologue, c’est, pour M. Giraldeau, une
personne qui prétend faire de la science et réaliser un programme politique en même temps,
du même lieu de parole, alors que, selon le cadre normatif de la science, l’agenda politique et
le recours aux médias ne peuvent que corrompre la science et donc la confiance qu’elle
inspire, « le citoyen venant à se demander si la recherche scientifique n’est pas juste le résultat
d’une question d’opinions93. » Lorsque, de plus, les résultats scientifiques confirment les
positions politiques, il n’y a plus de doute : il doit y avoir eu une manipulation, une corruption
de l’étude, du chercheur, du média, de la revue, de la méthode, des données, ou même une
collusion entre tous ces acteurs, c’est-à-dire une entente illégale, illégitime, qui bafoue le bien
commun. Selon un texte de Bernard Meunier, pharmacochimiste et membre de l’Académie
des sciences, en dévoilant son étude de cette manière, Séralini s’est comporté « en marchand
de la peur pour vendre du papier et faire de l’Audimat94 » ; Meunier reprenait ainsi
l’expression déjà utilisée par le biologiste Marc Fellous à propos de Séralini et qui lui a valu
une condamnation pour diffamation en 201195. Le degré de colère poussant ainsi des
chercheurs à sortir de leur « neutralité » conventionnelle reflète, sur le plan normatif, le choc
que les choix de Séralini imposent à un cadre normatif qui paraissait pourtant consensuel et
définitif.
Ce choc pourrait expliquer la sévérité exceptionnelle et l’acharnement de plusieurs
commentateurs, même issus d’autres disciplines, à trouver des défauts à l’étude de Séralini.
C’est comme si cette étude ne pouvait pas, sur le plan normatif, être à la fois « vraie »
(scientifiquement valide) et « efficace », politiquement réussie. Or, sur le plan politique, toute
l’affaire a été un grand succès, une réussite totale96, indique le texte de Stéphane Foucart,
journaliste au journal Le Monde ; l’échec doit donc être dans la science. Foucart en vient ainsi
à dévaloriser les aspirations scientifiques de Séralini, estimant que son étude n’avait pas
92
Voir ce dossier sur le site de radio-Canada : http://ici.radio-canada.ca/collusion-qc.
Luc-Alain Giraldeau, octobre 2012, « L’affaire des OGM : les dangers de la collusion entre chercheurs et
média », http://www.acfas.ca/publications/decouvrir/2012/10/l-affaire-ogm-dangers-collusion-entre-chercheursmedia.
94
Faut-il encore avoir peur des OGM?, LeFigaro.fr, 28 janvier 2013.
95
Marie Kostrz, 18 janvier 2011, « Le chercheur anti-OGM Séralini remporte son procès en diffamation »,
Rue89 http://rue89.nouvelobs.com/planete89/2011/01/18/le-chercheur-anti-ogm-seralini-remporte-son-procesen-diffamation-177559. 96
Cité dans « OGM : retour sur « l’affaire Séralini » et le journalisme scientifique » par Sophia Aït Kaci, publié
en ligne le 29 juillet 2013 dans Acrimed – Observatoire des médias.
http://www.acrimed.org/article4063.html et en avril 2013 dans le n°7 de Médiacritique(s), le magazine imprimé
d’Acrimed.
93
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23 vraiment pour but d’accroître les connaissances sur la toxicité éventuelle des OGM, mais de
lancer un débat public sur la faiblesse des tests réglementaires pour la mise sur le marché des
produits génétiquement modifiés. Un article du journaliste scientifique Sylvestre Huet fait la
même déduction : « si l’objectif n'est pas la discussion scientifique mais l'opinion publique comme semble le montrer l'appareil de communication mis en place autour de l’expérience alors le but a été atteint avec succès. » Par contre, sur le plan de la connaissance et de la
transmission d’information « vraie », c’est un désastre, selon ce même journaliste : « la
confusion finale [joue] parfaitement son rôle, à l'instar des "marchands de doutes" à l’œuvre
sur d'autres sujets, du tabac au climat97. » Séralini, un des rares chercheurs à faire de la
recherche indépendante sur des produits industriels lucratifs par souci de la santé publique, est
ici représenté comme le pivot d’une conspiration anti-science à l’instar des experts de
l’industrie du tabac. Cette exagération évidente permet d’imaginer l’intensité du choc du
journaliste face à la délinquance normative de Séralini, ainsi que sa nostalgie quand il la
compare aux pratiques de la science « normale », incarnée, selon lui, par l’attitude des
chercheurs du CERN intrigués par leurs résultats sur les neutrinos98. L’emploi de l’expression
« science normale » confirme ici que le terrain de cette réaction est normatif et non pas
uniquement épistémique (touchant aux aspects techniques de la recherche scientifique),
comme tant de critiques ont pourtant tenté de dire.
L’hybridité de la position de Séralini, à la fois scientifique et politique, est d’autant plus
difficile à penser pour les « intégristes » du respect de la frontière entre science et politique
qu’elle est totalement volontaire et consciente et que Séralini ne manifeste ni regrets ni
ambivalence. Dans l’entrevue qu’il nous a accordée, comme dans un autre article du Nouvel
Observateur99, Séralini a précisé que cette stratégie médiatique avait été prévue pour attirer un
maximum d’attention politique sur son travail, notamment afin de mobiliser les acteurs du
débat public sur les failles du processus d’évaluation des OGM et d’empêcher un étouffement
de son travail par Monsanto. Son but n’était donc pas uniquement de « faire avancer les
connaissances ». Mais il l’était aussi! Cette double prétention empêche la communauté
scientifique de pouvoir simplement tolérer ses extravagances politiques.
97
Sylvestre Huet, « OGM : l'affaire Séralini suite, fin et suite... » 2 décembre 2013
http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2013/12/ogm-larticle-de-g-e-s%C3%A9ralinir%C3%A9tract%C3%A9.html.
98
Sylvestre Huet, 8 juin 2012, « Les neutrinos plus rapides que la lumière ? Non et fin de l’histoire »,
http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2012/06/neutrinos-plus-rapides-que-la-lumi%C3%A8re-non-et-fin-delhistoire.html.
99
Denis Pilato, 2012, « OGM : comment Monsanto communique pour contrer les critiques »,
leplus.nouvelobs.com, 25 septembre 2012.
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24 Mais s’agit-il vraiment d’extravagances ? L’entêtement de Séralini à faire des recherches
indépendantes sur les OGM a-t-il un sens ? Le savoir fondé sur son expérience accumulée en
trente ans de travaux dans ce contexte confine-t-il à la paranoïa ou a-t-il une autre
signification ? Nous allons montrer, dans le deuxième temps de cette analyse, que les choix de
Séralini ont bouleversé une autre dimension du cadre normatif dominant de la science, encore
plus difficile à supporter : le déni de la corruptibilité de la science et des scientifiques,
notamment dans le contexte contemporain qui encourage les partenariats entre la science et
l’industrie privée.
Séralini et la sortie du déni de la corruptibilité de la science
La compréhension du « politique » dans les commentaires critiques ci-dessus paraît bien
spécifique. Le politique y est associé à quelque chose de sale, de malhonnête, de corrupteur,
de « mauvais ». Cette conception évoque certes, comme nous l’avons vu, le rejet normatif du
politique comme porteur d’intérêts et de passions primaires pouvant compromettre le
privilège épistémologique des chercheurs, mais elle fait aussi référence à l’état de la
démocratie contemporaine marquée par un cynisme et un sentiment d’impuissance et de
défiance accrus des citoyens face à leurs décideurs, à leurs élites, qui paraissent incapables de
résister à la corruption, à la tentation du pouvoir personnel et à la protection de leurs intérêts
privés au détriment du bien commun. Dans un contexte néolibéral100 qui survalorise l’argent
et la croissance économique, la confiance dans le politique et dans sa capacité de générer une
démocratie inspirant honneur et fierté n’est plus là. Appelons cet état de choses le côté sombre
du politique.
En même temps, de nombreux observateurs perçoivent une nouvelle vitalité dans la société
civile qui semble vouloir réinventer des formes de vivre-ensemble plus coopératives, plus
participatives, plus égalitaires, plus proches de l’idéal du bien commun. Le « politique » peut
alors trouver un autre sens comme lieu de débat sur les valeurs et les finalités collectives,
d’élaboration de l’action commune en vue de construire une Cité juste et accueillante pour
tous et de prise de parole individuelle pour faire valoir ce que serait une vie signifiante pour
soi et pour autrui. Cette conception éthique du politique (son côté clair) vise une vie bonne,
100
Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La
Découverte, 2009.
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25 pour et avec autrui, dans des institutions justes101; elle apparaît bien moins souvent dans les
médias que le côté sombre du politique.
Le désir d’agir dans la société exige de prendre en compte les deux côtés du politique. En
ignorer le côté sombre maintient la personne dans une situation de naïveté qui, en masquant
les obstacles, l’empêche de réaliser ses objectifs ou de participer au débat public.
Inversement, se limiter à une version cynique du politique mène à s’auto-exclure de
l’aspiration à une vie collective signifiante.
Or, comme l’explique Jean-Jacques Salomon dans son grand livre Les scientifiques, entre
savoir et pouvoir, les chercheurs sont formés à se désintéresser du politique qui leur est
toujours présenté comme menaçant et corrupteur. Cette pratique normée de l’apolitisme
scientifique les protège peut-être de certains dérapages, mais elle a au moins deux
désavantages majeurs : non seulement elle rend les chercheurs aveugles à la dynamique
politique, claire et sombre, qui anime les rapports entre la science et la société dans laquelle
ils travaillent, mais elle les éloigne des débats démocratiques sur les politiques scientifiques
qui, pourtant, déterminent les conditions dans lesquelles ils pratiquent la recherche
scientifique. Elle limite considérablement leur capacité d’agir, y compris contre la
marchandisation accrue de la connaissance qui se dessine sous leurs yeux par le biais de
l’économie du savoir, en complète contradiction avec l’idéal du désintéressement qu’on
continue pourtant à leur présenter comme la norme à respecter. C’est le grand déni au cœur du
cadre normatif dominant de la science contemporaine.
Cette convention d’apolitisme échoue inévitablement à produire son effet « protecteur » : dès
les premières demandes d’admission à un programme de doctorat, les futurs chercheurs non
seulement réalisent à quel point la recherche scientifique est profondément politique dans son
sens sombre, c’est-à-dire traversée par des passions et des intérêts parfois irrationnels souvent
liés à l’argent ou au prestige, mais ils découvrent l’hypocrisie du cadre normatif qui prétend
que cela n’existe pas ou ne compte pas. Également coupés du côté clair du politique, non
seulement ils ne savent pas comment réintroduire des valeurs et de l’aspiration au bien
commun dans leur travail scientifique, mais ils craignent qu’une telle réflexion, par exemple
sur la responsabilité sociale de la science, nuise à leur intégration dans la « cité idéale de la
101
Paul Ricoeur, Soi-Même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. Copyright 2014 © Implications philosophiques – ISSN 2105-0864
26 science », dans le groupe des pairs.
La position de Séralini va à contre-courant de cette cécité conventionnelle. Tous ses choix,
notamment de médialisation, expriment clairement sa conscience des rapports de forces qui
imprègnent le champ de la recherche scientifique sur les biotechnologies et les pesticides, et
en particulier des difficultés qui guettent ceux qui adoptent une posture indépendante et
critique de la grande industrie, partenaire privilégié de l’État en ces temps néolibéraux. Mais
sa résilience et sa combativité, de même que ses victoires, indiquent aussi une certaine
confiance que le souci du bien commun l’emportera, que les institutions corrompues sauront
s’autoréguler, que la quête du profit ne l’emportera pas toujours sur les autres valeurs. N’a-t-il
pas réussi à obliger l’Agence européenne à publier le 14 janvier 2013 les données
scientifiques qui lui avaient été soumises par les chercheurs de Monsanto pour l’homologation
de maïs NK603102 ? Même si Monsanto menaçait de la poursuivre pour cette raison103?
Séralini non seulement est sorti du déni, mais son évocation des liens d’intérêts qui parcourent
la science des OGM et des pesticides qui leur sont associés ne le conduisent pas à renoncer de
tenter d’y faire une science indépendante et au service du bien commun. Autrement dit, sa
conscience du caractère corrupteur de la société ne l’amène pas à renoncer à la connaissance,
ce qui constitue un brouillage supplémentaire de la séparation normative entre science et
politique, entre connaissance et ignorance, passions et intérêts. Cette position révèle une fois
de plus sa délinquance par rapport au cadre normatif de la science, incluant l’hypocrisie
conventionnelle de ce cadre.
Séralini est-il paranoïaque ? Voit-il des complots partout ? C’est ce que plusieurs
commentateurs répètent. Pourtant, la liste des liens d’intérêts qui sont apparus au fil de
l’affaire Séralini et qui sont susceptibles d’entrer en conflit avec le déroulement normal du
processus de validation scientifique est impressionnante.
•
L’agence de presse Science Media Center, qui a alimenté plusieurs quotidiens, dès le
lendemain de la publication de l’étude de Séralini, avec des commentaires dévastateurs
d’experts américains, est financée par la grande industrie agroalimentaire et
102
« OGM : retour sur « l’affaire Séralini » et le journalisme scientifique » par Sophia Aït Kaci, publié en ligne
le 29 juillet 2013 dans Acrimed – Observatoire des médias
http://www.acrimed.org/article4063.html et en avril 2013 dans le n°7 de Médiacritique(s), le magazine imprimé
d’Acrimed.
103
Monsanto threatens to sue EFSA over publication of GM maize data, gmwatch.org, 8 mars 2013
Copyright 2014 © Implications philosophiques – ISSN 2105-0864
27 pharmaceutique, même si elle se présente comme « indépendante »104.
•
Ralf Reski, ce bio technologiste qui avait démissionné avec fracas du comité éditorial
d’une revue qui avait accepté un manuscrit cosigné par Séralini en février 2014, révèle sur
son CV mis en ligne105 qu’il a reçu 20.9 millions d’euros en subvention de recherche, dont
53 % de l’industrie et 47 % du secteur public.
•
Plusieurs personnes impliquées dans l'autorisation de mise sur le marché du maïs NK603
en Europe ont fait partie des comités du Haut conseil des biotechnologies et de l’Agence
nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail qui ont
auditionné Séralini durant l’automne 2012. Comme Séralini l’a remarqué durant
l’entrevue que nous avons réalisée, les liens étroits entre ces organismes et l’industrie
nuisent à la constitution d’une expertise contradictoire solide au sein des institutions
universitaires. Quant aux agences régulatrices, elles sont devenues, selon les mots de
Séralini, des « tribunaux militaires » au service du développement économique et non plus
de la science.
•
L’Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA) a une faible crédibilité en matière
de surveillance des conflits d’intérêts. Par exemple, il est connu que certains de ses
membres (dont son ancienne présidente, Diána Bánáti) offrent des services de consultance
à l’ILSI (l’International Life Sciences Institute, une agence créée en 1978 par des géants
de l'agroalimentaire comme Coca-Cola, Heinz, General Foods et Monsanto) en même
temps qu'ils évaluent les produits de ces mêmes compagnies106. L’EFSA fonde ses
autorisations sur des études générées par les firmes elles-mêmes107 et nomma Juliane
Kleiner, qui avait travaillé sept ans à l’ILSI, comme Directrice de sa stratégie
scientifique108. Le rapport de Corporate Europe Observatory d’octobre 2013 révèle que
plus de la moitié des 209 chercheurs siégeant sur les comités de l’EFSA ont des liens avec
l’industrie qu’ils doivent réguler109 .
•
Selon un article de Lyon Capitale110 , il semblerait qu’avant d'annoncer le rejet de l’étude
Séralini, une concertation aurait eu lieu entre les six agences européennes de sécurité
sanitaire lors d’une téléconférence organisée par l’EFSA.
•
Bon nombre des détracteurs les plus farouches de l’étude de Séralini ont des liens étroits
avec l’industrie tels que l’ancien directeur de l’INRA Gérard Pascal ou Mark Tester,
professeur à l'Université d'Adélaïde, qui ne cachent pas leurs liens avec Monsanto, Bayer
ou Syngenta, ou encore Bruce Chassy, l’expert interrogé par le New York Times. C’est
également le cas d'une chercheuse de l’Université de Davis (Californie), Martina Newell-
104
« OGM : comment Monsanto communique pour contrer les critiques », leplus.nouvelobs.com, 25 septembre
2012.
105
Voir la page https://www.plant-biotech.net/members/CV_Reski_BE_2014.pdf.
106
« Des agences de l'UE entachées par des accusations de conflits d'intérêts », euractiv.com, 10 mai 2012
107
« OGM : comment une étude bidonnée par Monsanto a été validée par les autorités sanitaires »,
actuwiki.fr/environnement/, 31 octobre 2012.
108
UE - L’AESA ET L’INDUSTRIE : DES RELATIONS INCESTUEUSES RENOUVELÉES, infogm.org, mai 2013.
109
Rapport Unhappy meal. The European Food Safety Authority's independence problem, à la page
http://corporateeurope.org/efsa/2013/10/unhappy-meal-european-food-safety-authoritys-independence-problem.
110
« Étude Séralini sur les OGM : la riposte des agences sanitaires était concertée », lyoncapitale.fr, 3 décembre
2012.
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28 McGoughlin, qui est l’une des quatre experts de la task force mise en place par l'ILSI sur
les OGM. L’ILSI se félicite ouvertement d’avoir influencé les directives de l’Agence
européenne (EFSA) en faveur du développement des OGM111 .
•
Un des articles les plus agressifs contre l’étude de Séralini réfère comme contact le
professeur Paul Christou, de l’Université de Lleida. Un rapide coup d’œil à son CV et à
ses brevets révèle ses liens étroits avec la compagnie Agracetus112 qui a inventé le soja
résistant au round-up ready et qui fut achetée par Monsanto en 1996113.
•
La dépublication de l’article de Séralini pour résultats « non concluants » cache mal
derrière un rigorisme méthodologique superficiel et flou l’arrivée d’un ancien employé de
Monsanto au comité éditorial de la revue, Richard Goodman.
•
Séralini a été accusé par certains commentateurs d’avoir lui-même des liens avec de
grandes entreprises de distribution alimentaire regroupées dans l’Association CERES.
Séralini se défend en disant que le CERES n'a pas eu de droit de regard sur la conduite ou
les résultats de l'étude, ou encore que le but de l'étude n'était pas d'obtenir une autorisation
de commercialisation d'un produit.
Le biologiste Frédéric Jacquemart, atterré par la dépublication de l’article de Séralini et par le
refus de la revue Food and Chemical Toxicology de dépublier un autre article utilisant le
même protocole, mais ayant généré des résultats positifs pour l’OGM étudié, fait le constat
suivant : « On savait bien que la prétendue neutralité des scientifiques et des experts n’était
bien que prétendue, nous en avons maintenant la preuve, l’affaire Séralini aura au moins servi
à clarifier les choses »114. Autrement dit, le déni de la corruptibilité de la science, pourtant
partie prenante de son cadre normatif dominant et persistant malgré les « affaires » de plus en
plus nombreuses, n’est plus tenable après l’affaire Séralini et cela fait mal aux chercheurs en
sciences du vivant ou en technologie qui, bien plus que les chercheurs en sciences sociales et
en philosophie, en avaient fait le centre de leur credo, de leur ethos, de leur confiance dans la
science.
Il n’est pas difficile de comprendre que les chercheurs, autant ceux qui ont des liens d’intérêt
avec l’industrie des OGM que ceux qui n’en ont pas, se soient sentis, pour des raisons
différentes, bouleversés et symboliquement attaqués par les actions de Séralini, complètement
déstabilisatrices de leur cadre normatif de référence qui, auparavant, départageait clairement
la science et le reste, notamment les intérêts privés et le désir d’argent. Il nous semble que
111
« Gilles-Eric Séralini, le chercheur qui dérange », oragesdacier.info, 4 décembre 2012.
Voir la page http://www.biotechprofiles.com/companyprofile/Monsanto.aspx.
113
Voir la page http://patents.justia.com/inventor/paul-christou.
114
Frédéric Jacquemart, 30 janvier 2014, « L’industrie aux commandes de la
http://blogs.mediapart.fr/blog/frederic-jacquemart/300114/lindustrie-aux-commandes-de-la-science
112
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science? »
29 cette mise au jour publique, avec tambours et trompettes, de l’importance de l’argent et de
l’industrie dans la pratique scientifique, impensée par le cadre normatif de la science, a pu
conduire certains acteurs scientifiques ou industriels à préférer s’en prendre à la personne de
Séralini plutôt qu’à réfléchir aux conséquences de cette sortie du déni.
À cet égard, le sous-développement de la pensée politique des chercheurs ne leur rend pas
service. Car cette importance accrue de l’argent dans la communauté scientifique, comme
moyen ou comme finalité (source de prestige et de pouvoir) n’est pas un détail. Elle renvoie
au contexte néolibéral dans lequel nous vivons et qui a inspiré les politiques scientifiques
contemporaines, par exemple, au Canada, la politique Réaliser le potentiel des sciences et de
la technologie au profit du Canada115. Ces politiques valorisent le rapprochement entre les
chercheurs (ou centres de recherche), vus comme la source d’innovations technologiques
commercialisables, et l’industrie qui a le financement nécessaire à cette commercialisation. Le
but de cette économie du savoir, lancée par l’OCDE en 1996, est d’augmenter le PIB et la
croissance économique des pays. La science apparaît actuellement de plus en plus asservie à
ces objectifs de croissance.
Le défi des tenants de l’économie du savoir fut de faire accepter cette situation aux chercheurs
fidèles au cadre normatif dominant de la science et à son exigence d’incorruptibilité. Une des
façons de faire, dont on retrouve la trace dans certains textes évoquant l’affaire Séralini, fut de
rendre la corruption par l’argent plus naturelle et acceptable que celle par le politique, de
dédiaboliser l’argent en (sur)valorisant les chercheurs qui accumulent les subventions et
commandites et en ridiculisant ceux qui n’en ont pas. C’est ainsi que la valeur des chercheurs
est de plus en plus représentée, notamment dans leurs dossiers professionnels, par les sommes
d’argent qu’ils réussissent à obtenir, que ce soit de l’État ou de l’industrie. Le curriculum
vitae du chercheur Reski en est un bel exemple. En revanche, le militantisme politique ou
associatif et autres formes d’engagement social ne font toujours pas partie des CV des
chercheurs et peuvent même les marginaliser.
Les chercheurs contemporains apparaissent alors en tension entre un idéal normatif de science
désintéressée, à distance du monde social et politique, tendue vers la vérité, dont ils pensent
qu’elle peut générer la confiance du public, et un nouvel idéal de chercheur-entrepreneur116,
115
116
www.ic.gc.ca/eic/site/icgc.nsf/fra/h_00231.html. Sheila Jasanoff, Designs on nature, Princeton, Princeton University Press, 2005.
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30 dont la valeur repose sur des critères quantitatifs et financiers et qui a la confiance des
politiques scientifiques d’inspiration néolibérale. Pour une minorité qui vit très bien cette
tension, pour une autre qui refuse de la voir, pour une autre qui pense que son incorruptibilité
ontologique la protège de toute corruption monétaire, combien de souffrances morales et
cognitives non dites, non exprimées, cette tension suscite-t-elle parmi les chercheurs ?
L’affaire Séralini a aussi contribué à mettre au jour cette situation.
Concluons cette section sur la question de la confiance. À l’inverse de la position de Cédric
Villani citée plus haut, il nous semble que c’est l’affaire Séralini, c’est-à-dire l’ensemble des
commentaires et réactions aux événements du 19 septembre 2012, et non l’article en luimême, qui a porté les coups les plus décisifs à la confiance de la société dans la science. Cette
affaire a en effet montré un cadre normatif aveugle, hypocrite, incapable d’aider les
chercheurs à prendre position dans un monde néolibéral qui encourage la corruption de la
science et son asservissement à des fins lucratives. Elle a montré des chercheurs littéralement
achetés par l’industrie afin de préserver ses intérêts privés, qui participent en même temps
sans hésitation aux grandes institutions publiques qui ont pourtant pour mandat de préserver
l’intérêt général (et la santé publique). Elle a montré des « intégristes » normatifs prêts à
dénigrer les conventions scientifiques de base (l’évaluation par les pairs) pour mieux
assassiner un texte. Elle a montré un journalisme scientifique plus soucieux de défendre
l’orthodoxie normative de la frontière entre la science et la société que d’enquêter sur des
conflits d’intérêts pourtant apparents en quelques clics sur le Web117. Les rebondissements
liés à la dépublication ont montré la fragilité des bases de l’autorité de la science, de la parole
scientifique et, par ricochet, du dispositif d’expertise auquel les États et citoyens font pourtant
confiance pour la gestion des risques. Les bases de la confiance, qui suppose une croyance
dans la capacité de ceux à qui on l’accorde de privilégier le bien commun, sont ici
véritablement sapées.
Un autre cadre normatif pour la confiance dans la science ?
Plutôt que de proposer encore une fois une « purification » de la science comme solution pour
reconstruire la confiance qu’elle veut inspirer à la société, nous proposons un renouvellement
du cadre normatif de la science et, par conséquent, de la source de la confiance dans la
science.
117
Comme nous avons pu le faire dans le cas de Ralf Reski et de Paul Christou. Copyright 2014 © Implications philosophiques – ISSN 2105-0864
31 Ce nouveau cadre renoncerait à la séparation radicale entre la science et la société, au grand
partage entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, au profit d’une justice cognitive
reconnaissant et encourageant l’existence d’une pluralité de savoirs118 complémentaires et non
rivaux dans la revendication d’un privilège épistémologique : savoirs scientifiques, savoirs
pratiques, savoirs traditionnels, savoirs expérientiels, savoirs politiques. Ce cadre normatif
valoriserait les communautés épistémiques hybrides, formées de chercheurs professionnels et
de non-chercheurs, qui se créent actuellement un peu partout dans le monde, dans l’ombre de
l’establishment scientifique : la recherche-action collaborative, la science citoyenne (Citizen
science), l’Open science, les laboratoires vivants, en somme une multitude de façons de cocréer de la connaissance dans un cadre participatif et égalitaire119.
Ce cadre normatif privilégierait le partage des données de recherche, des livres et des articles
scientifiques en faisant du libre accès la forme privilégiée de publication scientifique, y
compris au moment de l’évaluation des articles. En ce sens, l’évaluation ouverte pratiquée par
quelques revues120, qui consiste à publier les évaluations scientifiques d’un article, ainsi que la
réponse des auteurs de l’article, en même temps que l’article, est une voie très prometteuse
qui éviterait les pratiques de « dépublication » comme celle subie par l’article de Séralini.
Il encouragerait les chercheurs à réfléchir à leur place dans le monde, à leur responsabilité
sociale, à leurs valeurs et à celles des communautés auxquelles ils appartiennent, ainsi qu’à
l’ancrage social, culturel et politique de la science qu’ils fabriquent, au lieu de perpétuer le
grand déni. Il leur montrerait que cette réflexion et cette prise de conscience n’impliquent
nullement une dévalorisation de leur travail de connaissance du monde – sauf s’ils restent
accrochés à l’autre cadre normatif.
Ce nouvel ordre normatif de la science susciterait chez les citoyens chercheurs et non
chercheurs une confiance éclairée, vigilante, non passive et non déférente, dans une
118
Boaventura de Sousa Santos (ed.), Cognitive Justice in a Global World: Prudent Knowledges for a Decent
Life, op. cit.
119
Florence Piron, « La portée critique de la science citoyenne », Conférence, FSI, Université de Laval, 13
février 2014.
120
Par exemple, le EMBO journal, du groupe Nature, « makes the editorial process transparent for all accepted
manuscripts, by publishing as an online supplementary document (the Peer Review Process File, PRPF) all
correspondence between authors and the editorial office relevant to the decision process. This will include all
referee comments directed to the authors, as well as the authors’ point-by-point responses. ». Voir aussi la revue
Science ouverte à http://scienceouverte.com.ulaval.ca. Copyright 2014 © Implications philosophiques – ISSN 2105-0864
32 connaissance vivante, juste et responsable, qui n’a peur ni des valeurs, ni des passions, ni de
la politique dans son sens sombre et dans son sens clair.
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