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demeure
intime
| laisser grandir, 2008
À PROPOS DES PHOTOGRAPHIES
DE FRÉDÉRIC NAUCZYCIEL
ÉRIC CHAUVIER
demeure
intime
À PROPOS DES PHOTOGRAPHIES
DE FRÉDÉRIC NAUCZYCIEL
ÉRIC CHAUVIER FÉVRIER-MARS 2009
| laisser grandir, 2008 (PHOTOGRAPHIE DE COUVERTURE)
| ensemble, 2005
En 1991, ma grand-mère dispose
deux photographies, dans des cadres
à pied, face à face, sur l’étagère du
buffet de sa cuisine, composant ce
qu’il convient de reconnaître comme
un diptyque. Sur celle de 1983, nous
sommes, les cousins et moi, assis
autour de la table de la cuisine, dans
la pénombre automnale d’une fin de
dimanche. C’est un repas qui s’éternise, comme toujours. Dans ma
mémoire, l’image est un peu ternie. Pourtant, je
nous revois clairement, tous les quatre, à l’âge de
la pré-adolescence. Nos postures sont très figées,
artificielles ou simplement gauches, comme si nous
étions gênés. Mon frère tend la main pour saisir un
objet qui se trouve hors-champ. Sur son visage, je
devine un rictus qui pourrait suggérer un ricanement.
Le plus jeune de mes cousins, relativement inexpressif, est absorbé
dans la contemplation de l’écran
de télévision des grands-parents.
Son frère semble plus nettement
contrarié par l’idée d’être pris en
photo ; son regard est fuyant, réfractaire. Quant au mien, il se
perd vers le haut du plafond,
poursuivant un malaise indis| à la manière de, 2008
tinct. Sur l’autre cliché, celui de
1991, nous entrons dans l’âge
adulte. La lumière a changé - sans doute celle de
septembre, ce que confirme nos vêtements, assortis
à une fin d’été. Le plus remarquable est que nous
adoptons exactement les mêmes postures que sur la
photographie de 1983. Et pour cause : quelqu’un,
mais je ne sais qui, peut-être l’un des mes grandsparents ou mon oncle, tient à ce que nous reproduisions la scène photographiée huit ans
auparavant. Dans la même cuisine, autour de la même table, nous reprenons
la même pause, reproduisant les mêmes
gestes, presque les mêmes rictus. Nous
avons vaguement répété ces rôles, et
nous nous efforçons de les tenir, sauf
moi qui regarde fixement celui ou celle
qui prend le cliché. Mais cette fois, mon
regard est scrutateur. L’impuissance et
l’indignation peuvent furtivement s’y
déceler. Ce regard, qui renvoie à la fois à
une attente de réponse et à une volonté
de fuite, me trouble durablement. Avec
lui, la vie qui se dégage du diptyque semble particulièrement aiguë et expressive,
ce qui fait de cette petite installation bien
plus qu’un simple assortiment de photos
de famille. J’ai l’impression que, d’une
façon, mystérieuse, le diptyque nous représentent et nous contient réellement.
Bien plus tard, loin du diptyque familial, je repense
incidemment au mystère qu’il renferme en découvrant les ‘‘photographies de famille’’ de Frédéric
Nauczyciel. Si je ressens l’intensité
de ce rapprochement, je ne parviens
pas immédiatement à découvrir en
quoi il concerne mon histoire personnelle. Je comprends seulement
que ces photographies comportent
quelque chose que mon regard scrutateur de 1991 s’efforce d’exprimer,
d’une façon très précise au demeurant. Elles renvoient à plusieurs
| introspection, 2007
degrés d’interprétation, auquel on
accède comme on pénètre dans une
succession de pièces inconnues, à la façon de cette personne qui ouvre une trappe de sol et semble vouloir
explorer une intériorité physique et intime [Introspection, 2007]. La lumière qu’elle découvre éblouit
et attitre tout à la fois.
Ces images évoquent d’abord la demeure intime que
chacun porte en soi, ce territoire familial défini par
la chaleur spécifique de ceux qui s’y côtoient, tels des
corps magnétiques produisant leur propre énergie,
une énergie que celui qui n’appartient pas à ce territoire ne peut pas engendrer, et encore moins comprendre. Un panel illimité de fictions se déroule ici
[A la manière de, 2008 ; L’Expérience, 2008] , qui font
penser la présence de chacun par l’exclusion de tout
ce qui n’est pas la demeure : un en-dehors social, qui
apparaît aussi indéterminé que la
demeure intime semble évidente
et familière [Angoisses, 2007].
Dans sa pleine lumière, ce sas de
plénitude est traversé par des
connivences : de gestes maternants,
des élans de tendresse, des signes
d’une transmission douce de valeurs
[Don du vivant, 2007], des banalité
échangées avec la même confiance,
avec les mêmes mots-clés, au point
de nous faire nous sentir physiquement inscrits dans la demeure intime. Le vivreensemble devient vibration, parfois déformées ou
ambiguës [Le miroir, 2006], mais toujours à la mesure
d’une norme qui est la demeure elle-même. Elle
nous dispense d’effort à fournir pour identifier ces visages dénués d’étrangeté, dont on ne sait plus s’ils sont
des reflets dans des miroirs ou des visions immédiates
[Ensemble, 2005 ; Statu quo, 2007]. Ce prolongement
| l’expérience, 2008
| angoisses, 2007
| don du vivant, 2007
des êtres fondus dans la routine devient une choré- S o m m e s - n o u s
graphie d’aveugles ; les corps, des capteurs de formes fait pour demeumatérielles, comme fusionnés a la demeure [Le coucher, rer ici ? Demeure
2007 ; Lumière intérieure, 2005]. Chacun ne se rend intime : ces mots
généralement plus compte de cette inscription profonde qui désignent un
| lumière intéreure, 2005
des corps dans l’intime ordinaire [La bonne distance, lieu de vie de2007 ; Langue maternelle, 2007], dans les visions inté- venu parodique
riorisés de paysages familiers [Berges de la Marnes, peuvent-ils devenir une injonction sans trouble ni
2006], dans les décors domestiques, dans les objets résistance [Origines, 2007] ? C’est bien ce théâtre de
symboliques, posés [Statuette, 2006 ; Poireaux, 2007] l’intimité et ses implications existentielles qu’exprime
ou accrochés [Linge, 2007], enveloppant parfois les corps au point de sembler les absorber
[Micronation, 2007].
Mais, ce n’est là qu’un premier degré de lecture.
Il faut aller plus loin dans sa demeure intime,
emprunter des portes dérobées, et porter son
attention sur ce qui n’est pas immédiatement
visible et compréhensible [Pudeurs, 2007].
Les photographies de famille de
Frédéric Nauczyciel excèdent
effectivement les stéréotypes du
vivre-ensemble pour nous ramener dans les coulisses en
clair-obscur de la vie familiale.
Si la famille semble à la fois
omniprésente et décalée c’est
parce que le spectateur n’a pas
l’impression de voir véritablement une scène, mais sa fabrication : les consignes données
aux protagonistes, leurs prérogatives en ma| origines, 2007
tière de pose, leur capacité à s’imprégner de
leur rôle, leur capacité à jouer juste et, enfin,
leur aptitude à tolérer l’idée que leur présence repose d’une autre façon mon regard fixe et indigné de 1991.
effectivement sur une mise en scène. Le spectateur Je comprends que, les cousins et moi, ne sommes pas
peut en partie oublier la scène pour se focaliser sur seulement en train de prendre la pose, mais aussi de
ses coulisses grouillantes de vie dissonante, telles ces montrer que nous sommes obligés de poser, ce qui,
façons de sur-jouer, et par là de sur-signifier, les d’une façon ambivalente, témoigne à la fois d’une
conventions en matière d’étreinte [L’Etreinte, distance critique et de notre appartenance à la vie
2007], d’adieu [Restitution, 2007] ou de qui prend forme dans la demeure intime. C’est ainsi
gestes maternants sous la forme, quasiment, que le diptyque est bien plus qu’un objet décoratif
d’une affiche cinématographique [Protec- ou un agencement de photographies. Si nous sommes
tion, 2007] établissent des liens implicites au effectivement contenus en lui sur ces deux images, c’est
hors-champs du plan, c’est-à-dire aux ins- avant tout parce qu’il ne cesse de commémorer ce qui
tallations et aux précédés qui rendent pos- rend si expressif notre vivre-ensemble : notre dissosibles ces stéréotypes rejoués. Dévoiler la nance. En montrant que nous rejouons la scène et
fabrication de l’intimité comporte un effet comment l’image se fabrique, nous l’étirons jusqu’aux
immédiat : ces protocoles d’affection, coulisses ; nous esquissons les non-dits du groupe,
d’amour ou d’adieu, paraissent soudain ex- ses zones d’ombres, avec leurs lots de discordances
cessivement mis en scène [Mimique, 2008]. et de malaises. Au-delà des clichés sur le bonheur
S’ils délimitent et donnent leur sens à ce familial, c’est sans doute le seul moyen pour réintroduire et exprimer la vie même
territoire clos, c’est parce qu’ils
de notre demeure intime. [Laisser
sont élaborés contre le monde soGrandir, 2008]. |
cial [Explications, 2007]. La vie
intime de la demeure apparaît
alors comme une pseudo protection, qui étouffe la ‘‘vraie vie’’,
celle qui se déroule au dehors
[Devoir Filial, 2007 ; Le Devoir
d’une Mère, 2006]. Les étreintes
deviennent ironiques, les petites
| restitution, 2007
codifications du bonheur, de petites impostures ; la lumière devient artificielle, de même que les paroles-baume,
les discours officiels et les poses normatives. Cette
approche est assortie de questionnements lourds de
sens, auxquels nous ne pouvons jamais échapper totalement [Expectations, 2007]. Dans ce cas, qui peut
croire aveuglément au potentiel de vie de ce territoire exclusif ?
| explications, 2007
poireaux, 2007
|
| protection, 2007
demeure
intime
ÉTÉ PHOTOGRAPHIQUE DE LECTOURE
FRÉDÉRIC NAUCZYCIEL MAISON SAINT LOUIS
DU 18 JUILLET AU 23 AOÛT 2009
| ensemble, istanbul 2005
| don du vivant, sagunto 2007
| à la manière de, sitgès 2008
| le miroir, levalois perret 2006
| instrospection, iðuopmi 2007
| l’expérience, brégançon 2008
| lumière intérieure, stockholm 2005
| le coucher, spånga 2007
| restitution, kiruna 2007
| statu quo, uppsala 2007
Parce qu’une famille
reste extraterritoriale,
les images présentées
ont été réalisées à
Levallois-Perret,
Aubignas et Brégançon
(France) ; Lahti
(Finlande) ; Iðuopmi
et Kiruna (Laponie
Suédoise), Stockholm,
Uppsala et Spånga
(Suède), Sagunto et
Sitgès (Espagne) ;
Istanbul(Turquie).
| langue maternelle, iðuopmi 2007
| la bonne distance, lahti 2007
| laisser grandir, aubignas 2008
1 er ÉTAGE
2 e ÉTAGE
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ENSEMBLE, ISTANBUL 2005
LE MIROIR, LEVALOIS PERRET 2006
LUMIÈRE INTÉRIEURE, STOCKHOLM 2005
STATU QUO, UPPSALA 2007
LA BONNE DISTANCE, LAHTI 2007
DON DU VIVANT, SAGUNTO 2007
INSTROSPECTION, IÐUOPMI 2007
LE COUCHER, SPÅNGA 2007
À LA MANIÈRE DE, SITGÈS 2008
L’EXPÉRIENCE, BRÉGANÇON 2008
RESTITUTION, KIRUNA 2007
LANGUE MATERNELLE, IÐUOPMI 2007
LAISSER GRANDIR, AUBIGNAS 2008
Ces reconstructions de l’intime ont
été réalisées lors d’immersions de
trente-six heures dans des familles
rencontrées à Paris, Stockholm et
Barcelone sans critère de choix
particulier. Toutes les scènes ont
été rejouées pour l’appareil photographique.
| pudeurs, 2007
La famille est un lieu générique et la
géographie un prétexte. Ces figures
de l’intime n’ont pas à proprement parler de qualité
documentaire ; elles explorent plutôt les mythes et les
fictions qu’une famille se construit pour elle-même et
pour les autres, les motifs en jeu : la langue maternelle,
la transmission, les origines, le temps qui passe, l’au
revoir au fils, l’expérimentation de l’enfance, la
mystification, la distance, les pudeurs, les attentes,
les promesses de l’adolescence, le devoir filial ou le
devoir d’une mère,… En étirant la mise en scène, en
quittant la Demeure Intime, il y a une chance que
les photographies puissent retrouver une valeur de
document et révéler quelque chose de notre présence
au monde.
Demeure Intime a bénéficié d’une Carte Jeune Génération Culturesfrance (commissaire associée : Cécile
Bourne-Farrell) et d’une résidence de l’Institut
Français de Barcelone. Coproduction : Institut Français de Barcelone, La Virreina - Centre de la Imatge
(Institut de la Culture, Ville de Barcelone), Institut
Français de Stockholm et Centre de Photographie de
Lectoure. Avec l’aide de Fotografins Hus Stockholm
et du Programme Demon en Espagne.
Document conçu par David Soleilhet, atelier Nomades.
Merci à Christopher Miles, Anne Brunswic et aux familles.
DEMEURE INTIME SERA EXPOSÉ DANS
SA VERSION INTÉGRALE AU PALAU DE
LA VIRREINA, CENTRE DE L’IMAGE DE
LA VILLE DE BARCELONE DU 18 NOVEMBRE
2009 AU 14 FÉVRIER 2010.
signe la fiction anthropologique Demeure Intime qui accompagne et donne son titre à
l’exposition éponyme. Anthropologue, écrivain, Eric
Chauvier a notamment publié, aux éditions Allia,
Anthropologie (2006) et Si l’enfant ne réagit pas (2008).
Ses recherches l’ont conduit à aborder des sujets aussi
divers que la famille ou les espaces urbains en mutation. Il travaille actuellement avec le photographe
Frédéric Nauczyciel sur le projet Welcome to Reality
Park, tentative de représentation des générations à
venir. Il publie deux courts textes chez Allia en août
2009, Que du Bonheur et La Crise Commence où Finit le
Langage.
ÉRIC CHAUVIER
FRÉDÉRIC NAUCZYCIEL est né en 1968 à Paris où il vit et
travaille. Administrateur de danse et de théâtre, il
découvre la force de la photographie par l’usage d’un
Polaroïd et en fait sa pratique après avoir vu l’exposition Anthropologie Involontaire à l’Hôtel de Sully et
la rétrospective Philip Lorca DiCorcia au Centre
national de la Photographie en 2003. Sa démarche
est fortement nourrie par la peinture, la photographie
américaine, héritée de sa collaboration avec le chorégraphe post-modern Andy DeGroat, et le cinéma qui
a nourrit son adolescence. C’est en réalisant une première image rejouée dans l’instant à New York dans
un café de Little Italy qu’il renoue avec ses sujets et
l’expérience partagée du Polaroïd, tout en affirmant
une forme cinématographique.
En 2007/2008, il est lauréat d’une Carte Jeune Génération Culturesfrance et d’une résidence à l’Institut
français de Barcelone pour Demeure Intime (Stockholm,
Paris, Barcelone). Ces reconstructions de l’intime
familial sont exposées en 2008 à la Fotografins Hus
de Stockholm et au Centre culturel Suédois à Paris ;
en 2009 au M1 Singapour Fringe Festival, à L’Eté
Photographique de Lectoure et au Palau de la Virreina,
Centre de l’Image de Barcelone.
En 2008, il expose au Festival d’Avignon Public/Faces,
trois tirages monumentaux et une série de figures
du public de la Cour d’Honneur du Palais des
Papes, fruit de trois années de collaboration avec le
Festival. En octobre 2009, il présentera à l’Ecole
d’Art de Besançon les déploiements de cet essai de
représentation du public, Ceux Qui Nous Regardent.
Pour Welcome To Reality Park, un essai sur le métissage,
il sollicitera des adolescents d’univers différents,
l’anthropologue Eric Chauvier, le danseur et chorégraphe issu de la danse urbaine Aragorn Boulanger
pour fabriquer des images d’anticipation des générations à venir.