UNE ESCALADE AU PAYS DE LA REINE DE SABA Laetitia Klotz

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UNE ESCALADE AU PAYS DE LA REINE DE SABA Laetitia Klotz
UNE ESCALADE AU PAYS DE LA REINE DE SABA
Laetitia Klotz
La montagne, Ali Al Maata l’a dans le sang. Il est né et a grandi à Sana, village du
Yémen traditionnel perché à plus de deux mille quatre cent mètres d’altitude, en
banlieue proche de la capitale du pays, Sanaa. Son temps, il l’occupe à tailler les
arbres de la communauté, à entretenir les terres de sa famille, à parcourir la montagne.
Depuis qu’il est enfant, il court naturellement sur les rochers volcaniques, souplement,
avec facilité. Comme tous ici, c’est un grimpeur né. Mais un grimpeur qui s’ignore.
Enfin, qui s’ignorait.
Il y a maintenant trois ans, deux drôles d’étrangers ont débarqué dans son village.
Avec des cordes, des casques, et tout un équipement qu’Ali n’avait jamais vu
auparavant. Il les a observés tâter la montagne, scruter les sommets, leurs gros sacs
maladroitement harnachés sur leurs dos. Les deux hommes se sont installés sous une
paroi et ont commencé à déballer des perceuses, des mousquetons ; toutes sortes de
choses qu’Ali découvrait pour la première fois. C’était très intrigant. Il a alors
compris que les deux hommes venaient chercher de l’or. Il est vrai qu’on raconte que
sa montagne abrite quelques trésors millénaires. Mais il n’avait jamais imaginé qu’un
tel équipement serait nécessaire pour chercher de l’or. Il eut envie de rire. Il ne put
s’empêcher de sourire. Ces étrangers étaient décidément loufoques. Il décida de
s’asseoir et de les regarder se ridiculiser. Il allait passer un bon après-midi.
Mais en guise de quête du Graal, les deux compères se sont mis à grimper sur la
montagne comme des singes, à percer des trous, à planter d’étranges vis dans la roche.
Il leur a dit: « Ce sont mes montagnes ; ce sont mes terres ». Ils lui ont répondu :
« Attends de voir ; si ce que nous faisons ne te plaît pas, nous enlèverons tout après. »
Ali a attendu et il a vu. Vu que les étrangers mettaient en place un système ingénieux
pour grimper sur les parois ; un système qui permettait d’escalader la montagne tel
que lui ne l’avait jamais fait, tel qu’aucun ancêtre de sa tribu ne l’avait jamais fait.
Les deux hommes reviennent plusieurs jours de suite, habillant la paroi de nouvelles
vis et de cordes lâches. Le regard d’Ali est suspicieux, et tout en mâchant sa boule de
qât (plante légèrement euphorisante) il pense que décidément les occidentaux ont de
drôles de pratiques. En tous cas, ces deux-là ne viennent pas pour chercher de l’or.
Mais que viennent-ils faire alors ? Ils ont l’air de bien s’amuser en descendant sur la
paroi par rebonds souples, dans le vide, et vers le ciel. Mais à quoi cela peut-il bien
servir ? Quel est le bénéfice d’une telle pratique ? Est-ce qu’ils en tirent de l’argent,
de la nourriture, ou alors font-ils cela juste pour s’amuser, comme on joue au ballon ?
Pour Ali, cette découverte est aussi déconcertante qu’intrigante. Le quatrième jour,
après y avoir pensé toute la nuit, il décide de tenter sa chance. Il vient trouver les
étrangers et leur dit qu’il veut essayer. Depuis le début, Joshua Maricich et Michael
Olver, n’attendaient que ça. Ils s’empressent donc d’équiper Ali qui se défait de sa
djambia (poignard traditionnel qu’arborent tous les hommes dans cette région), enfile
tant bien que mal le baudrier sur sa thôb (habit masculin, sorte de robe) blanche et
droite, et confie son sort aux deux inconnus. En commençant son ascension, une
angoisse lui traverse l’esprit : et s’il ne revenait pas de ce voyage en corde, et s’il ne
revoyait pas sa mère ? Mais c’est trop tard, il ne peut pas faire marche arrière et se
ridiculiser devant les étrangers. Il se lance donc. Au départ, il a un peu peur de
dépasser les limites qu’il a connues jusque là. Mais la corde et le baudrier sont là pour
le rassurer, et en bas le regard vert de Joshua, l’Américain qui l’assure, semble sûr de
lui. Ali hisse donc ses jambes plus haut, se risque progressivement à aller chercher les
prises plus loin, à poser ses orteils dans des creux invisibles. Dans la lumière
éblouissante du soleil, il discerne le sommet sombre qui l’attend, et c’est comme une
promesse de gloire. Il va leur montrer à ces étrangers qu’il est un vrai montagnard. Sa
robe blanche remontée jusqu’à mi-cuisses, il pousse sur ses pieds pour atteindre le
ciel. Il tire sur ses bras pour trouver la force de grimper encore plus haut. Et il y
arrive, il atteint le sommet. En bas, les deux étrangers lui semblent tout petits. Lui se
sent fort, immensément fier, et grandi ; tout à coup, il est beaucoup plus grand. La
descente est une autre aventure. Il faut encore faire confiance à cet Américain qui lui
dit de s’asseoir dans le baudrier et de se laisser rebondir sur la paroi. C’est la première
descente d’Ali en rappel. Il s’en souviendra toute sa vie. Une fois à terre, il ne peut
retenir le sourire enfantin qui vient s’étirer jusqu’à ses oreilles. Il a compris pourquoi
les étrangers passaient leurs journées sur ces parois, il a compris ce qu’ils faisaient :
ils se sentent vivre, ils s’offrent des sensations, ils jouent avec la montagne, ils
donnent à leurs corps une nouvelle dimension. Ali vient d’attraper le virus. Celui de
l’escalade, celui des grimpeurs, celui de ceux qui, où qu’ils soient, pensent verticalité
et passent leur temps à observer les parois, à s’imaginer dessus.
Rapidement, il noue une vraie relation d’amitié avec Joshua et Michael. En quelques
mois, face à une nature si riche et si prometteuse et pourtant étonnamment mal
connue, une idée germe en eux : celle de rassembler un maximum de personnes - qu’il
s’agisse de jeunes yéménites, d’expatriés, voire même de touristes – pour découvrir
ensemble le potentiel naturel des paysages du Yémen et y créer un espace d’aventure.
Après deux, trois mois, de balades en escalades, ils sont de plus en plus nombreux à
se joindre à la troupe. Le Yemen Adventure Club (YAC) est né.
Les lignes directrices du club sont essentiellement axées vers les sports d’extérieurs et
vers des actions de sensibilisation à l’environnement. Dans un pays tel que le Yémen,
l’objectif est ambitieux. D’une part, parce que la situation sécuritaire du Yémen n’en
fait pas une destination de choix pour les touristes. D’autre part, parce que malgré la
richesse et la variété des paysages, il n’y a aucune infrastructure existante pour
pratiquer quoi que ce soit lié à la nature. Le concept de « outdoor sport » est
totalement inexistant. Pour la société yéménite, le sport n’est pas encore synonyme de
bien-être et de bonne santé. Hormis le football, il faut être fou pour faire du sport en
prétendant se faire du bien. Enfin, la question environnementale n’a encore jamais été
véritablement abordée par les autorités yéménites. Du coup, il n’y a aucune éducation
ni sensibilisation à l’environnement et la situation est désastreuse. Mais Ali ne pense
pas à ces barrières. Il pense qu’avec la grimpe, c’est un nouveau champ qui s’ouvre. Il
réfléchit à l’aspect novateur des sports d’extérieur, et il mesure à quel point ce sont
des activités d’avenir, pour développer le tourisme, mais surtout pour offrir à la
jeunesse yéménite un nouvel espace de créativité et d’existence. Tout reste à faire,
tout reste à créer, et c’est cela leur chance. Joshua, nommé Président du YAC, insiste
sur les aspirations sociales du club et sur sa volonté de l’ouvrir avant tout vers les
jeunes yéménites « nous avons créé le YAC parce que nous nous sommes rendus
compte qu’il n’y avait absolument aucune activité sociale pour la jeunesse yéménite.
Il ne faut pas s’étonner s’ils se mettent au quat très tôt. Ils n’ont rien d’autre à faire. »
Trois ans plus tard, le club tourne tranquillement, proposant des sorties d’escalade
impromptues, des séances de nettoyages des villages, des barbecues à flanc de paroi.
Mais l’association a besoin d’un nouvel essor. Et ce sont deux Français, Daniel Dulac
notre DD national, champion du monde des années 2000 et Guy Abert, guidealpiniste-voyageur émérite, certainement le Français qui a ouvert et équipé le plus de
voies, qui, avec l’aide de sponsors comme Pepsi, Felix Airways et Yemenia Airways,
vont le lui donner.
Quand en mars 2010, le YAC leur a proposé de venir ouvrir des voies école autour de
Sanaa, ils n’ont pas hésité longtemps. Le Yémen et ses montagnes millénaires les ont
toujours attirés. Ils imaginent un territoire vertical et escarpé, prometteur d’aventures
et de découvertes vertigineuses. Mais ce qui les motive surtout, c’est l’intérêt collectif
que peut susciter leur action. Ils croient au potentiel de l’escalade pour fédérer et
rassembler des gens. L’escalade est un sport qui ne demande pas une grande
logistique et qui peut facilement s’exporter, surtout lorsqu’il s’agit de grimper dans un
endroit qui a déjà été répertorié et topographié. D’où l’intérêt du voyage des deux
Français : repérer des spots, les inventorier, étudier leur potentiel de verticalité.
Ensuite, équiper et nettoyer des voies, les rendre accessibles aux débutants comme
aux grimpeurs expérimentés et aux amateurs d’aventure extrême. Enfin, se servir de
l’escalade comme vecteur de rassemblement, mais aussi comme vecteur de
sensibilisation à la nature et à l’environnement. Daniel et Guy ont déjà mené des
actions similaires ensemble, notamment en Chine au Mali en Grèce ou au Maroc, en
participant à la création d’écoles d’escalade. Le Yémen est pour eux un nouvel
eldorado.
UNE ESCALADE PROPRE
Pour leur venue au pays de la Reine de Saba, du 29 mars au 8 avril 2010, une grande
journée clean and climb (nettoyage et grimpe) a été organisée par le YAC dans le
village de Sana. Ali est anxieux. Il ne sait pas trop comment cette action va être
accueillie par ses voisins. Eux qui depuis trois ans le regardent comme un
extraterrestre parce qu’il escalade les montagnes avec les étrangers et les citadins,
pourraient prendre assez mal que le club investisse leur village pour cette journée.
Vers dix heures du matin, du haut de sa montagne, il discerne des dizaines de têtes qui
s’acheminent vers le centre du village. Ce sont en fait plus de deux cents jeunes de la
capitale qui font le déplacement pour l’occasion. Ali est paniqué. C’est trop ; les
villageois ne vont pas comprendre. Mais quand les jeunes entrent dans Sana, tous sont
accueillis par des grands sourires, par des mots de bienvenue. Et quand ils se
munissent de gants et de sacs poubelles pour nettoyer le village, les habitants ne
tardent pas à mettre la main à la patte, à la grande surprise d’Ali. Les hommes vêtus
de leurs habits traditionnels enfilent les gants en plastique saupoudrés de talc et se
prêtent à l’exercice avec amusement. Ils rigolent entre eux, se prennent en photo, les
ordures en main, souriant fièrement devant l’objectif. Les enfants ont découvert la
scène à la sortie des cours et se sont aussitôt lancés dans la bataille, surtout les
garçons, dans leur habit vert d’écolier. Ils s’activent énergiquement, sans avoir peur
de remuer les ordures, répétant avec application ce qu’on vient de leur dire :
maintenant, il ne faut plus jeter dans la nature ; il faut mettre dans les sacs poubelle.
L’opération se déroule dans une ambiance festive et décontractée. Nisreen Nasher,
une jeune habitante de Sanaa s’émerveille du travail accompli « C’est terrible que des
gens vivent dans une telle situation, dans une telle saleté. C’est vraiment bien que
nous soyons venus aujourd’hui parce que ça fait naître une conscience
environnementale chez les habitants. Peut-être que maintenant, ils réfléchiront plus
aux conséquences avant de jeter leurs ordures n’importe où. Aujourd’hui, beaucoup
d’habitants ont participé au nettoyage et ça c’est super ; nous avons vraiment travaillé
ensemble et ils nous ont même remerciés ! C’est vraiment du beau travail !». Ali,
revenu de sa surprise est ravi. C’est la première fois qu’il voit ça ; les villageois, les
jeunes citadins et les étrangers qui travaillent ensemble pour purifier son village, pour
le nettoyer du tapis d’ordures qui recouvre les rues.
Car s’il est un fléau au Yémen, c’est bien celui de la gestion des déchets. La plupart
des habitants n’a aucune notion environnementale et jeter sa canette de soda dans la
nature une fois celle-ci consommée est tout à fait normal. Les déchets s’entassent et
pourrissent en pleine nature, empoisonnant les nappes phréatiques et les cours d’eau
qui deviennent de véritables vecteurs de contagion lorsque les populations rurales
viennent y faire leur lessive, leur cuisine, s’y abreuver. Cependant, malgré l’aspect
dramatique de la situation, aucune campagne gouvernementale n’a pour l’instant été
menée. Au total, lors de cette journée, ce sont plus de quatre cents sacs poubelles qui
auront été remplis. Pour Ali c’est un succès ; parce que ses concitoyens ont
commencé à prendre conscience de l’importance de ne pas jeter leur déchets
n’importe où, mais surtout parce qu’ils le regardent différemment, comme quelqu’un
qui fait des choses bien, des choses pour la communauté, et non plus seulement
comme quelqu’un qui traîne avec des étrangers. Joshua lui, souligne l’importance de
mener ce genre d’actions régulièrement et sur le long terme, non seulement pour les
villageois, mais aussi pour l’image du pays « parce que les sacs plastiques rose et vert
qui fleurissent dans les arbres, c’est tout de même un frein pour le tourisme. La route
est encore longue pour que les populations prennent vraiment de bonnes habitudes.
Malheureusement, il n’y a aucune prise en compte du problème de la part du
gouvernement. Pour l’instant, nous ne pouvons que revenir régulièrement dans les
villages en attendant qu’il y ait une prise de conscience réelle de la part des autorités.»
Pendant que les villageois et les jeunes du YAC nettoient le village, Daniel et Guy
équipent de nouvelles voies sur une roche volcanique, difficile. Le massif est ancien
et a probablement été cuit à sa métamorphose ou au fil des ans sous un soleil de
montagne. Résultat, la roche est très dure. « Il ne suffit pas de percer des trous dans la
roche et de fixer les goujons pour pouvoir grimper clef en main ; le travail de
nettoyage est nécessaire », constatent Daniel et Guy pour qui il est primordial de
laisser un site école propre, utilisable et accessible pédagogiquement à tous. Pendant
les trois jours précédant le clean and climb, ils n’ont pas arrêté. Mais le jour J, les sept
nouvelles voies sont prêtes à être inaugurées par les jeunes. Ceux-ci se montrent
immédiatement très enthousiastes et après quelques explications de sécurité, les
premiers s’élancent sans peur. Au départ, seuls les garçons tentent l’aventure. Avec
énergie, avec excitation, parfois avec témérité. Ils fanfaronnent, prennent la pause et
veulent faire croire à la facilité. Aucun ne veut abandonner, pour pouvoir crier
victoire à l’arrivée sous les applaudissements des copains, pour pouvoir dire « je l’ai
fait ». Mais la montagne reste ce qu’elle est, et elle résistera à certains d’entre eux,
trop intrépides, trop confiants, ou tout simplement malchanceux. Ce n’est pas grave ;
ils y retourneront la prochaine fois.
Les enfants du village regardent tout cela avec envie. Ils se rendent utiles, continuent
à ramasser quelques ordures pour faire montre de leur bonne volonté, viennent se
coller aux héros d’un jour pour leur demander comment on fait, se rapprochent autant
qu’ils peuvent des sacs d’équipements, se font gronder par les organisateurs lorsqu’ils
parviennent à s’emparer d’un chausson, et finissent par attendrir l’auditoire qui trouve
un baudrier assez étroit pour assurer les corps frêles des écoliers. Et les voilà sur la
paroi, le casque trop grand tombant sur leurs épaules, les jambes un peu tremblantes.
Tout semble gigantesque tout à coup, tout semble plus loin et plus difficile. Collés à la
paroi, les petits yeux noisette d’Ahmed ont du mal à résister à la panique. Il ne veut
plus monter, il veut redescendre. Les pieds de retour sur la terre ferme, le sourire lutte
pour l’emporter sur les larmes, et finalement, c’est tout de même le sourire qui sort
victorieux ; un sourire total, un sourire gagnant, un sourire d’enfant. Joshua est aux
anges ; faire participer les jeunes du village est très important pour lui. « L’escalade
est un très bon sport parce qu’il permet de prendre confiance en soi, d’apprendre tant
la prudence que la prise de décision ; d’apprendre à respecter l’autre et à respecter
l’environnement. En étant initiés jeunes à cette activité, les enfants du village vont
développer toutes ces qualités et cela sera un énorme atout pour eux plus tard, dans la
vie active, quand il s’agira de trouver un travail. Peut-être même que chez certains va
naître une véritable vocation pour ce sport ; ce serait vraiment génial ! ».
Dans l’après-midi, après un barbecue et quelques notes de musique, les filles ont
acquis assez de courage pour enfiler à leur tour le baudrier, et apprivoiser la
montagne. A la fin de la journée, toutes sont très fières et heureuses d’avoir escaladé,
ne serait-ce que quelques mètres. Nisreen elle aussi s’y est lancée, devant le regard
admiratif de ses copines « J’ai trouvé ça amusant ; je n’ai pas eu trop peur et
j’aimerais bien recommencer. Je préfère dix fois venir apprendre l’escalade ici plutôt
que de rester chez moi à ne rien faire. On est tous ensemble et on partage un bon
moment en pleine nature. Ça fait du bien. » Ryan Faris, un des membres les plus
actifs, a hâte de revenir : « Il faudrait que nous soyons rapidement autonomes, pour
pouvoir venir ici le plus souvent possible. J’ai hâte d’apprendre le minimum pour
pouvoir assurer mes copains et les emmener ici. L’endroit est parfait, on peut
vraiment prendre du bon temps et sortir de la ville. »
Daniel et Guy aussi sont heureux, même s’ils étaient encore affairés à équiper les
voies et qu’ils n’ont pas pu partager ce moment avec la jeunesse yéménite autant
qu’ils l’auraient souhaité. Ce qu’ils remarquent, c’est la joie débordante, c’est
l’allégresse qui se dégage de cette journée vécue en toute simplicité par chacun, ce
sont les jeunes qui profitent pleinement de l’occasion qui leur est donnée d’être
ensemble, entre garçons et filles, librement. Parce que dans cette société qui reste très
traditionnelle, les instants partagés mutuellement entre garçons et filles sont rares,
surtout à l’adolescence. En plus, il n’existe aucune infrastructure, aucun endroit où les
jeunes puissent passer du temps ensemble, que ce soit pour faire du sport ou avoir une
activité culturelle. Les deux Français espèrent que l’expérience ne s’arrêtera pas là,
que l’initiative continuera et que grâce à cette démarche, les jeunes pourront
apprendre à maîtriser les techniques d’escalade basiques : savoir descendre en rappel,
faire un relais, savoir assurer ; voire apprendre à grimper en tête, ou à être autonome
pour faire sa manipulation de corde une fois arrivé au relais.
SOCOTRA
Le lendemain, après n’avoir dormi que quelques heures, Ali va vivre une grande
première : pour accompagner l’équipe sur l’île paradisiaque de Socotra, il va prendre
l’avion ! Heureusement, l’attente à l’aéroport n’est pas trop longue. Une fois à bord,
Ali observe tout ; les hublots, les mouvements des hôtesses, la plaquette explicative
sur la sécurité pendant le vol. Quand l’engin décolle, il se cramponne un peu à son
siège, et c’est parti ; le voilà dans les airs. Ses compagnons de route l’observent en
coin ; il semble plutôt tranquille pour quelqu’un qui prend l’avion pour la première
fois. C’est surtout qu’Ali a hâte de découvrir enfin cette île, perdue au milieu de
l’Océan Indien, récemment admise sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.
Entre autre, son écosystème unique et préservé de la pollution a permis à plusieurs
espèces endémiques de la faune et de la flore mondiale de s’y développer.
Aussi incroyable que cela puisse paraître étant donné le potentiel de l’île, Daniel et
Guy sont certainement les premiers grimpeurs à venir sur Socotra dans le but
d’équiper des voies d’escalade. De cette terre édénique, ils n’ont vu que des photos de
randonneurs, de touristes. Ils en ont imaginé un endroit agréable et beau, susceptible
d’attirer quelques grimpeurs. Mais jamais ils n’auraient osé rêver ce qu’ils vont
finalement y découvrir. Dès que l’avion approche des côtes de l’île, les deux Français
entraperçoivent une blancheur escarpée et étincelante qui vient s’éteindre dans la
mer : les côtes de Socotra se révèlent à eux. Le voyage vaut le détour ; ne serait-ce
que pour le plaisir des yeux. La descente de l’avion se fait dans l’excitation, malgré la
chaleur humide qui vient étreindre les têtes et les corps. Chacun a hâte de partir à la
découverte de Socotra.
Rapidement, les grimpeurs et leurs compagnons se mettent en quête d’un endroit idéal
où installer le camp de base. En chemin, ils découvrent un décor incroyable fait de
terre rouge et de sable blanc, de falaises sombres et éclatantes, d’océan turquoise et
vert profond, d’arbres sang dragon perdus dans les bourgeons roses des arbres
bouteille. La vision est magnifique, presque irréelle. Plus personne ne parle ; toute
l’équipe est sous le charme. Quant aux yeux de Daniel et de Guy, ils sont fixés sur les
parois, observant la verticalité, repérant les potentialités, imaginant les possibilités.
Leur objectif est clair : ils veulent voir si la qualité des parois et du rocher est
suffisamment bonne pour susciter l’intérêt de grimpeurs qui aiment voyager à travers
l’escalade ; ils veulent voir si Socotra peut devenir une destination phare de la grimpe
d’aventure. Ils savent qu’ils n’ont que quatre jours pour faire leur travail, repérer et
équiper des voies ; alors ils ne doivent pas perdre de temps.
C’est finalement au nord-est de l’île, près d’un endroit nommé Arhar que leurs yeux
d’experts vont repérer une cavité béante pareille à une grande bouche ouverte dans la
falaise. Dès que le campement est installé, les sportifs partent à la découverte de la
cavité. Pour parvenir jusqu’à elle, ils doivent d’abord venir à bout d’une immense
dune de sable, collier mouvant qui se détache au pied de la paroi. L’ascension est
difficile et épuisante sous ce soleil de plomb, perché très haut dans le ciel. Les zones
d’ombres sont pratiquement inexistantes. Les hommes souffrent rapidement de la
chaleur. Ils doivent s’économiser ; ne pas perdre d’énergie à transpirer. Mais
lorsqu’ils atteignent finalement la cavité, une fraîcheur rassurante vient les accueillir.
Elle est due en partie aux stalactites qui peuplent le plafond de cette bouche géante.
Daniel remarque immédiatement cette incongruité et y voit un grand potentiel : et s’il
ouvrait une voie dans les stalactites ? Pourquoi pas. D’autant qu’avec Guy, ils voient
que le rocher a l’air très bon. De base solide, c’est un mélange de calcaire et de grés
qui a été nettoyé et balayé par les vents au fil des ans. Parfois, selon les expositions,
on trouve des dépôts de lichen ou de la végétation, mais malgré cela, le rocher est très
résistant. Guy et Daniel jubilent de plus en plus. Ils ne se sont pas trompés ; le lieu est
juste parfait. Maintenant, le plus gros du travail reste à faire : équiper les voies.
Quelques centaines de mètres plus bas, la couleur bleu turquoise de l’eau vient les
conforter dans leur choix : l’endroit est paradisiaque. Pour Ali, si l’endroit est beau, il
n’en est pas moins très impressionnant ; un peu trop peut-être. Il reste circonspect
quant aux possibilités de grimpe qui pour lui seraient suicidaires dans un tel endroit.
Mais le jeune habitant de Sana n’est pas au bout de ses surprises. Quand il voit Daniel
s’aventurer entre les stalactites et se hisser sur une paroi dont la verticalité s’abîme
des centaines de mètres plus bas, son cœur se retourne. Jamais il n’avait vu un homme
faire cela ; se glisser souplement sur la roche froide, entre les stalactites, tel un
serpent, pour les étreindre et les escalader, sans avoir peur de tomber. Même les
meilleurs guerriers de sa tribu n’ont jamais fait cela. Daniel devient pour lui un
extraterrestre, ou simplement un fou. Ali prend alors conscience du fossé qui sépare
son escalade de celle que pratiquent les deux Français. Le chemin qui lui reste à
parcourir pour atteindre leur niveau et leur confiance est énorme. Pour l’instant, il ne
se sent pas capable de s’aventurer sur leurs pas. Il n’est pas comme eux ; il n’est pas
fou.
Les trois jours qui vont suivre vont être ceux d’immenses efforts de la part des
sportifs pour atteindre leurs objectifs à temps. Travaillant jusqu’à ce que la nuit soit
déjà bien avancée, s’accommodant au rythme des batteries de leurs perceuses qu’il
faut recharger régulièrement, ils vont nettoyer, percer, sécuriser jusqu’à ouvrir deux
voies, l’une traversant d’une longueur de corde les stalactites et l’autre se développant
sur cinq longueurs de corde le long d’un pilier plus humain. La première est baptisée
Saharan, « celui qui ne dort pas, qui ne trouve pas le sommeil », et la seconde Yalla
habibi, « en avant mon amour ».
Avant de quitter l’île, Daniel et Guy s’offrent quelques escapades dans l’eau
paradisiaque de l’océan indien, y découvrant des criques isolées et de beaux rochers à
escalader. De loin en loin, ils aperçoivent des poissons multicolores et la danse de
bancs de dauphins qui s’approchent des côtes. L’endroit est décidément merveilleux.
Les deux amis repèrent aussi quelques autres falaises, quelques autres parois,
quelques autres paysages qui font rêver leurs yeux de grimpeur. Ils en sont sûrs
maintenant, l’île a un gros potentiel. Ils reviendront.
SANA’A
Daniel doit encore s’occuper d’un petit détail avant de laisser derrière lui le pays de la
reine de Sabba. Il l’a promis à Ali. Il doit escalader la façade d’un hôtel, le Burj Al
Salam, immeuble qui a lui seul représente toute la beauté et l’authenticité du Yémen.
Il est l’un des plus anciens et des plus hauts de la vieille ville de Sanaa, ce qui en fait
le symbole de cette cité millénaire, classée au patrimoine mondiale de l’humanité par
l’UNESCO. Ses maisons en pisé, en basalte ou en briques ont résisté à l’épreuve du
temps, et elles continuent de résister à la modernité, protégeant les habitants dans
leurs remparts imprenables. Sur la demande d’Ali, Daniel rend donc hommage à sa
façon au Yémen et à ses habitants, en escaladant une des plus belles façades de la
vieille ville. Même si l’opération est impromptue, le bouche à oreilles a fonctionné
rapidement et le public s’est déplacé en nombre pour observer le phénomène.
D’ailleurs, on ne sait pas trop ce qu’on est venu voir, mais on sait qu’un homme
s’apprête à commettre quelque chose d’extraordinaire. Dans la foule, certains
prétendent même qu’un homme va sauter du toit. Finalement, c’est une silhouette
agile et délicate surmonté d’un panama (chapeau traditionnel d’Amérique latine) qui
va tranquillement se détacher sur le ciel de Sanaa, s’élevant de plus en plus haut,
jusqu’à atteindre le sommet du Burj Al Salam. Les enfants n’en croient pas leurs
yeux. Ils ont vu Spiderman ! S’il n’est pas Spiderman, Daniel Du Lac n’en est pas
moins le héros du jour. A sa descente, les enfants se bousculent pour le toucher, lui
serrer la main, demander une photo, monter avec lui dans le ciel. Certains
s’approchent même du mur de l’hôtel pour essayer de grimper. Des vocations sont
sans doute en train de naître. Rien ne peut faire plus plaisir à Daniel et Guy qui
quittent le Yémen avec le sentiment d’avoir amorcé quelque chose. Maintenant, il faut
entretenir le feu, continuer à soutenir le YAC et revenir rapidement pour ouvrir
d’autres voies, pour supporter la mise en place de nouvelles infrastructures, pour que
le potentiel du Yémen en matière de sports d’extérieur soit reconnu et exploité à sa
juste valeur.
Ali voit partir les deux hommes avec un peu de tristesse. Les dix derniers jours passés
en leur compagnie ont été les plus intenses de sa vie. Mais quand on l’interroge sur
eux, il secoue la tête avec fatalité, en soupirant : madjnounin ! madjnounin ! ; « ils
sont fous ! ils sont fous ! ». Puis il sourit malicieusement et éclate de rire. Quand il
reprend son souffle, il explique qu’il n’a jamais vu de tels grimpeurs. Pour lui, c’est
une grande rencontre. A leurs côtés, il a beaucoup appris ; sur l’équipement, sur la
sécurité, sur les bons procédés. Mais surtout, il a pris conscience de ce qu’était la
véritable escalade, la véritable verticalité. Pour lui, grâce à Daniel et Guy, la grimpe
prend une nouvelle dimension, un peu trop vertigineuse à son goût, bien moins
rassurante que les montagnes de son village de naissance. Mais il sent qu’il est en
train de passer un nouveau cap. Même si ce cap est difficile, il est nécessaire. Il espère
donc que les deux Français reviendront, parce qu’il veut continuer à apprendre en les
observant, parce qu’il voudrait lui aussi voyager à travers son pays pour découvrir
d’autres spots d’escalade, parce qu’il voudrait secrètement devenir aussi fort qu’eux.
Yalla al latoul ! *
•
expression courante au Yémen, pour dire « allons-y !»
Laetitia Klotz
Il serait malhonnête de ne pas parler des problèmes de sécurité au Yémen, aussi,
Benoit Guilbert, consultant en sûreté au Yémen nous fait part de ses observations :
Si on considère l’aspect sécuritaire du Yémen, quelques points sont à noter:
- Concernant le terrorisme sa présence sur le sol Yéménite n’aura échappé à
personne. Depuis 2007, 5 attentats ont été menés de 2007 à 2009. Depuis, le
gouvernement yéménite soutenu par d’autres pays et organisations (EtatsUnis, union européenne…) mène une politique anti-terroriste agressive qui se
traduit par une surveillance accrue et un affaiblissement de ces réseaux
terroristes. Certes la menace existe (question de probabilité), mais pour éviter
toute paranoïa excessive, on peut noter que malgré les attentats meurtriers
conduits en Egypte (entre 2004 et 2009), cette destination reste aux yeux de
tous, une destination touristique par excellence.
-
Concernant la prise d’otage, héritage ancestral, les tribus s’en servent afin
d’alerter l’opinion et d’être en mesure de négocier avec les autorités locales
(pour la création d’une route, d’une école…). Apres négociations, les otages
sont relâchés sains et saufs, le plus souvent en moins d’une semaine.
Voici pour les dangers du Yémen que nous ne pouvons pas omettre et que nous
prenons en considération. Ces dangers sont liés à des zones spécifiques et sont
relatifs à des comportements particuliers (méconnaissances des lieux, non
évaluation de la situation avant le départ…).
Mais ce que l’on dit moins c’est qu’au Yémen des familles d’expatriés vivent en toute
tranquillité respectant simplement des mesures évidentes de comportement ; c’est
qu’il n’y a pas de violences urbaines, pas de vols, pas d’agressions gratuites. Là
encore, on est loin du Brésil de l’Afrique du Sud et bien d’autres destinations
convoitées mais oh combien risquées.
Pour conclure les zones à éviter au Yémen sont connues de tous et il suffit donc de
ne pas s’y rendre et de se concentrer sur ce que ce pays donne de meilleur :
Authenticité, singularité, magie et envoutement…