The "Truth about White Slavery" - Université catholique de Louvain

Transcription

The "Truth about White Slavery" - Université catholique de Louvain
Recherches sociologiques et anthropologiques 2008/1
C. Machiels : 27-40
The "Truth about White Slavery"
Présentation d'une enquête réalisée par Teresa
Billington-Greig pour The English Review (juin 1913)
par Christine Machiels
*
En 1913, une féministe anglaise, Teresa Billington-Greig, publie dans The English Review les résultats d'une enquête qu'elle a réalisée sur la traite des blanches. Alors que cette question suscite une agitation exceptionnelle (moral
panic), sa recherche fait, à bien des égards, et au vu de la littérature de l'époque, figure d'exception. Symbole de toutes les angoisses d'une société victorienne en pleine mutation, la traite suscite de grandes émotions, auxquelles
Teresa Billington-Greig oppose une réflexion basée sur l'étude des faits et la
critique. Par son travail d'investigation inédit, qui répond aux critères de la recherche empirique, elle plaide plus largement pour une science sociale au service des réformes.
I. Introduction
En juin 1913, environ six mois après l'adoption du Criminal Law
Amendment (White Slavery Traffic) Bill visant à renforcer la législation
anglaise contre les proxénètes et les souteneurs, la féministe Teresa
Billington-Greig (1867-1964) réagit dans The Eng lish Review :
We have achieved nothing for the victims of exploited prostitution
by this panic and punitive Act. Those responsible for it may have
obtained ease of mind, the selfish satisfaction of having
accomplished something. But that is merely the measure of their folly
(Billington-Greig, 1913 :446).
Depuis la fin du XIX' siècle, les politiques répressives adoptées par le
Parlement britannique contre la prostitution sont conditionnées par une
"peur panique" de la traite des blanches. En juillet 1885, l'article de W.
Stead "The Maiden Tribute of Modem Babylon" publié dans la Pall Mall
• Aspirante du FRS-FNRS, doctorante en co-tutelle à l'UCL (CHDJ, Centre d'histoire du droit et de la
justice) et à l'Université d'Angers (CERHIO-HIRES, Histoire des régulations et des politiques sociales).
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Gazette avait suscité une grande agitation sur ce thème. Des récits sensationnels relatant l'histoire de jeunes filles innocentes, enlevées par des
trafiquants et forcées à se prostituer dans des pays étrangers s'étaient multipliés. Face à l'émoi, le Criminal Law Amendment Act est voté
(Walkowitz, 1992 :121). La même année, la National Vigilance Association est formée, avec W. Coote comme secrétaire général. Sa mission
principale est de veiller à l'application des nouvelles mesures. L'association est aussi à l'initiative de la lutte internationale contre la traite des
blanches.
Quelques années plus tard, en 1909, les défenseurs de la moralité publique obtiennent du gouvernement britannique la promesse de renforcer la
législation contre les souteneurs. Cependant, l'agenda politique est surchargé et les discussions à ce sujet sont repoussées. En avril 1912, la mort
accidentelle de W. Stead lors du naufrage du Titanic donne un nouvel
élan à la campagne des moralistes. En juin, un Pass the Bill Committee
rassemblant les forces vives des associations puritaines, religieuses et suffragistes est formé; il est coordonné par Percy Bunting, présidente du
comité exécutif de la National Vigilance Association (Bristow,
1977 :191-192).
Suite aux pressions du comité, le White Slave Traffic Bill est adopté en
décembre 1912, ce qui suscite des polémiques. Comme le montre l'étude
de I. C. Fletcher sur les réactions de la presse radicale face à la campagne
pour le vote du Bill, plusieurs socialistes et féministes engagent la controverse sur le terrain politique (Fletcher, 2006 :89). En particulier, la majorité des suffragistes (dont Millicent Fawcett, les Pankhurst, Alison
Neilans) participent à la campagne moraliste en faveur d'une nouvelle
législation. Cette démarche représente une opportunité politique dans le
contexte de la défaite du Conciliation Bill en mars 1912 (Fletcher,
2006 :92r.
Pour ces militantes, la traite des blanches est le symbole par excellence
de la violation des droits des femmes. Désormais, l'acquisition du suffrage féminin et la suppression de la traite constituent un même combat.
Cependant, toutes les championnes de l'émancipation des femmes ne soutiennent pas le Bill. Dès février 1912, l'hebdomadaire radical The Freewoman affiche son scepticisme en la matière (Fletcher, 2006 :94-95). En
novembre 1912, la féministe Rebecca West, également collaboratrice au
Freewoman, publie une critique détaillée des clauses du Bill dans le
journal socialiste The Clarion. Elle dénonce particulièrement l'enthousiasme entourant la proposition visant à infliger la flagellation comme punition pour les proxénètes reconnus deux fois coupables (West,
1982 :122). Rebecca West ne se contente pas de commenter le Bill, elle
I Le Conciliation Bill de 1912 est la troisième tentative ratée d'un compromis relatif à l'octroi du droit
de vote aux femmes en Angleterre. L'échec du premier Conciliation Bill avait donné lieu au Black
Friday (18 novembre 1910). Ce jour-là, une manifestation d'environ 300 suffragettes tourna à l'émeute:
une centaine d'entre elles furent blessées et arrêtées par la police (KENT s. K., 1987, pp.184-219).
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pousse la critique plus loin. Convaincue de l'existence de la traite des
blanches, elle pointe néanmoins du doigt l'absence d'enquête à ce sujet:
Those of us who have an ideal of a parliament as a research laboratory in which social questions will be weighed and analysed and finally
understood will feel indignant that the House of Commons started to
legislate on this subject without having the slightest expert evidence
as to what it was legislating about (West, 1982 :120).
Ce qui a valeur d'intuition chez Rebecca West, devient l'un des principes directeurs de la démarche inédite de Teresa Billington-Greig face à la
question de la traite des blanches. Forte de la conviction que toute
question sociale ne peut être résolue qu'à la lumière des faits, Teresa
Billington-Greig suggère dès juin 1912 aux membres du Pass the Bill
Committee d'entreprendre une enquête avant de s'engager dans la
campagne en faveur du Bill. Le comité ne donne apparemment pas de
suite à cette recommandation. Teresa Billington-Greig mène donc ellemême des investigations sur les cas présumés d'enlèvements ou les tentatives d'enlèvements de jeunes filles. Les résultats de ses recherches sont
publiés un an plus tard dans The English Review (Billington-Greig,
1913 :430-431). A cette époque, Teresa Billington-Greig collabore régulièrement à cette revue, comme elle le fait également pour Freewoman et
Contemporary Review. Au début de la Première Guerre mondiale, elle
met également en chantier un livre au sujet des White Slave Acts
(Fitzgerald/McPhee, 1987 :18). Dans les années 1913-1914, elle a effectivement rédigé plusieurs textes destinés à la publication sur le thème de la
traite des blanches. Ces documents se trouvent dans ses archives personnelles, à la Women's Library (Londres)', Cet article examine l'originalité
du discours de Teresa Billington-Greig sur la question de la traite des
blanches. Au vu de la littérature de l'époque, elle fait, à bien des égards,
figure d'exception.
II. Déconstruire le mythe
Teresa Billington-Greig s'interroge en premier lieu sur l'émotion irrationnelle qui préside à l'adoption des mesures répressives à l'égard de la
prostitution. Pour elle, ces histoires d'enlèvements qui suscitent une
vague d'agitation dans la société anglaise, altèrent la perception du problème. D'emblée, elle diagnostique les symptômes d'une "peur panique".
Dans son article "The Truth about White Slavery", elle énumère les caractéristiques de la rumeur autour de la traite: le nombre, la nature extraordinaire de ces histoires ainsi que l'absence de sources discréditent profondément la valeur des récits d'enlèvements ou de tentatives d'enlèvements
de jeunes filles. Pied-à-pied elle déconstruit des histoires d'enlèvements
par motos, des récits de jeunes filles droguées ou disparues, diffusés dans
2
PTBG, 7 TBG/2/G/6.
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The Standard, journal auquel contribue le moraliste W. Coote, ou dans
The Awakener, périodique de la Men's Society for Women's Rights.
Teresa Billington-Greig décide de mener l'enquête en se fixant pour
objectif de déterminer la fréquence réelle des enlèvements (trapping).
Comme prémisse, elle définit l'objet de ses investigations tout en reconnaissant le caractère complexe de la question :
If unwilling girls can be carried off in broad daylight by force, drugs,
or false messages, I should call that trapping. I know that there is a
broad, debatable ground between this type of case and seduction,
occupied by false advertisement cases, beguilement and decoying
cases, in which the victim is more or less a consenting party
(Billington-Greig,
1913 :431).
Décidée à faire la lumière sur ces faits, elle envoie des lettres aux
leaders des associations de moralité publique, rédige des questionnaires
et établit des données statistiques à partir des chiffres transmis par les
directeurs de police (Chiefs Constables) de Glasgow, Edinburgh, Portsmouth, Southampton, Leeds, Stoke-on-Trent et Bath. Par souci de transparence, elle précise à ses lecteurs que l'ensemble des documents qui
servent à la rédaction de son article sont confiés aux mains de l'éditeur de
The English Review.
Elle réexamine les cas de trapping avancés par Miss Mackezie, de la
Ladie's National Association, et C. Bramwell Booth, de l'Armée du Salut.
Aucun témoignage ne corrobore la véracité des faits, qui ne sont souvent
que des tentatives d'enlèvements ou ne concernent que des victimes
étrangères (Billington-Greig, 1913 :437-438). Également interrogés, W.
Coote et Mrs Hunter de la National Vigilance Association, échouent à
trouver les sources des récits d'enlèvements forcés qui ont inondé tout le
pays. W. Coote, dans sa réponse, ajoute cependant:
It does not follow that the particular cases referred to did not
happen ... I have little doubt that the stories told were based on actual
fact ... (Billington-Greig, 1913 :439).
Ce n'est pas l'avis de Teresa Billington-Greig, qui oppose au "mythe"
de la traite des blanches une méthode expérimentale et empirique de la recherche des faits pouvant servir à développer des remèdes plus efficaces
que la restriction ou la régulation de la prostitution'. Cette démarche
empirique (enquête sur le terrain, étude de cas, critique des sources),
qu'elle utilise et commente à plusieurs reprises, est assurément originale
et nouvelle',
Teresa Billington-Greig démontre que toutes les filles portées disparues
ne sont pas nécessairement les victimes de trafiquants (Billington-Greig
3 Comme l"explique Jo Doezema, «myth does not simply mean something that is "false", but is rather a
collective belief that simplifies reality» (DOEZEMA J., 2000, p.27). Elle cite à ce propos l"analyse de
F.K. Grittner au sujet de la version américaine de l'agitation relative à la traite des blanches (GRITfNER
F. K., 1990, p.7).
4 C'est également la conclusion de D. Jazbinsek (JAZBINSEK D., 2002, pp.44-45).
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1913 :434). La première partie de son tableau statistique le prouve (voir
tableau 1) : la proportion des filles et des femmes retrouvées est à peu
près équivalente à celle des garçons et des hommes.
CRIMINALLAW AMENDMENTINQUIRY
SECTION
Edinburgh.
Glasgow.
Southampton.
50&88
90& 143
13&22
50
28&31
67 &92
All
49
Portsmouth.
Leeds.
Bath.
All
{Invariably
traced}
All
Stoke-on-Trent.
A.
I. How many girls and women
eported missing during 19127
2. How many were traced?
3. How many were proved
into the bands of procurers?
to have fallen
Nore
No",
None
1 Abducted
None
None
Do responsible persons always inforrr
police when relatives reported
missing
ommunicate with tbem or return home?
No
No
Generally
Yes
Generally
{Asked to do
so}
5. How many boys and men were reported
missing during 19121
129 & 69
256&239
52
72
6. How many were traced?
80&43
180& 143
All
70
{Allexcept
absconding
husbands}
See2
{Allexcept
absconding
offenders}
13
No
No
7. How many girls and women
reported
missing during the first
monthsof(a)
1912?
were
three
fCb) 1913?
Il & 26
26&33
6&3
23&31
33&50
5&5
None
None
SECTIONB.
1. Before the passing of tbe Criminal Law
Amendment Act, 1912, were the police
authorities acquainted with any known or
suspected procurers with whom they could
;not interfere because they did no~ then
possess the power of arrest on suspicion? I
so, how many?
No
2. Were these procurers known to carry on
an organised traffic in trapped and deceived
girls?
No
{No residents, but
suspected persons
passed through}
No
No
3. Have any of these persons been arrested
since the assing of the Act?
No
No
No
No
No
None
None
. Have any left the country?
5. What methods of trapping girls have been
mployed
by
procurers
within
the
xperience of the police?
SECfIONC.
1. Please
give the total number
0
rosecutions under the Act since it carne
into force
2. How many of these were for procuring?
3. How many for living upon the immoral
arnmgs of women?
How many of the latter were instituted by
he women themselves?
43
None
None
35
38
JO
No",
None
No",
JO
None
None
None
Tableau 1. Résultats de l'enquête menée par Teresa Billington-Greig pour définir la fréquence des cas
d'enlèvement'.
Ceci amène Teresa Billington-Greig à conclure qu'aucune cause
anormale n'explique la disparition de jeunes filles seules. Ainsi,
statistiques à l'appui, elle montre que l'adoption du White Slave Traffic
Bill n'a pas provoqué de diminution du nombre de disparitions pour
l'année 1913 (Billington-Greig,
1913 :442-443). Dans un texte non
publié, intitulé The missing daughter, elle énumère les raisons qui
peuvent pousser une jeune femme à partir de chez elle:
5
Tableau réalisé d'après BILLINGTON-GREIG T., 1913, p.442.
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So many run away because they are unhappy at home, we should
have said, and so many because they have got into trouble which will
cause them to be punished, some go because they want more liberty
and less housework, and some because they dream of seeing life on
the stage or becoming famous, and some for many other reasons".
Teresa Billington-Greig sait de quoi elle parle: née en 1877 à Preston
(Angleterre), elle se rebelle à l'âge de 17 ans contre le catholicisme de sa
mère et quitte la maison familiale pour vivre à Manchester. Elle y suit des
cours du soir et devient enseignante. A la Ancoats University Settlement,
elle développe son aptitude à débattre, son esprit critique, en même temps
que son intérêt pour l'émancipation des femmes. Au fil de ses lectures,
elle s'éloigne de l'Église catholique et se définit elle-même comme une
agnostique (Fitzgerald/McPhee, 1987 :3). Ayant fait l'expérience d'une
indépendance nouvelle, Teresa Billington-Greig a conscience d'appartenir à une génération de femmes qui obtiennent progressivement le droit
de penser par elles-mêmes, de planifier leur propre vie et d'en assumer les
responsabilités'. Contrairement à beaucoup de ses contemporains, elle ne
redoute pas l'acquisition de cette nouvelle autonomie:
The liberty of woman must come and it will come without destroying
love or the best form of the family or the permanent mating of lovers,
if it be met with frank and fair discussion and a rational recognition
of both sex and human needs",
Dans un contexte marqué par l'essor industriel, cette confiance ne va
pourtant pas de soi. Beaucoup de réformateurs, partageant une certaine
angoisse face à ces dimensions nouvelles, éprouvent certaines difficultés
à faire la distinction entre leur désir de protéger les jeunes filles et leur
envie de les contrôler (Gorham, 1978 :355). Aussi, la confusion entre le
problème des abus sexuels envers les enfants et la question du contrôle de
la sexualité des jeunes filles imprègne les discours moralistes de la fin du
XIX· et du début du XX· siècles (Gorham, 1978 :369). Teresa BillingtonGreig, quant à elle, fait la difference:
The cases of criminal assault upon children are quoted to give an air
of credibility to this general condemnation. But there can be no fair
comparison between the two classes of crime (Billington-Greig,
1913 :445).
III. Établir des faits
En juin 1913, au moment où Teresa Billington-Greig publie les
résultats de son enquête dans The English Review, une conférence internationale contre la traite des blanches est organisée à Londres par W.
Coote. Quelques années plus tôt, ce dernier a fondé un mouvement en vue
6
7
8
PTBG, The Missing Daughter, (c.1913), 7 TBGI2/G/6/15.
PTBG, The Social Evil: Reform or Punishment?, (c.1903), 7 TBG/2/G/6/09.
PTBG, Feminine Vice and Virtue, (c.19I3), 7 TBG/2/G/6/07.
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de coordonner l'action internationale, c'est-à-dire l'unification des
législations concernant la répression des trafiquants, l'organisation des
opérations policières, et, autant que possible, la coordination de l'action
des comités nationaux contre la traite en Europe. Depuis 1899, plusieurs
congrès ont eu lieu à l'issue desquels des mesures concrètes ont été prises
en accord avec les différents gouvernements. Au nombre de ces mesures,
la plus importante est la convention intergouvernementale de 1910 pénalisant tout acte de proxénétisme à l'égard d'une fille mineure, ou à l'égard
d'une femme majeure s'il y a contrainte, menace ou ruse.
Le 11 juillet 1913, quelques jours après la clôture de la conférence
internationale de Londres, Teresa Billington-Greig rédige un texte intitulé
"The Salvation of the White Slave". Elle y critique les remèdes préconisés
par les congressistes (règlements administratifs, lois et punitions) pour résoudre le problème de la prostitution. Pour trouver les bonnes solutions,
elle signale qu'il faut connaître les faits:
If we are to be on our guard against dangers we must know how and
where they exist and in what consists their gravity",
Elle distingue deux classes de femmes prostituées: les "filles tombées"
(fallen women) qui se prostituent pour leur propre profit et les victimes de
la traite des blanches qui sont plus ou moins contraintes de vendre leur
corps pour le profit d'un autre. Selon elle, l'erreur des sociétés de vigilance est de défendre des palliatifs (punition des proxénètes et des propriétaires de maisons de débauche) uniquement à destination de la seconde catégorie. Or précisément c'est l'existence de celle-ci que Teresa
Billington-Greig met en doute. Aucun cas de jeunes filles enlevées ou
droguées n'a pu être prouvé par son enquête". L'auteure se penche donc
sur le premier groupe des "filles tombées". Pourquoi celles-ci se livrentelles à la prostitution ?
Pour répondre à cette question, Teresa Billington-Greig fait référence à
une enquête réalisée en Angleterre par le Dr. Helen Wilson. Née à Mansfield (Nottinghamshire) en 1864, Helen Wilson est diplômée de la
London School of Medicine for Women. A côté de sa carrière médicale,
elle s'engage, comme son père Henry J. Wilson, dans la lutte contre la
réglementation de la prostitution. Membre active du comité britannique
de la Fédération abolitionniste internationale, Helen Wilson est, avec
Alison Neilans, l'héritière de la croisade menée quelques années plus tôt
par Joséphine Butler (Summers, 2006 :222). Forte de son expertise scientifique, elle a réalisé une étude sur la prostitution à partir de l'examen
d'environ un millier de cas collectés pendant deux années". Ce n'est pas
un hasard si Teresa Billington-Greig, dans un texte intitulé "The Trade in
PTBG, The Salvation of the White Slave (july, 11,1913),7
to Ibid.
9
TBG/2/G/6/14.
Il Au début de la Première Guerre mondiale, Helen Wilson participe également à la controverse
sur la
prévention des maladies vénériennes (WILSON H., 1916, p.2).
34
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sex", choisit de présenter cette enquête. Elle oppose au dogmatisme des
réformateurs l'effort scientifique du Dr. Helen Wilson dont elle décrit la
démarche:
About a third of the first thousand cases were found to be not
actually making a trade of vice and these were eliminated. Half the
question papers were filled in by penitentiary and rescue workers,
others by the women themselves or by those well-acquainted with
them; and in nearly all cases the facts were corroborated by
independant enquiry. In presenting her results Dr. Wilson is careful
to state that conclusions based upon them can at best be very
tentative and imperfect and should rather be regarded as suggestions
than as proofs",
DR HELEN
lReasons that have operated
WILSON'S
INVESTIGATION
to drive women
into prostitution
1. Demoralising bome conditions or the lack of a home
Cases
185
· Vanityor love ofpleasure
135
· Free choice detennined by natural inclination
99
· Some economic cause such as low wages or unemployment
88
· Seduction
47
· Weaknessofwill
33
· Compulsion
32
9. Recklessness after loss or grief
otal cases
20
669
Tableau 2 : Facteurs déterminant l'entrée en prostitution
selon les résultats de l'enquête du Dr. Helen Wilson",
Pour Teresa Billington-Greig, les résultats chiffrés du Dr. Helen
Wilson, bien qu'imparfaits, doivent idéalement constituer la caution
scientifique des remèdes préconisés par toutes les écoles de pensée liées
au travail social de prévention ou de secours. L'enquête porte principalement sur les origines de la prostitution, définies par les femmes ellesmêmes ou par leurs proches. Teresa Billington-Greig est prudente quant à
l'interprétation de ces chiffres: plusieurs facteurs sont en jeu et ceux que
l'étude fait apparaître ne constituent pas forcément les causes de la
prostitution. Toutes proportions gardées et à partir des réponses reçues,
elle dresse le bilan suivant: le facteur retenu par le plus grand nombre de
ces femmes (bad home conditions or lack of a home) montre l'influence
prépondérante de l'environnement,
de l'atmosphère
familiale dans
laquelle vivent les jeunes. Les deuxième et troisième raisons citées (love
12
13
PTBG, The Trade in Sex, (c. 1913),7 TBG/2/G/6/02.
Tableau réalisé par nous d'après: PTBG, The Trade in Sex, (c. 1913),7 TBG/2/G/6/02.
C. Machiels
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of excitement, natural inclination) sont, pour Teresa Billington-Greig,
autant de facettes de cette première cause : la responsabilité incombe aux
familles qui échouent à transmettre les valeurs justes (a higher standard),
comme à celles qui les imposent par une discipline trop stricte. Teresa
Billington-Greig insiste particulièrement sur l'aspect économique du problème (4e facteur: some economic cause as low wages or unemployment).
Pour elle, la pauvreté est étroitement liée aux autres facteurs: elle est responsable des mauvaises conditions de vie (promiscuité, dépendance des
jeunes femmes, etc.) qui conduisent à la prostitution",
IV. Remédier
Comme Rebecca West, Teresa Billington-Greig dénonce le caractère
répressif du White Slave Traffic Bill, particulièrement la clause réintroduisant la flagellation pour les souteneurs reconnus deux fois coupables.
Pour elle, l'expérience a montré que la loi et la police n'ont aucun pouvoir éducatif ou préventif:
It has been established that the more severe you make your deterrent
punishment the more cunning and subtlety you develop in those who
have to evade it (Billington-Greig, 1913 :428).
Les sections B et C du tableau statistique de Teresa Billington-Greig,
couplées aux témoignages des directeurs de police (Chiefs Constables),
montrent que la police n'a pas connaissance de trafics organisés de jeunes
filles enlevées. Les seules poursuites judiciaires réalisées en vertu du
Criminal Law Amendment Act de 1912 concernent des personnes vivant
du profit de la prostitution d'autrui (Billington-Greig, 1913 :444).
Les causes de la prostitution, telles qu'elles ont été définies par Teresa
Billington-Greig à partir de l'enquête du Dr. Helen Wilson, ne sont pas
punissables au regard de la loi. Elle envisage donc d'autres solutions.
D'une part, elle recommande une plus grande sécurité économique pour
les femmes afin de remédier à leur manque d'indépendance: les travailleuses devraient recevoir un salaire confortable qui leur permette de
vivre". D'autre part, elle préconise l'éducation sexuelle de la jeunesse
pour deux raisons. Premièrement, il s'agit de donner les armes aux jeunes
filles pour résister à ceux qui profiteraient de leur faiblesse ou de leur
ignorance. En deuxième lieu, elle voit dans l'éducation sexuelle le moyen
de remédier à la curiosité morbide (morbid curiosity) qui tantôt magnifie,
tantôt dégrade le sexe aux yeux de la jeune génération". Comme le
montre Susan Kingsley Kent, sa conception de la sexualité féminine est
plutôt modérée. Opposée aux normes sexuelles victoriennes, Teresa
Billington-Greig prend également de la distance par rapport aux visions
IS
PTBG, The Trade in Sex, (c. 1913),7 TBGI2/G/6/02.
Ibid.
16
PTBG, The Salvation a/the White Slave (july, 11, 1913),7 TBG/2/G/6/14.
14
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libertaires développées, entre autres, dans le périodique radical The Freewoman, auquel elle contribue régulièrement (Kent, 1987 :218)17.
Nous l'avons vu, la polémique sur la traite des blanches fait figure
d'arène où s'entrechoquent des conceptions différentes de la sexualité féminine et, plus encore, des rapports entre les genres. En 1913, dans "The
Great Scourge and How to End it", la suffragiste Christabel Pankhurst
rend le gouvernement responsable de la traite des blanches et revendique
au travers de ce manifeste le «Votes for women» et la «Chastity for
mene" :
[... ] a Government who have nothing but insult, treachery, and
torture for women are ready to minister to the vices of men [... ] for
such a condition of affairs the only cure is Votes for Women. When
women have political power, equal with that of men, they will not
tolerate the exploitation of their sisters in India and elsewhere. Nor
will they themselves submit to exploitation (Pankhurst, 1994: 154155).
Aussi, la licence sexuelle masculine dénoncée par Christabel Pankhurst
justifie le militantisme violent des suffragistes.
Teresa Billington-Greig s'oppose au militantisme extrême de la
Women's Social and Political Union dont les Pankhurst sont les leaders.
En conclusion de son enquête, elle critique résolument les Pankhurst qui
instrumentalisent les récits de traite dans le cadre de leur campagne suffragiste". Elle écrit à propos de la vague d'agitation autour de la traite des
blanches:
That this exhibition has been possible is due in no small measure to
the Pankhurst domination. It prepared the soil; it unbalanced the judgment ; it set women on the rampage against evils they knew nothing
of, for remedies they knew nothing about. It fed on flattery the silly
notion of the perfection of woman and the dangerous fellow notion
of the indescribable imperfection of man. It is no exaggeration to say
that these women range man as nearer the devil and the beast than
woman (Billington-Greig, 1913 :445).
Pourtant, dix ans plus tôt, Emmeline Pankhurst, la mère de Christabel,
avait recruté Teresa Billington-Greig au sein de l'organisation suffragiste.
Cette dernière fut d'ailleurs l'une des premières femmes emprisonnées à
Holloway pour la cause suffragiste en juin 1906 (Fitzgerald/McPhee,
1987 :6). Mais dès 1907, elle prend du recul par rapport à ce type d'action
17PTBG,
Sex and Morality, (c.1913), 7 TBGI2/G/6/08.
Le livre est basé sur une série d'articles publiés par Christabel Pankhurst en juillet 1913 dans The Suffragette. Sur l'analyse, l'interprétation et l'historiographie du célèbre texte de Christabel Pankhurst, on
verra JACKSON M., 1994, pp.44-49 et MARTZ L., 2005, p.435.
19 Les féministes Emmeline Pankhurst (1858-1928) et sa fille Christabel (1880-1958), sont à l'initiative
de la formation de la Women's Social and Political Union (Manchester, 1903). En 1906, elles rejoignent
Londres pour militer en faveur du droit de vote des femmes par des manifestations spectaculaires. Leurs
actions se radicalisent. L'échec des Conciliation Bills (1910-1912) suscite de leur part un militantisme
d'une violence extrême: Black Friday, émeutes, grèves de la faim, incarcérations, actions terroristes,
etc. (ROSEN A., 1993).
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C. Machiels
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militante et crée avec Charlotte Despard sa propre association, The
Women's Freedom League. Déçue par le mouvement suffragiste, elle démissionne en décembre 1910 et se consacre à l'écriture. Marquée par une
certaine désillusion, elle fait de la critique du militantisme féministe son
devoir, tout en essayant de définir des stratégies éthiques et rationnelles
pour aboutir à l'émancipation des femmes (Fitzgerald/McPhee, 1987 :1213)20.
Outre l'accent moraliste de la croisade du Women's Social and Political Union, Teresa Billington-Greig remet en question l'idée défendue
par les Pankhurst selon laquelle la traite des blanches est à l'image des
rapports entre les sexes: l'homme est un séducteur et la femme une
victime". Dans le contexte particulier de la controverse autour de la traite,
Teresa Billington-Greig renonce à déterminer qui du client, de la femme
prostituée ou du tenant de maison, est la proie ou le coupable. De manière
générale, elle voit dans les violences perpétrées par les mouvements suffragistes une sorte de "victimisation" à outrance des femmes, à laquelle
elle s'oppose fermement (Fitzgerald/McPhee, 1987 :13). Elle s'insurge
contre une vision manichéenne des femmes diffusée par l'idéologie victorienne (Kent, 1987 :60) : que cette vision soit édulcorée (les femmes sont
naturellement bonnes et moralement supérieures aux hommes), ou
diabolisée (les femmes sont à la source de tous les maux)". Plutôt que par
une lutte suffragiste acharnée qui pourrait lui porter préjudice, l'égalité
passe, selon Teresa Billington-Greig, prioritairement par une reconnaissance rationnelle des deux sexes", Aucun changement social ne peut être
obtenu sans l'avènement de cette égalité entre les hommes et les femmes
(Fitzgerald/McPhee, 1987 :3).
V. Conclusion
Teresa Billington-Greig n'est pas la seule féministe à avoir remis en
cause le caractère répressif de la campagne contre la traite des blanches.
Quelques années plus tôt, alors que le premier Congrès international pour
la répression de la traite des blanches se préparait (Londres, 1899), Joséphine Butler désapprouvait publiquement les moyens coercitifs préconisés par les mouvements moralistes (Gorham, 1978 :267). De même,
après l'adoption du Bill (1912), plusieurs féministes furent consternées
par l'usage qui était fait de ce dernier contre les femmes prostituées ellesmêmes (Martz, 2005 :436). Comme l'explique Judith Walkowitz:
As late as 1914, first-wave feminists were rediscovering that the state
'protection' of young women usually led to coercive and repressive
measures against those same women (Walkowitz, 1982 :89).
20Voir le livre de T. Billington-Greig, The Militant Suffrage Movement, publié en 19l1, dans lequel elle
défend le principe de l'action non-violente.
2) Sur la croisade morale du Women's
Social and Political Union, voir SUE T., 2005, p.203.
22 PTBG, Feminine Vice and Virtue, (c.19l3), 7 TBG/2/G/6/07.
23 PTBG, The Things that Matter, (c. 1913), 7 TBG/2/G/6/03.
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Teresa Billington-Greig a cependant été beaucoup plus loin dans sa critique des politiques répressives à l'égard de la prostitution: elle s'est opposée au principe même d'une loi qui condamnait souteneurs, proxénètes
et tenants de maison. Elle a préconisé des réformes profondes pour remédier à la prostitution: l'éducation de la jeunesse, le changement social
ainsi qu'une réorganisation des conditions économiques (BillingtonGreig, 1913 :429).
La facette la plus inédite de sa pensée réside dans la remise en question
de l'existence même de la traite des blanches. Teresa Billington-Greig
s'est placée à contre-courant de la vague d'agitation qui a précédé l' adoption du White Slave Traffic Bill et qui a suscité l'émergence d'un mouvement international contre la traite. Il semble cependant que son enquête a
eu un impact assez limité sur les législateurs comme sur les mouvements
de réforme. Les résultats de ses recherches n'ont pas été discutés dans les
conférences internationales qui ont réuni les acteurs du privé et du public
autour de la question de la répression des trafiquants internationaux.
Pourtant, l'article de Teresa Billington-Greig "The Truth about the
White Slavery" est remarquable à plus d'un titre. Il est surtout le fruit
d'un travail d'investigation répondant aux critères de la recherche sociale
empirique: enquête sur le terrain, études de cas, démarche heuristique,
critique des sources, usage des statistiques, conscience de la complexité
d'un phénomène, du poids des mots, etc. Plus encore, Teresa BillingtonGreig a plaidé pour une science sociale au service des réformes. Elle a
opposé au "sentimentalisme" des législateurs une pensée rationnelle", De
la même façon, elle a mobilisé son esprit critique dans son engagement féministe, faisant voir à ses contemporaines toute la cohérence d'une démarche inédite et avant-gardiste privilégiant la rationalité plutôt que les
autres passions.
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