LExpress 10-01-08

Transcription

LExpress 10-01-08
Hebdomadaire
Anne Vidalie
L’Express
10/01/2008
Moi, Laura D., étudiante et prostituée
Poussées par la précarité, elles seraient des milliers à se
transformer en escort girls occasionnelles. Alors qu'une enquête
révèle l'ampleur du phénomène, un livre-témoignage - dont
L'Express publie des extraits exclusifs - raconte cet engrenage.
Au bout de leurs plumes, Laura D. et Eva Clouet lèvent un coin du voile
sur un sujet obscur et dérangeant: la prostitution étudiante. Chacune à sa
manière. Laura, 19 ans, en deuxième année de langues étrangères
appliquées, sait ce que vendre son corps veut dire. «J'y ai été obligée
pour payer mes études», dit-elle. Pour régler son loyer et remplir son
réfrigérateur, aussi. Pour ne pas échouer aux Restos du cœur, surtout. La
faim au ventre, l'argent facile à portée de clic, le dégoût de soi: elle
raconte la spirale du sexe tarifé dans un livre lucide et poignant, Mes
chères études, qui paraîtra le 17 janvier aux éditions Max Milo et dont
L'Express publie ici des extraits en exclusivité.
Le même jour, le même éditeur publiera La Prostitution étudiante à
l'heure des nouvelles technologies de communication. Une enquête signée
Eva Clouet, 23 ans, étudiante en sociologie qui a exploré les motivations
de ces escort girls occasionnelles. Ce voyage en terre inconnue lui a
réservé quelques surprises. Celle, notamment, de rencontrer «des filles
normales, ordinaires, qui me ressemblent dans leur façon de vivre, dans
leurs projets. Pas des bimbos maquillées à cuissardes noires».
Combien sont-elles? De 15 000 à 20 000, comme l'estime la police? 40
000, selon le syndicat SUD Etudiant? «Ce phénomène est de moins en
moins marginal, juge Laura. Voyez les sites et les forums qui fleurissent
sur la Toile. Et la demande est énorme...» Quant à l'offre, elle serait en
hausse pour cause de précarité croissante. D'après l'Observatoire de la vie
étudiante, 225 000 jeunes peinent à financer leurs études.
La France n'est pas une exception. Dans le cadre d'une étude menée en
2006 à la Kingston University, au sud-ouest de Londres, 10% des
étudiants interrogés affirmaient avoir des camarades travaillant comme
stripteaseuses, entraîneuses, masseuses ou prostituées. Un chiffre en
hausse de 50% depuis 2000, sur fond d'explosion des frais de scolarité. Le
Japon et l'Europe de l'Est seraient également touchés. Les Polonais ont
même inventé un mot pour désigner ces étudiantes: les «universtituées».
Extraits de Mes chères études:
[Septembre 2006. Laura, 19 ans, est heureuse. Elle est
inscrite en première année de langues étrangères appliquées,
option espagnol et italien. Adieu les années lycée: une
nouvelle vie s'offre à elle sur le campus de V.]
Mon père travaille comme ouvrier et ma mère est infirmière. Tous les
deux gagnent juste le Smic, avec deux enfants à élever. [...] Je n'ai pas
droit aux bourses, car je fais partie de ces innombrables étudiants qui se
trouvent dans la fourchette fatale: très loin de ce que l'on peut qualifier de
riches, pas assez pauvres pour recevoir des aides étudiantes.
17 septembre 2006. Laura assiste à son premier cours.]
Le professeur nous demande de remplir une fiche pour mieux nous
connaître. [...] La fiche inclut une case «Projets professionnels». [...] Je
note tout ce dont je rêve, je confie toutes mes attentes à cet inconnu,
toutes les espérances que représente l'université pour moi. Il manque
quelque chose. Je mâche mon crayon en levant les yeux vers le plafond.
Puis, après quelques minutes, j'inscris tout en bas de mon inventaire de
rêves pour le futur: «Vivre pleinement».
[Laura trouve un emploi de téléopératrice à mi-temps. Elle
partage l'appartement de son petit ami, Manu.]
Manu a vraiment atteint le summum de sa radinerie. Il me réclame de
l'argent pour le loyer, les courses, les factures, ce qui donne un montant
avoisinant 450 euros par mois. Je n'ai pas assez avec mon salaire, alors je
comble avec le peu d'argent de poche que me donne ma mère par mois.
Pas grand-chose; le peu qu'elle peut se permettre, elle me le donne. J'ai
depuis un mois arrêté de payer le forfait de mon téléphone, faisant passer
les frais de l'appartement en priorité dans mes dépenses. En plus de cela,
je travaille quinze heures par semaine dans cette boîte de télémarketing,
vingt heures à la fac, plus les heures passées à réviser. [...]
Je tremble de voir un contrôleur dans le métro, et je me demande sans
cesse comment je vais finir le mois. [...] Suis-je la seule à vivre cela?
Toutes ces situations sont tellement honteuses, je ne peux pas en parler à
mes copines étudiantes. Comment pourraient- elles comprendre? Alors je
décline gentiment leur invitation à déjeuner et m'enferme dans la seule
chose gratuite qu'il me reste: étudier. Tout ceci ne poserait pas vraiment
de problème si j'avais de quoi manger à ma faim. L'état des lieux de mon
placard à nourriture est toujours aussi triste et les victuailles de ma mère
ont peu duré. Des pâtes, des pâtes et toujours des pâtes. Je les regarde
au moment de préparer à manger, et j'ai l'impression qu'elles me
narguent, comme pour me rappeler que ce soir, encore une fois, je n'aurai
pas mieux. Au début, je les accompagnais de sauce tomate en conserve,
mais une indigestion nocturne m'en a dégoûtée depuis, et la simple idée
de voir des pâtes baignant dans la sauce bon marché me donne des
nausées. «Au beurre, ce n'est pas si mal après tout.» Il y a aussi un pot
de Nutella, mon petit bout de bonheur. Je n'en mange pas plus d'une
cuillerée à chaque fois, pour le garder le plus longtemps possible. Il me
réconforte quand j'ouvre le placard.
[En deux mois, à force de privations, Laura a perdu plus de
10 kilos. Elle a pris rendez-vous au Crous, le centre régional
des œuvres universitaires et sociales.]
- Voilà, je viens vous voir parce que j'ai de grosses difficultés financières
et je voulais savoir si je pouvais trouver de l'aide auprès de votre
organisme.
En une fraction de seconde, je lui retrace ma vie sans argent, Manu et le
loyer, mes galères, le manque qui se fait sentir chaque jour. [...] Après un
bon quart d'heure d'explications, je me tais enfin, mais mon silence qui
attend une réponse de sa part la fait toussoter.
- Tout ce que je peux proposer à l'heure actuelle, ce sont les tickets repas
pour prendre vos repas au Crous. Ils ne sont vraiment pas chers, un repas
coûte moins de 3 euros!
Je fais un rapide calcul dans ma tête. Je ne peux pas dépenser près de 15
euros par semaine pour un seul repas par jour. Je suis venue ici dans
l'espoir que l'on me propose des réductions significatives pour manger le
midi et le soir.
- C'est-à-dire que cela représente une petite somme hebdomadaire pour
moi. Je voulais savoir si vous aviez d'autres solutions.
- Dans votre cas, je n'en vois plus qu'une pour ne pas dépenser d'argent
en nourriture: les Restos du cœur.
[...] Voilà, en une phrase, je me situe sur l'échelle sociale française, c'està-dire tout en bas. Si bas que je ne peux pas me payer mes repas, si bas
que l'on me propose de la nourriture offerte aux sans-logis.
Dans toute vie, il y a une nuit où l'on mûrit trop vite. Rien ne sera jamais
plus comme avant. Adieu l'innocence. C'est une de ces nuits
mélancoliques où les bilans font mal. En l'occurrence, le mien est
financier. Pas de fric, des factures qui m'en réclament, un appart à payer.
Plongée dans le noir, adossée à ma chaise devant l'écran de l'ordinateur
de Manu, je contrôle à peine mon doigt qui s'affaire frénétiquement sur la
souris en quête d'une solution. Un site d'annonces, puis un autre. Une
fenêtre, plus ou moins cachée vers le bas de la page et qui se veut
discrète, attire mon regard: réservée aux plus de 18 ans. Deux
catégories: «vénales» ou pas. D'emblée je suis tentée de choisir la
deuxième, comme pour me justifier aux yeux de quelqu'un. Mais la pièce
est vide, je suis seule. Soyons honnêtes, le fric reste clairement la raison
principale de ma présence sur ce site. Juste par curiosité, me dis-je,
sachant très bien que la limite vient d'être franchie. Pas de protection
spéciale, je clique (plus de 18 ans, mon cul!). Dans la case «mot clef»,
j'inscris mon statut d'étudiante et ma ville.
Une liste exhaustive de demandeurs s'affiche alors, que je fais dérouler à
l'aide de ma souris. C'est donc possible et si facile? Je parcours
prestement les annonces qui, après une rapide consultation, se
ressemblent toutes. Les mêmes mots se répètent en permanence: «jeune
fille», «moments tendres», «rencontre», «recherche». Moi aussi je
recherche: de l'argent, et vite. Stupidement catégorisés sous l'alibi plus
que douteux de «massage», les hommes qui se présentent ont en
moyenne une bonne cinquantaine d'années. Plus vieux que mon propre
père. Papa, si tu savais... La différence majeure, c'est qu'eux ont du
pognon, beaucoup, et semblent prêts à le dépenser pour un fantasme que
je suis potentiellement capable d'assouvir. Les tarifs, lorsqu'ils sont
mentionnés, parlent de centaines d'euros à l'heure. Est-ce possible? Tous
ces chiffres font miroiter mon désir de possession en l'espace d'une
seconde. Je m'imagine déjà avec toute cette oseille dans mon portefeuille
élimé, ça dépasserait de partout! Ils parlent aussi de plusieurs heures en
leur compagnie. Qu'importe, une après-midi dans une vie, je suppose
que, quand on a vraiment besoin de fric, ce n'est pas grand-chose. Elle
est peut-être là ma solution, celle que j'attendais. Du confort, et vite.
Le premier message, on s'en souvient toujours. Pour moi, c'est Joe, un
surnom bizarre, avec lequel il signe les messages électroniques qu'il
m'envoie. [...] Je n'ai pas cherché à me trouver un pseudonyme. Trop
entière, trop novice, je ne me suis pas posé la question, je pense
bêtement que Laura restera toujours Laura, quoi qu'il arrive.
«Jeune homme de 50 ans recherche masseuse occasionnelle. Etudiantes
bienvenues.»
[Laura prend rendez-vous avec Joe.]
Ce chiffre bête comme chou revient en permanence: 100 euros de l'heure.
Trois jours dans l'attente. Dans l'attente de quoi? J'ai décidé de ne pas y
aller, alors pourquoi me suis-je mis en tête de respecter l'engagement
passé avec cet inconnu? Je n'irai pas, point final, fin de l'histoire. Mes
pensées vagabondent, entre la raison et le besoin, en faisant bien
attention d'éviter mon jeune cœur, qui n'a pas sa place dans cette
histoire.
Je regarde mon placard de bouffe, vide. Je jette stupidement un coup
d'oeil à mes factures posées sur le meuble. J'ai mal à la tête. Je ferme
mon livre de traduction d'un coup sec.
Une fois, pas plus.
[12 décembre 2006. Laura et Joe se retrouvent dans une
chambre d'hôtel.]
La mallette est posée sur le lit, ouverte. Pendant un instant, je me crois
dans un film à la Tarantino, et, à mesure que je me rapproche pour en
voir le contenu, je m'imagine même des liasses de billets. Au lieu de cela,
une banale lettre, que Joe me tend.
- Que veux-tu que je fasse? Que je la lise ici devant toi?
Toujours sans parler, il me fait oui de la tête. [...]
- Bonjour, Laura. Tout d'abord, ta ponctualité m'a satisfait et je t'en
remercie. [...] Aujourd'hui, nous allons jouer ensemble. [...] Dans un
premier temps, je veux que tu te déshabilles entièrement.
[...] Un vrai entretien d'embauche. Si je passe le teste de la nudité, je
suis sûre d'être embauchée. [...] Une enveloppe m'est tendue, et devant
lui, sans même me demander si l'usage ou les bonnes manières
m'obligent à attendre d'être dehors pour recompter, j'admire mon butin.
Ce n'est pas 100 euros, comme je le croyais, mais 250 euros que Joe me
tend! Deux billets de 100 et un billet de 50. Je n'ai jamais vu de billet de
100 euros. Ma seule préoccupation à la vue de tout cet argent est de
savoir comment je vais sortir 100 euros de ma poche sans éveiller de
soupçons. Je ne dépense jamais autant: les billets de 5 euros
représentent mieux mon quotidien.
- On se reverra sur Internet. Par contre, si tu me vois sur Msn, ne viens
pas me parler, c'est souvent ma femme qui est connectée sous mon nom.
Dans la salle de bains, je fais couler l'eau sur mon corps pendant un quart
d'heure, d'abord sans bouger. Puis j'attrape une éponge et je frotte, de
toutes mes forces, sur ma peau. Elle rougit soudain, sous les grattements
intenses que je lui inflige. Je m'en fiche, je ne peux plus m'arrêter. Je
voudrais ôter toute cette crasse et faire comme si hier n'avait jamais
existé.
[Laura et Manu se séparent. La jeune fille enchaîne les
rencontres tarifées.]
Je n'ai pas un rond, il me semble que plus je m'enfonce dans cette vie
cachée, plus mes fins de mois deviennent difficiles. A chaque problème
financier, je suis tentée de me tourner vers la prostitution. Le cercle
vicieux est là, me narguant et m'entraînant dans son vortex: plus je
gagne d'argent, plus j'en dépense et plus j'en veux. J'ai conscience d'avoir
eu de la «chance» jusqu'à maintenant. Personne ne m'a forcée, je ne suis
pas tombée sur des fous furieux. Je tremble parfois en réalisant cela:
peut-être que j'attends qu'il m'arrive quelque chose de bien plus choquant
pour mettre un terme à cette double vie. Et si cet élément déclencheur ne
survient pas? Si les limites sont repoussées petit à petit, si
progressivement que je ne sente pas venir le danger? Ferai-je partie un
jour de ce que l'on appelle les «professionnelles»? Aurai-je la force de
m'en sortir? [...] Je me sens me dédoubler au fil de mes pensées. Ni tout
noir ni tout blanc; ni totalement prostituée ni complètement étudiante.
«Leurs études demeurent la priorité»
Pour un mémoire qui est devenu un livre (1), Eva Clouet, 23 ans,
jeune sociologue, a enquêté sur la prostitution étudiante. Elle en
explique les motivations.
Selon le syndicat SUD Etudiant, 40 000 étudiant(e) s se
prostitueraient en France. Cette estimation vous semble-telle réaliste?
e chiffre renvoie à une enquête de l'Observatoire de la vie étudiante qui
évalue à 45 000 le nombre de jeunes en situation de précarité. Pour
autant, tous ceux et toutes celles qui rencontrent des difficultés
financières ne se prostituent pas! L'an dernier, j'ai mené une enquête sur
le campus de Nantes auprès d'élèves de deuxième année de psychologie
et de médecine. A la question «Connaissez-vous dans votre entourage un
étudiant ou une étudiante qui se prostitue?», 4 personnes ont répondu par
l'affirmative, sur 138.
Quelles sont les motivations des jeunes femmes que vous
avez rencontrées?
Elles ont besoin d'argent pour payer leurs études, leurs loyers ou arrondir
leurs fins de mois. Leur situation économique est souvent précaire, leurs
parents, en grande majorité, modestes. Mais d'autres motivations se font
jour chez certaines: la volonté d'échapper à une éducation trop rigide,
l'envie de pimenter une sexualité trop cadrée, le refus d'une vie trop lisse
ou le besoin de prendre une revanche sur le mythe du prince charmant.
© DR
(1) La Prostitution étudiante
à l'heure des nouvelles technologies
de communication (Max Milo).
De quelle manière la prostitution étudiante se distingue-t-elle
de la prostitution dite traditionnelle?
Les jeunes femmes, qui se décrivent elles-mêmes comme «escortes» ou
«escort girls», exercent cette activité de manière indépendante, «choisie»
et occasionnelle. Elles ont entre une «rencontre» par semaine et un
«rendez-vous» tous les deux mois - elles ne parlent jamais de «passes» avec des clients pour la plupart réguliers. Toutes soulignent le caractère
temporaire de leur prostitution. Gagner durablement leur vie de cette
façon-là leur apparaît inacceptable - «glauque» et «invivable», pour
reprendre leurs mots. Elles utilisent Internet pour racoler, soit en mettant
des annonces sur des sites de rencontres, classiques ou spécialisés, soit
en utilisant des forums de discussion, soit en se créant un blog personnel.
De cette façon, elles protègent leur anonymat, posent leurs conditions et
fixent leurs tarifs.
Quels points communs avez-vous relevés chez ces jeunes
femmes?
Elles sont ambitieuses quant à leurs études et à leur avenir professionnel,
qui demeurent leurs priorités. Issues le plus souvent de classes sociales
populaires et moyennes, elles ont envie de réussir, de «devenir
quelqu'un», de vivre confortablement. Elles sont convaincues que l'école
leur offre cette possibilité d'ascension sociale à laquelle elles aspirent. La
plupart sont des bosseuses. Elles cachent leur pratique prostitutionnelle
de peur d'être découvertes par leurs proches, exposées au regard des
autres, étiquetées «prostituées».
Elles parlent de «relations longues» qui permettent de
«mieux se connaître», de «discussions» et «d'échanges».
Une manière de banaliser leur activité?
Entretenir l'illusion d'une relation naturelle leur permet de ne pas être
considérées comme objets de consommation. Elles ne veulent surtout pas
être prises pour des pauvres filles! Leur discours sur le caractère «utile»
de la prostitution - au couple et à l'institution du mariage, aux hommes
frustrés - participe de ce même besoin de légitimation.

Documents pareils

Dossier de presse - les films du kiosque

Dossier de presse - les films du kiosque Pour financer leurs études, un nombre croissant d’étudiantes (et environ 10 % d’étudiants) se résignent à se prostituer à temps partiel. En France, en 2006, le syndicat Sud évaluait leur nombre à 4...

Plus en détail