Quand la caravane passe

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Quand la caravane passe
JEAN-LOUIS LE TOUZET
Quand
la caravane
passe…
Eric Franceschi,
Tour de France
1997
© Agence Vu
On peut éclairer le Tour de France, cette machinerie foraine et estivale, qui se nourrit
d’emphase et d’hystérie en tenant à jour le carnet de ses croissances économiques. Il est
permis de ne pas se souvenir de ce qu’il fut
voilà encore vingt ans : un barnum cycliste
patrimonial, un peu désuet, et de faible rendement. L’affaire est aujourd’hui de mode,
juteuse et même sportivement impérialiste (En
1983, le budget du Tour était de 20 millions
de francs, 70 millions en 1987, et s’élevait à
160 millions en 1993).
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Le Tour de France est une marque déposée. Il en coûte donc à celui qui l’ignore.
Au delà de l’anecdote juridique, Le Tour de France possède une légimité sportive, mais aussi commerciale qui ne semble pas échapper au monde des affaires, de la technologie, et de la finance. Traverser la France, pousser tantôt une corne en Suisse, Allemagne, Espagne et Irlande, procède d’une volonté
d’affirmer un fort attachement communautaire, mais également de montrer
des aspects assez inattendus de la société de consommation que porte en lui
le sport cycliste.
On sait que la caravane est la colonne commerciale qui précède le peloton. Il s’agit de la forme la plus achevée de la réclame populaire. Elle annonce l’imminence des coureurs. Dans ce rôle d’éclaireur, le sport cycliste a
trouvé là son plus épatant joyau. Une course par étapes sans caravane, c’est
comme un cycliste sans casquette. La caravane, autrefois publicitaire, on
notera d’ailleurs que l’adjectif a disparu, met la foule des bords de route en
émoi. On peut même parler de transe dès que la route s’élève. Les mœurs
sont immuables et parfois moyenageuses. On lance des automobiles, et dans
un geste ample, les sacs qui contiennent les symboles de la marque. Le public, toutefois averti des dangers, se jette dessus, avide de découverte. Le
porte-clefs, par exemple, fait toujours recette malgré les ans. On a vu l’année
dernière, une micro colonne épicière se débarrasser de sacs en plastiques frappés du logo de la chaîne de supermarchés, par ailleurs parrain du maillot
du meilleur grimpeur. Les sacs étaient vides et la déception du public assez
visible. Sous l’autorité d’un «responsable de caravane», puisque tel est son
nom, la caravane est le premier maillon de la chaîne du Tour. L’image que
doit renvoyer ce maillon de tête auprès du public est la suivante : les marques
sont mariées au fair play et au courage. Le Tour de France qui cherche, et
c’est l’incessant paradoxe, à échapper régulièrement à l’hexagone, voit également se modifier les coutumes de la caravane. Ainsi des slogans sont apparus vantant, non pas uniquement des produits de consommation (pâtes
alimentaires, confiserie, insecticides...), mais des attitudes et des comportements nouveaux. L’équipementier américain Nike, en 1997, qui habille le
maillot jaune et la tenue de certains officiels du Tour (coupe vent) tend, dans
la tête de colonne, à se comporter comme une troupe de libérateurs. Dans
des command cars, tout droit sortis de la guerre du Golfe, des décibels de
rap s’échappent. Le cyclisme serait donc un sport dans le vent ou alors le
Tour tiendrait du phénomène de mode ? L’important est de noter que
l’Amérique qui gagne n’est pas indifférente à la culture départementale. On
notera qu’à défaut de fabriquer des bicyclettes, l’équipementier produit aussi
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des souliers pour la compétition cycliste.
C’est donc une démarche assez cohérente. Dans la même veine spectaculaire et commerciale, les AGF, compagnie d’assurance, déploient des trésors d’imagination pour attirer le regard du public. Des motardes se lèvent
et se rassoient dans un ballet motorisé que goûte en général le public masculin. Il y a dans le ballet hasardeux de ces jeunes femmes qui ouvrent la
colonne dans un joli mouvement de pompe, une volonté de montrer que la
compagnie n’a pas peur du risque, et que tous ces grands corps pédalant
qui vont dans un moment passer en trombe sous vos yeux, en prennent de
biens plus grands. La démarche acrobatique et publicitaire n’est pas chose
nouvelle sur le Tour de France. Il y a 40 ans, les motards Dubonnet et
Hollywood-Chewingum, qui ouvraient aussi le chemin aux forçats de la route,
en prenaient d’identiques. Il y a fort à parier que le Tour de France, qui sait
bien prendre le pouls de nos nouvelles mœurs, ouvrira sa caravane à de nouvelles attitudes. A l’instar du football en Angleterre, toujours à la pointe et
qui vient de placer sur le marché des produits financiers. On peut parier que
la vitrine consumériste du vélo fera de même, dès que ces mêmes produits
(fonds d’épargne par exemple investissant dans une équipe) auront franchi
La Manche. La Société du Tour est un modèle d’entreprise capitaliste. Vous
désirez promouvoir vos salaisons pendant 22 jours? Il vous en coûtera 130
000 francs pour trois véhicules pour faire partie de la caravane. Pour chaque
véhicule supplémentaire on vous demandera 30 000 francs de plus. La Société
du Tour de France procède tout comme le CIO (le Comité international olympique) qui a hiérarchisé ses sponsors selon une échelle financière : d’abord
les entreprises majeures qui sont autorisées à utiliser le logo olympique contre
un ticket très élevé, et puis les autres. Le Tour de France, toutes proportions
gardées, tend à faire de même.
Coca-Cola est, avec le Crédit Lyonnais, Fiat, le PMU et les supermarchés
Champion, l’un de ces cinq grands sponsors “institutionnels” du Tour. Le
soda américain a succédé à Perrier pour étancher la soif des géants de la
route. On notera que pour mieux mettre en perspective cet échange gazeux
entre le soda d’Atlanta et l’eau pétillante du Gard, Coca est également la
boisson «officielle» des Jeux olympiques et du mondial de football. CocaCola et le Crédit Lyonnais engagent leur nom très chèrement dans le Tour
de France, mais pas spécialement dans le monde du vélo. Il faut y voir la
volonté de coller son image au vainqueur. Car comme chacun s’en doute sponsoriser une équipe est un exercice bien trop aléatoire. Le Tour reste toutefois une entreprise qui sait faire une bonne place au patrimoine hexagonal.
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Il y a encore de la place pour les rasoirs Bic et les irrésistibles innovations
technologiques de Michelin tiennent une grande place dans la caravane du
Tour. Les sponsors du terroir n’ont assurément pas complètement disparu,
même si pour certains, “Les Fruits d’été de Rhône-Alpes” notamment
(label fournisseur officiel du Tour), le Tour est une opération onéreuse. On
peut affirmer que la Société du Tour tient à ces particularismes qui font le
sel de la caravane. La boucherie de campagne est autorisée à se glisser dans
le serpentin commercial, mais pour une étape, comme on a pu le voir en 1997
entre Saint-Valéry en Caux et Vire. La création du Village départ en 1988,
à l’image de celui du tournoi de Roland Garros, a pérennisé l’activité de commerce du Tour. Si la mondialisation publicitaire semble en marche, il y a
sans aucun doute possible des parts de marché régionales qu’il est impératif de gagner. Le boucher normand au volant de sa camionnette frappée d’un
logo tripier en est donc un illustre exemple. Ce dernier se moque bien de savoir si son attelage est passé en direct sur la télévision colombienne. Il souhaite, lui, que tout l’arrondissement se souvienne de son passage. Car la Société
du Tour de France possède son service études.
Il apparaît qu’“à partir de quatre véhicules, on se souvient de votre nom”.
La caravane est aussi un monde dans lequel les contraires cohabitent. Ainsi
en 1997, une mini colonne de 5 voitures surmontées d’antennes paraboliques
factices, faisait bruyamment l’article pour la télévision satellitaire. C’était
d’ailleurs un spectacle réjouissant d’apercevoir ce symbole de l’ultra modernité rouler de concert avec les brioches vendéennes Pasquier.
On peut admirer cette mondialisation des bords de route. Elle est en marche.
Mais elle respecte les limitations de vitesse qu’imposent la Grande Boucle.
On ne peut toutefois résumer l’activité commerciale du Tour à sa caravane.
“Un marché de la ville étape”, comme le raconte Paul Boury dans son livre
“La France du Tour” (Editions de l’Harmattan), existe bien. Il en coûte 650
000 francs pour une “ville étape” (arrivée et départ). Les candidatures sont
nombreuses et scrupuleusement étudiées. La tendance qui s’est dégagée en
1997 est donc de faire halte dans de plus petites communes (Plumelec, Le
Blanc, Loudenvielle). On peut dire qu’il s’agit là d’un retour vers le terroir
alors qu’au même moment la Société du Tour s’apprête à monter “un village
bis”, à moins de cinquante kilomètres de l’arrivée.
L’un des nombreux orgueils du Tour de France est d’avoir participé au
chambardement technique. L’amateur aura noté que les vélos sont aujourd’hui
plus légers, plus résistants, et que les cyclistes en changent, quand cela est
permis, lors de contre-la-montre. Indurain avait son Espada, une bicyclette
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idéalement cotée pour l’exercice solitaire. L’Espagnol a depuis fait école. On
ne passera pas en revue toutes les innovations technologiques (guidon de
triathlète popularisé par Greg LeMond). Il faut se convaincre qu’a l’instar
de la compétition automobile, les fabriquants de cycles, après les avoir testés, profitent du Tour de France pour populariser un dérailleur révolutionnaire ou un cadre dans un alliage d’une grande rigidité. Saint-Etienne n’est
plus depuis fort longtemps la capitale du cycle et les vélos Alcyon n’évoquent que des images en noir et blanc. Le Tour représente pour les équipementiers une vitrine technologique. Les Japonais (Shimano) rivalisent avec
les Italiens (Bianchi). Les Américains de Cannondale, nouveaux venus sur
le marché du vélo, équipent la formation de Mario Cippolini. Les Cycles
Peugeot ont perdu de leur lustre d’antan, alors que les vélos Eddy Merckx
équipent les coureurs de la formation française du Gan. Au delà de ses évolutions techniques, le Tour a accéléré le professionnalisme des équipes que
l’on peut aujourd’hui comparer à des écuries. Il existe dans ces formations
des équipes sculptées pour le Tour et pour les courses d’un jour. Les budget des formations frôlent ainsi, et pour les plus opulentes, les 40 millions
de francs par an. Tout comme dans le monde automobile, les coureurs se
font masser dans des pullman climatisés et n’en sortent que pour prendre
place sur la ligne de départ. Les grands sponsors appartiennent au monde
de la banque et de l’assurance (Gan, Banesto, Rabobank). Il semble aussi
que le Tour ne soit plus la propriété d’un voisinage immédiat : Belges, Italiens,
Espagnols. On le sait, le Tour a toujours eu des frontières poreuses. Mais
l’exotisme du Tour est ailleurs. On oublie souvent que le Tour vampirise le
cyclisme, mais on se souviendra que le loto russe a parrainé une équipe majoritairement italienne (Rosslotto) et que les derniers grimpeurs colombiens
avaient comme commanditaire un chausseur espagnol (Kelme).
Jean-Louis Le Touzet est journaliste à Libération.
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