Issa DJARANGAR DJITA
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Issa DJARANGAR DJITA
LES LANGUES TCHADIQUES NE SONT PAS TOUTES TCHADIENNES ÉTUDE SOCIOLINGUISTIQUE INTRODUCTION L’Afrique compterait 2 058 langues (B . Grimes, 2000), ce qui constitue 30 % du total des langues parlées dans le monde. Selon les travaux de Greenberg (1970), quatre grandes familles de langues se répartissent le continent africain. Ce sont les familles Afro-asiatique, Nilo-Saharienne, Niger-Congo et Khoisan. Le Tchad compterait 124 langues vivantes dont 56 langues afro-asiatiques, 45 nilo-sahariennes et 23 niger-congo. Aucune langue du groupe khoisan n'est parlée au Tchad. Les langues afro-asiatiques se subdivisent en deux groupes : les langues sémitiques et les langues tchadiques. Chaque peuple a une langue et chaque langue a une histoire. La présente étude veut jeter un regard sociolinguistique sur quelques-unes des langues tchadiques parlées au Tchad. La question des langues nationales étant souvent discutée avec passion, nous avouons ne présenter ici que des résultats de recherches, sans volonté aucune de polémiquer sur des sujets qui ne sont pas d’ordre linguistique. . Nous présentons ici, par ordre alphabétique, quelques langues tchadiques parlées au Tchad. 1. LE BARAÏN Les envahisseurs arabes les appellent "baraïn" mais leurs voisins Sokoro et Saba les appellent "jelkiya". Les intéressés eux-mêmes s'appellent "jelkiya" ou simplement "jelki". Les Baraïn (puisque l'administration et les chercheurs linguistes les reconnaissent sous cette appellation) habitent Melfi (rural et urbain), Sorki, Mousmaré, Daguéla. L'ancêtre des Jelki (ou Baraïn) est un certain Mataya qui a fondé son village près des Kenga de Bitkine. Des disputes avec le chef des Kenga à propos de la direction des affaires religieuses traditionnelles ont contraint Mataya à quitter le village avec ses trois fils. Le fils aîné, du nom de Jelki, s'est installé sur le Mont Jeddo. Le fils cadet, du nom de Midjiri, s'installera sur le Mont Balili. Ce sont les descendants de Jelki et Midjiri qui constituent la population baraïn d'aujourd'hui. 53 LES LANGUES TCHADIQUES NE SONT PAS TOUTES TCHADIENNES… Le troisième fils, le plus jeune mais le plus fougueux et courageux s'enfoncera plus au Sud pour fonder ce qui deviendra le célèbre royaume du Baguirmi. 2. LE BOUDOUMA ( KOURI ou YEDINA) Leurs voisins Kanouri au Nord les appellent « Boudouma » c’est-à-dire "gens des herbes" parce qu'ils sont connus pour leur large connaissance et utilisation de l’instrument végétal : ils habitent dans les papyrus et construisent leurs cases et leurs canots entièrement en ces grandes herbes du Lac Tchad. Leurs voisins Kanembou au Sud les appellent « Kouri ». Les intéressés eux-mêmes considèrent que « Boudouma » désigne le groupe du Nord et « Kouri » le groupe du Sud. Mais qu'ils soient Boudouma ou Kouri, leur langue est le « yédina ». Les premiers travaux sur la langue que les linguistes appellent boudouma (« yedina » en fait) remonteraient aux années 1870, pendant le séjour de l'explorateur allemand Gustav NACHTIGAL dans la région du Lac Tchad (18691875)1. Vivant sur les îles du Lac Tchad ou aux abords de ce lac, les Boudouma sont estimés à 25 000 au Tchad, 4 000 au Niger, 3 000 au Nigeria et quelque 200 à l'extrême Nord du Cameroun. Il y aurait ainsi entre 30 000 et 35 000 locuteurs boudouma (Chesley & al., 3:1990). Les Boudouma sont localisés dans la sous-préfecture de Bol (Ngarangou, Kangalom, Kriska, Tataverom) et dans la sous-préfecture de Ngouri (Isseirom, Kouloudia, Makarati). 3. LE GABRI "Nous sommes tous deux des Gabri. Mais lui, il est de Déressia. Moi je suis de Kimré" et les clivages linguistiques commencent. Les entrevues et les analyses lexicostatistiques menées par Vanderkooi & al. affirment le fait qu'il y a deux langues gabri au moins. Le gabri des habitants de Kimré, Délim, Bordo dans le Sud de la Tandjilé et le gabri du Sud parlé à Dormo, Darbé et Déressia, toujours dans la Tandjilé. Selon Vanderkooi & al., "Les gens de Kimré, Délim et Bordo affirment qu'ils parlent tous la même langue , mais qu'ils ne comprennent pas les habitants de Darbé, Dormo et Déréssia. De même, ces derniers disent qu'ils ne comprennent pas les premiers. (...). Les habitants de Dormo et Darbé disent également qu'ils se comprennent bien (...)" (Vanderkooi & al.). Les auteurs ne disent rien des Déréssia qu'on appelle aussi Tobanga. En attendant des travaux plus approfondis sur ces langues qui n'ont que peu de littératures, disons que le gabri a trois dialectes : - le déréssia ou tobanga parlé à Déréssia, Mébigué, Kouri. On l'appelle aussi gabri Nord. - le dormo-darbé parlé à Dormo, Banga, Darbé et alentours, Magana, Nardégué. C'est le gabri Sud. - le kimré parlé de Kimré à Modé, Bordo et Délim. Ils sont aussi géographiquement du Sud comme les gabri Sud. On hésite à les appeler gabri centre. 1 Saharan und Sudan. 54 ANALYSES Les Gabri ont comme voisins les Kabalay, les Kim, les Ngambay, Manga, Mberi et les Goulay. Leurs proches parents de Guidari ont abandonné le gabri pour parler le gam, une langue sara. TOBANGA Les « kalang ga to-banga », littéralement, « les gens de sur la zone exondée » parlent le « keb go tobanga », littéralement « le parler des gens des zones exondées ». Les Tobanga sont les populations de l’intérieur des terres par opposition aux riverains, les gens du fleuve comme il s’en trouve en pays ngambay, l’opposition « Mbaw » qui désigne les riverains du Logone dont la principale activité est la pêche et les «Mang », habitants des terres sèches et donc non arrosées par les fleuves et dont l’activité principale est l’agriculture. 4. LE KOTOKO L'étymologie du mot "kotoko" reste obscure. Selon certaines sources de traditions orales, le terme "kotoko" serait une onomatopée renvoyant au bruit des pêcheurs qui exerçaient leurs activités sur les fleuves Chari et Logone. Par ailleurs, l'on note que les Arabes voisins appellent "kay" la pagaie ; son pluriel donnerait "kitkay" dont serait issu "kotoko". Les Kotoko seraient les descendants des Sao, ce peuple que la tradition désigne comme l'ancienne population géante de la région de Ngala. Les langues dites "kotoko" sont parlées : - au Tchad, dans le canton Mani au Nord de N'Djaména et Madiago au Sud de N'Djaména ; - au Cameroun, dans le Département du Logone et Chari à hauteur de Kousséri et - au Nigeria, dans quelques villages du district de Dikoa. Les langues kotoko s'organisent en trois grandes familles : le « mindage », le « mida’a » et le « boudouma ». Le mindage se compose du : - [makari] ou [mpadi] parlé à Ngala (Nigeria), Mani (Tchad) et de Ngouna à Sao (Cameroun) - [afadi] parlé d'Afadé à Kalamaloué et Tildé au Tchad - [msir] à Kousséri et alentours (Kala, Houlouf, Kabé) au Cameroun et à Gaoui au Tchad - [malbe] parlé à Goulfey (Cameroun), Mara et Moulouang (Tchad) - [matlam] parlé à Maltam au Cameroun. Le [mida'a], parlé au Logone Birni au Cameroun, regroupe : - le [mida'a] occidental avec trois dialectes : le zina parlé à Zina, le ngodeni à Ngodeni et le mahé à Mahé ; - le [mida'a] oriental parlé à Mazera. Le [buduma] « boudouma » est parlé dans les îles du Lac Tchad. 55 LES LANGUES TCHADIQUES NE SONT PAS TOUTES TCHADIENNES… 5. LE KWANG Le kwang est parlé dans les anciennes préfectures du Mayo-Kebbi, de la Tandjilé au Nord de Laï et du Chari-Baguirmi notamment au Sud-Ouest de Bousso. Le kwang compte quelque 20 000 locuteurs (BCR, 1991). Les Kwang ont comme voisins les Gabri, Marba, Kim, Soumraï, Ndam et des Kimré récemment immigrés. Les données lexicostatistiques de Stephen WAGNER & al. isolent trois dialectes kwang : - le kwang, - le mobo et - l'aloa. Les auteurs reconnaissent que leurs résultats ne s'accordent pas avec les conclusions de Jungraitmayr qui affirment que le parler de Tchaguine-Ngolo et celui de Ngam sont deux dialectes différents. 6. LE MIGAAMA Les Jongor Abou Telfane sont localisés dans le Guéra, au centre du Tchad. Ils parlent le migaama. Leur nombre est estimé à 23 253 (BCR, 1991). Le chef des Jongor Abou Telfane réside à Baro, le plus gros village migaama (3 341 habitants, BCR, 1991). Trente-deux villages (migaama) jongor sont localisés à l'Est de la chaîne de montagnes Abou Telfane, quatre du côté Nord-Ouest des montagnes. Les Jongor Abou Telfane sont des Hadjeray "peuples des montagnes" en arabe. Comme tous les Hadjeray, ils adorent tous la margaï, divinité des montagnes. L'appellation Jongor vient aussi de l'arabe qui veut dire "païen", compte tenu des difficultés qu'a eu l'islamisation à s'implanter dans cette région qui est aujourd'hui à la fois musulmane et chrétienne tout en conservant son animisme ancestral devant la margaï. Les Jongor Abou Telfane sont linguistiquement différents des Jongor Guéra localisés au Sud de Bitkine, autour de la fameuse montagne du Guéra. Ce peuple s'appelle lui-même Mokoulou. Le jongor abou telfane a trois dialectes : - les Migaami parlent le migaama à Baro, Gorbiti, Mabar, Dorga, Tabo ; - les Dooge parlent le dooga à Fityari, Darro, Dilagum - les Gamiye parlent le gamiya à Gamiyo, Dyokolo, Dogiti, Dyulkulkili et peut-être un quatrième, le ndambiya localisé à l'Est de Fityari et au Sud-Est de Mala. Le migaama est la langue la plus parlée de tous les dialectes jongor abou telfane. 7. LE ZIMÉ DE KÉLO ou MESMÉ Le « vin zimé » connu sous le nom de « mesmé » est parlé à l'Ouest de la sous-préfecture de Kélo, dans le canton dit "Mesmé" et qui s'étale de Kélo à Berté sur 35 km d'Est en Ouest et de Goira à Djalbei sur 50 km du Nord au Sud, englobant ainsi plus de 64 villages. Marba et Monogoy appartiennent aussi à ce canton mesmé de Kélo. 56 ANALYSES Selon les locuteurs, le vocable "mesmé" serait une déformation de l'administration coloniale du terme « maa zimé » "nous les Zimé". Tandis que « zimé » lui-même signifierait "lutter contre la famine" (de [zii] "lutter, combattre" et [me] "faim, famine]). Braves agriculteurs et éleveurs qui, collectivement ou individuellement, pour eux-mêmes Zimé ou pour l'approvisionnement des peuples voisins, n'entendaient pas de se laisser surprendre par la famine. Les colons blancs ont demandé leur identité aux populations. Celles-ci ont répondu [ni ma zime] "c'est nous les Zimé ; c'est nous qui faisons la guerre à la famine". Retenant les bribes de ce phonétisme étranger, le Colon Blanc a écrit [mesme] « Mesmé » au lieu de [ma zime] « Mazimé » ou « Zimé » tout court. Le terme "mesmé" ne renvoie à aucun concept initial dans la langue zimé. Il a été imposé par l'administration coloniale et ses erreurs phonétiques. La preuve : aucun locuteur ne dira qu'il parle ou est "Mesmé". Il dira qu'il parle "zimé" et est "Zimé". Le zimé est donc la langue et l’ethnonyme du groupe appelé à tort Mesmé. 8. LE ZIMÉ DE PALA ou KADDO, HÉDÉ Les Zimé (particulièrement le [vun hede], dialecte du zimé) est aussi désigné sous le vocable péjoratif de [kaddo] qui signifie "esclave" en fulfulfe, langue des Peulhs, anciens envahisseurs du peuple zimé. Le terme Kaddo, bien que vulgaire, péjoratif est celui qui a été repris par l'administration coloniale pour désigner les autochtones de Pala et alentours. Le terme zimé lui-même est générique. Les locuteurs se sous-catégorisent en [hede], [mbay] et [pala] . Les locuteurs zimé plantent leurs origines dans les régions de Bongor et Gounou-Gaya. Ils considèrent, de façon empirique, que leur langue est très proche du mousseye parlé à Gounou-Gaya et du massa parlé à Bongor. Les locuteurs du zimé se disent aussi apparentés au monogoy et au marba, langues voisines géographiquement. Le toponyme "Pala" vient du terme zime « paklay » qui veut dire "nappe d'eau (flaque d'eau, mare, marécage, étang)". Le zimé est aussi parlé au Sud-Est du Cameroun. Pour les Zimé, les populations linguistiquement voisines que sont les Pévé, Dari et Doué refusent l'appellation Zimé et préfèrent se rattacher aux Moundang, simplement parce que lors des razzias du Lamido de Binder Bouba Rey, ces peuples ont fui l'agression foulbé pour se réfugier en pays moundang dont ils ne sont plus revenus. Il y a un fort taux d'intercompréhension entre Pévé, Dari, Doué et Zimé. CONCLUSION L’on aura constaté ici que les langues tchadiques ne sont pas uniquement tchadiennes. D’autres travaux montrent par ailleurs que les langues tchadiennes ne sont pas toutes tchadiques. 57 LES LANGUES TCHADIQUES NE SONT PAS TOUTES TCHADIENNES… La présente étude cherche essentiellement à guider les étudiants et chercheurs travaillant sur les langues parlées dans le bassin du lac Tchad. DJARANGAR Djita Issa Université de N’Djaména [email protected] BIBLIOGRAPHIE BCR (1991) « Recensement général de la population ». Document du Bureau Central de Recensement. 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