Ca se passe dans l`État du Tamil Nadu, au sud-est
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Ca se passe dans l`État du Tamil Nadu, au sud-est
E N Q U Ê T E R E P O R T A G E INDESTRUCTIBLES Ca se passe dans l’État du Tamil Nadu, au sud-est de l’Inde. Ici l’industrie du cinéma a fait main basse sur la politique locale. Depuis 50 ans, tous les ministres en chef sont d’anciens acteurs ou scénaristes. Porteurs d’une idéologie anti-caste et régionaliste, ils gèrent les affaires comme des stars : culte de la personnalité exacerbé, fans transformés en militants, argent coulant à flot. Mais voilà, le système semble aujourd’hui à bout de souffle. Reportage. PA R G U I L L AU M E V É N ÉT I TAY , AU TA M I L N A D U / P H OTOS : S H U C H I K A P O O R Affiche géante de Jayalalithaa lors d’un meeting à Varanavasi 76 77 R E P O R T A G E R E P O R T A G E janayagam, auteur du livre Popular Cinema and Politics in South India: The Films of MGR and Rajinikanth. Évidemment, ils gèrent les affaires comme des stars. « C’est une politique basée sur l’émotion », résume Sandhya Ravishankar. Tout est scénarisé, marqué par des rebondissements. En 1967, alors qu’il se présente pour être député à l’assemblée du Tamil Nadu, MGR se prend deux balles dans l’oreille gauche par M.R. Radha, un acteur rival. La photo de la vedette coiffée d’un bandage sur son lit d’hôpital est diffusée par- Shihan Hussaini, fan de Jayalalithaa, à côté d’une de ses œuvres d’art 2 Un militant de l’AIADMK vend tableaux, stylos et éventails à l’effigie de Jayalalithaa, ministre en chef et ex-actrice Lakshmi tient fermement son vase, surmonté par une noix de coco ornée d’une guirlande de jasmin et de santal en poudre. Le kit presque complet d’un puja, rite d’offrande pour une divinité hindoue. Elle se tient devant une petite baraque où s’entassent une vingtaine de camarades, toutes vêtues du même sari blanc paré de bandes rouges et noires. « On est venu spécialement de Kânyâkumârî », confie-t-elle. Dix heures de bus depuis la pointe australe du Tamil Nadu, État du sud-est de l’Inde, pour rallier le village paumé de Varanavasi, situé à 60 km de la capitale Chennai (ex-Madras). A quelques mètres, des milliers de fidèles usent le goudron brûlant de la route 48 et affluent vers un gopuram, la porte d’entrée d’un temple. Derrière, il n’y a pourtant aucune trace de sanctuaire. Ce gopuram a été posé là en cet après-midi d’avril, sur un terrain vague où des types zélés s’affairent à décorer une estrade et monter des silhouettes de quinze mètres de haut. Toutes à l’effigie d’une même femme. « C’est notre déesse », jure Timothy. Comme Lakshmi et les autres, il est venu prier et soutenir son idole, bien vivante : Jayalalithaa Jayaram, 68 ans, ministre en chef du Ta78 mil Nadu en campagne pour sa réélection. A l’écart de la foule, Priya n’évoque pas la moindre loi de sa coqueluche. « J’ai vu beaucoup de ses films. Elle avait une superbe voix quand elle chantait. » Car dans sa vie antérieure, Jayalalithaa était une vedette du cinéma tamoule. Mais elle n’a pas atterri en politique par hasard. Son prédécesseur au pouvoir et principal adversaire aujourd’hui, Karunanidhi, était un scénariste reconnu. Et avant eux, c’est l’acteur M.G. Ramachandran, dit MGR, qui s’est accroché au poste jusqu’à sa mort. Mieux : depuis 1967, aucun mandat de ministre en chef n’a échappé à un membre de Kollywood, l’industrie du cinéma local. Pour comprendre comment le monde du 7e art a fait main basse sur la politique, il faut d’abord raconter le Tamil Nadu. Un État où chacun affiche sa fierté de la langue tamoule et de la civilisation dravidienne, une des plus vieilles au monde. En 1925, l’activiste Periyar E.V. Ramasamy insuffle un mouvement dravidien puissant, quasi athéiste, opposé au système de castes, à la domination des brahmanes et à l’élitisme de la culture indo-aryenne du nord, symbolisée par l’hindi. Les militants conti- nuent de bouillonner après l’indépendance du pays, en 1947. Portés sur les domaines artistiques, ils trouvent le relais rêvé à une époque où personne n’a la télévision. « Le courant dravidien s’est transformé en mouvement de masse grâce au cinéma », explique Gautaman Bhaskaran, auteur et critique de films. Le grand écran permet de toucher les villages les plus reculés grâce à des montreurs itinérants. C’est aussi un des rares loisirs abordables, où des Indiens de différentes castes se retrouvent côte à côte. Scénarisation politique La longue idylle entre le cinéma et la politique au Tamil Nadu débute réellement en 1949 lorsque le scénariste Annadurai lâche son mentor, Periyar, et crée le parti Dravida Munnetra Kazhagam (DMK). En tête d’affiche à ses côtés : Karunanidhi et MGR. « Ils étaient tous les trois extrêmement populaires », rappelle Sandhya Ravishankar, journaliste indépendante. Annadurai et Karunanidhi écrivent des histoires habiles et des dialogues léchés, où les luttes dravidiennes apparaissent entre les lignes. MGR se charge de les réciter à la perfection. « Le cinéma tamoul était ainsi éminemment politique, beaucoup plus que le cinéma hindi. Il y avait de nombreux messages pour l’émancipation des femmes, contre le système de la dot. Dans certaines scènes, les shudras (caste la plus basse, ndlr) pouvaient entrer dans les temples, ce qui n’était pas le cas dans la réalité », analyse Gautaman Bhaskaran. Un film résume ce mélange d’idéologie et d’agenda politique : Malaikallan (1954), écrit par Karunanidhi. L’histoire d’un homme piquant aux riches pour donner aux pauvres, tout en gardant une double identité de commerçant musulman. Une des chansons est explicite : « Combien de temps nous tromperont-ils sur notre terre ? [...] Nous susciterons des vocations, nous éliminerons la famine [...] Pourquoi continuent-ils de crier ? Il n’y a pas de Dieu, il ne s’est pas montré depuis trop longtemps. » Le héros est joué par MGR, qui construit sa popularité et sa future image politique en multipliant ce type de rôles, vêtu des couleurs noir et rouge du DMK. « MGR jouait toujours le bon samaritain, celui qui aidait les plus démunis et mettait à terre douze ennemis à mains nus. En plus, il était très maquillé, considéré comme très beau. Il faisait un carton auprès des femmes grâce à cette image romantique, proche de celle d’un dieu hindou. C’était la séduction à travers le cinéma. Ils vendaient du rêve », poursuit Bhaskaran. Cette politisation du grand écran fonctionne dans la conquête du pouvoir. Annadurai est élu ministre en chef en 1967 et Karunanidhi lui succède deux ans plus tard. « Ils ont réussi parce qu’ils étaient avant tout des politiciens et moins des acteurs ou scénaristes », tempère S. Ra- image de star. Quand il s’est lancé en politique en 2005, l’acteur Vijayakanth a tout simplement transformé ces groupes en parti », pointe Sandhya Ravishankar. La personnalisation de la politique atteint des sommets. Les Tamouls vont jusqu’à créer des temples en l’honneur de leurs dirigeants. Chaque ponte dispose de sa propre chaîne de télévision. Les ventes de compilations de leurs vieilles chansons décollent à chaque élection. Au QG de son mentor, G.C. Ravindran, soutien falot de Vijayakanth, s’illumine lorsqu’il évoque les rites d’ordinaire “Je n’arrivais pas à avoir de rendez-vous. Alors, j’ai cassé 1 000 briques à mains nues. Et avec le sang qui en est sorti, j’ai fait un portrait de Jayalalithaa. Le lendemain j’avais rendez-vous. ” tout. Deux semaines plus tard, il remporte sa circonscription par une marge colossale. Cinq ans plus tard, le public se passionne pour la brouille entre Karunanidhi et MGR. Ce dernier est jaloux de la propension du scénariste à privilégier son fils aîné au sein du DMK et de ses films. Il fait un esclandre, formule des accusations de corruption, quitte définitivement le parti et fonde le All India Anna Dravida Munnetra Kazhagam (AIADMK). Il s’appuie alors sur ses fans qui le suivent aveuglément et l’aident à devenir ministre en chef de 1977 à 1987. « Tout commence avec les fan-clubs. Ils permettent de construire une réservés aux dieux : « Pour les élections, comme les films, on fait des palabishekams. C’est-à-dire qu’on trempe les affiches dans le lait afin que le succès vienne. » Une broutille à côté de l’idolâtrie autour de Jayalalithaa, ex-étoile du cinéma, ancienne maîtresse de MGR et élue pour la première fois comme ministre en chef en 1991 sous la bannière de l’AIADMK. Crucifixion et cadeaux Pour toucher la passion autour d’elle, il faut se rendre dans le doux quartier de Besant Nagar, à Chennai. Au milieu d’une rue déserte à deux pas de la plage, une devanture étonne. Trois poings le- 5 Un appartement d’une famille de pêcheurs, à Chennai 79 R E P O R T A G E vés sculptés sur quatre mètres de haut, une statue de Jean-Paul II et une autre de l’ex-président indien A.P.J. Abdul Kalam surplombent un portail sans faste. Un éclectisme à l’image du patron des lieux, véritable couteau suisse. Shihan Hussaini se définit comme prof de karaté et de tir à l’arc, artiste, sculpteur et détenteur de « 12 records du monde. » Il est toutefois plus connu pour sa dévotion absolue envers Jayalalithaa. En 1994, il veut la rencontrer afin d’obtenir un endroit où enseigner le karaté. « Je n’arrivais pas à avoir de rendez-vous. Alors, j’ai cassé 1 000 briques à mains nues. Et avec le sang qui en est sorti, j’ai fait un portrait d’elle. Le lendemain j’avais rendez-vous. » Depuis ce jour béni, Hussaini n’a cessé d’être loyal à celle qu’il considère comme « une déesse sous forme humaine. » Et il est allé encore plus loin. L’an dernier, Jayalalithaa se retrouve au tribunal du Karnataka pour corruption. A son domicile, les enquêteurs ont trouvé plus de 10 000 saris et 750 paires de chaussures. Le scandale provoque sa démission. A l’approche du jugement, le Tamil Nadu, sixième État le plus peuplé d’Inde, est sur les dents. Une condamnation et il s’embrasera. Pour conjurer le sort, les fans font dans le classique : pujas, offrandes, défilés rutilants. De son côté, Hu, comme il est surnommé par ses élèves, a des visions depuis quelque temps. « Je voyais une crise à venir. Il fallait que je me crucifie pour elle. J’ai fait une croix. J’ai dit au peuple : “c’est un défi. Je vais me crucifier et elle sera acquittée.” Ils avaient peur pour moi, mais j’ai planté le premier clou. » Le cirque dure six minutes et sept secondes. Qu’importe les douleurs qui accablent toujours Hu aujourd’hui. Deux mois et demi après sa performance, Jayalalithaa est acquittée et revient au pouvoir mimai 2015. Les frasques d’Hussaini ne reflètent que la partie émergée du culte de la personnalité construit par Jayalalithaa. Il est impossible de parcourir plus de 10 km au Tamil Nadu sans tomber sur une affiche ou une peinture à sa gloire. Les cadres du parti abusent même de photoshops grotesques où l’on voit par exemple Barack Obama s’incliner devant leur ministre en chef. Lors de son arrestation pour corruption, l’AIADMK a recensé 244 suicides en soutien à Jayalalithaa. Un chiffre sans aucun doute amplifié, qui soigne la légende. « Quand quelqu’un s’immole pour eux, les leaders donnent une compensation (chaque famille a reçu de l’AIADMK 4 000 euros après cette dernière vague de suicide, ndlr). Ils encouragent cela car c’est important pour les familles d’être remarquées par ces stars. Jayalalithaa ou MGR ont réussi à R E P O R T A G E se créer une image surnaturelle. En Inde, les plus jeunes touchent les pieds des anciens et témoignent ainsi de leur respect. Elle, tout le monde tombe à ses pieds, même les plus vieux ou les ministres », détaille la journaliste Sandhya Ravishankar. Jayalalithaa, auto-surnommée Amma – la mère en tamoul, a lancé d’innombrables produits et services à son effigie : bouteilles d’eau, sacs de ciment, sel, cantines… Dans les immeubles sans éclat du quartier des pêcheurs de Marina, à Chennai, tous les appartements se ressemblent. Trois pièces maximum, des murs à la peinture délavée et un éclairage terne. Il y a aussi des équipements éclatants. Amma mixeur, Amma ventilateur, Amma ordinateur pour les étudiants. Tous offerts par le gouvernement du Tamil Nadu. « Elle aide les plus pauvres, le peuple. C’est pour ça qu’on l’aime », justifie Jagadish, 21 ans. Paradoxalement, cette politique fantasque et populiste marche. Le Tamil Nadu est l’État qui possède un des meilleurs indices de développement en Inde, avec un fort taux d’alphabétisation et un sex-ratio quasiment à l’équilibre. Les deux partis dravidiens, DMK et AIADMK, qui se succèdent au pouvoir depuis 49 ans et appliquent quasiment les mêmes programmes, se gargarisent de cet impact. Il n’est toutefois pas sûr que le système tienne encore Priya travaille sur un ordinateur fourni gratuitement par Amma à tous les étudiants longtemps. La fin d’une ère Car ces dieux-là ne sont pas éternels. Karunanidhi maniait les mots avec tact, charmait les foules grâce à un certain bagou. Aujourd’hui, l’ancien scénariste, âgé de 94 ans, se déplace uniquement en fauteuil grâce à ses hommes de main et prend la parole dix minutes maximum en meeting. « Personne ne comprend ce qu’il dit », soupire Sandhya Ravishankar. Malgré sa légende, Jayalalithaa a – un peu – perdu de son aura ces derniers mois. Elle a d’abord disparu pendant quatre mois l’été passé, alimentant les rumeurs sur son état de santé. Certains médias En noir et blanc, une photo de Jayalalithaa lorsqu’elle était une vedette du cinéma dans les 60s Kollywood n’est quasiment plus politisé. « Parce que les partis dravidiens ont dépassé leur but initial. Ils sont au pouvoir depuis très longtemps. Le cinéma a fait sa part. Ils n’ont plus besoin de l’utiliser comme une arme politique. Aujourd’hui, leur arme, ce sont les cadeaux aux électeurs. Aussi, les spectateurs sont plus éduqués, il y a moins de naïveté », souligne Gautaman Bhaskaran. A l’intérieur même des partis, la relève ne vient plus du 7e art. Jayalalithaa a verrouillé son camp et personne ne semble prêt à lui succéder. Au sein du DMK, l’héritier naturel s’appelle M.K. Stalin – nommé en hommage à l’ex-dirigeant de l’URSS –, un des fils de Karunanidhi. Un profes- “ Jayalalithaa aide les plus pauvres, le peuple. C’est pour ça qu’on l’aime ” Jagadish, 21 ans ont évoqué une greffe de rein réalisée aux États-Unis, mais rien n’a été annoncé officiellement. On ne touche pas aux idoles. Les rares journalistes ayant osé enquêter ont été poursuivis pour diffamation. Le leadership de la ministre en chef a aussi été contesté en décembre dernier lorsque des inondations au Tamil Nadu ont causé 500 morts. Comme d’habitude, Amma a passé une tête, donné quelques bons mots de réconfort, distribué des colis de survie aux sinistrés. Sauf qu’en 2016, les Tamouls achètent moins cette gouvernance de l’émotion. Le cinéma n’est plus le seul medium de masse, avec les coins les plus reculés de l’État reliés à Internet. Surtout, 80 Au siège du parti DMDK, dirigé par l’ancien acteur Vijayakanth, toujours le pouce en l’air sionnel de la politique qui se démarque de son père : proximité via des tonnes de selfies avec les électeurs, jeans et chemise en lieu et place du traditionnel dhoti et aucun passé à l’écran. Les disparitions programmées à court terme de Jayalalithaa et Karunanidhi ainsi que le semi-échec de Vijayakanth en politique devraient ouvrir une nouvelle ère. « Ce sera terminé après Amma, les gens ne prendront plus ces héros pour des réels sauveurs », prédit Shihan Hussaini. Beaucoup l’espèrent. C’est le cas d’Anbumani Ramadoss, 44 ans, médecin de formation et candidat au poste de ministre en chef au sein du Pattali Makkal Katchi (PMK), un parti non dravidien. « Ma fille m’a dit que j’aurais déjà été élu si j’avais joué ne serait-ce que dans une seule production », ironise-t-il depuis son cossu salon. « La culture des films remonte à des milliers d’années au Tamil Nadu, grâce à toutes les danses, le folklore, les koothu (performances artistiques contant les histoires du Mahabharata, elles datent de l’époque antique, ndlr). On a ça dans le sang. Les partis dravidiens ont utilisé cela. Ils ont fait en sorte que les Tamouls soient hypnotisés par le cinéma. Et aussi par l’alcool et les cadeaux. J’essaye de changer cette culture », assène-t-il. Il faudra sans aucun doute beaucoup d’années, tant le DMK et l’AIADMK ont façonné des pratiques surréalistes, reprises par tous les partis. Les spectateurs des meetings sont affrétés et payés 200 roupies (quasiment 3 euros) pour leur présence. A l’approche de chaque vote, les militants glissent discrètement minimum 1 000 roupies avec les tracts afin d’acheter les électeurs. La multiplication des affaires de corruption et l’explosion de la dette – +92% sur les cinq dernières années – fissurent doucement le bilan et l’image des formations dravidiennes. En attendant le divorce définitif entre Kollywood et le pouvoir politique, les Tamouls continuent de squatter les salles de cinéma. Mi-avril, la sortie de Theri, le dernier film du très coté Vijay, a fait salle comble. Au Albert theatre de Chennai, pour honorer leur star, les fans ont versé du lait sur les affiches avant la projection. Comme d’habitude. Des gamins ont troqué le lait pour du coca. Un type a même tenté de jeter de la bière. Les acteurs, hommes et femmes politiques, passent. Le dieu cinéma, lui, semble éternel. TO U S P RO P OS REC U E I L L I S PA R GV 81