Douleur en néphrologie - Société de Néphrologie
Transcription
Douleur en néphrologie - Société de Néphrologie
Douleur en néphrologie V. Martinez, V. Tassain et L. Brasseur Centre d’évaluation et de traitement de la douleur, Hôpital Ambroise Paré, Boulogne-Billancourt Résumé • Summary Peu de données existent sur la prévalence et l’intensité de la douleur en milieu néphrologique, en particulier dans les phases avancées de l’insuffisance rénale. Cependant, de par les pathologies qui y sont suivies, les répercussions de l’atteinte rénale ainsi que par les méthodes de traitement, il est vraisemblable qu’un nombre non négligeable de patients souffre de douleurs aiguës et/ou chroniques, avec éventuellement des répercussions au niveau psychologique et sur la qualité de la vie. Des techniques de prise en charge existent qui méritent d’être optimisées dans ce contexte. There are little data concerning the prevalence of pain and its intensity in the population suffering from kidney diseases. However, according to number of pathologies with a kidney impact, the sequellae of the kidney disease itself and the technology in this area, there is a risk for a high prevalence rate of either acute and / or chronic pain. This can be responsible for some degree of psychologic disturbances as a major impact on the quality of life. Pain management must be a challenge in this field as it may interfere with the kidney disease. Mots-clés : Douleur – Antalgiques – Opioïdes – Médicaments non morphiniques. Key words : Pain – Analgesics – Opioids – Non morphinic treatments. ■ Introduction peut évoquer les mécanismes, le contexte dans lequel celle-ci survient, les problèmes de l’évaluation, l’efficacité des traitements et l’organisation des soins. ■ Douleur(s): les difficultés d’une prise en charge efficace Il existe de nombreux facteurs qui peuvent expliquer que la douleur soit relativement difficile à maîtriser : parmi ceux-ci, on Néphrologie Vol. 24 n° 7 2003, pp. 393-399 ● Les mécanismes La douleur est « une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable liée à une lésion tissulaire existante ou potentielle ou décrite en termes d’une telle lésion ».6 On reconnaît des mécanismes générateurs, mais aussi un contexte : des facteurs psychologiques, d’autres, environnementaux, passés ou actuels, familiaux, culturels, sociaux. Quand il s’agit de douleurs chroniques, la place des facteurs psychologiques peut être capitale, ce qui n’est pas une notion nouvelle : ce qui l’est plus, c’est de savoir qu’ils sont sans doute parfois très précoces mais qu’ils ont également un rôle dans les processus de chronicisation.7 Il est classique d’opposer douleur nociceptive et douleur neuropathique. La première est proportionnelle à la stimulation des nocicepteurs : elle est « normale » quand elle assure sa fonction « protectrice », mais devient pathologique quand elle persiste dans le temps et devient chronique. La seconde est liée à une altération du système nerveux lui-même : elle est disproportionnée par rapport à la stimulation du nocicepteur. Elle est liée à des phénomènes anormaux au niveau périphérique et/ou central et n’a aucun rôle protecteur : elle est une douleur pathologique. Dans certains cas, aucun mécanisme explicatif n’existe et on parle volontiers de douleur idiopathique. Dans un certain nombre d’autres cas, des facteurs psychiatriques sont au premier plan (hystérie, hypocondrie, etc.). 393 session V Alors que la douleur est particulièrement fréquente dans la population générale puisqu’elle est toujours la première cause de recours auprès d’un professionnel de santé, on ne sait que très peu de choses sur sa prévalence en milieu néphrologique, en particulier lors des phases avancées de l’insuffisance rénale. Dans les pays occidentaux, on évalue entre 0,2 et 10% la proportion de la population victime de douleur chronique.1-4 Outre son côté désagréable pour celui qui en est victime, la douleur a un coût énorme pour la société : par exemple, les lombalgies chroniques se traduisent par un nombre important de jours de travaux perdus, de même que des coûts directs et indirects considérables.5 Cependant, si l’on a peu d’informations concernant la prévalence et l’intensité de la douleur en milieu néphrologique, il y existe a priori de multiples pathologies susceptibles d’entraîner des manifestations algiques : douleurs aiguës (comme au cours des ponctions, ou pendant la migration d’un calcul, etc.), douleurs chroniques liées aux pathologies sous-jacentes ou à leurs répercussions (douleurs de neuropathies, douleurs osseuses, cancer, etc.) ou des douleurs que l’on pourrait appeler comme « récurrentes » comme dans la drépanocytose. Il faudrait donc savoir poser la question. ● Caractérisation de la douleur La douleur se présente de nombreuses façons (tableau I). Tableau I : Caractérisation des douleurs. Caractéristiques Aspects temporels Aiguë, récurrente, chronique Début et durée Évolution et variations au long de la journée (en particulier, paroxysmes imprévisibles) Intensité Douleur « en moyenne » Douleur « la pire » Douleur « la moindre » Douleur au moment de la consultation Topographie Unique ou multiples Superficielle ou profonde Référée Qualité Qualificatifs faisant évoquer une composante neuropathique Qualificatifs faisant évoquer une composante sympathique Description faisant évoquer une composante psychogène Facteurs amplificateurs ou de soulagement Liées à une démarche (cf. « dérouillage » matinal chez un malade ayant un myélome) versus constatation inopinée Aspects temporels Il est habituel de différencier douleur aiguë et douleur chronique (tableau II) : la première a un début récent et disparaît en quelques jours voire quelques semaines. Elle attire habituellement l’attention sur un désordre au niveau de l’organisme8 et est souvent associée à l’anxiété ainsi qu’à des signes d’hyperactivité sympathique : ceci est d’autant plus vrai que le début est brutal Tableau II: Différences douleur aiguë/douleur chronique. Douleur aiguë Aspects temporels Douleur chronique Récente Persistante Début précis Début souvent difficile à préciser Censée disparaître en quelques jour ou semaines Fonction Protection session V Intensité Il s’agit d’un point qui est facilement perçu. Cependant, il est classique que l’intensité soit variable avec le temps : une douleur cancéreuse peut, par exemple, présenter une intensité donnée de douleur moyenne, mais avec des épisodes d’intensité particulièrement aiguë qui se juxtaposent sur cette douleur de fond.10 Une douleur peut n’être qu’une juxtaposition d’épisodes brefs d’intensité violente. Au cours de l’examen d’un malade douloureux, il est donc important d’avoir une juste idée de ces variations. Différents moyens existent : ces dernières années, on a beaucoup insisté sur la place des échelles visuelles analogiques,11 mais de nombreux malades ont des difficultés à utiliser cet outil. Des échelles numériques ou verbales sont des alternatives acceptables. Des échelles multidimensionnelles, plus sophistiquées, peuvent apprécier les variations d’intensité sur différents aspects de la douleur. Il est habituel de rechercher des facteurs d’amplification de l’intensité douloureuse, ou au contraire de diminution. Dans certains cas, ces derniers peuvent suggérer une cause ou le mécanisme sous-tendant la douleur. Topographie Faire préciser la topographie d’une douleur est classique : il est moins habituel de chercher à savoir si elle est plutôt superficielle ou profonde, ces dernières étant souvent beaucoup plus diffuses. Certains patients peuvent présenter plusieurs sites de douleur qu’il est important de noter, éventuellement à l’aide d’un schéma corporel. Certaines douleurs peuvent se manifester dans des zones éloignées du lieu où siège la pathologie (douleur projetée au niveau de l’épaule d’une collection sous diaphragmatique, douleur cardiaque siégeant au niveau du 5e doigt, douleur d’une colique rénale siégeant au niveau de l’aine ou des testicules, douleur sciatique se manifestant par une douleur au niveau d’un orteil, etc.). Durée difficile à préciser Présentation Aucune Suggère le repos et l’exposition à de nouveaux risques Intensité Variable Variable Répercussions émotionnelles Anxiété (quand intense ou de cause mystérieuse) Dépression et/ou irritabilité Signes fréquemment associés Manifestations d’hyperfonctionnement sympathique Lassitude, insomnie, perte de la libido 394 et l’intensité forte. On considère qu’une douleur devient chronique quand elle persiste au-delà du temps de guérison habituelle de la cause sous-jacente, ou bien au-delà de trois à six mois.9 Cependant, une douleur intense qui revient épisodiquement pendant des mois ou des années est considérée également comme étant une forme de douleur chronique (comme dans la drépanocytose). Une douleur qui persiste s’accompagne fréquemment d’un comportement particulier (diminution de l’activité physique, isolement social, consommation médicale exagérée, etc.) qui peut, éventuellement, se comprendre au cours d’une douleur aiguë, mais qui finit par perdre de sa justification et contre lequel il faut lutter précocement. Comportement douloureux Les douleurs par atteinte du système nerveux ont des aspects sémiologiques particuliers : dans un territoire neurologique lésé, où existe un déficit de la sensibilité thermo-algique, les malades décrivent des douleurs dont les termes descriptifs les plus habituels sont brûlure, décharges électriques, démangeaisons, fourmillements, picotements, engourdissement.12 Les douleurs neurogènes ont souvent plusieurs présentations : douleurs spontanées et douleurs provoquées. Les premières peuvent être continues ou paroxystiques ; les secondes peuvent survenir pour des stimulations normalement non nociceptives (allodynie) ou après des stimulations normalement nociceptives (hyperalgésie). Le délai d’apparition après la lésion peut être retardé. Les douleurs sont Néphrologie Vol. 24 n° 7 2003 souvent associées à des symptômes positifs non douloureux, paresthésies, dysesthésies. Les lésions peuvent être périphériques ou centrales : dans le premier cas, différents mécanismes sont invoqués (décharges ectopiques, sensibilisation des nocicepteurs, excitations croisées, rôle du système sympathique) alors que d’autres sont proposés pour expliquer les désordres centraux (phénomènes de sensibilisation centrale, neuroplasticité, altération des systèmes de modulation). Des méthodes « quantitatives » sont aujourd’hui utilisées pour tenter d’affiner l’analyse de ces phénomènes douloureux.13 Pour certains types de douleurs, les mécanismes physiopathologiques sont aujourd’hui difficiles à affirmer. Ainsi, il peut être difficile de trancher entre l’hypothèse d’un trouble somatique méconnu, fondée sur la présence de critères cliniques précis et stables, et celle d’un trouble purement psychiatrique, comme dans la fibromyalgie. Les douleurs psychogènes sont souvent mal systématisées. Elles peuvent s’inscrire dans un contexte d’insatisfaction ou de difficultés professionnelles, ou répondre à des problématiques de type filial, trans-générationnel ou conjugal, réactivées par la survenue d’évènements de vie plus ou moins traumatiques (deuil, séparation, échec, etc.). Facteurs d’entretien En douleur chronique, l’aspect médical « classique » se révèle souvent insuffisant, et d’autres dimensions doivent être évoquées. Le modèle bio-psycho-social rend souvent mieux compte du problème.14 La douleur va s’inscrire dans un réseau complexe d’interactions entre l’individu (ses gènes, sa personnalité, son histoire, etc.) et son environnement (familial, médical, socioprofessionnel, etc.). Une connaissance plus approfondie des aspects cognitifs (ce que le patient peut savoir, penser, imaginer ou croire concernant sa douleur et ce qui s’y rattache, les idées et les interprétations qu’il en a), des aspects comportementaux (comportement douloureux lui-même, le handicap et la qualité de vie, les stratégies d’ajustement mises en œuvre et en particulier la demande thérapeutique et le comportement médicamenteux) et des aspects socio-économiques s’impose. que le médecin ne cherche pas à « y voir plus clair », mais permet de favoriser un meilleur contact entre les deux protagonistes. La démarche doit pouvoir s’organiser autour d’un certain nombre de questions : existe-t-il une – ou plusieurs – cause(s) somatique(s)? les diagnostics déjà envisagés sont-ils corrects ? existe-til de nouveaux facteurs physiques de renforcement ? quelle est la part des facteurs psychologiques ? quelles sont les répercussions de cette douleur sur la vie de tous les jours ? quel est le bénéfice – et les effets secondaires – des traitements déjà utilisés ? L’examen neurologique doit permettre de reconnaître une lésion nerveuse et donc différencier une douleur par excès de nociception d’une douleur neuropathique, tout en sachant que les deux mécanismes peuvent être associés. Des questionnaires d’évaluation simples mais donnant des indications sur l’impact de la douleur sur un certain nombre d’items de qualité de vie existent (tableau III, voir page suivante). Des questionnaires plus sophistiqués existent.17 En cas de douleurs chroniques, éviter de rechercher des facteurs psychologiques est sans doute une erreur.7 Les traitements Il est classique de penser « médicament » quand il s’agit de douleur (tableau IV). Ceci peut être suffisant en cas de douleurs aiguës, mais si celles-ci sont chroniques, il est vraisemblable que des approches multiples, en particulier psychologiques, permettront le plus sûrement d’aller vers une amélioration.18 Certains médicaments ont une action antalgique propre, alors que cela paraît plus difficile à appréhender spontanément pour d’autres (antidépresseurs, antiépileptiques), ce qu’il faut savoir expliquer aux malades. Tableau IV : Prise charge pharmacologique de la douleur. • Paracétamol, aspirine et AINS • Agonistes α adrénergiques • Opioïdes et tramadol • Anesthésiques locaux • Antidépresseurs • Biphosphonates • Antiépileptiques • Autres (Néfopam, etc.) • Kétamine L’évaluation Néphrologie Vol. 24 n° 7 2003 Les opioïdes Ces dernières années, les médecins ont été incités à une utilisation plus large des opioïdes « forts ». Ils sont justifiés si existe une douleur intense : pour des douleurs d’intensité « modérée », on prescrira des opioïdes « faibles » comme la codéine (Efferalgan-codéiné®, etc.), la dihydrocodéine (Dicodin® ), le propoxyphène (Di-antalvic® ) ou le tramadol (Contramal®, etc.). Mais, avec les opioïdes « forts », il se peut que l’on aille parfois au-delà du simple traitement de la douleur : ainsi, Turk et Okifuji19 ont montré que la prescription de morphiniques était plus influencée par le comportement douloureux des malades que par l’intensité propre de la douleur. Les opioïdes, en agissant sur des récepteurs, diminuent l’excitabilité neuronale en modifiant la conductance sodique et potassique et en bloquant l’ouverture des canaux calciques : ce faisant, ils empêchent la libération de neurotransmetteurs excitateurs au niveau pré-synaptique. Ils ont également une action post-synaptique. Il existe des produits agonistes, mais aussi agonistes partiels ou agonistes – antagonistes, en fonction de leur action sur les récepteurs.20 395 session V L’évaluation de la douleur est un point essentiel mais, à la différence d’autres étapes du diagnostic en médecine, elle est difficile à réaliser car faite de subjectivité. Il s’agit donc d’une « épreuve » pour les médecins à qui, tout au long de leurs études, on aura appris l’importance des faits objectifs. Un certain nombre de malentendus peuvent en résulter, allant de la surestimation à la négation pure et simple de la douleur, chez tel ou tel patient. Dans un travail effectué en France auprès de malades cancéreux,15 il a été retrouvé une prévalence de la douleur de 56%. Dans cette étude, une douleur « la plus forte », supérieure à 5 sur une échelle allant de 0 à 10, était présente dans 70% des cas et une douleur « en moyenne », supérieure à 5, se retrouvait chez 53% des malades. Les professionnels de santé y sous-estimaient toujours la douleur des malades. Dans un autre travail, réalisé à la même époque auprès d’un échantillon représentatif de la population de cancérologues et de médecins généralistes,16 50% de ceux-ci estimaient que moins de 20% des malades souffraient d’une douleur importante. Croire que le malade est le meilleur évaluateur de sa propre douleur évite de nombreux malentendus : ceci ne veut pas dire Tableau III : Exemple de questionnaire : Brief Pain Inventory ou Questionnaire concis sur les douleurs. DATE : |____|____|____| heure : 7. Quels traitements suivez-vous ou quels médicaments prenez vous contre la douleur ? NOM : ________________________________________________________ Prénom : ______________________________________________________ 1. Au cours de notre vie, la plupart d’entre nous ressentent des douleurs un jour ou l’autre (maux de tête, rage de dents) : au cours des 8 derniers jours avez-vous ressenti d’autres douleurs que ce type de douleurs « familières »? 1. ❏ OUI 2. ❏ NON 2. Indiquez sur ce schéma où se trouve votre douleur en noircissant la zone. Mettez sur le dessin un « X » là où vous ressentez la douleur la plus intense. droite gauche gauche droite 8. La semaine dernière, quel soulagement les traitements ou les médicaments que vous prenez vous ont-ils apporté ; pouvez vous indiquer le pourcentage d’amélioration obtenue ? 0% 10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80% 90% 100% Aucun amélioration Amélioration complète 9. Entourer le chiffre qui décrit le mieux comment ; la semaine dernière, la douleur a gêné votre : A) Activité générale 0 1 2 3 4 5 6 Ne gêne pas 7 8 9 10 Gêne complètement B) Humeur 0 1 2 3 4 5 6 Ne gêne pas 3. SVP, entourez d’un cercle le chiffre qui décrit le mieux la douleur la plus intense que vous ayez ressentie les 24 dernières heures. 0 1 2 3 4 5 Pas de douleur 6 7 8 9 10 Douleur la plus horrible que vous puissiez imaginer 4. SVP, entourez d’un cercle le chiffre qui décrit le mieux la douleur la plus faible que vous ayez ressentie les 24 dernières heures. 0 1 2 3 4 5 Pas de douleur 6 7 8 9 Douleur la plus horrible que vous puissiez imaginer 1 2 3 4 5 session V 6 7 8 9 9 10 Gêne complètement C) Capacité à marcher 0 1 2 3 4 5 6 Ne gêne pas 7 8 9 10 Gêne complètement D) Travail habituel (y compris à l’extérieur de la maison et les travaux domestiques) 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 E) Relation avec les autres 0 Pas de douleur 8 10 5. SVP, entourez d’un cercle le chiffre qui décrit le mieux votre douleur en général. 0 7 10 Douleur la plus horrible que vous puissiez imaginer 1 2 3 4 5 6 Ne gêne pas 7 8 9 10 Gêne complètement F) Sommeil 0 1 2 3 4 5 6 Ne gêne pas 7 8 9 10 Gêne complètement 6. SVP, entourez d’un cercle le chiffre qui décrit le mieux votre douleur en ce moment. 0 1 2 Pas de douleur 396 3 4 5 6 7 8 9 10 Douleur la plus horrible que vous puissiez imaginer G) Goût de vivre 0 1 Ne gêne pas 2 3 4 5 6 7 8 9 10 Gêne complètement Néphrologie Vol. 24 n° 7 2003 Toutes les douleurs ne répondent pas favorablement à l’administration d’un opioïde. 21 Tolérance, dépendances physique et psychique sont des problèmes spécifiques : ceci est particulièrement important lorsqu’il est envisagé une prescription au long cours pour des douleurs chroniques non cancéreuses. Si l’on s’attache à éliminer les « patients à risque », il n’apparaît pas aujourd’hui qu’il existe un risque particulier de dérive. Des recommandations existent.22 La voie orale est efficace et peu onéreuse : l’effet premier passage hépatique est important. Il existe aujourd’hui en France des formes de morphine immédiate et « retard », mais également d’autres molécules que la morphine (hydromorphone, oxycodone) (tableau V). La voie orale peut se révéler impossible : on peut alors recourir aux voies parentérales, transdermiques ou spinales.23 On retrouve d’énormes variations inter- voire intra-individuelles entre les doses injectées et les taux plasmatiques, allant de 1 à 5 (un même ordre de grandeur existe entre les taux plasmatiques et le soulagement de la douleur) : ceci milite pour une adaptation de la dose à chaque malade (notion de « titration »). Cependant, la dose de titration n’est pas prédictive de la dose d’entretien nécessaire indispensable pour maintenir l’analgésie. L’analgésie auto-contrôlée (ou PCA pour Patient Controlled Analgesia) n’est ni plus ni moins qu’une « titration » dans le temps, basée sur le fait que le malade est le meilleur évaluateur de sa propre douleur : la machine, programmée par le médecin pour assurer sa sécurité, lui permet de s’administrer à intervalle des bolus prédéterminés. Ceci est particulièrement appréciable si la douleur présente des fluctuations importantes. Les opioïdes provoquent des effets secondaires: pour certains d’entre eux, comme la constipation, aucune tolérance ne se manifeste et un traitement prophylactique est hautement recommandé. La morphine Ce « vieux » produit est toujours la molécule de référence. La morphine subit une conjugaison avec l’acide glucuronique pour donner les morphine-3-glucuronide et morphine-6-glucuronide : si le rôle du premier n’est pas totalement élucidé alors qu’il est le plus important en quantité produite (pas d’action antalgique mais une participation potentielle dans les mécanismes de tolérance), le second a clairement une action antalgique et est plus puissant que la morphine elle-même. La demi-vie de la morphine est d’environ deux à trois heures alors que celle du morphine-6glucuronide est supérieure. L’élimination est avant tout rénale par filtration glomérulaire (mais il existe aussi un cycle entérohépatique) : lors d’une administration unique, 90% de la dose sont éliminés au cours des vingt-quatre premières heures. En cas d’insuffisance rénale, une accumulation des métabolites se produit, ce qui, cliniquement, peut se traduire par une apparition ou une majoration des effets secondaires. Les formes « retard » (Moscontin®, Skénan®, Kapanol® ) ne sont pas adaptées à la douleur aiguë, leur pic d’action étant retardé. Alternatives D’autres médicaments sont aujourd’hui sur le marché français : • La péthidine (Dolosal® ) est avant tout un agoniste µ, mais elle possède aussi des propriétés « anesthésique local ». Elle est fortement liée aux protéines et est plus liposoluble que la morphine. Son effet analgésique est visible après 30 à 40 minutes après administration orale (utilisée exceptionnellement), mais après 15 minutes lors d’une administration sous-cutanée ou intramusculaire. Le pic d’action est obtenu après environ une heure et sa durée d’action est de trois à quatre heures. Elle reste responsable d’une histamino-libération notable, ce qui fait que ses Tableau V : Médicaments opioïdes agonistes utilisés en clinique. Dose (mg) équianalgésique à 10 mg de morphine I.M. Demi-vie (heures) Durée (heures) Commentaires P.O. I.M. Morphine (Sévrédol®, Actiskénan®) 20-30 10 2-3 2-4 Accumulation de morphine-6-Glucuronide en cas d’insuffisance rénale Morphine « retard » (Moscontin®,Skénan®, Kapanol®) 20-30 10 2-3 8-12 Accumulation de morphine-6-Glucuronide en cas d’insuffisance rénale 2-3 3-4 Pas d’accumulation de métabolites actifs en cas d’insuffisance rénale Oxycodone (Oxycontin®) 20 Hydromorphone 1, 5 7, 5 2-3 Hydromorphone « retard » (Sophidone®) 2 N’existe pas encore sous forme injectable en France 8-12 Pas d’accumulation de métabolites actifs en cas d’insuffisance rénale Méthadone 10 20 12-190 4-12 Risque d’accumulation +++; ré-administrer les doses « à la demande » Péthidine (Dolosal®) 75 300 2-3 2-4 Risque d’accumulation d’un métabolite toxique (norpéthidine) 48-72 Patchs de 25, 50, 75 et 100 mcg/h Fentanyl Fentanyl transdermique (Durogésic®) Néphrologie Vol. 24 n° 7 2003 session V Agoniste 7-12 397 effets cardiovasculaires sont plus marqués que ceux de la morphine, d’autant que son administration peut être responsable d’une tachycardie du fait d’un effet vagolytique. En administration chronique, il y a risque d’accumulation d’un métabolite toxique, la norpéthidine, susceptible de provoquer des convulsions. • Le néfopam (Acupan® ) est un analgésique central non-morphinique, de délai d’action court. Vingt milligrammes équivalent à 6 à 12 milligrammes de morphine. Les effets secondaires peuvent être modestes si le produit est administré lentement (sueurs, tachycardie, nausées, vomissements). • Le fentanyl (Fentanyl® ) est un produit couramment utilisé en anesthésie ou dans le cadre de l’analgésie postopératoire, que ce soit pour l’administration par voie intraveineuse ou spinale : il est réputé avoir une excellente tolérance cardio-vasculaire. Il est 60 à 80 fois plus puissant que la morphine et est également beaucoup plus lipophile que lui. Injecté par voie intraveineuse, son efficacité analgésique est de 15 à 30 minutes. Il existe une forme transdermique commercialisée sous le nom de Durogésic®, qui permet une administration unique pour deux à trois jours : son effet est perceptible en 8 à 12 heures, ce qui le rend inadapté à une « titration ». Son action peut être modifiée par les conditions climatiques. Plus récemment est apparue sur le marché, avec une indication d’AMM pour les paroxysmes en douleur du cancer, une forme transmuqueuse (Actiq® ). • Les antidépresseurs sont proposés pour soulager les douleurs neuropathiques : de nombreux essais contrôles l’ont montré avec les tricycliques. Par contre, les inhibiteurs de la recapture de la sérotonine ont une efficacité plus inconstante.27 Les posologies sont habituellement plus faibles que celles nécessaires au traitement de la dépression : on débute avec des doses voisines de 10 mg/jour puis on augmente par palier de 5 à 10 mg toutes les semaines. Le bénéfice n’est pas visible immédiatement. Les effets secondaires sont une cause habituelle d’échec (en particulier ceux liés à leur effet anticholinergique). L’effet semble réellement lié à une action antalgique plutôt qu’à une action indirecte, via l’humeur et passerait par une action de renforcement au niveau des systèmes de modulation.28 Il ne semble y avoir de corrélation entre l’effet et les taux plasmatiques. • D’autres agonistes sont aujourd’hui commercialisés, qui existent sous forme « retard », et qui peuvent être une excellente alternative à la morphine, d’autant que leur métabolisme n’est pas affecté par l’insuffisance rénale : il s’agit de l’hydromorphone (Sophidone® ) et de l’oxycodone (Oxycontin® ), que l’on prescrit donc deux fois par jour. Pour ces deux produits, il existe des règles de conversion avec la morphine. De toutes les façons, il est souhaitable de « titrer » la dose en fonction de la réponse. Malheureusement, il n’existe pas en France, à l’heure actuelle, de formes « immédiates » ni de formes injectables de ces produits. • Autre produit disponible sur le marché, la buprénorphine (Temgésic® ) qui présente l’avantage d’exister sous forme sublinguale et d’avoir un potentiel addictif moindre. Là aussi, il est souhaitable d’effectuer une « titration ». • On peut également citer le tramadol (Contramal®, Topalgic®, etc.) qui, en plus d’une activité opioïde, présente l’avantage d’une action sur la recapture de la noradrénaline et de la sérotonine : ce produit semble particulièrement intéressant pour des douleurs ayant une composante neuropathique.24 Les non-morphiniques session V • Le paracétamol à index thérapeutique élevé ; il y a peu d’arguments en faveur d’une supériorité de la voie parentérale par rapport à la voie orale. • Les anti-inflammatoires non stéroïdiens sont antalgiques seuls sur des douleurs d’intensité faible à moyenne ; pour des douleurs plus intenses, il est souhaitable de les associer à des opioïdes. Il existe certaines indications privilégiées, en particulier la douleur de colique néphrétique.25 Leurs effets secondaires sont bien connus, en particulier sur la fonction rénale : ce n’est pas ici le lieu de discuter de leur prévention. Il semble que l’échec d’un AINS ne préjuge pas de l’efficacité d’un autre AINS. Les doses nécessaires ne sont pas bien connues et il y a un effet plafond au-delà duquel il n’est pas souhaitable d’aller. Il ne semble pas y avoir de bénéfice à utiliser une autre voie qu’orale, si ce n’est lors d’une première injection parentérale, en cas de colique néphrétique.26 • On connaît le risque imprévisible de choc immuno-allergique gravissime lors de la prescription de noramidopyrine qui fait qu’il semble qu’il ne doit plus être un analgésique de première intention. 398 • Les antiépileptiques ont également une efficacité sur la douleur neuropathique.29 Ils diminueraient les décharges ectopiques périphériques, et, au niveau central, agiraient sur les phénomènes de sensibilisation. L’action semble plus nette sur la composante paroxystique que sur la composante continue. Pendant longtemps, on a utilisé des médicaments comme la carbamazépine (Tégrétol® ) qui avaient des inconvénients notables et une efficacité imparfaite, en particulier en cas de douleur centrale. Les produits de nouvelle génération semblent particulièrement intéressants : un produit comme la gabapentine (Neurontin® ), qui agit via une augmentation du taux de GABA et une interaction sur les canaux calciques, a une efficacité sur les douleurs paroxystiques mais également sur l’allodynie mécanique et au froid. Les doses s’étalent entre 300 et 3800 mg/jour. • D’autres molécules ont pu être proposées dans les douleurs chroniques, telles que la kétamine, les anesthésiques locaux par voie systémique, etc. mais nous manquons aujourd’hui de données permettant de proposer des recommandations générales. En néphrologie, comme dans de nombreuses spécialités, les malades sont confrontés à des épisodes de douleurs aiguës plus ou moins prévisibles (ponctions, kinésithérapie, etc.). Des moyens existent qui permettent de limiter l’inconfort de ces gestes, dont la répétition peut devenir terriblement angoissante pour le malade. Les morphiniques certes peuvent être utiles, en particulier avec des administrations parentérales mais, dans certains cas, ou leurs effets secondaires sont très gênants ou leur efficacité est limitée. Pour des gestes de type ponction, l’application de solution d’anesthésiques locaux (EMLA® ) sur la zone qui sera ponctionnée peut être utile, sous réserve de respecter les règles d’utilisation. Les pansements douloureux pourront être effectués avec le mélange protoxyde d’azote/oxygène (Kalinox® ) qui rendra le geste plus acceptable. Ce dernier produit pourra être également proposé aux malades victimes de crises drépanocytaires, en association avec des morphiniques administrés par le mode PCA (cf. plus haut). ● Organisation des soins La douleur est commune à de nombreuses spécialités : chacune en a une approche particulière. Faire coopérer ces dernières Néphrologie Vol. 24 n° 7 2003 peut être utile aux malades : ceci demande un minimum d’organisation entre équipes. Les unités mobiles de prise en charge de la douleur ou de soins palliatifs doivent pouvoir offrir ce type de service. 7. Linton SJ. A review of psychological risk factors in back and neck pain. Spine 2000 ; 25 : 1148-56. 8. Wall PD. On the relation of injury to pain. Pain 1979 ; 6 : 253-64. 9. Bonica JJ. Definitions and taxonomy of pain. In : Bonica JJ (Editeur) : The management of pain. Philadelphia : Lea and Fibiger, 1990 ; 18-27. 10. Portenoy RK, Hagen NA. Breakthrough pain : Definition, prevalence and characteristics. Pain 1990 ; 41 : 273-82. ■ Conclusion La douleur est sans doute un symptôme présent dans le milieu de la néphrologie : cependant, les données concernant sa prévalence et son intensité manquent cruellement, en particulier lors des phases avancées de l’insuffisance rénale. Ceci ne permet pas aujourd’hui d’envisager de recommandations claires. Cependant, à partir des informations concernant les pathologies suivies dans ce milieu, il est évident que de nombreux malades doivent souffrir de douleurs plus ou moins intenses et ceci de façon épisodique ou bien chronique. Les difficultés d’ordre pharmacologiques liées à l’atteinte rénale doivent obliger à une attention particulière. 11. Banos JE, Bosch F, Canellas M, Bassols A, Ortega F, Bigorra J. Acceptability of visual analogue scales in a clinical setting : A comparison with verbal rating scales in postoperative pain. Methods Find Exp Clin Pharmacol 1989 ; 11 : 123-7. 12. Boureau F, Doubrère JF, Luu M. Study of verbal description in neuropathic pain. Pain 1990 ; 42 : 145-52. 13. Yarnitsky D. Quantitaive sensory testing. Muscle Nerve 1997; 20: 198-204. 14. Waddell G. The back pain revolution. Edinburgh : Churchill Livingstone, 1998. 15. Larue F, Colleau SM, Brasseur L, Cleeland CS. Multicentre study of cancer pain and its treatment in France. BMJ 1995 ; 310 : 1034-7. 16. Larue F, Colleau SM, Fontaine A, Brasseur L. Oncologists and primary care physicians’ attitudes toward pain control and morphine prescribing in France. Cancer 1995 ; 76 : 2375-82. Adresse de correspondance : Dr Louis Brasseur Centre d’évaluation et de traitement de la douleur Hôpital Ambroise Paré 9, avenue Charles De Gaulle F-92104 Boulogne-Billancourt E-mail : [email protected] 17. Boureau F, Luu M, Doubrère JF, Gay C. Elaboration d’un questionnaire d’auto-évaluation de la douleur par liste de qualificatifs. Comparaison avec le McGill Questionnaire de Melzack. Thérapie 1984 ; 39 : 119-29. 18. Turk DC. Combining somatic and psychological treatment for chronic pain patients : perhaps 1 + 1 does = 3. Clin J Pain 2001 (Editorial) ; 17 : 281-3. 19. Turk DC, Okifuji A. What factors affect physicians’ decision to prescribe opioids for chronic non cancer pain patients Clin J Pain 1997 ; 13 : 330-5. 20. Hoskin PJ, Hanks GW. Opioid agonist-antagonist drugs in acute and chronic pain states. Drugs 1991 ; 41 : 326-44. 21. Arner S, Meyerson B. lack of analgesic effect of opioids on neuropathic and idiopathic forms of pain. Pain 1988 ; 33 : 11-23. 22. Gourlay GK. Long-term use of opioids in chronic pain patients with non terminal diseases states ? Pain Reviews 1994 ; 1 : 45-59. Références 1. Harris L, et al. Nuprin Pain Report. New York, 1985. 2. Sorensen HT, Rasmussen HH, Moller-PetersenJF, Ejlersen E, Hamburger H, Olesen F. Epidemiology of pain requiring strong analgesics outside hospital in a geographically defined population in Denmark. Dan Med Bull 1992 ; 39 : 464-7. 23. McQuay HJ. Les nouvelles voies d’administration. In Brasseur L, Chauvin M, Guilbaud G (Editeurs) Douleurs. Paris : Maloine, 1997 ; 807-9. 24. Harati Y, Glooch C, Edelmann S, et al. Double blind randomized trial of tramadol for the treatment of the pain of diabetic neuropathy. Neurology 1999 ; 50 : 1842-6. 25. Hetherington JW, Philip NH. Diclofenac versus pethidine in acute renal colic. BMJ 1986 ; 292 : 237-8. 3. Brattberg G, Thorslund M, Wikman A. The prevalence of pain in a general population. The results of a postal survey in a county of Sweden. Pain 1989 ; 37 : 215-22. 26. Tramer MR, Williams JE, Wiffen PJ, Carroll D, Moore RA, Mc Quay HJ. Comparing analgesic efficacy of non-steroidal anti-inflammatory drugs given by different routes in acute and chronic pain : A qualitative systematic review. Acta Anaesth Scand 1998 ; 42 : 71-9. 4. Blyth FM, March LM, Brnabic AM, Jorm LR, Williamson M, Cousins JM. Chronic pain in Australia : A prevalence study. Pain 2001 ; 89 : 127-34. 27. McQuay HJ, Tramer M, Nye BA, Carroll D, Wiffen PJ, Moore RA. A systematic review of antidepressants in neuropathic pain. Pain 1996; 68: 217-27. 5. Evans PJD. Lombalgies chroniques : prise en charge dans une consultation de la douleur. In : Brasseur L, Chauvin M, Guilbaud G, Douleurs. Paris : Maloine, 1997 ; 689-99. 28. Max MB. Antidepressants as analgesics. In : Fields H, Liebeskind (eds.), Progress in pain research and therapy. Seattle : IASP Press, 994 ; 229-46. 29. McQuay HJ, Caroll D, Jadad AR, Wiffen P, Moore A. Anticonvulsivants drugs for the management of pain : A systematic review. BMJ 1995 ; 311 : 1047-52. session V 6. Merskey H, Bogduk N (eds). Classification of chronic pain (2nd ed.). International Association for the Study of Pain Press, Seattle, 1994. Néphrologie Vol. 24 n° 7 2003 399