un petit rrom pour la route
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un petit rrom pour la route
nou m o r R t i t e e t p u Un our la ro p à Du fil retordre Éditions Collection Noirevselles Waldeck Ce roman est une fiction. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite… © 2013 - Editions Du fil à retordre. 36, rue Neuve - 34750 Villeneuve-lès-Maguelone Illustrations : Waldeck Moreau 2 Un petit Rrom pour la route « Quand il y en a un, ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes. » Brice Hortefeux Les Roms sont des « populations qui ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation ». « Les Roms ont vocation à revenir en Roumanie ou en Bulgarie. » « J’aide les Français contre ces populations, ces populations contre les Français. » Manuel Valls 3 Vendredi 24 juin 2022 Le gouvernement d’unité nationale avait pris la bonne décision. C’est du moins ce qui ressortait d’un sondage IFOP, commandé par France Inter, Le Monde et iTV. 78 % des sondés approuvaient la décision du gouvernement qui allait enfin mettre un terme à des années d’errances politiques vis-à-vis de l’immigration et en particulier de la communauté Rrom. Ce gouvernement regroupait les sociaux-libéraux et la droite unie. L’accord conclu entre les deux tours avait permis de contrer le Parti de la nation représenté par les anciens Frontistes et différentes factions d’extrême droite, arrivé en tête au premier tour avec 41 % des suffrages exprimés. Les débats précédant le premier tour avaient tourné essentiellement sur les questions d’immigration et particulièrement sur la question Rrom après les massacres des camps de Gennevilliers et de Perpignan, suivis des attentats d’un certain groupe de résistance RRGT. Sigle interprété par les médias comme « Groupe de résistance Rrom-Gitan-Tzigane ». Même si la communauté des gens du voyage avait toujours nié être à l’origine de ce mouvement, personne n’avait mis en doute les propos de Marc Cochet, leader du nouveau parti d’extrême droite. C’est lui qui, le premier, avait accusé les gens du voyage d’être à l’origine des attentats terroristes sanglants qui avaient frappé le cœur de Marseille et le CNIT à la Défense. Sept morts et 4 plusieurs dizaines de blessés. Une escalade de la violence après les mitraillages des camps de Gennevilliers et de Marseille par un groupe de paramilitaires. Bilan : vingt-deux morts, dont trois enfants. Grâce à l’alliance des deux partis contre Marc Cochet, la France n’avait pas basculé dans le club des nations européennes qui s’étaient fédérées autour du Leader Autrichien Peter Ochsmann du parti de la Norts european Nation. Après l’accalmie des années 2017 et 2018, la crise mondiale s’était accentuée. L’Espagne et le Portugal étaient les premiers pays à avoir renoué avec des régimes fascisants, bientôt suivis par l’Italie, la Belgique et la Suède. L’Union européenne avait exigé des milliards de dotations supplémentaires aux pays membres pour renflouer les banques européennes qui, une à une, étaient menacées de faillite. Les gouvernements avaient tous accepté de mettre la main à la poche, y compris l’Allemagne qui, en contrepartie, avait exigé la mise sous tutelle des pays les plus endettés. Elle avait également obtenu la création d’une Commission européenne de désendettement, composée de la France, l’Allemagne et l’Italie. Ces trois pays faisaient partie du groupe New Euro. Un euro fort réservé aux pays les plus riches et les plus influents. Les autres avaient conservé l’euro créé en 2000, contrôlé par la Banque centrale européenne dont les pays du New Euro étaient les principaux décisionnaires grâce à leur droit de véto. Seule la Grèce était sortie de l’euro pour retrouver son ancienne monnaie, le Drachme. Après les soulèvements populaires suivis d’une répression que même les Colonels n’avaient pas envisagée dans les années soixante-dix, le peuple hellène avait fini par faire tomber un gouvernement fantoche aux mains des puissances financières. Des élections d’urgence avaient été organisées. Le Parti du peuple souverain, une coalition de 5 gauche souverainiste, les avait remportées haut la main. Les premières mesures avaient été le défaut de paiement et la renégociation de la dette abyssale de la Grèce puis la sortie de l’Euro. C’était finalement le pays qui s’en sortait le mieux dans le marasme économique européen. Les autres pays avaient suivi les recommandations du FMI, de la Banque mondiale, de la Commission européenne et de la zone New Euro. Privatisation de tous les services publics, de l’ensemble des entreprises d’énergie, de transport, flexibilité, compétitivité. Les frontières avaient été rétablies entre les pays membres de l’UE. Si les marchandises et les flux monétaires circulaient toujours plus librement, les humains, eux, devaient demander des autorisations. Seuls, les voyages pour affaires étaient exemptés de démarches administratives ainsi que les déplacements de main-d’œuvre s’ils étaient encadrés par les entreprises dédiées au marché de la flexibilité salariale. Des murs avaient été construits un peu partout pour endiguer l’immigration. Des murs aux frontières et des murs autour des villes où les flux migratoires étaient les plus importants. Cependant, rien n’arrêtait les plus démunis de fuir la misère vers les pays de l’Eldorado européen : la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne. Seule la France social-libérale n’était pas tombée dans cette déviance sécuritaire, malgré le lobbying des multinationales du béton, Bouygues et Vinci, qui avaient démultiplié leur chiffre d’affaires ces dix dernières années. Elle se faisait bien tirer les oreilles par la Grande-Bretagne, qui l’accusait d’être un couloir de l’immigration et la Commission européenne qui la menaçait de représailles financières si elle ne prenait pas des mesures d’urgence pour la construction de murs. Cependant, la Commission européenne n’avait pas beaucoup de pouvoir vis-à-vis du club très fermé du New Euro. Elle avait pourtant un argument de taille puisque, partout où ces mesures avaient été mises en place on avait 6 observé une « croissance » de + 0,06 % et une baisse notable du chômage dans les quartiers concernés par l’enfermement, la main-d’œuvre pour construire les murs étant trouvée in situ. C’est donc le vendredi 24 juin 2022 que François Morel, nouveau Premier ministre, annonça la mesure phare du gouvernement d’unité nationale qui devait enfin ressouder la nation contre les déviances extrémistes. La France adoptait un plan quinquennal pour la construction d’enceintes migratoires et un ministère spécial allait être créé pour cette question. Bien sûr, le gouvernement demandait un effort, les caisses de l’Etat étant vides. Un impôt allait être levé pour le bien commun. La droite et les sociaux-libéraux reprenaient mot pour mot le programme du Parti de la Nation en espérant ramener à eux les 49,8 % d’électeurs qui s’étaient portés sur Marc Cochet au second tour des présidentielles de 2022. Ces mesures étaient effectives immédiatement avec un prélèvement à la source sur les salaires et les premières constructions devaient voir le jour dès le mois de septembre 2022. 7 Vendredi 21 octobre 2022 Django était tapi dans le fossé, derrière le grillage du camp. Le jeune homme était grand pour ses douze ans, mince, presque élancé, une bouille ronde, des yeux d’un noir profond et un petit air malicieux qui en faisait le chouchou des mères du camp de fortune où il habitait depuis presque deux ans. Il observait le ballet des grues mécaniques qui nettoyaient le terrain. Dès les premières heures de ce vendredi 21 octobre et malgré le froid qui régnait sur Montpellier, ses parents l’avaient levé, revêtu de ses plus beaux habits et l’avaient placé à l’écart du camp en lui faisant promettre de ne pas bouger. Ce n’était pas la première fois qu’il répétait cette manœuvre avec sa petite sœur de cinq ans. C’était le même cérémonial avant chaque alerte. Des alertes qui s’avéraient souvent fausses, mais qui cette fois étaient bien réelles. Le mouvement des engins de chantier était impressionnant. Les mâchoires des grues attrapaient les caravanes comme de vulgaires fétus de paille. Elles les levaient à cinq mètres du sol et les laissaient choir dans des bennes. Puis les bras étaient relâchés et écrasaient ce qui restait de la carcasse de plastique et de ferraille qui avait servi de logis à toute cette population. Hommes, femmes et enfants étaient regroupés vers un endroit dégagé du camp, derrière un cordon de gardes mobiles. Quelques téméraires avaient bien tenté de fuir, mais 8 l’encerclement du camp avait été préparé avec minutie sans aucune échappatoire. Django plaquait ses mains sur les yeux de sa sœur qu’il maintenait sur ses genoux. Le camp était maintenant dégagé de toute habitation de fortune. Restaient des débris, braseros, bassines, quelques boiseries et autres bâches en plastique que les rouleaux compresseurs détruisaient méthodiquement en faisant des va-et-vient incessants. Toute trace de vie avait disparu et les habitants de ce taudis étaient maintenant entassés dans des fourgons de police, vers une autre destination, probablement derrière les murs d’enceinte tout nouvellement construits à quelques encablures de là, le long de la nouvelle voie TGV qui relaie maintenant Paris à Barcelone en quelques heures. Django avait attendu jusqu’au départ des derniers engins et de ses compagnons d’infortune. Un calme relatif régnait sur le terrain et de lourds panneaux de béton préfabriqués bloquaient les entrées. Il sortit de sa cachette avec sa petite sœur Marika qui, courageusement ou “traumatiquement”, n’avait pas versé une larme pendant toute l’expulsion. Il mit la main dans sa poche et regarda le papier que lui avait donné sa mère. C’était une carte de visite, pliée et élimée. Une carte d’un oncle ou d’un cousin qui avait réussi dans la musique. Un guitariste d’après ses souvenirs. Il déchiffra ce qu’il put de l’adresse. Ylan — Cité Lo… — 13000 Marseille. Il avait des consignes. Attendre. Si ses parents ne revenaient pas après une heure, il devait prendre la route vers Marseille où ils se retrouveraient tous chez le cousin Ylan. Il lut de nouveau la carte et se gratta la tête comme si ce geste avait le pouvoir de lui indiquer la direction, puis regarda sa sœur qui s’était finalement décidée à pleurer. Il la consola comme il put en lui donnant quelques friandises que sa mère avait pris soin de préparer et lui promit qu’ils reverraient bientôt leurs parents. Puis il se mit en quête de la route qui commençait par Cité Lo, 9 du côté de Marseille. Son père lui avait donné quelques tuyaux pour ne pas tomber aux mains de la police. Marcher le matin et le soir, dormir dans des endroits couverts et ne pas demander son chemin à des gadjos mieux habillés que lui et sa sœur. Les deux premiers points lui semblaient envisageables. Pour le dernier, cela lui paraissait plus compliqué. Il n’avait aucune idée de la distance qui les séparait de Marseille. Aussi, il décida de quitter le camp qui n’en était plus un et de tracer sa route le long de la 112. La première personne qu’il rencontra fut une jeune femme. Elle était bien habillée et stationnait là, le long de la route. Elle devait avoir quelques années de plus que lui. Elle était brune, sa peau était claire, mis à part quelques rougeurs sur les épaules, probablement dues au soleil. Elle était vêtue d’une jolie robe rouge orangé qui épousait les formes de son corps. Il ressentit quelques chaleurs en la voyant. Il décida de faire une entorse aux conseils de son père et l’aborda pour lui demander son chemin. Cette jeune personne paraissait sympathique et ne lui semblait pas dangereuse. Et puis, c’était une fille. Il ne craignait pas les filles tout de même ! - Bonjour, mademoiselle. - Salut, qu’est-ce que tu veux ? - Je peux vous poser une question ? Ils furent interrompus par une voiture qui s’arrêta sur le bascôté. La vitre fumée descendit doucement. - Allez, casse-toi petit, t’as rien à faire ici ! lui dit la fille. Il fut impressionné par son ton et fila à quelques mètres de là. La fille s’approcha de la portière, dit quelques mots puis entra dans l’habitacle. Il attendit là quelque temps, peut-être une dizaine de minute avant qu’elle ne ressorte de la berline. - A bientôt, dit-elle en direction de la portière qui claqua en même temps que la voiture démarrait. Lorsque la voiture eut fait quelques centaines de mètres, elle lança un « Connard ! » Elle s’approcha d’un sac plastique qu’elle avait accroché aux 10 branches d’un chêne vert et y jeta quelque chose, puis fouilla dans son sac et sortit un chewing-gum qu’elle se fourra dans la bouche avant d’allumer une cigarette. Django observait son manège. C’est alors qu’elle l’aperçut. - T’es encore là toi ? Je t’ai dit de partir ! La fille avait un fort accent. Probablement d’une contrée d’Europe de l’Est. Django ne bougeait pas. - Bon, qu’est-ce que tu veux ? - C’est par où Marseille ? lui lança-t-il. La fille éclata de rire. - Qu’est-ce que tu veux aller faire à Marseille ? - Ma famille est là-bas. - Ta famille est là-bas et toi ici. Ben c’est con pour toi. T’es pas près de les revoir. Et elle, c’est qui ? Alors qu’elle finissait sa phrase, une voiture de police approchait doucement. Django se faufila immédiatement derrière un bosquet en faisant signe à sa sœur de ne pas broncher. La fille s’approcha de la voiture de police. Ils échangèrent quelques mots puis la voiture reprit sa route. - Tu peux sortir de là ! Django regarda par-dessus le bosquet, le danger paraissait s’éloigner. Il fit un pas de côté et s’approcha de la fille. - On dirait que t’n’aimes pas les poulets. - Non, répondit simplement Django - Alors, cette petite, c’est qui ? - Ma sœur. - Et qu’est-ce que tu fais ici avec ta sœur sans tes parents ? - La police les a emmenés. - Où ça ? A Marseille ? - Non, le camp là, ce matin. - Ah, OK, c’était ça, tout ce bordel ? T’étais au camp de Rroms ? - Oui, répondit simplement Django. - Bon, et bien… 11 La fille semblait réfléchir. Il manquait visiblement une pièce à son puzzle. Elle reprit. - Bon, si tes parents ont été emmenés par la police, qu’est-ce que tu veux faire à Marseille ? - Un cousin. Il lui tendit la carte de visite. - Te casse pas, je sais pas lire. Au même moment, un combi Volkswagen arriva à leur hauteur. Le carreau de la vitre s’abaissa tandis qu’une barbe hirsute apparut à la fenêtre. - Salut. - Salut, répondit la fille en redressant sa poitrine de ses deux mains. Le type se mit à rougir et à balbutier : « Salut, euh… on cherche la route de Marseille ». - Ben merde alors ! répondit la fille. Vous me prenez pour qui aujourd’hui ? L’office de tourisme ou quoi ? - Laisse tomber, c’est une pute, dit le conducteur en rigolant. - Désolé, dit le barbu à la fille. - Sois pas désolé. Bon, je te dis par où c’est, si t’emmènes ces deux-là. Le jeune tordit son cou en direction de Django et de sa sœur. - C’est qui ces deux-là ? - Des enfants qui ont perdu leurs parents ce matin et qui ont un oncle ou un cousin à Marseille. - Comment ça perdu ? - Expulsion d’un camp de gitans. Les flics vont tous les mettre derrière un mur, mais ces deux petits préfèrent la liberté. Et d’après ce que je comprends, pour eux, la liberté se trouve à Marseille. Et l’emmerde c’est qu’ils m’empêchent de bosser. Le type rentra sa barbe à l’intérieur de la camionnette. Ils entendirent quelques bribes de conversation puis la barbe réapparut. Quelle bande d’enfoirés, allez, monte petit, nous on aime la 12 liberté ! On t’emmène ! Une porte s’ouvrit à l’arrière du “combi”. Une jeune fille fit signe aux deux enfants de monter. Django et sa sœur grimpèrent dans le véhicule. - Allez, salut et bon voyage, leur dit la fille. - Et, mais attends, c’est par où Marseille ? - Qu’est-ce que j’en sais mois, tout ce que je connais de ce foutu pays c’est ce chemin caillouteux au bord de cette putain de nationale. Allez, foutez-moi le camp, j’ai pas fait mon quota. Puis elle balança un coup de pied dans la carrosserie. Ce qui accéléra le départ de la camionnette. Django prit place sur une banquette que lui présenta la jeune fille qui les avait fait monter. Elle leur offrit quelques gâteaux secs. La petite sœur de Django les avala avec avidité puis s’étendit sur le canapé et ne mit pas longtemps avant de s’endormir. De son côté, Django racontait son histoire et la raison pour laquelle il désirait aller à Marseille. Il tendit la carte à la fille. Pendant qu’elle tentait de la déchiffrer, Django observait les lieux. Le “combi” était aménagé avec un lit pliable, un autre lit qui avait l’air de tenir par des chaînettes, une petite cuisine et quelques chaises pliantes retenues par un tendeur. Tout ça avait l’air d’avoir été fait avec des matériaux de récupération. Finalement, cela ressemblait à la caravane de ses parents. La fille avait posé la carte sur une table basse et discutait avec les deux autres jeunes, dont le barbu qui tordait sa barbiche dans tous les sens avec ses doigts. Elle était habillée d’un pantalon vert assez large, retenu par une ceinture de tissu rose fuchsia. Un débardeur serré laissait deviner les pointes de ses petits seins aplatis. Elle avait de longs cheveux blonds, mais la racine de ses cheveux laissait deviner sa vraie couleur ; châtain foncé. Des perles de couleurs décoraient quelques mèches. Le conducteur était maigre comme Jésus sur sa croix. Son teint 13 était mat et ses épaules bardées de tatouages dont on avait du mal à deviner les contours. Il avait des cheveux qui descendaient un peu au-dessous de sa nuque. Le visage anguleux, parsemé de piercings. L’un planté dans une narine, un autre transperçant l’arcade sourcilière et le dernier sortant de sa lèvre inférieure. Quant à son voisin, mis à part sa barbe qui lui donnait un style, il était du genre insignifiant. - Tu te rends compte, disait le chauffeur, comment ils traitent ces gens ? - Ouais, c’est bien des connards. - Et t’as vu, on l’a échappé belle, on aurait pu avoir Cochet comme Président. - Un facho en France, merde alors, mon père se retournerait dans sa tombe s’il savait ça. - Et au fait, vous avez voté quoi vous ? Les deux jeunes hommes regardèrent la fille et répondirent en cœur. - Ben rien… - Moi non plus, dit la fille. Django regardait par la petite fenêtre. Les paysages défilaient. Tantôt garrigue, tantôt vigne. De temps en temps, on devinait un village perché au loin sur une colline. Le chauffeur alluma son autoradio. La voie de Kuct Kobin envahit l’habitacle. Les trois jeunes se mirent à hurler les paroles du refrain Memory yeah* Memory yeah Memory yeah - Lui au moins, il n’était pas dans le système. - T’as raison, il est allé au bout de sa pensée. - Jusqu’à en crever ! ajouta le barbu. Puis, ils reprirent la chanson en cœur. « Come as you are 14 as ou were As I want you to be As a friend, As a friend … » Ils arrivèrent à Marseille sur les coups de onze heures, la petite Marika s’était réveillée, avait grignoté quelques fruits secs et avalé un yaourt. Django n’avait rien voulu, juste un peu d’eau pour se rafraîchir. Ils déposèrent les deux enfants en centre-ville en leur souhaitant bonne chance. Ils n’avaient pas de carte de la ville et de toute façon, l’adresse était incomplète. Et puis, ils avaient autre chose à faire. Ils voulaient changer ce monde pourri. Ils étaient de vrais rebelles. Le festival “Illégal électro” les attendait et ils ne pouvaient pas s’encombrer de deux manouches à la recherche de leurs parents. D’autant plus que ça risquait de chauffer dur avec les flics puisque comme son nom l’indiquait, le festival était illégal ! La fille leur lança : - Essaye de trouver des gitans et demande ton chemin. Il y en à plein ici tu verras. Elle s’embrassa la main et leur envoya un baiser. Django observa les alentours pendant que le combi Volkswagen s’éloignait. Cette ville grouillait de monde, de voitures. Un bruit qui n’avait rien à envier à celui dont il avait l’habitude d’entendre lorsqu’il était au camp le long de l’autoroute. Il entendit cependant sa petite sœur lui demander « C’est quand qu’on retrouve maman ? » - Bientôt, lui répondit Django sans conviction. Mais cette réponse sembla satisfaire la petite Marika. Django se mit en quête d’un type moins bien habillé que lui. Et dans le quartier il avait le choix. Il porta son dévolu sur un gars plu15 tôt jeune, avachi sur un tas de carton, sirotant une bière. Les chiens qui se trouvaient à ses pieds semblaient garder une soucoupe contenant quelques pièces jaunes. Sur l’écriteau était indiqué : “Une petite pièce pour picoler messieurs dames”. Pendant que le type engloutissait sa bouteille, une jeune fille, visiblement sa copine, claviotait sur son téléphone. Elle avait les cheveux très sombres avec deux mèches blanches. Ses lèvres étaient recouvertes de noir et ses cils semblaient interminables. Elle portait un tee-shirt qui lui masquait uniquement la poitrine, un short blanc crasseux et des rangers. Le reste de sa peau était recouvert de tatouages multicolores. Il s’approcha d’eux. - Bonjour, mademoiselle. - Salut mon pote lui répondit-elle tout en continuant à clavioter de façon effrénée. Il attendait qu’elle veuille bien le regarder. - Cherche pas, elle est accro à son téléphone. Elle dévie jamais ses yeux de son foutu écran, sauf urgence. T’en es visiblement pas une ! Django regarda le jeune homme. - Alors, qu’est-ce que tu lui veux à ma cops ? Il tendit la carte. - Je cherche cette adresse avec ma sœur. Le gars regarda la carte de visite. - Pas très précis comme adresse dis donc. Bon, on va voir ce qu’on peut faire. - Lydia ! La fille sursauta et le regarda en rouspétant. - Mais, t’es malade ! J’ai failli faire tomber mon Iphone, t’es con ou quoi ? Le type lui tendit la carte. - Tiens essaye de trouver cette adresse, c’est pas complet, mais ton “nifone” devrait s’en sortir. Elle attrapa la carte et recommença sa danse des doigts sur son 16 écran. - Ça doit être la Cité Lorette - T’as compris, Cité Lorette ? Tu sais où c’est ? - Non, répondit Django, pendant que sa sœur commençait à se tortiller dans tous les sens. - On dirait que la frangine a envie de pisser, dit le type. - Lydia ! La fille, Django et Marika sursautèrent tous les trois. - Putain, tu fais chier merde, grogna la fille. Tu veux quoi encore ? - La petite a envie de pisser. Tu l’amènes ? - T’as qu’à l’emmener toi même ! Elle accompagna sa phrase en se levant et en adressant à la petite un « Bon, on y va ou quoi ? » Pendant que Lydia conduisait Marika aux toilettes publiques, le jeune homme déposa sa bière et mit ses deux doigts dans la bouche. Il en sortit un sifflement strident qui fit se retourner pas mal de monde. Il pointa du doigt un autre gars. - Manu ? - Le gars s’approcha. - C’est pas ton quartier ça ? Cité Lorette ? - Si, pourquoi ? Il lui tendit la carte. - C’est le cousin des mômes, tu pourrais pas les y emmener ? Manu lu la carte. - Ylan ? J’connais ! Un Manouche. Bon, OK de toute façon j’en ai ma claque de zoner ici. La fille aux doigts de “niphone” ramenait la petite Marika. - On y va ? dit Manu aux deux jeunes enfants. Ils montèrent dans la voiture. Alors que Manu démarrait, Django fit un signe de la main vers le couple qui l’avait aidé. Mais la fille avait les yeux rivés sur son écran tandis que le jeune homme discutait avec une personne qui venait d’arriver. Tout en conduisant, Manu s’adressa à Django. 17 - Sympa Stef non ? Django répondit par une moue approbatrice. - C’est un chic type. En plus, il a de la veine d’avoir dégoté Lydia. Elle est pleine aux as et fréquente Stef pour faire chier ses vieux. Nous, ça nous va ! La voiture s’arrêta le long d’un immeuble. - Tiens, dit Manu à Django, c’est là. T’as qu’à sonner à l’interphone. Les deux enfants descendirent de la voiture et s’approchèrent de l’immeuble indiqué. Django sonna. Il entendit un bip et une voie qui disait « C’est ouvert. » Ils gravirent les escaliers et frappèrent à la porte. Un vieil homme vint leur ouvrir. Il avait les cheveux longs, bouclés, des sourcils épais, une trogne à la place du nez et une barbe de trois jours. - Vous voulez quoi ? J’ai pas d’argent allez, dégagez ! Django présenta la carte de visite. Le vieux Ylan la prit et regarda les enfants. - Bon, allez, entrez, mais je vous préviens, j’ai pas d’argent et je vous garde pas plus d’une journée. Les enfants entrèrent dans l’appartement du rez-de-chaussée. Le logement était sombre, les volets clos. Seuls un plafonnier et la télévision apportaient un peu de clarté. L’odeur était forte, un mélange de pisse de chat et de nourriture fermentée. Pourtant, Ylan semblait propre sur lui. Django ne lui aurait pas demandé son chemin. - Asseyez-vous là ! Qui vous envoie ? Django raconta son histoire… Le vieil Ylan les regarda et sembla réfléchir. - Des murs, des murs, ils en construisent partout. A Marseille c’est autour des quartiers nord. On se demande bien à quoi tout ça peut bien servir. Comme si enfermer les gens servait à quelque chose. Moi, j’ai été enfermé à votre âge, dans le camp de Montreuil-Bellay avec des milliers d’autres Tsiganes, par les Français, pendant la guerre de 39/45. J’en suis sorti en 18 46, un an après la guerre. Tu vois mon p’tit, la guerre, pour nous, elle a duré un an de plus. Et si on regarde bien, elle dure encore. Sauf qu’on nous envoie plus dans les chambres à gaz. Tiens, en 2012 à Marseille, les habitants du quartier des Créneaux ont foutu le feu à un camp de Rroms. Même les gitans sédentaires s’y sont mis pour craquer les allumettes. Enfin, maintenant, le nouveau gouvernement enferme tous ceux qui bougent. Gitans, Tziganes, Rroms, Manouches, y font pas la différence. Tous derrière les murs. Paraît que c’est pour les protéger de la population. Tu verras qu’un jour, ils rallumeront les chaudières et qu’ils se débarrasseront des inutiles comme ils les appellent. Ils commenceront par les Roumains, puis les Français du voyage et pour finir, ils crameront ceux qui voulaient cramer les Roumains. La guerre des pauvres finira dans un énorme bûcher… Le petit Django regardait Ylan. Il ne comprenait pas grandchose à tout ça. Le vieux avait l’air illuminé, il faisait de grands gestes et tournait en rond autour de la table de la cuisine. De temps en temps, il buvait un verre de vin, faisait une pause et repartait dans un flot de paroles à n’en plus finir. - Bon, c’est pas tout ça, j’vais vous donner à manger, vous allez dormir et demain dehors. - Mais, t’es pas cousin ? protesta Django. Je suis cousin de personne. Tous les gitans du monde se refilent ma carte de visite. Comme si je pouvais aider la terre entière. T’as vu dans quoi je vis ? Du pognon, j’en ai gagné, je roulais en Cadillac dans le temps, mais j’ai tout claqué, j’ai donné du fric à tout le monde et maintenant, j’ai tout juste de quoi manger et boire… La petite Marika regardait sagement la télé. Django n’écoutait plus Ylan, il fixait une affiche. Le mot Gypsy barrait d’un bandeau jaune une photo où l’on reconnaissait Ylan devant une ribambelle de jeunes filles en robes multicolores. 19 - Eh, tu m’écoutes ? Mais qu’est-ce que tu regardes comme ça ? Mon affiche ? Laisse tomber, c’est de l’histoire ancienne tout ça. Une guitare poussiéreuse semblait oubliée dans un coin de la petite pièce. Django s’approcha de l’instrument et le mit entre les jambes pendant qu’Ylan l’observait. Il plaça sa main gauche sur le manche pour un accord en do. Puis, de sa main droite, il se mit à gratter frénétiquement les cordes, un peu au-dessus de la rosace. Sa main gauche enchaînait les accords tandis que les notes envahissaient la pièce. Le vieux Ylan plaqua sa main sur les cordes et la musique s’arrêta. Django le regarda en faisant la moue. Ylan semblait réfléchir. Le silence se fit pendant quelques minutes. - Bon ! Dit Ylan, vous allez peut-être rester un peu plus longtemps. C’est pas si mal ce que tu fais, mais y’a du boulot pour en faire quelque chose. Allez, on passe à table. Django s’assit. Pendant qu’il parlait, le vieux gitan avait préparé un plat de pâtes. Ils se mirent tous les trois à manger en regardant les informations qui venaient de commencer à la télé. « Flash spécial — Encore une fusillade dans une enceinte migratoire toute nouvellement inaugurée. Une cinquantaine de Rroms devaient s’y installer après l’évacuation d’un camp sauvage — C’est vers onze heures ce matin que le mitraillage a eu lieu. Une dizaine de personnes ont été abattues alors que les nouveaux arrivants entraient dans l’enceinte — Le Premier ministre déplore ce nouvel incident et promet d’accélérer le plan de construction d’enceintes migratoires afin de faire baisser les tensions. » Les images de cadavres alignés à même le sol défilaient sur l’écran. Django attrapa sa sœur et la serra contre lui en lui bandant les yeux. Il venait de reconnaître son père et sa mère. 20 20 ans plus tard. Le journaliste se tournait maintenant vers l’invité surprise, Django, guitariste au top de sa gloire, que les plateaux télés se disputaient. Il était, à ce que l’on disait, l’héritier de Django Reinhardt, de Manitas de Platas. Une dextérité, un doigté qui faisait vibrer les cordes comme jamais. - Django, vous êtes un prodige, d’où vous vient ce don ? On dirait que cette musique fait partie de vos gènes… Django écoutait le journaliste déblatérer ses âneries sur la génétique des Tziganes et autres manouches, leur dextérité naturelle, etc. Lorsqu’il eut fini sa tirade, Django répondit. - Oui, il est vrai que nous avons ça dans le sang. La musique est ancrée dans notre culture, on pense et on vit la musique… Django répondait machinalement. Il racontait ce que son agent lui avait dit de dire, ce que les spectateurs voulaient entendre, des poncifs, des banalités, des stéréotypes. * Come as you are — Nirvana. Waldeck 21 Waldeck Moreau a écrit plusieurs nouvelles dont certaines ont été diffusées par le Mouvement politique d’émancipation populaire (M’PEP). Il est l’auteur de deux ouvrages aux éditions Du fil à retordre. Des romans noirs historiques, sociaux et politiques. Il vient de publier aux côtés de douze autres auteurs un recueil de nouvelles. Les 13 meilleures façons de faire faillite. Vous trouverez toutes les informations sur le site de la maison d’édition associative http://www.polar-dufilaretordre.com/pages/Nouvelles.html Retrouver les ouvrages Du fil à retordre dans la boutique en ligne : http://www.polar-dufilaretordre.com./Dufilaretordre-boutique/ 22 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. à Éditions Du fil retordre 23