le_monde_2005/pages 14/11/08
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22 Enquête 0123 Vendredi 14 novembre 2008 Au palais de justice de Douai, Me Eric Dupond-Moretti, 47 ans, est un peu chez lui. Il a l’habitude de s’éclipser, sous l’œil complice des gendarmes, pour fumer une cigarette. AIMÉE THIRION/FEDEPHOTO POUR « LE MONDE » S uspension d’audience. Dans les couloirs de la cour d’appel de Douai, Eric Dupond-Moretti allume une cigarette et, entre deux bouffées, la glisse dans la manche de sa robe d’avocat. Pas vu pas pris, la technique est rodée, qui lui permet d’échapper à la vigilance des gardes de tous les palais de justice de France. Mais ici, Me Dupond-Moretti bénéficie d’une sorte d’immunité complice. Un gendarme de faction passe non loin du contrevenant en fermant les yeux. L’huissier, qui s’approche pour lui signaler la reprise des débats, sourit : « Tiens, il y a du brouillard… » L’avocat en profite pour s’enquérir de l’état d’esprit des jurés après quelques heures de débats : « – Mes actions ne sont pas à la baisse ? – Non, cette fois encore, je crois que ça va aller », répond l’huissier. Il défend ce jour-là un homme accusé du viol de sa fille mineure, qui crie son innocence. Une première cour l’a condamné à huit ans de réclusion. L’homme a fait appel, et il a demandé à Eric DupondMoretti de prendre son dossier. « Celui-là, je peux l’arracher », dit-il. Traduire : le faire acquitter. C’est devenu son job, son champ d’honneur professionnel. De ses combats et de ses victoires, il feint – mal – de ne pas tenir le compte. Dans ce palais du Nord, Eric DupondMoretti est chez lui. L’huissier débonnaire ou la greffière aux cheveux blancs qui s’amuse de ses rodomontades ont vu grandir cet ogre du pénal, inscrit depuis 1984 au barreau de Lille. Ils apprécient que, entre deux affaires retentissantes et une tournée d’assises aux quatre coins de la France, il revienne au pays. Leur rejoue ses meilleurs numéros. Comme celui-ci, qui consiste à terroriser une experte psychologue. Dans son compte rendu d’examen de la plaignante, elle a écrit : « Devant tant de larmes non feintes, je me refuserai à lui faire décrire les faits pour lesquels elle est soumise à expertise et dont tout l’entretien mettra en évidence qu’ils ne relèvent pas de la fabulation. » « Des questions, la défense ? », s’enquiert la présidente. Un des juges assesseurs s’en mord les lèvres de gourmandise. « Oh, juste quelques-unes… », répond l’« ogre ». Et c’est parti pour un morceau d’anthologie de terrorisme de défense pénale dont l’experte trop compassionnelle ressort en miettes. « Il ne manquait plus que vous à Outreau, Madame ! », conclut l’avocat en regagnant son banc. Outreau, référence obligée, usée jusqu’à la corde par celui qui a assuré la défense à Saint-Omer puis à Paris de deux des L’artiste des prétoires L’affaire d’Outreau a assuré la notoriété d’Eric Dupond-Moretti. Depuis, on s’arrache les services de cet avocat devenu champion de l’acquittement. Jérôme Kerviel l’a désigné pour sa défense Pascale Robert-Diard accusés qui seront acquittés. Outreau, qui l’a fait accéder à tous les plateaux télévisés, aux honneurs parlementaires, au respect de ses confrères et à la plus précieuse des notoriétés pour un pénaliste, celle de toutes les prisons de France. Ajoutons-y, pour compléter le tableau, la crainte ou l’animosité, voire davantage, de bon nombre de magistrats. Le tout méritait que l’on aille y voir de plus près, qu’on le suive du nord au sud, d’est en ouest. Qu’on l’écoute plaider et plus encore parler de ce métier auquel, ditil, il doit « tout ». Et d’abord une épouse. C’était au début des années 1990. Elle était jurée d’assises. Il venait de s’installer comme avocat à Lille. « Je l’ai trouvée très belle, j’ai plaidé pour elle. » Il était reparti en emportant précieusement la liste des jurés. Avait cherché dans l’annuaire et était tombé sur une homonyme « avec un accent du Nord à tout casser ». « Je me suis où personne ne veut aller, plonger au cœur de la bureaucratie judiciaire, avec un esprit de défiance systématique », dit-il. Après, c’est à lui de jouer. Longtemps, il a parcouru le pays au volant de sa voiture. Il en a acheté une grosdit que ça ne pouvait pas être elle. Et au se et clinquante. « J’avais calculé que je pasmême moment, j’ai reçu un très joli petit sais deux mois entiers dedans par an. C’est mot. Cette fois, c’était elle. Et voilà. » pas pour me justifier, c’est pour expliquer », Depuis, ils ont eu deux enfants. L’un se pré- ajoute-t-il en rejoignant sa Mercedes. Il nomme Clément – « Acquittement et Non- raconte les nuits au volant, après un verdict tardif, ces « heures sombres où vous Lieu, ce n’était pas possible ». On le retrouve à Paris. Il sort d’une audi- tournez la clé de contact, quand le type que tion chez le juge d’instruction Renaud Van vous avez défendu vient de prendre quinze Ruymbeke avec son client Jérôme Kerviel. ans et que vous refaites tout le procès, avec L’ex-trader de la Société générale l’a en l’odeur de la sueur qui remonte, les lumières effet sollicité cet été pour renforcer sa blanches sur l’autoroute, la fatigue et le sanddéfense. Ça ne se refuse pas. Pourtant, Eric wich au thon dans la station essence ». Aujourd’hui, il prend plus souvent Dupond-Moretti ne suit plus guère les dossiers à l’instruction, et a « horreur des stra- l’avion. Avec une prédilection pour le sud. tégies de défense de groupe ». Il n’est pas « Nice, Aix, Marseille, pour un pénaliste, familier de la clientèle du CAC 40. Un jour, c’est un gros pôle d’activité. » Il est passé Jean-Claude Decaux avait demandé à le des auberges pour voyageurs de commerrencontrer. A la fin du dîner dans un très ce aux hôtels multiétoilés et aux restauchic restaurant parisien, Eric Dupond- rants gourmands, mais il aime toujours le café du petit matin dans le Moretti lui avait dit que les bistrot glauque en face du domaines dans lesquels « Devant une palais, à côté des turfistes et l’homme d’affaires pouvait des joueurs de Rapido. Suravoir besoin de lui n’étaient cour d’assises, pas les siens. Mais ilavait ajou- on parle toujours tout, il a cessé de vomir dans les toilettes avant de plaider. té : « Si un jour vous tuez votre de la même « Ça a duré dix ans. Tout me femme, je serai là. » chose : de paniquait, une porte qui Il concède toutefois qu’il n’a « pas beaucoup d’occasions l’amour, de papa s’ouvrait, un téléphone qui sonnait. » Aujourd’hui, il se régade refuser de tels clients, parce maman le. « Ce n’est pas que je maîtriqu’[il est] rarement sollicité ». de sa femme, se mon art, c’est que j’ai maîtriSon fonds de commerce, « c’est plutôt le Gitano qui a de ses gosses » sé ma peur », dit-il. éventré une vieille femme pour Désormais,c’est luiqui terlui piquer 40 euros ». « Je ne fais presque rorise, observe-t-on. Il s’agace. « On dit plus que des assises. Je suis désigné pour plai- que je terrorise les juges, c’est faux. Je terrorider. » se les cons. Mais c’est vrai que si je m’aperçois Pour le reste, il compte sur ses collabora- que je fais peur, je vais jusqu’au bout, je ne teurs. Une équipe de jeunes pénalistes vois pas pourquoi je m’en priverais. » Son mordus auxquels il a appris à dénicher ce bâtonnier reçoit des plaintes en rafale de qu’il appelle « l’acquittement de coin de magistrats « outragés ». Car souvent, cote » – le nom donné au classement des l’« ogre » dérape. « Je me damnerais pour éléments d’instruction. Comme par exem- un mauvais jeu de mots », reconnaît-il. Il ple l’épluchage fastidieux des « fadettes peste à nouveau : « On est tenu, en tant téléphoniques », ces centaines de relevés qu’avocat, à une obligation de délicatesse à de communications dont regorgent les l’égard des magistrats. C’est un archaïsme dossiers pénaux. « Il faut mettre son nez là insupportable. Moi, j’aimerais qu’on le rem- place par une obligation d’insolence. » On le retrouve justement à Nice, entre deux plaidoiries d’assises. Il rentre d’Ajaccio, passe à Draguignan après un crochet par Monaco, avant un détour par Montpellier, une montée vers Beauvais et une dernière halte à Laon. Au restaurant, il croise un de ses anciens clients. « Ah ! mon sauveur ! », lui lance-t-il. On demande à Eric DupondMoretti de quoi il l’a sauvé. « De la justice ! », s’esclaffe-t-il. Draguignan, le lendemain. Une sale histoire de car-jacking qui tourne mal dans une station essence, un chauffeur de taxi tué de neuf coups de couteau, deux accusés de vol et de meurtre dans le box, pas d’aveux et pas de preuves. Ils ont pris dixhuit et vingt ans en première instance, Jean-Louis Pelletier et Eric DupondMoretti en appel. Ils se battent et plaident. Les deux accusés seront acquittés du meurtre. Moitié moins d’années de prison. D e son client de ce jour-là, il a à peine retenu le prénom. Il a juste fait le job. Le job, justement, c’est quoi ? « Il faut que les jurés aient envie de prendre le Ricard avec vous, pas le champagne. Devant une cour d’assises, on parle toujours de la même chose : de l’amour, de papa-maman, de sa femme, de ses gosses. Avec les mots des pauvres gens, comme dit Ferré. Moi, j’adore les mots, mais je déteste la littérature. Ou alors seulement Pagnol, parce qu’il aime le mot “manivelle”. » Il dit encore : « On est comme les chanteurs, qui tournent avec les mêmes trucs. » Les chanteurs, Eric Dupond-Moretti en raffole. Surtout du music-hall. « Pour la fin, les applaudissements, le rappel. C’est un moment qui m’émeut toujours. » On en revient au métier, à l’art de plaider. « Ce qui est important, pour un pénaliste, c’est la greffière qui a quarante ans de fauteuil aux assises, et qui, lorsque vous allez vous rasseoir, baisse les paupières pour signifier : “Ça, c’est de la plaidoirie.” Mais le mieux, c’est encore les larmes de l’escorte de votre client. Ça vaut n’importe quelle flagornerie de confrère. » Et puis vient le meilleur. Quand, la tête baissée pour ne pas voir les visages des jurés, les ongles rongés à l’os, on entend le président annoncer : « La cour, après en avoir délibéré, a répondu négativement à l’ensemble des questions qui lui étaient posées. » « A ce moment-là, dit-il, on a le plaisir pour soi tout seul, car derrière, le client, lui, n’a pas encore compris que ça signifie qu’on a gagné et qu’il a été acquitté. » Au fait, l’accusé du viol de sa fille, après deux heures de délibéré, est ressorti libre du box de la cour d’assises de Douai. a