the purloined letter, de Lacan à Derrida

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the purloined letter, de Lacan à Derrida
the purloined letter, de Lacan à Derrida
6/30/12 7:28 PM
Bibliothèque Angellier, Univesité de Lille 3
"THE PURLOINED LETTER" :
De Lacan à Derrida et en deçà
Au fil de son Séminaire sur "La Lettre volée", Lacan est amené (et à juste titre) à corriger ce que la traduction
de Baudelaire ("volée") a d’imprécis : purloined letter, c’est plus exactement "lettre détournée", "lettre en
souffrance" (40)1.
Or il semblerait que, si le ministre D. a sans vergogne détourné la lettre de la Reine, Lacan ait quant à lui
quelque peu détourné "La lettre volée" -- "The Purloined Letter", autrement dit le texte de Poe. Pour la
meilleure des causes possible sans doute -- celle de Freud et du freudisme. Mais tout de même...
C’est en tout cas l’avis de Derrida tel qu’exposé en son commentaire dudit Séminaire, "Le facteur de la
vérité". Qui s’ouvre, significativement, sur cette réflexion où l’on pourra sans risque subodorer quelque ironie
: "La psychanalyse, à supposer, se trouve. Quand on croit la trouver, c’est elle, à supposer, qui se trouve."
(441)2. Ce que l’on pourrait éventuellement (la suite y invite) traduire par : Lacan, à supposer, se trouve -- là
où l’on pourrait croire qu’il (re)trouve Freud.
Scrutant l’édifice lacanien, Derrida en effet constate, entre autres, que Lacan néglige (en fait évacue) deux
dimensions du texte poesque, le narrateur d’une part et, la nouvelle étant le terme d’une mini-série (trois
enquêtes de Dupin) son intertextualité : négligence qui, une fois réparée, revient à renvoyer au plus flou les
bornes de ce texte, sans parler de celles que lui assigne (non gratuitement certes) le Séminaire.
Ensuite, Derrida constate que Lacan subrepticement rejoue (compulsion de répétition ?) le drame du conte :
avec cette fois Freud dans le rôle de la Reine, Marie Bonaparte (et la clique des détourneurs / dévoyeurs de la
Vérité freudienne) dans celui du ministre, enfin Lacan lui-même en tant que super-Dupin.
Par ailleurs, selon Derrida Lacan ne soutient sa démonstration que d’une idéalisation du signifiant3 et d’une
unité / vérité (présence à soi) de la voix, qui ignore (et pour cause) l’archi-écriture derridienne.
Et là où Lacan en guise de conclusion énonce, comme "message ultime" de la "Lettre volée", "qu’une lettre
arrive toujours à destination" (53), Derrida en doute. Et pour finir botte en touche : deux fois sur trois Lacan,
citant Crébillon (père), aura forcé un dessein en destin. Ce qui, il faut en convenir, épingle assez bien la
manière lacanienne. On aura l’occasion d’y revenir.
Tout cela est certes bel et bon, mais tout de même un peu maigre, sinon décevant. Car, de ces deux maîtres
Jacques, et de leurs règlements de comptes respectifs, le conte de Poe ne trouve guère le sien, lui qui
précisément, on le verra, s’occupe aussi, et fort minutieusement, de ces choses.
Sans doute, intertextualité oblige, Lacan vise-t-il bien davantage Freud (et Lacan), et Derrida Lacan (et
Freud), que Poe.
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Non point qu’il s’agisse ici de remettre en question deux si prestigieux édifices. Tout juste d’y contribuer de
quelques réflexions, humbles fragments supplémentaires qui, à défaut de boucher le "trou" derridien, n’ont
d’autre ambition que de jeter un éclairage quelque peu différent sur la nouvelle de Poe.
Pair / impair
Ce n’est pas un hasard si le texte place au début des explications de Dupin la référence au jeu de pair / impair,
qui est par ailleurs le premier élément à avoir sollicité l’attention lacanienne, de l’aveu même du Maître. Son
entreprise, on le sait, visait explicitement à illustrer l’automatisme de répétition (Wiederholung Zwang)
freudien (qui devrait se traduire, d’ailleurs, par " contrainte " ou " compulsion " plutôt que " automatisme ").
Or la nouvelle entière (et pas seulement les deux scènes et triades isolées par Lacan) est truffée de ces
répétitions offrant une série de (qu’on nous pardonne le jeu de mots) figures du pair. Ainsi, le narrateur
rêvasse aux deux autres "affaires Dupin" (et donc désigne les deux autres nouvelles). Deux visites au tandem
Dupin-narrateur par le préfet de police G.4, qui par deux fois affirme son intention d’exposer l’affaire
d’abord, de rétribuer l’aide de Dupin ensuite. L’énorme récompense a été doublée d’une visite à l’autre. Au
cours des deux substitutions de lettres deux documents à chaque fois sont en jeu. La personne et l’hôtel du
ministre D. sont fouillés par deux fois, ainsi que les deux demeures adjacentes. Le ministre est un homme
double (à la fois mathématicien et poète) et a un frère avec lequel le narrateur le confond. Dupin se rend deux
fois chez le ministre, muni d’une paire de vertes lunettes. Sur le large bureau de ce dernier, deux instruments
de musique. L’initiale de Dupin est aussi celle du ministre (quatrième lettre de l’alphabet). L’Atrée de
Crébillon père met en scène deux frères. Pour ne mentionner que les paires les plus visibles.
L’impair n’y manque pas non plus. Triades lacaniennes bien sûr, auxquelles on peut en ajouter une troisième,
celle du préfet avec le tandem : on passe successivement, au cours de ces deux visites, du pair à l’impair puis
de l’impair au pair (et le préfet, de par son initiale " G ", est sous le signe de l’impair). L’adresse du tandem
contient trois fois le chiffre trois. Le mot odd, répété avec insistance. Le danger (évoqué par deux fois) de
mettre un tiers, soit dans la confidence, soit en possession de la lettre. L’action se déroule en automne
(troisième saison de l’année) 18 --, le chantage du ministre dure depuis dix-huit mois, la citation tronquée de
Crébillon compte dix-huit pieds (multiple de trois -- et de deux). Dupin détient la lettre durant environ un
mois (trente jours donc). Trois lettres en tout sont mises en jeu. Évocation d’un triplement de la récompense,
et le chiffre de 50 000 francs pour celle de Dupin. Ce dernier mentionne ou cite successivement sept auteurs.
Sans parler de la "trilogie" à laquelle se rattache la nouvelle.
De la discussion par Dupin du jeu pair / impair, on retiendra encore la notion d’identification, et le couple
surface / profondeur. De celle-là notons déjà qu’elle renvoie à pair / impair : dans l’identification à (l’intellect
de) l’autre, on passe du pair (2 = 1+1) à l’impair (2 = 1). Paradoxe ? Le texte a prévu la chose, et fait un sort à
l’objection : c’est la tirade de Dupin contre les mathématiciens (les axiomes ne sont pas toujours des vérités
d’ordre général)5. Et qu’elle implique le couple surface / profondeur : selon l’écolier "prodige", l’expression
(surface) livre les pensées ou sentiments, bref l’état d’esprit (profondeur), de l’autre6. D’où : la surface
livrerait la profondeur, la profondeur se ramasserait, se signifierait toute entière dans la surface, bref la
surface (l‘apparence) serait la profondeur (la réalité). Mieux : ultimement, il n’y aurait de profondeur que
fausse ("spurious profundity", 340)7, tout serait simple surface (trop simple même pour le préfet),
l’apparence vaudrait donc pour la réalité, et le dehors pour le dedans. Vanité, dès lors, des masques et
déguisements ? Nous verrons plus loin ce qu’il en est dans la nouvelle.
C’est, entre autres, à l’éclairage de ces diverses composantes, qui en forment la trame souterraine, que sera
envisagée la nouvelle.
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Identifications : triades / figures
Que le narrateur, ignoré par Lacan (qui l’expédie sous l’étiquette -- guère éclairante -- de narrateur général)
soit, comme l’affirme Derrida (qui le dédouble en narrant-narré, i.e., narrateur intradiégétique, ou narrateurprotagoniste) résolument partie prenante dans l’affaire, il suffit d’examiner la première visite de G.
(premières scène et triade) pour s’en convaincre. Dans cette partie à trois voix, c’est nettement le narrateur
qui mène le jeu, poussant systématiquement le préfet à exposer l’affaire. Dupin au contraire apparaît lointain,
se cantonnant dans les généralités vagues, les digressions, les précisions de background. Bref, il semble peu
enclin à s’investir dans cette affaire pourtant des plus odd. Ainsi, lorsque le préfet, ayant affirmé son intention
d’exposer la chose, place son caveat (l’interdit de toute indiscrétion à un tiers -- en dehors de l’escouade
policière bien sûr), on obtient deux réactions opposées : " ‘Proceed,’ said I. ‘Or not,’ said Dupin." (331).
Imperturbabilité du premier, réticence du second -- sollicitude à l’endroit du préfet, ou intuition des dangers
encourus à se laisser entraîner dans le circuit de la lettre ? Car si le préfet, en cas d’indiscrétion, devait perdre
son poste, quel serait le châtiment de son confident ?
Ce n’est qu’assez tardivement dans la scène que Dupin s’intéressera vraiment à l’affaire, et que ses
interventions se feront plus pointues (ce qui n’empêche nullement ses précédentes répliques de prendre
rétrospectivement, à l’occasion de la seconde visite de G., toute leur pertinence). N’empêche : Dupin ici déjà
semble adopter la pose même, toute de mollesse et de langueur ("pretending to be in the last extremity of
ennui", 346), du ministre, comme s’il se trouvait déjà sous l’influence de la lettre (lui-même s’avouera plus
loin "a partisan of the lady concerned", 348). Mais peut-être s’agit-il là encore d’une simple pose, sinon d’un
numéro à deux bien rodé par le tandem : au narrateur la rigueur bornée du mathématicien, à Dupin la
langueur ténébreuse du poète-voyant.
Or, à ce sujet, il n’est peut-être pas nécessaire, comme le fait Lacan, de distinguer trois étapes (trois regards,
trois lieux et donc trois rôles), bref trois figures dans la nouvelle, où Derrida pour sa part, et contre la triade
lacanienne, relève un quart exclu (461) -- la figure du " narrant-narré ". Mais les explications de Dupin, outre
celles du Roi et de la Reine suggèrent encore deux autres figures, justement le mathématicien et le poète, qui
(combinaison éminemment dangereuse, surtout chez un génie sans principes tel que M) se rencontrent en la
personne de D. De même n’est-il pas juste, comme le fait Lacan à propos de sa place d’aveuglement,8 de
loger à la même enseigne Roi et préfet (avant le ministre et Dupin) dans "le symbole de la plus énorme
imbécillité" (49) faisant ainsi plus ou moins du monarque la risible figure du cocu de la farce, toujours
dernier et seul à ignorer son infortune. Car le Roi ne sait pas qu’il y eût à voir (et après tout, en tant que
symbole de la Loi, de garant du pacte de la foi jurée, ici son unique fonction, il n’a rien à voir : il est
précisément celui qui ne peut ni surtout ne doit voir, et chacun, de la Reine à Dupin, en passant par le
ministre et le préfet, s’y emploie avec zèle. Alors que ce dernier est celui qui ne peut ni ne veut voir, en
somme il renvoie (comme jusqu’à un certain point le narrateur) à la figure du mathématicien : "if the minister
had been no more than a mathematician" (343), précise Dupin, le préfet n’aurait pas fait chou blanc. En
revanche le ministre et Dupin sont tous deux des poètes, des intellects supérieurs -- ce qui ne les empêchera
pas de succomber à leur tour à l’aveuglement -- mais pas forcément comme l’entendent Lacan et Derrida...
Quatre " figures " donc : Loi (Roi), transgression (Reine), mathématicien (préfet / narrateur), mathématicienpoète (ministre / Dupin). À noter toutefois que la première triade lacanienne appelle encore une autre
référence, celle du jeu de cartes : roi, dame et valet, d’autant que le nom anglais de ce dernier est knave -- qui
signifie également "coquin". Et même plus particulièrement du jeu de bridge, si l’on considère avec Derrida
(qui en outre établit un quadruplement des figures de la nouvelle) que le Roi tient la place du mort.
L’identification englobe encore l’économie de l’échange, autre thème fort de la nouvelle : dans
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l’identification, on échange sa place pour celle de l’autre. C’est bien le cas du ministre qui, par effet de la
lettre (du désir de la Reine, du signifiant lacanien), en vient à s’identifier à cette dernière, puis de Dupin, qui
s’identifiera, par le même effet, successivement au ministre et à la Reine -- ce qui implique que le préfet à son
tour s’identifie à (ou à tout le moins reprenne le rôle de) Dupin -- avant l’étape finale, là encore,
d’identification à la Reine ? On ne le saura pas, le texte s’arrêtant avant : la question toutefois mérite d’être
posée. L’échange, c’est encore, aussi bien la substitution de la lettre que sa remise contre récompense :
nouvelle paire de doubles, dont on verra qu’elle est loin d’être insignifiante.
Dans le vol par le ministre (subversion donc de l’échange), Lacan note toutefois (sans d’ailleurs y insister) un
reste : la lettre abandonnée par le ministre. Il est vrai qu’elle est, selon le préfet, "one of no importance" (333)
: simple leurre, elle ne signifie rien de notable, ni la signature du voleur (superfétatoire puisque la Reine n’a
rien perdu de son manège) ni même le culot de ce "coquin" (qui est partie intégrante de sa réputation et par
ailleurs s’énonce suffisamment en son acte). De même, on pourrait douter, à l’encontre de Dupin et de Lacan,
que la "signature" de son vol par celui-là fût vraiment nécessaire (il y a des chances pour que le ministre,
déconfit certes mais pas stupide, devine d’où vient le coup) et suggérer que ce second reste a pour fonction de
redoubler le premier. Mais aussi (surtout ?) d’introduire une autre variante de l’échange, l’économie de la
dette : "an evil turn" (348) de la part de Dupin, un coup bas pour un autre. En somme cette lettre, non comme
leurre, mais mémento. Et dans ce domaine du fac-similé, il faut avouer avec Derrida que Dupin ne laisse rien
au hasard, sa "signature" (question de Derrida : qu’est-ce qu’une signature entre guillemets ?) est fortement
surdéterminée : écriture et citation vengeresse. D’où réponse à la question précédente : il s’agit encore de facsimilé, qui vient donc redoubler la "fausse" lettre qui le recueille. Occasion par ailleurs pour Lacan de déceler
chez Dupin une "rage de nature manifestement féminine" (51) : fort bien -- sauf que rien dans le texte ne
vient soutenir pareille assertion. "A little too manifest", peut-être ?
L’attitude de Dupin a encore pour fonction de redoubler celle du ministre concernant la lettre. Car ce dernier,
en la retournant comme un gant pour ensuite inscrire au revers (visible) son adresse (d’une main féminine) et
y apposer son sceau (incongruité que repèrent bien Dupin et Lacan mais pas la police), ne se contente pas
d’ainsi symboliquement s’approprier la lettre (avec tous les effets délétères que l’on sait), il y introduit un
clivage (un autre en fait, car déjà, pour déguiser le document, il l’avait à moitié déchiré) : la lettre n’est plus
une, elle devient hétérogène, clivée, son revers désormais étranger à son avers, son apparence à sa réalité, son
dehors à son dedans. Voilà qui à première vue contredit la théorie du petit "surdoué" : or Dupin (poètevoyant), dès sa première visite, rétablira l’homogénéité par une observation qui consiste à jouer l’apparence
déguisée contre elle-même (à la dénoncer comme pur déguisement), sauvant ainsi sa méthode, mais surtout
réaffirmant de la lettre la vérité (c’est-à-dire l’unicité -- l’identité à soi)9. En ira-t-il de même du fac-similé
laissé par Dupin -- le dehors trompeur s’annulera-t-il de lui-même sous le regard perçant de cet autre poète,
frère ou double ennemi de Dupin, le ministre ?
Or ce trafic, cette manipulation de la lettre, ce défigurement visant à fracturer, morceler le signifiant, à
brouiller le couple apparence / réalité, dehors / dedans, va connaître, d’abord, une autre illustration de la part
de Dupin qui, sous forme d’un second jeu de devinette, celui de la carte, vise à illustrer l’aveuglement du "a
little too self-evident" (331 -- citation que Derrida place ironiquement en exergue de son texte sur " Le
séminaire sur ‘La Lettre volée’ " ). L’adepte à ce jeu, dit Dupin, choisira pour égarer l’adversaire, non point
un nom minuscule comme le ferait un débutant, mais au contraire un nom en vastes lettres se déployant à
travers toute la carte. D’où d’ailleurs Lacan, sans doute enivré par l’odor di femina et du coup emporté par un
soudain lyrisme, imagine un "immense corps de femme" qui "s’étale dans l’espace du cabinet du ministre"
(47). Étrange métaphore pour la lettre, qu’il s’agit certes de "déshabiller" de ses fausses apparences, mais qui,
si l’on suit l’envolée lacanienne ("Telle la lettre volée", 47), se présente alors à la lettre comme un corps
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(donc un signifiant) morcelé. Ce que Lacan bien entendu passe superbement (ou prudemment) sous silence.
Puis une troisième instance : lors de la seconde visite du préfet, à l’occasion de la signature du chèque de 50
000 francs, récompense promise par G. On sait que Lacan, en un parallèle quelque peu forcé avec l’analyste,
y voit de la part de Dupin l’annulation de l’effet du signifiant, et son retrait du circuit de la lettre, cependant
que Derrida, après avoir noté sur ce sujet le manque d’une réponse claire chez Lacan, affirme au contraire
que l’argent n’est pas neutralisant, et que Dupin ne quitte nullement le circuit symbolique de la lettre. Or, que
se passe-t-il exactement à ce point ?
Le préfet vient de réitérer sa promesse de gratification. Dupin alors propose l’échange lettre-chèque (ou
plutôt l’inverse : Dupin n’a guère confiance, semble-t-il, dans les promesses policières) : "You may as well
fill me up a check for the amount mentioned. When you have signed it, I will hand you the letter." (338). A
simultanément lieu une chose assez stupéfiante, en marge de la stupéfaction du narrateur et du préfet : Dupin
d’un tiroir sort un check-book. Lacan mentionne bien le détail ("le check-book qu’il produit", 48) mais sans y
attacher la moindre importance, non plus d’ailleurs que le préfet ni le narrateur -- certes leur stupéfaction du
moment peut expliquer la chose, mais plus tard ? Quant à Derrida, il louche furieusement et exclusivement
sur l’escritoire où repose la lettre. Or ce chéquier exhibé par Dupin ne peut être que le sien propre, et dès lors
le préfet va lui remplir, signer et remettre l’un de ses propres chèques. Quelle en sera la valeur ? Dupin pourra
tout juste l’accrocher à un bouton de cuivre, au-dessus ou au-dessous du manteau de sa cheminée. Ce qui
revient à dire que le préfet le paie en monnaie de singe : voilà qui court-circuite radicalement l’échange lettreargent, et donc de toute façon l’annulation de l’effet de signifiant et le retrait de Dupin du circuit de la lettre.
Comment ce dernier a-t-il pu commettre pareille bourde (être victime d’un tel aveuglement), lui qui pourtant
"examined it (le chèque) carefully" (338) ? À vrai dire, ce n’est pas lui mais l’auteur qu’il convient ici
d’incriminer. En effet, le texte fait tout pour "faire passer" la chose (inaperçue) et donc à aveugler à son tour
le lecteur (non sans succès semblerait-il). Car en dehors du détail de ce "check-book", toutes les autres
références sont normales, courantes, banales : "fill me up a check" (338), "filled up and signed a check for
fifty thousand francs" (338), "since Dupin had requested him to fill up the check" (339), "the Prefect would
have been under no necessity of giving me this check" (343). En somme le texte (avec la complicité de Dupin
et du narrateur ?) procède exactement pour le chèque comme auparavant le ministre et Dupin dans leur effort
de douer de, selon le mot de Lacan, "la propriété de nullibiété" (33), qui la lettre, qui son fac-similé. Ce (non) échange a et n’a pas eu lieu, tout comme la lettre est et n’est pas chez le ministre. De même que la lettre est
et n’est pas la propriété de la Reine : celle-ci en est la dépositaire, au nom du contrat de la foi jurée (ainsi,
pour Derrida, ce n’est ni au Roi ni à la Reine mais à ce contrat et à la Loi que Dupin retourne la lettre)10.
Ni sans doute le chéquier celle de Dupin, mais de sa banque, lui-même n’en étant là encore que le dépositaire
? N’empêche : cet autre exemple de "poudre au yeux" (26) poesque (mentionnée par Lacan à propos des
explications de Dupin)11 donne triplement raison à Derrida. Non seulement quant à la non-annulation de
l’effet du signifiant (et la non-sortie de Dupin du circuit de la lettre). Mais quant à la suggestion de la
propagation de cet effet pervers de répétition, à travers la figure du préfet et du narrateur (bel et bien avéré du
coup partie prenante), dans le tissu du texte lui-même (et ce jusqu’à affecter le lecteur) -- "La lettre volée" est
bien, avant tout, le titre d’un texte qui, par mise en abyme, parle d’une lettre volée. Ainsi que dans son
assertion que, dans la politique de l’autruiche lacanienne, Dupin se fait également et proprement plumer.
Derechef, une question : qu’arrivera-t-il dès lors au préfet quand il remettra la missive à la Reine ?
Surface / profondeur, dehors / dedans
Du préfet, Dupin dit encore : "he perpetually errs by being too deep or too shallow, for the matter in hand"
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(339). Ou, selon une remarquable expression anglaise malheureusement sans équivalent direct en français : il
est perpétuellement out of his depth (il n’est pas dans son élément, il perd pied ?). Ce qui, de toute façon, fait
de lui peu ou prou, outre un mathématicien borné, un être de la profondeur, à l’exclusion de la surface.
Rappelons que ses fouilles ont lieu de nuit, sphère justement de la profondeur (alors que le jour est le
domaine des surfaces)12. Et effectivement, il semble que le préfet ne puisse envisager les surfaces qu’à leur
injecter de la profondeur, ainsi dans l’organisation de la fouille : "We divided its entire surface into
compartments." (336), interrogeant minutieusement et en vain tous ces "bâillements infimes d’abîmes
mesquins" (35). Quant à la longue et minutieuse description de la fouille de l’hôtel et environs, à grands
renforts de "scientificité", c’est un catalogue complet de tous les volumes secrets imaginables et sondables, de
la cave jusqu’au grenier. Elle ne servira bien entendu à rien, sinon à d’une part souligner le caractère odd
(selon Lacan) du rapport de la lettre (du signifiant) à son lieu, et d’autre part permettre à Dupin de
circonscrire très précisément sa propre investigation.
C’est que la lettre échappe encore au préfet pour une autre raison : c’est par nature un feuillet (détaché, donc
volant de surcroît), autrement dit une surface. Est-il possible d’en séparer l’avers du revers ? Ainsi d’ailleurs,
dans le signe, le signifiant du signifié ? Ce qui au passage pose la question du "pur signifiant" (25) lacanien
(notion pouvant de prime abord surprendre chez l’inventeur de la pulsion épistémologique). Un tel signifiant
existe-t-il (saurait-il exister) ? Après tout même le (bien improprement nommé) nom "propre" possède un
signifié, qui à la limite n’est autre que, justement, "nom propre". Pour Lacan, le "pur signifiant" ne renvoie
qu’à lui-même, il n’exprime que lui-même. Et cependant il concède, par-delà sa signification (castration,
phallus), à la lettre un sens, et même plusieurs. Dès lors il s’agirait plutôt de ce mana, signifiant "vide" (ayant
donc pour signifié cette vacuité même, et la disponibilité qu’elle implique) pouvant accueillir plusieurs
signifiés ponctuels, et que décrit Barthes dans l’une de ses Mythologies. Car la lettre volée est
successivement investie de plusieurs signifiés13 : haute trahison pour la Reine, pouvoir pour le ministre, forte
somme pour le préfet, vengeance pour Dupin, récit pour le narrateur. Mais voilà qui déjà semble conférer à la
lettre une certaine "épaisseur"...
Or, d’épaisseur, de profondeur, les espaces vont s’en trouver investis lors de la visite de Dupin au ministre,
par le biais d’abord du déguisement, du masque -- ce qui déjà introduit une distinction entre vraies et fausses
surfaces. Car, de même que la lettre est grimée, chacun des deux frères ennemis s’avance masqué : opacité
des vertes lunettes, feinte de la pose alanguie (cette fois c’est le ministre qui évoque Dupin dans son cabinet
d’étude) -- spurious profundity derechef, mais Dupin quant à lui n’est pas dupe ("pretending to be in the last
extremity of ennui", 346), il connaît son homme, la pose est coutumière -- nouvelle instance de répétition.
Dupin relève, selon Lacan, "derrière ce faux aloi la vigilance de la bête de proie prête à bondir" (46) -- Dupin
ne dit rien de si vigoureusement tourné mais passons. Et d’ailleurs, prête à bondir -- sur quoi ? La lettre ?
Celui venu pour la lui dérober ? Mais, aveuglé à son tour, il ne reconnaît pas sa nemesis. Ici, c’est plutôt
Dupin le chasseur et la lettre la proie. Mais le chasseur n’est pas bête : il connaît le cerbère, "a desperate man,
and a man of nerve" (348), de surcroît sans principes -- pas question, pour cette fois, de "bondir".
Pour Lacan, le ministre dans sa névrose aurait oublié la lettre. Il a pourtant toutes les raisons de ne pas le
faire, que Lacan par ailleurs énumère. En effet, le pouvoir du ministre est purement de l’ordre de l’imaginaire
-- il s’agit d’un bluff (le ministre est un joueur, et un tricheur) : faire croire à la Reine qu’il est capable de tout
("who dares all things, those unbecoming as well as those becoming a man", 332), et surtout du pire ("génie
sans principes"). Et ça marche, dix-huit mois durant, à preuve les craintes de la Reine si le ministre venait à
se douter des sombres desseins de la police -- ce qu’il sait depuis belle lurette, ayant dûment, affirme Dupin,
anticipé la chose. En revanche, dans l’ordre du réel, ce prétendu "maître absolu" est dans une position de
"faiblesse absolue" (44). Volant la lettre il s’est piégé lui-même, car il s’est du coup enchaîné à elle, et par
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elle : son coup d’audace n’était tout compte fait qu’un impair. De l’encombrante missive il ne peut rien faire
(ni la rendre ni la divulguer, ce qui signerait sa perte dans les deux cas). Tout juste la garder à portée de main,
non pour la produire mais la détruire : " ‘That is to say, of being destroyed, ‘ said Dupin." (335). Ce serait là
sa meilleure ( en fait sa seule) défense contre la "malédiction" (42) de l’emprise symbolique, sans pour autant
anéantir son pouvoir sur la Reine (puisque relevant de l’imaginaire royal). Le ministre est-il capable de tout ?
En tout cas, pas de cette prudence-là. Le bluff, chez ce tricheur, a ses limites. Ou convient-il d’y lire, comme
Lacan, la complaisance d’un "masochisme" (8) ?
Dupin repère sa proie – mais non là où "telle déjà il s’attend à l’y trouver" (47). En fait non sans un circuit
qui redouble celui de la lettre : "my eyes, in going the circuit of the room, fell upon..." (346), non d’emblée la
lettre, mais "a trumpery fillagree card-rack of pasteboard" (346), qui dans son insignifiante banalité à son tour
redouble la lettre à dessein malmenée. Doublement d’ailleurs : car à l’épaisseur du maquillage de la lettre
(autre trait "féminin" ?) le porte-carte (en carton, autrement dit papier épais) répond par sa profondeur propre
("this rack, which had three or four compartments", 346)14 -- voilà qui eût dû immanquablement attirer le
regard friand de volumes du préfet -- mais il n’est pas au fait des vertus de la nuit, et puis il s’agit là de
profondeur vraiment par trop visible. Et tout cela pend devant l’âtre d’une cheminée15 : suggestion d’une
destruction potentielle de l’encombrante missive par le feu purificateur (on est en automne) ? Mais enfin, une
cheminée de l’époque, c’est aussi un emboîtement de profondeurs, âtre et conduit : ainsi la lettre, surface par
nature, se trouve-t-elle exhibée (se détache-t-elle) sur fond de double profondeur.
On pourrait bien sûr invoquer, comme Marie Bonaparte, l’attirail freudien traditionnel (cloaque maternel,
vagin -- déjà mis à contribution dans "The Murders in the Rue Morgue"). Avec le feu, certes, la chose ne
serait pas sans d’intéressantes connotations (en particulier concernant l’odor di femina -- conception Lacan).
Mais pas seulement, rétorque Derrida relevant, à propos de la notion de "profondeur" lacanienne : "La
profondeur est la hauteur. Ca débouche vers le haut, la bouche précisément où " s’ ‘incarne’ le Nous, le
Logos " (510). Qui énonce qu’il n’y a de toute façon qu’une libido, masculine. Bref, le féminin renvoie au
masculin (le pair à l’impair ?) : en bas la lettre, et en haut Freud. Autre instance de "spurious profundity" ?
Notons encore que le ministre va être lancé par Dupin dans une volubile discussion dont l’enjeu secret est la
lettre volée, et que plus tard ce dernier à son tour se lancera dans un torrent d’explications dont l’issue sera
"La lettre volée" -- nouvelle variante (et illustration) de la fable du corbeau et du renard, avec cette fois du
discours comme moyen et fin (à ce propos, quel peut bien être ce sujet qui passionne le ministre au point
d’aveugler sa vigilance et de lui faire lâcher son "fromage" ?). Dupin, pour justification d’une seconde visite,
feint d’oublier une tabatière (nouveau volume) en or -- c’est-à-dire ce précieux métal dont le ministre
s’engage à le rétribuer (francs-or) et dont on a vu ce qu’il advient de cette promesse -- nouveau
redoublement, donc, écho de l’incident du chèque (plus précisément, diégétiquement anticipation, voire
préparation de ce dernier). L’incident qui jette le ministre à sa fenêtre est encore un effet du masque : "The
pretended lunatic" (348) est au service de Dupin. La chute prospective du ministre désigne une nouvelle
profondeur, cette fois vers le bas, donc âpre et douloureuse. Enfin, la référence à Atrée contient plus que
(nouvelle instance d’aveuglement ?) Dupin et Lacan n’y semblent discerner : car le geste de sanglante
vengeance du roi de Mycènes fut loin d’être sans retombées. Ainsi cette fin ne se contente-t-elle pas de
réactiver l’intertextualité qui hante ce texte : elle promeut encore une ultime ironie, un dernier caveat, même
si les aventures de Dupin sont désormais sans descendance. Ou bien est-ce justement là la punition de ce
tiers, imprudent confident du coupable secret de la Reine ?
Pour solde de tout compte
De ce qui précède, que conclure ? D’abord que Poe ne détient nullement le monopole de la "poudre aux
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yeux" : le discours de Lacan, des aises qu’il prend avec le texte du conte, frise (au moins) la désinvolture,
l’emporte-pièce, sinon le culot, celui-là même qui est la marque du ministre D., homme sans principes. Non
certes que la chose infirme à proprement parler sa monstration -- mais elle l’entache d’une certaine duplicité,
bien mal venue chez qui se veut servant de la Vérité. Derrida a vu juste : "A little too self-evident" en effet.
Pour le reste, on ne se targuera point de conclure, à proprement parler (la chose ne sert guère l’entreprise
lacanienne), mais plus modestement de dégager de nos précédentes observations quelques remarques,
éventuelles pistes.
Il semble d’abord que dans ce conte, à la fois jeu du binaire et réflexion sur le même et l’autre, et où
foisonnent les redoublements, Dupin soit du ministre l’exact double, tout chevalier blanc qu’il fût, grand
redresseur de tort, de vérité et de trajet de la lettre (mais par ailleurs être nocturne) : car tous deux sont de
l’affaire les grands perdants, ministre dépouillé (de la lettre et de sa puissance) et joueur déconfit au
tourbillon de la roulette (pair, impair et manque, passe la lettre -- rien de va plus), Dupin dupé (il en sera
finalement pour ses frais comme on dit si bien, c’est-à-dire de sa poche : "The pretended lunatic was a man in
my own pay.", 348). Bref, si la Reine, le signifiant et la vérité y trouvent leur compte, il n’en va pas de même
de celui, bancaire, du héros trancheur de nœud gordien -- mais depuis quand les preux chevaliers se font-ils
payer du service de leur dame ? De ce court-circuit du chèque la morale, au moins, est sauve.
Car tout de même Dupin, dans l’optique lacanienne, à un autre égard (négatif lui aussi) redouble la
transgression déjà une fois commise : sauvant la lettre des griffes ministérielles, il en rallonge néanmoins
derechef le circuit (Lacan : "celle dont le trajet a été prolongé", 40), lui imposant un écart supplémentaire
(dont l’effet, nous le verrons dans un instant, ne s’arrête pas là). Or dans cette affaire il est précisément -- tout
"partisan of the lady concerned" qu’il se veuille -- l’outsider, ce tiers plus qu’inopportun redouté par la Reine,
et contre lequel est dûment averti le préfet, menace à la clef. Alors que ce dernier est l’agent de la Reine,
mandaté par elle : et n’est-il pas, lui aussi, représentant de la loi ?
Dès lors c’est le préfet qui s’en sort le mieux, car à lui tout le bénéfice (prestige et récompense) de la quête de
la lettre -- il semble même qu’il se décharge sur Dupin de la malédiction du signifiant : en d’autres termes, ici
ce sont les mathématiciens, ces gens bornés, qui ramassent les marrons, dès lors que les poètes les leur tirent
gracieusement du feu. Comme quoi il en va de certains proverbes (ces "sottises" du "plus grand nombre"
selon Chamfort que cite Dupin ?) comme des axiomes : il n’est pas toujours vrai qu’au royaume des aveugles
les borgnes sont rois. Sans compter que la myopie peut à l’occasion sauver des effets désastreux d’une tête
médusienne. Aux innocents, donc, les mains pleines. En tout cas, à l’inverse de Dupin, le préfet ne perd pas
une seconde pour courir échanger cette lettre qui visiblement lui brûle les doigts. Quant à la Reine, avec la
compromettante missive, elle recouvre tout à la fois honneur, sécurité, repos. Et le narrateur pour sa part n’est
pas en reste, si l’on peut dire, puisqu’il en retire un récit.
Il semble toutefois qu’ici les comptes, pour réglés qu’ils paraissent, n’en soient pas, pour autant, soldés.
Ainsi, à la vengeance de Dupin manquera toujours de connaître les pensées de son adversaire découvrant
l’auteur de sa déconfiture. Et le compte de la Reine avec celui qui durant un an et demi l’a humiliée sera-t-il
jamais soldé, malgré la chute de son ennemi ? Et qu’en est-il du narrateur, tout de même quelque peu dupé
par Dupin, et placé dans la position peu glorieuse du préfet dont il est réduit à partager l’ahurissement : est-il,
des explications de son ami et mentor (autrement dit de la clef du mystère, voire du récit qui en découle),
équitablement dédommagé ? Tout cela suggère, une fois de plus, l’entêtante perspective d’un reste.
La prouesse de Dupin, on l’a souligné, est placée (doublement d’ailleurs) sous le signe du jeu (de deux jeux).
Or il est assez clair que ce conte, en son principe, en est un autre16 : qui joue,17 précisément, de divers
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couples (ou contraires) -- ceux-là mêmes désignés plus haut comme armature du texte. D’où il ressort que
celui-ci vise à réduire le binaire à l’un, autrement dit le pair à l’impair (on a relevé la faveur dont jouit celuici dans le conte), voire l’autre au même. Dans ce domaine, on connaît assez le goût (voire l’obsession) de
Poe, hégélien avant la lettre, à brouiller les limites et réduire les contraires : ce conte en est une excellente
illustration. De même, les (spurious) profondeurs se résolvent en surfaces, les doubles en reflets spéculaires.
Et (dirait sans doute Lacan) la dualité sexuelle en unicité d’un masculin (du signifiant, par les vertus
conjuguées du symbolique et de Freud). Et, last but not least, les trois lettres mises en jeu dans le texte en une
seule : "The Purloined Letter" pour être précis, à savoir le conte lui-même, véritable (et aussi bien fausse, du
fait de la "trilogie") "solitary letter" finalement quant à elle, dont l’autre n’est que la mise en abyme, l’effet
spéculaire. Jeu dialectique donc, "musical" à la limite, qui en outre permet à la figure de l’auteur de se
démarquer de son narrateur (bien trop ouvertement limité quant à lui pour assumer pareille orchestration des
thèmes).
Sans doute est-ce de ce parcours de la lettre volée (du déplacement, dans ses deux instances conjuguées, du
signifiant-phallus) que se déploie a priori le récit (Lacan : "C’est cette vérité, remarquons-le, qui rend
possible l’existence même de la fiction.", 20). Mais c’est pour aussitôt les inscrire dans un vertigineux
tourniquet : pas de "Lettre volée" sans lettre volée (ce qui suffit à consacrer dans l’affaire la part du narrateur
janusien), pas de (récit de) lettre volée sans "La lettre volée" : en somme diégèse et narration, narration et
diégèse, comme avers et revers d’une même pièce (d’une même lettre ?)18. Dès lors quelle est la "vraie", la
"fausse" ? Où est la vérité, d’une fiction et de son contenu ? Derrida, citant en exergue Baudelaire : "bien que
d’abord, avouent ces braves gens, ils aient eu le soupçon que ce pouvait bien être une simple fiction. Poe
répond que, pour son compte, il n’en a jamais douté." (441). Ici contre Lacan Derrida a raison, lui qui fait
voler en éclats les cadres spécieusement érigés par le Séminaire.
Car, si l’on y réfléchit, tout ici est affaire de discours (de texte) : la fameuse lettre est avant tout un discours /
texte qui va inlassablement engendrer du discours / texte -- et le conte au bout du compte. Dont chaque étape
se voit placée sous le signe d’un proliférant discours. D’abord celui du ministre, dans le royal boudoir, sur les
affaires courantes, sorte d’écran de fumée qui lui permet de dérober la missive au nez de la Reine. Puis celui
du préfet, dont Dupin mine de rien fait son miel. Puis celui du ministre dans sa tanière, derechef écran de
fumée, au profit de Dupin cette fois. Enfin discours de Dupin au narrateur, dont ce dernier à son tour fait son
miel. Nouveaux dédoublements, nouvelles répétitions : à la valse des discours répond celle des rôles dans ce
jeu de dupes. Dans le fond, ce que suggère le texte (et que relève fort justement Lacan), c’est qu’un discours,
quoi qu’en ait l’adage, n’est jamais perdu : parlez, discourez, il en restera (ou aussi bien en adviendra)
toujours quelque chose -- du discours, du texte. Les discours ne s’envolent que pour mieux essaimer.
Au bout du compte (réglé ou non), de toute cette affaire c’est bien le texte (du texte) qui constitue
l’indéniable et incontournable reste, l’unique substrat, le solde de tout compte. Que les lettres toujours
arrivent ou non, que demeurent ou non les écrits19. Et même, pourrait-on dire : du "texte-surface", où tout
d’emblée est donné -- ce n’est pas un hasard si Dupin récuse violemment les "fausses profondeurs", et s’il va
chercher la lettre là où elle se trouve : au vu de chacun. Tout au plus pourrait-on encore voir dans cette
missive, présente-absente et productrice de discours, une figure du manque -- mais renvoie-t-elle pour autant,
comme le veut Lacan, à la castration freudienne ? Tel le narrateur à Dupin (via Crébillon), on laissera ici à
Derrida le dernier mot : "Ce reste est encore de la littérature." (524)20. Et, dans ce cas précis, il serait vain
d’aller y chercher (voire y mettre) de fausses profondeurs.
Denis GAUER, M. C.
Université de la Réunion
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the purloined letter, de Lacan à Derrida
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Résumé :
Lacan, dans son célèbre " Séminaire sur ‘La Lettre volée’ ", se livre a une analyse freudienne de la nouvelle
de Poe. Derrida conteste cette analyse, lui reprochant d’avoir quelque peu pipé les dés en écartant ou altérant
certains éléments cruciaux du texte. Le présent article se propose de reprendre le débat dans une perspective à
la fois autre et complémentaire.
Summary:
Lacan, in his famous " Seminar on ‘The Purloined Letter’ ", carries out a Freudian analysis of Poe’s tale.
Derrida challenges that analysis, blaming it with somewhat loading the dice by doing away with, or else
twisting, some crucial elements of the text. The present article purports to take up the debate in a perspective
both different and complementary.
http://angellier.biblio.univ-lille3.fr/ressources/article_gauer_poe.htm
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