La Cappadoce en hiver
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La Cappadoce en hiver
46 50 51 52 74 Évasion: la Cappadoce en hiver La chronique du Dr CN Gastronomie: le Laurie Raphël Montréal Piège de sang - Quatrième chapitre Cuisine santé QUALITÉ DE VIE Photos originales: Dr Claude Garceau ISTANBUL ET LA TURQUIE PAR CLAUDE GARCEAU, MD [email protected] SPÉCIALISTE EN MÉDECINE INTERNE, HÔPITAL LAVAL À QUÉBEC LA CAPPADOCE EN HIVER L’hiver 2007 aura été vu comme le premier de ceux qui n’en furent pas un. Il pleuvait en ce 15 janvier 2007. Le 21e siècle sera chaud, trop chaud. Si la neige a fui mon coin de pays, je voulais la trouver en Anatolie. Je sais qu’elle est là… Mais d’abord, une petite escale à Istanbul. Le seul nom de cette ville évoque l’Orient, le Bosphore qui luit la nuit, les minarets, le charme d’une ancienne reine qui brille encore de lueurs déchues. Mais avant, le travail comme prélude au plaisir. Je suis ici pour les incrétines dans le diabète. Comment vous expliquer les incrétines? Le corps est bien fait. J’ai faim, je suis près du grand bazar d’Istanbul, je succombe à un baklava bien dégoulinant. Dès que les toutes premières molécules atteignent l’intestin, un message chimique puissant passe du sang vers le cerveau. L’effet des incrétines, chez l’individu normal, tempère et corrige les excès: le centre de la satiété est stimulé, la faim est coupée et le pancréas sécrète vigoureusement de l’insuline pour baisser cette glycémie, qui est en montée vertigineuse. Mais dans mes voyages et dans ma vie, je suis comme les diabétiques. Mes incrétines sont bien basses et je finirai calmement ce plaisir sucré sans culpabilité en sirotant ce petit café turc, tout plein de cette douce amertume que je recherche tant. Comment vous expliquer maintenant Istanbul? D’abord, deux folies d’architectes... Sainte-Sophie, la cathédrale, et, lui faisant face, la mosquée bleue avec ses minarets pointés vers le ciel. 46 Santé inc. mars / avril 2008 Un monde musulman triomphant pendant plus de cinq siècles, mais si magnanime dans sa victoire qu’un sultan ému par les mosaïques de Sainte-Sophie interdira la destruction des images des empereurs, de Jésus, de Marie et des saints. Un accommodement plus que raisonnable lorsque l’on sait qu’on ne peut même pas représenter Allah dans cette partie du monde. *** Seul, libre de mes mouvements, je me laisse dériver langoureusement, faisant ici et là des escales au hasard des rencontres. Gilles, mon guide, m’amène rencontrer son «pote», le maire islamiste du village, en plein conseil municipal. Sous le regard menaçant d’un portrait grandeur nature d’Atatürk, le sauveur de la nation moderne turque, le maire interrompt les conversations avec les hommes d’affaires présents et m’offre un thé bien bouillant. Croyez-vous que la mairie de Québec ferait de même pour un Turc en visite à Québec, en plein mois de janvier? Enfin, Istanbul, c’est aussi le grand bazar. Mille échoppes couvertes de soie, d’or et de tapis volants. Un dédale millénaire. J’y ai trouvé une libraire; deux heures de bonheur à discuter d’architecture, de musique, du temps qui passe et de la beauté des pages couvertes d’encre. Il est 16 h 50, je dois payer mes quatre kilos de livres. Ma carte Visa bloque… Je suis le seul client en cette fin de janvier. J’appelle ma banque à Montréal. Oui, je suis bien à Istanbul. Oui, j’ai fait des folies, des livres, encore des livres… Une mosquée est toute proche... Je suis presque parvenu à convaincre l’agent de Visa de payer la libraire, mais l’appel à la prière retentit tout à côté; j’entends rire tout Montréal. Comment convaincre que ce n’est pas une arnaque et que je suis bien près du grand bazar à Istanbul? *** J’ai fini mes fonctions protocolaires au Hilton. La vraie vie commence alors. Un vol m’attend pour la Cappadoce. Dans l’avion, aucun touriste, sauf une Japonaise, bien perdue sans son parka d’hiver et en baskets de toile. Je me suis total, et l’air est d’un silence oppressant. Ce néant à 2 h du matin, c’est une véritable déprivation sensorielle. Soudain, je sens une petite vibration, et c’est parti mon kiki… Je me dis que c’est sûrement une secousse sismique. Le grand tremblement de terre s’en vient. Cette grotte sera mon tombeau. Je vais rester pris vivant, dans ce grand trou à rats, et personne ne saura me trouver parmi les dizaines de grottes de cette partie de la vallée. Piteusement, je vais passer les dernières heures de la nuit assis, à grelotter sur le bord de la porte entrouverte pour découvrir, au matin, que ce petit tremblement de terre n’était autre que le compresseur qu’on avait démarré pour amener l’eau chaude jusqu’à la chambre… offert un petit fantasme: cinq jours, seul, en Cappadoce. C’est cette région centrale de la Turquie où les Grecs orthodoxes ont vécu en communauté pendant plus de 1 000 ans dans des habitations troglodytes. On y trouve des dizaines de vallées sculptées par l’érosion ou par la main de l’homme. Les chrétiens y ont trouvé refuge. Bien protégés, vivant de Dieu, du soleil, d’orge et de vin, ils ont laissé des fresques célébrant un monde centré sur le partage et la Bible. Pendant plus de 500 ans, ils ont été sous la tolérante tutelle des sultans. Puis, une fracture s’est faite au début du 20e siècle. Une guerre entre les Grecs et l’empire ottoman a conduit à un ethnic cleansing. Les Grecs en Grèce et les Turcs en Turquie. La Cappadoce est devenue exsangue de son âme… Le camion Mercedes m’amène péniblement vers l’hôtel. Les pneus d’hiver, ici, on ne les connaît pas; il aurait fallu des chaines pour monter la côte menant au village. Les chambres sont de véritables petites grottes transformées en lieux habitables, d’un romantisme fou. J’ai la douche et l’électricité, mais seul dans mon repaire à la Ben Laden, j’angoisse. Les lumières éteintes, tout est d’un noir En 50 heures de voyage avec Gilles, nous aurons bien d’autres moments mémorables comme celui-là. Il m’explique sa passion des chevaux, surtout ceux de Géorgie. Il m’explique que Cappadoce veut dire, en fait, «le pays des beaux chevaux». Il m’emmènera visiter un petit coin de son intimité (une marque de confiance que je ne voudrais pas trop trahir). Nous allons voir sa fermette. L’écurie se love au cœur d’une vallée abritée par de longues coulées de neige. Des poulains vraiment magnifiques caracolent. Nous entrons. Un chien berger anatolien monte la garde, menaçant avec son collier bardé de longues pointes de fer (afin que le loup, qui attaque généralement le chien au cou, s'y crève les yeux…). Une amie française vit là, semi-recluse depuis plusieurs années. Elle semble beaucoup plus en communion avec les animaux qu’avec les hommes. Elle mars / avril 2008 Santé inc. 47 ÉVASION me parle d’un virus qui affecte sa ménagerie depuis quelques semaines. D’abord, des poules qui toussent, puis les chiens pris de frissons incontrôlables, les chats qui ne se nourrissent plus et, enfin, son étalon avec la morve au nez… Après avoir ausculté les poumons du cheval malade, on prend encore un petit thé pour écarter le froid mordant dans la maison, qui n’est pas chauffée. Mais le coup de grâce (en voyage il faudrait toujours reléguer la médecine dans un coin obscur de l’aire limbique): elle m’annonce que, dans la vallée, deux jeunes filles sont mortes hier d’une congestion pulmonaire bien mystérieuse… Les jours suivants, nous irons visiter d’autres vallées magiques. La neige est tombée mollement et tout est d’un blanc immaculé. Des hommes, pendant plusieurs siècles, ont creusé des villes complètes dans les parois rocheuses. L’érosion du vent a créé des excroissances en forme de champignons gigantesques. En marchant lentement, Gilles me fait découvrir des églises aux fresques naïves. Je reconnais évidemment, sur la roche rougeâtre, la dernière cène, et aussi le baiser de Judas. Mais Gilles, le musulman, m’étonne quand il 48 Santé inc. mars / avril 2008 désigne saint Georges tuant le dragon. Puis, nous marchons près d’une heure le long d’une rivière gelée. Nous grimpons, et à 50 mètres au-dessus de l’eau, dans la pénombre, nous pénétrons dans une autre église sculptée qu’il n’a jamais visitée, en raison des efforts à fournir dans la canicule d’été et de l’isolement en hiver. Pourquoi donc m’at-il amené si loin? Déçu, je laisse mes yeux s’habituer à la pénombre. Il y a plus de 500 ans, des mains ont dessiné une scène sauvage et mystérieuse. Un homme nu galope sur un cheval et, à ses pieds, des têtes d’hommes. Gilles le musulman reconnait là la représentation des 13 tribus perdues d’Israël. J’en ai le souffle coupé. Il vogue si facilement entre les traditions chrétiennes et musulmanes! Et je ne me sens que comme un petit Québécois avec des racines de cabane à sucre... Cette nuit, nous irons au caravansérail sous la pleine lune. Les derviches tourneurs danseront en de lents mouvements giratoires, rotation toujours dans le même sens, une main tendue vers le Dieu du ciel et l’autre, vers le diable de la terre. En chacun de nous, la vie et la mort. Sous les arcades du caravansérail, on n’entend que les chants sombres et les froissements des longues tuniques blanches des danseurs, et parfois s’immiscent les échos du vent qui souffle dans la plaine glacée. Pendant 96 heures, en Anatolie sous la neige, deux mondes se sont rejoints brièvement en grelottant autour d’un braséro. Rencontre entre deux civilisations qui ont les mêmes racines. L’espace d’un instant, les minarets, le chant du muezzin, le petit coup d’ouzo interdit, la sagesse des derviches, les belles fesses des danseuses du ventre et les monts Taurus recouverts d’un linceul blanc sauront me redonner le bonheur. EN TERMINANT… Istanbul fait partie maintenant des grandes capitales touristiques de l’Europe et est reliée par des vols quotidiens à plusieurs grandes villes. Les quartiers modernes soutiennent la comparaison avec ce qui se fait de mieux en Europe, mais le dépaysement est tout près au grand bazar et dans les quartiers près de Sainte-Sophie. Cuisine aux points de convergence de plusieurs influences. Visitez la Cappadoce au printemps ou en été: à pied ou à cheval, il faut se perdre dans ces vallées pendant des heures, ivre de grands espaces. ⌧