Éloge de la biodiversité

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Éloge de la biodiversité
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Éloge de la biodiversité
Comment la nature nous aide à sortir du productivisme
Grappe, dixième anniversaire, Vierves-sur-Viroin (31 mai 2015)
"Éloge de la biodiversité". La thématique choisie pour fêter les dix ans du GRAPPE se veut
festive. Au lieu de tomber dans une approche catastrophiste, voire apocalyptique de la
disparition de la flore et de la faune, nous verrons que la biodiversité peut, au contraire,
être le levier du ré-enchantement du monde.
Toutefois, ne nous voilons pas la face. Les faits sont alarmants. Les pressions exercées par
l'homme provoquent des changements dans la biosphère à une vitesse inédite à l’échelle
des temps géologiques, qui mènent vers un « effondrement planétaire imminent et
irréversible ». L’humanité a déjà considérablement modifié la biosphère, à tel point qu’on a
nommé la nouvelle ère géologique actuelle « l’Anthropocène ».
La Terre se dirige aujourd'hui vers une sixième extinction de masse des espèces. Ceci n'est
pas une fatalité. Il faut impérativement revoir les fondements du système économique
actuel. À ce titre, la compréhension des lois intrinsèques de la nature constitue
indéniablement une source d'inspiration importante pour changer de cap.
Comment la nature nous aide à sortir du productivisme ?
Pour y répondre, il faut préalablement se poser la question : quels sont les engrenages de la
destruction.
Le
capitalisme
consumériste/productiviste
repose
sur
le
postulat qu’il faut produire plus et consommer plus. Il repose
sur le mythe de la croissance. Or, la nature nous démontre que
la croissance illimitée est un mythe.
Aujourd'hui, le débat sur la croissance évolue pour l'affubler du vocable « durable, inclusive,
intelligente ». On parle aussi de "croissance verte", qui permettrait de "produire plus avec
moins". Cette évolution sémantique ne signifie nullement que la "croissance" soit
écologique et qu'elle est conciliable avec la préservation de la biodiversité.
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En effet, la croissance perpétuelle est un mythe. Le plus menu des brins d’herbe est là pour
nous le rappeler. La croissance des arbres est finie. Une forêt, laissée à son libre cours, va
franchir les différentes étapes de successions écologiques jusqu'à atteindre son stade
d'équilibre : le climax. En Europe occidentale, ce sera la hêtraie. En Amérique latine, ce sera
la forêt amazonienne.
L’observation du fonctionnement des systèmes forestiers est également riche
d’enseignement sur les limites de la croissance. Un « écosystème pionnier » est très
productif, en raison de sa dynamique de reboisement. Ce modèle correspond au logiciel de
la société moderne productiviste, rivée sur le curseur « croissance ». A contrario, l’
« écosystème climacique » l’est fort peu. Arrivée à son stade de maturité, la forêt
climacique donne l’illusion de rester statique, dans un état d’équilibre intemporel. Les
changements se réduisent au strict minimum pour l’entretien et les réparations. Dans le
monde naturel en effet, aucun processus ne se poursuit indéfiniment. Une fois le climax
atteint, le but n’est pas la production. Cet écosystème complexe se caractérise alors par sa
"stabilité" et ses remarquables capacités de régulation interne. Moralité : l'humanité serait
bien avisée de repenser son modèle économique, et sa foi en la croissance, en observant le
fonctionnement des écosystèmes forestiers.
Le
capitalisme
consumériste/productiviste
repose
sur
l'obsolescence programmée. Alors que la nature est un modèle
de résilience.
Les semences agricoles dites "améliorées" (hybrides F1) constituent un exemple flagrant de
l'application de l'obsolescence programmée au modèle végétal pour alimenter le système
de la croissance économique. Elles sont conçues pour un seul usage. Autrement dit, la
semence, - le cœur de la vie -, a été manipulée pour être non durable.
Or, l'instauration de graines jetables est un déni des lois de la nature. Car la semence a été
conçue pour DURER, que ce soit pour être infiniment ressemée ou par l'entremise de la
tactique de la "mise en hibernation" ou DORMANCE. Ce que le botaniste Jean-Marie Pelt
appelle la "vie en conserve". L'embryon peut attendre des mois, voire des siècles, avant de
germer, dans l'attente de conditions propices à son épanouissement. À titre d'exemple, des
scientifiques russes ont réussi à ramener à la vie une plante à fleur (Silene stenophylla) âgée
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de près de 32 000 ans dont les graines avaient été particulièrement bien conservées dans le
pergélisol de Sibérie.
Les OGM, à l’instar des hybrides F1 qui les précèdent, s’inscrivent donc en porte-à-faux avec
cette loi de la nature. Pire, ils font table rase de millénaires d’évolution de la flore, où le
génie végétal a consisté, au fil du temps, à développer des stratégies de reproduction de
plus en plus autonomes et complexes pour s’affranchir de son milieu.
À ce titre, le botaniste Jean-Marie Pelt décrit admirablement le génie des plantes à fleurs,
par rapport aux civilisations végétales qui les ont précédées. À ses yeux, la graine de la
plante à fleur constitue le symbole de la libération à quatre niveaux:
- « libération par rapport au sol » (fécondation interne) alors que les plantes
primitives effectuaient leur fécondation cahin-caha, loin de la plante mère, laissant
leurs "œufs" (c'est-à-dire les ovules nus) sans protection. Ex: le cas ginkgo biloba.
- « libération par rapport à l’eau », car ces mêmes plantes primitives (ex : algues,
mousses et fougères) émettaient des spermatozoïdes nageurs, de sorte que
l’absence d’eau stoppait irrémédiablement la propagation de la vie.
- « libération par rapport au temps » : l’invention de la dormance de la graine
(l'embryon est en latence) alors qu'elle n'existait pas auparavant (c'est à nouveau le
cas du ginkgo biloba).
- « libération par rapport à l’espace ». La plante a inventé de multiples dispositifs
ingénieux pour que la graine soit mobile (ex : les graines de pissenlit conçues comme
des parachutes) afin d’assurer sa dissémination et sa migration dès que les
modifications de son habitat se détériorent.
Le premier enseignement à tirer du long processus évolutif des végétaux est sans appel.
L’histoire de la graine est le fruit d’une émancipation progressive des facteurs qui entravent
sa survie et/ou sa propagation. Ce qui contraste fortement avec le fonctionnement de nos
systèmes agricoles actuels où, au contraire, on a insidieusement organisé la dépendance du
paysan par rapport à l’industrie semencière, au lieu de préserver son autonomie.
Le deuxième enseignement à tirer, c'est que les plantes génétiquement modifiées sapent la
relation étroite qui s’est forgée, il y a environ 100 millions d'années, entre le règne animal et
végétal dans ses rapports coopératifs. Ce qui constitue pourtant une des clés du succès de
leur domination. Si les fleurs sont belles, parfumées, colorées, il convient de garder à l’esprit
que ce n’est pas pour les hommes qu’elles l’ont fait, mais bien pour attirer les insectes ou
oiseaux qui en assurent la pollinisation dans de multiples stratégies de séduction. Avec les
OGM, les multinationales de l’agrochimie détruisent ce lien. Les insectes sont honnis, d’une
façon outrageusement simpliste, puisque les PGM incorporent dans leur gène des
insecticides. Quant aux "graines améliorées", la semence est enrobée de pesticides.
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De façon générale, la stratégie déployée par le secteur de l’agrochimie pour implanter leur
OGM de par le monde relève d’un profond déni de la sophistication du règne végétal. Or,
force est de constater qu’il a fait la démonstration, au fil des âges, de sa résilience, pour
reprendre un terme économique en vogue, dans le contexte actuel de crise économique en
Europe. Rappelons, par exemple, que le Ginkgo biloba est un arbre fossile qui remonte à
l’ère primaire, et qui a survécu aux différentes phases d’extinction, dont celle des
dinosaures (- 65 millions d’années). Et ce, malgré un mode de reproduction considéré
comme très archaïque.
La société industrielle aborde la nature de matière inerte
et mécanique. En conséquence, elle lui impose de répondre
aux critères de biens "standardisés", "homogènes" et à
"taille unique"
La marchandisation de la nature en Europe a pour corollaire de l'appréhender de façon
mécanique. Or, la nature ne se reproduit pas à l’identique.
Une fois encore, la semence, qualifiée, dans le jargon législatif européen de "matériel de
reproduction des végétaux", en constitue un exemple éloquent.
La législation européenne les aborde de façon inerte (elles doivent répondre aux critères de
"stabilité" et d' "homogénéité"), alors qu'elles sont, dans la nature, dans une dynamique
sans cesse évolutive.
Le pissenlit, le roi des prairies, en constitue à lui seul un exemple remarquable (cfr. livre de
Bernard Bertrand sur le sujet1). On en dénombre pas moins de 1200 espèces. Ses stratégies
de reproduction constituent une des pièces maîtresses de sa faculté d’adaptation. En
principe, sa reproduction est assurée par les insectes (fécondation croisée). Ce qui présente
l’avantage de brasser les gênes. Toutefois, s’ils poussent dans des régions de haute
montagne, où les conditions météorologiques peuvent être défavorables à tout insecte
pollinisateur, les pissenlits mènent alors une vie sexuelle en solitaire et pratiquent
l’autofécondation. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Le pissenlit peut également opter pour
une stratégie de repli : la reproduction sans sexe. Il est en effet une des rares plantes à
chlorophylle à pouvoir se reproduire par parthénogénèse (à l'instar des pucerons), c’est-àdire sans fécondation d’un organe femelle par la semence mâle (phénomène qualifié, chez
les végétaux, d’apogamie). À défaut de mélanger les gênes, ce clonage naturel permet
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Bernard Bertrand, "Le pissenlit, l'or des prés", Collection Le Compagnon végétal, Éditions de Terran, 2005.
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toutefois une colonisation rapide du milieu. Enfin, il peut aussi se multiplier par bouturage
de ses racines. Ainsi, en associant les deux modes de reproduction (sexuée et asexuée), le
pissenlit a pu se propager dans des biotopes très variés.
Morale de l'histoire : le pissenlit nous démontre que la nature ne peut être formatée. En
particulier, il nous démontre l’ineptie du dispositif législatif européen en matière des
semences, selon lequel elles doivent être "stables" et "homogènes". Car c'est de sa
"variabilité génétique" (autrement dit, de son "instabilité" et de son "hétérogénéité") que
provient précisément la faculté du pissenlit de s'adapter à de nouveaux milieux. Notons que
celle-ci ne doit rien au hasard! L'animal peut fuir un danger ou se déplacer pour rechercher
l'environnement qui lui convient le mieux. Par contre, les plantes sont fixées au milieu. Elles
doivent s'adapter aux changements, se modifier ou mourir.
La stratégie européenne en matière de lutte contre le réchauffement climatique constitue
un autre exemple de la méprise de l'UE à aborder la nature de façon mécanique et inerte.
Concrètement, l'UE mise sur le rôle de réservoir de carbone des forêts (puits de carbone)
dans sa stratégie de lutte contre le réchauffement climatique. En réalité, les projections
faites en matière d'absorption de CO2 par les forêts sont manifestement surestimées. Car
elles sous-évaluent les réactions du règne végétal face au stress occasionné par les
dérèglements climatiques.
En effet, selon une idée largement répandue, il faudrait planter davantage d'arbres pour
lutter contre les émissions de CO2. Ceux-ci, pour fabriquer leur bois, fixent le dioxyde de
carbone et constituent, par ce biais, de précieux « puits de carbone ». Mais l’équation est
loin d’être aussi simpliste. C’est sans compter sur les phénomènes d’adaptation de la
végétation au réchauffement global. Lors des fortes chaleurs (susceptibles de s’intensifier
avec le réchauffement), les plantes doivent garder leurs stomates 2 fermés et elles ne
grandissent que très peu. Cela représente autant de tonnes de carbone atmosphérique qui
ne seront pas fixées par la végétation.
Ensuite, les dérèglements climatiques s’accompagnent de phénomènes imprévisibles, qui
faussent également les calculs des scientifiques sur la capacité des forêts d’agir comme puits
de carbone. Par exemple, au Canada occidental, les hivers plus doux ont déclenché la
propagation d'un coléoptère ravageur, un scolyte qui parasite les arbres du nom de
dendroctone du pin (Dendroctonus ponderosae). La rigueur hivernale n'étant plus là pour
juguler leur propagation, les scolytes ravagent désormais des millions d'hectares de forêts
dans la province de la Colombie-Britannique. Désormais, en s'attaquant aux arbres sains, ces
insectes xylophages sont devenus responsables de l'émission de mégatonnes de gaz
carbonique, alors que la région devrait théoriquement en absorber. En effet, les arbres
morts ne fixent plus de dioxyde de carbone et leur décomposition, au contraire, en libère.
2
Il s'agit d'un orifice de l'épiderme du végétal par lequel s'effectuent les échanges gazeux de la plante
(respiration, transpiration, photosynthèse).
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En clair, ce scolyte joue les troubles fêtes dans les prédictions économiques des instances
politiques sur les mécanismes « puits de carbone » prévus pour lutter contre l’effet de serre.
Ces exemples sont riches d'enseignement. Ils démontrent l'ineptie d'aborder la nature de
façon statique, comme si la nature et ses cycles écologiques allait se reproduire à
l'identique. Ce qui correspond à une simplification outrancière de la réalité du vivant. En
effet, les écosystèmes interagissent constamment dans l'espace et dans le temps. Ils
évoluent en fonction des stress auxquels ils sont confrontés. Leur complexité nous dépasse.
C'est particulièrement vrai pour le règne végétal, dont les facultés d'adaptations ne cessent
de nous surprendre.
Dans une logique de rendement et d'économie d'échelle, la société
industrielle opère sur le mode de la spécialisation. Or, celle-ci est
mortifère pour la biodiversité, qui fonctionne sur le modèle de la
synergie et de la complémentarité.
La spécialisation opérée par la société productiviste a conduit, dans le cadre d'une
économie-monde, au gigantisme. D'emblée, notons que le logiciel "XXL" de la société
productiviste s'inscrit en porte-à-faux avec l'évolution de la faune et de la flore au fil des
âges. En effet, il est interpellant de constater qu'au cours des cinq grandes vagues
d'extinctions de masse des espèces antérieures, la taille animale ou végétale s'est
progressivement réduite (à l'instar des libellules, prêles, fougères, etc.). La logique de
"miniaturisation" ayant progressivement supplanté le "gigantisme" dans une stratégie de
survie. Ce qui fait en quelque sorte écho à la théorie de Schumacher, selon laquelle le
modèle économique doit se calquer sur le principe de "Small is beautiful".
Or, la négation de ce principe est mortifère pour la biodiversité et la soutenabilité du
modèle économique. La politique européenne en matière de biocarburants en constitue un
exemple éloquent.
Sous prétexte que les biocarburants constituent une énergie renouvelable, l'UE a édicté un
cadre juridique législatif favorisant leurs productions. En particulier, la Directive européenne
sur les Énergies Renouvelables (DER) prévoit un objectif de 10% d'utilisation obligatoire
d'énergie renouvelable dans les transports pour 2020 (un objectif de facto rempli par les
biocarburants).
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Ce faisant, la DER scelle de facto un « pacte de dépendance énergétique » à l’égard de
l’importation des biocarburants, compte tenu de l'insuffisance des superficies agricoles
européennes pour rencontrer les exigences de la Directive3.
Qui plus est, ce choix énergétique européen se traduit par un besoin additionnel de terre
dans les pays tiers. Or, la conversion de cultures agricoles existantes en cultures
énergétiques provoque la reconversion d’autres terres, jusque-là non exploitées. C’est ce
qu’on appelle « le changement d’affectation des sols indirects » (CASI) qui n’est pas pris en
compte dans le calcul des réductions d’émissions de GES.
Ainsi, la DER est devenue un levier de la déforestation dans les pays tiers. Or, selon le GIEC,
celle-ci est responsable de l’émission de 20% de gaz à effet de serre. De fil en aiguille, et
selon une logique de « croissance verte », l'UE a renié cyniquement ses engagements
internationaux pour juguler les dérèglements climatiques.
Mais qu'on ne s'y trompe pas ! Si les carburants verts représentent un horizon funeste pour
la biodiversité, c’est en raison de l’échelle de production !!
Ce n’est pas la technologique en tant que tel qui doit être incriminée. Mais bien l’hypothèse
de départ qu’il serait possible de développer un secteur d’exportation de biocarburants
durables pour le transport mondial, à croissance exponentiel. En réalité, pour être
« durables », et afin que les carburants d’origine biologique puissent être assimilés à des
carburants écologiques, ils doivent principalement couvrir les besoins locaux, décentralisés,
etc.
Mais ce n'est pas le modèle économique encouragé par l'UE. Son logiciel est celui d'une
croissance verte continue tirée par l'expansion du commerce international. Pour répondre
aux besoins insatiables en énergie, les biocarburants doivent donc être produits en quantité
industrielle. Ce qui provoque immanquablement l’expansion de grandes plantations en
régimes de monoculture. Or, l'uniformisation et le gigantisme représentent un désastre
écologique. La culture du peuplier en témoigne. S'il peut être bénéfique pour la biodiversité
dans un écosystème équilibré et varié, il devient "toxique" pour celle-ci dès lors qu'il est
utilisé dans le cadre de la sylviculture intensive.
Dans leur habitat naturel, les peupleraies sauvages ont indéniablement une grande valeur
écologique. Ils croissent spontanément dans les ripisylves4. Dans cet écosystème, les
peupliers ont un grand nombre d'espèces qui leur sont inféodées, dont deux papillons: le
3
Selon l’IEEP (Institut pour la politique environnementale européenne), il faudrait surface
agricole qui représente deux fois la superficie de la Belgique. In fine, la moitié de cette
production sera importée.
4
Il s'agit d'une forêt "naturelle" installée au bord des cours d'eau et soumise régulièrement aux crues. Les
ripisylves, ou forêts riveraines, renferment une abondante biodiversité liée à la richesse de leurs habitats. Elles
jouent également un rôle fondamental dans le fonctionnement écologique des cours d'eau.
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petit mars changeant et le grand sylvain. Leur écorce épaisse et crevassée, leur aptitude à
former des trognes5 en font d'extraordinaires réservoirs de vie. En outre, ils sont, à l'instar
des saules, particulièrement appréciés des castors. Du reste, le peuplier constitue
également un bon fourrage pour le bétail (à l'instar du frêne). Dans le secteur de la santé, il
est réputé pour ses bourgeons, dont la substance visqueuse est récoltée au printemps par
les abeilles pour former la propolis, un antibiotique naturel pour l'homme, etc.
Les peupliers sont aussi une ressource forestière massivement exploitée par l'homme. Ce
sont des arbres à croissance rapide et à rotation courte (rotation tous les 20 ans, voire 15
ans). Sa rapidité de croissance et son aptitude naturelle au clonage ont fait de cette essence
un bois rentable à large vocation économique pour la filière bois et énergie. À présent, la
populiculture (culture des peupliers) s’est intensifiée : on travaille sur des périodes de
rotation encore plus courtes (moins d'une dizaine d'années).
Or, l’expansion des plantations sylvicoles à courte rotation (peupliers, saules ou eucalyptus
récoltés tous les 3-15 ans) est dommageable pour la biodiversité, en ce que les pratiques
sylvicoles actuelles favorisent essentiellement les peuplements forestiers en monoculture
équienne (les arbres plantés sont tous de la même essence et ont tous le même âge) et
monoclonale6.
En conséquence, cela favorise la dispersion des maladies et pathogènes. L'exemple le plus
marquant est le développement des rouilles (champignon) dans les peupleraies, qui
occasionne la chute précoce des feuilles et le dépérissement du peuplier. Pour les traiter, les
sylviculteurs ont recours aux pesticides. Ce qui appauvrit davantage la biodiversité.
En clair, si les peupleraies sauvages sont bénéfiques pour la biodiversité, la peupleraie
cultivée est, à l'inverse, généralement préjudiciable aux milieux où elle s'installe. Ce n'est
donc pas "l'arbre en tant que tel" qui doit être incriminé, mais le mode et l'échelle
d'exploitation. L'avenir de ces écosystèmes forestiers est désormais d'autant plus sombre,
que la législation européenne en matière de "biocarburants avancés" ouvre les vannes d'un
nouvel essor du génie génétique dans la sylviculture. Avec les risques de "pollution
génétique" qu'il comporte.
5
Les trognes sont associées à des pratiques culturales qui consistent à tailler les arbres en têtard (étêtage des
branches).
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Ce qui signifie que les arbres de la plantation sont des clones, au patrimoine génétique identique, obtenus
par bouturage successif d'un seul individu (reproduction végétative).
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Le
capitalisme
consumériste/productiviste
promeut
le
jeunisme, alors que le vieillissement et la sénescence sont une
offrande pour la biodiversité et l'équilibre des écosystèmes.
Contrairement au jeunisme ambiant de nos sociétés occidentales, où vieillir est assimilé à la
disgrâce et la déchéance, les arbres vieillissants constituent des niches remarquables pour
l'expression du vivant sous toutes ses formes. En effet, l’intérêt biologique d’un arbre
augmente au fur et à mesure qu’il prend de l’âge et que se développent des microhabitats
(cavités, écorces crevassées, branches mortes) favorables aux oiseaux cavicoles (ex : sitelles
torchepot, grimpereaux des jardins, mésanges, chouettes,…), chauves-souris, mousses,
lichens…. Or, ces microhabitats se forment essentiellement lorsque les arbres atteignent
leur maturité biologique. Par exemple, elle est atteinte au terme de 200 - 250 ans chez le
hêtre et au-delà de 400 ans pour les chênes rouvre et pédonculé. Autrement dit, elle
survient bien après le terme d'exploitabilité des arbres.
La gestion sylvicole intensive telle qu'elle est pratiquée en Europe n'est donc pas favorable
au vieillissement des forêts et à l'accumulation de "nécromasse". Et pourtant, les raisons qui
doivent motiver les instances publiques en Europe à laisser vieillir les arbres ou à
promouvoir le bois mort en forêt dépassent largement les objectifs qu'elles s'assignent en
termes de protection de la biodiversité.
D'abord, parce qu'il est faux de croire que la préservation de la biodiversité nuirait à la
rentabilité de la filière bois-énergie. À ce titre, le rôle du pic noir, - une espèce dite
"parapluie" car le protéger protège dans la foulée tout un cortège d'autres animaux -, est
instructif.
Le pic noir joue entre autres un rôle de protecteur de la forêt dans l'intérêt des sylviculteurs:
il hache les branches et les bois morts, accélérant leur recyclage. Il aide à enrayer la
prolifération de certains insectes ravageurs, les scolytes par exemple, dont il est friand. En
outre, en creusant des trous, des petits ou des gros, il protège la biodiversité. Car après
avoir constitué des nichoirs, ceux-ci servent ensuite de gîtes et de nid pour quantité
d'animaux. Par exemple, la chouette de Tengmalm donne presque l'impression de suivre le
pic noir à la trace car elle ne peut nicher que dans ses anciennes loges 7. Mais les trous
désaffectés du pic servent aussi de gîte à la sitelle torchepot, la chouette hulotte, le hibou
moyen-duc, l'étourneau sansonnet, le pigeon colombin, les mésanges, etc. De même, ils
sont les repaires des fouines, écureuils, abeilles, frelons, etc.
7
Pierre Déon, "Arsène Lepic et ses locataires", La Hulotte, n°83, 2003.
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En clair, la disparition des pics noirs en forêt provoquerait une chute en cascade de la
biodiversité. Or, des forêts trop jeunes ou à peuplement pur (monoculture) ne sont pas un
habitat propice pour son expansion. Car le pic rencontre des difficultés pour creuser son nid
dans l’arbre s’il est trop jeune. Certes, l'installation de nichoirs peut masquer la carence en
vieux arbres et en bois mort. Et pourtant, ce type de mesures n'en demeure pas moins une
rustine. Tant la biodiversité ne se limite pas aux espèces visibles.
À ce titre, estimer, dans le cadre de la promotion de "biocarburants avancés", que le bois
mort est un "déchet vert" trahit une méconnaissance de son rôle dans le cycle forestier. En
effet, le moteur de l'exploitation économique d'une forêt est l'humus. Or, il provient
précisément de la décomposition de la biomasse forestière. Au fil des décennies et des
siècles, le bois mort se décompose en bois pourri, avant d'être finalement intégré dans le sol
forestier. Attaqué par les champignons, insectes et micro-organismes du sol, il contribue
ainsi à compléter le cycle de transformation de la matière organique en matière minérale.
Autrement dit, loin d'être improductif, le bois mort constitue la clé de voûte du
renouvellement de la vie forestière. "Une forêt sans bois mort, c'est la mort de la
forêt"(disparition du bois mort menace la survie de près de 30% des espèces vivants dans
les forêts naturelles). Il est une pièce maîtresse de l'équilibre de l'écosystème. La
régénération des forêts en dépend. En enlevant le bois mort, c'est donc la notion de cycle
forestier que l'homme remet en cause. De la même façon, c'est la rentabilité de l'économie
forestière qu'il fragilise.
La société actuelle repose sur le mode binaire/manichéen. Elle
repose sur le postulat qu’il y a des espèces/écosystèmes utiles,
versus non utiles. Or, il faut intégrer les antagonismes.
Le débat sur les nuisibles reflète à merveille le modèle manichéen qui sous-tend notre
perception de la nature. Loin de répondre à des critères scientifiques rigoureux, la liste de
nuisibles s’est allongée ou modifiée au fil du temps en fonction des mœurs et coutumes de
l’époque. Dans l’idée que l’homme est le seul être de la création à avoir des « droits sur le
gibier », de nombreux animaux carnivores ont été persécutés (ex: belette, rapaces
nocturnes, diurnes, etc.).
En réalité, une espèce peut basculer du statut de « nuisible » à celui de « bénéfique » en
fonction du regard posé sur celle-ci et de l’évolution de la compréhension scientifique des
lois qui régissent les écosystèmes équilibrés. Effectivement, il n’existe dans la nature aucun
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animal « nuisible » qui n’ait, en même temps, un ou plusieurs côtés « utiles » et
inversement. La taupe, par exemple, honnie pour ses taupinières, démontre l’ineptie
d’opérer des distinctions strictes entre « animal nuisible » versus « animal utile ». Dans le
passé, elles ont longtemps été classées comme nuisibles car l’on pensait qu’elles dévoraient
les légumes de jardin, à l’instar des mulots. Ensuite, lorsqu’on s’est rendu compte qu’elles
mangeaient des vers de terre, elles ont été quelque peu réhabilitées…. Du reste, c’est
oublier qu’elles sont également les alliées des agriculteurs, en ce qu’elles drainent
gratuitement les pâtures, ameublissent et aèrent le sol en profondeur8. Ce qui constitue
certainement un motif pour s’accommoder de leur présence. Certains États l’ont d’ailleurs
bien compris puisque la taupe est protégée dans certains pays, comme en Allemagne, qui
ont opté pour une coexistence pacifique entre l’homme et la taupe. En clair, dès lors qu’on
se départit d’une vision réductrice et court-termiste de la rentabilité au profit d’une
approche holistique, la faune est d’une façon ou d’une autre « utile » à l’homme, ne fut-ce
que parce qu’elle constitue un maillon de la chaîne trophique.
La société actuelle repose sur le darwinisme social. Or, il s'agit
d'une interprétation partielle et partiale de la pensée de
Darwin. Il a également mis en évidence que la solidarité et les
stratégies de coopération sont importantes dans le règne
animal/végétal/minéral.
L'intérêt de résumer la pensée de Darwin à la théorie de la sélection naturelle permet de
légitimer un modèle économique prédateur : manger ou être mangé. Ainsi, en arguant de la
loi du plus fort, le darwinisme permet de légitimer un modèle sociétal qui repose sur la
concurrence effrénée. Or, c'est passer sous silence que les lois de la nature ne se résument
pas à la concurrence et à la prédation.
8
Généralement honnis des agriculteurs et des jardiniers, les mammifères du sol agissent pourtant également
sur sa fertilité. En creusant d’immenses réseaux de galeries afin de se reproduire, les rongeurs permettent à
l’air et à l’eau de pénétrer massivement le sol. Certes, la prolifération des rongeurs détruit les cultures. Mais
des études ont cependant montré que s'ils peuvent détruire 30% de la production d’une prairie au cours
d’une année de prolifération, cette même prairie produisait 30% de foin en plus l’année suivante, du fait de
l’aération du sol. Les taupes jouent un rôle similaire. Par leurs nombreuses galeries (une taupe peut en
creuser près de 100 mètres par nuit), elles assurent une bonne aération du sol. En outre, par les taupinières
qu’elles forment, elles assurent une remontée du sol profond et donc un bon mélange des horizons.
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Certes, il est indéniable qu'elles existent. Par exemple, les plantes peuvent être de grandes
adeptes de la guerre chimique dans leur stratégie de défense. Concrètement, pour se
développer et protéger son territoire vital, une plante est capable de fabriquer des
herbicides, notamment au moyen des excrétions du système racinaire. Les molécules ainsi
libérées vont inhiber la germination ou la croissance de l’envahisseur. Un des cas les plus
connus est celui du noyer.
Contre les herbivores, les plantes ont également développé une stratégie de défense très
efficace. Pour éviter d’être mangée, la plante a mauvais goût. À côté de cette méthode
douce, les plantes ont également prévu des réponses très musclées. À savoir la production
de poisons violents contre leurs prédateurs, dont notamment les alcaloïdes utilisés en
médecine, qu'on retrouve dans les plantes vénéneuses telles que la ciguë, l'aconit napel, la
belladone, le datura, etc.
Mais la chimie n'est pas utilisée par les végétaux pour défendre uniquement "leur bout de
gras". Elle est le vecteur de la communication entre les plantes, notamment pour alerter
leurs semblables d'un danger. La communication va se faire par l’intermédiaire d’une
hormone volatile (l’éthylène), émise par la plante blessée et qui va activer les gènes de
défense des autres plantes encore intactes9. C'est un exemple singulier de coopération dans
le monde végétal. En Afrique, par exemple, un acacia excessivement brouté par les girafes
prévient ses congénères du danger, en émettant de l'éthylène. En réaction, les acacias
rendent leurs feuilles amères. Ce qui dissuade leur prédateur de les brouter.
Plus généralement, les exemples de coopération entre le règne végétal, animal ou fongique
sont nombreux. Les stratégies de reproduction des plantes reposent sur la coopération avec
le règne animal, dont notamment avec les insectes qui peuplent la terre! Du reste,
nombreux sont les arbres qui ont une relation symbiotique à bénéfice réciproque avec les
champignons (relation mycorhizienne). Par ailleurs, les légumineuses constituent un autre
exemple de coopération "gagnant-gagnant". En effet, si les plantes ont acquis leur
autonomie grâce au prodigieux mécanisme de la photosynthèse, elles sont tributaires des
bactéries pour assimiler l’azote. Pour s’affranchir de cette contrainte et fixer directement
l’azote de l’air, le génie des légumineuses aura consisté à prendre les bactéries comme
alliées10. Ces exemples sont riches d'enseignement. Ils démontrent que la véritable
9
Concrètement, pour se protéger contre les attaques d’insectes ou des herbivores, les plantes émettent des
substances volatiles (l'éthylène) dont les effets sont multiples : elles activent les défenses de la plante
émettrice, attirent les prédateurs des agresseurs et stimulent les défenses des plantes voisines appartenant à
la même espèce.
10
De façon schématique, différentes espèces de bactéries, spécifiques de certaines plantes-hôtes,
infectent les racines des légumineuses (haricot, pois, soja, trèfle, luzerne,…). Ce qui provoque la
formation de nodosités sur les racines. Celles-ci sont ensuite le siège d’une activité symbiotique à
bénéfice réciproque : la plante fournit des éléments nutritifs à la bactérie (sucre) en échange de quoi
elle lui restitue l’azote qu’elle a emmagasiné. Les symbioses entre les légumineuses/bactéries
13
révolution darwinienne à opérer, c'est de privilégier la coopération, plutôt que de jouer la
concurrence.
Que faire ?
La protection de la biodiversité doit se faire de façon holistique. Elle en appelle à un
changement de paradigme économique. Telle est la véritable révolution copernicienne à
opérer pour ré-enchanter le monde. En particulier, il convient de démystifier la croissance.
Il faut combattre le phénomène "TINA"11 selon lequel il n'y aurait pas d'alternatives au
modèle économique productiviste/consumériste, puisqu'il est à la source de l'épuisement
des matières premières et de la destruction des écosystèmes. Il faut également lutter
contre l'obsolescence programmée, contraire aux lois de la nature, comme l'ont démontré
l'évolution végétale et l'invention de la "graine". Il convient aussi de mettre en place une
économie circulaire, selon les préceptes de ses fondateurs. Pour paraphraser GeorgiuscuRogen, l'économie doit être la servante et non pas la maîtresse de la nature. Mais au lieu
d'articuler son modèle économique sur les lois de la nature, les instances européennes
revisitent le concept de la bioéconomie sous un autre angle : il s'agit pour elles de
soumettre la biologie au service de l'économie (utilisation de la biologie à des fins
industrielles....). Ce faisant, elles engagent le système économique sur la voie de
l'irréversibilité écologique.
La transition écologique nécessite également un changement d'ordre culturel. Il faut
notamment se démarquer d’une vision manichéenne anthropocentrique qui consiste, dans
notre culture occidentale, à départager les espèces entre « bonnes » et « mauvaises ». Car
cette bipolarité, fortement ancrée dans la culture judéo-chrétienne, est un leurre. Tout
animal ou végétal, aussi insignifiant qu’il nous paraisse, est indispensable à l’équilibre du
milieu où il vit. La protection de la biodiversité est ainsi intrinsèquement liée à la notion
d’interdépendance.
Pour se reconnecter à la nature et la protéger dans sa diversité, il convient aussi d'éviter un
certain nombre d'écueils. Notamment le piège du "chauvinisme vertébré".
Focaliser la préservation de la biodiversité sur quelques espèces animales ou végétales
emblématiques (l’ours polaire, le tigre des neiges, les lémurs, etc.) ou de prestige, revient à
créer une hiérarchie entre les espèces. Les invertébrés ou toutes bestioles "immondes" se
voyant méprisés, voire honnis. Or, c'est oublier que la diversité biologique (visible ou
invisible) représente un formidable atout. Elle permet à chacun de se spécialiser. Par
confèrent à cette famille de végétaux des intérêts agronomiques et écologiques. En effet, en
introduisant la culture des légumineuses dans le cycle de rotation, le sol reste fertile. Ce qui diminue
en retour la dépendance du paysan envers les engrais de synthèse.
11
TINA: acronyme anglais qui signifie "There is no alternative".
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exemple, le sol agricole fourmille d'une grande activité biologique où chacun joue son rôle.
Mille-pattes, cloportes ou fourmis vont chacun s'attaquer à une partie précise de la litière.
Les insectes coprophages (ex: bousiers) font office d'éboueurs hors catégorie. Morale : qu'ils
nous plaisent ou pas, les invertébrés jouent un rôle essentiel dans le cycle du vivant. Ils
concourent dans leur diversité à la formation de l'humus, qui est le levain de la terre
vivante.
Notons que Charles Darwin, le père de la théorie de l'évolution, n'aura eu de cesse, durant
sa vie, de dénoncer les retards d’une science étriquée, inapte à concevoir le rôle joué par les
animaux dits "d'ordre inférieur" dans la fertilité des sols. En particulier, les vers de terre ont
fait l'objet de toute son attention. Son dernier ouvrage sur "Les vers" publié avant sa mort
connaîtra un succès immédiat, puisqu’il se vendra autant d’exemplaires du livre sur "Les
vers" que celui sur "L’origine des espèces".
Ainsi, la seule compréhension du rôle des "invertébrés" dans la fertilité du sol en appelle à
révolutionner la politique agricole européenne actuelle. Elle doit s'ancrer dans l'agroécologie, qui part entre autres du principe que le sol est un milieu dynamique et vivant, et
non pas un simple support physique abordé de façon inerte et mécanique.
À l'inverse, à force de ne voir dans le sol qu'une matière inerte ou un simple support
physique, et en misant sur le couple engrais chimiques/pesticides, les agriculteurs ont in fine
provoqué l'érosion des terrains agricoles. Un sol nu, carencé, dépourvu de vers de terre ou
de vie biologique, s'appauvrit constamment. Pour enrayer les pertes de rendement, le
réflexe de l’agriculteur est fatalement d’augmenter les doses d’engrais. Ce qui revient à
mettre son sol sous perfusion. En clair, le serpent se mord la queue.
Enfin, nous ne pourrions conclure sans aborder la question du rôle des réserves naturelles
dans la protection de la biodiversité.
La protection et la mise sous cloche et/ou mise en réseaux des espaces naturels partent
certes d’une bonne intention. Mais ne nous leurrons pas : la protection réglementaire d’un
espace n’augmente pas forcément sa biodiversité. Étant donné que 90% du territoire et de
notre patrimoine sont abandonnés à d’autres logiques que celle de la préservation des
espaces naturels, le rythme d'extinction des espèces n'a pas lieu de surprendre. Pour
enrayer ce processus, un changement d'approche s'impose, à savoir : préserver
l’écosystème dans sa fonction dynamique.
Plus généralement, il convient de "décloisonner" le débat sur la protection de la
biodiversité. La disparition silencieuse des papillons en constitue un exemple emblématique.
En cause, la disparition de leur habitat, l’agriculture intensive, ainsi que le changement
climatique.
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Face à la chute vertigineuse des populations de papillons en Europe, l’UE s’est mise à leur
chevet pour adopter des mesures de conservation
Actuellement, la liste rouge de l’Union européenne comprend entre autres trois espèces de
papillons menacées : le damier de la succise, le cuivré de la bistorte et le cuivré des marais.
Ceux-ci furent éligibles au financement du projet LIFE – papillons (2009 – 2013) en raison de
leur extrême vulnérabilité. Idéalement, le damier de la succise a besoin d’une clairière au sol
pauvre, couvertes de succises (sa plante hôte) et baignée de soleil. Or, la fertilisation
intensive des prairies a fortement réduit la répartition de cette plante sensible aux nitrates
et phosphates. La restauration de prairies maigres, comportant une bonne diversité de
plantes nectarifères, est donc indispensable à son développement.
Face à ces défis, la mise en œuvre du projet « LIFE papillons » est salutaire. Toutefois, ce
projet n’en constitue pas moins une rustine de fortune, dès lors que l'agriculture extensive,
peu gourmande en engrais, reste marginale à l’échelle européenne.
Pour inverser la vapeur, l’Union européenne se doit d’appréhender la préservation de la
biodiversité au-delà du carcan étroit des projets LIFE dans le cadre de la réalisation du projet
Natura 2000. Elle doit enlever ses œillères : compartimenter les politiques, ou les
juxtaposer les unes aux autres, sans appréhender leurs interactions, conduit à une impasse.
En effet, la fragmentation des politiques est par essence réductionniste. Au minimum, les
autorités politiques de l’UE doivent revoir les orientations de la Politique Agricole
Commune. Elles doivent se rendre à l'évidence. L'avenir, comme l'indiquait l'ancien
rapporteur Spécial des Nations Unies à l'alimentation (Olivier De Schutter), c'est l'agroécologie. Elle puise ses fondements dans l'analyse des pratiques culturales ancestrales,
basées sur le bannissement des engrais chimiques et pesticides de synthèse, le recyclage
des nutriments et la diversification des espèces et des ressources génétiques.
Enfin, le débat européen sur la protection de la biodiversité dépasse amplement la question
agricole au sens strict. Il concerne également la politique commerciale de l’Union
européenne, dont les objectifs sont inlassablement d’accentuer la libéralisation du
commerce mondial. Or, tant que l’Union européenne conçoit la « compétitivité » du secteur
agricole à l’aune des parts de marchés qu’elle détient dans l’économie mondiale, ses
tentatives de restaurer, dans le cadre du cofinancement des projets LIFE, quelques habitats
favorables à la préservation de quelques espèces menacées de papillons seront vaines. Car
en libéralisant davantage les marchés agricoles, l’UE donne en réalité un coup
d’accélérateur supplémentaire à l’extension de l’agriculture industrielle. Ce qui amenuisera,
en retour, leurs chances de survie. En résumé, c'est en s'attaquant aux mécanismes
politiques de destruction de la biodiversité en amont, qu'on pourra vraiment mener une
politique crédible en matière de protection de la biodiversité.
Inès Trépant