La chute de la maison Andersen

Transcription

La chute de la maison Andersen
Sens de l’événement
prestations
LE SENS DE L'ÉVÉNEMENT
complémentaires » (2),
fonctionnant sur des liens de coopération et d’échange entre ses différents
membres et dans laquelle le respect
La chute de la maison Andersen
des règles communes repose plus sur
des règles privées internes contraignantes que sur des liens financiers (3).
Andersen était organisé sous forme
d’un partnership mondial de partnerships nationaux juridiquement et financièrement indépendants : dans chaque
pays, les bureaux étaient dirigés par les
Nicole May
associés locaux regroupés en partnerships dont le capital leur appartenait à
100 %. Il n’existait donc pas de liens de
propriété entre les différents bureaux
locaux ni entre ceux-ci et le réseau
mondial, Andersen Worldwide, société
But yesterday the word of Caesar might
Have stood against the world ; now lies he there,
And none so poor to do him reverence.
coopérative
basée
en
Suisse.
Toutefois, cette structure mondiale, à
laquelle tous les associés étaient tenus
(Shakespeare, Julius Caesar, III, 2)
d’adhérer personnellement, fonctionnait comme une vraie tête de réseau :
elle était dotée d’un comité et d’un
bureau exécutifs élus par les associés,
Créé en 1913, présent en 2001
le seul, parmi les Big Five, à avoir affron-
en charge de la stratégie du réseau et
dans quatre-vingt-quatre pays et fort de
té des litiges importants et à avoir dû
du développement des implantations
ses quatre-vingt-cinq mille collabora-
payer de fortes indemnités en dom-
internationales, du contrôle de l’utilisa-
teurs dans le monde, le cabinet
mages et intérêts. Aussi, quand éclate,
tion du nom (à travers la définition et le
Andersen
en
en octobre 2001, le scandale Enron, nul
contrôle de normes professionnelles) et
apparaissait
encore
décembre 2001 comme l’une de ces
ne peut imaginer que l’une de ses
des grandes orientations en matière de
vieilles dames respectables que rien ne
conséquences sera, six mois plus tard,
méthodologie, de formation et de ges-
saurait ébranler. Même s’il n’était plus le
la disparition d’Andersen.
tion des carrières et des revenus.
leader des Big Five (1) — son chiffre
Chaque société était liée par contrat
d’affaires, 9,3 milliards de $ facturés en
Andersen, comme les autres Big
avec Andersen Worldwide, mais la
2001, dont 4,3 dans l’audit, était deux
Five, s’était développé et internationali-
consistance du réseau reposait avant
fois moins élevé que celui du numéro un
sé sous une forme particulière d’orga-
tout sur la mise en commun des com-
du secteur, PricewaterhouseCoopers
nisation : le réseau, structure établis-
pétences et des expériences profes-
(PwC) —, c’était l’une des signatures les
sant
d’intérêt
sionnelles (via l’accès permanent à une
plus prestigieuses du métier. Certes, sa
durable dans le but de développer une
base de données internes), sur la défi-
réputation avait été ternie récemment
clientèle commune actuelle ou poten-
nition et l’application de normes profes-
par quelques affaires ; mais il n’était pas
tielle et/ou de favoriser la fourniture de
sionnelles communes, sur la mise en
une
« communauté
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Flux n° 51 Janvier - Mars 2003
place de procédures homogènes de
Certes, Berardino, le chief executive
que les premières, l’intérêt à garder le
formation, de recrutement et de ges-
d’Andersen Worldwide, est amené à
client créent une situation qui peut
tion des carrières, tous éléments exis-
s’expliquer devant les diverses com-
remettre en cause l’indépendance de
tant de longue date et contribuant à
missions d’enquête ouvertes à l’occa-
l’auditeur et conduire à un manque de
l’existence d’une forte culture d’entre-
sion du scandale et de la faillite
vigilance de sa part. La question de la
prise. Or, c’est ce réseau, sans doute le
d’Enron : celle de la SEC (4) et celles
séparation des activités d’audit et de
plus intégré des Big Five au niveau
mandatées par différentes commis-
conseil qui revient ainsi au premier plan
mondial et solidement étayé par des
sions du Congrès américain. Par
est loin d’être nouvelle : les Big Five et
pratiques et des normes partagées, qui
ailleurs, Andersen est aussi très vite
leur lobby s’y opposent depuis des
va éclater en moins de deux mois, suite
visé par plusieurs plaintes en justice
années et ont même réussi à faire recu-
aux mésaventures de sa branche amé-
(plainte collective contre vingt-neuf diri-
ler la SEC qui avait, en 2000, proposé
ricaine.
geants d’Enron et contre Andersen
des mesures visant à séparer les deux
Du 2 décembre 2001
au 14 janvier 2002 : un ciel
qui devient lourd de menaces
Le scandale Enron éclate le 16
devant la cour Fédérale de Houston,
activités. Aussi, dans cette première
enquête de la SEC pour rechercher les
phase, Andersen a-t-il le soutien de la
responsabilités dans la diffusion au
profession, de même que celui du nou-
public de mauvaises informations).
veau président de la SEC, Harvey Pitt,
Face à ces premières attaques, la
lui-même antérieurement lié au milieu de
défense de Berardino joue sur plusieurs
l’audit.
octobre 2001, quand les dirigeants du
tableaux : d’une part, il souligne le
groupe annoncent une perte nette de
caractère
618 millions de $ pour le troisième tri-
modèle actuel de reporting financier
mestre, dûe à une charge exceptionnel-
face aux nouveaux modes de dévelop-
le liée à certains investissements, et
pement et aux nouvelles structures
révèlent, en même temps, que 1,2 mil-
financières des firmes ; d’autre part, il
Deux faits vont faire basculer les
liard de $ du capital de la firme est parti
affirme que Enron a omis et même dis-
choses à la mi-janvier 2002 : la révéla-
en fumée à cause de transactions dou-
simulé des informations cruciales qui
tion que certains employés d’Andersen
teuses opérées avec des fonds créés
auraient permis de corriger les résultats
ont détruit des quantités importantes de
par son propre directeur financier. Mais,
financiers ; enfin, un peu plus tardive-
documents et de notes liés à Enron
désormais
inadapté
du
Du 14 janvier au 14 mars :
peut-on sauver le soldat
Andersen ?
pour Andersen, la descente aux enfers
ment, il admet qu’il a pu y avoir
(révélation du magazine Time du 13 jan-
s’amorce en décembre, après la décla-
quelques erreurs de jugement, mais
vier 2002 et qui proviendrait des enquê-
ration de faillite d’Enron. Celle-ci est
minimes, de la part de l’auditeur.
teurs de la SEC) et, corrélativement,
l’annonce de l’ouverture d’une enquête
déclarée le 2 décembre et, dès le 4,
l’idée commence à émerger que
Dans cette première phase, la prin-
par le DoJ (ministère de la Justice) pour
Andersen, l’auditeur d’Enron, pourrait y
cipale critique adressée à Andersen ren-
savoir si Andersen a sa part de respon-
avoir une part de responsabilité : est-il
voie à l’importance des missions de
sabilité dans la déconfiture d’Enron,
possible, alors qu’il semblerait que
conseil que réalisait la branche améri-
enquête qui ouvre la possibilité d’un
Enron ait bafoué les règles les plus élé-
caine d’Andersen (Andersen LLP) pour
procès au pénal. Cette décision du DoJ
mentaires de la comptabilité, que son
Enron en plus de ses missions d’audit :
intervient alors que le scandale Enron
auditeur n’ait rien remarqué ?
l’importance d’Enron dans le chiffre
prend une tournure politique, du fait de
d’affaires d’Andersen LLP, le mélange
l’éventuelle implication, évoquée par la
Cependant les choses n’apparaissent pas encore dramatiques.
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de missions d’audit et de conseil, les
presse, de Bush et de son entourage
secondes rapportant beaucoup plus
dans l’affaire Enron.
Sens de l’événement
La période qui va de ces annonces
quittent Andersen affirment avoir tou-
marché des capitaux puisque, sans
à l’inculpation d’Andersen LLP par le
jours été, pour leur part, satisfaits de
comptes certifiés, une entreprise ne
DoJ pour entrave à la justice, le 14
leur auditeur.
peut accéder à ce marché. Par ailleurs,
mars, est marquée à la fois par la dégra-
la disparition d’Andersen réduirait enco-
dation de la situation d’Andersen aux
Pour sa défense, Andersen LLP va
re la concurrence dans le domaine de
États-Unis et par diverses tentatives de
d’abord tenter, mais en vain, de circons-
l’audit, les Big Five devenant les Big
sauvetage dans lesquelles s’implique
crire le problème en limitant la faute à
Four. Mais toutes les négociations avec
fortement l’ex-patron de la Fed, Paul
quelques individus (un associé, limogé
le DoJ échoueront : le contexte — mul-
deux jours après l’annonce des destruc-
tiplication des scandales financiers,
tions, et trois collaborateurs suspendus)
dimensions politiques de ces scandales
Volker.
Les révélations sur la destruction de
puis au seul bureau de Houston où ont
du fait des liens des sociétés en faillite
documents se précisent et s’aggravent
eu lieu les destructions ; c’est ensuite
avec des dirigeants républicains au plus
au fil des jours : elle aurait commencé le
l’appel à Paul Volker qui accepte de
haut niveau — a sans doute pesé dans
12 octobre, soit trois jours avant l’an-
prendre la présidence d’un « comité de
la décision du DoJ de demander, le 14
nonce d’Enron, et il n’est pas sûr qu’el-
surveillance indépendant » chargé de
mars, au tribunal de Houston d’inculper
le ait été stoppée à partir du 8
travailler à « un changement fondamen-
Andersen
LLP
(c’est-à-dire
tout
novembre, date à laquelle la SEC, dans
tal des pratiques d’audit » (cité par les
Andersen USA et non un ou deux
le cadre de son enquête sur Enron, a
Échos du 4/02/02) d’Andersen LLP et
bureaux) pour entrave à la justice :
demandé à Andersen de tenir à sa dis-
d’en restaurer la crédibilité ; c’est, enfin,
certes, il s’agissait de dénoncer « une
position tous les documents relatifs aux
pour éviter les procès, l’engagement de
conduite criminelle à grande échelle » et
comptes d’Enron… Et l’annonce, fin
négociations avec les différents plai-
de faire un exemple en « dissuadant
janvier, de la faillite de Global Crossing,
gnants (procédures collectives, SEC,
d’autres firmes de commettre les
dont Andersen LLP était l’auditeur mais
DoJ) pour solder l’affaire moyennant de
mêmes fautes » mais il s’agissait sans
pour lequel il réalisait aussi des missions
fortes compensations financières. Le
doute aussi de montrer que l’adminis-
de conseil, n’arrange rien. Par ailleurs,
soutien de Paul Volker pour « sauver »
tration républicaine était capable de faire
outre la menace que fait planer l’enquê-
Andersen LLP ne se démentira pas et
preuve de fermeté dans ce type d’af-
te du DoJ, la multiplication des plaintes
se poursuivra au-delà même de l’incul-
faires.
(le 29 janvier, ce sont les salariés
pation : jusqu’à la veille de l’ouverture du
d’Enron qui portent plainte aussi contre
procès pénal, il négociera avec la SEC
Andersen LLP) fait peser sur Andersen
et surtout le DoJ pour tenter d’éviter l’in-
De l’inculpation (14 mars) à
l’ouverture du procès (6 mai) :
le sauve qui peut
LLP des risques d’avoir à payer de très
culpation d’Andersen LLP pour entrave
importantes indemnités — et ceci alors
à la justice. Dans cette tâche, il aura le
Si, dans la première période, tout
que, pour éviter d’aller au procès dans
soutien tant de la SEC que de la Fed qui
Andersen avait fait corps avec Andersen
une ancienne affaire, le cabinet doit
sont favorables à un accord, l’ancien
LLP, désormais, le sort d’Andersen LLP
s’engager à payer 217 millions de $ à la
président de la SEC, Arthur Levitt, allant
et celui du reste du réseau vont être
Fondation Baptiste de l’Arizona. Et, tan-
même jusqu’à affirmer, à la veille de l’in-
définitivement disjoints ; tandis que
dis que, début mars, les menaces d’in-
culpation, que « la survie d’Andersen est
Andersen LLP va poursuivre sa descen-
culpation par le DoJ se précisent, la
une question d’intérêt national » (les
te aux enfers en dépit des ultimes tenta-
nouvelle de l’abandon d’Andersen par
Échos
que
tives de Volker, le reste du réseau va
certains de ses plus gros et anciens
Andersen LLP certifie 17 % des sociétés
s’engager dans une course à la survie
clients ne fait qu’aggraver la situation,
cotées aux USA et que sa suspension
qui, très vite, va se solder par l’éclate-
même si, bien entendu, ces clients qui
menacerait le bon fonctionnement du
ment du réseau.
du
15/03/02) :
c’est
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Flux n° 51 Janvier - Mars 2003
Côté USA, les choses vont en se
E & Y s’affirme intéressé et que DTT,
cès, le 6 mai, même si tout n’est pas
dégradant : les créanciers refusent les
pour sa part, s’inquiète des effets
encore définitivement arrêté à cette
propositions d’indemnisation, l’assureur
qu’aurait en termes de concurrence la
date. L’issue du procès — le 15 juin,
d’Andersen affirme ne pas pouvoir
fusion globale d’Andersen avec l’une
Andersen LLP est reconnu coupable
payer les indemnités que Andersen a
des Big Five restantes, les premières
d’entrave à la justice — aura certes des
négociées avec la Fondation Baptise de
fractures apparaissent : dès le 18 mars,
incidences sur ce qui reste d’Andersen
l’Arizona, Andersen se trouve impliqué
la presse économique fait état de pro-
LLP (cependant, Andersen ayant fait
dans la faillite de Global Crossing, les
jets de la part des bureaux d’Espagne
appel, le jugement n’est pas immédiate-
clients fuient en masse, les collabora-
et du Chili de faire cavalier seul et de ne
ment exécutoire et des arrangements
teurs aussi et la diminution massive de
pas se rallier à l’accord avec KPMG et
sont trouvés pour mener à bonne fin les
l’activité se traduit pas un gigantesque
c’est le 22 mars qu’ont lieu les pre-
certifications de comptes en cours),
plan de licenciements. Le dépeçage
mières annonces d’accords séparés : la
mais elle n’en aura guère sur l’avenir
d’un réseau qui n’existe déjà plus.
commence : Andersen LLP cède ses
Chine avec PwC et la Russie avec
activités de conseil juridique et fiscal à
E & Y. Cardoso poursuit ses négocia-
DTT et négocie avec KPMG pour lui
tions avec KPMG en vue d’un accord
À l’issue de ces événements, le
céder ses activités du nord-est des
« le plus large possible », mais le réseau
paysage du secteur se trouve profondé-
États-Unis. Début mai, avant même
craque de toute part : la Nouvelle
ment bouleversé : les Big Five sont
l’ouverture
Zélande annonce le 25 mars un accord
devenues les « Fat Four », même s’il est
du
procès,
KPMG
Consulting négocie le rachat de tout le
avec E & Y, l’Australie annonce le 26
encore un peu tôt pour savoir qui l’a
pôle Conseil (Business Consulting) de
mars la fin de ses contacts avec KPMG
vraiment emporté : certes, DTT et E & Y
Andersen LLP.
et le 29 un accord avec E & Y ; le rap-
apparaissent comme les deux grands
prochement du Japon avec KPMG,
gagnants du dépeçage du réseau, face
La situation du reste du réseau va
annoncé le 29 mars, est remis en cause
à PwC et KPMG, mais cela ne veut pas
évoluer rapidement. Le discrédit de la
le 2 avril tandis que, de son côté,
dire que PwC ait perdu sa position de
branche américaine atteint désormais le
Singapour annonce qu’il discute avec
major acquise avec la fusion de 1999.
nom même d’Andersen, et ce dans un
E & Y ; le 3 avril, alors que l’Espagne
Et si la partie audit de KPMG n’a pu
métier qui repose sur la confiance atta-
annonce un accord avec DTT, Cardoso
s’approprier qu’une maigre part du
chée à un nom et à une signature ; la
jette l’éponge et annonce l’abandon des
butin, par contre KPMG Consulting,
survie du réseau implique alors que l’on
tentatives de rapprochement global
avec l’acquisition d’une bonne partie
se sépare radicalement de la branche
avec KPMG. Dès lors, tout va aller très
d’Andersen BC, sort de l’affaire consi-
pourrie. Dès le début du mois de mars,
vite : en quinze jours, entre le 3 et le 26
dérablement renforcé — même si, là
des rumeurs de négociations entre
avril, le réseau va complètement éclater
encore, les cartes ne sont pas encore
Andersen et d’autres Big Five (notam-
entre les quatre Big Five restantes, à
complètement rebattues, comme en
ment Deloitte Touche et Tohmatstu)
l’exception, cependant, dans de nom-
témoigne le passage récent de KPMG
avaient circulé, mais les choses s’accé-
breux pays, des activités de Business
Consulting Grande-Bretagne et Pays-
lèrent après le 14 mars : dans les jours
Consulting (Andersen BC) qui avaient
Bas chez la SSII Atos Origin. Seconde
qui suivent, Cardoso, le nouveau chief
souvent une structure juridique séparée
modification importante du paysage : la
executive de Andersen Worldwide, fait
(ce qui est d’ailleurs obligatoire dans
séparation des activités de conseil et
état de négociations avancées en vue
certains pays, dont la France).
d’audit dans laquelle tous les réseaux
d’une fusion globale d’Andersen hors
sont désormais engagés. Cela avait été
États-Unis avec KPMG. Mais, tandis
Ainsi, la mort du réseau est-elle
fait en 2000 par E & Y (vente de E & Y
que Cardoso négocie avec KPMG, que
signée avant même l’ouverture du pro-
Consulting à Cap Gemini) et par KPMG
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Sens de l’événement
L’éclatement du réseau d’Andersen (repris par Idé) se rapportant à l’article
« Démantelé, Andersen cherche encore à négocier avec la justice américaine »
paru dans les Échos daté du 26-27 avril 2002.
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Flux n° 51 Janvier - Mars 2003
(création de KPMG Consulting, société
dans l’affaire Enron, seul Andersen a été
valeur d’un nom et d’une signature,
indépendante introduite au Nasdaq
inculpé puis condamné). Par ailleurs,
c’est, à travers le nom d’Andersen, la
pour les activités de conseil hors
l’adoption d’une attitude de fermeté vis-
crédibilité de tout le réseau vis-à-vis de
Europe) et engagé par PwC (tentative
à-vis d’Andersen — largement facilitée,
ses clients qui était atteinte ; sans
de vendre ses activités de conseil à
il est vrai, par la destruction massive de
doute, dans une telle situation, peut-on
Hewlett Packard) ; mais là, les choses
documents — a constitué un moyen de
s’appuyer sur la dimension personnelle
s’accélèrent : PwC Consulting, qui
pression sur les autres Big Five pour
des relations aux clients, et c’est
devait être mis sur le marché, va être
régler aux USA la lancinante question
d’ailleurs l’importance de cet aspect
repris par IBM et DTT, qui résistait
de la séparation des activités d’audit et
qu’avait mis en avant, dans un entretien
farouchement à la séparation, a annon-
de conseil (6), mais elle a été avalisée
aux Échos, le patron d’Andersen
cé en juin qu’il va transformer Deloitte
aussi par les milieux de l’audit pour ten-
France pour expliquer que la branche
Consulting en société indépendante,
ter d’éviter des réformes plus profondes
française n’avait pas perdu de clients.
laquelle devrait sortir du réseau en jan-
de la profession (7).
vier 2003. Quant à Andersen, lui aussi
Mais dimension personnelle et valeur
du nom s’épaulent mutuellement et la
opposé à la séparation entre les deux
En fait, ce qui interroge, c’est ce qui
première ne peut fonctionner long-
activités, il l’a subie à travers le déman-
est advenu du reste du réseau : pour-
temps sans la seconde : il fallait donc
tèlement de son réseau. Mais l’élément
quoi l’éclatement et pourquoi si vite ?
non seulement se couper d’Andersen
le plus important à relever c’est que, et
Certes, la structure du réseau Andersen
mais aussi retrouver un nom — et cela
ce n’est pas le moindre des paradoxes
permettait cet éclatement, mais elle ne
signifiait s’adosser à un autre réseau,
de
l’éclatement
le rendait pas inéluctable et, à bien des
car la valeur d’un nom, si elle peut se
d’Andersen se solde en définitive par un
égards, dès lors que tout le réseau ris-
détériorer très vite, comme le montre
renforcement de la concentration tant
quait d’être contaminé par le discrédit
l’exemple d’Andersen, se construit
dans le secteur de l’audit que dans celui
de la branche américaine, la double
dans la durée comme en témoigne la
du conseil.
stratégie développée par Andersen
longue histoire des Big Five. De plus,
Worldwide — se séparer radicalement
l’adossement à un autre réseau s’impo-
L’éclatement était-il
inéluctable ?
du membre malade et adosser le reste
sait aussi pour des raisons de taille et
cette
affaire,
du réseau à l’un des quatre autres
de marché : amputé de sa branche
grands réseaux — apparaissait comme
américaine, qui représentait le tiers des
Le sort d’Andersen LLP — inculpa-
la plus rationnelle. D’abord, bien qu’une
effectifs du groupe, Andersen faisait
tion au pénal, puis condamnation —
éventuelle condamnation d’Andersen
figure de nain et, surtout, n’était plus
s’explique assez largement par des élé-
LLP ne puisse, en principe, s’étendre
présent sur le marché américain. Or,
ments du contexte américain. Ainsi, la
aux autres sociétés, puisqu’elles étaient
celui-ci est non seulement, et de loin, le
dimension politique des scandales
toutes financièrement et juridiquement
plus important en volume, mais c’est
financiers (d’abord Enron, mais ensuite
indépendantes, nul n’est jamais à
aussi celui par lequel on accède aux
Global Crossing), du fait de leurs liens
l’abri : un avocat astucieux ne pourrait-
grandes multinationales ; ne pas être
éventuels avec la Maison Blanche et la
il pas trouver une faille permettant d’im-
sur ce marché, c’est cesser de jouer
vice-présidence, a indéniablement pesé
pliquer financièrement les associés,
dans la cour des grands. Enfin, en tant
sur l’attitude de fermeté adoptée par le
surtout compte tenu des gigantesques
que réseau, Andersen disposait d’actifs
DoJ : il fallait faire la preuve qu’on ne
montants d’indemnités que Andersen
immatériels importants (normes com-
craignait pas de faire toute la lumière et
LLP risquait de devoir payer ? Ensuite,
munes, méthodologies objectivées,
de prendre des sanctions sévères (on
et comme on l’a déjà noté, dans un
outils permettant d’intégrer les best
peut toutefois noter que, à ce jour (5),
métier qui repose sur la confiance et la
practices, culture d’entreprise favori-
80
Sens de l’événement
sant le travail en commun…) dont la
avantages. D’abord en termes de
s’engager soi-même localement dans
valeur était liée à la persistance du
temps : étant donné la structure du
des négociations permettait aux asso-
réseau.
réseau (partnership mondial de partner-
ciés-propriétaires tout à la fois d’aller
ships nationaux), un accord global, pour
plus vite (et donc de limiter les risques
Mais les tentatives de solutions glo-
être valide, doit être entériné individuel-
associés à la période d’incertitude), de
bales sont venues se briser sur les
lement par chacun des bureaux à tra-
choisir leurs interlocuteurs, c’est-à-dire
forces jouant en faveur de l’éclatement,
vers la signature des associés concer-
de négocier avec des gens avec les-
l’échec des solutions globales étant,
nés ; une telle procédure prend du
quels on se sent plus « en phase » et on
comme en témoigne la succession des
temps, ce qui crée une période d’incer-
pourra gérer au mieux les conflits d’in-
événements, la conséquence et non la
titude dont la durée, elle-même indéter-
térêt, et surtout de maîtriser les négo-
cause de cet éclatement.
minée, ne peut être que néfaste à l’acti-
ciations, d’abord dans leurs dimensions
vité du bureau et risque d’entamer la
financières et donc de préservation de
On peut penser que le rôle des
confiance des clients ; or, il est beau-
leurs intérêts financiers, mais aussi
autres Big Five n’a pas été négligeable
coup plus rapide de perdre des clients
quant aux modalités concrètes du rap-
dans cette affaire : chacune d’elles pou-
que d’en gagner. Par ailleurs, la conclu-
prochement, notamment celles relatives
vait avoir intérêt à fusionner avec
sion d’un accord global peut créer loca-
à leur place dans le fonctionnement du
Andersen, mais aucune n’avait intérêt à
lement des situations de conflits d’inté-
nouvel ensemble.
ce que ce soit une autre qui le fasse.
rêts (8) comme c’est très vite apparu en
Ainsi, la fusion Andersen/KPMG aurait-
Australie entre KMPG et Andersen ;
Ainsi, l’éclatement du réseau — et
elle hissé le nouveau cabinet à la hau-
dans cette situation, qui oblige à choisir
sa rapidité qui signait le fait qu’il n’y
teur de PwC, menaçant la position de
entre deux clients et donc à en perdre
avait pas de retour en arrière possible
leader de celui-ci et reléguant les deux
un, qui va faire le choix et sur quelles
vers un accord global — témoigne-t-il
autres loin derrière. Dès lors que les
bases ? N’y a-t-il pas un risque que ce
de la prévalence, dans la gestion de la
négociations en cours avec KPMG
soit le bureau d’Andersen qui, en posi-
crise, des « intérêts locaux » : la logique
devenaient crédibles, les autres Big Five
tion de faiblesse, doive abandonner les
des bureaux l’a emporté sur celle du
avaient intérêt à tenter de négocier
siens ? De plus, un accord global,
réseau, et ce alors même que celui-ci
localement des accords séparés avec
même s’il doit être entériné localement,
était l’un des plus solides et des plus
divers bureaux locaux et à jouer le
peut laisser ouvertes, et inquiétantes,
intégrés du secteur. Ceci conduit à s’in-
dépeçage.
bien des questions relatives à ce que
terroger sur la fragilité de la structure
seront le statut et le devenir des
organisationnelle de ce type de firme-
Du côté d’Andersen, il faut d’abord
bureaux et des équipes locales dans le
réseau, construite sur l’indépendance
relever que le poids de l’individualisme
nouvel ensemble. Enfin, et surtout, un
juridique et financière des partenaires et
et des valeurs d’indépendance, très fort
accord négocié globalement signifie
dont la consistance repose essentielle-
dans les métiers d’audit et de conseil et
que les associés propriétaires de
ment sur des aspects immatériels et sur
qui se traduisait dans la structure même
chaque bureau ne participent pas direc-
l’intérêt de chacun à être membre : ce
du réseau, ne pouvait que nourrir des
tement à la négociation financière,
que montre l’histoire d’Andersen c’est
réticences à l’égard d’un accord global.
c’est-à-dire à l’évaluation de la valeur
que, dès lors que les circonstances
Mais surtout, du point de vue des
de leur propriété, et ce alors qu’il n’est
viennent remettre en cause ou affaiblir
bureaux locaux, c’est-à-dire des asso-
pas dit qu’ils ne seraient pas en mesu-
cet intérêt à coopérer, pour une raison
ciés détenteurs du capital de ces
re, en choisissant eux-mêmes leur inter-
ou une autre mais notamment quand il
bureaux, la conclusion d’un accord glo-
locuteur, de négocier financièrement
n’y a plus concordance entre intérêt à
bal était loin de ne présenter que des
parlant un meilleur accord. Au contraire,
coopérer et intérêts financiers, un tel
81
Flux n° 51 Janvier - Mars 2003
réseau s’effondre. Et ceci nous conduit
priété en bonne et due forme dans les
de crise, des intérêts financiers des pro-
à penser que la fragilité de ces configu-
entreprises, tient sans doute d’abord à
priétaires.
rations organisationnelles, qui n’entrent
ce qu’elles ne remettent pas en cause
pas dans le moule classique de la pro-
la prévalence, qui se révèle en situation
Août 2002
Notes
(1) On appelle les « Big Five », les
cinq plus importantes sociétés mondiales
d’audit.
À
l’exception
d’Andersen, tous ces cabinets résultent
de fusions successives dont les plus
récentes datent du milieu des années
1980 et, pour la dernière en date, de
1999 : KPMG, formé en 1986 par la
fusion de Peat Marwick Mitchell et de
Klynveld Main Goerdler ; Ernst & Young,
formé en 1989 par la fusion d’Arthur
Young et de Ernst & Withney ; Deloitte
Touche Tohmatsu (DTT) formé par la
fusion en 1989 de Deloitte, Haskins &
Sells, de Touch Ross et de Tohmatsu ;
PwC formé en 1999 par la fusion de
Price Waterhouse et de Coopers &
Lybrand. Ces sociétés sont aussi nommées grands réseaux pluridisciplinaires
car, outre leurs activités classiques
d’audit, mais aussi de comptabilité et
de conseil juridique et fiscal, elles ont
toutes développé en plus des activités
importantes de conseil en management
et en technologie. Andersen qui s’était
séparé de sa branche conseil
(Andersen
Consulting,
devenu
Accenture en 2000) avait depuis recréé
une activité de conseil : Andersen
Business Consulting (BC).
(2) Définition des réseaux pluridisciplinaires donnée en France, le 14 mars
1998, par le Conseil National des
Barreaux.
(3) Rappelons que les activités d’audit (commissariat aux comptes en
France) et d’expertise comptable, à la
base de l’activité des Big Five, comme
d’ailleurs celles de conseil juridique et
fiscal, très vite incluses dans leur développement, constituent dans tous les
pays des professions réglementées ;
ainsi, même si elles ont le droit de s’organiser en sociétés de capitaux, elles
sont toujours soumises à des règles
contraignantes sur la propriété du capital (celui-ci devant être majoritairement
détenu par des professionnels) et elles
n’ont pas le droit de s’introduire en
Bourse.
(4) L’équivalent américain de la
COB.
(5) Août 2002.
(6) Il faut toutefois noter que cette
séparation ne concerne que les activités
dites de Consulting (conseil en management, organisation et technologies) ; les
Big Five exercent toujours des activités
de conseil, notamment juridique et fiscal
ou d’ingénierie financière, ce qui pose la
question du respect des règles d’incompatibilité entre l’exercice, pour une
même entreprise, de l’activité d’auditeur
et de celle de ces différentes activités de
conseil.
(7) Le 17 juin, soit au lendemain de
la condamnation d’Andersen, l’éditorialiste du Wall Street Journal qualifiait
celle-ci de « sacrifice public pratique
pour la profession et pour l’administration Bush ». Reste que la multiplication
des scandales a conduit, fin juillet, à
l’adoption du Sarbanes-Oxley Act, première grande loi américaine depuis le
début des années 1930 concernant le
fonctionnement des entreprises cotées
en Bourse et qui comporte aussi des
mesures relatives à la profession d’audit-comptabilité (avec notamment la
prévision de la création d’un organe de
contrôle de la profession, le « Public
Accounting Oversight Board », placé
sous le contrôle de la SEC).
(8) Un même cabinet d’audit n’a pas
le doit d’auditer deux sociétés qui sont
en situation de conflit d’intérêt (litige,
concurrence…).
Sens de l'événement
« Bi-Bop, Tam-Tam… la confiance au péril de la destruction créatrice », Flux n° 36/37, avril-septembre 1999, pp.56-57.
« Quand les réseaux oubient les territoires : la gare "Stade de France" du RER D et la couverture de
l'autoroute A 1 dans la Plaine Saint-Denis », Flux n° 38, octobre-décembre 1999, pp.69-71.
« La réforme ferroviaire britannique a-t-elle sauvé des vies ? », Flux n° 39/40, janvier-juin 2000, pp. 85-86
« La concurrence, le téléphone et les pauvres », Flux n° 41, juillet-septembre 2000, pp. 64-68
« La fiscalité automobile entre confusion et contradiction », Flux n° 42, octobre-décembre 2000, pp. 75-79
« La crise énergétique en Californie. We want the power now ! », Flux n° 43, janvier-mars 2001, pp. 70-72
« Zoé dans le métro », Flux n° 44/45, avril-septembre 2001, pp. 96-98
« Les enjeux de la Directive cadre sur l’eau de l’Union Européenne », Flux n° 46, octobre-décembre 2001, pp. 70-75
« Développement durable, réseaux techniques et terrorisme », Flux n° 47, janvier-mars 2002, pp. 80-83
« Les négociations sur le climat : un bref retour sur l’histoire », Flux n° 48/49, avril-septembre 2002, pp. 100-106
« L’ouverture de capital du groupe ASF-ESCOTA », Flux n° 50, octobre-décembre 2002, pp. 76-79
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