la conscience du temps dans l`œuvre de machado de assis et sa

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la conscience du temps dans l`œuvre de machado de assis et sa
LA CONSCIENCE DU TEMPS DANS L’ŒUVRE DE
MACHADO DE ASSIS ET SA RÉCEPTION AU BRÉSIL
Mon ami, faisons toujours des contes […]
Le temps se passe, et le conte de la vie
s’achève, sans qu’on s’en aperçoive.
DIDEROT
Considéré, au Brésil, comme le plus grand écrivain national, né en 1839, quelques
années après l’indépendance du Brésil et mort en 1908, à Rio de Janeiro, Machado
de Assis a traversé les événements les plus remarquables de l’Histoire du pays au
XIXe siècle : la fin de l’esclavage des noirs (1888) et la proclamation de la
république (1889) ; il va mourir en pleine Belle Époque, à Rio de Janeiro. Fils d’un
ancien esclave et d’une portugaise, métis, ayant une enfance très pauvre, il ne peut
même pas mener à son terme sa scolarité primaire. C’est donc en étudiant par luimême, en autodidacte qu’il lit les principaux classiques français et anglais de son
époque, et arrive même à maîtriser à sa maturité, les deux langues étrangères alors
considérées dans notre pays comme les plus importantes : l’anglais et le français.
Son écriture est considérée, aujourd’hui, comme la plus grande réussite de la langue
portugaise au Brésil. Ayant vécu aux temps du romantisme, du réalisme, du
Parnasse, du naturalisme, il ne se laisse enfermer par aucun de ces mouvements.
Poète, romancier, conteur, dramaturge, chroniqueur, c’est en prose qu’il excelle et
produit ses plus grands chefs-d’œuvre. Romancier, son livre Dom Casmurro, écrit
en 1899, est considéré comme son chef-d’œuvre. Le narrateur y présente au lecteur,
dès les premières pages du livre, la problématique du passage du temps et
l’impuissance de l’homme à le retenir. Bentinho, protagoniste de l’œuvre, fait
construire, dans sa vieillesse, une maison bâtie exactement comme celle où il était
né et avait été élevé, essayant, ainsi, de relier les deux bouts de sa vie, dans une
tentative de rapprocher sa mort de sa naissance, de récupérer les noms et les visages
des personnages de son enfance. Le roman se construit sur le modèle de
l’autobiographie, le personnage essayant toujours de retrouver la mémoire du temps
perdu en revivant son passé. Le narrateur fait remonter dans le présent de l’écriture
les ombres de son enfance, de son adolescence et de sa jeunesse perdues, sur un ton
mélancolique, conséquence de sa conscience d’une vie gâchée. Personnage solitaire,
il tente de reconstituer le passé à travers le discours confessionnel :
C’est alors que les images peintes sur les murs se sont mises à parler et à me dire que,
puisqu’elles n’arrivaient pas à faire revivre les temps passés, je devrais prendre la plume et en
raconter quelques-uns uns. Peut-être le récit m’en donnerait l’illusion et les ombres viendraient
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LANGAGE, TEMPS ET TEMPORALITÉ
passer légères, comme chez le poète, […] le Faust : Vous voilà de nouveau, inquiètes
ombres ? (MACHADO DE ASSIS, 1962, v.1 : 810)
Cette même conscience de l’impossibilité de rattraper le temps perdu, la même
mélancolie, se retrouvent dans une autre œuvre de Machado de Assis, Mémoires
d’outre-tombe de Brás Cubas. Dans ce livre, le narrateur écrit son autobiographie
après sa mort, décrivant son agonie comme contribution à la science, car personne
d’autre ne l’avait fait avant lui. Le roman s’ouvre sur une dédicace tout à fait
inhabituelle :
Au premier vers
qui a rongé la chair froide
de mon cadavre, je dédie,
comme souvenir nostalgique,
ces Mémoires d’outre-tombe.
Dans le délire du personnage mourant, le chapitre s’ouvre sur l’affirmation :
Personne encore, que je sache, n’a raconté son propre délire : la science me sera sans doute
reconnaissante de le faire. Si le lecteur ne se sent pas de goût pour l’étude des phénomènes
mentaux de ce genre, il peut sauter le chapitre et passer tout droit à la partie narrative. Mais, si
peu curieux qu’il puisse en être, je l’avertis qu’il n’est pas sans intérêt de savoir ce qui se passa
dans ma tête pendant quelque vingt à trente minutes. (MACHADO DE ASSIS, 1944 :24)
Alors, marqué par la problématique du temps, dans l’un des moments d’avant-garde
de la littérature brésilienne, un texte surréaliste avant la lettre décrit le voyage réalisé
par le narrateur, à la recherche du principe de la vie, au début des temps. Il s’agit
d’un voyage à rebours, où le temps revient en arrière à travers le délire du narrateur,
qui mène le lecteur avec lui dans cette aventure.
Je vis arriver un hippopotame qui m’emporta. Muet – de peur ou de confiance, je ne sais – je
me laissai aller ; mais, en peu de temps, la course devint à tel point vertigineuse que je me
risquai à interroger ma monture, lui disant insidieusement que ce voyage me semblait ne pas
avoir de but.
Tu te trompes, répliqua l’animal, nous allons à l’origine des siècles […](idem)
En y arrivant, il se trouve devant une figure de femme immense, fixant sur lui des
yeux brillants comme le soleil.
Je m’appelle Nature ou Pandore. Je suis ta mère et ton ennemie […].
[…] N’aie pas peur, dit-elle, mon inimitié ne tue pas ; c’est surtout par la vie qu’elle
s’affirme. Tu vis : je ne cherche pas pour toi d’autre tourment.
Pauvre sursis d’une minute ! s’exclama-t-elle. Pourquoi vouloir encore quelques instants de
vie ? N’es-tu pas fatigué du spectacle et de la lutte ? Tu connais déjà – et de trop – tout ce que
je t’ai accordé de moins honteux et de moins triste : l’éclat du jour, la mélancolie du soir, le
calme de la nuit, les paysages de la terre, le sommet, enfin, le plus grand bienfait sort de mes
mains. Que veux-tu de plus, idiot ?
Vivre seulement, je ne te demande rien de plus. Qui donc, sinon toi, m’a mis dans le cœur cet
amour de la vie ? Et si j’aime la vie, pourquoi te frapper toi-même en me tuant ?
Parce que je n’ai plus besoin de toi. Le temps ne se soucie pas de la minute qui passe, mais de
celle qui vient. La minute qui vient est forte, joyeuse, elle croit porter en elle l’éternité, et elle
porte la mort et périt comme l’autre : mais le temps subsiste. (idem : 25-26)
Ainsi, le thème du temps est mis en question tout au long du récit, avec les
stratégies empruntées à Lawrence Sterne et Xavier de Maistre. Le récit de Machado
de Assis n’est jamais linéaire, le narrateur s’y promène en un va et vient continu.
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LA CONSCIENCE DU TEMPS DANS L’ŒUVRE DE MACHADO DE ASSIS…
Pierre Bourdieu a montré comment Faulkner rompt le « contrat de lecture »,
c’est-à-dire « ces notations d’apparence anodine » qui ont pour fonction de produire
un effet de réel et de guider le lecteur, voire l’orienter vers des fausses pistes,
comme un bon auteur de roman policier le fait. Dans le « contrat de lecture »
Bourdieu insère la réaction du lecteur, même s’il considère que le terme contrat ne
sera pas le mieux choisi
[…]pour désigner la confiance naïve que le lecteur met dans sa lecture et le mouvement de
remise de soi par lequel il s’y projette tout entier, important avec lui tous les présupposés du
sens commun. (BOURDIEU, 1992 : 445)
Comme Faulkner, Machado de Assis rompt, sans le dire, ce « contrat de
lecture », en se servant de tout ce que le lecteur accorde tacitement dans ce contrat,
en orientant son attention vers de faux indices et de fausses pistes et le détournant
des indications temporelles, sans rien laisser paraître, au cours du récit. Le narrateur
va et vient dans le temps, le retour en arrière se mêle au présent et au futur dans le
récit, pour la grande perplexité du lecteur, que l’auteur, toujours selon Bourdieu, met
volontairement en difficulté sur le plan de la temporalité.
Mais peut-être est-ce là précisément ce que l’auteur veut obtenir du lecteur : qu’il entreprenne
le travail de repérage et de reconstruction indispensable pour « s’y retrouver » et qu’il
découvre, ce faisant, tout ce qu’il perd lorsqu’il s’y retrouve trop facilement, comme dans les
romans organisés selon les conventions en vigueur (notamment en ce qui concerne la structure
temporelle du récit), c’est-à-dire la vérité de l’expérience ordinaire du temps et de l’expérience
de la lecture ordinaire du récit de cette expérience. (idem : 448)
Cette technique va bouleverser d’autant plus la réception de l’œuvre, que le
caractère éphémère des choses a été le grand scandale auquel l’auteur a fait face et
qu’il n’a jamais su vaincre. Dans tous ses grands romans, il présente sa conscience
aiguë du tragique de la condition humaine par rapport au temps, pour lequel il ne
voit de solution que dans l’écriture. La littérature, l’art en général deviennent le seul
salut de l’homme, la seule manière d’échapper à sa condamnation au passage du
temps…
Je serais tentée d’analyser ici toute l’œuvre de Machado de Assis, pour prouver
qu’elle est tournée vers la question du temps et de l’angoisse humaine qui en résulte.
Mais je n’aurai pas le temps (toujours le temps !) de le faire aujourd’hui, car un tel
travail porterait sur un grand nombre de textes et nécessiterait de très nombreux
développements. Voilà pourquoi j’ai limité mon analyse à l’un de ses contes, art
dans lequel il excelle comme aucun autre, dans la littérature brésilienne. Dans
l’avertissement introductif à son recueil « Várias Histórias » (Plusieurs Histoires), il
affirme, à propos de sa préférence pour le genre conte, que :
C’est une façon de passer le temps….La longueur n’est pas ce qui nuit à ce genre d’histoires,
c’est la qualité, évidemment ; mais il y a toujours une qualité dans les contes, qui les rend
supérieurs aux grands romans, si les uns et les autres sont médiocres : c’est le fait d’être
courts. (MACHADO DE ASSIS, 1962, v.2 : 478)
Le conte que j’ai choisi d’analyser ici a comme titre Viver (Vivre). Il est
marqué dès le début par deux questions : la durée et la permanence de l’homme sur
terre. Selon Cortázar, auteur argentin que je me permets de citer ici, un bon thème
est comme un soleil, un astre autour duquel tourne un système planétaire dont on
n’avait pas conscience jusqu’au moment où le conteur, astronome des mots, nous en
révèle l’existence. (CORTÁZAR : 1974, 154). J’espère pouvoir vous montrer ici que
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LANGAGE, TEMPS ET TEMPORALITÉ
le thème du temps, chez notre auteur brésilien, a engendré la création d’un conte
remarquable sous plusieurs aspects, qui suscite, de la part du lecteur, des réflexions
enrichissantes pour les études littéraires et philosophiques.
Le conte met en scène un dialogue entre deux personnages légendaires :
Ahasvérus, le Juif errant, et Prométhée. La légende d’Ahsvérus, le Juif errant,
apparaît pour la première fois au XIIIe siècle, dans une chronique anglaise, Chronica
Majora (1259), dans laquelle le moine bénédictin Mathieu Paris raconte l’histoire de
l’homme qui avait poussé le Christ, quand celui-ci marchait vers le Mont Calvaire,
en lui disant tout le temps : Allez, allez ! Comme châtiment pour son péché,
Ahasvérus aurait été condamné à vivre jusqu’à la fin des temps, pour y rencontrer le
Christ, qui reviendrait victorieux. Il sera condamné à errer toute l’éternité, traversant
les civilisations et cultures, un grand nombre de régions du monde, découvrant les
histoires et les misères de tous les peuples. Au XIXe siècle, ce pèlerin du temps fut le
thème de plusieurs tableaux et œuvres littéraires. Au Brésil, à l’époque de Machado
de Assis, la légende d’Ahasvérus était assez connue, surtout grâce au texte du
romancier français Eugène Sue, Le Juif errant. Ahasvérus y représente la force des
désespoirs millénaires.
Quant à Prométhée, personnage mythologique de la race des Titans, il serait
l’initiateur de la première civilisation humaine. Il était le neveu de Cronos – le
temps – et était immortel, comme tous les Titans, gérés à partir du feu du soleil et de
la terre. Le sens étymologique de son nom signifie celui qui possède la pré-science,
celui qui est capable de prévoir (προ- µηθής : qui s’inquiète d’avance, prévoyant,
prudent). Il avait dérobé au ciel le feu sacré et l’avait transmis aux hommes. Zeus,
pour le punir, l’avait enchaîné sur le Caucase, où un aigle venait lui ronger le foie,
qui repoussait tous les jours. C’est Héraclès qui l’a délivré, au cours de l’un de ses
travaux. Machado de Assis accorde un ton de prophétie au discours de Prométhée
qui, dans son dialogue avec Ahasvérus, prévoit l’éternité pour le Juif errant. A la
fois homme et peuple, Ahasvérus représente le lien entre deux éternités : le vieux
monde (intolérant) et le monde nouveau (juste). Dans le conte, Prométhée affirme
que cet homme (Ahasvérus), initié à Jérusalem sur le pèlerinage des temps, vivrait
jusqu’à la fin du monde, jusqu’au moment où n’ayant plus à errer, il raconterait aux
nouveaux hommes tout le bien et tout le mal ancien.
Selon le mythe de Prométhée, la mortalité est une caractéristique de l’homme,
qui le rend différent des Titans, immortels. Or, Ahasvérus est à la fois homme et
immortel. Son immortalité lui est accordée par un châtiment divin et représente une
malédiction : il est condamné à errer parmi les malheurs du monde. Dans le conte
Vivre, le dialogue entre les deux personnages constitue un texte à la tonalité
dramatique, ambiguë car se situant entre la méditation et le rêve. Le temps du récit
s’écoule facilement. Dans une forme très concise le conte retrace les millénaires
d’errance d’Ahasvérus et le très long châtiment de Prométhée, leurs voix se faisant
entendre dans l’espace onirique du Juif errant. Dans le temps bref de l’intrigue, les
deux récits s’entremêlent, se joignent, tout en laissant nettement en évidence les
deux plans narratifs.
En présentant sous forme de dialogue la légende du Juif errant et celle du
Titan, Machado de Assis amène son lecteur à des réflexions sur l’ennui de l’homme,
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LA CONSCIENCE DU TEMPS DANS L’ŒUVRE DE MACHADO DE ASSIS…
qui constatant tour à tour l’alternance des projets rêveurs et des échecs de
l’humanité, n’en perd pas pour autant son ambition démesurée et son orgueil.
Voyant défiler des temps, avançant chargé du poids de vingt siècles de
pèlerinage, subissant la souffrance provoquée par l’accumulation des angoisses
humaines, atteint du tedium vitae, Ahasvérus se déclare dégoûté et considère que
seule la mort peut être une délivrance. Il est tenaillé par la problématique d’une vie
envisagée comme un parcours dont la fin est la meilleure solution. Le conte s’ouvre
sur ce propos :
Ahasvérus : — J’arrive à la clôture des temps ; voilà le seuil de l’éternité. La terre est déserte ;
plus aucun homme ne respire l’air de la vie. Je suis le dernier ; je peux mourir. Mourir ! Idée
exquise ! J’ai vécu des siècles, fatigué, mortifié, marchant toujours, mais les voilà qui sont
terminés et je vais mourir avec eux ! Adieu, vieille nature ! Ciel bleu, immense ciel ouvert
pour qu’en descendent les esprits de la vie nouvelle, terre ennemie, qui n’a pas mangé mes os,
adieu ! L’errant ne va plus jamais errer ! Dieu me pardonnera, s’Il le veut bien, mais la mort
me console….(idem, 563)
Sa vraie prison étant la fausse liberté de ses mouvements, de ses pas, dont il
n’est pas le véritable auteur, Ahasvérus rêve d’être le narrateur de son histoire. Il
s’apprête à quitter les limites de son monde, à les rompre par la force des mots. Il
raconte son rêve à Prométhée. Celui-ci lui répond : -Toi roi. Qui d’autre ? Le monde
nouveau a besoin d’une tradition du monde vieux, et personne ne peut parler de l’un
à l’autre comme toi. Ainsi il n’y aura pas de rupture entre les deux humanités.
Alors, outre garder l’origine de son peuple, le Juif garderait en lui-même la genèse
de toute l’humanité. Prométhée insiste sur le fait qu’Ahasvérus a lu tout le livre de la
vie, tandis que les hommes qui viendront ne connaîtront qu’un ou deux de ces
chapitres. Il n’y a qu’Ahasvérus qui connaisse l’œuvre entière. Comme dans la race
future il y aura une parfaite communion entre le divin et l’humain, il n’y aura en fait
qu’un homme qui détiendra l’éternité, caractéristique des dieux, pour jouer ce rôle.
Passif et malheureux, Ahasvérus chemine depuis deux mille ans et refuse de
vivre. Il retient en lui-même toute l’histoire de la civilisation mémorisée pendant
vingt siècles de pèlerinage. Mais au lieu d’en tirer un savoir, il ne connaît que
l’ennui suscité par un voyeurisme forcé qui ne lui a fait vivre que la monotone
succession des événements. Il lui manque l’histoire, il lui manque la vie, qui décline
en lui, sans qu’il n’ait vu plus que le simple défilé des faits. L’histoire qu’il raconte à
Prométhée se résume à son aspect purement événementiel. Ayant remarqué la
naissance et le déclin des empires, il constate qu’à la fin ce n’était que l’oubli… Le
défilé linéaire des faits finit par susciter chez lui l’idée qu’il voyait toujours les
mêmes choses. Dans le conte machadien Vivre !, le Juif est détourné du trajet
linéaire qui le mène jusqu’à la fin de l’Histoire par Prométhée. La vie reviendra. Une
espèce s’en ira, une autre viendra. Les événements continueront à se dérouler leur
ordre parfait et cyclique, malgré l’écoulement du temps. Il faut noter que pour le Juif
errant le concept de fin ne se ramène pas à la seule mort elle-même, mais bien plutôt
à cesser de compter chronologiquement le temps. Le texte met en évidence la joie
d’Ahasvérus au moment où il reçoit la prédiction. Toi-même, toi, l’élu, toi, le roi.
Oui, Ahasvérus, tu seras roi. L’errant s’arrêtera. Le méprisé des hommes
commandera les hommes. L’éternité avec gloire, c’était le désir caché par le tedium
vitae. L’errant se libère du sentiment de culpabilité, embrasse le délire, se réjouit de
sa nouvelle puissance et devient un nouvel Héraclès, un demi-dieu. Premier d’une
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LANGAGE, TEMPS ET TEMPORALITÉ
race intermédiaire, Ahasvérus regarde l’avenir, oubliant que, dans le sein
d’Abraham, où Prométhée lui dit qu’il sera, on n’entre qu’à travers la mort. Le
nouveau Moïse se penche sur le rocher pour contempler le passé qu’il a aidé à écrire
et se meurt dans l’attente de l’arrivée de l’inconnu.
Ce ton mélancolique ne plaît pas au public brésilien de la fin du XIXe siècle.
En réalité, de son vivant, la réception de Machado de Assis n’est pas favorable de la
part des critiques littéraires, qui l’accusèrent d’imposture, puisque son écriture
présentait toujours ce ton mélancolique, ce pessimisme. La rupture machadienne du
contrat de lecture avec le lecteur est mal reçue, car elle est considérée, à l’époque,
comme une imitation des européens, surtout de Lawrence Sterne et Xavier de
Maistre. L’auteur lui-même avait prévu ce refus de son oeuvre par le public
contemporain. Dans la préface aux Mémoires d’outre-tombe de Braz Cubas, il
affirme :
Que Stendhal ait avoué avoir écrit un de ses ouvrages pour une centaine de lecteurs, c’est là
une chose qui surprend et qui consterne. Mais nul ne sera surpris ni probablement consterné, si
le livre que voici ne peut trouver les cent lecteurs de Stendhal, ni cinquante, ni vingt – dix tout
au plus. Dix ? Peut-être même cinq. C’est qu’il s’agit ici, en vérité, d’une œuvre diffuse,
composée par moi, Braz Cubas, suivant la manière libre d’un Sterne ou d’un Xavier de
Maistre, mais à laquelle j’ai peut-être donné parfois quelque teinte chagrine de pessimisme.
(MACHADO DE ASSIS, op.cit., 11)
Cette ironie mélancolique mêlée au style décontracté des deux auteurs
européens que cite Machado de Assis, fit que le discours littéraire machadien
s’exprima sur une tonalité qui déplut à la critique littéraire de son temps. Au XIXe
siècle en effet, sous l’influence des théories positivistes françaises, très à la mode
alors au Brésil, on croyait, avec Hyppolite Taine, que l’homme était déterminé de
trois facteurs : la race, le milieu, le moment. Étant noir, Machado de Assis n’aurait
dû être ni pessimiste, ni nostalgique, ni capable d’utiliser l’humour et l’ironie (des
éléments caractérisant essentiellement le style européen, selon les critiques de
l’époque). Les Brésiliens métis, comme lui, selon ces auteurs-là, devaient écrire des
textes pleins de joie de vivre, où il serait question plutôt de l’avenir que du passé.
Réagissant à ces clichés, Machado de Assis bâtit à son époque une oeuvre
absolument remarquable, où le passage du temps acquiert une signification profonde
et devient un élément fondamental de la construction du récit. Cette source
d’inspiration, inséra l’auteur dans la tradition des écrivains critiques et philosophes,
qui écrivent pour réfléchir et faire réfléchir.
Il y a plusieurs histoires du Juif errant, plusieurs manières de les raconter ou
d’y participer, ainsi que plusieurs horloges et plusieurs conceptions de temps. Il y a
aussi plusieurs manières de faire dialoguer les cultures à travers les multiples
tentatives de la littérature de créer des tissus. Un métis, au XIXe siècle en Amérique
Latine, victime des préjugés du scientisme et des idées racistes de son époque, se
rend compte du fait qu’il est l’héritier d’un vaste patrimoine culturel et il lui faut
lutter pour produire du nouveau à partir de l’ancien. Le texte dont nous venons de
faire une brève analyse, montre au lecteur qu’il reste encore des pulsions de vie chez
l’homme qui va mourir. Ahasvérus éprouve du plaisir dans les mots, dans le fait
même de raconter son histoire à Prométhée. On peut voir là une métaphore des
fonctions possibles de la littérature, dans le sens de la réalisation de la mimésis, de la
représentation du réel à l’aide de l’imaginaire, pour sauver l’homme du tragique
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LA CONSCIENCE DU TEMPS DANS L’ŒUVRE DE MACHADO DE ASSIS…
passage du temps. Mais Prométhée affirme que La description de la vie ne vaut pas
la sensation de la vie. Le conte serait alors une invitation à la vie, à la conscience
d’être vivant. À la fin du texte, les deux aigles de Prométhée se disent :
-Aïe, aïe, aïe, ce dernier homme est mourant et rêve encore de la vie.
-Il l’a tellement haïe, parce qu’il l’aimait beaucoup....(op.cit. 569)
CHAVES DE MELLO Maria Elizabeth
Université Fédérale Fluminense/CNPq
[email protected]
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MACHADO DE ASSIS, J.-M., Mémoires d’outre-tombe de Braz Cubas (traduit par
LAVALADE, R.CHADEBEC, Rio de Janeiro : Atlantica Editora, 1944
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