Sarah Silverman, la fille qui se fiche de vous

Transcription

Sarah Silverman, la fille qui se fiche de vous
Cover Story
cette fille
est en train
de se moquer
de vous
Beaucoup plus trash que la plus trash
de nos copines, la comédienne américaine
Sarah Silverman souffle son humour sans filtre
sur les esprits les plus frileux. Qui a dit que
là où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir ?
Par Mathilde Carton
Silverman
en 6 dates
S
40
1970 :
naissance de Sarah
Kate Silverman
1992 :
elle fait ses débuts
au Boston Comedy
Club à New York
1993-1994 :
une saison à Saturday
Night Live (snl)
2005 :
sortie du film qui
la révèle au grand
public : Jesus is Magic
de Liam Lynch
2007-2010 :
diffusion du Sarah
Silverman Program
sur Comedy Central
2008 :
elle remporte
un Emmy award pour
le sketch I’m fucking
Matt Damon
2015 :
présentation du film
I Smile Back d’Adam
Salky au festival
Sundance
Photo : martin schoe ller / august - A Galerie.
arah Silverman est la définition même du mot “offensant”. Ce ne sont pas les
critiques qui le disent, mais un manuel scolaire américain qui a collé sa photo
sous la définition du mot. « Hitler, Al Qaïda… en comparaison ils sont trop
sympas !, se marre la comédienne au Letterman Show, en 2014. Enfin je ne vais
pas attaquer la maison d’édition en justice, ce serait trop caricatural venant
d’une Juive. » Égérie de l’humour scabreux, la comédienne américaine de 44 ans n’est connue
en France que des adeptes du téléchargement illégal (vous l’avez peut-être aperçue dans
Albert à l’ouest ou la série Louie). Yeux de biches et bouche en cœur, voilà pourtant vingt-trois
ans qu’elle occupe le terrain avec ses spectacles de stand up, son show – le Sarah Silverman
Program – et sur les plateaux. Jouant avec la même énergie les connasses ignares capables
de débiter le pire sans ciller : viol, racisme, religion, 11-Septembre, sida, caca… Elle allume
les polémiques plus vite qu’un joint, brouillant les frontières entre son personnage et la vraie
Silverman, à peine plus convenable que son double maléfique. Cette année, la trublionne tape
l’incruste au Festival du film indépendant de Sundance, dans le rôle d’une mère de famille
droguée dans I Smile Back, sa deuxième incursion du côté des films indie depuis Take This
Waltz, en 2012. Mais en dépit de ses ambitions d’actrice sérieuse, Silverman n’a jamais arrêté
de faire marrer avec une recette toute personnelle : flatter l’intelligence de son public, même
quand elle met les pieds dans le plat, et la main sur notre cul en cultivant un douzième
degré aussi exigeant que vulgaire. Secret de fabrication d’une parfaite connasse.
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Cover Story
C ’ E S T U N E E N FA N T
ORDURIÈRE
l’arrête, c’est qu’elle a aussi conscience des
limites. En grandissant, elle entend souvent
des histoires sur un frère qu’elle n’a pas connu,
mort accidentellement dans son berceau. Un
jour où la grand-mère va chercher les filles pour
dîner, Sarah, 5 ans, tente une blague : « Attachez
vos ceintures si vous ne voulez pas finir comme
Jeffrey ! » Les sœurs se figent, la mamie explose
en larmes. Sarah connaît son premier bide.
« Salope ! Bâtard ! Putain ! Merde ! »
À l’âge où ses camarades apprennent
à dire bonjour à la dame et merci, la petite Sarah
apprend à jurer. Son mentor n’est autre que son
père, Donald Silverman, un grand type rigolo à
l’accent bostonien qui dit “fuck” comme bonjour.
Rien ne l’amuse plus que de voir la dernière
de ses quatre filles répéter les pires horreurs. À
sa mamie qui lui a préparé des brownies, Sarah
ELLE EST ÉGOCENTRIQUE
lance un « mets-les toi dans le cul ! », qui arrache
À 22 ans, Sarah décroche le job de rêve :
des rires à ses invités, épatés par la grossièreté
elle est recrutée comme auteur-comédienne
de cette gamine si mignonne. Au supermarché,
par le Saturday Night Live, l’émission comique
elle gueule « j’adore les tampons ! », provoquant
la plus prestigieuse de la télé américaine, qui
encore des avalanches de rire. Le choc, ça
a révélé Bill Murray, Eddy Murphy, Amy Poehler
marche. « Quand une chose est aussi facile,
et Tina Fey. C’est son expérience au Boston
comedy club de New York,
aussi bien récompensée,
où elle vient de passer
et engendre si peu de
“ce ne sont pas
quatre ans, et son énergie
conséquences négatives,
les blagues qui
délirante qui séduisent le
ça devient une addiction.
sont choquantes patron du show, Lorne
À partir de ce moment-là,
mais la réalité qui Michaels. Mais Silverman
tout ce que j’ai fait
les a inspirées”
ne parvient pas à mettre
c’était pour obtenir cette
un seul de ses sketchs
adrénaline », écrit Sarah
Silverman dans son autobiographie, The
à l’antenne. Au bout d’une saison, elle est virée
Bedwetter (en VF : « celle qui mouillait son lit »). Si par fax (elle y reviendra en tant que host
la gamine effrontée (« mi-singe mi-juive », comme triomphante, en octobre 2014). « Sarah peut
elle se décrit elle-même) laisse place à une très
jouer un personnage mais elle ne disparaît pas
jolie jeune femme, la méthode, elle, ne change
derrière, explique au New Yorker, Bob Odenkirk,
pas. Dans la lignée de Joan Rivers, pionnière du
ex-collègue de Silverman, devenu le Saul
rire féminin trash dans les années 1970, Sarah
Goodman de la série Breaking Bad. Elle écrit
continue d’aligner les obscénités sous ses airs
des choses qu’elle aime, et n’en a rien à foutre
innocents, comme lorsqu’elle enchaîne les
que vous appréciez ou pas. » Son ami et
sketchs, le pantalon baigné de sang au niveau de
complice de stand up Doug Benson fait la même
l’entrejambe. Devant les regards gênés du public,
analyse : « Même si elle reprend une de mes
elle fait semblant de remarquer les taches : « Oh
vannes, elle la transforme toujours à sa sauce. »
mon dieu, vous devez penser que j’ai mes règles !
Elle a beau être castée sur grand et petit écran
Non, non, ne vous inquiétez pas : je viens de me
(Seinfeld, Entourage, Mary à tout prix…),
faire sodomiser pour la première fois. » Si rien ne
elle ne brille que lorsqu’elle incarne son propre
En août dernier, lors d’un
festival dans le michigan
SNL, en octobre 2014
the Sarah silverman program
personnage. En 2005, lassée des rôles de
girlfriends insignifiantes, Sarah décide d’écrire
Jesus is Magic, objet délirant entre le film
d’apprentissage et le spectacle de stand up, où
elle met en scène sa sœur et ses potes. Le film
regorge de punchlines ultra-limites comme :
je voudrais avorter mais mon mec et moi on a
du mal à faire un enfant » ou « Je m’en fous
que vous me trouviez raciste. L’essentiel, c’est
que vous me trouviez mince. » Une star est née.
P L E A S E S TA N D U P
Joan Rivers :
la pionnière
Disparue l’année
dernière, Rivers déboule
en 1965 sur le plateau du
Tonight Show de Johnny Carson. Pendant
six décennies, la rombière rigolote se
moque des politiciens, des religions, des
races, bref de tous et surtout d’ellemême : « J’ai fait tellement de chirurgie
plastique, quand je serai morte, on
donnera mon corps à Tupperware. »
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R oseanne
B arr :
la femme au foyer
La version populo de la
bourgeoise Rivers
dézingue aussi vite que son aînée, dans le
rôle de la ménagère. « Les gens me disent
que je ne suis pas féminine. Eh bien, ils
peuvent me sucer la bite. » Après une
carrière à la télé, Roseanne prend le
chemin de la politique, candidate du
micro-parti Peace and freedom, en 2012.
Amy
S c h umer :
la relève
Visage d’ange encadré
par des cheveux blonds,
Amy Schumer, 33 ans et nouvelle égérie
Apatow, parle de cul en long, en large et
surtout en travers dans son émission
Inside Amy Schumer. Elle a obtenu en
octobre le droit de dire pussy (chatte) sur
Comedy Central (pussy était bipé alors
que dick ne l’était pas).
Photos : getty i mages; corb is; dr.
Retour sur la lignée des reines du stand-up - étonnamment toutes juives - dans leur ordre d’accession au trône.
ELLE VEXE TOUT LE MONDE Américains d’origine asiatique. Sarah s’explique :
la blague a vocation à dénoncer la latence
Née dans la seule famille juive d’une ville
protestante de la Nouvelle-Angleterre, Sarah
du racisme chez les bien-pensants. « Adopter un
Silverman aime incarner sur scène la « JAP »,
personnage à la fois idiot et arrogant me permet
de prêcher l’exact opposé de ce que je pense,
la Jewish American Princess, soit le comble
écrit la militante pro-Obama dans The Bedwetter.
du narcissisme, pourrie-gâtée (dans la vie, elle
Mon espoir, c’est que le bon sentiment derrière
ne côtoie que la crème du gotha hollywoodien).
Une manière inattaquable de se moquer de la
la blague, aussi brutale qu’elle soit, parvienne
culture juive sans être taxée d’antisémitisme :
à transcender le choc. » Idem lorsqu’elle annonce
« J’ai été violée par un médecin… ce qui
vouloir adopter un enfant handicapé mental
constitue une expérience douce-amère pour
en phase terminale lors d’une conférence TED :
elle se fait clouer au pilori. Silverman se justifie
une Juive. » Et de toutes les autres cultures :
sur le plateau du commentateur politique Bill
« En Amérique, les Juifs parlent d’eux comme
Maher : « Certains préféreraient qu’on n’aborde
faisant à la fois partie des dominés (les Blancs)
jamais le sujet par peur d’offenser non pas
et des marges (aux côtés des Afro-Américains
et des Latinos », souligne David Gillota,
les handicapés eux-mêmes, mais leurs
professeur à l’université du Wisconsin et auteur
porte-parole. » Athée, féministe, honnie des
de Ethnic Humor in
Républicains, l’actrice
Multiethnic America.
a financé une flopée
“si la gêne est
Silverman tacle une
de vidéos depuis son
délicieuse, c’est
minorité en s’associant
canapé où elle dénonce
parce qu’elle va
à une autre et créé
la restriction du droit
chercher le pire
une compétition entre
de vote, les campagnes
en nous”
anti-Obama, la fermeture
les victimes du système :
de cliniques pro« Pourquoi tant de Juifs
avortement… « Ça ne pourrait pas être pire pour
conduisent des voitures allemandes ? Est-ce que
ma carrière – on ne gagne pas d’argent
c’est comme quand les Noirs s’appellent
“nigger” ? » « Elle ne fait pas rire tout le monde »,
en s’aliénant des consommateurs potentiels.
sourit David Gillota. Ainsi lors d’un show devant
Mais je ne peux pas m’en empêcher. »
un parterre afro-américain à New York : « Vous ne
connaissez pas toute la vérité sur Martin Luther
ELLE NE RESPECTE RIEN
King ! Parfois il jetait des papiers par terre ! »
( M ê M E PA S E L L E- M Ê M E )
La comédienne se fait huer. Pas grave. Elle se
Il faut avoir du cran pour baptiser son autobio
rachète auprès de la communauté en inventant
The Bedwetter, et raconter qu’on a fait pipi au lit
un NRA noir, une variation du lobby pro-armes
jusqu’à ses 16 ans. Un trauma qui renvoie le
mais qui cette fois veut mettre des pistolets
surmoi de Silverman aux oubliettes. Le ridicule ?
dans les poings de ceux qui en ont le plus
Connaît pas ! « En s’emparant d’un sujet comme
besoin : les afro-américains. Évidemment,
l’énurésie, elle renvoie au corps féminin qui ‘fuit’,
une caractéristique associée à la faiblesse
le sketch enrage les conservateurs.
de la femme face à l’homme, commente Linda
Mizejewski, professeur à l’université du Texas
ELLE TRANSFORME LES
CRITIQUES EN STATEMENT et auteur de Funny/Pretty : Women comedians
and body politics. Elle retourne la symbolique en
Forcément ses blagues qui explosent à cent
se saisissant d’un sujet plutôt honteux. » Chaque
mètres de la limite du bon goût crispent les
pan de sa vie est l’occasion d’une blague. En
adeptes du premier degré. Mais ce n’est pas
couple avec le présentateur Jimmy Kimmel, elle
à eux qu’elle s’adresse. Si la gêne est délicieuse
vanne ses testicules qui lui rappellent l’odeur de
avec Silverman, c’est parce qu’elle va chercher le
chez sa grand-mère, « un mélange de cigarette
pire en nous. Ce ne sont pas ses blagues qui sont
et de viande fumée ». « Ou alors c’est la maison
choquantes, mais la réalité qui les a inspirées.
de ma grand-mère qui sent comme les couilles
En 2001, invitée sur le plateau du satirique
de Conan O’Brien, elle raconte le conseil d’un ami de Jimmy. Peut-être que c’est comme ça que tu
sais que c’est le grand amour. » En 2008, Sarah,
pour éviter d’être juré lors d’un procès : « Il m’a
qui considère le show-biz comme sa cour de
dit : “Tu devrais écrire un truc raciste à la cour
récré, diffuse un sketch dans l’émission de son
du genre : ‘Je déteste les Chintoks’. Moi, j’ai pas
compagnon où elle chante allègrement qu’elle
envie que les gens pensent que je suis raciste…
baise avec Matt Damon « sur le lit, sur le sol, sur
Du coup j’ai écrit : “j’adore les Chintoks”. »
une serviette à côté de la porte », en duo avec
La vanne fait enrager une asso de défense des
S i lv e r m an
en 3 v i d é o s
I Lov e y o u M o r e
(2005) : dans cette drôle de
comptine raciste, la comédienne
tire sur toutes les communautés
un grand sourire sur le visage
The Great Schlep
(2008) : en direct de son canapé,
Silverman incite les jeunes Juifs
à visiter leurs grands-parents en
Floride pour qu’ils votent Obama.
W e a r e M ir ac l e s
(2013) : une heure de stand up
pour HBO où Sarah aligne
les vérités entre deux vannes :
« Ce sont les tentatives
désespérantes des femmes
d’un certain âge pour paraître
plus jeunes qui font que vos filles
ne rêvent pas de leur futur. »
l’acteur hilare. La ritournelle adultère (8 millions
de vues sur YouTube) lui vaut un Emmy Award.
Jimmy et Sarah rompent peu de temps après,
mais continuent de rire. En 2013, elle lui rapporte
ses affaires sur son plateau : un jean XXXL et un
enfant qu’elle fait passer pour leur fils. L’année
d’après, Kimmel l’interroge sur sa relation avec
l’acteur Michael Sheen (Masters of Sex). Devant
son ex, mort de rire, elle lâche : « Je ne savais pas
ce qu’était l’amour avant de le connaître… »
Remplacez amour par humour et c’est
exactement ce qu’on aimerait lui dire.
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