DES TEXTES HUMORISTIQUES À L`ÉCOLE PRIMAIRE : INTÉRÊTS

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DES TEXTES HUMORISTIQUES À L`ÉCOLE PRIMAIRE : INTÉRÊTS
Récit d’expérience pédagogique
DES TEXTES HUMORISTIQUES
À L’ÉCOLE PRIMAIRE :
INTÉRÊTS ET RÉSISTANCES
par Christa DELAHAYE
INRP, Équipe de recherche
Littérature et enseignement
EA Textes et cultures,
Université d’Artois
À la rentrée 2006, un des exercices de l’épreuve de compréhension - réception1 de l’évaluation nationale en 6e portait sur la
lecture d’une nouvelle humoristique de Bernard Friot : Une histoire tragique2.
Une histoire tragique
Sur un rayonnage de bibliothèque, un gros livre à couverture
rouge demande très poliment à son voisin, un petit maigrichon
plutôt pâle :
– Donner me monsieur, pardon, pourriez renseignement un
vous ?
– Excusez-moi, je ne comprends pas ce que vous dites, répond
tout aussi poliment le voisin maigrichon.
– Ah, c’est vrai, dit le gros livre rouge avec un soupçon de
mépris, j’oubliais que vous n’êtes qu’un petit roman, et que
vous ne savez pas parler comme nous, les dictionnaires, par
ordre alphabétique !
– Un dictionnaire ! s’écrie le roman, indigné. Eh bien, puis-je
vous demander, monsieur le dictionnaire, ce que vous faites
dans une histoire ? Les histoires, c’est réservé à nous autres les
romans !
Réellement vexé, le gros dictionnaire rouge s’abat de tout son
poids sur le petit roman, maigre et pâlot.
– Crétin de espèce tiens, dit-il, capables d’ des dictionnaires histoires inventer les prouvera que qui sanglantes sont te voilà !
Bernard Friot, Histoires pressées, Milan.
1. Evaluation en
français en 6e,
Ministère de
l’Éducation
nationale, DEP,
2006, p. 8-10.
2. In Histoires
Pressées, Milan,
1998.
Enseigner le français n° 8
31
3. Classe de
Christine
Fouchard, 70 Quincey.
En situation de complète autonomie, les élèves travaillant sans
aucune aide de l’enseignant, cet exercice est massivement
échoué. Reprise dans une classe de CM1-CM2 en toute fin d’année scolaire 2006-2007, la lecture de ce texte n’a pas vraiment
plu aux élèves qui en ont fait une première approche polie, suivie d’un écrit soulignant leur perplexité3. Un dictionnaire écrase
un roman, ce n’est pas bien : ils y ont vu majoritairement une
illustration de la loi du plus fort. Pour la quasi-totalité des élèves,
rien de bien drôle dans cette histoire drôle ! Pour eux, Bernard
Friot a voulu montrer que chacun a sa manière de parler ; que
l’incompréhension naît de la nature des deux personnages et
que cette difficulté à s’entendre génère du mépris de la part
d’un des protagonistes : le plus fort. Rien de drôle donc, hormis
le mot crétin qu’ils définissent comme un gros mot et le dictionnaire qui parle par ordre alphabétique ! Cette figure de
l’hyperbate, utilisée ici en dehors de toute contrainte syntaxique,
est familière des élèves ; ils la rencontrent dans les dessins animés
et dans les récits de science-fiction : elle évoque pour eux la
langue des robots.
Le mot crétin les fait rire. Il les fait rire parce que ce gros mot
(un élève déclare qu’il en connaît des plus gros encore !) ne
devrait pas figurer dans une lecture proposée par l’école. On sait
que le rire enfantin n’est sans doute pas superposable à celui de
l’adulte. On pense à Baudelaire qui distingue dans son étude du
comique, le rire absolu de l’enfant du rire significatif très codé des
adultes. Poussés dans leur réflexion lors d’un débat, les élèves en
arrivent à dire que le mot crétin dans la bouche d’un dictionnaire, garant de la belle langue, devient plus drôle encore.
Enfin, plus intéressant du point de vue de la compétence de
lecteur, la distinction entre personnage et lecteur est explicitement faite : si c’est drôle pour le lecteur (à condition qu’il ne
s’identifie pas au roman), cela ne l’est pas pour le roman qui
finit écrabouillé ! Le repérage de la double situation d’énonciation a nécessité le guidage de l’enseignante. On peut ainsi mieux
comprendre la difficulté de la question du protocole d’évaluation « Peux-tu expliquer le titre ? ». Car ce que les élèves, même
au cours du débat, n’ont pas perçu, c’est la mise en abyme qui
place les deux protagonistes dans une histoire, celle qu’écrit
Bernard Friot et que l’humour est porté non seulement par le
dictionnaire, mais plus subtilement par le roman qui justifie sa
place dans cette histoire en train de s’écrire, jusqu’à sa mort qui
transforme l’histoire en tragédie.
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Récit d’expérience pédagogique
On le voit, dans la plupart des cas, le texte (ou le fragment)
humoristique est un texte particulièrement « résistant » (C.
Tauveron) ou encore « consistant » (D. Marcoin) : l’humour se
situe dans la fabrique du texte et, à ce titre, n’est pas aisément
accessible aux apprentis lecteurs sans accompagnement. Alors
qu’il connaît un succès éditorial et commercial non démenti et
qu’il figure en bonne place dans la liste d’ouvrages conseillés
pour le cycle 3, le texte humoristique soulève, comme nous
venons de le montrer, des problèmes de réception que cet article
se propose d’analyser : quel est l’intérêt pédagogique et didactique des lectures d’œuvres humoristiques en classe ? Qu’est-ce
qui fait rire nos élèves qui passent un temps non négligeable
devant des émissions de TV qui se veulent drôles, avec souvent
des rires enregistrés ? Quand et pourquoi les élèves rient-ils en
classe de littérature ? Quelle compréhension les élèves ont-ils des
textes humoristiques en classe ? Quelles articulations entre lire,
dire et écrire ?
◆ UN DISPOSITIF DE TRAVAIL
Pour répondre à ces questions, nous appuyons notre réflexion
sur la lecture d’une autre nouvelle de Bernard Friot : Soupçon,
extraite aussi du recueil Histoires pressées4. La scène débute dans
la chambre du narrateur qui relate à la première personne l’attitude bizarre de son chat qui, après s’être léché les babines, s’étire
et s’endort sur le lit, visiblement repu. Le narrateur parcourt
alors l’appartement, certain de découvrir le drame auquel il s’attend. Mais, au salon, le poisson rouge tourne dans son bocal et
dans le cagibi, la souris grignote du pain sec dans son panier
d’osier. C’est alors qu’il aperçoit que la porte du balcon est
entrouverte : il craint pour son canari mais l’oiseau se trouve bien
dans sa cage. Rassuré, le narrateur regagne sa chambre quand il
croit lire dans l’œil de son chat que ce dernier se moque de lui.
En fait, c’est lui la victime : le chat a dévoré son gâteau au chocolat !
1. Les élèves découvrent le texte. Les textes humoristiques
sont très culturellement marqués et il est important que la première réception puisse se faire à l’abri de tout code imposé par
les autres lecteurs. Chaque lecteur en construction doit pouvoir
être libre de sa réaction : même s’il ne fait pas de doute que le
texte est drôle, le lecteur peut avoir ou non envie d’en rire5 ! Au
cours et/ou à l’issue de cette entrée dans les textes, les élèves
notent dans leur carnet de lecteur leurs premières impressions :
4. Classe de CM1CM2, Christine
Fouchard,
70-Qunicey.
5. Cf. notre article
sur Lire
silencieusement
la littérature, à
paraître, in
Repères 37,
Institut National
de Recherche
Pédagogique,
2008.
Enseigner le français n° 8
33
6. Cf. Bayard,
Pierre, Comment
parler des livres que
l’on n’a pas lus?
Paris, Les éditions
de minuit, 2007,
p.26-27.
il est important qu’ils gardent la mémoire de leur première
réception pour les aider à évaluer la qualité de leur travail en
autonomie. À la suite de ces réflexions personnelles qui portent
sur le contenu du livre et sur sa réception, ils répondent à la
seule question posée par l’enseignante : quel est le genre de ce texte ?
Cette question, très ouverte, invite le lecteur à situer le livre dans
la bibliothèque collective. Cet apprentissage de la situation du livre est
important pour permettre de se repérer dans la multitude des
écrits ; ce repérage induit un horizon d’attente qui facilite l’anticipation. Être cultivé, écrit Pierre Bayard, ce n’est pas avoir lu tel ou
tel livre, c’est savoir se repérer dans leur ensemble, donc savoir qu’il forme
un ensemble et être en mesure de situer chaque élément par rapport aux
autres. Lire est aussi affaire d’orientation6.
Qu’écrivent les élèves à l’issue de cette première lecture individuelle ? Voici deux extraits :
Écrit n° 1 de Céline, CM1 : Quelqu’un soupçonne son chat d’avoir
mangé un des autres animaux. On ressent sa peur. C’est très amusant à
la fin, car il est très triste que son chat ait mangé son gâteau au chocolat ! Il aurait été moins affecté si son chat avait mangé les autres
animaux ! C’est un « policier drôle » car il enquête sur ce qu’a mangé son
chat.
Écrit n° 1 de Jean-Pierre, CM2 : J’ai senti qu’au début c’était
bizarre. Parce qu’on ne sait pas de qui parle l’enfant. Ensuite on a su,
parce qu’il parlait de son chat. Il était bizarre en voyant son chat sur le
lit. L’enfant croyait que cet animal a fait quelque chose. Puis tout allait
bien sauf que le chat a dévoré son gâteau au chocolat.
Ces premiers écrits individuels permettent à chaque élève de
combiner ce qu’il retient de la situation fictionnelle et la
manière dont il en est affecté. Ces deux niveaux d’analyse sont
étroitement imbriqués dans les écrits à la première personne
alors qu’ils sont souvent disjoints dans les questionnaires de compréhension, qu’ils soient donnés écrits ou menés oralement par
l’enseignant.
Dans ce cas, des catégories génériques d’analyse, policier drôle
ou texte drôle, apparaissent sans avoir fait l’objet d’un enseignement spécifique. La question du genre revient comme un rituel
à chaque découverte de texte ; elle vise à habituer les élèves à se
la poser systématiquement lors des lectures personnelles et à
exercer la compétence de situation du livre telle que nous
l’avons définie plus haut. Pour les élèves, comme pour la maîtresse, les deux catégories proposées sont acceptables.
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Récit d’expérience pédagogique
2. À l’issue de ce premier travail de découverte et d’écriture
personnelle, un débat s’engage entre les élèves, qui souligne
d’emblée leur intérêt pour ces textes.
E : J’étais pressé de tout lire, j’avais hâte de voir la fin !
Les élèves sont en effet sensibles à ces situations de la vie quotidienne, finalement banales, mettant en jeu humour et
émotion. S’ils sont sûrs que le chat vient de faire un mauvais
coup, ils sont impatients de savoir quel animal il a bien pu dévorer, d’autant que la structure répétitive fréquente dans les récits
humoristiques les invite implicitement à allonger la liste des animaux de compagnie du jeune garçon. Comme bien souvent, le
débat s’ouvre sur des échanges qui témoignent d’une bonne
compréhension générale du texte. Mais très vite, une confusion
se dessine entre ce qui relève de la relation du personnage avec
son chat d’une part et de ce qui relève de la relation narrateur/lecteur d’autre part.
E : Ce qui est drôle, c’est que le chat n’a pas mangé un animal mais
en fait le gâteau au chocolat.
Un autre précise : « Au début, il [le personnage] pense qu’il a mangé
ses animaux, alors on croit qu’il en a mangé un qui est dans la cuisine.
En fait il a dévoré le gâteau, c’est ça qui nous fait rire ».
L’enseignante introduit alors le terme de « chute » : c’est la
chute qui fait rire ?
E : La chute, on ne s’y attendait pas du tout.
E : c’est de la tromperie pour les lecteurs.
M : ça, j’aime bien…
E : Quand il dit : « Le monstre, il a osé ! Il a dévoré…Je me suis laissé
tomber sur un tabouret, épouvanté, complètement anéanti. », On peut
croire ce qu’on veut, sauf le gâteau.
Un autre élève reformule de manière plus claire : « Il nous fait
imaginer que ça va être une autre bête. »
Ce bref échange montre la place et le rôle de la maîtresse dans
la discussion. Elle parle peu. Elle cherche à lever l’ambiguïté : en
introduisant le mot chute, elle recentre la réflexion sur le lecteur :
le premier élève utilise un on générique, traduit ensuite par les
lecteurs par le deuxième élève. Elle réussit puisque ensuite il ne
sera plus question que du ou des lecteurs : on, puis nous. La dernière reformulation insiste sur l’intention de l’auteur de texte
humoristique de vouloir jouer avec le lecteur et, dans le cas précis, de le tromper. Le plaisir naît de cette tromperie.
Enseigner le français n° 8
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7. On voit bien
que ce n’est pas
seulement le
regroupement
thématique des
œuvres qui
intéresse la
maîtresse, mais
aussi les questions
d’écriture.
8. Voir notre
article en ligne sur
Le réseau d’auteur:
La lecture du
Papillon d’Andersen,
site INRP,
Français,
littérature et
enseignement.
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À la fin du débat, l’enseignante cherche à inscrire le texte
dans la bibliothèque collective de la classe. Elle invite les élèves à
chercher dans leur mémoire de lecteurs s’ils ont déjà lu une histoire écrite de cette façon7. Il s’agit d’élargir l’offre de lecture
scolaire aux références des élèves eux-mêmes, mais également
d’apprendre aux élèves à inscrire cette nouvelle dans leur bibliothèque intérieure. On peut souligner, à ce moment de la séance,
que l’enseignement/apprentissage de la littérature ne se limite
pas aux livres lus en classe, mais invite à la fréquentation d’autres
livres dans l’espace privé, références qui pourront être convoquées lors d’une réflexion particulière. Il s’agit d’intégrer le
travail personnel au travail scolaire. Un élève cite le Journal d’un
chat assassin (1999, Anne Fine) qu’il veut présenter à ses camarades qui ne l’ont pas lu. Pour éviter la lourdeur d’une
reformulation difficile à comprendre et pour maintenir l’intérêt
de l’ensemble de la classe, la maîtresse l’invite à comparer les
deux récits. Pour l’élève, les deux histoires mettent chacune en
scène un chat qui n’arrête pas de nous tromper, mais il ajoute que la
différence essentielle est repérable à la fin du récit : cette fin est
claire chez Friot, floue chez Fine. Le débat prend une autre direction et se développe sur la clôture des récits.
E : Quelquefois, généralise un autre élève, les auteurs n’expliquent
pas bien la fin, c’est exprès pour qu’on imagine.
On trouve là une acceptation de la fin non stéréotypée des histoires, fin souvent contestée à l’école : les jeunes lecteurs, gros
consommateurs des produits culturels de la télévision (comme
les dessins animés) dans l’espace privé, attendent une fin heureuse. Pour cet élève, l’acceptation de l’absence de retour à un
monde stable, clair et lisible témoigne de sa capacité à dépasser
son premier jugement de goût pour construire un jugement de
valeur plus raisonné.
Quelquefois perçu comme une digression par les maîtres qui
s’impatientent de voir les élèves chercher dans les textes des éléments qui n’y sont pas mais auxquels ils sont habitués dans leur
pratique culturelle quotidienne, ce moment du débat témoigne
sans doute d’un des effets induits par l’enseignement littéraire à
l’école : les élèves commencent à construire des univers d’auteurs qui leur permettent, en retour, de mettre à distance
l’ensemble des objets culturels qu’ils fréquentent8.
Enfin, dernier temps du débat, l’enseignante reformule les
procédés humoristiques utilisés par Friot et amène les élèves à
réfléchir sur les choix lexicaux de l’écrivain. Elle interroge :
« Dans Histoire tragique, crétin vous a fait rire. L’auteur utilise-t-il dans
ce texte des mots qui font rire ? » Épouvanté, anéanti sont les qualifica-
Récit d’expérience pédagogique
tifs les plus souvent cités. Comme pour crétin, ces mots ne sont
pas drôles en eux-mêmes, mais c’est leur usage dans un contexte
précis qui porte à sourire. Certains élèves perçoivent le procédé
d’amplification : Ce n’est peut-être pas vrai. C’est pour nous faire rire !
Ils n’arrivent pas à le formuler autrement que par ça aussi, c’est
de la tromperie. Satisfaite provisoirement de ces réponses, la maîtresse ne pousse pas plus avant la réflexion. Mais il sera
nécessaire de revenir sur ces questions lors d’une séance qui
pourra trouver sa place plus tard dans l’année. Construire des
programmations de lecture pour permettre aux élèves de réviser
et d’approfondir leur réflexion, est indispensable en classe de littérature comme dans les autres disciplines.
3. À l’issue du débat, un deuxième écrit est demandé aux
élèves qui peuvent ainsi exercer leur compétence de révision et
s’approprier, s’ils le souhaitent, les éléments apparus lors des
échanges et auxquels ils n’avaient pas pensé.
Écrit n° 2 de Anthony, CM1 : Elysa m’a étonné car elle est contre
mon idée. Anthony pensait comme Céline que le narrateur était
plus affecté par la perte de son gâteau qu’il ne l’aurait été par
celle d’un animal.
Écrit n° 2 de Céline, CM1 : Ce qui m’a fait rire, c’est qu’on a l’impression qu’il tient plus à son gâteau qu’à ses animaux ! Les phrases qui
m’ont fait rire : « Le monstre, il a osé ! » « Je me suis laissé tomber sur un
tabouret, complètement anéanti ! ».
Écrit n° 2 de Jean-Pierre, CM2 : Le texte est drôle parce Bernard
Friot nous trompe, il nous fait réfléchir pour la fin. Il nous met des mots
qui nous font rire. Par exemple : « le monstre », « dévoré le gâteau au chocolat ». Le texte m’a plu parce qu’au début c’est un peu bizarre et à la fin
c’est drôle. »
On note une sensible évolution entre les écrits produits avant
et après débat. Céline cite désormais le texte pour appuyer sa
réflexion ; Jean-Pierre, centré sur le résumé du texte dans son
premier écrit, analyse désormais le texte comme une tromperie.
Ces exemples montrent comment les élèves peuvent se saisir de
ce qui a été débattu pour renforcer ou atténuer leur interprétation. Ils apprennent peu à peu à citer leurs camarades mais aussi
le texte pour développer leurs propres points de vue et leur argumentation.
4. Dans un temps différé, c’est-à-dire quelques jours plus tard,
il est demandé aux élèves d’écrire à nouveau pour dire ce qu’ils
aiment chez l’écrivain Bernard Friot en argumentant leur propos. Il s’agit d’une sorte d’écrit provisoirement conclusif.
Comme il arrive parfois dans les classes quand on redonne la
parole aux élèves quelque temps après une lecture dérangeante
Enseigner le français n° 8
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qui ne les avait pas particulièrement séduits, les élèves se livrent
à une sorte de réévaluation de leur jugement. C’est ce qui s’est
produit dans la classe de Christine Fouchard pour une Histoire
tragique. Certains élèves comparent donc les deux Histoires pressées
et de ce rapprochement naît de nouvelles réflexions. « J’ai préféré
le premier texte car la chute est moins humoristique et que l’histoire est
plus drôle », écrit Mehdi. « Je préfère Histoire tragique car les personnages sont un dictionnaire et un roman, c’est comme un noble et un
paysan », note Gautier qui utilise une transposition disciplinaire
pour montrer la relation qui s’établit entre les deux personnages.
Certaines histoires de Bernard Friot lues dans l’espace privé
sont préférées à celles lues en classe. Marie parle de Pressé ? Pas si
pressé (Milan, 2006). Dans ce recueil, elle a particulièrement
aimé l’histoire d’un personnage qui « dit je t’aime à tout le monde
sauf à son amoureuse ». Cette élève met au jour ici une autre forme
d’humour, proche de l’absurde que la maîtresse pourra faire ressortir lors de la séance ultérieure de consolidation.
◆ LE CARNET DE LECTEUR
9. Cet outil est
proche de celui
défini dans le
document
d’accompagnement des
programmes Lire
et écrire au cycle 3
(page 29).
38
Les différents écrits sont rapidement tracés sur un brouillon,
corrigés, recopiés sur des papiers choisis dans une intention particulière (la texture, la couleur…), puis collés dans le cahier
mémoire, nom que porte le carnet de lecture dans la classe. En
fait, il s’agit davantage d’un cahier de lecteur dans lequel chaque
élève consigne ses expériences scolaires de lecteur9. Proche du
carnet d’expériences en sciences, il recueille les traces de lectures personnelles ou collectives (écrits de travail, impressions de
lecture, cheminements dans l’œuvre, différents transcodages…).
Il se situe au croisement de plusieurs activités et disciplines :
entre la lecture et l’écriture, entre la littérature et les autres disciplines, les arts plastiques en l’occurrence. Il sert à la maîtresse
comme à l’élève à évaluer la progression de la qualité de la lecture (lecture individuelle silencieuse et lecture collective).
Le cahier mémoire consigne tous ces écrits en je, des écrits de
soi qui permettent à l’élève de se construire en tant que sujet lecteur. Leur rapprochement lors des débats permet aussi à la classe
de se constituer en petite communauté de lecteurs en percevant
la diversité des réceptions des textes, même de ceux qui paraissent les moins polysémiques.
Récit d’expérience pédagogique
Nous conclurons en soulignant l’intérêt de ces nouvelles
humoristiques. Tout d’abord, ces lectures font plaisir aux
enfants : leur goût pour les histoires drôles qu’ils s’échangent
bien souvent dans la cour de récréation est indéniable. Ce qui est
particulièrement intéressant du point de vue didactique et pédagogique, c’est la brièveté des histoires, de la dimension d’une
nouvelle, qui facilite le va-et-vient rapide entre le niveau local de
compréhension et le niveau global. Ce va-et-vient invite le lecteur
expérimenté à une série de réajustements implicites dans l’interprétation de la situation que beaucoup d’élèves en difficulté de
lecture ne s’autorisent pas à faire. Inciter les élèves à expliciter
ces réajustements lors des débats constitue un objectif essentiel
de l’enseignement de la lecture littéraire au cycle 310.
Par ailleurs, la brièveté des textes permet de procéder rapidement à des relectures pour repérer à quel moment le lecteur
s’est laissé piéger… Le narrateur engage le lecteur dans un jeu
extrêmement jubilatoire, auquel nos jeunes élèves ne se refusent
pas : les échanges sur ce point particulier lors des débats l’ont
bien montré. Il convient de souligner à ce point de l’analyse l’efficacité du dispositif de lecture mis en place dans cette classe de
CM. En alternant lecture silencieuse, écrits personnels, débat,
lectures privées, références à la bibliothèque collective et intérieure, il donne le temps nécessaire aux élèves et encourage à
certains égards les révisions.
De plus, ce dispositif aide les maîtres à analyser comment leurs
élèves s’y prennent pour comprendre les textes proposés. Il leur
permet de dépasser la logique des bibliothécaires pour accéder
à celle des professeurs11. Dans cette classe, ce n’est pas la simple
accumulation de lectures humoristiques qui est recherchée par
la programmation thématique des œuvres, ce qui répondrait
déjà aux préconisations ministérielles ; c’est surtout la découverte du plaisir de la comparaison des procédés d’écriture
utilisés. Ainsi, dans cette seule séquence, les élèves ont rencontré
un certain nombre de procédés que nous énumérons rapidement : ils sont en mesure d’apprécier les blancs du texte, les
ruptures énonciatives, les oppositions de points de vue, l’écart
par rapport à un genre donné, les jeux sur la langue, les choix
lexicaux, l’ironie, l’absurde…
10. Roland
Goigoux a
souligné toute
l’importance de
cette compétence
en observant des
élèves de SEGPA
en échec de
lecture.
11. In Catherine
Tauveron, article
cité en ligne.
La liste n’est évidemment qu’amorcée, mais elle pourra être
complétée lors de séquences ultérieures, à l’école et au collège,
qui seront nécessaires pour consolider ces découvertes sur la
fabrique des textes. Tout en amusant son lecteur, la littérature de
jeunesse humoristique, dont l’œuvre de Bernard Friot est un bel
exemple, aide au développement des compétences de lecteur de
Enseigner le français n° 8
39
littérature. Elle contribue à conduire chaque élève vers une lecture autonome de plus en plus assurée, la seule qui, finalement,
procure le plus de plaisir, le plaisir du texte.
Christa DELAHAYE
INRP, Équipe de recherche Littérature et enseignement
EA Textes et cultures, Université d’Artois
BIBLIOGRAPHIE
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http://www.crdp.ac-creteil.fr/telemaque/cmite/humour.htm
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Tauveron, Catherine, Comprendre et interpréter le littéraire à l’école
et au-delà, INRP, 2001.
Tauveron, Catherine, Littérature de jeunesse ou nouvelle jeunesse
pour la littérature et son enseignement ? Actes du séminaire
national Perspectives actuelles de l’enseignement du français, direction générale de l’enseignement scolaire, publié
le 1er avril 2001, article en ligne
http://eduscol.education.fr/D0033/actfran_tauveron.htm
Sur Les procédés de l’humour en 6e, voir L’école des lettres des collèges,
2002-2003, n° 5 p. 59 et suivantes, article en ligne
www.ecoledeslettres.fr
40
Récit d’expérience pédagogique

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