Johan van der Keuken JVDK revisité, par Alain Bergala.¶J`@ %, par

Transcription

Johan van der Keuken JVDK revisité, par Alain Bergala.¶J`@ %, par
Couvertures
5/10/08
18:13
IMAGES
Page 6
29/30
documentaires
4ème trimestre 1997 – 1er trimestre 1998
Johan
JVDK
Bergala.
van
der
revisité,
¶
Keuken
par
Alain
J’@ %, par Jean-
Paul Fargier. Van der Keuken :
moi et le village, par Annick
Peigné-Giuly.
d é f i n i t i f,
par
¶
Démontage
du
regard
Thomas
To d e .
¶
Le tour d’une œuvre en 80 critiques, par Robin
Devreux. Filmographie et bibliographie. Films
¶
Parti pris Le cinéma n’est pas une science exacte,
chronique d’un film familial,
¶
La Quatrième
génération, par François Caillat. Quelques souvenirs,
des moments partagés avec Allan Francovich,
par Carmen Castillo.
¶
L’Œil
par
Allan
intérieur, à propos de Level Five
de
C h r i s.
M a r k e r,
Fr a n c ov i ch . N o t e s d e l e c t u r e
IMAGES
documentaires
29/30
4ème trimestre 1997 - 1er trimestre 1998
Editorial
Ce numéro double, consacré au photographe et cinéaste
hollandais J o h a n van der Keuken est parrainé par la
chaîne du cable Planète qui diffuse une grande partie de
ses œuvres depuis le mois de décembre. Cette rétrospective
télévisée et la sortie en salles de son dernier
film,
Amsterdam Global Village, qui a recueilli une critique
élogieuse unanime, a élargi l'audience en France d'un cinéaste discret. Son œuvre a un caractère documentaire
mais aussi philosophique et politique à travers une exigeante recherche formelle. C'est à tort qu 'on le considère
parfois comme un cinéaste difficile. L'ambition, modeste,
de cette réflexion autour de son œuvre est de donner
quelques clés d'accès à ses films dont une grande partie
est diffusée notamment dans les bibliothèques publiques
en France. Arte également a acquis les droits de plusieurs
d'entre eux et en a édité deux, Les Vacances du cinéaste
et La Jungle plate.
La rubrique Films présente une sélection defilms, dont
quatre films américains remarquables sélectionnés aux
Etats généraux de Lussas en août iggj.
Dans la rubrique Parti pris, est publié un texte du
réalisateur François Caillât qui raconte avec humour la
genèse et la réalisation de son film La Quatrième génération. Cette histoire nous a paru exemplaire. Enfin, nous
publions la traduction d'un beau texte d'Allan Francovich
sur Level Five de Chris. Marker. C'est l'occasion de
rendre hommage à ce cinéaste américain, disparu en avril
3
dernier, qui a consacré toute sa vie et son œuvre documentaire à mettre au jour l'action des services secrets de
son pays contre les forces démocratiques dans le monde.
La réalisatrice chilienne Carmen Castillo évoque cet ami
mystérieux dont tous ceux qui l'ont connu admiraient le
courage. Qui diffusera aujourd'hui cette somme de témoignages inédits, On Company Business, qu 'Allan avait
projetée à Paris en ig8i, dont Gaumont avait alors acheté
les droits et qui n 'a jamais été distribuée ?
Catherine Blangonnet
4
Sommaire
Johan van der Kauken
Introduction
page 9
JVDK revisité,
par Alain Bergala
page i3
J'@ %,
par Jean-Paul Fargier
page 17
Van der Keuken : moi et le village,
par Annick Peigné-Giuly
page 3i
Démontage du regard définitif,
par Thomas Tode
page 3 7
Le tour d'une œuvre en 80 critiques,
par Robin Dereux
page 5i
Filmographie et bibliographie
de Johan van der Keuken
page 72
Films
page 81
Parti pris
Le cinéma n'est pas u n e science exacte,
chronique d'un film familial,
La Quatrième génération,
par François Caillât
P a g e 99
Quelques souvenirs, des moments partagés
avec Âllan Francovich,
par Carmen Castillo
Page I O 9
LŒil intérieur,
à propos de LevelFive de Chris. Marker,
par Allan Francovich
Page " 3
Notes de lecture
page v>.'\
5
Johan van der Keuken
Introduction
Johan van der Keuken est né à Amsterdam en ig38. Il
s'est d'abord fait remarquer très jeune comme photographe. Puis il est entré à l'Idhec (Institut des Hautes
Etudes Cinématographiques ) à Paris. Depuis, il mène
en parallèle une activité de photographe et de cinéaste.
En France, c'est peut-être son œuvre cinématographique qu'on connaît le mieux bien qu'aucun livre ne
lui ait encore été consacré. Plusieurs de ses films sont
sortis en salles depuis Le Nouvel Age glaciaire et La
Forteresse blanche projetés à Paris en 1976, jusqu'au
tout dernier film, Amsterdam Global Village, fin 1997.
Entre ces deux dates, il n'a cessé d'être « redécouvert »
par la critique française, comme l'analyse très précisément Robin Dereux dans son article. Mais, alors qu'il
n'a cessé, de film en film, de mener une des recherches
cinématographiques contemporaines les plus étonnantes, son œuvre est encore largement méconnue.
La programmation d'une rétrospective sur Planète depuis décembre 1997 a permis de faire découvrir des
films, notamment ses court-métrages, qui n'avaient
jusque là été montrés que dans des festivals. A l'automne 1998, c'est l'œuvre photographique de JVDK
qui sera pour la première fois largement exposée à
Paris.
Nous republions tout d'abord dans ce numéro un
texte d'Alain Bergala paru en 1985. A cette date, le dernier film réalisé par JVDK était Le Temps (ig83). Ce
9
texte est particulièrement intéressant car il éclairait la
difficulté que l'on a toujours eu à classer JVDK parmi
les « documentaristes ». La remise en cause de « la réalité elle-même comme objet assuré de l'opération du
filmage », cette « angoisse métaphysique sur la réalité
de la réalité elle-même » que Alain Bergala discerne
dansZe Temps, et qui était perceptible, mais à un degré moindre, dans les films précédents, font de JVDK
l'un des cinéastes contemporains « du réel » les plus
passionnants. Avant cette date, en France beaucoup
percevaient JVDK comme un cinéaste expérimental,
au sens donné à ce terme dans les années 70. Alain
Bergala le compare justement à Jean-Luc Godard et
il est vrai que, comme ceux de Godard ou de Marker,
autres cinéastes « essayistes », la vision des films de
JVDK a été continuellement stimulante pour les spectateurs qui ont eu la chance de le suivre depuis vingt
ans.
Cinéaste inclassable, entre documentaire et fiction,
on peut le définir comme un homme de recherche, d'expérimentation. Il est surtout un homme seul, un homme
qui doute, n'hésitant pas avec chaque film à remettre
en cause toute son œuvre. Théoricien de sa propre
recherche, il semble avoir subi peu d'influences. Avec
Face Value (1990 ) et surtout Amsterdam Global Village
(1996 ), il a atteint une maîtrise de son art. Jean-Paul
Fargier écrit à propos de ce film : « Van der Keuken
semble abandonner dans son dernier film toute apparence de formalisation excessive. » Vil revient ici sur
l'ensemble de l'œuvre à partir de /<*§", montrant à quel
point JVDK est capable, en traitant de sujets abstraits,
« de penser la complexité du monde ».
Deux des films fondateurs pour comprendre l'œuvre
de JVDK sont L 'Enfant aveugle (1964 ) et Herman
Slobbe/L'Enfantaveugle2 (1966 ). Annick Peigné-Giuly
part de ce dernier pour décrire la tentation de la fiction
qui traverse plusieurs films : les « mouvements de va et
vient entre fiction/journal intime/documentaire, entre
moi et les autres » et qui sont rassemblés dans le dernier, Amsterdam Global Village.
10
Thomas Tode, avait publié en Allemagne en 1992
un texte traduit ici. Il partait aussi d'une réflexion sur
L'Enfant aveugle pour montrer que JVDK, par l'observation des aveugles, a élaboré « une conception
complexe de l'espace » et une « théorie de la perception » qu'il a intégrées, par la suite, à son travail cinématographique. Par une comparaison avec la création
picturale, Thomas Tode éclaire également la recherche
formelle de JVDK : les processus de construction/destruction, de transformation, les « états de transition »,
« métamorphoses permanentes » des comportements
humains et des phénomènes de société, que JVDK a
tenté de représenter dans ses films (« l'impact rythmique de l'espace sur la forme » ) et de substituer à
l'analyse et à la constatation qui les fixent et les figent.
C.B.
'/« Le tour du monde en 80 je », dans Trafic n°23, automne 1997
11
J V D K revisité *
par Alain Bergala
Tous les cinéastes finissent par se résigner à accepter
le vieil axiome bazinien selon lequel, au cinéma, « il
faudra toujours sacrifier quelque chose de la réalité à
la réalité ». Chacun, en choisissant ou en trouvant son
cinéma (« C'est de cette vision-là de la réalité que je
vais faire mes films ») entérine d'une certaine façon ce
renoncement : en élisant son approche de la réalité, le
cinéaste se constitue dans le meilleur des cas en « auteur » mais sacrifie du même coup tout le reste de la
réalité à sa réalité.
Je ne vois guère que Jean-Luc Godard et Johan van
der Keuken dans le cinéma contemporain, qui n'aient
jamais accepté avec la conscience tranquille les conséq u e n c e s de l'axiome bazinien, m ê m e si j e s u p p o s e
qu'ils sont l'un comme l'autre convaincus que Bazin
avait fondamentalement raison et qu'il faudra toujours,
dans un film, sacrifier quelque chose de la réalité à la
réalité. Mais eux font des films et le versant de la réalité auquel ils se sont trouvés contraints cinématograp h i q u e m e n t de renoncer dans u n film ils n'auront de
cesse de s'y confronter u n de ces jours dans un autre.
Ainsi JVDK, parti du documentaire, finit par filmer
du théâtre, et JLG, parti de la fiction, finit par filmer
des champs de blé sous l'orage et des hérissons.
On peut supposer, à voir son œuvre, que si JVDK a
commencé par faire des films en choisissant le documentaire plutôt que la fiction, c'est parce que la fic13
tion a dû lui apparaître dès le départ comme u n rétrécissement insupportable de son champ d'action cinématographique, le m o n d e , et comme u n appauvrissem e n t i n é v i t a b l e d e l ' a m b i g u ï t é et d e la r i c h e s s e
potentielle de la réalité non mise en scène, c'est à dire
ouverte à toutes les perceptions, à toutes les échelles,
à toutes les analyses et à toutes les méditations. Mais
d'ordinaire il va de soi, pour u n documentaliste, d'avoir
une confiance inébranlable dans la « réalité de la réalité », c'est la condition m ê m e d'un exercice serein de
son métier. C'est de moins en moins le cas pour JVDK,
si tant est que ça l'a jamais été. Le m o m e n t est sans
doute venu de revisiter l'œuvre de ce cinéaste à la lumière de Vers le Sud (1981-82) et de son dernier filmée
Temps.
Avec Vers le sud, JVDK remettait en question, en
pleine maturité d a n s la possession d e son art, cette
« maîtrise » du filmage dans laquelle de tout évidence
il était parvenu dès les années 70 à u n degré d'excellence a u q u e l p e u atteignent, m ê m e p a r m i les plus
grand du cinéma direct. Il y remettait dans le m ê m e
temps en cause le critère d'exemplarité dans le choix
du filmable et y substituait avec conviction la pierre
de touche de la singularité. Il se posait donc, dans ce
même film, deux questions auxquelles son œuvre préc é d e n t e semblait avoir magistralement r é p o n d u , la
question du que filmer ? et celle du comment filmer ? La
dernière phrase du film, prononcée en voix off par le
cinéaste, de retour chez lui et face aux images et aux
sons ramenés de ce voyage vers le Sud, ouvrait au sein
du cinéma de JVDK u n soupçon majeur : « c'est difficile de toucher le réel ». Reste que l'on pouvait croire
encore que c'était le cinéma qui rendait cette rencontre
difficile, pas le réel. Et après tout cette interrogation là,
sur la captation de la réalité, était déjà présente dans
ses films depuis au moins 1966 avec L'Enfant aveugle,
et il fait peu de doutes aujourd'hui qu'elle devait travailler à notre insu le triptyque N o r d - S u d au d é b u t
des années 70 où la b o n n e conscience politique nous
empêchait peut-être de la voir. Mais ces deux ques-
14
tions ouvertes par Vers le sud ne mettaient pas directement en cause la réalité elle-même comme objet assuré de l'opération du filmage.
Avec Le Temps, c'est chose faite. Ce film court est
u n e méditation fulgurante sur l'espèce h u m a i n e (le
noyau familial de sa reproduction, les différences singulières et les comportements codés ) et aussi un essai
sur la perception, sur la saisie de l'espace, toutes choses
dont nous parlaient déjà, sous d'autres modes, ses films
antérieurs. Mais avec ce film, dès les premiers plans,
dès que la caméra se met à glisser dans ce travelling
sans fin sur la théâtrale inconsistance des choses, s'imp o s e avec la force d e l'évidence u n e d i m e n s i o n d e
l'œuvre de JVDK à laquelle, sans doute, on n'avait jamais prêté suffisamment d'attention, celle d'une angoisse m é t a p h y s i q u e s u r la réalité de la réalité ellem ê m e . Tout se passe avec ce dernier film comme si
JVDK parvenait à n o u s dire, après 25 ans de sa vie
consacrés à filmer la réalité qu'après tout la vraie question n'était peut-être ni le que choisir dans la réalité ? ni
le comment filmer ?, finalement presque anecdotiques,
mais la question beaucoup plus fondamentale et angoissante de la nature et de la crédibilité de cette fameuse réalité qui semble tout à coup faire défaut, se
d é r o b e r , p e r d r e sa consistance et défier j u s q u ' a u x
vieilles lois physiques de la gravitation et de la pesanteur qui n o u s la rendent d'ordinaire si familière.
Mais après tout, et si van der Keuken avait toujours
été, depuis le début, à notre insu, u n cinéaste métaphysique ?
* texte publié dans Les Films de Johan van der Keuken. sous la direction de Jean-Jacques Henry, Editions Vidéo Ciné Troc, 1985.
15
J'@%
par Jean-Paul
Fargier
Le hasard (qu'« u n coup de dés jamais n'abolira» ) fait
que je regarde, sur la chaîne câblée Planète, un film de
van der Keuken, / love dollars , vieux de plus de dix
ans, le j o u r m ê m e où, p o u r la première fois, s'affiche
dans u n journal u n début de réponse aux questions
que pose la crise asiatique.
« La crise asiatique a des inconvénients, mais aussi
des avantages », titre Le Monde du samedi 27-12-97.
« La tourmente qui a saisi les économies thaïlandaises,
sud-coréennes et japonaises affectera les ventes dans
cette partie du m o n d e et favorisera ses exportations.
C e p e n d a n t elle facilite les investissements français
dans ces pays ». Voilà le sous-titre. Il confirme, au présent et au futur, ce qui se profilait la veille au conditionnel : « la crise en Asie pourrait être profitable aux
Etats-Unis ». Autres titres du 27-u : « Les entreprises
d'Extrême Orient, proies tentantes », « Les financiers
américains mettent le cap sur l'Asie ».
Merci Le Monde (et A n n e - M a r i e R o c c o , B a b e t t e
Stern, Laurent Mauduit, Laurent Zecchini ). On commence à y voir plus clair. On devine ce que la crise
rapporte déjà, pourrait rapporter, rapportera sûrement,
et à qui.
Mais pourquoi tout ça ? Là, c'est le film de van der
Keuken qui me le montre. On comprend, en le voyant,
en l'écoutant, où se n o u e n t les fils du d r a m e , dans
quels recoins obscurs... de la planète ? Non, de cer17
tains h o m m e s pris (individuellement et collectivem e n t ) d ' u n e passion tenace. Les affaires, disent-ils,
c'est du sport, pas une drogue, n o n , d u sport, d e la
compétition de haut vol ! On ne peut plus s'en passer.
Keuken fait parler les acteurs du m o n d e financier et
tous répètent le m ê m e innocent aveu :
I,je...
*P, désire... possède... joue... gagne... perd... jouis...
$ : dollars, sigle d'un mot universellement compris,
sans traduction, dans tous les langues.
Credo libéraliste auquel le cinéaste oppose inlassablement la liberté bafouée des pays pauvres. « E n
1984, le Tiers-Monde a confié au système bancaire international deux fois plus de fonds qu'il n ' e n a obtenus ».
Merci Johan.
Van d e r Keuken est seul. Il n ' a pas d'équipe à envoyer au bout du m o n d e , il doit y aller lui-même. Il
n'a pas de réseau d'informations instantanées : chaque
i n f o r m a t i o n q u ' i l recueille lui c o û t e b e a u c o u p d e
temps. Il n'a pas n o n plus u n n o m b r e déterminé de
pages à remplir c h a q u e jour, ce qui a l'avantage de
pousser à produire quotidiennement du nouveau, sous
forme de nouvelles. Il se pousse lui-même. Au rythme
qu'il décide. Il met d o n c plusieurs mois, voire plusieurs années, à fourbir ses (nos) lumières. Et pourtant : ses films valent encore la peine d'être vus des années plus tard. E n plein b o u m de l'or nazi en Suisse
et en pleine faillite de la Corée (tiens, ça aurait un rapport ? ) revoir I love dollars (qui se trame à Amsterdam,
à New York, à H o n g Kong et à Genève ) est u n acte
riche d'enseignements. Le film paraît avoir été fait auj o u r d ' h u i . Il nous parle de notre présent. Ce qui ne
sera sans doute pas le cas des articles du Monde dans
dix ans ou m ê m e dix mois : ils n e seront alors plus
utiles (ce ne sera déjà pas si mal) que pour comprendre
notre passé.
Cela est vrai de presque tous les films de van der
Keuken : il est rare qu'ils cessent de nous interpeller
au présent, m ê m e vingt ans plus tard.
18
A q u o i t i e n t leur efficacité p e r s i s t a n t e ? A leurs
angles d'attaque ? A leurs instruments d'analyse ? Au
combat p e r m a n e n t d o n t ils sont le spectacle ! T o u t
chez van der Keuken semble procéder, procède réellement d'une lutte. Et d ' u n e lutte en cours, toujours
r e c o m m e n c é e , j a m a i s g a g n é e d ' a v a n c e . T o u t . Ses
images. Sa p e n s é e . Son montage. Ses m é t a p h o r e s .
Ses sons. Ses voix. Sa voix.
C o m m e n ç o n s par sa voix.
Comme Rouch, Godard, Wells, Truffaut ou Moretti,
Johan van der Keuken est un cinéaste d o n t les spectateurs connaissent la voix. De film en film on la retrouve, on a appris à l'identifier. Lente, volontaire, u n
peu voilée, c o n t e n a n t son émotion. Implacablement
affirmative dans les commentaires, n o n moins implacablement sûre de ses affirmations mais de façon plus
amène dans les interviews, elle est double et u n i q u e
à la fois. Elle a mis longtemps à nous présenter son
corps porteur : l'homme à la caméra. Depuis quand
(dans quel film ) J o h a n a-t-il pris l'habitude de se film e r dans u n miroir caméra sur l'épaule, se parlant à
lui-même et s'adressant aux spectateurs ? L'autoportrait chez lui est u n e figure verbale. Une posture de
la voix. C'est en tant q u ' h o m m e de paroles qu'il tient
à graver u n e image de lui (exception qui confirme la
règle : les grimaces et les coups de poings dans le vide
du très swing On animal locomotion ) . Mais h o m m e de
paroles, il n e l'est que pour autant que celles-ci s'immiscent dans des images qu'elles sont chargées de féconder.
Le sens est inséparable du verbe. E n c o r e faut-il
trouver aux mots un rôle qui ne les éteint pas à mesure
qu'ils s'avancent dans la trame des images. C'est u n e
question de voix, de placement de voix.
Q u e seraient les films de Rouch sans l'incantation
vibrante et inspirée qui relie aux mythes les choses
vues (gestes, objets, lieux, individus, personnages ) au
fur et à mesure de leurs apparitions ? De simples documents ethnologiques, au sens pré-digéré, pré-ré-
1!)
digé. Certes intéressants mais p o u r les spécialistes
seulement. Et les scènes décousues de Deux ou trois
choses que je sais d'elle, sans la voix de Godard qui les
ficèlent d ' e n t r é e de j e u , n e voleraient-elles pas en
éclats i n c o m p r é h e n s i b l e s , futiles ? C'est la voix d e
Rouch qui fait de lui l'Homère des Africains et chacun
de ses films une Odyssée noire. C'est la voix de Godard
qui propulse l'enquête sociologique (sur ce q u ' o n app e l a i t a l o r s les g r a n d s « e n s e m b l e s » et q u e l ' o n
n o m m e aujourd'hui les cités, les banlieues ) vers le
roman (« noir » encore mais dans u n autre sens ) en
désignant des coupables, mais aussi des victimes (qui
le s o n t d ' a u t a n t plus q u ' e l l e s sont, a p p a r e m m e n t ,
consentantes ).
A égale distance de Rouch et de Godard, le registre
vocal de van der Keuken consiste à passer sans cesse
d e l'enquête à la thèse sans r o m p r e l'unité d ' u n discours filmique n o u é au plus profond d'une subjectivité avouée. C'est la même voix qui se charge des deux
rôles. D ' u n côté, elle affirme, de l'autre elle interroge.
Mais forcément ses interrogations vont dans le m ê m e
sens que ses affirmations. Elle quête auprès des témoins la confirmation d ' u n p o i n t de vue é n o n c é a
priori. Le réel est prié de délivrer des confirmations.
Cette attitude en elle-même aurait tout pour devenir
rapidement rebutante. Mais van der Keuken réussit à
e n faire u n e force e n lui insufflant de la fragilité.
Chaque affirmation s'avance n o n comme u n e victoire
acquise d'avance mais comme u n acte de courage.
Avoir le courage de ses opinions apparaît c o m m e le
m o t e u r de t o u t e d é m a r c h e filmique van d e r keukienne. C'est renverser le principe m ê m e du film à
thèse, lequel évacue tout notion de courage. Ce qui
est dit Oj/fcomme commentaire pourra toujours être
répété en direct en présence de l'adversaire. En réponse à ses réponses. Incroyable tout ce que ce cam é r a m a n lance de d e r r i è r e sa c a m é r a à ceux q u ' i l
filme. Les stratégies d'interviewer de van der Keuken
sont sidérantes par leur esprit d'offensive, qui pourraient assez vite virer à l'offense, par leurs libertés de
20
ton et de fond, n'était qu'elles sont portées par u n e
voix qui e n t e n d dialoguer avec u n vis à vis d'égal à
égal. Pas de mépris, pas de complexe ni d'infériorité
ni de supériorité.
C'est ce principe d'égalité qui amène tôt ou tard la
voix à s'incarner, à s'exposer dans un corps. L ' h o m m e
qui interroge avec tant de pugnacité tranquille banquiers et spéculateurs (dans Ilove dollars ) ne peut rester masqué sans prendre le risque de paraître infatué,
hargneux, d o g m a t i q u e . Il faut faire face n o n seulem e n t à l'autre filmé mais aussi au spectateur. Caméra
à la main. Me voici : je suis celui qui signe. Mes images
n e valent q u e p o u r a u t a n t q u e ma voix les c o n t r e signe. T o u t le réel q u ' e l l e v o u s révèle, m a voix le
contenait déjà, mieux q u ' u n soupçon n ' e n r o b e u n e
faute. J e filme comme j e parle. J e vois ce q u e j e dis.
Voyez-vous ce que je vois ? Non ? Alors écoutez ma
voix.
Et les voix que je recueille.
L'attention d e van der Keuken à la voix des autres
est l'autre force, l'autre richesse de ses films. La voix
de L'Enfant aveugle ! Le cinéaste d o n n e toujours à ses
interlocuteurs le temps de s'exprimer. Il n e morcelle
p a s les d i s c o u r s . L e s d é c l a r a t i o n s s o n t l o n g u e s ,
denses, nuancées. Parfois c'est le silence qui domine
chez u n être, comme dans Le Nouvel Age glaciaire. Mais
il va tôt ou tard, c'est sûr, se mettre à parler. Et quand
il se met à parler les quelques mots qui émanent de lui
sont recueillis c o m m e u n trésor. La j e u n e ouvrière
mutique nous parle de ses rêves : elle se voit en rêve
encore à l'usine, obligée à des cadences encore plus
r a p i d e s . A u p a r a v a n t , v e r s le d é b u t d u film, les
quelques mots d'une lettre adressée au cinéaste par
elle - « cher Johan, je suis heureuse de participer à
ce film, de passer à la télévision » - sont répétées plusieurs fois à la suite tandis que la caméra balaie plu sieurs fois sa chambre, qu'elle partage avec ses sœurs
(ouvrières comme elle dans la même usine ), chambre
qui r e s s e m b l e à u n e c h a m b r e d'enfants mais c'est
21
exactement ce qu'elles sont, ses sœurs et elle, des enfants jetées trop tôt sur le marché du travail, ouvrièresenfants. Répétition des mots écrits : promesse d'une
autre forme d'expression, qui ne pourra être que verbale.
Van der Keuken est un guetteur de paroles. Le
Nouvel Age glaciaire est bâti sur l'opposition entre une
famille ouvrière hollandaise de dix enfants se caractérisant par diverses difficultés d'élocution (le père
est sourd, la mère mal entendante, une des enfants
est retardée mentale, les autres sont assez mutiques )
et une communauté urbaine de péruviens très pauvres
(paysans attirés par les mirages de la ville ) qui tentent de s'organiser (à la faveur d'un coup d'état militaire de gauche, prometteur de distribution de terres,
mais des promesses aux actes il y a du chemin ) pour
lutter contre la misère et la précarité de leurs habitations. Et dans ce cas, la parole, la prise de parole est
un de leurs moyens de lutte. La scène du vote par acclamations et mains levées est significative du pouvoir de la voix, pas seulement au sens électoral. Zoom
sur le haut-parleur dont s'empare dans la masse d'une
réunion quiconque veut s'exprimer, zoom qui s'arrête à temps pour que ce porte-voix se trouve entouré
d'une belle grappe de têtes d'hommes se dressant ensemble contre ce qu'on leur disait être leur destin.
On dirait les atomes d'une molécule se groupant autour d'un nouveau noyau. La voix surgit de la masse
comme un principe à la fois d'individuation et de cohésion, de conscience de ce que chacun est, de ce que
chacun peut, de ce que chacun vaut.
Dans le nuancier de toutes les voix possibles dont
le cinéaste guette l'envol, le chant est bien sûr le registre le plus émouvant. La jeune Porto-Ricaine de
New York (I love dollars ) qui veut être pédiatre ne
trouve plus, au bout d'un moment, qu'une chanson
pour exprimer son sentiment d'abandon. Les chansons donnent des ailes aux nouvelles idées [L'Esprit
du temps ), des voix nouvelles aux corps qui tentent de
se rénover par le maquillage ludique. On est à la fin
22
des années 60 ici, et l'on assiste au basculement de
toute une jeunesse dans la révolte contre l'ordre mondial - moral et politique. Van d e r Keuken enregistre
ce raz de marée en rapprochant deux types d'insurrections vocales : d ' u n côté, les slogans lancés contre
les grilles des ambassades américaines (USA hors du
Vietnam), de l'autre les gentils refrains des chansons
rock et folk qui circulent dans les soirées marijuanna.
Le cinéma de van der Keuken est régi par une économie du Verbe. Gestion de l'abondance et des flux,
de la raréfaction et des reflux. Quelques mots suffisent parfois pour ouvrir une béance dans u n e chappe
d'images. La voix d'Allende (quelques plans seulem e n t ) déchire soudain le calme et répétitif exercice
des voix enfantines de La Leçon de lecture et assigne à
l'acte de lire u n e portée politique. Dans Velocity, les
m o t s d e la r e s c a p é e d ' u n c a m p d e c o n c e n t r a t i o n
créent u n appel d'air p a r où s'engouffre l'Histoire,
que le Présent a enseveli, alors que (c'est le propos
du film ) de n o m b r e u x signes pourraient y renvoyer,
à condition de vouloir les voir et les interpréter. P o u r
forcer le présent à se souvenir du passé, le Réel à dévoiler ses c o u c h e s d e c e n d r e s e n c o r e c h a u d e s , u n
c o u p d e p o u c e « p o é t i q u e » semble souvent nécessaire, q u a n d ce n'est pas un coup de force fictionnel.
Et là se fait jour un autre trait particulier du cinéma de
van d e r Keuken, son usage des métaphores. Chez lui
u n e image du réel vaut toujours plus q u e la réalité
qu'elle transcrit. Les œillères de l'âne de Formentera
(White Caste/) deviennent u n signe d'aveuglement désignant le comportement des esclaves modernes tourn a n t volontairement en r o n d dans les usines et les
magasins de la production capitaliste.
Van d e r Keuken est u n documentariste qui pense,
tourne et monte ses documentaires comme du cinéma
de fiction. Il sollicite constamment la dimension mét a p h o r i q u e des plans qu'il prélève d a n s le Réel. La
neige à Amsterdam, les rues vides de Genève, l'aquarium de H o n g Kong, u n reflet à New York où les voitures roulent tête en bas : ces images reviennent scan-
23
der le déroulement de l'enquête (I love dollars ). Elles
se proposent comme des clés conceptuelles pouvant
ouvrir de nombreuses portes. La neige signifie l'étouffement, le secret. Les rues vides, et surtout propres,
renvoient à un nettoyage plus qu'urbain, organique.
L'inversion d'un flux automobile dans les vitres d'un
gratte-ciel signale un système de valeurs aberrant. Le
grouillement sous-marin dans une cage de verre symbolise un Territoire où chacun nage dans les affaires
comme des poissons dans l'eau. C'est leur retour qui
constitue ces plans en métaphores. Leur mise en
chaîne les déréalise pour leur conférer un pouvoir de
signification déterritorialisée, universelle : la neige
d'Amsterdam parle aussi de Hong Kong et de New
York et les rues nettoyées de Genève sont pertinentes
pour penser ce qui se trame en Chine comme en
Amérique. La pratique du montage de van der Keuken
n'est pas très éloignée de celle d'un Pollet dans
Méditerranée. Sauf que son bassin méditerranéen à lui
c'est le monde.
Cinéaste de fiction, van der Keuken l'est aussi par
sa façon de filmer. Hyper suggestive. Ses mouvements
de caméra procèdent d'une véritable mise en scène
du réel. Ses prises de vue ne sont jamais une pure et
simple captation du monde, elles s'avouent, par mille
indices, schèmes instantanés, fruits conceptuels d'une
i n t e r p r é t a t i o n plus que d ' u n e c o n t e m p l a t i o n .
Décadrages rapides, recadrages calculés, coups de
zoom répétés, dérapages lyriques amènent de force le
réel à signifier ce qu'une pensée vive peut en tirer audelà de toutes les apparences. Le réel est un objet
constant de manipulations et de contre-manipulations. Les films de van der Keuken n'excluent aucune
forme d'interventionnisme. Par exemple : l'éclairage
partiel, qui opère dans le réel des ponctions pré-déterminées comme le ferait un éclairage de théâtre
(dans la maison en Hollande du Nouvel Age glaciaire)
ou à la façon d'un film à suspense (le parcours dans les
appartements précaires de Quatre murs). Par exemple :
le mouvement inversé, comme celui des gens qui re24
culent dans les rues d'Amsterdam [L'Espritdu temps ),
semblant vouloir aller à r e b o u r s des traditions. Par
exemple : les collages, telle cette s u p e r p o s i t i o n de
boîtes d'allumettes sur des prises de vue aérienne du
paysage hollandais, transformant les boîtes en bombardiers de la deuxième guerre mondiale (Velocitj).
Par exemple, mais cela est plus habituel chez les documentaristes : la superposition s o n o r e , telle cette
musique sacrificielle (de Malher ?) posée sur regorgement d'un agneau à F o r m e n t e r a [White Castle), ce
qui a pour effet, q u a n d cette musique revient sur des
images d ' u s i n e , d ' e n faire u n symbole de la mise à
mort quotidienne des ouvriers à la chaîne.
Les m a n i p u l a t i o n s les plus décisives (et les plus
choquantes p o u r q u e l q u ' u n qui penserait que le cinéma documentaire doit enregistrer le réel tel qu'il
survient devant la caméra) affectent les corps. O n a
l'impression t r o u b l a n t e d'assister à des effets d'acteurs. Soit que les corps filmés obéissent aux indications du filmeur, telle, d a n s White Castle, cette dém o n s t r a t i o n d ' u n e laque à cheveux (puis de toutes
sortes de produits) par une cliente dans les allées d'un
super-marché à Columbus (Ohio). Soit qu'ils s'intégrent dans une mise en scène complète, comme, dans
L 'Esprit du temps cette sidérante imitation sur le toit
d ' u n e maison en Hollande d ' u n e exécution capitale
par chaise électrique (avec cri final, hurlement déchirant - effet de voix, nous y revoilà).
Parmi les moyens fictionnels van der keukiens il
faut aussi compter les voix fictionnelles et, parmi elles,
distinguer celles que produisent des acteurs (assez rarement) et celles que les musiques introduisent. Les
accents du saxo ou de la clarinette basse de Willem
Breuker sont (presque toujours) à e n t e n d r e comme
des cris de couleurs variées : espoir, colère, indignation, joie, accusation, vengeance, tendresse, pitié, lucidité, raisonnement. Le Summertime d'Albert Ayler
qui vient c o m m e n t e r le b o n h e u r d ' u n j o u r de printemps dans les parcs d'Amsterdam dit le contraire de
ce que les images captent et c'est tout aussi vrai : com25
m e n t peut-on être aussi i n n o c e m m e n t heureux dans
u n temps si déchiré, dans u n m o n d e si d é c h i r a n t ?
Fragilité de tout instant arraché au m a l h e u r par l'oubli, l'amour, la tendresse, la distance.
« Un film peut être très simple et être u n moyen de
libération, u n moyen de se voir soi-même et de de regarder l'autre » proclame le cinéaste en 1968, dans u n
de ses premiers films, Le Chat, une sorte de manifeste
p o u r u n cinéma politique, construit sur l'opposition
d ' i m a g e s d u c h a t d e l ' a u t e u r (qui a i m e les c h a t s
d'abord « parce qu'il n'existe pas de chat policier »)
et d'images de répression policière. Le cinéma de van
der Keuken se présente comme u n cinéma de la simplification : afin de penser la complexité du m o n d e .
Mais attention : simplificateur, il l'est richement. Sa
variété formelle, s'autorisant toutes les figures de style,
tous les procédés, répond à la diversité des sujets traités comme au niveau d'analyse que le cinéaste veut
atteindre. Le passage à u n e vision simple des choses,
c'est tout u n travail. Plus que des documentaires au
sens strict, ce sont des essais que van der Keuken élab o r e . Les titres, plutôt c o n c e p t u e l s , de ses œ u v r e s
avouent leurs a m b i t i o n s intellectuelles. L'Esprit du
temps • I love dollars - Velocitj - Beauty - La Forteresse
blanche - Les Vacances du cinéaste - Cuivres débridés - le
Nouvel Age glaciaire - Les Palestiniens - Tempête d'images
- Face value - Amsterdam Global Village... A partir d'un
p r o b l è m e particulier, localisé, il s'agit toujours de
s'élever du c o n c r e t vers l'abstrait, il s'agit toujours
d'atteindre u n e vérité capable de mettre à nu les racines spécifiques - objectives et subjectives - d ' u n e
situation. Le subjectif intéresse de plus en plus van
der Keuken, d e p u i s / *?$ . De plus en plus il se filme
et de plus en plus il filme des gens qui veulent bien lui
détailler les ressorts intimes de leur action, de leur
fuite en avant, d e leur maintien dans le temps. Mises
à nu intérieures qui vont de pair, p o u r que tout soit
clair, avec des mises à nu extérieures (déshabillages
très conceptuels).
26
Ses armes intellectuelles, il les puise dans une synthèse très personnelle de christianisme et de freudomarxisme, teintée d'écologisme. Politiquement, van
der Keuken est u n citoyen du m o n d e reconverti à la
valeur des villages. Au pluriel. Face au village global,
il est l ' h o m m e des villages particuliers. La voix des
villages dans la jungle des villes. Vil/age value pourrait
être le titre de ses œuvres complètes. Ce que théorise
par son titre Amsterdam Global Village - i) il y a de plus
en plus de villages dans les villes ; 2) les villages du
bout du m o n d e sont désormais à notre porte ; 3) nous
sommes tous des « global villageois » - est déjà au cœur
de tous les films de notre ami Johan. Le clin d'œil à
Mac L u h a n , auteur de l'expression « global village »,
est u n coup de chapeau bien envoyé.
Lors d ' u n débat à Ris-Orangis, questionné sur le
p o u r q u o i du titre, je me suis aperçu que le n o m de
Marshall Mac L u h a n n e disait plus rien à p e r s o n n e .
Peut-être en est-il de m ê m e p o u r quelques lecteurs
d e c e t t e r e v u e . R a p p e l o n s d o n c q u e le c a n a d i e n
Marshall Mac L u h a n (1911-1980) a théorisé le rôle décisif des médias dans les mutations des sociétés. Fort
d e son é t u d e des b o u l e v e r s e m e n t s c u l t u r e l s , politiques, religieux, économiques, qui découlent du développement de l'imprimerie (La Galaxie Gutemberg),
Mac L u h a n a produit u n e batterie de descriptions et
d'analyses (Pour comprendre les médias) très en vogue
dans les années 60-70 (mais à vrai dire, allez y voir,
toujours éclairants) mettant en évidence le rôle de la
presse, du cinéma, de la radio, de la télévision et autres
médias m o d e r n e s dans le façonnage de nos comport e m e n t s d'habitants de la Galaxie électronique. Au
n o m b r e d e s m é d i a s , o n est u n p e u s u r p r i s q u ' i l
compte la monnaie. L'argent. Mais cela paraît vite évid e n t : le mode de circulation de la valeur économique
est u n moyen d'échanges aux effets culturels o n n e
peut plus structurants. Il n'y a qu'à voir les films de
Keuken : la télévision el l'argent (quotidien ou spéculatif) y c o n s t i t u e n t deux des pôles auxquels s'aimante la vie des gens. On n ' e n finirait plus d'énumé-
27
rer tous les plans de téléviseurs, d'écrans cathodiques,
n u m é r i q u e s , qui scintillent dans les « villages » que
sa caméra parcourt (jusqu'à constater que le Sarajevo
Film Festival repose sur u n télé-projecteur). Les plans
monétaires sont encore plus nombreux. Van der
Keuken est, avec FAntonioni de L'Eclipse, le cinéaste
qui a le mieux filmé la dynamique boursière qui travaille et structure les âmes de notre temps. Qu'il se
mette m a i n t e n a n t à faire u n film sur le passage de
l ' E u r o p e à l'euro n e serait pas é t o n n a n t . Je n e sais
pas s'il a ce projet, mais voilà u n sujet pour lui. Qui,
mieux que lui, pourrait nous faire voir et penser les
bouleversements que ce changement de monnaie entend entériner et accélérer ? Ce n'est pas tous les jours
que l'on peut assister à la naissance d'un nouveau média. Ce serait sans doute, s'il faisait ce film, son Wake
après son Ulysse.
Mac L u h a n était un grand lecteur de Joyce. Je n e
sais si J o h a n en est un aussi. Quoi qu'il en soit, il en
est le p e n d a n t cinématographique à l'autre b o u t du
s i è c l e . V i n g t q u a t r e h e u r e s d e la vie d ' u n e ville
(Dublin) en huit cents pages : c'était le défi au pouvoir
de la littérature que Joyce lança et gagna, inventant
le roman m o d e r n e (mélange de toutes les formes littéraire, u n e par chapitre, sur fond d'improbable réécriture d'un mythe ancien). Les quatre saisons d'une
ville à l'ère de la mondialisation, ou les quatre coins
du m o n d e à l'heure de la « villagisation », cueillies en
deux cent quarante et une minutes : c'est u n défi du
m ê m e ordre et d'une modernité égale, renouvelée.
Keuken, comme Joyce les genres littéraires, recycle
toutes les formes de cinéma qui l'ont précédé. Toutes
les combinaisons possibles des matières expressives
(visuelles, sonores et m ê m e picturales) sont essayées
jusqu'à l'obtention de la formule alchimique qui opère
la transmutation du réel. Joyce y parvient à la fin du
vrai dernier chapitre A'Ulysse en inscrivant u n simple
point noir (et n o n u n mot) en réponse à une question.
L ' a v a n t - d e r n i e r c h a p i t r e d'Ulysse est c o n s t i t u é de
28
questions et de réponses qui visent à résumer tout ce
qui a eu lieu dans les seize chapitres précédents. Où ?
est l'ultime question. • est la réponse. Un gros point
noir, un point tellement gros qu'il ne peut être pris
pour un point final (• que Joyce a eu du mal à obtenir
de son imprimeur le point n'était pas assez gros ; et
encore aujourd'hui, dans de nombreuses éditions, il
ne figure pas toujours comme tel). Idée géniale !
Prodigieuse concentration de l'espace romanesque et
réel de Dublin et de tous les autres lieux (historiques,
culturels, mythiques) convoqués par la narration - en
une seule figure, qui est aussi au sens strict une formule magique, opératoire. • : hostie noire de l'écrivain œuvrant à la transsubstantiation du monde en
récit/écrit et y parvenant enfin. Après quoi, le 0 - hostie creuse, vide, mais pleine de promesses des Oui
du monologue (nonponctué) de Molly Bloom peut retentir.
Le plus long film de van der Keuken contient pareillement un point (est-il noir ? est-il vide ? à chacun
son or philosophai), un point où tout ce qui a eu lieu
depuis près de quatre heures soudain se ramasse : la
séquence des corps nus copulants. Gestes sollicités,
posés, mis en scène, ils opèrent une trouée dans la
trame réaliste, événementielle, documentaire, donnent à voir son envers lumineux. Amour, sexe, plaisir,
intime connaissance, échange : appeliez ça comme
vous voulez, c'est un fait, il est là, répetable à l'infini,
aspirant toutes les énergies, but de toutes les courses,
agitations, débats, instincts de survie, pourcentage irréductible de bonheur. Compression maximale de
sens dans un océan de non sens. Compression maximale de cinéma et de réel, de contemplation et d'interprétation, de connaissance et de jubilation.
Peut-on aller plus loin dans la simplification intellectuallo-sensorielle, dans la mise en abîme conceptuelle, dans la transsubstantiation artistique ? Avec
des images, non, sans doute. Avec des sigles, peutêtre, des sigles dans le genre I 10 $. Ce qui se joue
dans cette séquence - très emblématique de l'art van
29
der keukien - pourrait alors s'écrire : J'@ %.
J' c'est lui, c'est vous, c'est moi, c'est tous les « je »
du monde.
@ c'est la pulsion vers l'échange, la communication, la possession.
% c'est le « n o n tout », la part infime - de ce qui
s'obtient mais qui suffit q u a n d m ê m e à faire t o u r n e r
le m o n d e .
A le faire t o u r n e r envers et contre tout (malgré par
exemple la crise actuelle en Asie, ce n'est pas la première, ce n'est pas la dernière, il y en aura d'autres,
elles sont prévues par I V S), si bien qu'au bout du
compte, s'il y a u n b o u t du compte, comme n o u s en
instruit le « Coup de dés » de Mallarmé :
rien n 'aura eu lieu que le lieu
excepté peut-être une constellation.
U n e constellation d e visages. De villages.
30
Van d e r K e u k e n :
m o i e t le village
par Annick Peigné- Giuly
Il n'est pas vraiment sympathique, le héros de van der
Keuken. Il a beau être aveugle, il a u n regard terrible sur
le monde. Et particulièrement sur les vieux. Il ne peut pas
supporter qu'ils vivent encore au-delà de /p ans: « les
vieux sont des déchets », dit-il à sa mère, vieille dame
brave et patiente venue le chercher pour le week end
dans son institution. Sa mère s'offusque, il s'en extasie.
Les Noirs, non, « ce n'est pas juste qu'on repousse les
Noirs ». Les Noirs, ce sont des victimes comme lui, mais
aussi les seuls qui le font vibrer dans sa chambre solitaire. Ce garçon a une filiation particulière avec le monde,
qui passe par la détresse et la liesse, bref par le blues,
par le rythm'n blues. Et non par sa mère; son père, on
n'en sait rien.
Mais que sait-il d e l'image du monde? C'est cette
même confusion qui semble habiter tous les films de van
der Keuken. Depuis cet « Enfant aveugle » de 1962. Pas
à pas, le cinéaste (il a réalisé son premier film en io,58:
Paris à l'aube) suit le j e u n e h o m m e , c o m m e lui à la
recherche de sa propre image, inconnue. Ce qu'il connaît
de lui, Herman, c'est sa voix, belle, grave. Ce qu'il sait
de son corps, c'est que les filles ne le trouve pas beau
(« Tant pis, j'ai mieux à faire dans mon lit »; dit-il en substance). Nous, o n le voit, u n épi dans les cheveux, les
yeux dans le vague, avec cette « tache blanche » sur l'iris
qui lui a fait peur enfant. Le corps maigre, un peu vindicatif, un peu hésitant à s'avancer dans le monde.
31
Alors, on le suit dans les dunes de sable où il piétine,
glisse, se relève... les mains dans les poches pour faire
décontract'. Peu avant, il gueulait « Let's go » dans l'autocar avec les autres, plus fort que les autres, en frappant dans ses mains, van der Keuken lui donne le micro, c'est lui qui interroge et enregistre le m o n d e . Il
s'identifie avec cette rage de teen-ager qui hurle comme
pour mieux exorciser le mal: « Phtisie, furoncles, choléra, peste... » Avec lui, van der Keuken filme l'avènement de la jeunesse à l'état de classe à part entière. Il
écoute une musique « jeune » sur son magnétophone à
bande. Il est sur l'herbe à écouter la course automobile
qui passe, concentré. C'est lui qui fait le son.
E n mettant le j e u n e aveugle dans la position du reporter, VDK le met à sa place. Un parabole du métier
de cinéaste, bien sûr, que VDK signifie ici comme un
travail de recomposition de la réalité, rendu plus aigu
encore q u a n d il y a déficience des sens. « Les personnages qui sont handicapés, disait-il dans Les Cahiers
du cinéma, sont souvent dans mes fdms parce qu'ils
cassent la représentativité. Cette position un peu marginale par rapport à la normalité leur permet d'avoir
u n e vue plus perçante sur ce que serait le normal, le
réel. D'où aussi la thématique de la cécité, de la surdité,
des sens bloqués, qui me semble être celle d'une lucidité par rapport à une perception brisée, fragmentée. »
« Herman est une forme, commente van der Keuken
à la dernière image du film, L'Enfant aveugle. Au revoir, chouette petite forme ! » Des formes, ce travail
des formes, VDK le poussera en 1970 j u s q u ' à Beauty.
Van d e r Keuken sort du genre d o c u m e n a t i r e p o u r
composer un étrange film, type expérimental. Mais il
nous fait entrer dans cette fiction par la porte du documentaire. E t c'est par cette m ê m e porte q u ' o n en
sort. La beauté, c'est u n garçon q u ' o n maquille sous
nos yeux pour le « faire beau » pour le film. Visage repeint de blanc, lunettes noires de flic américain, cheveux gominés. U n e sorte de Michael Jackson, lancé
sur la piste de son propre héroïsme. Le tout manigancé
'52
comme u n e toile abstraite par VDK. Images chirurgicales, fragments de mises en scènes sommaires, bande
son free. Cette fois-ci, il n'a pas trouvé sa forme dans
la réalité. Il l'a bidouillée lui-même. La preuve, cette
image finale où l'on voit l'acteur, démaquillé, tout décoiffé sur une plage, tendant le micro à son enfant.
Scènes de famille que l'on retrouve au centre d'un
film de 1974? Les Vacances du cinéaste. Pas de tentation
de fiction cette fois. Le cinéaste lui-même est le centre
du film, mais « en vacance ». Qu'est-ce q u ' u n cinéaste
en vacances q u a n d il fdme encore ? Lui fallait-il ce
prétexte p o u r s'approcher lui-même ? Le cinéaste est
ailleurs, loin de chez lui, avec femme et enfant, dans un
coin du midi de la France. L'album photo surgit tout
naturellement, qui rappelle le grand-père socialiste
fasciné p a r la p h o t o g r a p h i e . L ' u n e des p r e m i è r e s
images du cinéaste, c'est cette photo que le grand-père
a prise de lui à 18 ans. Autour de la famille du cinéaste,
la Provence est comme une carte postale sans légende.
Avec ses paysans, ses couples de vieux un peu extraterrestres. Mais la photo du grand-père est là pour inscrire u n e filiation familiale a b s e n t e d a n s L'Enfant
aveugle. O n est pourtant loin du film de famille. Juste
au b o r d d u j o u r n a l i n t i m e , du r e t o u r s u r soi q u i ,
comme la fiction, l'éloigné u n peu du documentaire.
Ces mouvements de va-et-vient entre fiction/journal intime/documentaire, entre moi/les autres, semblent tous rassemblés dans le dernier film fleuve de
VDK, Amsterdam Global Village. Son 47ème film. S u r
les traces du j e u n e coursier marocain qui sillonne la
ville à moto en p o r t a n t des photos, VDK voyage en
images, du local à l'universel. Pour la première fois, il
est chez lui, à Amsterdam, et il filme la Saint-Nicolas,
le j o u r de l'an, la fête de la Reine et l'été dans les parcs.
Mais ces images proches ne sont là que p o u r mieux
a p p r é h e n d e r le m o n d e . Celui que l'on devient dans
les traits des étrangers qui peuplent la ville. Ce j e u n e
père bolivien, ce clodo aux pieds nus, cet homme d'affaires tchétchène, cette vieille femme juive... Alors tout
naturellement cette monographie d'une ville aux mul-
33
tiples c a n a u x devient u n voyage. VDK r e m o n t e le
fleuve de l'Histoire et des histoires de chacun. Genèses
de quelques exils, de quelques exilés. Aller voir derrière le visage des étrangers. Derrière celui de Roberto
le Bolivien, il y a un village des Andes où l'attendent les
siens, sa mère, une histoire familiale qui nous le rend
brutalement familier. Derrière Borz-Ali, il y a Grozni.
Et les morts, d o n t VDK filme les corps exposés avec
une tendresse infinie. Mais il y a ce qu'il dit aussi, qu'il
se sent « l'un des m e m b r e s de l'orchestre de la nature ». Derrière le clochard, il y a u n poète qui « veut
tout repeindre en beauté ».
Cette l o n g u e q u ê t e d e l ' i d e n t i t é des a u t r e s , d e
l'Autre, est d'abord un b o n h e u r de cinéma. Mais c'est
aussi c o m m e u n lien q u e VDK tisse e n t r e lui et le
monde. Libre de ses mouvements, libre de ses instruments. Il file la pellicule comme le long d'une rivière,
avec fluidité. On se laisse entraîner. La caméra effleure
les quais, les fenêtres où s'apostrophent les voisines.
Tiens, une femme à sa fenêtre. Elle reste là, regarde
l'objectif. On dirait u n personnage de fiction. O n se
d e m a n d e ce qu'elle fait là. O n ne la connaissait pas
celle-là. Et brutalement, nous sommes passés derrière
elle, dans l'appartement où elle referme les rideaux.
L'appel de la fiction, simple, évident. Scènes d'amour
jouées. Entre h o m m e et femme, entre hommes, entre
femmes. Et tout se mêle. Pour quelques minutes van
der Keuken se fait le chef d'orcbestre de la nature.
•>A

Documents pareils