Johan van der Keuken JVDK revisité, par Alain Bergala.¶J`@ %, par
Transcription
Johan van der Keuken JVDK revisité, par Alain Bergala.¶J`@ %, par
Couvertures 5/10/08 18:13 IMAGES Page 6 29/30 documentaires 4ème trimestre 1997 – 1er trimestre 1998 Johan JVDK Bergala. van der revisité, ¶ Keuken par Alain J’@ %, par Jean- Paul Fargier. Van der Keuken : moi et le village, par Annick Peigné-Giuly. d é f i n i t i f, par ¶ Démontage du regard Thomas To d e . ¶ Le tour d’une œuvre en 80 critiques, par Robin Devreux. Filmographie et bibliographie. Films ¶ Parti pris Le cinéma n’est pas une science exacte, chronique d’un film familial, ¶ La Quatrième génération, par François Caillat. Quelques souvenirs, des moments partagés avec Allan Francovich, par Carmen Castillo. ¶ L’Œil par Allan intérieur, à propos de Level Five de C h r i s. M a r k e r, Fr a n c ov i ch . N o t e s d e l e c t u r e IMAGES documentaires 29/30 4ème trimestre 1997 - 1er trimestre 1998 Editorial Ce numéro double, consacré au photographe et cinéaste hollandais J o h a n van der Keuken est parrainé par la chaîne du cable Planète qui diffuse une grande partie de ses œuvres depuis le mois de décembre. Cette rétrospective télévisée et la sortie en salles de son dernier film, Amsterdam Global Village, qui a recueilli une critique élogieuse unanime, a élargi l'audience en France d'un cinéaste discret. Son œuvre a un caractère documentaire mais aussi philosophique et politique à travers une exigeante recherche formelle. C'est à tort qu 'on le considère parfois comme un cinéaste difficile. L'ambition, modeste, de cette réflexion autour de son œuvre est de donner quelques clés d'accès à ses films dont une grande partie est diffusée notamment dans les bibliothèques publiques en France. Arte également a acquis les droits de plusieurs d'entre eux et en a édité deux, Les Vacances du cinéaste et La Jungle plate. La rubrique Films présente une sélection defilms, dont quatre films américains remarquables sélectionnés aux Etats généraux de Lussas en août iggj. Dans la rubrique Parti pris, est publié un texte du réalisateur François Caillât qui raconte avec humour la genèse et la réalisation de son film La Quatrième génération. Cette histoire nous a paru exemplaire. Enfin, nous publions la traduction d'un beau texte d'Allan Francovich sur Level Five de Chris. Marker. C'est l'occasion de rendre hommage à ce cinéaste américain, disparu en avril 3 dernier, qui a consacré toute sa vie et son œuvre documentaire à mettre au jour l'action des services secrets de son pays contre les forces démocratiques dans le monde. La réalisatrice chilienne Carmen Castillo évoque cet ami mystérieux dont tous ceux qui l'ont connu admiraient le courage. Qui diffusera aujourd'hui cette somme de témoignages inédits, On Company Business, qu 'Allan avait projetée à Paris en ig8i, dont Gaumont avait alors acheté les droits et qui n 'a jamais été distribuée ? Catherine Blangonnet 4 Sommaire Johan van der Kauken Introduction page 9 JVDK revisité, par Alain Bergala page i3 J'@ %, par Jean-Paul Fargier page 17 Van der Keuken : moi et le village, par Annick Peigné-Giuly page 3i Démontage du regard définitif, par Thomas Tode page 3 7 Le tour d'une œuvre en 80 critiques, par Robin Dereux page 5i Filmographie et bibliographie de Johan van der Keuken page 72 Films page 81 Parti pris Le cinéma n'est pas u n e science exacte, chronique d'un film familial, La Quatrième génération, par François Caillât P a g e 99 Quelques souvenirs, des moments partagés avec Âllan Francovich, par Carmen Castillo Page I O 9 LŒil intérieur, à propos de LevelFive de Chris. Marker, par Allan Francovich Page " 3 Notes de lecture page v>.'\ 5 Johan van der Keuken Introduction Johan van der Keuken est né à Amsterdam en ig38. Il s'est d'abord fait remarquer très jeune comme photographe. Puis il est entré à l'Idhec (Institut des Hautes Etudes Cinématographiques ) à Paris. Depuis, il mène en parallèle une activité de photographe et de cinéaste. En France, c'est peut-être son œuvre cinématographique qu'on connaît le mieux bien qu'aucun livre ne lui ait encore été consacré. Plusieurs de ses films sont sortis en salles depuis Le Nouvel Age glaciaire et La Forteresse blanche projetés à Paris en 1976, jusqu'au tout dernier film, Amsterdam Global Village, fin 1997. Entre ces deux dates, il n'a cessé d'être « redécouvert » par la critique française, comme l'analyse très précisément Robin Dereux dans son article. Mais, alors qu'il n'a cessé, de film en film, de mener une des recherches cinématographiques contemporaines les plus étonnantes, son œuvre est encore largement méconnue. La programmation d'une rétrospective sur Planète depuis décembre 1997 a permis de faire découvrir des films, notamment ses court-métrages, qui n'avaient jusque là été montrés que dans des festivals. A l'automne 1998, c'est l'œuvre photographique de JVDK qui sera pour la première fois largement exposée à Paris. Nous republions tout d'abord dans ce numéro un texte d'Alain Bergala paru en 1985. A cette date, le dernier film réalisé par JVDK était Le Temps (ig83). Ce 9 texte est particulièrement intéressant car il éclairait la difficulté que l'on a toujours eu à classer JVDK parmi les « documentaristes ». La remise en cause de « la réalité elle-même comme objet assuré de l'opération du filmage », cette « angoisse métaphysique sur la réalité de la réalité elle-même » que Alain Bergala discerne dansZe Temps, et qui était perceptible, mais à un degré moindre, dans les films précédents, font de JVDK l'un des cinéastes contemporains « du réel » les plus passionnants. Avant cette date, en France beaucoup percevaient JVDK comme un cinéaste expérimental, au sens donné à ce terme dans les années 70. Alain Bergala le compare justement à Jean-Luc Godard et il est vrai que, comme ceux de Godard ou de Marker, autres cinéastes « essayistes », la vision des films de JVDK a été continuellement stimulante pour les spectateurs qui ont eu la chance de le suivre depuis vingt ans. Cinéaste inclassable, entre documentaire et fiction, on peut le définir comme un homme de recherche, d'expérimentation. Il est surtout un homme seul, un homme qui doute, n'hésitant pas avec chaque film à remettre en cause toute son œuvre. Théoricien de sa propre recherche, il semble avoir subi peu d'influences. Avec Face Value (1990 ) et surtout Amsterdam Global Village (1996 ), il a atteint une maîtrise de son art. Jean-Paul Fargier écrit à propos de ce film : « Van der Keuken semble abandonner dans son dernier film toute apparence de formalisation excessive. » Vil revient ici sur l'ensemble de l'œuvre à partir de /<*§", montrant à quel point JVDK est capable, en traitant de sujets abstraits, « de penser la complexité du monde ». Deux des films fondateurs pour comprendre l'œuvre de JVDK sont L 'Enfant aveugle (1964 ) et Herman Slobbe/L'Enfantaveugle2 (1966 ). Annick Peigné-Giuly part de ce dernier pour décrire la tentation de la fiction qui traverse plusieurs films : les « mouvements de va et vient entre fiction/journal intime/documentaire, entre moi et les autres » et qui sont rassemblés dans le dernier, Amsterdam Global Village. 10 Thomas Tode, avait publié en Allemagne en 1992 un texte traduit ici. Il partait aussi d'une réflexion sur L'Enfant aveugle pour montrer que JVDK, par l'observation des aveugles, a élaboré « une conception complexe de l'espace » et une « théorie de la perception » qu'il a intégrées, par la suite, à son travail cinématographique. Par une comparaison avec la création picturale, Thomas Tode éclaire également la recherche formelle de JVDK : les processus de construction/destruction, de transformation, les « états de transition », « métamorphoses permanentes » des comportements humains et des phénomènes de société, que JVDK a tenté de représenter dans ses films (« l'impact rythmique de l'espace sur la forme » ) et de substituer à l'analyse et à la constatation qui les fixent et les figent. C.B. '/« Le tour du monde en 80 je », dans Trafic n°23, automne 1997 11 J V D K revisité * par Alain Bergala Tous les cinéastes finissent par se résigner à accepter le vieil axiome bazinien selon lequel, au cinéma, « il faudra toujours sacrifier quelque chose de la réalité à la réalité ». Chacun, en choisissant ou en trouvant son cinéma (« C'est de cette vision-là de la réalité que je vais faire mes films ») entérine d'une certaine façon ce renoncement : en élisant son approche de la réalité, le cinéaste se constitue dans le meilleur des cas en « auteur » mais sacrifie du même coup tout le reste de la réalité à sa réalité. Je ne vois guère que Jean-Luc Godard et Johan van der Keuken dans le cinéma contemporain, qui n'aient jamais accepté avec la conscience tranquille les conséq u e n c e s de l'axiome bazinien, m ê m e si j e s u p p o s e qu'ils sont l'un comme l'autre convaincus que Bazin avait fondamentalement raison et qu'il faudra toujours, dans un film, sacrifier quelque chose de la réalité à la réalité. Mais eux font des films et le versant de la réalité auquel ils se sont trouvés contraints cinématograp h i q u e m e n t de renoncer dans u n film ils n'auront de cesse de s'y confronter u n de ces jours dans un autre. Ainsi JVDK, parti du documentaire, finit par filmer du théâtre, et JLG, parti de la fiction, finit par filmer des champs de blé sous l'orage et des hérissons. On peut supposer, à voir son œuvre, que si JVDK a commencé par faire des films en choisissant le documentaire plutôt que la fiction, c'est parce que la fic13 tion a dû lui apparaître dès le départ comme u n rétrécissement insupportable de son champ d'action cinématographique, le m o n d e , et comme u n appauvrissem e n t i n é v i t a b l e d e l ' a m b i g u ï t é et d e la r i c h e s s e potentielle de la réalité non mise en scène, c'est à dire ouverte à toutes les perceptions, à toutes les échelles, à toutes les analyses et à toutes les méditations. Mais d'ordinaire il va de soi, pour u n documentaliste, d'avoir une confiance inébranlable dans la « réalité de la réalité », c'est la condition m ê m e d'un exercice serein de son métier. C'est de moins en moins le cas pour JVDK, si tant est que ça l'a jamais été. Le m o m e n t est sans doute venu de revisiter l'œuvre de ce cinéaste à la lumière de Vers le Sud (1981-82) et de son dernier filmée Temps. Avec Vers le sud, JVDK remettait en question, en pleine maturité d a n s la possession d e son art, cette « maîtrise » du filmage dans laquelle de tout évidence il était parvenu dès les années 70 à u n degré d'excellence a u q u e l p e u atteignent, m ê m e p a r m i les plus grand du cinéma direct. Il y remettait dans le m ê m e temps en cause le critère d'exemplarité dans le choix du filmable et y substituait avec conviction la pierre de touche de la singularité. Il se posait donc, dans ce même film, deux questions auxquelles son œuvre préc é d e n t e semblait avoir magistralement r é p o n d u , la question du que filmer ? et celle du comment filmer ? La dernière phrase du film, prononcée en voix off par le cinéaste, de retour chez lui et face aux images et aux sons ramenés de ce voyage vers le Sud, ouvrait au sein du cinéma de JVDK u n soupçon majeur : « c'est difficile de toucher le réel ». Reste que l'on pouvait croire encore que c'était le cinéma qui rendait cette rencontre difficile, pas le réel. Et après tout cette interrogation là, sur la captation de la réalité, était déjà présente dans ses films depuis au moins 1966 avec L'Enfant aveugle, et il fait peu de doutes aujourd'hui qu'elle devait travailler à notre insu le triptyque N o r d - S u d au d é b u t des années 70 où la b o n n e conscience politique nous empêchait peut-être de la voir. Mais ces deux ques- 14 tions ouvertes par Vers le sud ne mettaient pas directement en cause la réalité elle-même comme objet assuré de l'opération du filmage. Avec Le Temps, c'est chose faite. Ce film court est u n e méditation fulgurante sur l'espèce h u m a i n e (le noyau familial de sa reproduction, les différences singulières et les comportements codés ) et aussi un essai sur la perception, sur la saisie de l'espace, toutes choses dont nous parlaient déjà, sous d'autres modes, ses films antérieurs. Mais avec ce film, dès les premiers plans, dès que la caméra se met à glisser dans ce travelling sans fin sur la théâtrale inconsistance des choses, s'imp o s e avec la force d e l'évidence u n e d i m e n s i o n d e l'œuvre de JVDK à laquelle, sans doute, on n'avait jamais prêté suffisamment d'attention, celle d'une angoisse m é t a p h y s i q u e s u r la réalité de la réalité ellem ê m e . Tout se passe avec ce dernier film comme si JVDK parvenait à n o u s dire, après 25 ans de sa vie consacrés à filmer la réalité qu'après tout la vraie question n'était peut-être ni le que choisir dans la réalité ? ni le comment filmer ?, finalement presque anecdotiques, mais la question beaucoup plus fondamentale et angoissante de la nature et de la crédibilité de cette fameuse réalité qui semble tout à coup faire défaut, se d é r o b e r , p e r d r e sa consistance et défier j u s q u ' a u x vieilles lois physiques de la gravitation et de la pesanteur qui n o u s la rendent d'ordinaire si familière. Mais après tout, et si van der Keuken avait toujours été, depuis le début, à notre insu, u n cinéaste métaphysique ? * texte publié dans Les Films de Johan van der Keuken. sous la direction de Jean-Jacques Henry, Editions Vidéo Ciné Troc, 1985. 15 J'@% par Jean-Paul Fargier Le hasard (qu'« u n coup de dés jamais n'abolira» ) fait que je regarde, sur la chaîne câblée Planète, un film de van der Keuken, / love dollars , vieux de plus de dix ans, le j o u r m ê m e où, p o u r la première fois, s'affiche dans u n journal u n début de réponse aux questions que pose la crise asiatique. « La crise asiatique a des inconvénients, mais aussi des avantages », titre Le Monde du samedi 27-12-97. « La tourmente qui a saisi les économies thaïlandaises, sud-coréennes et japonaises affectera les ventes dans cette partie du m o n d e et favorisera ses exportations. C e p e n d a n t elle facilite les investissements français dans ces pays ». Voilà le sous-titre. Il confirme, au présent et au futur, ce qui se profilait la veille au conditionnel : « la crise en Asie pourrait être profitable aux Etats-Unis ». Autres titres du 27-u : « Les entreprises d'Extrême Orient, proies tentantes », « Les financiers américains mettent le cap sur l'Asie ». Merci Le Monde (et A n n e - M a r i e R o c c o , B a b e t t e Stern, Laurent Mauduit, Laurent Zecchini ). On commence à y voir plus clair. On devine ce que la crise rapporte déjà, pourrait rapporter, rapportera sûrement, et à qui. Mais pourquoi tout ça ? Là, c'est le film de van der Keuken qui me le montre. On comprend, en le voyant, en l'écoutant, où se n o u e n t les fils du d r a m e , dans quels recoins obscurs... de la planète ? Non, de cer17 tains h o m m e s pris (individuellement et collectivem e n t ) d ' u n e passion tenace. Les affaires, disent-ils, c'est du sport, pas une drogue, n o n , d u sport, d e la compétition de haut vol ! On ne peut plus s'en passer. Keuken fait parler les acteurs du m o n d e financier et tous répètent le m ê m e innocent aveu : I,je... *P, désire... possède... joue... gagne... perd... jouis... $ : dollars, sigle d'un mot universellement compris, sans traduction, dans tous les langues. Credo libéraliste auquel le cinéaste oppose inlassablement la liberté bafouée des pays pauvres. « E n 1984, le Tiers-Monde a confié au système bancaire international deux fois plus de fonds qu'il n ' e n a obtenus ». Merci Johan. Van d e r Keuken est seul. Il n ' a pas d'équipe à envoyer au bout du m o n d e , il doit y aller lui-même. Il n'a pas de réseau d'informations instantanées : chaque i n f o r m a t i o n q u ' i l recueille lui c o û t e b e a u c o u p d e temps. Il n'a pas n o n plus u n n o m b r e déterminé de pages à remplir c h a q u e jour, ce qui a l'avantage de pousser à produire quotidiennement du nouveau, sous forme de nouvelles. Il se pousse lui-même. Au rythme qu'il décide. Il met d o n c plusieurs mois, voire plusieurs années, à fourbir ses (nos) lumières. Et pourtant : ses films valent encore la peine d'être vus des années plus tard. E n plein b o u m de l'or nazi en Suisse et en pleine faillite de la Corée (tiens, ça aurait un rapport ? ) revoir I love dollars (qui se trame à Amsterdam, à New York, à H o n g Kong et à Genève ) est u n acte riche d'enseignements. Le film paraît avoir été fait auj o u r d ' h u i . Il nous parle de notre présent. Ce qui ne sera sans doute pas le cas des articles du Monde dans dix ans ou m ê m e dix mois : ils n e seront alors plus utiles (ce ne sera déjà pas si mal) que pour comprendre notre passé. Cela est vrai de presque tous les films de van der Keuken : il est rare qu'ils cessent de nous interpeller au présent, m ê m e vingt ans plus tard. 18 A q u o i t i e n t leur efficacité p e r s i s t a n t e ? A leurs angles d'attaque ? A leurs instruments d'analyse ? Au combat p e r m a n e n t d o n t ils sont le spectacle ! T o u t chez van der Keuken semble procéder, procède réellement d'une lutte. Et d ' u n e lutte en cours, toujours r e c o m m e n c é e , j a m a i s g a g n é e d ' a v a n c e . T o u t . Ses images. Sa p e n s é e . Son montage. Ses m é t a p h o r e s . Ses sons. Ses voix. Sa voix. C o m m e n ç o n s par sa voix. Comme Rouch, Godard, Wells, Truffaut ou Moretti, Johan van der Keuken est un cinéaste d o n t les spectateurs connaissent la voix. De film en film on la retrouve, on a appris à l'identifier. Lente, volontaire, u n peu voilée, c o n t e n a n t son émotion. Implacablement affirmative dans les commentaires, n o n moins implacablement sûre de ses affirmations mais de façon plus amène dans les interviews, elle est double et u n i q u e à la fois. Elle a mis longtemps à nous présenter son corps porteur : l'homme à la caméra. Depuis quand (dans quel film ) J o h a n a-t-il pris l'habitude de se film e r dans u n miroir caméra sur l'épaule, se parlant à lui-même et s'adressant aux spectateurs ? L'autoportrait chez lui est u n e figure verbale. Une posture de la voix. C'est en tant q u ' h o m m e de paroles qu'il tient à graver u n e image de lui (exception qui confirme la règle : les grimaces et les coups de poings dans le vide du très swing On animal locomotion ) . Mais h o m m e de paroles, il n e l'est que pour autant que celles-ci s'immiscent dans des images qu'elles sont chargées de féconder. Le sens est inséparable du verbe. E n c o r e faut-il trouver aux mots un rôle qui ne les éteint pas à mesure qu'ils s'avancent dans la trame des images. C'est u n e question de voix, de placement de voix. Q u e seraient les films de Rouch sans l'incantation vibrante et inspirée qui relie aux mythes les choses vues (gestes, objets, lieux, individus, personnages ) au fur et à mesure de leurs apparitions ? De simples documents ethnologiques, au sens pré-digéré, pré-ré- 1!) digé. Certes intéressants mais p o u r les spécialistes seulement. Et les scènes décousues de Deux ou trois choses que je sais d'elle, sans la voix de Godard qui les ficèlent d ' e n t r é e de j e u , n e voleraient-elles pas en éclats i n c o m p r é h e n s i b l e s , futiles ? C'est la voix d e Rouch qui fait de lui l'Homère des Africains et chacun de ses films une Odyssée noire. C'est la voix de Godard qui propulse l'enquête sociologique (sur ce q u ' o n app e l a i t a l o r s les g r a n d s « e n s e m b l e s » et q u e l ' o n n o m m e aujourd'hui les cités, les banlieues ) vers le roman (« noir » encore mais dans u n autre sens ) en désignant des coupables, mais aussi des victimes (qui le s o n t d ' a u t a n t plus q u ' e l l e s sont, a p p a r e m m e n t , consentantes ). A égale distance de Rouch et de Godard, le registre vocal de van der Keuken consiste à passer sans cesse d e l'enquête à la thèse sans r o m p r e l'unité d ' u n discours filmique n o u é au plus profond d'une subjectivité avouée. C'est la même voix qui se charge des deux rôles. D ' u n côté, elle affirme, de l'autre elle interroge. Mais forcément ses interrogations vont dans le m ê m e sens que ses affirmations. Elle quête auprès des témoins la confirmation d ' u n p o i n t de vue é n o n c é a priori. Le réel est prié de délivrer des confirmations. Cette attitude en elle-même aurait tout pour devenir rapidement rebutante. Mais van der Keuken réussit à e n faire u n e force e n lui insufflant de la fragilité. Chaque affirmation s'avance n o n comme u n e victoire acquise d'avance mais comme u n acte de courage. Avoir le courage de ses opinions apparaît c o m m e le m o t e u r de t o u t e d é m a r c h e filmique van d e r keukienne. C'est renverser le principe m ê m e du film à thèse, lequel évacue tout notion de courage. Ce qui est dit Oj/fcomme commentaire pourra toujours être répété en direct en présence de l'adversaire. En réponse à ses réponses. Incroyable tout ce que ce cam é r a m a n lance de d e r r i è r e sa c a m é r a à ceux q u ' i l filme. Les stratégies d'interviewer de van der Keuken sont sidérantes par leur esprit d'offensive, qui pourraient assez vite virer à l'offense, par leurs libertés de 20 ton et de fond, n'était qu'elles sont portées par u n e voix qui e n t e n d dialoguer avec u n vis à vis d'égal à égal. Pas de mépris, pas de complexe ni d'infériorité ni de supériorité. C'est ce principe d'égalité qui amène tôt ou tard la voix à s'incarner, à s'exposer dans un corps. L ' h o m m e qui interroge avec tant de pugnacité tranquille banquiers et spéculateurs (dans Ilove dollars ) ne peut rester masqué sans prendre le risque de paraître infatué, hargneux, d o g m a t i q u e . Il faut faire face n o n seulem e n t à l'autre filmé mais aussi au spectateur. Caméra à la main. Me voici : je suis celui qui signe. Mes images n e valent q u e p o u r a u t a n t q u e ma voix les c o n t r e signe. T o u t le réel q u ' e l l e v o u s révèle, m a voix le contenait déjà, mieux q u ' u n soupçon n ' e n r o b e u n e faute. J e filme comme j e parle. J e vois ce q u e j e dis. Voyez-vous ce que je vois ? Non ? Alors écoutez ma voix. Et les voix que je recueille. L'attention d e van der Keuken à la voix des autres est l'autre force, l'autre richesse de ses films. La voix de L'Enfant aveugle ! Le cinéaste d o n n e toujours à ses interlocuteurs le temps de s'exprimer. Il n e morcelle p a s les d i s c o u r s . L e s d é c l a r a t i o n s s o n t l o n g u e s , denses, nuancées. Parfois c'est le silence qui domine chez u n être, comme dans Le Nouvel Age glaciaire. Mais il va tôt ou tard, c'est sûr, se mettre à parler. Et quand il se met à parler les quelques mots qui émanent de lui sont recueillis c o m m e u n trésor. La j e u n e ouvrière mutique nous parle de ses rêves : elle se voit en rêve encore à l'usine, obligée à des cadences encore plus r a p i d e s . A u p a r a v a n t , v e r s le d é b u t d u film, les quelques mots d'une lettre adressée au cinéaste par elle - « cher Johan, je suis heureuse de participer à ce film, de passer à la télévision » - sont répétées plusieurs fois à la suite tandis que la caméra balaie plu sieurs fois sa chambre, qu'elle partage avec ses sœurs (ouvrières comme elle dans la même usine ), chambre qui r e s s e m b l e à u n e c h a m b r e d'enfants mais c'est 21 exactement ce qu'elles sont, ses sœurs et elle, des enfants jetées trop tôt sur le marché du travail, ouvrièresenfants. Répétition des mots écrits : promesse d'une autre forme d'expression, qui ne pourra être que verbale. Van der Keuken est un guetteur de paroles. Le Nouvel Age glaciaire est bâti sur l'opposition entre une famille ouvrière hollandaise de dix enfants se caractérisant par diverses difficultés d'élocution (le père est sourd, la mère mal entendante, une des enfants est retardée mentale, les autres sont assez mutiques ) et une communauté urbaine de péruviens très pauvres (paysans attirés par les mirages de la ville ) qui tentent de s'organiser (à la faveur d'un coup d'état militaire de gauche, prometteur de distribution de terres, mais des promesses aux actes il y a du chemin ) pour lutter contre la misère et la précarité de leurs habitations. Et dans ce cas, la parole, la prise de parole est un de leurs moyens de lutte. La scène du vote par acclamations et mains levées est significative du pouvoir de la voix, pas seulement au sens électoral. Zoom sur le haut-parleur dont s'empare dans la masse d'une réunion quiconque veut s'exprimer, zoom qui s'arrête à temps pour que ce porte-voix se trouve entouré d'une belle grappe de têtes d'hommes se dressant ensemble contre ce qu'on leur disait être leur destin. On dirait les atomes d'une molécule se groupant autour d'un nouveau noyau. La voix surgit de la masse comme un principe à la fois d'individuation et de cohésion, de conscience de ce que chacun est, de ce que chacun peut, de ce que chacun vaut. Dans le nuancier de toutes les voix possibles dont le cinéaste guette l'envol, le chant est bien sûr le registre le plus émouvant. La jeune Porto-Ricaine de New York (I love dollars ) qui veut être pédiatre ne trouve plus, au bout d'un moment, qu'une chanson pour exprimer son sentiment d'abandon. Les chansons donnent des ailes aux nouvelles idées [L'Esprit du temps ), des voix nouvelles aux corps qui tentent de se rénover par le maquillage ludique. On est à la fin 22 des années 60 ici, et l'on assiste au basculement de toute une jeunesse dans la révolte contre l'ordre mondial - moral et politique. Van d e r Keuken enregistre ce raz de marée en rapprochant deux types d'insurrections vocales : d ' u n côté, les slogans lancés contre les grilles des ambassades américaines (USA hors du Vietnam), de l'autre les gentils refrains des chansons rock et folk qui circulent dans les soirées marijuanna. Le cinéma de van der Keuken est régi par une économie du Verbe. Gestion de l'abondance et des flux, de la raréfaction et des reflux. Quelques mots suffisent parfois pour ouvrir une béance dans u n e chappe d'images. La voix d'Allende (quelques plans seulem e n t ) déchire soudain le calme et répétitif exercice des voix enfantines de La Leçon de lecture et assigne à l'acte de lire u n e portée politique. Dans Velocity, les m o t s d e la r e s c a p é e d ' u n c a m p d e c o n c e n t r a t i o n créent u n appel d'air p a r où s'engouffre l'Histoire, que le Présent a enseveli, alors que (c'est le propos du film ) de n o m b r e u x signes pourraient y renvoyer, à condition de vouloir les voir et les interpréter. P o u r forcer le présent à se souvenir du passé, le Réel à dévoiler ses c o u c h e s d e c e n d r e s e n c o r e c h a u d e s , u n c o u p d e p o u c e « p o é t i q u e » semble souvent nécessaire, q u a n d ce n'est pas un coup de force fictionnel. Et là se fait jour un autre trait particulier du cinéma de van d e r Keuken, son usage des métaphores. Chez lui u n e image du réel vaut toujours plus q u e la réalité qu'elle transcrit. Les œillères de l'âne de Formentera (White Caste/) deviennent u n signe d'aveuglement désignant le comportement des esclaves modernes tourn a n t volontairement en r o n d dans les usines et les magasins de la production capitaliste. Van d e r Keuken est u n documentariste qui pense, tourne et monte ses documentaires comme du cinéma de fiction. Il sollicite constamment la dimension mét a p h o r i q u e des plans qu'il prélève d a n s le Réel. La neige à Amsterdam, les rues vides de Genève, l'aquarium de H o n g Kong, u n reflet à New York où les voitures roulent tête en bas : ces images reviennent scan- 23 der le déroulement de l'enquête (I love dollars ). Elles se proposent comme des clés conceptuelles pouvant ouvrir de nombreuses portes. La neige signifie l'étouffement, le secret. Les rues vides, et surtout propres, renvoient à un nettoyage plus qu'urbain, organique. L'inversion d'un flux automobile dans les vitres d'un gratte-ciel signale un système de valeurs aberrant. Le grouillement sous-marin dans une cage de verre symbolise un Territoire où chacun nage dans les affaires comme des poissons dans l'eau. C'est leur retour qui constitue ces plans en métaphores. Leur mise en chaîne les déréalise pour leur conférer un pouvoir de signification déterritorialisée, universelle : la neige d'Amsterdam parle aussi de Hong Kong et de New York et les rues nettoyées de Genève sont pertinentes pour penser ce qui se trame en Chine comme en Amérique. La pratique du montage de van der Keuken n'est pas très éloignée de celle d'un Pollet dans Méditerranée. Sauf que son bassin méditerranéen à lui c'est le monde. Cinéaste de fiction, van der Keuken l'est aussi par sa façon de filmer. Hyper suggestive. Ses mouvements de caméra procèdent d'une véritable mise en scène du réel. Ses prises de vue ne sont jamais une pure et simple captation du monde, elles s'avouent, par mille indices, schèmes instantanés, fruits conceptuels d'une i n t e r p r é t a t i o n plus que d ' u n e c o n t e m p l a t i o n . Décadrages rapides, recadrages calculés, coups de zoom répétés, dérapages lyriques amènent de force le réel à signifier ce qu'une pensée vive peut en tirer audelà de toutes les apparences. Le réel est un objet constant de manipulations et de contre-manipulations. Les films de van der Keuken n'excluent aucune forme d'interventionnisme. Par exemple : l'éclairage partiel, qui opère dans le réel des ponctions pré-déterminées comme le ferait un éclairage de théâtre (dans la maison en Hollande du Nouvel Age glaciaire) ou à la façon d'un film à suspense (le parcours dans les appartements précaires de Quatre murs). Par exemple : le mouvement inversé, comme celui des gens qui re24 culent dans les rues d'Amsterdam [L'Espritdu temps ), semblant vouloir aller à r e b o u r s des traditions. Par exemple : les collages, telle cette s u p e r p o s i t i o n de boîtes d'allumettes sur des prises de vue aérienne du paysage hollandais, transformant les boîtes en bombardiers de la deuxième guerre mondiale (Velocitj). Par exemple, mais cela est plus habituel chez les documentaristes : la superposition s o n o r e , telle cette musique sacrificielle (de Malher ?) posée sur regorgement d'un agneau à F o r m e n t e r a [White Castle), ce qui a pour effet, q u a n d cette musique revient sur des images d ' u s i n e , d ' e n faire u n symbole de la mise à mort quotidienne des ouvriers à la chaîne. Les m a n i p u l a t i o n s les plus décisives (et les plus choquantes p o u r q u e l q u ' u n qui penserait que le cinéma documentaire doit enregistrer le réel tel qu'il survient devant la caméra) affectent les corps. O n a l'impression t r o u b l a n t e d'assister à des effets d'acteurs. Soit que les corps filmés obéissent aux indications du filmeur, telle, d a n s White Castle, cette dém o n s t r a t i o n d ' u n e laque à cheveux (puis de toutes sortes de produits) par une cliente dans les allées d'un super-marché à Columbus (Ohio). Soit qu'ils s'intégrent dans une mise en scène complète, comme, dans L 'Esprit du temps cette sidérante imitation sur le toit d ' u n e maison en Hollande d ' u n e exécution capitale par chaise électrique (avec cri final, hurlement déchirant - effet de voix, nous y revoilà). Parmi les moyens fictionnels van der keukiens il faut aussi compter les voix fictionnelles et, parmi elles, distinguer celles que produisent des acteurs (assez rarement) et celles que les musiques introduisent. Les accents du saxo ou de la clarinette basse de Willem Breuker sont (presque toujours) à e n t e n d r e comme des cris de couleurs variées : espoir, colère, indignation, joie, accusation, vengeance, tendresse, pitié, lucidité, raisonnement. Le Summertime d'Albert Ayler qui vient c o m m e n t e r le b o n h e u r d ' u n j o u r de printemps dans les parcs d'Amsterdam dit le contraire de ce que les images captent et c'est tout aussi vrai : com25 m e n t peut-on être aussi i n n o c e m m e n t heureux dans u n temps si déchiré, dans u n m o n d e si d é c h i r a n t ? Fragilité de tout instant arraché au m a l h e u r par l'oubli, l'amour, la tendresse, la distance. « Un film peut être très simple et être u n moyen de libération, u n moyen de se voir soi-même et de de regarder l'autre » proclame le cinéaste en 1968, dans u n de ses premiers films, Le Chat, une sorte de manifeste p o u r u n cinéma politique, construit sur l'opposition d ' i m a g e s d u c h a t d e l ' a u t e u r (qui a i m e les c h a t s d'abord « parce qu'il n'existe pas de chat policier ») et d'images de répression policière. Le cinéma de van der Keuken se présente comme u n cinéma de la simplification : afin de penser la complexité du m o n d e . Mais attention : simplificateur, il l'est richement. Sa variété formelle, s'autorisant toutes les figures de style, tous les procédés, répond à la diversité des sujets traités comme au niveau d'analyse que le cinéaste veut atteindre. Le passage à u n e vision simple des choses, c'est tout u n travail. Plus que des documentaires au sens strict, ce sont des essais que van der Keuken élab o r e . Les titres, plutôt c o n c e p t u e l s , de ses œ u v r e s avouent leurs a m b i t i o n s intellectuelles. L'Esprit du temps • I love dollars - Velocitj - Beauty - La Forteresse blanche - Les Vacances du cinéaste - Cuivres débridés - le Nouvel Age glaciaire - Les Palestiniens - Tempête d'images - Face value - Amsterdam Global Village... A partir d'un p r o b l è m e particulier, localisé, il s'agit toujours de s'élever du c o n c r e t vers l'abstrait, il s'agit toujours d'atteindre u n e vérité capable de mettre à nu les racines spécifiques - objectives et subjectives - d ' u n e situation. Le subjectif intéresse de plus en plus van der Keuken, d e p u i s / *?$ . De plus en plus il se filme et de plus en plus il filme des gens qui veulent bien lui détailler les ressorts intimes de leur action, de leur fuite en avant, d e leur maintien dans le temps. Mises à nu intérieures qui vont de pair, p o u r que tout soit clair, avec des mises à nu extérieures (déshabillages très conceptuels). 26 Ses armes intellectuelles, il les puise dans une synthèse très personnelle de christianisme et de freudomarxisme, teintée d'écologisme. Politiquement, van der Keuken est u n citoyen du m o n d e reconverti à la valeur des villages. Au pluriel. Face au village global, il est l ' h o m m e des villages particuliers. La voix des villages dans la jungle des villes. Vil/age value pourrait être le titre de ses œuvres complètes. Ce que théorise par son titre Amsterdam Global Village - i) il y a de plus en plus de villages dans les villes ; 2) les villages du bout du m o n d e sont désormais à notre porte ; 3) nous sommes tous des « global villageois » - est déjà au cœur de tous les films de notre ami Johan. Le clin d'œil à Mac L u h a n , auteur de l'expression « global village », est u n coup de chapeau bien envoyé. Lors d ' u n débat à Ris-Orangis, questionné sur le p o u r q u o i du titre, je me suis aperçu que le n o m de Marshall Mac L u h a n n e disait plus rien à p e r s o n n e . Peut-être en est-il de m ê m e p o u r quelques lecteurs d e c e t t e r e v u e . R a p p e l o n s d o n c q u e le c a n a d i e n Marshall Mac L u h a n (1911-1980) a théorisé le rôle décisif des médias dans les mutations des sociétés. Fort d e son é t u d e des b o u l e v e r s e m e n t s c u l t u r e l s , politiques, religieux, économiques, qui découlent du développement de l'imprimerie (La Galaxie Gutemberg), Mac L u h a n a produit u n e batterie de descriptions et d'analyses (Pour comprendre les médias) très en vogue dans les années 60-70 (mais à vrai dire, allez y voir, toujours éclairants) mettant en évidence le rôle de la presse, du cinéma, de la radio, de la télévision et autres médias m o d e r n e s dans le façonnage de nos comport e m e n t s d'habitants de la Galaxie électronique. Au n o m b r e d e s m é d i a s , o n est u n p e u s u r p r i s q u ' i l compte la monnaie. L'argent. Mais cela paraît vite évid e n t : le mode de circulation de la valeur économique est u n moyen d'échanges aux effets culturels o n n e peut plus structurants. Il n'y a qu'à voir les films de Keuken : la télévision el l'argent (quotidien ou spéculatif) y c o n s t i t u e n t deux des pôles auxquels s'aimante la vie des gens. On n ' e n finirait plus d'énumé- 27 rer tous les plans de téléviseurs, d'écrans cathodiques, n u m é r i q u e s , qui scintillent dans les « villages » que sa caméra parcourt (jusqu'à constater que le Sarajevo Film Festival repose sur u n télé-projecteur). Les plans monétaires sont encore plus nombreux. Van der Keuken est, avec FAntonioni de L'Eclipse, le cinéaste qui a le mieux filmé la dynamique boursière qui travaille et structure les âmes de notre temps. Qu'il se mette m a i n t e n a n t à faire u n film sur le passage de l ' E u r o p e à l'euro n e serait pas é t o n n a n t . Je n e sais pas s'il a ce projet, mais voilà u n sujet pour lui. Qui, mieux que lui, pourrait nous faire voir et penser les bouleversements que ce changement de monnaie entend entériner et accélérer ? Ce n'est pas tous les jours que l'on peut assister à la naissance d'un nouveau média. Ce serait sans doute, s'il faisait ce film, son Wake après son Ulysse. Mac L u h a n était un grand lecteur de Joyce. Je n e sais si J o h a n en est un aussi. Quoi qu'il en soit, il en est le p e n d a n t cinématographique à l'autre b o u t du s i è c l e . V i n g t q u a t r e h e u r e s d e la vie d ' u n e ville (Dublin) en huit cents pages : c'était le défi au pouvoir de la littérature que Joyce lança et gagna, inventant le roman m o d e r n e (mélange de toutes les formes littéraire, u n e par chapitre, sur fond d'improbable réécriture d'un mythe ancien). Les quatre saisons d'une ville à l'ère de la mondialisation, ou les quatre coins du m o n d e à l'heure de la « villagisation », cueillies en deux cent quarante et une minutes : c'est u n défi du m ê m e ordre et d'une modernité égale, renouvelée. Keuken, comme Joyce les genres littéraires, recycle toutes les formes de cinéma qui l'ont précédé. Toutes les combinaisons possibles des matières expressives (visuelles, sonores et m ê m e picturales) sont essayées jusqu'à l'obtention de la formule alchimique qui opère la transmutation du réel. Joyce y parvient à la fin du vrai dernier chapitre A'Ulysse en inscrivant u n simple point noir (et n o n u n mot) en réponse à une question. L ' a v a n t - d e r n i e r c h a p i t r e d'Ulysse est c o n s t i t u é de 28 questions et de réponses qui visent à résumer tout ce qui a eu lieu dans les seize chapitres précédents. Où ? est l'ultime question. • est la réponse. Un gros point noir, un point tellement gros qu'il ne peut être pris pour un point final (• que Joyce a eu du mal à obtenir de son imprimeur le point n'était pas assez gros ; et encore aujourd'hui, dans de nombreuses éditions, il ne figure pas toujours comme tel). Idée géniale ! Prodigieuse concentration de l'espace romanesque et réel de Dublin et de tous les autres lieux (historiques, culturels, mythiques) convoqués par la narration - en une seule figure, qui est aussi au sens strict une formule magique, opératoire. • : hostie noire de l'écrivain œuvrant à la transsubstantiation du monde en récit/écrit et y parvenant enfin. Après quoi, le 0 - hostie creuse, vide, mais pleine de promesses des Oui du monologue (nonponctué) de Molly Bloom peut retentir. Le plus long film de van der Keuken contient pareillement un point (est-il noir ? est-il vide ? à chacun son or philosophai), un point où tout ce qui a eu lieu depuis près de quatre heures soudain se ramasse : la séquence des corps nus copulants. Gestes sollicités, posés, mis en scène, ils opèrent une trouée dans la trame réaliste, événementielle, documentaire, donnent à voir son envers lumineux. Amour, sexe, plaisir, intime connaissance, échange : appeliez ça comme vous voulez, c'est un fait, il est là, répetable à l'infini, aspirant toutes les énergies, but de toutes les courses, agitations, débats, instincts de survie, pourcentage irréductible de bonheur. Compression maximale de sens dans un océan de non sens. Compression maximale de cinéma et de réel, de contemplation et d'interprétation, de connaissance et de jubilation. Peut-on aller plus loin dans la simplification intellectuallo-sensorielle, dans la mise en abîme conceptuelle, dans la transsubstantiation artistique ? Avec des images, non, sans doute. Avec des sigles, peutêtre, des sigles dans le genre I 10 $. Ce qui se joue dans cette séquence - très emblématique de l'art van 29 der keukien - pourrait alors s'écrire : J'@ %. J' c'est lui, c'est vous, c'est moi, c'est tous les « je » du monde. @ c'est la pulsion vers l'échange, la communication, la possession. % c'est le « n o n tout », la part infime - de ce qui s'obtient mais qui suffit q u a n d m ê m e à faire t o u r n e r le m o n d e . A le faire t o u r n e r envers et contre tout (malgré par exemple la crise actuelle en Asie, ce n'est pas la première, ce n'est pas la dernière, il y en aura d'autres, elles sont prévues par I V S), si bien qu'au bout du compte, s'il y a u n b o u t du compte, comme n o u s en instruit le « Coup de dés » de Mallarmé : rien n 'aura eu lieu que le lieu excepté peut-être une constellation. U n e constellation d e visages. De villages. 30 Van d e r K e u k e n : m o i e t le village par Annick Peigné- Giuly Il n'est pas vraiment sympathique, le héros de van der Keuken. Il a beau être aveugle, il a u n regard terrible sur le monde. Et particulièrement sur les vieux. Il ne peut pas supporter qu'ils vivent encore au-delà de /p ans: « les vieux sont des déchets », dit-il à sa mère, vieille dame brave et patiente venue le chercher pour le week end dans son institution. Sa mère s'offusque, il s'en extasie. Les Noirs, non, « ce n'est pas juste qu'on repousse les Noirs ». Les Noirs, ce sont des victimes comme lui, mais aussi les seuls qui le font vibrer dans sa chambre solitaire. Ce garçon a une filiation particulière avec le monde, qui passe par la détresse et la liesse, bref par le blues, par le rythm'n blues. Et non par sa mère; son père, on n'en sait rien. Mais que sait-il d e l'image du monde? C'est cette même confusion qui semble habiter tous les films de van der Keuken. Depuis cet « Enfant aveugle » de 1962. Pas à pas, le cinéaste (il a réalisé son premier film en io,58: Paris à l'aube) suit le j e u n e h o m m e , c o m m e lui à la recherche de sa propre image, inconnue. Ce qu'il connaît de lui, Herman, c'est sa voix, belle, grave. Ce qu'il sait de son corps, c'est que les filles ne le trouve pas beau (« Tant pis, j'ai mieux à faire dans mon lit »; dit-il en substance). Nous, o n le voit, u n épi dans les cheveux, les yeux dans le vague, avec cette « tache blanche » sur l'iris qui lui a fait peur enfant. Le corps maigre, un peu vindicatif, un peu hésitant à s'avancer dans le monde. 31 Alors, on le suit dans les dunes de sable où il piétine, glisse, se relève... les mains dans les poches pour faire décontract'. Peu avant, il gueulait « Let's go » dans l'autocar avec les autres, plus fort que les autres, en frappant dans ses mains, van der Keuken lui donne le micro, c'est lui qui interroge et enregistre le m o n d e . Il s'identifie avec cette rage de teen-ager qui hurle comme pour mieux exorciser le mal: « Phtisie, furoncles, choléra, peste... » Avec lui, van der Keuken filme l'avènement de la jeunesse à l'état de classe à part entière. Il écoute une musique « jeune » sur son magnétophone à bande. Il est sur l'herbe à écouter la course automobile qui passe, concentré. C'est lui qui fait le son. E n mettant le j e u n e aveugle dans la position du reporter, VDK le met à sa place. Un parabole du métier de cinéaste, bien sûr, que VDK signifie ici comme un travail de recomposition de la réalité, rendu plus aigu encore q u a n d il y a déficience des sens. « Les personnages qui sont handicapés, disait-il dans Les Cahiers du cinéma, sont souvent dans mes fdms parce qu'ils cassent la représentativité. Cette position un peu marginale par rapport à la normalité leur permet d'avoir u n e vue plus perçante sur ce que serait le normal, le réel. D'où aussi la thématique de la cécité, de la surdité, des sens bloqués, qui me semble être celle d'une lucidité par rapport à une perception brisée, fragmentée. » « Herman est une forme, commente van der Keuken à la dernière image du film, L'Enfant aveugle. Au revoir, chouette petite forme ! » Des formes, ce travail des formes, VDK le poussera en 1970 j u s q u ' à Beauty. Van d e r Keuken sort du genre d o c u m e n a t i r e p o u r composer un étrange film, type expérimental. Mais il nous fait entrer dans cette fiction par la porte du documentaire. E t c'est par cette m ê m e porte q u ' o n en sort. La beauté, c'est u n garçon q u ' o n maquille sous nos yeux pour le « faire beau » pour le film. Visage repeint de blanc, lunettes noires de flic américain, cheveux gominés. U n e sorte de Michael Jackson, lancé sur la piste de son propre héroïsme. Le tout manigancé '52 comme u n e toile abstraite par VDK. Images chirurgicales, fragments de mises en scènes sommaires, bande son free. Cette fois-ci, il n'a pas trouvé sa forme dans la réalité. Il l'a bidouillée lui-même. La preuve, cette image finale où l'on voit l'acteur, démaquillé, tout décoiffé sur une plage, tendant le micro à son enfant. Scènes de famille que l'on retrouve au centre d'un film de 1974? Les Vacances du cinéaste. Pas de tentation de fiction cette fois. Le cinéaste lui-même est le centre du film, mais « en vacance ». Qu'est-ce q u ' u n cinéaste en vacances q u a n d il fdme encore ? Lui fallait-il ce prétexte p o u r s'approcher lui-même ? Le cinéaste est ailleurs, loin de chez lui, avec femme et enfant, dans un coin du midi de la France. L'album photo surgit tout naturellement, qui rappelle le grand-père socialiste fasciné p a r la p h o t o g r a p h i e . L ' u n e des p r e m i è r e s images du cinéaste, c'est cette photo que le grand-père a prise de lui à 18 ans. Autour de la famille du cinéaste, la Provence est comme une carte postale sans légende. Avec ses paysans, ses couples de vieux un peu extraterrestres. Mais la photo du grand-père est là pour inscrire u n e filiation familiale a b s e n t e d a n s L'Enfant aveugle. O n est pourtant loin du film de famille. Juste au b o r d d u j o u r n a l i n t i m e , du r e t o u r s u r soi q u i , comme la fiction, l'éloigné u n peu du documentaire. Ces mouvements de va-et-vient entre fiction/journal intime/documentaire, entre moi/les autres, semblent tous rassemblés dans le dernier film fleuve de VDK, Amsterdam Global Village. Son 47ème film. S u r les traces du j e u n e coursier marocain qui sillonne la ville à moto en p o r t a n t des photos, VDK voyage en images, du local à l'universel. Pour la première fois, il est chez lui, à Amsterdam, et il filme la Saint-Nicolas, le j o u r de l'an, la fête de la Reine et l'été dans les parcs. Mais ces images proches ne sont là que p o u r mieux a p p r é h e n d e r le m o n d e . Celui que l'on devient dans les traits des étrangers qui peuplent la ville. Ce j e u n e père bolivien, ce clodo aux pieds nus, cet homme d'affaires tchétchène, cette vieille femme juive... Alors tout naturellement cette monographie d'une ville aux mul- 33 tiples c a n a u x devient u n voyage. VDK r e m o n t e le fleuve de l'Histoire et des histoires de chacun. Genèses de quelques exils, de quelques exilés. Aller voir derrière le visage des étrangers. Derrière celui de Roberto le Bolivien, il y a un village des Andes où l'attendent les siens, sa mère, une histoire familiale qui nous le rend brutalement familier. Derrière Borz-Ali, il y a Grozni. Et les morts, d o n t VDK filme les corps exposés avec une tendresse infinie. Mais il y a ce qu'il dit aussi, qu'il se sent « l'un des m e m b r e s de l'orchestre de la nature ». Derrière le clochard, il y a u n poète qui « veut tout repeindre en beauté ». Cette l o n g u e q u ê t e d e l ' i d e n t i t é des a u t r e s , d e l'Autre, est d'abord un b o n h e u r de cinéma. Mais c'est aussi c o m m e u n lien q u e VDK tisse e n t r e lui et le monde. Libre de ses mouvements, libre de ses instruments. Il file la pellicule comme le long d'une rivière, avec fluidité. On se laisse entraîner. La caméra effleure les quais, les fenêtres où s'apostrophent les voisines. Tiens, une femme à sa fenêtre. Elle reste là, regarde l'objectif. On dirait u n personnage de fiction. O n se d e m a n d e ce qu'elle fait là. O n ne la connaissait pas celle-là. Et brutalement, nous sommes passés derrière elle, dans l'appartement où elle referme les rideaux. L'appel de la fiction, simple, évident. Scènes d'amour jouées. Entre h o m m e et femme, entre hommes, entre femmes. Et tout se mêle. Pour quelques minutes van der Keuken se fait le chef d'orcbestre de la nature. •>A