Art et expressions artistiques dans les révolutions arabes
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Art et expressions artistiques dans les révolutions arabes
1 Art et expressions artistiques dans les révolutions arabes Résumé : Le grondement de la révolte était perceptible dans les productions artistiques arabes bien avant qu’il ne fasse les gros titres des journaux. Certains artistes ont contribué à la prise de conscience politique de leur génération, ou bien même ont appelé directement au soulèvement. Cet essai de synthèse sur l’art et les expressions artistiques dans les révolutions arabes tente de les répertorier (de façon non exhaustive), ainsi que de donner des exemples particulièrement éclairants de créativité révolutionnaire, qui aident également à comprendre ces mouvements sociaux. Il envisage par la suite les prolongements de cette mobilisation artistique singulière, qui a vu s’épanouir un certain bouillonnement culturel et artistique, actuellement en prise avec de nouveaux pouvoirs, non stabilisés et réticents à consacrer la pleine liberté de création artistique, pourtant indissociable de la liberté d’expression. Summary: The rumble of rebellion was noticeable in the Arab artistic productions long before it hit the headlines. Some artists have contributed to the political awareness of their generation, or even have directly called for uprising. This summary essay on art and artistic expressions in the Arab revolutions attempts to list them (in a non-exhaustive way), as well as give enlightening examples of revolutionary creativity that also help to understand these social movements. This essay also considers the outcomes of this singular artistic mobilization that has led to cultural and artistic blossoming, currently in tune with new powers, unstable and reluctant to consecrate the entire freedom of artistic creation, yet inseparable from freedom of speech. Mots-clés : artiste, printemps arabe, révolution, art engagé, graffiti L’art comme annonciateur des révolutions et son rôle dans l’éveil de la conscience politique On a coutume de dire que personne n’avait prédit les mouvements de protestation qui ont touché le monde arabe à partir de fin 2010, en particulier parmi les chercheurs, analystes, politiques, journalistes ou encore diplomates. Mais ce que l’on sait peu, c’est que cette idée de la révolution était présente dans l’art de façon presque prémonitoire. Bien sûr, l’art est traditionnellement un lieu propice à la dissidence, et des artistes arabes exprimaient depuis longtemps déjà leur contestation, souvent de façon détournée mais aussi parfois de façon frontale. On peut en citer plusieurs exemples significatifs, notamment dans le domaine du dessin de presse et de la caricature, ou encore de la chanson. En ce qui concerne la caricature et le dessin de presse, cela paraît évident tant cet art est intrinsèquement voué à brocarder la politique et tous ceux qui ont de près ou de loin une once de pouvoir. Il y a de nombreux caricaturistes arabes, mais nous prendrons deux exemples particulièrement intéressants pour le rôle de transgression et de dé-légitimation du pouvoir qu’ils ont joué dans leurs pays. Le dessinateur syrien Ali Ferzat, originaire de Hama, est par exemple considéré comme l’un des plus grands dessinateurs de presse du monde arabe et a été élu en 1994 par le magazine Time l'un des meilleurs caricaturistes défenseurs des libertés dans le monde, avant de recevoir plus tard quantité de prix internationaux dont le Prix Sakharov pour la liberté d’expression du Parlement européen en 2011.1 Son exposition à l’Institut du monde arabe en 1989 lui avait valu des menaces de mort de la part de Saddam Hussein, et une interdiction de territoire en Irak, Jordanie et Libye. Dans ses dessins il dénonce en effet la corruption et l’oppression dans le monde arabe dans un style très métaphorique, Plantu dit de lui qu’il est le maître du dessin sans parole, car il arrive à faire passer beaucoup de sens sans aucun texte. Il a renforcé encore sa stature en créant le premier hebdomadaire satirique syrien Al-Domari (« l’allumeur de réverbères ») en février 2001, à la faveur du « printemps de Damas » lors de l’arrivée au pouvoir de Bachar Al-Assad qui laissait espérer une ère de changements. Ce journal était également le premier journal indépendant du 1 http://en.wikipedia.org/wiki/Ali_Farzat 2 pays depuis l’arrivée au pouvoir du parti Baas en 1963. Les réformes attendues ne virent jamais le jour et Al-Domari a dû mettre la clé sous la porte en 2003 en raison de difficultés financières et des pressions du gouvernement. Mais Ali Ferzat a continué à publier ses caricatures sur son site ou via les réseaux sociaux, mais aussi dans le quotidien koweïtien El-Watan. Il exprime d’ailleurs lui-même quel peut être le pouvoir du dessin et son but en tant que dessinateur: « Le caricaturiste ne présente pas seulement les évènements mais exprime aussi une opinion (…) j’utilise la satire en dessinant ceux qui imposent la dictature et leurs méthodes oppressives pour les placarder et leur donner moins d’importance aux yeux du peuple. Cela donne du courage au peuple et lui montre que ses oppresseurs sont vides ».2 Ce rôle a été encore renforcé pendant la Révolution en Syrie où Ali Ferzat a publié sur internet des caricatures osant représenter directement Bachar al-Assad, alors qu’il utilisait auparavant des symboles pour dénoncer le pouvoir. En représailles, il a été tabassé à Damas en août 2011 par des nervis du régime, qui lui ont intentionnellement brisé les mains pour l’empêcher de dessiner. Un autre exemple intéressant est celui de « _Z_ », un cyberactiviste anonyme qui commence un blog en 2007 intitulé « DÉBATunisie », dénonçant le fait que le débat soit totalement confisqué en Tunisie.3 Architecte de profession, il accompagne ses textes virulents de caricatures, qui font vite le succès de son blog. Il dit même que ce sont les dessins qui se partageaient sur internet et ce que les gens retenaient, bien plus que ses textes.4 Au lancement de son blog, il y traite surtout des projets d’urbanisme – sa spécialité en tant qu’architecte – mais c’est déjà l’occasion de critiquer le clientélisme et la corruption. Il se représente d’ailleurs en flamand rose, suite à sa dénonciation des grands projets d’aménagement du lac de Tunis, qui menacent l’habitat naturel de ces animaux. Et puis en 2008, il commence à faire ce qui n’avait encore jamais été fait à l’intérieur de la Tunisie, dessiner Ben Ali lui-même (ainsi que sa famille, et les cercles proches du pouvoir). Son blog est immédiatement censuré. Il réalise notamment des caricatures particulièrement sarcastiques de la campagne présidentielle de 2009 et de ce qu’il appelle la « comédie électorale »5. Les internautes tunisiens y accédaient via des proxy, et sa popularité croît également via Facebook. Une autre blogueuse, Fatma Riahi, est même arrêtée à sa place en novembre 2009, accusée d’être _Z_... Activement recherché, il finit par s’exiler à Paris. Pour beaucoup, dont le blogueur Selim Kharrat, la censure qui a frappé _Z_, seul caricaturiste politique de l’époque, prouve que ses dessins avaient un certain impact : « S’il dérangeait le pouvoir, c'est qu'il a contribué à alléger la chape de plomb qui pesait sur les Tunisiens et à préparer le terrain à la révolution ».6 Dans le domaine de la chanson, il était également difficile d’afficher ouvertement des paroles contestataires, surtout en langue arabe. Peu d’artistes ont osé briser ce tabou et la majorité se contentait de faire de la pop arabe légère, se soumettant aux canons de « Rotana », le grand groupe de média du Golfe qui contrôle l’industrie de la musique au Moyen-Orient. Ceux qui choisissaient de proposer quelque chose d’alternatif se coupaient de fait des réseaux de distribution économiques de la musique. Pourtant, ils étaient assez nombreux à mener ce combat, souvent seuls, et se contentant du web comme unique circuit de diffusion. Sous la dictature tunisienne, Bendir Man a par exemple émergé en chantant en arabe dialectal, mêlant le folk et le reggae aux airs de musique maghrébine, pour brocarder le régime à travers des allusions compréhensibles de tous les Tunisiens. Badiaa Bouhrizi, une chanteuse tunisienne contestataire a également osé s’engager ouvertement en rendant hommage à un manifestant tué par balles le 8 juin 2008 lors de révoltes contre le chômage, la corruption et le clientélisme à Redayyef, dans la région minière de Gafsa. Réfugiée ensuite au Royaume-Uni, elle a soutenu dès le départ la mobilisation en faveur de la Révolution, et pendant le soulèvement, on l’a vue chanter seule devant le consulat tunisien.7 La chanteuse Emel Mathlouthi a également émergé en diffusant ses chansons sur les réseaux sociaux, comportant de clairs appels à la liberté. Elle raconte que comme elle chantait dans des lieux plutôt confidentiels et underground, le pouvoir n’y a pas vu le danger, et n’a pas perçu cette musique 2 Interview vidéo de Ali Ferzat par Vanessa Rousselot http://www.france24.com/fr/caricatures/20120619-samar-caricaturiste-aliferzat-syrie-printemps-arabe-assad-ad-domari-prix-sakharov 3 http://www.debatunisie.com/ 4 Table-ronde sur le rire comme arme de contestation, en présence de _Z_ dans le cadre de la « Semaine arabe » de l’ENS, 22 avril 2013, http://savoirsenmultimedia.ens.fr/expose.php?id=1283 5 http://www.debatunisie.com/albums/ben_ali_2009/index.html 6 http://www.telquel-online.com/content/portrait-le-zorro-du-web-tunisien 7 Morgan, Andy, “From fear to fury: how the Arab world found its voice” , The Guardian, 27 février 2011 http://www.theguardian.com/music/2011/feb/27/egypt-tunisia-music-protests Abdalla, Mogniss H, “Les Révolutions arabes en chantant! », med’in Marseille, 7 avril 2011 http://www.med-inmarseille.info/spip.php?article1354 3 comme une menace.8 Sa chanson « Kelmti horra » (« Ma parole est libre »)9 qu’elle chante dès 2007 au Bal africain de la Bastille10 trouvera un nouveau destin pendant le soulèvement tunisien de 2010-2011, où elle l’interprètera d’ailleurs en pleine manifestation avenue Bourguiba le 19 janvier 201111. La chanson est ensuite reprise sur les radios et les médias du pays. Le rap, musique contestataire par excellence, n’est pas en reste. Portée par la scène hip hop marocaine et palestinienne, sans doute la plus active d’après Jean-Pierre Filiu12, le hip hop tunisien et égyptien est en plein développement avant 2011 et se fait clairement engagé et revendicatif à travers des rappeurs comme La3ky, El Général, ou le groupe Armada Bizerta en Tunisie, ou en Egypte les Arabian Knightz, Y-Crew ou les bien-nommés Revolution Records. Cependant, même si le rap et le mouvement hip hop trouvent leurs racines dans la culture occidentale, il ne faut pas voir dans ces artistes une simple importation de la culture occidentale mondialisée, qui charrierait avec elle les valeurs de liberté et de rébellion contre l’oppression.13 Si bien sûr il y a un lien de parenté indéniable du rap arabe avec le hip hop né dans les années 70 dans les ghettos de New-York, il y a néanmoins également une filiation directe avec la tradition musicale et poétique contestataire arabe. D’ailleurs, nombre de ces chanteurs et musiciens se revendiquent du chanteur protestataire égyptien Cheikh Imam emprisonné dans les années 1970. Les textes les plus connus de ce barde égyptien populaire sont l’œuvre du poète Ahmed Fouad Negm, qu’il avait rencontré en prison. En Egypte, pendant les révolutions de 1919 et 1952 ou les manifestations étudiantes de 1968, les poètes étaient d’ailleurs les porte-voix de ces foules. Cheikh Imam et Ahmed Fouad Negm se sont opposés aussi bien à Nasser, Sadate que Moubarak. La poésie, art intimement lié à la langue arabe depuis la période préislamique, est ainsi aujourd’hui pratiquée par les rappeurs et slameurs, dans un genre très différent mais non moins lyrique. Comme l’écrit Jean-Pierre Filiu, « ce hip-hop, arabe et fier de l’être, convoque Saladin et Nasser, mais il parle surtout du peuple, et donc de la nation comme de son histoire. Il fournit leurs refrains militants aux mouvements populaires, où l’aspiration à la libération nationale vaut condamnation d’un régime accusé d’avoir trahi la patrie. »14 Cette analyse vaut aussi pour le graffiti, autre manifestation du street art, qui comme on le verra plus tard, puise profondément dans l’art endogène de la calligraphie arabe, ou dans d’autres traditions artistiques locales. Tous ces artistes (et bien d’autres encore qui ne sont pas cités ici) ont sans conteste contribué à la prise de conscience par le grand public de la déliquescence morale et politique de leurs pays gangrenés pas des régimes corrompus et dictatoriaux. Mais plus encore dans les années et même les mois qui précédent ce qu’on a appelé le « printemps arabe », plusieurs œuvres évoquaient, sans détours et sans ambiguïtés, le thème de la révolution et du renversement politique. Certains exemples sont particulièrement significatifs à cet égard, comme la pièce de théâtre des tunisiens Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar, « Amnesia », qui donne à voir ce qu’il advient d’un dirigeant renversé et brusquement confronté à la corruption et à la brutalité de son propre régime. Cette pièce qui a réussi à passer outre la censure, a fait salle comble à Tunis au printemps 2010, présentée pendant deux mois en plein centre de Tunis, quelques mois seulement avant la révolution tunisienne. Rétrospectivement cette pièce apparaît terriblement prémonitoire, et Fadhel Jaïbi, metteur en scène et coauteur de Amnésia ne nie pas avoir vu venir les événements : « les accumulations 8 Interview d’Emel Mathlouthi par le Collectif SOURDOREILLE http://www.dailymotion.com/video/xgmr86_emel-mathlouthiinterview_music?start=47 9 Extrait des paroles de « Kelmti horra » : « Nous sommes des hommes libres qui n’ont pas peur. Nous sommes des secrets qui jamais ne meurent. Et de ceux qui résistent nous sommes la voix. Dans leur chaos nous sommes l’éclat. Nous sommes libres et notre parole est libre, mais elle n’oublie pas ceux qui sèment les sanglots et trahissent nos fois. » 10 http://www.youtube.com/watch?v=iBqV4mVg2Hs 11 https://www.youtube.com/watch?v=tT460cZhqkI 12 Filiu, Jean-Pierre, Dix leçons sur le soulèvement démocratique, Fayard, 2011 Un collectif de rappeurs palestiniens contestataires « Palestinian Rapperz » a d’ailleurs lancé fin 2010 un « Manifeste de la jeunesse de Gaza » (« Gaza Youth breaks out ») pour dénoncer l’injustice dans laquelle ils vivent : «emprisonnés par Israël, brutalisés par le Hamas, […] il y a une révolution qui bouillonne en nous», traduit en une vingtaine de langues et diffusé via Facebook (en français : http://www.liberation.fr/monde/01012310251-le-manifeste-de-la-jeunesse-de-gaza). Ce cri de colère peut être perçu également comme une annonce du « printemps arabe » d’après Jean-Pierre Filiu. 13 Voir à ce sujet les articles de Yves Quijano-Gonzalez qui voit dans l’intérêt pour les rappeurs de la Révolution une forme de néo-orientalisme qui masque le fait que la scène hip hop y est variée, aux influences multiples et que tous les rappeurs ne portent pas les valeurs de la démocratie « à l’occidentale », comme le montre l’existence de « rappeurs islamistes » par exemple comme le rappeur tunisien Psyco M. Quijano-Gonzalez, Yves, “Rap, an Art of the Revolution or a Revolution in Art ?”, Orient-Institut Studies 2, 2013 et « Culture et politique arabes » http://cpa.hypotheses.org 14 Filiu, Jean-Pierre, « Comment le rap a annoncé le printemps arabe », Libération Next, 1er août 2011 http://next.liberation.fr/monde/01012351997-comment-le-rap-a-annonce-le-printemps-arabe 4 étaient telles que cela pouvait soit imploser soit exploser. Si cela n’avait pas été ces jours-là, cela aurait été plus tard. Personne ne pourrait prétendre avoir vu venir la révolution, mais c’était inexorable. Cela devait arriver un jour ou l’autre. (…) Tout cela n’est pas tombé du ciel. (...) Nous avons énormément agi en amont. Nous, les artistes, mais aussi la société civile, une certaine opposition. (…) Dire haut et fort, braver la censure, braver la menace au quotidien dans nos spectacles. Nous étions les premiers exposés à la censure, à l’interdiction de nos spectacles. Nous avons tenu bon et on nous identifie quelque part à la conscience vive de ces jeunes révoltés. (…) Les gens ont été très émus, bouleversés et surtout sidérés de voir sous le régime de Ben Ali une poignée d’artiste dire haut et fort ce que très peu de gens osaient dire. »15 En Egypte également, on peut être frappé en particulier, en relisant l’écrivain et romancier égyptien Alaa El Aswany, qui dès 2009 et 2010 parlait dans ses articles hebdomadaires dans le journal Al-Shorouk, de la possibilité d’une révolution, tant le peuple égyptien était accablé par les difficultés du quotidien et écœuré par la corruption et par la perspective d’une transmission héréditaire du pouvoir.16 L’auteur de « L’immeuble Yaacoubian » dépeignait déjà à travers ses personnages et ses intrigues de fiction la déliquescence morale et les injustices sociales qui rongent l’Egypte. Mais dans ses articles, il n’hésite pas à aborder de front les sujets de la fraude électorale, de la santé du président Moubarak, de la misère, du harcèlement et des agressions sexuelles, de l’instrumentalisation de la religion, de la corruption, des discriminations contre les Coptes, de la torture policière, de la liberté d’expression… Et il annonce également en des termes très clairs, l’explosion politique et sociale qu’il pressent, et dont on peut citer quelques passages : « La situation dans laquelle se trouve actuellement l’Egypte est littéralement catastrophique : pauvreté, maladie, oppression, corruption, chômage, absence de contrôle sanitaire, effondrement du système éducatif. Quelqu’un aurait-il pu imaginer que les Egyptiens allaient boire l’eau des égouts ? Le nombre de martyrs du régime égyptien, victimes de naufrages de ferry-boats, d’incendies dans les trains et d’effondrements d’immeubles, dépasse celui de tous les conflits armés auxquels notre pays a participé. Tout cela entraîne des mouvements de protestation et de grèves à un niveau que l’Egypte n’avait jamais connu depuis la révolution de juillet 1952. Les scribes du régime disent que ces protestations ne reflètent pas tant une véritable volonté de réformes radicales qu’elles n’expriment des revendications professionnelles étroites. Mais ce qui leur échappe, c’est que la plupart des révolutions dans l’histoire ont été déclenchées par des mouvements de protestation qui n’avaient pas, fondamentalement, la révolution pour but. La révolution n’est ni un mot d’ordre ni un objectif préalablement fixé, mais une situation dans laquelle se trouve une société à un moment donné, où tout peut être la cause d’un embrasement. C’est incontestablement cette situation que nous vivons actuellement. »17 Ou encore : « Bien sûr, je ne sais pas à quoi pense le président Moubarak, même si je crois, compte tenu du phénomène de l’isolement des dictateurs, qu’il a une image complètement coupée de la réalité de ce qui se passe en Egypte. La situation en Egypte est telle qu’une violente explosion peut avoir lieu à tout moment. Si cela arrive, qu’à Dieu ne plaise, nous en paierons tous ensemble un prix exorbitant. »18 Et enfin : « Le régime politique, qui, pour survivre, s’appuie seulement sur la répression passe toujours à côté d’une vérité qui est que l’appareil de répression, quelle que soit son omnipotence, est fondamentalement formé de citoyens intégrés à la société, dont les intérêts et les opinions coïncident la plupart du temps avec ceux des autres citoyens. Avec l’augmentation de la répression viendra un jour où ces citoyens seront incapables de justifier à leurs propres yeux les crimes qu’ils commettent contre leur prochain. Ce jour-là, le régime perdra sa capacité de répression et trouvera la fin qu’il mérite. Et je crois qu’en Egypte, ce jour approche. »19 De même, on peut citer le film égyptien « Microphone »20 d’Ahmed Abdalla, tourné en 2010, et qui narre l’histoire de jeunes artistes de la culture underground émergente de la ville d’Alexandrie, qui luttent pour pouvoir s’exprimer dans les limites du carcan de leur société. Le mot « révolution » y est présent sous forme de graffitis sur les murs (graffitis dont on connaît depuis l’essor dans les villes arabes), et dans la bouche des personnages qui se heurtent au refus des tenants de la culture officielle. Ce film met en scène 15 Interview de Fadhel Jaïbi sur RFI : http://www.rfi.fr/afrique/20110204-amnesia-fadhel-jaibi-revolution-tunisie-est-pas-tombeeciel 16 Articles traduits en français et publiés par Actes Sud en 2011 sous le titre « Chroniques de la révolution égyptienne ». 17 « La campagne égyptienne contre la succession héréditaire » in El Aswany, Alaa, Chroniques de la révolution égyptienne, Actes Sud, 2011, p. 24-25 18 « Quand le président Moubarak va-t-il finir par comprendre cette vérité ? » Ibid. p. 76 19 « Une discussion avec un officier de la Sécurité d’Etat » Ibid. p. 261 20 http://www.microphone-film.com/ 5 de vrais artistes alexandrins, comme le groupe de rock Massar Egbari, le groupe de métal féminin Mascara, le groupe de rap Y-Crew, la graffeuse Aya Tarek, entre autres, et il a été tourné en partie dans les locaux d’une association qui existe vraiment « Gudran for Art and Development »21 et qui a contribué à inspirer le scénario et le héros du film. Cette ONG culturelle travaillait en effet depuis 2006 à soutenir les jeunes artistes locaux en organisant des concerts et des activités culturelles dans des lieux alternatifs, dont des lieux publics de la ville (cafés populaires, ruelles,…). Le réalisateur Ahmed Abdalla confie d’ailleurs que l’idée de ce film lui est venue en découvrant une vitalité artistique qui bouillonnait alors à Alexandrie mais qui restait complètement méconnue et underground. Ce film, tourné en 2010, devait sortir dans les salles égyptiennes le 26 janvier 2011 ; cette sortie officielle a quelque peu été bousculée par les événements de la révolution dite « du 25 janvier », soit la veille… Il a néanmoins été présenté dans de nombreux festivals et a reçu le Tanit d’Or du Festival du film de Carthage. Le propos ici n’est pas de dire que les artistes seraient plus clairvoyants et plus fins analystes de la situation que les politiques, chercheurs ou spécialistes. Les éléments permettant de comprendre les origines et d’anticiper les révolutions ne manquaient pas, que ce soient les mouvements ouvriers qui ont secoué les régions industrielles tunisiennes et égyptiennes dès 2008, les associations de droits de l’homme et les mouvements politiques informels qui se sont organisés au cours des années 2000, en passant par les nouvelles expressions politiques qui sont apparues sur les blogs et les réseaux sociaux… Le fait que les analystes n’aient sans doute pas été assez à l’écoute des sociétés civiles, des acteurs de terrain, des nouvelles générations, et qu’ils aient pu être prisonniers de perceptions géopolitiques et sociologiques datées pourrait trouver à être analysé ailleurs. Sans compter que c’est aussi le propre de l’Histoire de révéler par ses soubresauts, l’impensé d’une époque. Et c’est sans doute aussi le propre de l’art de penser, sous d’autres formes, l’impensé du temps présent. Les artistes en effet, font partie intégrante de leur société, en sont imprégnés, s’en inspirent et se nourrissent de la réalité du terrain. Ayant de plus, par définition, une sensibilité particulière, ils peuvent développer une sorte de « préscience » de leur société. Que ce soit consciemment ou inconsciemment, ils retranscrivent ainsi dans leurs œuvres les frémissements qui traversent leur société, et anticipent les évolutions en cours. On a souvent dit également que ces révoltes étaient des « révolutions internet », dans lesquelles les réseaux sociaux ont joué un rôle éminent. Cela est avéré mais en disant cela, on oublie aussi qu’internet et les réseaux sociaux ne sont que des outils, des tubes de communication qui ont besoin de contenus à diffuser et à partager. Ces contenus, outre les textes des blogueurs et des activistes, étaient souvent constitués également par des chansons, des caricatures, des images de toutes sortes, plus accessibles, et qui se diffusent sur la toile de façon virale, comme par exemple la chanson du rappeur tunisien El General « Raïs lebled »22, mise en ligne en novembre 2010 et qui s’est répandue comme une traînée de poudre sur le web comme nous allons le voir. L’art porte-parole de la protestation et créativité révolutionnaire 1/ Musique et chants De quoi a-t-on besoin dans une manifestation ? Essentiellement des slogans, des affiches et banderoles mais aussi des chants… Des chanteurs ont été en particulier les porte-voix de la contestation, et cela ne fait pas exception avec les autres soulèvements populaires dans le monde, qui depuis la Révolution française, sont toujours accompagnés de chants qui se transforment en véritables hymnes de ces mouvements. On a déjà parlé de certaines de ces chansons comme celles d’Emel Mathlouthi, Bendir Man, Arabian Knightz, mais d’autres ont été composés directement dans l’urgence de la révolte et des manifestations. C’est justement le rappeur El Général en Tunisie qui le premier a osé invectiver directement Ben Ali à la veille du soulèvement de décembre 2010 - janvier janvier 2011. Alors que ce jeune rappeur d’alors 21 ans perfectionne son flow depuis 2008 avec des titres tels que « Malesh » (« Pourquoi ») ou « Sidi Raïs » (« Monsieur le Président »), il était resté largement inconnu. Le 7 novembre 2010 (jour hautement symbolique car fête anniversaire de la prise de pouvoir de Ben Ali), il met en ligne sur internet « Raïs 21 22 http://gudran.com http://www.youtube.com/watch?v=P1BCstqKZW0 6 lebled »23. Ce titre, qui s’adresse directement au Président, est une bombe qui dénonce la misère, la corruption, l’absence de liberté d’expression. « Aujourd’hui je parle au nom du peuple écrasé par le poids de l’injustice », scande-t-il. La chaîne Al Jazeera la rediffuse, lui donnant une notoriété accrue. Le pouvoir coupe alors sa page MySpace et la ligne de son portable. El Général récidive pourtant quelques semaines plus tard avec « Tounes Bladna » (« La Tunisie est notre pays »). La police l’arrête le 6 janvier laissant place à de vives protestations sur les réseaux sociaux, mais trois jours plus tard, El Général est libéré et accueilli à Sfax en héros.24 Le groupe Armada Bizerta lui avait entretemps emboîté le pas et sort en décembre 2010 un titre intitulé « Music of the Revolution », en compagnie de plusieurs autres rappeurs. Ses membres racontent : « On ne se doutait pas du tout de ce qui allait se passer ensuite… On ne pensait pas qu’une révolution était possible mais on sentait que le pays n’allait pas bien, les jeunes souffraient, beaucoup étaient au chômage… On a parlé de ce qui se passait à Sidi Bouzid où le soulèvement a commencé après l’immolation de Mohamed Bouazizi, on a parlé des grèves dans le bassin minier… On contestait le système éducatif, l’État policier… On disait que l’éclatement social était proche, il y avait des signes qui montraient que la société allait se diviser entre islamistes et laïques, entre conservateurs et progressistes… ».25 Le chanteur de rock Ramy Essam, présent sur la place Tahrir dès les premiers jours du soulèvement a quant à lui fait retentir Tahrir de ses chansons rythmées guitare-voix en février 2011, reprenant tous les slogans de la révolution égyptienne (« dégage », « le peuple veut la chute du régime », etc) mis en musique et repris en chœur par les manifestants, faisant ressembler les soirées de révolution à un grand Woodstock.26 Il recevra d’ailleurs le Prix international 2011 Freemuse (Musique en liberté) remis par une ONG suédoise.27 Les Arabian Knightz ont enregistré quant à eux les nouvelles paroles de leur version en arabe de « Rebel »28, de Lauryn Hill (avec un sample a capella de celle-ci), dans la nuit du 27 au 28 janvier. La coupure d’internet par les autorités pour tenter d’enrayer les protestations prévues pour le « vendredi de la colère » les empêche de mettre le titre en ligne mais ils le font dès le rétablissement du réseau. C’est un appel direct à la révolution, alors qu’ils utilisaient auparavant des métaphores pour parler du régime corrompu. Ils créeront ensuite une autre sensation avec le titre « Not Your Prisonner »29, un morceau en association avec la rappeuse Shadia Mansour et le producteur Fred Wreck, tous deux d’origine palestinienne. Le 8 février, Arabian Knightz entonne cette chanson place Tahrir. Le titre « Sout al-horreya » (« La voix de la liberté ») est composée également pendant le soulèvement par Amir Eid et Hany Adel, des groupes Cairokee et Wust el balad, et dont le vidéo-clip a été tourné dans la foule sur la place Tahrir, tel un grand karaoké à ciel ouvert avec de vrais manifestants reprenant les couplets et refrains à tour de rôle.30 Les paroles, se veulent fédérer toutes les composantes du peuple en un appel à la liberté. Plus radical et plus explicite encore dans sa dénonciation du pouvoir égyptien, le titre « Dod el Hokouma »31 (« Contre le gouvernement ») du rappeur Ramy Donjwan circule également beaucoup. L’émergence de ces chansons contestataires, sous des formes musicales mondialisées (rock, rap, pop…) s’appuie cependant sur une importante tradition nationale qui remonte à des événements marquants de l’histoire de l’Egypte. Les manifestants se sont par exemple réappropriés le drapeau et l’hymne égyptien « Biladi, Biladi, Biladi » (« Mon pays ») composé par Sayyed Darwish, comme beaucoup d’autres chansons patriotiques, telles que « Oum ya Masri » (« Lève-toi Égyptien »). Celle-ci a été acclamée par la foule sur la place Tahrir, alors qu’elle date de 1919 et de la révolution populaire contre l’occupant anglais. La référence au barde protestataire égyptien Cheikh Imam et à son acolyte Ahmed Fouad Negm est très forte, comme on l’a mentionné auparavant. Ahmed Fouad Negm est d’ailleurs venu à 81 ans se joindre aux manifestations et Ramy Essam lui a laissé sa place sur la scène centrale pour qu’il interprète certains de ses textes, dont « L’âne et le poulain », allusion corrosive à Moubarak et à son fils Gamal, que Ramy 23 http://www.youtube.com/watch?v=P1BCstqKZW0 Morgan, Andy, “From fear to fury: how the Arab world found its voice” , The Guardian, 27 février 2011 http://www.theguardian.com/music/2011/feb/27/egypt-tunisia-music-protests Abdalla, Mogniss H, “Les Révolutions arabes en chantant! », med’in Marseille, 7 avril 2011 http://www.med-inmarseille.info/spip.php?article1354 25 http://www.humanite.fr/tribunes/les-rappeurs-du-groupe-armada-bizerta-s-inquietent-545361 26 https://www.youtube.com/watch?v=ahCwBBndlVY 27 http://www.med-in-marseille.info/spip.php?article1663 28 http://www.youtube.com/watch?v=Z696QHAbMIA 29 http://www.youtube.com/watch?v=schIdC3LdLk 30 http://www.youtube.com/watch?v=Fgw_zfLLvh8 31 http://www.youtube.com/watch?v=MjjlO77cdNY 24 7 Essam a par la suite mis en musique.32 La musique traditionnelle et folklorique égyptienne n’était en outre pas absente de la place Tahrir, avec des groupes tels que Eskenderella band d’Alexandrie, ou encore le groupe Tanbura de Port Saïd, composée de pêcheurs et de musiciens et caractérisé par la « semsemiya », sorte de lyre traditionnelle. Dans leurs chants, ils rappellent la culture de résistance des travailleurs et des étudiants dans les années 60 et 70. On a pu alors à ce moment-là découvrir ou re-découvrir à quel point étaient populaires les textes d’Ahmed Fouad Negm et les chansons de Cheikh Imam – alors qu’ils circulaient jusqu’alors sous le manteau – ou encore observer la joie des manifestants de pouvoir écouter des morceaux qu’ils n’avaient pas l’habitude d’entendre sur les médias d’Etat ou ceux du Golfe. La révolution syrienne a aussi trouvé ses chansons et son porte-voix en la personne d’Ibrahim elQashoush, poète amateur de Hama qui a écrit des chansons reprenant les principaux slogans avec des couplets très satiriques sur Bachar al-Assad et sa famille, et sur des rythmes qui rappellent la musique traditionnelle de la région, « la dabké ». Il a été retrouvé égorgé et les cordes vocales arrachées en juillet 2011. Ses chansons, « yalla erhal ya Bachar » (« allez Bachar va t-en ») ou « Souria bedda horreya » (« La Syrie veut la liberté ») sont reprises dans toutes les manifestations. En voyant les vidéos, on ne peut pas nier que ces chansons, scandées en chœur, ont pu jouer un rôle notable pour encourager les manifestants et briser le mur de la peur33, surtout quand on pense à Hama, la ville martyre de 1982. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que les régimes s’en prennent aux artistes, perçus comme des dangers, en les emprisonnant, ou pire, en portant atteinte à leur intégrité physique, comme ce fut le cas pour Ibrahim al-Qashoush, ou pour le caricaturiste syrien Ali Ferzat, qui a été tabassé et ses mains brisées intentionnellement. Il y a également beaucoup d’autres chants, très émouvants, et un grand nombre d’interprètes34, qui sont d’ailleurs souvent surnommés « Qashoush de telle ville », par exemple « Qashoush de Harasta », « Qashoush de Jarjanaz » et qui adaptent et interprètent les chants de Qashoush à leur province et à leur façon. Le chercheur Simon Dubois note même l’apparition du terme « Qashoushiyyat », pour désigner des chants protestataires dans le style de Qashoush.35 Le chant « yalla erhal ya Bachar » a été le premier tube de la révolution syrienne et a été fondateur dans le fait qu’il reprend et s’approprie pour la première fois en Syrie l’une des expressions-clés des révolutions arabes « erhal » (« va t-en » ou « dégage »). Il est de plus très transgressif en ce qu’il insulte directement et ouvertement le président, ce qui était jusqu’alors inconcevable, et qui plus est avec des mots très crus, sortant de ce qui est communément admis du point de vue de la morale publique. Cela a sans conteste contribué à briser certaines barrières mentales profondément ancrées par des années de dictature.36 Un autre chanteur de la révolution syrienne et animateur de manifestations est Abdel Basset Sarout, star du football qui s’est engagé dans la révolution dès mars 2011 et qui est devenu une figure de la résistance de la ville de Homs assiégée. En Libye aussi, le rappeur Ibn Thabit a incité la jeunesse de Benghazi à se soulever contre Kadhafi, comme d’autres rappeurs de Benghazi qui ont émergé à ce moment-là, tels que Sata Omar alias illectRaw, ou MC Swat, tandis que le groupe FB17 s’est constitué en plein siège de Misrata.37 2/ L’avènement du graffiti L’expression artistique qui a connu le plus grand développement pendant ces soulèvements est sans conteste le graffiti. Largement marginal dans le monde arabe avant 2011, cet art a connu un essor considérable pendant et après les révolutions, permettant de communiquer et de faire passer des messages révolutionnaires en s’affranchissant de la censure présente dans les médias traditionnels, et de libérer une créativité artistique jusqu’alors réprimée. Pour le chercheur Nicholas Korody, le street art ou graffiti est le seul art qui peut être considérer comme proprement révolutionnaire, car il l’est sur le fond comme sur la forme. Sur la forme car il est une réappropriation de l’espace public, et sur le fond car il utilise 32 http://www.youtube.com/watch?v=WbmXzjgannc http://www.youtube.com/watch?v=xCS8SsFOBAI& 34 Voir certains des plus beaux chants de la révolution dans ce post « Ce que chantent les syriens durant les manifestations contre Bachar al-Assad » http://syrianfacts.wordpress.com/2011/12/29/ce-que-chantent-les-syriens-durant-les-manifestations-contrebachar-al-assad/ 35 Dubois, Simon, « Street songs from the Syrian protests », Orient-Institut Studies 2, 2013 36 Ibid. 37 Abdalla, Mogniss H, “Les Révolutions arabes en chantant! », med’in Marseille, 7 avril 2011 http://www.med-inmarseille.info/spip.php?article1354 33 8 directement les idées et les slogans révolutionnaires38. De plus, il est le seul art qui est né de la révolution, non qu’il n’existât pas quelques artistes de street art avant les révolutions, mais leurs travaux étaient rapidement recouverts, et peu de gens connaissaient l’existence de cet art. C’est donc les révolutions qui ont permis à cet art d’être connu du grand public, et c’est ainsi que la relation entre graffiti et révolution s’est nouée39. Mais, comme on l’a mentionné plus haut, il ne faut pas le considérer comme un art nouveau qui serait complètement importé de l’Occident. Le graffiti, dont l’origine est d’écrire son nom et de laisser une trace sur un mur, est également dans le monde arabe l’héritier d’une tradition purement endogène, à chercher à la fois dans la période historique de l’Antiquité (hiéroglyphes, alphabet phénicien, etc.), qu’également dans la culture de la calligraphie arabe utilisée comme motif décoratif.40 On peut aussi citer par exemple la tradition dans le Sud de l’Egypte qui consiste à peindre des représentations naïves de leur voyage à la Mecque sur les murs des maisons des pèlerins. Avant la révolution, le graffiti à Tunis consistait essentiellement en des tags sur les murs et les rames des transports en commun du TGM, en particulier des supporters Ultras des équipes de foot locales, dans une logique de concurrence entre les supporters des différentes équipes et de marquage du territoire. Perçus comme des dégradations, ils disparaissaient des murs presque aussi vite qu’ils apparaissaient, pour laisser place aux murs blancs immaculés correspondant à l’image parfaite d’une Tunisie idéalisée que le clan au pouvoir voulait laisser voir aux étrangers.41 Pendant la révolution, et les mois qui suivent, les murs se couvrent de tags reprenant les principaux slogans comme « Liberté », « Dégage RCD » (en référence au parti de Ben Ali), profitant du degré de contrôle plus réduit de la police sur la rue, mais aussi avec des slogans religieux « Allah Akbar » notamment à Sidi Bouzid, sur le lieu de l’immolation de Mohamed Bouazizi. Ils sont en particulier très présents sur des lieux symboliques de pouvoir, comme les bâtiments du RCD, les murs du siège du gouvernement notamment lors du sit-in de la Kasbah, ou encore sur les restes des maisons et palaces saccagés de la famille Trabelsi. Les artistes Sk-One (le premier artiste street art tunisien à avoir été exposé42), Meen One, et Willis from Tunis se sont en particulier emparés de la maison de Belhassen Trabelsi,43 tandis que celle d’Imed Trabelsi est devenue un skate-park.44 Cela peut paraître anecdotique mais en s’appropriant l’espace urbain, les artistes participent à faire émerger la possibilité d’imaginer une société libérée du contrôle d’une seule entité politique. Un autre groupe de graffeurs tunisiens très lié à la révolution est le collectif Ahl el kahf. Leur nom signifie « les Gens de la caverne » et fait référence à un mythe coranique qui se retrouve également dans la tradition biblique sous le nom des Sept Dormants d’Ephèse, racontant le périple de jeunes hommes contraints de se réfugier dans une caverne afin de fuir les persécutions religieuses d’un roi despotique. Ils s’endorment alors profondément et ne se réveillent que plusieurs siècles plus tard. Pour eux, c’est une métaphore d’un nécessaire réveil culturel dans une société qui a été sous le joug de la dictature et des marchés capitalistes pendant des décennies. Fondé à l’origine par trois artistes diplômés de l’École des Beaux-Arts de Tunis, après des premières tentatives infructueuses en décembre 2010, ce collectif a refait surface lors du sit-in de la Kasbah contre Mohammed Ghannouchi, président par intérim et perçu comme un tenant de l’ancien régime.45 Ils ont commencé par des messages qui reflétaient les demandes populaires politiques pour aller ensuite vers des messages plus anarchistes et anticapitalistes. Ils utilisent diverses formes artistiques : notamment des pochoirs (réutilisant certains motifs du célèbre artiste street art britannique Banksy, en l’adaptant aux revendications tunisiennes), mais aussi des collages, des détournements d’affiches publicitaires, etc. Ils utilisent également des vieux journaux de propagande de Ben Ali comme fond de certaines de leurs œuvres. Ils se revendiquent d’un « art révolutionnaire » et non seulement d’un art de la révolution qui contiendrait des connotations commerciales de consommation d’une « esthétique de la révolution ». Pour eux leur art en lui-même est révolutionnaire car il fait de la 38 Korody, Nicholas, “The Revolutionary Art: Street Art Before and After the Tunisian Revolution” (2011), Independent Study Project (ISP) Collection, Paper 1134, http://digitalcollections.sit.edu/isp_collection/1134 39 Ibid. 40 Karl, Don et Zoghbi, Pascal, « Le Graffiti arabe », Eyrolles, 2012 41 Korody, Nicholas, “The Revolutionary Art: Street Art Before and After the Tunisian Revolution” (2011), Independent Study Project (ISP) Collection, Paper 1134, http://digitalcollections.sit.edu/isp_collection/1134 42 http://www.babelmed.net/index.php?&view=article&id=7187 43 http://www.ir7al.info/?p=2598 et http://www.ir7al.info/?p=3371 44 http://www.theguardian.com/world/2012/jan/18/skateboarders-tunisia-bedouins 45 http://observers.france24.com/fr/content/20110527-revolution-tunisienne-bombe-murs-pays-graffitis-tunis-art-urbain-Ahl-ElKahf 9 « communication alternative » et est ainsi une forme de « résistance ».46 Surtout présent à Tunis, ils ont réalisé des fresques également dans d’autres régions de Tunisie, comme à Sidi Bouzid ou Djerba. En Egypte, bien que les graffitis étaient déjà présents depuis le début des années 2000 – même si c’était de façon limitée –, l’explosion de la scène graffiti provient, d’après la blogueuse Soraya Morayef, d’un « besoin urgent » de s’exprimer pendant le soulèvement, car il n’y avait alors pas de connexion internet, ni lignes téléphoniques. De plus, les artistes ont senti le besoin de participer et ont pu soudain bénéficier d’un public, pour un art qui jusqu’alors était perçu négativement.47 Les graffitis apparus à cette période déploient les symboles et la rhétorique révolutionnaire : drapeaux, le poing levé, les dates symboliques des soulèvements, les slogans révolutionnaires, la haine de la police, le croissant et la croix imbriqués, l’aspiration à la liberté, etc… Sur la place Tahrir, ils ont particulièrement investi l’immeuble de la « Mugamma », symbolique car ce bâtiment massif d’aspect stalinien regroupe un grand nombre d’administrations gouvernementales et représente un symbole de la bureaucratie égyptienne, bloquée pendant les sit-in sur Tahrir.48 Même si la violence et les affrontements meurtriers ont tâché de sang le soulèvement égyptien, l’universitaire Mona Abaza note que l’humour et la satire étaient un trait dominant du street art révolutionnaire égyptien, et qui trouve sa source dans la tradition égyptienne des blagues, très présente dans la culture politique locale, et aussi dans le fait que le rire est l’une des armes les plus redoutables pour défier la tyrannie.49 Mais le deuil y est également très présent et une figure essentielle des graffitis égyptiens en est sans conteste celle du martyr. Le rôle du martyr n'est pas propre aux seuls musulmans, ni aux révoltes arabes : la révolution française de 1789 comptait également ses martyrs, sacrifiés pour le salut commun comme l’explique l’historien Jean-Clément Martin : « ils justifient le déroulement des événements, en lien avec les héros du moment, ils en sont aussi les exemples qu'il faut suivre ».50 Ils revêtent aussi, dans ces conditions historiques difficiles, un caractère de sainteté. Les manifestants disparus sont représentés sur les murs dans des sortes de « mausolées symboliques » à la gloire des héros de la révolution, permettant de célébrer une sorte de deuil collectif, mais aussi d’assurer un certain devoir de mémoire ; celui de ne pas abandonner les objectifs de la révolution pour ne pas trahir le sang des disparus. Cela est particulièrement visible dans la rue Mohamed Mahmoud au Caire, une des artères qui débouche sur la place Tahrir et qui est célèbre pour les affrontements brutaux qui s’y sont déroulés à plusieurs reprises entre jeunes manifestants et forces de l’ordre. La rue a d’ailleurs été rebaptisée de façon ironique, la « rue des yeux de la liberté », en référence aux affrontements de novembre 2011 où la police militaire a utilisé des balles en plomb en visant intentionnellement les yeux. Un des artistes qui a contribué particulièrement à la fresque des martyrs de Mohamed Mahmoud est l’artiste Ammar Abo Bakr, plasticien et professeur à la faculté des Beaux-Arts de Louxor. Alors que les combats font rage dans cette rue fin 2011, il commence à réaliser avec d’autres graffeurs des pochoirs et fresques contre la police et en faveur du soulèvement. Capable de dresser le portrait de quelqu’un à partir d’une photo, il fait le portrait de 12 personnes parmi les dizaines qui ont perdu un œil dans ces affrontements, sur fond des couleurs du drapeau national. En février 2012, accompagné des artistes Alaa Awad et Mohamed Khaled, il crée une grande fresque sur le mur de l’Université américaine du Caire dans la rue Mohamed Mahmoud, représentant les martyrs des supporters ultras de l’équipe de foot Ahly, tués dans les affrontements du stade de Port Saïd. Ammar Abou Bakr avait trouvé leurs photos sur Facebook, et les a représentés avec des ailes d’anges, ou bien encadrés avec un bandeau noir en signe de deuil. Il dit que ce sont les ailes des saints coptes qu’on voit dans les églises, montrant par là que l’héritage de l’Egypte est à la fois, copte, pharaonique et islamique.51 Son complice, l’artiste Alaa Awad, est d’ailleurs fasciné par l’art de l’Egypte ancienne, et ajoute à ces fresques des scènes inspirées de l’art égyptien pharaonique, comme par exemple une représentation de pleureuses antiques, en signe de deuil pour les victimes de Port Saïd.52 46 Korody, Nicholas, “The Revolutionary Art: Street Art Before and After the Tunisian Revolution” (2011). Independent Study Project (ISP) Collection, Paper 1134, http://digitalcollections.sit.edu/isp_collection/1134 47 http://africasacountry.com/egyptian-graffiti-and-gender-politics-an-interview-with-soraya-morayef/ 48 https://suzeeinthecity.wordpress.com/2011/08/07/protest-graffiti-in-tahrir-the-mogamaa-walls/ et section “The Mugamma” in Gröndahl, Mia, “Revolution graffiti, street art of the new Egypt”, The American University in Cairo Press, 2012 49 Abaza, Mona, “Satire, Laughter and Mourning in Cairo’s Graffiti”, Orient-Institut Studies 2, 2013 50 http://www.slate.fr/story/39957/martyrs-revolution-hamza-bouazizi-mohammed-al-dura-neda 51 http://mashallahnews.com/?p=8599 52 Voir les galeries de photos : http://suzeeinthecity.wordpress.com/2012/02/08/in-the-midst-of-madness-graffiti-of-the-ultras-onmohamed-mahmoud-street/ et http://suzeeinthecity.wordpress.com/2012/02/19/auc-and-the-port-said-mural-a-personal-plea/ 10 Si les graffeurs contribuent ainsi à « documenter » la révolution et les événements politiques du pays, leurs tags représentent aussi une forme d’activisme en soi, ou « d’artivisme » comme dirait l’artiste italien Michelangelo Pistoletto. De fait, les graffeurs sont ainsi devenus en quelques mois des activistes influents, usant de la satire, de slogans, d’images visuelles fortes pour exprimer tour à tour leur rejet de Moubarak, de la police, du Conseil Suprême des Forces Armées, ou encore plus récemment de l’instrumentalisation de la religion en politique. La révolution égyptienne a ainsi fait émerger une génération de graffeurs très talentueux, aujourd’hui sollicités internationalement : Keizer, Ganzeer, Aya Tarek, Ammar Abo Bakr, Nemo, Zeft, Omar Picasso, Sad Panda, El Teneen, Alaa Awad, Amr Nazeer, Kareem Gouda, Hend Kheera, Hany Khaled, Hanaa El Degham, Kim, Nemo, … Des artistes plasticiens traditionnels, qui ne s’inscrivaient pas nécessairement dans le mouvement de street art se sont aussi emparés de ce mode d’expression en prolongement de leurs œuvres en galerie. C’est le cas de l’artiste et historienne de l’art Bahia Shehab qui était fascinée depuis longtemps par la calligraphie du mot « non » en arabe, et avait mené en 2010 un projet appelé « Mille et un NON » répertoriant 1001 façons de calligraphier le mot « non » dans tout l’art islamique, et avait créé à partir de cela une installation artistique. Fin 2011, elle a commencé à utiliser toutes ces calligraphies de « non » pour les peindre au pochoir sur les murs du Caire, en y ajoutant des messages ; « non à la violence », « non au régime militaire », « non aux amendements constitutionnels », etc…53 Tous ces artistes ont d’ailleurs conscience de leur rôle, Ammar Abou Bakr dit par exemple : « Je contribue à la révolution avec ce que je sais faire. Bien sûr d’autres personnes ont un rôle plus important, mais j’essaie d’utiliser mes propres moyens en tant que peintre, pour faire quelque chose qui soit accessible à tous et qui participe au mouvement général. »54 Pour Soraya Morayef, son hommage aux martyrs et aux combattants de la révolution a été « profond et essentiel, pas seulement pour les familles qui ont perdu un enfant, mais aussi pour la conscience collective de la société », « ces graffitis ont fait ce que le Parlement égyptien et tous les politiciens ont échoué à réaliser : mettre des visages sur des chiffres, et leur redonner une certaine dignité dans leur mort ». Ces portraits sont aussi des « rappels de la justice qui doit être rendue à notre communauté ».55 Beaucoup de ces fresques sont des œuvres collectives, et beaucoup aussi sont anonymes, sans signature pour identifier leurs auteurs. Les murs des villes sont constamment en évolution, en fonction des derniers développements politiques. Ammar Abo Bakr dit d’ailleurs que les murs de la rue Mohamed Mahmoud sont la chronique de la révolution en cours. Une autre fresque parmi les plus connues de la révolution égyptienne et qui est révélatrice de cette évolution permanente, est celle dite du « tank vs le cycliste » sous le pont du 6 octobre à Zamalek. Elle a été réalisée par Ganzeer en mai 201156, avec des ajouts notamment de Sad Panda (un autre graffeur du Caire qui se représente en panda triste et crée des tags aux messages politiques). Elle a été transformée après le massacre de Maspero en octobre 2011 (où une manifestation de chrétiens devant les locaux de la radio et télévision nationales a été écrasée par l’armée) : une représentation de personnages écrasés dans le sang sous les chenilles du tank a été ajoutée par le graffeur Khaled, dit « The Winged Elephant », ainsi que des manifestants aux masques de Vendetta. Des supporters de l’armée, qui se sont nommés eux-mêmes le « bataillon Badr » ont effacé ces ajouts pour en faire une fresque pro-armée. Khaled ainsi que le collectif du « bataillon Mona Lisa » sont alors revenus et ont ajouté en réaction différentes figures, dont un soldat sous les traits d’un monstre dévorant une manifestante57. Bahia Shehab y a aussi ajouté quelques-uns de ses « Mille et un NON ».58 Après de multiples évolutions, au printemps 2013, la fresque au tank disparaît définitivement, repeinte par les gardiens de Zamalek. Mais quelques jours plus tard, une nouvelle œuvre apparaît sur la couche de peinture fraîche, réalisée par d’autres artistes (Mohamed Khaled, Zeft, Ali Khalid et Ismail), représentant notamment le président Morsi et une calligraphie arabe disant « après le sang il n’y a plus de légitimité »59. 53 “Bahia Shehab : A thousand times no”, TED Talks Cairo http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=R_U9GUlSOC4 54 Extrait du web-documentaire « Sout Al Shabab, la voix des jeunes », « Les graffitis dans la bataille » http://vimeo.com/67462109 55 http://suzeeinthecity.wordpress.com/2012/02/08/in-the-midst-of-madness-graffiti-of-the-ultras-on-mohamed-mahmoud-street/ 56 http://ganzeer.blogspot.fr/2011_07_01_archive.html 57 « Story of a mural : Tank versus biker » in Gröndhal, Mia, « Revolution graffiti: Street art of the new Egypt », The American University in Cairo Press, 2012 58 http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=R_U9GUlSOC4 59 https://www.facebook.com/WallsOfFreedom 11 Si l’œuvre au tank et au cycliste de Ganzeer est restée finalement en place près de deux ans, ce n’est pas le cas de la plupart des autres graffitis qui ont une durée de vie très éphémère. Dès décembre 2011, Soraya Morayef notait des actions contre les graffitis, pour les effacer, sur les murs même de la Faculté des Beaux-arts par exemple, ou de les modifier pour les transformer en pro-Moubarak ou pro-armée.60 Mona Abaza note également que pendant toute l’année 2011, les murs de l’Université américaine du Caire ont fait l’objet d’une guerre acharnée entre les artistes ou graffeurs amateurs couvrant les murs de leurs slogans et dessins sarcastiques, et les forces de sécurité s’échinant à les recouvrir.61 Quand ce n’est pas un groupe nationaliste soutenant le Conseil suprême des Forces armées qui transforme les graffitis en effaçant toutes références hostiles l’armée (notamment sur le graffiti du tank).62 L’Université américaine du Caire avait quant à elle le projet de repeindre les murs extérieurs de son campus sur la rue Mohamed Mahmoud début 2012 mais elle y a finalement renoncé suite à une pétition de ses élèves pour préserver ce qui était devenu un mémorial street art à la gloire des martyrs, attirant les touristes et faisant la fierté des jeunes révolutionnaires. En septembre 2012 cependant, tous les graffitis sont effacés sous les coups de peinture des autorités et des gouverneurs qui, nouvellement nommés suite à l’élection de Mohamed Morsi, ont à cœur de nettoyer les rues du Caire et d’Alexandrie.63 Le fait que les peintres en bâtiment soient protégés par un cordon de sécurité de soldats pour réaliser leur besogne ne trompe pas sur l’hostilité qu’a pu rencontrer l’effacement de ce musée à ciel ouvert de la révolution égyptienne mais aussi du street art mondial, de la part des artistes comme de la population. La réponse ne tarde pas à venir, la nuit même suivant ces opérations cosmétiques, par un graffiti ironique d’un visage tirant la langue avec la mention « efface encore régime lâche », réalisé par Ammar Abo Bakr. L’effort constant d’effacement des graffitis de la part des autorités qui repeignent frénétiquement les murs, font que les artistes sont encore plus déterminés à les repeindre immédiatement avec des insultes d’autant plus mordantes et des blagues ou des caricatures toujours plus caustiques, d’après Mona Abaza.64 Les jours suivants verront ces mêmes murs se couvrir à nouveau de graffitis d’amateurs ou d’artistes reconnus.65 Et même fin 2012, une nouvelle fresque de martyrs, mais cette fois représentés dans la brutale réalité de leur mort, tels qu’ils ont été retrouvés défigurés par les affrontements ou sous l’effet de la torture, recouvrira de nouveau les murs de Mohamed Mahmoud. S’y ajouteront de nombreux autres portraits de martyrs, des tags et des pochoirs dénonçant les forces de sécurité, ou encore d’autres scènes inspirées de l’Egypte pharaoniques réalisées par Alaa Awad.66 Les murs de cette rue et des environs reflètent ainsi à quel point le nombre de morts, les combats et les destructions dans ce quartier ont laissé un traumatisme important. En de multiples occasions, les graffeurs égyptiens ont montré aussi qu’ils ne se contentaient pas d’accompagner les mouvements politiques mais qu’ils lançaient eux-mêmes des actions, c’est le cas notamment de la campagne « Mad graffiti week » pendant la semaine du 13 au 25 janvier 2012.67 Il s’agit d’un appel à utiliser l’art contre le Conseil suprême des Forces armées et à dénoncer leurs exactions par le graffiti. Cette campagne était portée notamment par l’artiste Ganzeer, après avoir organisé un « Mad graffiti week-end » en mai 2011, durant lequel il avait réalisé la fameuse fresque du tank. On peut citer également la campagne « No walls », en réaction aux murs érigés par l’armée en plein centre du Caire, pour bloquer les accès au Ministère de l’Intérieur suite aux protestations et aux affrontements qui ont suivi la mort des supporters Ultras de l’équipe al Ahly à Port Saïd. Ces sept murs construits en bloc de ciment ont ainsi été transformés en sortes de « mirages artistiques », avec des représentations d’un arc-enciel, d’enfants qui jouent, d’arbres, ou bien d’un large sourire incrédule, ou encore de trompe-l’œil impressionnants, prolongeant la perspective de la rue comme si elle n’était pas barrée mais continuait bien son cours comme si de rien n’était. Pour Soraya Morayef, ces artistes de street art ont ainsi réussi à libérer le quartier des murs imposés par les militaires, en donnant aux résidents une perspective virtuelle, transformant cette réalité d’enfermement en un sentiment d’ouverture.68 Ils restaurent ainsi un semblant de normalité pour les habitants du quartier coupé en deux et démontrent aussi qu’ils n’acceptent pas les 60 http://suzeeinthecity.wordpress.com/2011/12/01/the-wave-against-graffiti-we-ba3deen/ Abaza, Mona, « An Emerging Memorial Space? In Praise of Mohammed Mahmud Street », Jadaliyya, 10 mars 2012 http://www.jadaliyya.com/pages/index/4625/an-emerging-memorial-space-in-praise-of-mohammed-m 62 https://suzeeinthecity.wordpress.com/2012/02/06/war-on-graffiti-scaf-vandalists-versus-graffiti-artists/ 63 http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/09/24/les-effaceurs-des-rues-du-caire_1764076_3212.html et http://www.bbc.co.uk/news/world-middle-east-19721662 64 Abaza, Mona, “Satire, Laughter and Mourning in Cairo’s Graffiti”, Orient-Institut Studies 2, 2013 65 https://suzeeinthecity.wordpress.com/2012/09/20/the-art-of-movement-another-chapter-of-mohamed-mahmoud-graffiti/ 66 https://suzeeinthecity.wordpress.com/2012/12/29/return-to-tahrir-two-years-and-graffiti-of-the-martyrs/ 67 | ا س بوع ال جراف ي تي ال ع ن يفMAD GRAFFiTi WEEK http://www.facebook.com/MAD.GRAFFiTi.WEEK 68 https://suzeeinthecity.wordpress.com/2012/09/20/for-the-love-of-graffiti-cairos-walls-trace-history-of-colourful-revolution/ 61 12 réalités que le pouvoir militaire tente d’imposer.69 Ce projet « No walls » a été lancé en mars 2012 par un groupe éclectique d’activistes et d’artistes. La fresque la plus frappante ainsi réalisée est sans doute celle du mur de la rue Sheikh Rihan, un trompe-l’œil saisissant de la rue, reproduisant avec minutie les détails de l’architecture de l’Université américaine du Caire qui la longe, ainsi que la perspective de la rue. En regardant plus attentivement, on remarque que dans le fond se trouve une scène d’affrontements avec la police anti-émeute, vraisemblablement en référence aux événements de décembre 2011 en ces lieux.70 Même si c’est essentiellement les graffitis du Caire qui ont été traités ici, ils faut préciser qu’ils sont aussi très présents dans les autres villes d’Egypte, dont Alexandrie, dans le Delta, ou encore dans le Sud de l’Egypte à Louxor (Ammar Abo Bakr et Alaa Awad sont d’ailleurs originaires de cette ville et y ont réalisé également des fresques). Présent dans tous les pays touchés par le printemps arabe, le graffiti est également très développé en Libye par exemple, où il a joué un rôle de réappropriation de l’identité nationale. Les couleurs retrouvées du drapeau libyen –noir, rouge, vert– saturent en effet l’espace public sur tous les coins de murs, ainsi que les références à la victoire de la révolution. Le graffiti y joue aussi un rôle de catharsis, tant la figure ridiculisée du despote déchu Kadhafi est présente partout sur les murs des villes libyennes, comme pour se défouler des années de dictature et exorciser la peur qu’il inspirait alors.71 Représenté sous les traits d’un rat qui sort des égouts, d’un fou aux tenues excentriques, d’un lâche qui fuit sous les bombardements ou encore d’un diable assoiffé de sang, la caricature de Kadhafi sur les murs est telle un exutoire pour se libérer mentalement de celui qui est tenu responsable de tous les malheurs des Libyens.72 Un peu auparavant, à Benghazi, berceau de la révolution, la contestation s’est très tôt exprimée sur les murs de la ville, parfois au péril de la vie des artistes, à l’image de Qaïs al-Helali. C’est sans doute le graffeur libyen le plus connu, qui dès le début de la révolte a caricaturé Kadhafi sur les murs de Benghazi, ce qui lui a valu d’être assassiné en mars 2011.73 Dans son premier graffiti anti-Kadhafi produit quelques jours à peine après que les manifestations aient débuté, il moquait celui qui se disait «Roi des Rois d’Afrique» et le grimait en «Singe des Singes d’Afrique», Il y avait peint le colonel l’air inquiet avec des traits subtils de primate dans une fresque au réalisme troublant. Les martyrs sont également présents dans les villes libyennes, en plus de la figure ridiculisée de Kadhafi. Une série de fresques sur les murs de la prison d’Abou Selim par exemple, est particulièrement remarquable en ce qu’elle s’empare de la mémoire traumatique du lieu en dépeignant les scènes de massacre qui se sont tenues dans cette même prison en 1996, quand 1200 prisonniers ont été abattus par les gardes après avoir protesté contre leurs conditions de détention.74 En Syrie, la bataille se joue aussi sur les murs, où les slogans de liberté ou anti-régime écrits dans les rues sont rageusement recouverts par d’autres inscriptions comme le fameux « Bachar ou nous brûlons le pays » des shabihas, les miliciens du régime. L’activiste et ancien prisonnier politique Tarek Alghorani a d’ailleurs lancé une « semaine des graffitis de la liberté » en avril 2012, inspirée de la « Mad graffiti week » égyptienne et d’une campagne similaire en Iran.75 Tarek Alghorani a même contacté les organisateurs de ces deux initiatives en Egypte et en Iran, pour obtenir des idées, comme celles de diffuser des tutoriaux sur internet. C’est un élément intéressant d’exemple d’inspiration mutuelle et d’entraide qui peuvent exister entre les activistes et artistes de différents pays en soulèvement. La semaine des graffitis de la liberté a d’ailleurs été lancée non seulement en Syrie mais aussi dans les autres pays arabes, où l’on encourageait à graffer en solidarité avec la révolution syrienne. Les conditions très dangereuses rencontrées par les graffeurs dans les villes syriennes tenues par le régime font qu’ils développent des techniques très ingénieuses, comme ce tutoriel mis en ligne sur Facebook, expliquant comment réaliser un pochoir sur le sol discrètement en découpant le fond d’un sac en papier dans la forme du pochoir souhaité.76 69 http://www.jadaliyya.com/pages/index/4776/the-seven-wonders-of-the-revolution http://www.jadaliyya.com/pages/index/4776/the-seven-wonders-of-the-revolution 71 Voir notamment le post de la journaliste du Monde Isabelle Mandraud sur son blog : « A Tripoli, l’obsession Kadhafi » : http://maghreb.blog.lemonde.fr/2013/05/02/a-tripoli-lobsession-kadhafi/ 72 http://www.babelmed.net/cultura-e-societa/105-libia/7141-les-joies-et-col-res-des-murs-en-libye.html 73 « Mourir pour un dessin à Benghazi », Le Monde Magazine http://www.cartooningforpeace.org/wpcontent/uploads/2011/04/Libye-Qais.pdf 74 http://suzeeinthecity.wordpress.com/2012/07/29/tripoli-graffiti-revolution-street-art-in-libya/ 75 http://observers.france24.com/fr/content/20120417-bombes-l%E2%80%99armee-syriens-repondent-bombes-peinturesemaine-mad-graffitis-libert%C3%A9-monde-arabe 76 Ibid. 70 13 Le graffiti n’est de plus pas absent du Bahreïn ou du Yémen avec des codes symboliques et culturels qui sont propres à chaque pays. Au Bahreïn par exemple, les graffitis étaient présents avant même le soulèvement de 2011, par des calligraphies glorifiant l’identité chiite, ou même des messages contestataires, en référence aux précédents soulèvements des années 90. Des portraits au pochoir de prisonniers politiques étaient nombreux dans les villages d’origine de ces derniers et ils se sont multipliés depuis 2011, notamment la figure la plus emblématique du soulèvement chiite des années 90, Abdul Amir al Jamri, représentée à travers toute l’île. Une représentation très graphique de la place de la Perle est également apparue, aux côtés de la phrase « nous reviendrons », en référence à la perte du monument à la perle (les autorités bahreïnies ont en effet détruit le monument de la place occupée par un sit-in de manifestants, car il était devenu le symbole de la rébellion).77 Au Yémen, où le soulèvement s’organisait essentiellement autour des tentes de la Place du changement, une tente était consacrée aux arts, avec des expositions de peinture, et se sont également déroulés des concerts, des représentations de théâtre ou des lectures de poésie.78 Des artistes et graffeurs activistes se sont également emparés des murs, comme Murad Sobay, qui a lancé une campagne pour représenter à Sanaa les portraits de militants politiques victimes de disparitions forcées depuis les années 70, et d’autres comme le groupe « Couleurs de la vie » dans la ville de Taez qui ont rendu hommage à un artiste yéménite contemporain oublié, Hashim Ali.79 3/ L’humour noir de l’art de la révolution syrienne En Syrie, la créativité révolutionnaire a pris une forme particulière, très axée sur l’humour noir, ce qui peut s’expliquer par le contexte particulier de cette révolution, marquée dès le départ par une répression féroce et un glissement vers la logique de guerre civile. En conséquence, la production artistique est également en grande partie tournée vers l’extérieur, sans doute dans le but de toucher et sensibiliser le public international sur cette tragédie. La ville de Kafranbel dans la région d’Idlib, s’est par exemple particulièrement illustrée par ses affiches aux slogans et caricatures satiriques, aussi bien rédigées en arabe qu’en anglais, et qui réagissent en temps réel à l’actualité mondiale. Les affiches utilisent également d’abondantes références à la culture occidentale, notamment cinématographique, représentant par exemple Assad en Gollum du Seigneur des anneaux, ou Assad et Poutine dans la scène de Leonardo Di Caprio et Kate Winslet sur la proue du Titanic, revisitée sur un bateau militaire. Les designers et plasticiens syriens s’illustrent aussi par des créations visuelles qui frappent les esprits et mêlent des éléments de la culture mondiale aux événements de la tragédie syrienne. C’est le cas de l’artiste Tammam Azzam qui a fait notamment parler de lui par son œuvre « Le baiser » représentant l’œuvre de Klimt surimprimée sur une façade éventrée d’un immeuble en Syrie, qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux. Il a également réalisé d’autres montages de ce type dans la série « Musée syrien » avec « El tres de mayo » de Goya et « Mona Lisa » sur des fonds apocalyptiques de villes détruites. Il s’agit d’une façon d’interpeller l’occident sur sa passivité, Tammam Azzam l’explique : « Comment ces pays civilisés peuvent-ils célébrer un tableau de Goya qui représente un massacre d'un jour dans l'histoire de l'Espagne et oublier que nous avons chaque jour un 3 mai en Syrie ».80 Il détourne également le logo des Nations-Unies en cible dont le sang dégouline de la carte de la Syrie, ou celui de Walt Disney qui en Syrie se transforme en château de princesse qui éclate sous les bombardements. 81 Le peintre et designer Wissam Al-Jazairi produit également des images très frappantes sur la tragédie en cours avec par exemple le tableau « Les danseuses », des ombres de danseuses tournoyant devant un char sur un fond de feu, ou à la période de Noël, des images particulièrement cruelles : sous un sapin, les cadeaux que les Syriens souhaitent désespérément ; pain, bonbonne de gaz et jerricane de mazout, ou encore un père Noël effondré dans un cimetière syrien, où se trouvent à présent les enfants syriens à qui étaient destinés les cadeaux qu’il transportait.82 L’artiste Sulafa Hijazi, à la fois écrivain, plasticienne et réalisatrice de films 77 Jarbou, Rana, « Bahreïn : le média et le message » in Zoghbi Pascal, Karl, Don, « Le graffiti arabe » http://www.lavoixduyemen.com/2011/04/30/de-lart-sous-les-tentes/270/ 79 http://www.al-monitor.com/pulse/originals/2012/al-monitor/yemen-graffiti-wars.html et http://allsanaa.wordpress.com/2013/02/03/political-art-daughter-of-a-political-detainee/ 80 http://www.huffingtonpost.fr/charlotte-montpezat/art-syrie_b_2622562.html?utm_hp_ref=syrie 81 http://elhurgador.blogspot.fr/2012/11/tammam-azzam-arte-digital-pintura.html 82 Voir les œuvres mentionnées dans ce portfolio : http://www.mediapart.fr/portfolios/2012-vue-par-des-artistes-syriens 78 14 d’animation, joue également sur des contrastes tragiques, avec par exemple une représentation d’un enfant candide qui joue à attraper des missiles dans un filet à papillons, ou bien l’image prémonitoire de mariés posant pour leur photo de mariage, protégés de masques à gaz.83 Autrefois réservées à un cercle restreint, beaucoup d’œuvres d’art circulent à présent sur le Net, grâce à des pages Facebook comme « L’art et la liberté »84, où sont postés quotidiennement des dessins, des chansons ou des photographies. Les artistes militent donc en partageant leurs œuvres sur les réseaux sociaux, tels que le plasticien Mohamed Omran qui, essentiellement sculpteur avant la Révolution, s’est mis à poster des dessins et des petits films d’animation sur Facebook.85 Le caricaturiste Juan Zero a émergé également à la faveur de la révolution, ces dessins ont commencé à se faire remarquer sur Facebook début 2012. Ce caricaturiste syrien exerce sa satire aussi bien sur le régime de Bachar que sur l’opposition ; on dit de lui que son travail est souvent révélateur de l’opinion de la rue syrienne.86 Mais on compte également des initiatives très originales et particulièrement sarcastiques, dans des formes d’expression très variées, comme le programme humoristique « Freedom WoBas » (« La liberté et c’est tout »). Chaque épisode met en scène deux comédiens qu'on retrouve à chaque épisode. Ces derniers, installés autour d’une table dans un décor apocalyptique, réalisent des petits sketchs, sorte de brèves de comptoir, qui n’ont pas besoin de beaucoup forcer le trait pour mettre à jour l’absurdité du régime et de sa propagande dans la couverture officielle des événements. L’ironie et l’humour semblent alors être le seul moyen de répondre à la situation qui atteint un tel niveau dans l’absurde et le grotesque. Selon l’universitaire Salwa Ismail, « ce type de programme ainsi que l’ensemble des vidéos humoristiques postées depuis la Syrie sur internet, galvanisent et encouragent les manifestants sur le terrain. Car elles contribuent à abattre le mur de la peur en moquant des personnages comme Bachar al-Assad, ce que nul n’avait osé faire avant ».87 Vraisemblablement tournée à l’étranger, la série a eu du succès surtout en 2011 mais a tourné depuis plusieurs saisons diffusées sur sa chaîne YouTube.88 Un autre programme vidéo rencontre un franc succès sur les réseaux sociaux, lancé en novembre 2011, il s’agit d’un théâtre de marionnettes satiriques « Top Goon, diaries of a little dictator » (« Top crétin, chroniques d’un petit dictateur », par le collectif « Masasit Mati ». Ces simples marionnettes à doigt griment les principaux protagonistes du pouvoir et de la rébellion, et notamment Beeshu, dictateur stupide ressemblant étrangement à Bachar al-Assad et qui a le même cheveu sur la langue. Ce personnage tient la vedette, entourée de personnages récurrents tels le patibulaire Shabih (en référence aux miliciens « shabiha »), l'affriolante « Rose de Damas » pour Asma al-Assad, ou encore « le Manifestant pacifique ». Les marionnettes ont été créées en Syrie même, puis passées au Liban, et de là, on ne sait où, pour le montage des épisodes. Le réalisateur et ses marionnettistes (qui préfèrent garder l’anonymat), souhaitent « montrer au monde un autre visage de la Syrie, qui en est venue à être définie par un flot sans fin de vidéos mises en ligne par les activistes, de tanks faisant feu sur des quartiers, de policiers abusant des détenus et de victimes en sang. La comédie est une réponse naturelle à la tragédie »89. Le journaliste et critique cinématographique Jacques Mandelbaum dit quant à lui que cette effervescence créatrice syrienne se caractérise par son humour « nourri d'un sens tragique de la dérision, d'une vitalité aiguisée par le désespoir. »90 Il faut aussi savoir que la Syrie possède une tradition de théâtre et comédie satiriques qui était florissante dans les années 1970 et 1980. Les productions syriennes étaient d’ailleurs populaires dans le monde arabe pour leur humour noir. Cependant la satire politique se devait de demeurer « indirecte » et de rester confinée dans certaines limites. D’ailleurs, en 2001, à la faveur du printemps de Damas et en même temps que se créait « Al-Domari », le journal satirique de Ali Ferzat, était lancée une série télévisée satirique « Buqaat Daw » (« Projecteurs ») très critique sur des sujets sensibles comme la 83 Voir les œuvres mentionnées dans ce portfolio : https://www.facebook.com/media/set/?set=a.489406901130610.1073741835.148240631913907&type=3 84 (ال فن وال حري ةL’art et la liberté) https://www.facebook.com/Art.Liberte.Syrie 85 http://www.rue89.com/rue89-culture/2012/09/02/caricatures-sketches-lart-syrien-suit-le-rythme-de-la-revolution-234935 http://www.syriauntold.com/en/syrian-creative/732 et http://monde-arabe.arte.tv/en/rima-marrouch-syrian-artist-draws-thefaults-of-a-divided-country/ 87 http://www.france24.com/fr/20110707-syrie-humour-freedom-wobas-ironie-regime-syrien-bachar-al-assad-comedie-seriehorria 88 http://www.youtube.com/user/FreedomWoBas/ 89 http://www.atlantico.fr/rdvinvite/assad-poutine-satire-blogs-russie-voina-masatitmasi244669.html#QmW4Xbo7wyY2O7tD.99 90 Mandelbaum, Jacques, « Syrie, l’art en armes » http://www.lemonde.fr/international/article/2012/02/21/syrie-l-art-enarmes_1644497_3210.html#ens_id=1481132 86 15 corruption, les mokhabarat (services secrets), l’islamisme, le communautarisme… 91 Les producteurs étaient cependant très liés à la famille Assad et certains pensent que cette série remplissait le rôle d’une soupape de décompression, un exutoire pour la contestation, qui permettait de prévenir les débordements en se gardant bien de franchir toute ligne rouge. C’est cependant cette tradition satirique qui revient maintenant en boomerang à la face du régime syrien, et cette interdiction absolue de ne pas s’en prendre au leader suprême a explosé en vol avec la révolution. Même des sujets considérés comme tabous, tels que le massacre de Hama de 1982 sont à présent évoqués ouvertement, et désacralisés avec l’utilisation de l’humour noir.92 Le cinéma est également un domaine extrêmement intéressant, et notamment dans sa relation dialectique avec justement les « moussalsalat », les séries télé à succès. On le sait, dès le début de la révolution, les Syriens ont commencé à filmer et mettre en ligne spontanément leurs manifestations et la répression. Filmer est considéré comme important par les Syriens parce qu’ils ont l’impression qu’ils n’existent pas, qu’ils n’avaient pas jusqu’alors le droit à l’image. Ils visent également à documenter les événements en l’absence de couverture par les médias et journalistes étrangers dont l’accès au pays a été interdit par le régime. Cécile Boëx, spécialiste du cinéma syrien explique : « Il y avait l'idée, forte et naïve à la fois, de montrer ce qui se passait en croyant ainsi éviter le syndrome Hama. Hama est cette ville écrasée par l'armée, en 1982, à la suite d'un soulèvement des Frères musulmans : le régime a pu tuer 10 000 à 20 000 personnes en un mois sans qu'une seule image filtre de ce massacre. C'est d'ailleurs le traumatisme de Hama qui explique le retard des Syriens à descendre dans la rue (…). Ils savaient très bien de quelle barbarie était capable ce régime. Mais, une fois qu'ils ont décidé de manifester, ils ont voulu témoigner de toutes leurs forces en pensant que l'image changerait les choses. »93 Il y a également une urgence à filmer et à montrer ce qui se passe pour les générations qui vont suivre, car les combattants, vidéastes amateurs, ou citoyens-journalistes, vivent au jour le jour avec le sentiment de leur mort prochaine. Ce foisonnement syrien de la vidéo et du cinéma se fait sur le mode essentiellement du documentaire, suivant en cela sans doute leur illustre prédécesseur, le cinéaste Omar Amiralay, grand documentariste syrien. Il n’y a en effet pas pour l’instant de films de fiction sur la révolte. Charif Kiwan, réalisateur et porte-parole du collectif Abounaddara, et Cécile Boëx, notent qu’il s’agit d’une sorte de réaction contre les séries télé et leurs intrigues rocambolesques qui inondent les écrans syriens depuis quelques années. La révolte contre le régime se vit et se filme au contraire comme un retour au réel et aux gens normaux.94 Le clan au pouvoir avait en effet massivement investi dans les industries télévisuelles en créant des sociétés de production TV, au détriment du cinéma qui a été auparavant nationalisé et réduit à une seule société de production. Les salles obscures ont elles aussi disparu les unes après les autres pour être réduites à peau de chagrin. Le milieu a ainsi été verrouillé par un petit groupe d’individus « clientélisé » par le régime syrien, et toute production artistique et culturelle est interdite au profit de la seule culture de masse autorisée, comme l’explique Charif Kiwan.95 La télévision a ainsi été privilégiée en tant qu’outil de contrôle social, qui s’insinue dans chaque foyer et « ouvre les vannes » en partie (certaines séries étaient en effet critiques comme on l’a vu, mais elles restaient extrêmement formatées et ne dépassaient pas les lignes rouges fixées par le régime). Il s’agissait en réalité d’une ouverture en trompe-l’œil, comme d’ailleurs l’ouverture au libéralisme économique, et les gens de la télévision et les comédiens ne se sont pas désolidarisés du régime, à de rares exceptions près (telle l’actrice Fadwa Suleiman). Avec la révolution, ce système de connivences a été mis à nu.96 Jacques Mandelbaum évoque de nombreux projets de films en cours de la part de réalisateurs syriens, mais note que, l'entreprise la plus intéressante en matière de cinéma émane du groupe déjà cité Abounaddara.97 Ce collectif de cinéastes s’attache depuis fin 2010 à dépeindre la Syrie à travers des films courts mais avec un œil de cinéaste qui contraste face au foisonnement de vidéos amateurs sur YouTube et autres sites de partage de vidéo. Toutes les semaines, Abou Naddara présente au moins un film, mis en 91 http://www.theglobalmail.org/feature/the-bold-comedians-of-syria-strike-back/300/ Ibid. 93 http://www.arte.tv/fr/comme-des-millions-de-bouteilles-jetees-a-la-mer/7381550,CmC=7375520.html 94 Débat autour de courts métrages syriens avec Cécile Boëx, docteure en sciences politiques, enseignante à l’EHESS, spécialiste du cinéma politique arabe, Charif Kiwan, cinéaste syrien porte-parole du collectif Abou Naddara, et Christophe Boltanski, reporter au Nouvel Observateur, le 18 avril 2013 dans le cadre de la Semaine arabe de l’École normale supérieure. 95 http://www.rue89.com/rue89-culture/2012/09/02/caricatures-sketches-lart-syrien-suit-le-rythme-de-la-revolution-234935 96 Débat autour de courts métrages syriens dans le cadre de la Semaine arabe de l’École normale supérieure (précité). 97 Mandelbaum, Jacques, « Syrie, l’art en armes » http://www.lemonde.fr/international/article/2012/02/21/syrie-l-art-enarmes_1644497_3210.html#ens_id=1481132 92 16 ligne le vendredi, jour de prière mais aussi de manifestation.98 Les films se font clandestinement, et le style, sensible et éloquent, reste cependant concis et anonyme, à la manière des ciné-tracts de mai 68 en France et de la Nouvelle Vague. Le message passe ainsi par le langage cinématographique, avec une distance, une poétique de l’image et des connotations, qui dépasse l’urgence de la couverture des événements en cours.99 Pour Jacques Mandelbaum, cette conception politique du cinéma s’accompagne en effet d’une exigence esthétique, rare en temps de crise, basée sur le refus délibéré du spectacle de la violence au profit du quotidien et de l’intime et de personnages très construits. Il y trouve des « petites perles de distanciation poétique et d’intelligence subversive »100. Outre Abounaddara, un des premiers cinéastes syriens à avoir documenté la révolution syrienne est Bassel Shehadeh, jeune réalisateur qui avait obtenu une bourse pour étudier le cinéma aux Etats-Unis. Devenu un héros de la révolution syrienne, il est revenu en Syrie fin 2011, notamment pour couvrir les événements de Homs assiégée et former de jeunes citoyens-journalistes à l’usage de la caméra. Il y est mort, caméra à la main, d’un tir de roquette en mai 2012. Ses obsèques ont été interdites par les services du régime.101 Même si l’écrasante majorité des films et vidéos amateurs mis en ligne par les Syriens actuellement sont essentiellement documentaires, elles ne sont pas exemptes de burlesque et de satire avec l’intervention de certaines mises en scène spontanées, non dénuées d’autodérision. Comme l’exprime Cécile Boëx, les Syriens ont l’impression que le rire est leur rédemption, alors que le régime, lui, ne rit pas, et qu’ils ont en face d’eux d’autres acteurs, les salafistes, les djihadistes, qui eux ne rient pas non plus.102 Enfin, des actions purement militantes et subversives de la part d’activistes syriens revêtent également un aspect artistique, car elles recèlent une créativité inspirée de la performance dans l’art contemporain.103 Plusieurs moyens d’action créatifs ont ainsi été documentés, notamment à Damas, où des centaines de balles de ping-pong portant des slogans révolutionnaires ont été déversées depuis les hauteurs du Mont Qassioun pour se répandre dans les quartiers de la ville en aval. A une autre occasion, les fontaines et plans d’eau de la ville ont été colorés en rouge sang pour dénoncer le sang versé, comme si la terre rejetait son trop-plein104. Ou encore au début de la contestation, des activistes dissimulaient des haut-parleurs sur plusieurs terrasses d’immeubles, pour les actionner à distance les uns après les autres pour diffuser les chants de la révolution et rendre fous les agents des forces de l’ordre cherchant d’où provenaient ces voix.105 Il y a aussi par exemple l’action des « Mariées de la paix », quatre jeunes femmes habillées en mariées qui ont défilé en portant des banderoles demandant la fin des violences dans le souk Medhat Pacha au cœur de la vieille ville de Damas. Leur action et leur arrestation ont donné lieu à de nombreux témoignages de soutien et leur image de mariées pacifistes a été déclinée sur divers supports iconographiques.106 Le bouillonnement culturel et artistique post-révolution et ses nouveaux enjeux Le renversement des despotes tunisien et égyptien ont donné lieu dans les mois qui suivaient à une explosion culturelle tout à fait notable, se traduisant dans ces pays, par l’organisation de festivals et de célébrations à fort contenu artistique. Bien sûr quand on dit « post-révolution », c’est ici une simplification par commodité car il apparaît plutôt que ces « révolutions » sont toujours en cours, et donneront sans doute lieu encore à différents épisodes historiques, qu’on appellera globalement « révolution égyptienne » ou « révolution tunisienne », sans considérer que celle-ci s’arrête au 14 février pour la Tunisie (date de la fuite de Ben Ali) ou au 11 février pour l’Egypte (date de la chute de 98 Voir leur site http://www.abounaddara.com/ et leur chaîne vimeo http://vimeo.com/user6924378 http://mashallahnews.com/?p=6527 100 Mandelbaum, Jacques, « Syrie, l’art en armes » http://www.lemonde.fr/international/article/2012/02/21/syrie-l-art-enarmes_1644497_3210.html#ens_id=1481132 101 http://blogs.rue89.com/neo-arabia/2012/06/04/la-communaute-de-la-camera-syrienne-pleure-son-martyr-bassel-chehadeh227669-0 et http://www.histoiresordinaires.fr/Bassel-Shehadeh-l-espoir-du-cinema-perdu_a690.html 102 Débat autour de courts métrages syriens dans le cadre de la Semaine arabe de l’École normale supérieure (précité). 103 Mandelbaum, Jacques, « Syrie, l’art en armes » http://www.lemonde.fr/international/article/2012/02/21/syrie-l-art-enarmes_1644497_3210.html#ens_id=1481132 104 http://www.liberation.fr/monde/2011/10/06/des-fontaines-de-sang-a-damas_766106 105 http://www.babelmed.net/cultura-e-societa/48-syria/7232-cr-ativit-de-la-r-volution-syrienne.html 106 http://mashallahnews.com/?p=9661 et http://blogs.mediapart.fr/blog/thierry-boissiere/271112/syrie-liberte-pour-les-marieesde-la-paix 99 17 Moubarak). C’est donc plutôt le bouillonnement culturel qui suit la « révolution » prise dans son sens symbolique de période inaugurale de soulèvement et qui a conduit aux premiers changements de gouvernance au plus haut sommet de l’Etat ainsi qu’à l’ouverture d’une période de transition. Ce sont ces moments de 2011 qui sont d’ailleurs célébrés par la population, dans un esprit de « ferveur révolutionnaire » qui plus tard a pu rapidement être remis en cause par les divisions et les affres politiques et économiques des processus de transition. Parmi les initiatives remarquables, on trouve notamment le festival « El Fan Medan » (« L’art est une place »), lancé en avril 2011 au Caire par un collectif d’acteurs culturels indépendants qui s’appellent eux-mêmes « coalition culture indépendante d’artistes et de professionnels des arts ». La première édition consistait en un grand festival culturel populaire sur la place Abdine au Caire, libre d’accès, et comportant en plus des concerts et des expositions, des ateliers pour les enfants et des stands d’artisanats. Ce n’est pas le premier festival en plein air organisé en Egypte, mais « El Fan Medan » s’est différencié en ayant une claire liberté de parole, contrairement aux festivals antérieurs, en promouvant des artistes « prorévolution », et en cherchant à créer une interaction avec le public. Le but de cette coalition est en effet de toucher de nouveaux publics et de rendre la culture accessible pour tous les Egyptiens. Dans ce but, ils ont mensualisé l’événement, et l’ont développé dans d’autres villes à travers toute l’Egypte, atteignant en tout 14 gouvernorats, malgré les difficultés financières, qui conduisent les organisateurs à réduire le nombre d’événements et de villes en fonction des périodes. Tous les artistes se produisent d’ailleurs sans être payés en soutien à la cause, et les organisateurs travaillent également bénévolement.107 La politisation de l’événement est clairement assumée, le festival suivant le rythme des mobilisations et des événements politiques, appelant même à soutenir des initiatives politiques, telles que « Dostour le Kol el Masreyyin » « une Constitution pour tous les Egyptiens » en 2012108, ou Tamarrod (« Rebellion », contre le Président Morsi) en 2013109. Le « D-CAF Downtown Contemporary Arts Festival » 110 est né quant à lui en 2012, et se conçoit comme le premier festival international et pluridisciplinaire en Egypte, avec un programme qui inclue des artistes à la fois locaux, régionaux et internationaux, de musique, théâtre, danse, arts visuels et cinéma. Des rendez-vous similaires sont nés aussi par exemple à Alexandrie, avec le festival « Start with yourself » organisé régulièrement en plein air dans un quartier différent de la ville, et « Nassim el raqs » (« Le printemps de la danse »), un festival de danse qui prend la rue et l’espace public pour scène. Le but de tous ces événements culturels, dont sont à l’origine des artistes et activistes culturels, est de revitaliser la scène artistique qui « a stagné sous le régime de Moubarak, à cause de la censure, du népotisme et d’un manque de vision », comme l’explique Ahmed El Attar, lui-même metteur en scène et directeur du festival « D-CAF ». « Il y a eu une désintégration majeure de la scène artistique et culturelle en Egypte depuis les 30-40 dernières années. Nous sommes sortis d’une révolution, nous avons regardé autour de nous, et l’art et la culture, comme tout le reste, sont dans un état catastrophique » dit-il encore.111 En Tunisie, la première exposition internationale d’art contemporain au Musée national de Carthage a été organisée en mai 2012, tandis que d’autres événements annuels, qui existaient déjà auparavant, ont revêtu une dimension nouvelle, de par la liberté des choix éditoriaux et artistiques permis par la chute de Ben Ali, et en conséquence, un regain d’intérêt de la part du public, comme de la presse nationale et internationale. C’est le cas du « Printemps des arts » à la Marsa (dont on reparlera plus bas) ou de la biennale « Dreamcity »112, itinéraires d’art contemporain en espace public, qui avait commencé en 2007 dans la Médina de Tunis de façon plus ou moins clandestine. La 3ème édition en 2012 organisée à Tunis et à Sfax a pris pour thème « L’artiste face aux libertés » et a pour but direct de questionner la réappropriation de l’espace public, le développement de nouvelles formes de citoyenneté et d’une culture démocratique. Les directeurs artistiques Selma et Sofiane Ouissi déclarent dans leur édito en forme de manifeste : « Les pratiques et les dispositifs artistiques qui existaient jusque-là en Tunisie sont totalement reconsidérés. Les artistes se réinventent, bousculent l’ordre établi des évidences et opèrent une forme de 107 http://www.egyptindependent.com/news/al-fan-midan-festival-may-shut-down-due-financial-difficulties et http://english.ahram.org.eg/NewsContent/5/0/38785/Arts--Culture/0/A-year-of-ElFan-Midan-in-Egypt.aspx 108 http://english.ahram.org.eg/NewsContent/5/0/38785/Arts--Culture/0/A-year-of-ElFan-Midan-in-Egypt.aspx 109 http://english.ahram.org.eg/NewsContent/5/35/72666/Arts--Culture/Stage--Street/Cairo-street-festival-ElFan-Midanendorses-Rebel-c.aspx 110 http://d-caf.org/ 111 Lindsey Ursula, “Amidst Political Chaos in Cairo, Artists Seize the Moment and Blossom” http://www.theworld.org/2013/05/amidst-political-chaos-in-cairo-artists-seize-the-moment-and-blossom/ 112 http://www.dreamcitytunisie.com/ 18 résistance artistique en même temps qu’ils œuvrent à la reconstruction d’un espace social et politique. »113 D’autres événements plus underground fleurissent également, comme des journées ou « nuits » graffiti organisées spontanément par les artistes eux-mêmes ou par des associations, comme l’association KIF KIF.114 Et jusqu’en Libye, les choses bougent dans le domaine artistique alors que la culture était un terrain à l’abandon dans la Jamahiriya de Kadhafi. Ce despote mégalomaniaque n’autorisait en effet aucune réussite personnelle en-dehors de la sienne, et ainsi aucun artiste n’a pu émerger en Libye à part les toiles de son fils Seif al-Islam, montrées à l’étranger par sa propre fondation. Les artistes libyens peuvent à présent enfin sortir de leur anonymat et la première exposition d’artistes contemporains en Libye a eu lieu en été 2013, dans un tout nouvel espace dédié à l’art, le Centre Doshma.115 Cette exposition a été organisée par « Noon arts », une organisation créée par deux libyennes de la diaspora pour promouvoir l’art libyen totalement inconnu, et dont le premier événement s’est tenu à Londres en novembre 2012.116 Cette ébullition artistique se concrétise aussi par une riche production artistique inspirée par les révolutions, qu’elle soit plastique, musicale, photographique, cinématographique, qu’on ne peut pas citer ici de façon exhaustive. On peut cependant dire que les chansons engagées continuent de faire recette dans le cadre des processus de transition. A l’initiative de Bendir Man, des artistes de la scène alternative tunisienne (dont Armada Bizerta, Badiaa Bouhrizi et Nawel Ben Kraiem), ont par exemple écrit une chanson collective « Enti Essout » (« Tu es la voix ») incitant les citoyens tunisiens à aller voter pour les élections de 2011117. Une autre chanson collective regroupera 14 rappeurs tunisiens début 2012.118 En Egypte, la chanson « Ya Midan » (« Ô place ») du groupe Cairokee et de la musicienne et chanteuse Aida El Ayouby appelle à a poursuite de la révolution place Tahrir119. Des chanteurs de chaabi ou d’autres styles populaires écrivent des chansons pour leurs candidats aux élections présidentielles de 2012 (il y en a même une pour le candidat salafiste !).120 On peut noter aussi l’apparition de nouveaux domaines artistiques, comme la bande dessinée pour adultes, d’apparition relativement récente dans le monde arabe. Le premier recueil de bandes dessinées tunisiennes « KOUMIK » est ainsi sorti en 2011, publié par le collectif du même nom. En Egypte, le premier roman graphique était sorti en 2008, « Metro » de Magdy El Shafee, mais avait été censuré et retiré de la vente dans le pays en raison de son ton très libre et de sa dénonciation de la corruption.121 Le 1er janvier 2011 sortait le premier numéro du magazine illustré « Tok Tok » à l’initiative de jeunes artistes égyptiens, qui se sont nourris de créations graphiques et de BD sur internet et qui voulaient parler autrement de la vie de la jeunesse égyptienne. Leur second numéro sera consacré à la révolution et leur magazine développera un humour irrévérencieux, bénéficiant de l’énergie créatrice et de la libération de parole nées de la révolution.122 Ce bouillonnement a également attiré des artistes étrangers, comme le graffeur franco-algérien connu sous le nom de « Zoo project » qui a réalisé à Tunis certains des tags les plus connus de la révolution tunisienne, comme la marelle qui mène à la démocratie, où les poings levés qui sortent de terre123, mais qui, on le sait moins, a également travaillé avec les familles et amis des martyrs tunisiens de la révolution pour représenter des silhouettes en tailles réelles de ces jeunes tombés sous les balles de la police, ou avec des réfugiés ayant fui la Libye en guerre pour s’entasser dans le camp de Choucha à la frontière tunisolibyenne.124 JR le pape du street art photo a soutenu via son programme « Inside Out », le projet « Artocratie » : des photographes tunisiens qui se sont emparés de lieux symboliques tels que le siège du 113 http://www.afriqueinvisu.org/dream-city-3eme-edition,383.html http://graphikisland.com/2012/03/27/kif-kif-internationale-le-meeting-graffiti/ , http://graphikisland.com/2012/12/03/streetart-is-back-vertige-graffik/ et http://www.wled-el-banlieue.com/2012/12/evenement-graffiti-tunisie.html 115 http://www.courrierinternational.com/article/2013/08/09/se-couper-de-la-realite-et-l-exprimer-par-l-art 116 http://noon-arts.co.uk/ 117 http://www.telerama.fr/musique/enti-essout-le-tube-qui-veut-faire-voter-les-tunisiens,74051.php 118 http://graphikisland.com/2012/03/12/14-artistes-14-mois-apres-la-revolution/ 119 http://www.youtube.com/watch?v=umlJJFVgYVI 120 http://egyptianchronicles.blogspot.fr/2012/04/egyptian-pop-beat-rocksegyptian.html?utm_source=feedburner&utm_medium=email&utm_campaign=Feed%3A+EgyptianChronicles+%28Egyptian+ch ronicles%29 121 http://www.bodoi.info/magazine/2011-01-05/magdy-el-shafee-censure-en-egypte-publie-en-italie/41378 122 http://www.fairobserver.com/article/egypt-art-and-revolution 123 Voir galerie photos : http://www.theguardian.com/global-development/gallery/2011/may/20/tunisia-murals-zoo-project-inpictures#/?picture=374735984&index=8 124 http://www.zoo-project.com/ 114 19 Parti RCD, un commissariat de police, ou encore les monuments publics (comme Bab el bahr à l’entrée de la Médina de Tunis) et les espaces d’affichage de propagande à la gloire de Ben Ali, pour y coller à la place et en grand format, des portraits de Tunisiens ordinaires, reprenant ainsi possession de cet espace public et des institutions symboliques de l’oppression.125 Le calligraphe et graffeur franco-tunisien El Seed, star montante du street art, a lui été invité en 2012 à réaliser une fresque dans la ville de Kairouan126 et même à taguer ces « calligraffitis » sur le plus haut minaret de Tunisie dans la ville de Gabès.127 Il ne faut pas cependant nier l’effet de « mode » et l’opportunité marketing, dont a pu bénéficier tout ce qui a trait à la révolution, dans la période qui a suivi leur point d’orgue. C’est le cas notamment dans l’art contemporain arabe, qui a nettement bénéficié de ce coup de projecteur « printemps arabe », aussi bien dans sa diffusion et expositions à l’étranger, que même dans la côte de ses artistes. En 2011, la Biennale de Venise a présenté par exemple la plus grande exposition consacrée à l’art arabe en Europe (« The Future of a Promise »), tandis qu’à Londres était créé le premier festival de culture arabe contemporaine « Shubbak » (« Fenêtres »).128 A Paris, l’exposition « Traits d’union. Paris et l’art arabe contemporain » à la Villa Emerige en octobre-novembre 2011, a bénéficié d’une attention particulière en raison de son timing particulièrement à propos129, tout comme l’exposition « Dégagements… la Tunisie un an après » début 2012 à l’Institut du monde arabe, conçu spécialement pour le premier anniversaire de la révolution tunisienne. Aux Emirats arabes unis, la Biennale de Sharjah et la Foire de Dubaï ont renforcé leur rôle dans la carte de l’art contemporain mondial, tandis que les prix d’artistes arabes alors inconnus ont grimpé d’un coup ; à l’automne 2011, Christie’s a d’ailleurs prolongé sa vente d’art arabe, iranien et turc afin de promouvoir de jeunes artistes.130 Cet effet d’opportunité ne doit cependant pas occulter le fait que ces productions artistiques sont bien souvent de haute qualité et particulièrement pertinentes pour comprendre les événements en cours (et même dans leur aspect prémonitoire comme on l’a vu en première partie). Les artistes arabes étaient d’ailleurs depuis longtemps en attente de reconnaissance, même si le 11 septembre 2001 avait en partie contribué à susciter l’intérêt pour les œuvres de cette partie du monde.131 Cet engouement sert aussi parfois la cause humanitaire, comme dans l’initiative « Syriart, 101 œuvres d’art pour la Syrie » où ont été vendues aux enchères des œuvres d’artistes contemporains arabes au profit d’une association venant en aide aux victimes de la répression et aux réfugiés. Dans le même temps, l’art continue de documenter et de commenter l’actualité en temps réel, et des graffitis n’ont pas tardé à fleurir sur les murs contre les nouveaux pouvoirs islamistes. C’est très clair en Egypte, où après s’en être pris au Conseil suprême des forces armées chargé d’assurer la transition, les activistes et les graffeurs ont visé le président Mohamed Morsi et ses amendements constitutionnels, le projet de Constitution islamiste, etc., à travers des choix graphiques toujours marqués par la satire et les slogans ravageurs. Le graffiti s’aventure également dès 2011 sur le terrain des problèmes sociaux, par exemple en traitant de la question du harcèlement sexuel très prégnante en Egypte, et des luttes féministes à travers des icônes telles que Samira Ibrahim, qui a poursuivi l’armée en justice pour les tests de virginité qu’elle a fait subir aux manifestantes arrêtées place Tahrir en mars 2011. Son visage a ainsi été tagué un peu partout sur les murs à l’aide de pochoirs. Mira Shihadeh, artiste d’origine palestinienne peint sur les murs du Caire des icônes féminines qui repoussent les harceleurs d’un coup de spray, ou des scènes de « cercle de la terreur » de femmes prises au piège des agressions sexuelles collectives sur Tahrir. Des bandes dessinées apparaissent également sur le sujet, comme celle d’un super héros contre le harcèlement sexuel dans « Tok Tok ». En Tunisie, les dessins satiriques tournent en dérision la coalition au pouvoir, comme _Z_, qui ironise sur le nouveau système qu’il appelle « ZABALLAH » 132, contraction de ZABA, (l’acronyme de Zine el-Abidine Ben Ali et également son surnom pour les Tunisiens), et de « Allah », « Zaballa » en arabe signifiant en outre « poubelle »… Willis from Tunis, alias Nadia Khiari, croque quant à elle sous les traits d’un chat facétieux les turpitudes de la transition, tournant en dérision et caricaturant la troïka au pouvoir. Elle chronique en effet dans ses dessins les événements de la révolution 125 http://www.jr-art.net/fr/projets/artocratie-en-tunisie http://graphikisland.com/2012/01/15/el-seed-a-kairouan/ 127 http://edition.cnn.com/2012/09/19/world/meast/el-seed-grafitti-minaret/index.html 128 http://www.slateafrique.com/81207/les-revolutions-arabes-ont-fait-germer-graine-dartistes 129 http://www.rfi.fr/afrique/20111026-artistes-arabes-agencent-art-xxie-siecle 130 http://www.theguardian.com/artanddesign/2012/jan/18/arab-artists-spring-global-exhibitions 131 Boyer de Latour, Patricia, “Monde arabe, les artistes font le printemps” in Le Figaro Madame http://madame.lefigaro.fr/artde-vivre/monde-arabe-artistes-font-printemps-290112-212715 132 http://www.debatunisie.com/ 126 20 tunisienne depuis le 13 janvier 2011, au départ sur une page Facebook133 et devient rapidement incontournable. Dans le même temps, dès 2011, des groupes salafistes s’en prennent aux œuvres d’art qui contreviennent à l’idée qu’ils se font de la religion : attaque de la chaîne tunisienne Nessma TV pour la diffusion du film « Persepolis » en octobre 2011, ou encore de la réalisatrice Nadia el-Fani pour le film « Laïcité inch’allah », et de la foire d’art contemporain de Tunis « le Printemps des arts » en juin 2012. Ce dernier événement a eu de graves répercussions, avec la destruction de certaines œuvres jugées « blasphématoires » par ces groupes extrémistes, et plusieurs jours d’émeutes dans tout le pays134. En réponse, les artistes tunisiens manifestent un besoin vital « d’occuper le terrain » face à l’obscurantisme. C’est par exemple la démarche du collectif de danseurs « Art solution » qui dansent dans la rue et se conçoivent eux-mêmes comme des « danseurs citoyens pour une nouvelle forme de résistance »135. Créé à l’automne 2011, Art Solution se donne pour mission de reprendre la “tradition” hip hop très présente dans certains quartiers populaires et qui constituait une certaine forme de résistance du temps de Ben Ali. Dans l’esprit du fondateur du groupe, Bahri Ben Yahmed, lui-même danseur mais aussi cinéaste, ces performances qui investissent les lieux du quotidien – un coin de marché, un arrêt de bus, une place dans la ville… – consistent à créer du lien social, à trouver le terrain d’une coexistence entre des pratiques culturelles qui appartiennent à des milieux et à des univers a priori distincts.136 Face à ces attaques extrémistes, le pouvoir tunisien n’a pas protégé les artistes, voire même s’est prononcé en faveur d’une loi visant à punir les atteintes au sacré. Depuis, la tenue de différents procès contre des artistes, des blogueurs ou même contre de simples citoyens relayant des œuvres sur Facebook, atteste des tensions qui résistent à la mise en œuvre de la liberté de création, pourtant indissociable de la démocratie. Les nouveaux pouvoirs, sortis des élections de transition se montrent frileux à accorder une pleine liberté d’expression à ses citoyens, surtout en ce qui concerne les fonctions régaliennes, la morale ou le sacré. En témoignent la condamnation en juin 2012 de Jabeur Mejri et Ghazi Béji à sept ans et demi de prison ferme pour diffusion de caricatures du prophète sur Facebook.137 Les motifs d’inculpation sont « troubles à l’ordre public, préjudice causé à des tiers à travers les réseaux publics de communication et atteinte à la morale ». En novembre 2012, c’est une autre arrestation qui agite le monde de la culture tunisien, celle des graffeurs du collectif Zwewla. Ce nom signifie « les pauvres » en dialecte tunisien et ce groupe s’est donné pour mission de parler au nom des plus défavorisés, des oubliés de la révolution, en taguant des slogans réclamant plus de justice sociale. Un de leurs tags dit par exemple « Le pauvre est un mort-vivant en Tunisie ».138 En plus d’être accusé d’avoir violé l’Etat d’urgence alors en vigueur et d’avoir tagué sans autorisation des murs de bâtiments publics, ils sont accusés de délit de « propagation de fausses informations portant atteinte à l’ordre public » sur la base s’un décret-loi passé en 2011 et très critiqué par les organisations de défense de droits de l’Homme.139 Un important comité de soutien se met en place, et le procès, plusieurs fois reporté, aboutit finalement à une condamnation légère en avril 2013 : une amende pour avoir tagué sur un bâtiment public et un non-lieu pour les autres chefs d’inculpation. Le rappeur Weld el XV et ses amis n’auront pas de verdict aussi clément, après la diffusion sur YouTube en mars 2013 du clip de la chanson « Boulicia Kleb » (« Les flics sont des chiens »).140 Composée en prison où il purgeait une peine de 9 mois pour consommation de cannabis, la chanson dénonce avec rage la persistance des violences policières et l’injustice du système. Une semaine après avoir mis en ligne la vidéo, le cadreur et l’actrice du clip sont arrêtés. Weld el XV ainsi que quatre autres rappeurs qui étaient seulement cités dans les remerciements du générique sont condamnés quelques jours plus tard en première instance et par contumace à deux ans de prison ferme pour « complot formé pour commettre des 133 Page Facebook Willis from Tunis https://www.facebook.com/pages/WillisFromTunis/145189922203845 http://www.lemonde.fr/international/portfolio/2012/06/14/exposition-le-printemps-des-arts-2012-a-la-marsa-entunisie_1718066_3210.html 135 Voir les vidéos « Je danserai malgré tout » 1 à 4 http://www.youtube.com/user/bahriben/videos 136 Gonzalez-Quijano, Yves, « Shake it baby ! : à propos d’une danse, pas vraiment “orientale”… » http://cpa.hypotheses.org/4236 137 http://www.lemonde.fr/tunisie/article/2012/06/25/tunisie-peine-confirmee-pour-la-publication-de-caricatures-du-prophete-surfacebook_1724235_1466522.html 138 https://sites.google.com/site/freezwewla/who-we-are 139 http://blog.slateafrique.com/tawa-fi-tunis/2012/11/19/tunisie-%E2%80%93-zewla-le-graffiti-se-revolte/ 140 http://www.youtube.com/watch?v=6owW_Jv5ng4 134 21 violences contre des fonctionnaires, calomnie de fonctionnaires et atteintes aux bonnes mœurs ».141 Pour nombre d’activistes, cette condamnation sonne comme une revanche de la police contre les rappeurs dans leur ensemble, qui avaient été en pointe pendant la révolution.142 En appel, la peine de Weld el XV est réduite à 6 mois de prison avec sursis et il est libéré de prison où il avait fini par se rendre après une période de cavale. Mais le feuilleton judiciaire ne s’arrêtera pas là car à l’issue d’un concert, Weld el XV et un autre rappeur Klay BBJ sont de nouveau arrêtés et condamnés en septembre 2013 à un an et neuf mois de prison pour « outrage à fonctionnaires, atteintes aux bonnes mœurs et diffamation », alors que la chanson « Boulicia Kleb » n’avait pas été jouée à ce concert.143 La liberté d’expression, acquise avec la révolution, semble remise en cause par un cadre juridique qui permet à l’ordre moral et aux vieux réflexes sécuritaires de prendre le pas sur les libertés. Le recours au « trouble à l’ordre public » entraîne par exemple des peines qui peuvent paraître disproportionnées au regard du délit initial. Cela crée un net sentiment de menaces sur la liberté d’expression et de création chez les artistes, comme en témoigne Anissa Daoud, auteure dramatique et comédienne tunisienne : « Nos marges de liberté se sont réduites depuis la révolution. La peur est de retour et, avec elle, l’autocensure. A coups de procès ou d’intimidation, on essaie de nous obliger à intérioriser des lignes rouges : le blasphème, l’institution policière, tout ce qui a une connotation morale, sans parler des pressions politiques de la part d’Ennahdha sur les émissions satiriques... »144 Des accusations similaires ont aussi été portées en Egypte contre des artistes et des journalistes. L’exemple le plus fameux a concerné Bassem Youssef, le comique et présentateur de l’émission satirique à succès « El Bernameg » (« le programme »). Ancien chirurgien, et engagé dans la révolution, il s’est fait remarquer en diffusant en 2011 des vidéos sur internet, depuis un studio aménagé dans son appartement. La chaîne privée ONTV, puis CBC, lui propose de produire sa propre émission humoristique, faisant la chronique satirique et grinçante de l’actualité, à la façon de son modèle, le présentateur américain du « Daily Show », Jon Stewart. L’engouement est rapide et très vite son émission est suivie chaque semaine par plus de 30 millions de spectateurs.145 Il ne manque pas d’y tacler les Frères musulmans au pouvoir, en tournant en dérision des extraits de leurs discours par exemple. Début 2013 un procureur général ouvre une enquête contre Bassem Youssef pour « outrage au président Morsi », sur la base d’une plainte déposée par un avocat islamiste.146 Puis il est visé par plusieurs autres plaintes, dont offense à l’islam, et insulte envers le président Morsi, notamment pour avoir raillé son image à l’étranger, et le procureur général ordonne son arrestation fin mars, avant de le relâcher sous caution. En février 2012, le célèbre acteur Adel Imam avait aussi été condamné pour « diffamation envers l’islam » pour des rôles tenus il y a 10 ou 20 ans auparavant, notamment dans des comédies qui tournent en dérision des islamistes intégristes.147 En juin 2013, l’auteur égyptien Karam Saber est également lourdement condamné pour insulte à la religion pour un recueil de nouvelles intitulé « Où est Dieu ? ».148 Ce type d’accusations existait déjà sous Moubarak, et l’insulte à la religion figurait bien dans le code pénal, mais elles se sont renforcées depuis la prise de pouvoir par les islamistes, la Constitution de décembre 2012 permet en effet à tout individu de pouvoir porter plainte contre une personnalité publique ou privée pour insulte à la religion.149 Outre les artistes, des journalistes et des personnalités publiques de toutes sortes se retrouvent visés. En sus de cela, une certaine défiance s’est très vite installée entre les autorités islamistes et les gens de culture, d’abord par une opposition de ces derniers à la Déclaration constitutionnelle de Morsi en novembre 2012150, puis en mai 2013, par une grève à l’Opéra du Caire.151 En cause, le limogeage par le 141 http://www.lemonde.fr/tunisie/article/2013/03/22/prison-ferme-pour-des-rappeurs-tunisiens-apres-un-clip-insultant-lapolice_1852783_1466522.html 142 http://blogs.rue89.com/tunisie-libre/2013/06/25/rappeurs-en-tunisie-veut-nous-faire-payer-la-revolution-230639 143 http://www.huffpostmaghreb.com/2013/09/02/weld-15-klay-bbj-prison_n_3854963.html 144 http://blogs.rue89.com/tunisie-libre/2013/07/03/tunisie-le-rappeur-sort-de-prison-lart-en-liberte-surveillee-230703 145 http://www.lepoint.fr/monde/egypte-bassem-youssef-l-homme-qui-ne-fait-pas-rire-mohamed-morsi-19-04-20131656793_24.php 146 http://www.rue89.com/2013/01/24/bassem-youssef-le-clown-de-la-revolution-egyptienne-238956 147 http://printempsarabe.blog.lemonde.fr/2012/02/02/lacteur-egyptien-adel-imam-condamne-pour-diffamation-envers-lislam/ 148 http://en.aswatmasriya.com/news/view.aspx?id=dafd1593-29e5-4fe6-ae42-e38cb7cb7647 149 http://hebdo.ahram.org.eg/NewsContent/968/1/130/2189/Libert%C3%A9-dexpression-en-Egypte-L%E2%80%99humourpris-pour-c.aspx 150 http://english.ahram.org.eg/News/59253.aspx 151 http://www.youtube.com/watch?v=lMlAm5dMzz0&feature=youtu.be 22 nouveau Ministre de la culture de la directrice de l’Opéra au profit d’un nouveau directeur plus proche des idées des Frères Musulmans. Les responsables de la direction des Arts plastiques et de la direction du Livre connaissent le même sort. Cette grève dénote aussi une incompréhension profonde entre le milieu artistique et le parti au pouvoir, accusé de vouloir « frériser le pays », de nourrir un plan pour détruire la culture et les beaux-arts en Egypte, et de vouloir changer l’identité du pays. En juin 2013, des intellectuels et artistes égyptiens occupent le ministère de la culture au Caire pour réclamer le départ du nouveau ministre, accusé de vouloir « islamiser » le secteur. Ce siège dégénère en violence et en affrontements avec les supporters islamistes venus soutenir le ministre et déloger les manifestants. 152 Le sit-in de protestation et de soutien à Alexandrie organisé par les artistes et acteurs culturels devant le théâtre public « Beram el-Tonsy » est également attaqué.153 D’autres débats portant sur l’interdiction de la danse classique, suite aux déclarations d’un membre de la Chambre Haute du Parlement égyptien la considérant comme incitant à la débauche, ont contribué à attiser les tensions. Les artistes ont aussi participé au mouvement « Tamarrod » (« Rebellion ») et ont organisé une marche pour la manifestation du 30 juin 2013 contre Morsi.154 Cette mobilisation des artistes et la mise en évidence d’intentions plus ou moins avouées de la part du parti au pouvoir à vouloir contrôler plus étroitement la création artistique, ont sans conteste participé à l’ambiance délétère de fin de règne qui a précédé la chute du Président Morsi. Cela a pu peser également dans le soulèvement populaire anti-Morsi, qui même si pour beaucoup d’Egyptiens était motivé par des raisons plus économiques et prosaïques de gestion du pays, cette défiance du milieu de la culture a sans doute aussi contribué à faire apparaître les Frères musulmans comme étrangers à « l’identité culturelle égyptienne », et à préparer (sans que cela soit prémédité) leur diabolisation et leur désignation comme un « corps étranger à expurger» qui a suivi la destitution de Morsi. Aujourd’hui, les artistes se heurtent à la fois à deux types de conceptions, celle des islamistes d’une part, qui veulent souvent que les arts soient censurés pour des questions de morale et de respect de la religion, et d’autre part à une certaine conception « hiérarchique » de la culture, qui prévalait sous les précédents régimes et dont les réflexes perdurent malgré les changements politiques. La culture y était une activité que l’Etat contrôlait, notamment à travers les bureaux de censure, ou en la finançant directement en privilégiant la culture du divertissement et la culture de masse, et en n’octroyant au contraire aucun moyen et aucune visibilité à la culture alternative et potentiellement plus subversive. Cette dialectique est encore d’actualité, les révolutions étant toujours en cours et loin d’avoir atteint leurs objectifs, notamment en ce qui concerne la liberté d’expression et de création, même si de nettes progressions ont pu être constatées. Il y a surtout un changement dans les mentalités qui fait que la censure et les procès contre des artistes ne sont plus acceptés sans protestation, comme le prouve l’importance des comités de soutien notamment, ou les réactions du public, et surtout la détermination des artistes à ne plus renoncer à une liberté si chèrement acquise. L’euphorie créatrice et l’avènement d’une véritable liberté d’expression et de création au moment de grâce qu’a constitué la chute des dictateurs ont changé profondément les choses et il est inconcevable à présent pour les artistes de revenir en arrière. Il ne fait nul doute que d’autres développements à ces expressions artistiques dans les révolutions arabes ne tarderont pas à venir, d’autant que les artistes continuent de s’engager, de documenter, de commenter ou encore de militer, avec toute l’ironie, la pertinence et la créativité qui les caractérisent. Pour ne citer que l’Egypte, où une nouvelle forme de répression s’est mise en place, les artistes n’ont pas tardé à réagir à leur manière, avec par exemple, l’un des « graffeurs de la révolution », Ganzeer, qui met en ligne des créations visuelles sur un blog « EgyptAntiCoupArt »155 qui rejette avec autant de sarcasme et de force, les militaires égyptiens que les Frères musulmans… Aude THEPENIER Octobre 2013 Communication proposée dans le cadre du 6ème dialogue euroméditerranéen de management public sur le thème « Cultures pour le changement, changements par la culture » 152 http://observers.france24.com/fr/content/20130612-artistes-egyptiens-islamisation-culture-fr%C3%A8res-musulmans-morsigr%C3%A8ve 153 http://english.ahram.org.eg/News/74348.aspx et http://english.ahram.org.eg/News/74883.aspx 154 http://english.ahram.org.eg/NewsContentMulti/75343/Multimedia.aspx 155 http://nomilitary.tumblr.com/ 23 Bibliographie Livres Cartooning for peace, Dégage! Tunisie, Egypte, Libye, Syrie : le temps des Révolutions, La Martinière, 2011 El Aswany, Alaa, Chroniques de la révolution égyptienne, Actes Sud, 2011 Filiu, Jean-Pierre, Dix leçons sur le soulèvement démocratique, Fayard, 2011 Gröndahl, Mia, Revolution graffiti, street art of the new Egypt, The American University in Cairo Press, 2012 Karl, Don et Hamdy, Basma, Walls of freedom, Street art of the Egyptian revolution (à paraître 2014) Karl, Don, Zoghbi, Pascal, Le Graffiti arabe, Eyrolles, 2012 Khiari, Nadia, Willis from Tunis – Chroniques de la Révolution, 2011 Khiari, Nadia, Willis from Tunis – Chroniques de la Révolution 2, 2012 Magnier, Bernard (textes et dessins recueillis par), Rêves d’hiver au petit matin – Les printemps arabes vus pas 50 écrivains et dessinateurs, elyzad, 2012 Articles de recherche Abaza, Mona, “Satire, Laughter and Mourning in Cairo’s Graffiti”, Orient-Institut Studies 2, 2013 Korody, Nicholas, “The Revolutionary Art: Street Art Before and After the Tunisian Revolution” (2011). Independent Study Project (ISP) Collection. Paper 1134. http://digitalcollections.sit.edu/isp_collection/1134 Procházka, Stephan, “The Voice of Freedom: Remarks on the Language of Songs from the Egyptian Revolution 2011”, Orient-Institut Studies 2, 2013 Quijano-Gonzalez, Yves, “Rap, an Art of the Revolution or a Revolution in Art?”, Orient-Institut Studies 2, 2013 Sites internet et blogs « Culture et politiques arabes », par Yves Gonzalez-Quijano http://cpa.hypotheses.org Blog de l’artiste Ganzeer http://ganzeer.blogspot.fr/ « Graphik Island », webzine d’art et de cultures urbaines tunisien http://graphikisland.com Site de l’artiste El Seed http://elseed-art.com/ Site de l’artiste Zoo Project http://www.zoo-project.com/ Site du film « Microphone » d’Ahmed Abdalla http://www.microphone-film.com/ Site répertoriant les productions artistiques liées à la Révolution en Syrie http://creativesyria.com/ 24 Blog de _Z_ www.debatunisie.com Blog de Soraya Morayef sur le graffiti au Caire http://suzeeinthecity.wordpress.com/ Site du collectif de cinéastes Abounaddara http://www.abounaddara.com/ « Mashallah News », site d’information sur les sujets à caractère sociaux et culturels du monde arabe et du Moyen-Orient http://mashallahnews.com/ Site de l’ONG « Gudran for art and development » http://gudran.com Site de l’ONG « Noon Arts » http://noon-arts.co.uk/ Site du Festival « D-CAF Downtown Contemporary Arts Festival » http://d-caf.org/ Site de la biennale d’art contemporain « Dreamcity » http://www.dreamcitytunisie.com/ Pages Facebook |وال حري ة ال فنL’art et la liberté https://www.facebook.com/Art.Liberte.Syrie Walls of freedom, street art of the Egyptian revolution https://www.facebook.com/WallsOfFreedom Revolution graffiti – Street art of the New Egypt https://www.facebook.com/pages/Revolution-GraffitiStreet-Art-of-the-New-Egypt/313913465299751 Graffiti in Egypt https://www.facebook.com/Graffiti.in.Egypt Alexandria Graffiti | هيردنكسإ يتيفارجhttp://www.facebook.com/AlexandriaGraffiti | ا س بوع ال جراف ي تي ال ع ن يفMAD GRAFFITI WEEK http://www.facebook.com/MAD.GRAFFiTi.WEEK Willis from Tunis https://www.facebook.com/pages/WillisFromTunis/145189922203845 Vidéos et enregistrements sonores Interview d’Emel Mathlouthi par le Collectif SOURDOREILLE http://www.dailymotion.com/video/xgmr86_emel-mathlouthi-interview_music?start=47 Gonzalez-Quijano, Yves, État des lieux des pratiques culturelles dans le monde arabe, Université populaire de l’iReMMO, 6 avril 2013 https://www.youtube.com/watch?v=79Zs2euYY0U “Bahia Shehab : A thousand times no”, TED Talks Cairo, http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=R_U9GUlSOC4 Table-ronde sur le rire comme arme de contestation, dans le cadre de la « Semaine arabe » de l’ENS, 22 avril 2013, http://savoirsenmultimedia.ens.fr/expose.php?id=1283 Emission d’Arte « Syrie, le souffle de la révolte – les images dans la révolution syrienne » http://www.arte.tv/fr/syrie-le-souffle-de-la-revolte/4172572.html “Syria through a lens – The Life and Works of Filmmaker Bassel Shehadeh” http://www.youtube.com/watch?v=Nem33Ow8wb4 25 Emission de France Culture « Le cinéma se réinvente-t-il avec la révolution ? » http://www.franceculture.fr/emission-la-dispute-emission-speciale-solidarite-syrie-le-cinema-syrien-sereinvente-t-il-avec-la-re « Les caricaturistes esquissent les révolutions arabes », série d’interview produite par Samar Média et réalisée par Vanessa Rousselot, en partenariat avec France 24, avec Ali Ferzat, Bahgoury, Dilem, Nadia Khiari, _Z_, http://www.france24.com/fr/caricatures/20120621-a-propos-les-caricaturistes-esquissentrevolutions-arabes-dilem-ferzat-khiari-baghory-z-tunisie-syrie