1 Heurs et malheurs des CAP couture Sortie de l`univers

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1 Heurs et malheurs des CAP couture Sortie de l`univers
Heurs et malheurs des CAP couture
Sortie de l’univers domestique, la couture comme activité rémunérée est l’apanage des
hommes dans les corporations, puis est présentée comme féminine avec son industrialisation
au 19e siècle. La figure de la couturière, chargée d’assembler les étoffes coupées, apparaît
alors et se confond avec l’image de la femme salariée [Zylberberg-Hocquard, 2002]. Les
femmes vont donc acquérir une visibilité sur le travail par la couture, mais c’est également par
elle qu’elles vont accéder à l’éducation technique. Loin de s’extraire des différences sexuées
fortement présentes dans ce secteur d’activité, le système de formation qui se met en place
entre la fin du 19e siècle et le début du siècle suivant est intimement lié à la représentation des
différences socioprofessionnelles en termes de métiers dits masculins et métiers dits féminins.
Malgré leur présence dans l’activité productive, les femmes sont restées en marge de
l’enseignement technique durant de longues années. Selon Antoine Léon [(1961) 1968, p. 19],
celui-ci fut créé par le sommet et les femmes n’occupant pas les postes correspondant en ont
été écartées de fait. Néanmoins, la nécessité d’une formation technique pour les femmes a
émergé progressivement, portée par des initiatives privées d’une part et de quelques
municipalités dont la Ville de Paris d’autre part. Mais l’offre de formation concentre
longtemps les filles dans les activités liées aux vêtements, identifiant durablement la couture
comme la principale spécialité professionnelle qui leur soit légitimement accessible.
Avec la création du Certificat de capacité professionnelle (CCP) en 1911, puis du
Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) en 1919, la présence des filles dans la couture est
confirmée. Aussi, les premiers CAP destinés aux femmes sont les CAP des métiers du
vêtement. Déclinés en de nombreuses spécialités, ces diplômes connaissent un succès
important. Le nombre d’écoles préparant ces CAP augmentent jusqu’à la Seconde Guerre
mondiale alors même que l’emploi offert dans la couture diminue et que les femmes
investissent d’autres secteurs de l’économie. Cette diminution de l’emploi est continue et
s’inscrit dans la durée, pour autant, le nombre de jeunes diplômées1 de l’un des CAP de
couture s’accroît jusque dans les années 1960. On voit alors apparaître les premières
contradictions qui vont marquer durablement l’élaboration de l’offre de formation aux métiers
ouvriers de la couture. Parallèlement à la dégradation de l’emploi, les CAP de la couture sont
passés de diplômes de promotion sociale à des diplômes de remédiation sociale dont les
diplômées sont disqualifiées sur le marché du travail.
La valeur associée aux CAP de couture a été profondément modifiée et il s’agira
d’analyser la manière dont s’est produite, en matière de classement et de représentation cette
inversion. La situation de relégation dans laquelle se trouve actuellement les CAP de couture,
ses élèves et ses enseignantes, est le produit d’une histoire où interfèrent les multiples enjeux
constitutifs de l’élaboration d’une offre de formation.
À partir d’analyses d’archives et d’entretiens, je montre, dans un premier temps, que la
construction d’une offre de formation ouvrière dans la couture a été portée par quelques
personnalités et institutions trouvant dans l’État un allié pour la diffuser. Perçue comme une
véritable innovation, cette éducation technique proposée aux femmes par l’intermédiaire de la
couture leur a permis d’accéder à cet ordre d’enseignement même si cette entrée s’est faite
bien plus tardivement que pour les hommes. Mais l’orientation massive des filles vers la
couture va progressivement être perçu comme un archaïsme du système de formation, un
symbole de son inertie et susciter de vives critiques. Dans un second temps, j’analyse les
1
Les filles étant les plus nombreuses à fréquenter les diplômes professionnels de la couture, le féminin a été
systématiquement adopté dans ce texte pour évoquer les élèves.
1
ressorts du déclin d’une spécialité proposée presque exclusivement à des jeunes marquées par
l’échec scolaire. Aux CAP de couture se substitue d’autres CAP, davantage orientés vers le
tertiaire sous l’effet d’une recherche de l’adéquation entre la formation et l’emploi.
LA CONSTRUCTION D’UNE OFFRE DE FORMATION OUVRIERE DANS LA
COUTURE
La France du 19e siècle connaît une profonde mutation de son tissu industriel et de son
paysage urbain passant, en quelques années, d’un pays rural à un pays industriel. Le textile,
qui, avec le charbon et le fer, a constitué l’un des secteurs clés du développement
économique, a fait émerger une nouvelle figure sur la scène sociale et politique : l’ouvrière.
C’est, en effet, dans le textile que l’activité féminine rémunérée s’impose aux côtés du travail
des enfants. Ainsi, le textile va être identifié comme une industrie féminine alors que les
hommes représentent pourtant près de la moitié de la population active2. En revanche, dans
l’industrie naissante de l’habillement, où la mécanisation fait son entrée, les femmes ont
toujours été beaucoup plus nombreuses que les hommes3. Elles sont alors couturières et
constituent, au 19e siècle « la seconde grande masse ouvrière féminine » [Charlot, Figeat,
1985, p. 210]. Dès lors, la couture va s’ancrer durablement comme étant une activité de maind’œuvre féminine et sera largement apprise par les femmes dans le cadre d’une éducation
technique naissante.
LA COUTURE : UNE SPECIALITE DE L’EDUCATION DESTINEE AUX FEMMES
Si comme le remarque Sylvie Schweitzer, Les femmes ont toujours travaillé [2002],
une tendance récurrente consiste à utiliser la figure de la couturière pour illustrer ces propos,
parfois associée à celle de la domestique. Dans le livre qu’elle consacre à l’histoire du travail
des femmes, Françoise Battagliola souligne que « la domestique, la couturière et l’ouvrière du
textile constituent les figures dominantes du travail des femmes » [2000, p. 37]. La couture
représente donc l’activité archétypale des femmes, bien avant « l’avènement du capitalisme
industriel » [Scott, 1991, p. 419].
Pour justifier cette construction sociale visant à associer les femmes à la couture, la
nature est convoquée et sert d’argument à la division sexuée du travail. Or, on le sait, rien
n’est naturel et les femmes se retirent des activités les plus contraignantes dès qu’elles le
peuvent. L’histoire montre qu’elles n’hésitent pas à investir d’autres secteurs d’activité qui
leur ouvrent les portes, même si cette ouverture se fait souvent sous la contrainte4. Le même
phénomène s’observe dans l’accès à la formation technique. Aussi, parce que cette dernière
est liée à l’emploi, c’est « naturellement » que le premier enseignement professionnel proposé
aux femmes fut celui de la couture.
2
Selon le recensement de 1851, le textile employait 908 443 ouvriers dont 431 380 hommes et celui de 1866
indique que 825 829 personnels ouvriers y travaillaient dont 404 683 hommes. Voir Chanut. et al., 2000, p. 63
pour le recensement de 1851 et p. 68 pour celui de 1866.
3
En 1851, sur un total de 969 863 personnes travaillant dans le textile, on dénombrait 477 063 femmes, mais
elles étaient 1 150 130 à travailler dans l’habillement sur un total de 1 917 286. [Dewerpe, (1989) 1998, p. 13]
4
Françoise Thébaud rappelle que les femmes ont quitté les industries textiles et de l’habillement pour rejoindre
les industries qui participaient à l’effort de guerre et qu’elles y ont pleinement assuré leurs fonctions, s’imposant
comme des actrices indispensables au maintien de l’activité économique et productive. Pourtant, la plupart des
ouvriers et des chefs d’entreprises considéraient que ces tâches ne correspondaient pas à la nature des femmes.
Ils ont eu recours aux femmes uniquement après avoir épuisé l’embauche des civils et suite aux circulaires
gouvernementales de 1915 qui les incitaient à « employer des femmes partout où cela est possible ». [Thébaud,
1992, p. 38].
2
L’entrée des femmes dans l’enseignement technique par la couture s’observe dans tous
les pays occidentaux. Aux États-Unis, par exemple, « lorsque la question de la formation
professionnelle des filles est étudiée, […] les hommes ne peuvent penser à rien d’autre qu’à la
couture ou à la cuisine » [Cunningham Croly, (1887) 2000, p. 62], alors que les garçons ont
un choix plus vaste. En France, il faut attendre 1862, et la démarche politique mise en œuvre
par Elisa Lemonnier pour voir se développer l’ébauche d’un enseignement technique destiné
aux filles. Cette femme issue de la bourgeoisie et fortement influencée par les idées saintsimoniennes souhaite permettre aux filles d’acquérir des savoirs et savoir-faire professionnels.
Pour cela, elle fonde la Société pour l’enseignement professionnel pour femmes et ouvre, en
1863 une première école où les ateliers étaient principalement centrés sur la couture. Ce n’est
donc pas par une politique d’État que les filles accèdent à l’enseignement technique, mais
suite à des initiatives privées ou à celles de municipalités parmi lesquelles la Ville de Paris ou
celle de Roubaix [Divert, 2010]. Une difficulté institutionnelle s’impose aux filles car
l’enseignement technique d’État qui se met en place à partir de 1880, est de niveau
postprimaire. Il faut donc que les filles puissent rattraper leur retard pour espérer l’intégrer.
Des réformes allant dans ce sens sont adoptées pendant la Troisième République, période
durant laquelle est instauré un double système d’enseignement primaire et secondaire, l’un
destiné aux garçons, l’autre aux filles établissant l’enseignement secondaire féminin, création
ex nihilo selon Jean-Michel Chapoulie [2006, p. 20].
Ce début d’accès à l’éducation technique par la couture instaure une relation durable
entre les femmes et cette activité. Mais loin de se cantonner à cette éducation orientée vers
l’insertion sur le marché du travail, la couture va imprégner tout l’enseignement destiné aux
filles. En 1887, les autorités pédagogiques demandent aux instituteurs, par une lettre des
programmes, d’initier les élèves au travail manuel. Outre les savoirs fondamentaux
constituant un socle commun que sont l’orthographe, l’arithmétique, l’histoire de France, la
morale ou l’instruction civique, « les travaux d’aiguille » vont venir compléter les
connaissances à transmettre aux filles. Par conséquent, dans l’enseignement non mixte et
hiérarchisé qui se met en place, « les travaux d’aiguille », réservés uniquement aux filles,
constituent, à tous les niveaux, un élément fondamental de différenciation de l’enseignement
dispensé aux jeunes des deux sexes. La couture va constituer un élément de la socialisation
féminine, tant dans le cadre de l’univers domestique que dans celui de l’école si bien qu’une
naturalisation du lien entre les filles et la couture se produit. Celle-ci aboutit, pour les filles, à
la difficile reconnaissance de leurs savoirs et savoir-faire en la matière, y compris lorsqu’elles
sont détentrices d’un diplôme ou qu’elles ont fréquenté une formation organisée sanctionnant
la maîtrise de leurs connaissances.
L’INSTAURATION DES CAP DE COUTURE
L’adoption de la loi Astier en 1919 envisage « concrètement l’organisation de cours
professionnels » [Léon, (1961) 1968, p. 97] et constitue l’une des mesures prises concernant
l’organisation de l’enseignement technique à une période où la crise de l’apprentissage est un
thème récurrent des débats publics.
La loi Astier a pour conséquence immédiate de développer très rapidement le nombre
d’établissements proposant des cours professionnels pour les femmes en dehors des heures de
travail, le soir et le samedi après-midi. C’est, de nouveau, dans la couture que les créations de
cours sont les plus nombreuses, notamment par les initiatives des syndicats féminins qui
reçoivent le financement de la Chambre syndicale de la couture parisienne, organisation
patronale de la haute couture [Omnès, 1997, p. 115]. L’Union centrale des syndicats féminins,
à partir de 1921, la Fédération française des syndicats féminins, en 1922, et l’Association
féminine pour l’étude et l’action sociale, en 1923, dispensent des cours de couture, de coupe
3
et de mode. Ces cours demeurent très liés au travail des vêtements. Ils participent à entretenir
une image assez restreinte des activités professionnelles exercées par les femmes et vont avoir
une influence déterminante dans la nature des CAP instaurés.
Les premiers CAP destinés aux femmes sont les CAP des métiers du vêtement. Dans
chaque département, ces CAP se multiplient mais ils ne sont souvent que des variantes locales
d’un même métier. Le département de la Seine, là où l’artisanat de luxe était important et les
écoles professionnelles de la Ville de Paris très actives, est le premier département à créer, en
1921, un CAP dans cette spécialité [Veillon, 1992]. D’autres créations dans d’autres
départements ont suivi tout au long des années 19205, mais le patronat des industries du
vêtement s’est peu engagé sur la question de la formation et celui de la haute couture, par
exemple, privilégiait la réponse à un besoin immédiat et n’incitait pas les apprenties placées
dans ses entreprises à passer le CAP en trois ans, mais les incitait à ne préparer que le titre
« maison » qu’il proposait en deux ans. La reconnaissance et la valorisation d’un diplôme
dans une spécialité naturalisée comme féminine n’ont jamais été une évidence, mais, faute
d’une palette large de CAP, les filles vont s’y orienter.
Dans le département de la Seine, le CAP « couture » connaît un succès important, car
il représente l’une des seules opportunités offerte aux filles de suivre une formation. Or, les
jeunes femmes et leurs familles sont animées par la volonté de suivre un enseignement
professionnel lorsqu’elles ne sont pas contraintes de travailler. Entre 1938 et 1944, le nombre
de candidates passe de 300 à 1 141 [Les cahiers de l’artisane, 1947 cités par Veillon, 1992,
p. 173], soit un quasi-quadruplement, alors même que la guerre touche la capitale. Cette
augmentation s’accompagne d’une croissance considérable du nombre d’écoles préparant le
CAP. Dix-sept établissements le proposent en 1938 dans le département de la Seine, et 100 en
1946. Un tel dynamisme surprend car, en même temps, les emplois diminuent dans l’industrie
du vêtement (la population active industrielle passant de 1 274 000 en 1906 à 457 000 en
1954)6, à l’exception de la haute couture qui, à partir de 1935, et à la faveur de la reprise du
commerce international interrompu suite à la crise de 1929, voit le nombre de maisons de
couture augmenter jusque dans les années 1950, maisons qui eurent alors besoin de maind’œuvre. On voit ainsi l’orientation privilégiée de l’enseignement dispensé vers la production
artisanale de luxe. Néanmoins, cette dernière ne peut absorber toutes les jeunes filles formées.
Un décalage s’observe donc entre des représentants de l’instruction publique qui voyaient les
femmes uniquement dans des spécialités traditionnelles indépendamment des possibilités
d’insertion offertes sur le marché du travail, tandis que les autres spécialités étaient peu
développées.
Cet écart entre l’offre de formation et le marché du travail va constituer un argument
mobilisé pour critiquer l’éducation technique proposée aux filles. Le succès de la spécialité
couture est moins le signe d’une adhésion à un secteur d’activité que la manifestation du
souhait des filles et de leurs familles d’accéder, elles aussi, à cet ordre d’enseignement.
D’ailleurs, cette dynamique s’observe depuis la fin du 19e siècle. Les écoles d’Elisa
Lemonnier puis les écoles professionnelles de la Ville de Paris connaissaient un
développement important comme le souligne Jean-Michel Chapoulie « l’offre scolaire a, en
revanche, et contrairement aux attentes de ses fondateurs, rencontré plus facilement sa
clientèle pour les filles que pour les garçons, en ce sens que les établissements de filles
manquent rarement de candidates » [2006, p. 21]. Ainsi, on voit déjà le rôle déterminant des
5
En autres, on peut citer : le CAP « corsetière » créé en 1921 dans le département de la Meuse, le CAP « lingerie
/ lingère » créé en 1922 dans les Bouches-du-Rhône et en Indre et Loire ou le CAP « couture » en 1925 dans le
département de la Loire. [L’enseignement technique, 1974, n°83].
6
Fourastié J., 1957, p. 156.
4
places disponibles dans l’accès à l’enseignement, thème désormais traité comme la gestion
des flux scolaires.
LE CAP COMME LIEU D’AFFRONTEMENT DE DEUX MODELES PRODUCTIFS
Deux organisations patronales existent dans les métiers du vêtement, la première
orientée vers l’artisanat, la seconde vers l’industrie. Chacune d’entre elles revendique sa
légitimité dans l’organisation productive et sa puissance incarnée par leur volonté,
communément partagée, d’instaurer une offre de formation spécifique. Rapidement, la
concurrence que se livraient ces deux principales organisations patronales a trouvé dans
l’éducation technique, un terrain de confrontation avec, pour enjeu, l’élaboration de diplômes
nationaux préparés dans un cadre scolaire.
Les industriels vont s’appuyer sur une offre de formation construite spécialement pour
se forger une image dynamique et moderne, et présenter l’artisanat comme dépassé. On
assiste, à partir des années 1930, en France, au développement d’une industrie du vêtement
masculin, la production artisanale de vêtements féminins résistant malgré la diminution
régulière du nombre de couturières artisanales. Ce qui apparaît être un tournant dans les
méthodes de production adoptées ne manifeste que la diffusion d’un procès de production
formalisé aux États-Unis où toute la fabrication des vêtements a été standardisée de sorte que
ce pays représente un modèle en matière d’industrialisation de la mode. Mais cet
investissement dans la formation a été de courte durée et essentiellement orienté vers les
ouvrières destinées aux tâches d’exécution.
Les années de l’après Seconde Guerre mondiale sont marquées par la préoccupation de
reconstruire l’économie. Dans le cadre du Plan Marshall et des missions de productivité
animées par Jean Fourastié, des voyages d’études sont organisés aux États-Unis afin de
souligner la nécessité d’importer de nouvelles méthodes de travail et moderniser ainsi
l’économie française [Boulat, 2006]. Parallèlement, le Commissariat général au Plan est
institué en 1946, suivi, en 1947, par le plan de modernisation et d’équipement de la France.
Les industriels français de l’habillement n’échappent pas à cette politique de grande
ampleur et, avec le soutien de hauts fonctionnaires chargés de l’industrie, ils souhaitent
développer une industrie de consommation pensée comme pourvoyeuse d’emplois. La
première mission de productivité est organisée en 1948 par deux industriels français de
l’habillement qui importent, à leur retour, les infrastructures et les méthodes de travail
utilisées par les entreprises américaines de prêt-à-porter, et introduisent, par là même, ce
terme qui n’existait pas en France. Pour s’imposer sur ce marché du vêtement de série, les
industriels souhaitaient s’appuyer sur une offre de formation inédite, pourvoyeuse d’une
image dynamique et scellant la rupture avec le passé caractérisé par la production artisanale.
Pour déjouer les réticences d’une moindre qualité des vêtements produits industriellement, les
industriels veulent faire de la technologie employée un atout.
S’appuyant sur l’édification d’un enseignement technique au service du
développement économique, le système éducatif connaît une modification de son
organisation. En 1948, sont créées les Commissions nationales professionnelles consultatives
(CNPC) qui, réunissant des représentants des employeurs, des salariés, des personnels de
l’enseignement technique et des « personnalités qualifiées », ont en charge d’élaborer les
programmes, les règlements d’examen et de définir les contenus des diplômes. Entre 1948 et
1960, vingt-cinq CNPC voient le jour dont les CNPC « vêtements sur mesure et création »,
« habillement », « pelleterie et fourrure » et « cuirs et peaux », signe de l’importance de la
5
production de vêtements dans l’économie nationale mais également de la prégnance des
divisions suivant les méthodes adoptées ou les produits travaillés.
À une période où les CAP proposés ne sont pas identiques sur tout le territoire, les
CNPC participent à la construction d’une offre nationale de diplômes. Le 27 décembre 1952,
trois CAP nationaux sont créés dans la CNPC « vêtements sur mesure et création »7
représentant l’artisanat et la haute couture et trois autres le sont par la CNPC « habillement »8
portée par les industriels. La concomitance de ce calendrier constitue un élément de la
concurrence que se sont livrées ces deux CNPC, via les représentants des organisations
professionnelles y siégeant, pour s’imposer grâce à la formation.
Au milieu des années 1950, pour accompagner le développement des industries du
prêt-à-porter, le centre technique des industries de l’habillement (CETIH) est instauré9. Ce
centre, par l’intermédiaire de son secrétaire général, Guy Dugas, contribue à modifier
profondément la physionomie de la filière de formation. Les premiers CAP industriels de
l’habillement instaurés en 1952 sont le début d’une série puisque, entre 1954 et 1962, six
CAP sont institués10 dont certains avec une durée de vie très courte, comme par exemple le
CAP « industrie de l’habillement vêtement petite série » créé en 1962 et supprimé en 1966.
Pourtant, ce CAP était celui qui, pour la première fois, s’écartait de toute allusion à l’artisanat
dans son intitulé. Il introduisait néanmoins une confusion par la terminologie employée.
Parler de vêtements produits en petites séries quand l’industrie développe une production de
masse ne rendait pas lisible l’offre de formation.
Ces diplômes sont conçus en fonction d’une division du travail très précise, ce qui
explique leur nombre et donne une vision très parcellisée du marché du travail. Le patronat
des industries de l’habillement trouve dans le CETIH un allié pour convertir un enseignement
technique fortement imprégné de références artisanales. Il faut toutefois remarquer qu’au
moment de la création de ces CAP nationaux, la CNPC « habillement » avait pris pour
référence l’artisanat pour nommer ses diplômes. Dans cette industrie nouvelle, les repères
manquent pour désigner les activités et les dénominations des spécialités artisanales sont
reprises en y accolant le mot « industriel ».
Cette entrée de l’industrie de l’habillement dans l’éducation technique rencontre un
succès, le patronat de cette industrie s’appuyant sur un certain nombre d’instances pour
s’imposer (CERPET11, AFDET12, revues de l’enseignement technique13). De son côté,
l’artisanat va faire valoir la riche histoire de son activité et les savoirs et savoir-faire
7
Les CAP « couture tailleur » ; « couture flou » et « corset sur mesure ».
Les CAP « tailleur industriel » ; « confection de vestons et gilets pour hommes et garçonnets » et « flou
industriel ».
9
En juillet 1948 (loi n° 48-1228 du 28 juillet 1948), le gouvernement décide de la création de centres techniques
industriels dans des secteurs stratégiques (le béton, le bois, la construction métallique, la fonderie, le pétrole, la
mécanique, etc.) dans lesquels siègent, au sein des conseils d’administration, entre autres, des représentants de
l’enseignement technique supérieur. Ces centres apparaissent comme des instruments au service de la
reconstruction planifiée de l’économie.
10
Les CAP « lingerie chemiserie industrielle » ; « culottière giletière industrielle » ; « corset industriel » ;
« industrie de l’habillement vêtement petite série » ; « ouvrière complète de confection bonneterie ganterie de
tissu » ; « ouvrière de bonneterie sous et sur-vêtements ».
11
En 1956, lors de sa fondation, le CERPET désigne alors le Centre de recherches de productivité de
l’enseignement technique. Actuellement, le signe demeure mais sa signification a changé ». Désormais, il s’agit
du Centre d’études et de ressources pour les professeurs de l’enseignement technique. La productivité a ainsi
laissé place à la didactique.
12
L’Association française pour le développement de l’enseignement technique.
13
Parmi les revues mobilisées pour convertir cet enseignement, le Cours féminin a joué un rôle central.
Largement diffusé depuis son premier numéro en 1946, chaque éditorial à partir de 1957 et jusqu’en 1975, date à
laquelle cette revue cesse de paraître, est signé du secrétaire général du CETIH.
8
6
traditionnels qu’il détient. Or, en cette période de reconstruction, ces références s’opposent à
l’incarnation de la « modernité » que revendique l’industrie. Les spécialités de l’industrie de
l’habillement vont être fréquentées par de nombreux élèves, et en 1955, près de 15 % des
élèves présentés au CAP sont inscrits dans l’une des spécialités de l’habillement. Ces données
ne faisant pas la distinction entre les sexes des élèves, on peut affirmer aisément, au vue de
l’histoire, que pour les filles, ce pourcentage doit être bien plus élevé. Les CAP de l’artisanat
quant à eux n’apparaissent pas parmi les principales spécialités préparées [Ined, 1966].
En quelques années, les CAP à orientation industrielle sont les plus nombreux et
accueillent une part importante des jeunes préparant ce diplôme ouvrier, principalement des
filles. Mais ce succès va être de courte durée et bien que ce diplôme soit au milieu des années
1950 un diplôme encore rare puisque 6 % de la population active le détiennent, l’image de
progrès va être fortement ébranlée et, rapidement, les spécialités de la couture, qu’elles soient
artisanales ou industrielles, vont être délaissées.
LE DECLIN D’UNE SPECIALITE OUVRIERE
Alors que la valorisation de la technologie vise à faire de cette industrie un secteur
attractif et participant à la croissance économique, la dureté des conditions de travail demeure
fortement associée à l’industrie de l’habillement. De plus, à partir des années 1950, les
destructions d’emplois s’accentuent et entre 1952 et 1961, les industries de l’habillement
connaissant une baisse de 25 % du nombre d’ouvriers qualifiés parmi la population ouvrière
et une augmentation de la part des ouvriers non qualifiés14. Dans le même temps, l’offre de
formation dans la couture s’élargit et les filles continuent à y être orientées massivement,
produisant un décalage entre leurs aspirations, celles de leur famille et la nature des emplois
proposés. Cette situation a été le terreau de la remise en cause de cette spécialité de
l’enseignement technique et a abouti à stigmatiser les formations ouvrières de la couture.
UNE ORIENTATION MASSIVE DES FILLES CRITIQUEE
Alors que le CAP était construit à partir d’un lien fort avec l’emploi, la dégradation
des conditions d’insertion des diplômées de l’habillement suscite de nombreuses critiques
menées, notamment, par des féministes. Ces dernières prolongent les analyses réalisées par
Pierre Naville au sortir de la guerre. En effet, cet auteur soulignait, à partir du faible accès des
filles à l’éducation technique et de leur concentration dans les diplômes liés au travail des
vêtements, que « encore moins que pour le jeune garçon, l’école n’est actuellement pour la
jeune fille la préparation à la vie professionnelle » [1948, p. 97]. Ce point de vue était
toutefois relativement marginal tant l’accès des filles à l’éducation technique était perçu
comme une avancée. Parallèlement, quelques critiques se font également entendre parmi les
enseignants. Ainsi, dans un article de 1946 paru dans la revue Technique, arts, sciences,
publié par l’AFDET, une professeure de l’enseignement technique déplore que cet
enseignement féminin se soit « limité jusqu’à présent aux métiers de l’aiguille »15 [n° 1,
14
Données élaborées à partir des statistiques du ministère du Travail, issues du tableau « Ouvriers qualifiés pour
1 000 ouvriers en 1952 et 1961. Classement des industries d’après l’écart en pourcentage 1952-1961. Rang de
classement d’après la proportion d’ouvriers qualifiés (établissements occupant plus de 10 salariés) » cité par
[Friedmann, (1958), 1964, pp. 310-311].
15
Marguerite Othon, professeur de l’Enseignement technique écrit : « On est obligé de constater que le nombre
de jeunes filles ayant subi un enseignement technique rationnel est bien restreint. Sans qu’on puisse lui reprocher
cette carence dont il n’est pas uniquement responsable, l’Enseignement technique féminin est ignoré, méconnu et
tout à fait insuffisant. […] On pourrait espérer que le nombre relativement restreint permette une sélection
sévère. Or, dans les sections industrielles en particulier, il est très inférieur à ce que devrait donner la formation
7
p. 10]. Les propos de ce type sont toutefois peu nombreux à être diffusés et une telle prise de
parole publique relève d’un acte relativement isolé à cette époque.
En revanche, à partir de la fin des années 1950, les critiques sont récurrentes à
l’encontre de l’orientation scolaire des filles vers la couture. Les auteurs d’un rapport publié
par la Chambre de commerce de Paris en 1959 avancent une piste pour comprendre ce faible
éventail de spécialités proposées aux filles : « c’est que le coût d’un CAP de couturière est
moins important qu’un CAP de chimie ». Cette offre de formation de l’éducation technique
proposée aux filles n’entre pas en résonance avec les emplois qu’elles occupent. Dix ans après
Pierre Naville, Madeleine Guilbert confirme ce constat. En 1958, 22 % des femmes travaillant
dans l’industrie sont employées dans une entreprise d’habillement, mais 92 % des filles
scolarisées dans les sections industrielles de l’enseignement technique sont formées « pour les
métiers de la couture » [Guilbert, 1962, p. 43 (note n° 9)]. Cette concentration des formations
industrielles dans les spécialités de la couture aboutit à constituer une « réserve importante de
main-d’œuvre féminine au niveau des emplois non qualifiés » [ibid.].
Les années 1960 amplifient le mouvement de critique et on voit se diffuser de
nombreux discours visant à dénoncer l’archaïsme de certains CAP et l’orientation massive des
filles vers la couture [Maillard, 2002b, p. 54], y compris au sein de l’Éducation nationale
comme le déplore, en 1966, le Secrétaire général de l’Éducation nationale qui constate : « le
développement des formations considérées comme “féminines” (couture et industrie textile)
sans qu’une corrélation nette soit établie entre l’ampleur de ces formations et l’évolution
réelle des possibilités d’emploi dans ces secteurs. »
Ces tensions montrent combien l’offre de formation industrielle pour les filles s’est
constituée principalement sous l’impulsion des organisations patronales pour s’imposer sur un
marché en développement et soutenir l’introduction de nouvelles méthodes de production, et
cela indépendamment des emplois proposés. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 1960
que l’Éducation nationale s’intéresse aux formations des filles et débute un mouvement
d’ajustement de l’offre de formation. Les spécialités du tertiaire attirent de plus en plus de
jeunes filles, faisant baisser rapidement la part de la spécialité habillement dans les CAP
préparés par les filles, ce même mouvement étant visible également pour le BEP instauré en
1966.
LE MAINTIEN DES CAP A QUEL PRIX ?
Les spécialités de l’habillement rassemblaient plus d’un quart des filles inscrites dans
en CAP en 1965 contre 5 % en 200716. Face à ce déclin continu de la part des effectifs
accueillis et formés, les CNPC puis les CPC ont mis en œuvre différentes mesures qui n’ont
cependant pas permis de freiner l’érosion de la fréquentation, dynamique accentuée par
l’instauration de BEP qui viendront concurrencer les CAP.
Depuis les années 1970, la réorganisation de l’offre de formation est perçue comme le
principal moyen de réaction à la baisse du nombre d’élèves. Entre 1971 et 1974, tous les CAP
de l’industrie de l’habillement sont rénovés, à l’exception de ceux relatifs à la bonneterie, qui
des cadres moyens de l’industrie. Cela est si vrai qu’il est impossible, pour l’instant, de présenter des élèves de
nos écoles de filles au baccalauréat technique alors qu’aucun règlement ne l’interdit. Il y a peut-être lieu de se
dire que la formule actuelle de notre enseignement technique féminin est loin d’être parfaite. S’être limité,
comme on l’a fait jusqu’à présent aux seuls métiers de l’aiguille est sans doute une erreur. Les chiffres sont
formels : la couture n’englobe qu’un dixième environ des ouvrières françaises. », 1946, « Métiers féminins…
Horizons élargis… », Technique, arts, sciences, n° 1, pp. 10-11.
16
Céreq, base de données Reflet.
8
changent de nom, mais dont les contenus demeurent identiques. On passe ainsi de sept CAP à
un seul : le CAP « habillement fabrications industrielles ». En revanche, les CAP artisanaux,
dépendant de la CNPC « vêtements sur mesure et création », en écho à la tradition dont se
prévalent ces diplômes, gardent leur intitulé pendant trente-sept ans.
En 1972, il est décidé de ne constituer qu’une seule CPC et, en 1974, les CAP locaux
sont définitivement abrogés17. Le début de la décennie 1970 donne à voir les premières
manifestations de la remise en cause de la séparation historique entre l’industrie et l’artisanat,
au moins dans l’organisation de l’offre de formation.
À partir du milieu des années 1980, Fabienne Maillard remarque que l’on assiste à un
« mouvement permanent de suppression et de rénovation » des diplômes [Maillard, 2002a,
p. 40]. Les spécialités de la couture n’échappent pas à cette tendance générale puisqu’entre
1989 et 2008, les CAP de l’artisanat de l’habillement ont changé trois fois d’appellation,
contrastant avec la stabilité précédente, et les CAP de l’industrie deux fois. Les BEP sont
également rénovés et, en 1989, le terme « création » présent dans le BEP artisanal « vêtement,
mesures et création » est abandonné.
Depuis 1998, avec l’instauration du BEP « métiers de la mode et des industries
connexes », l’artisanat n’est plus, pour ce diplôme, distingué explicitement de l’industrie,
mais demeure, par le jeu des options. En revanche, en CAP, la différenciation entre ces deux
segments perdure. Il existe deux CAP de l’artisanat, l’un « tailleur dame » et l’autre « couture
flou » et un de l’industrie, le CAP « prêt-à-porter ». L’adoption de ce dernier intitulé a mis du
temps à s’imposer dans le système scolaire alors que, dans le monde du travail, il n’a fallu que
quelques années pour cela.
Bien que cette évolution ait eu pour objectif de rendre plus lisible l’offre de formation
proposée, la suppression, dans les intitulés, de toute référence à l’industrie, et le maintien,
dans les spécialités artisanales, d’une terminologie peu explicite comme la couture flou
participent de la méconnaissance des contenus de formation et de la diffusion d’informations
erronées au moment de l’orientation scolaire. De même, l’utilisation de l’expression « métiers
de la mode » pour le BEP suscite la confusion avec le sous-entendu positif que cette
taxinomie véhicule auprès des jeunes. Néanmoins, le BEP s’est progressivement imposé.
Entre 1998 et 2008, dans l’habillement, le nombre d’élèves inscrits en CAP est passé de 1 379
à 663, soit une baisse de 51 %, et de 6 078 à 4 398 en BEP, soit une diminution de 27 %. On
voit ainsi une vision scolaire qui s’affirme, le BEP permettant une poursuite d’études vers un
baccalauréat professionnel que n’autorise pas le CAP. Ce dernier scolarise principalement les
élèves les plus vulnérables. On voit là les conséquences d’une politique scolaire qui a
progressivement invalidé une certification professionnelle [Tanguy, 1991b].
Il ressort que dans les spécialités de la couture, le CAP est un diplôme en sursis, la
filière artisanale étant encore plus menacée que la filière dite industrielle. Pourtant, une offre
de places existe, même si celle-ci diminue, des élèves y sont formées et l’offre de diplômes
s’étoffe. En 1990, soit trois ans après l’instauration du baccalauréat professionnel
« productique », a été créé son pendant artisanal, le baccalauréat professionnel « artisanat et
métiers d’art option vêtement et accessoire de mode ». Toutefois, ce dernier ne dépend pas
uniquement de la CPC de l’habillement, mais également de celle des arts appliqués, les
membres de la CPC, où les industriels sont les plus nombreux parmi les représentants des
employeurs, ne voyaient pas l’intérêt de créer ce diplôme qui, selon eux, ne répondait pas à un
besoin. Les enseignants tenant au maintien de la voie artisanale ont donc recherché du soutien
17
Bulletin officiel de l’Éducation nationale du 10 octobre 1974.
9
du côté de la CPC des arts appliqués et ont mis en avant l’argument de la constitution d’un
parcours artisanal et de la préservation d’une tradition.
Cet argument de l’histoire d’une activité productive est toujours convoqué par les
enseignantes, notamment les plus âgées d’entre elles, pour défendre l’existence des CAP,
diplôme dont elles sont titulaires et qui les renvoient à leur passé professionnel où la
valorisation du travail bien fait s’incarnait dans l’artisanat. Les références à la haute couture et
aux « créateurs de mode » mobilisées par quelques enseignantes principalement, attachées au
maintien de savoir-faire et savoirs traditionnels, permettent de maintenir des diplômes
orientés vers l’artisanat. Pourtant, les possibilités d’emploi pour les titulaires d’un CAP sont
très peu nombreuses et cela d’autant plus qu’une grande majorité des jeunes filles scolarisées
dans ce diplôme emblématique de la formation ouvrière ne souhaite pas travailler dans la
couture mais a été orientée faute de places dans les spécialités les plus demandées et parce
qu’elles sont des filles avant tout. En 2011, les spécialités ouvrières de la couture demeurent
des spécialités féminines et les rares garçons qui s’y orientent le font volontairement et
doivent faire face à un présupposé d’illégitimité régulièrement entretenu par des enseignantes
percevant la couture comme un entre soi exclusivement féminin. Là encore, on observe de
façon très marquée une opposition entre l’exécution comme activité féminine et la création
comme activité masculine. Le lycée professionnel de couture est un lycée féminin désormais
réservé à des filles en grande difficulté scolaire, et les CAP concentrent les élèves les plus en
marge puisque, dans l’Académie de Paris, ils réunissent de nombreuses primo-arrivantes.
Aussi, d’un diplôme de promotion sociale, les CAP de la couture sont devenus des diplômes
permettant la gestion des flux scolaires indépendamment des vœux des élèves et des
possibilités d’insertion sur le marché du travail.
Les élèves issues des CAP de l’habillement sont confrontées à d’importantes
difficultés d’insertion. Les données publiées par le ministère de l’Éducation nationale à partir
de l’enquête « insertion vie active » – IVA – concernant les sortants de lycées ayant obtenu ou
non leur diplôme ne signalent pas de différences significatives d’insertion entre le CAP à
orientation industrielle et ceux à vocation artisanale. À l’issue de l’un de ces CAP, en 2006,
moins d’un quart des sortantes travaillaient et leur précarité se trouve particulièrement
caractéristique puisque les jeunes issues de l’habillement connaissent un taux d’emploi
inférieur de 10 points à la moyenne observée18. Toutefois, ces enquêtes sont réalisées peu de
temps après la sortie du système scolaire alors que l’on sait, avec les enquêtes
générationnelles du Céreq, que les processus d’entrée sur le marché du travail se sont
complexifiés et étalés dans la durée [Céreq, 2004 ; Couppié, Gasquet, Lopez, 2005 ; Céreq,
2007].
De telles données d’insertion sont considérées par les responsables de l’offre de
formation comme le signe de l’inadaptation de ces formations face aux besoins exprimés par
le marché du travail. En Île-de-France par exemple, suivant une logique d’adéquation entre la
formation et l’emploi, le Conseil régional, qui a en charge les lycées, souhaite voir baisser le
nombre de places offertes dans l’habillement et développer, à partir des projections réalisées
par la Dares [Chardon, Estrade, Toutlemonde, 2007], la filière sanitaire et sociale. Si un tel
redéploiement de l’offre de formation tend à s’ajuster aux demandes de travail, il aboutit
également à maintenir la sexuation des filières de formation. Les filles ne seront plus
orientées vers l’habillement mais vers la spécialité sanitaire et sociale.
Avec la préoccupation accrue de répondre aux besoins du marché du travail, on
observe la récurrence d’un discours visant à dénoncer l’inadaptation des formations
professionnelles scolaires proposées, plaçant l’apprentissage voire, dans le cadre de
18
Ministère de l’Éducation nationale, 2006, enquête insertion vie active, Paris, MEN.
10
formations supérieures, l’enseignement privé hors contrat avec l’Éducation nationale comme
des modes de formation les plus légitimes. Il faut cependant rappeler que cette institution
reconfigure régulièrement son offre de formation, adapte ses diplômes mais doit toujours faire
face à un temps de retard par rapport au travail. Mais il est fort probable que ces mêmes
critiques seraient formulées si les contenus enseignés anticipaient les modifications du travail.
POUR CONCLURE
La perspective socio-historique adoptée permet de rappeler que si aujourd’hui, les
formations ouvrières à la couture sont désormais disqualifiées sur le marché du travail et
disqualifiantes pour ses diplômées, cette situation est le produit d’une histoire qui ne doit pas
occulter que, dans un temps plus éloigné, cette spécialité a été l’un des principaux vecteurs
d’accès au travail rémunéré et à l’éducation technique des femmes.
L’instauration d’un apprentissage professionnel destiné aux filles dans la couture était,
il y a plus d’un siècle, une véritable innovation. Pendant de longues années, la couture a été,
dans l’enseignement professionnel, la spécialité industrielle la plus communément proposée
aux femmes, entretenant la naturalisation de la couture comme une activité féminine. Alors
que les transformations majeures se produisaient sur le marché du travail, marquées par
l’internationalisation de la production et la division de plus en plus stricte entre la création et
l’exécution, la concentration des filles dans cette spécialité à l’issue de l’orientation scolaire
fait émerger le fossé existant, dans la mode, entre la sphère de l’école et celle du travail et
l’obsolescence des diplômes ouvriers préparant à des emplois de moins en moins nombreux.
Face à la croissance régulière du chômage, l’insertion professionnelle est plus que
jamais au cœur des préoccupations des responsables de l’offre éducative. Les objectifs
d’ajustement entre la formation et l’emploi relèvent d’une démarche politique et permettent
de proposer ce qui apparaît comme des solutions rapidement applicables pour faire face aux
difficultés d’accès au marché du travail. Or, ces politiques envisageant le déplacement des
flux scolaires d’une spécialité à une autre ne considèrent pas l’insertion professionnelle
comme un processus social et dynamique complexe tel que l’ont montré de nombreuses
recherches [Rose, 1982 ; Tanguy, 1986, Vernières, 1997] et ne s’intéressent ni aux modalités
de l’orientation scolaire, ni aux conditions d’accès aux emplois des jeunes.
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