Des pages et des images
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Des pages et des images
100 S EN S IB IL IT É EN APARTÉ S É C T I O N C HA P I TRE 101 Dans le Xe arrondissement, la Librairie Photographique-Le 29 est l’une des rares librairies de Paris spécialisées dans le livre de photo. Monographies, essais, manuels techniques, magazines ou cartes postales… Du sol au plafond, l’endroit respire la photo. Entrons, c’est ouvert. Des pages et des images Texte : Clément Thiery – Photos : Marie Abeille À deux pas de la Gare de l’Est, entre une armurerie et un magasin de modélisme, les amoureux d’Anders Petersen sourient dans une vitrine mouchetée de pluie. Derrière la porte, Willy Ronis, Henri Cartier-Bresson et Saul Leiter accueillent le visiteur. C’est ensuite Marc Pussemier qui prend le relais. « Bonjour ! Je peux vous aider ? » Le responsable de la Librairie Photographique-Le 29 s’immobilise à côté d’une table carrelée de livres et, méticuleusement, réarrange la couverture de South of Market, l’ouvrage de Janet Delaney. Avant d’être libraire, Marc Pussemier était agent de photographes. Entre 1981 et 2006, il a travaillé dans la pub et la mode, a trouvé du boulot à Steve Hiett, a représenté le book de Tom Watson, a géré les droits d’auteur d’Helmut Newton. « J’ai connu les belles années, mais, au bout de vingt-cinq ans, j’en ai eu un peu marre. Le métier changeait, le commercial avait pris le pouvoir sur la créativité. » Une crise de la cinquantaine qui le pousse à redonner vie à un vieux rêve de gosse : en 2006, il ouvre la Librairie Photographique à Belleville, trente-cinq mètres carrés encombrés de bouquins de photo. Quelques années plus tard, débauché par la librairie Le 29, il quitte son quartier et s’installe dans cent mètres carrés rue des Récollets, dans le coude du canal Saint-Martin. En janvier 2013, les deux librairies fusionnent et scellent d’un tiret leur union. FAIRE LE PARI D’UN TITRE « Ah, excusez-moi. » Marc Pussemier rejoint sa collègue Sandrine Grosgeorge, qui pianote sur un ordinateur installé derrière le comptoir. C’est le moment de sélectionner les ouvrages à commander. « Le Petersen, il part assez bien, tu peux en reprendre. Ça marche bien ça aussi, prends-en. On met celui-là en vitrine, ça part tout de suite ! – J’ai également repris du Noguchi. – Regarde, c’est pas mal ça aussi ! – Mais ce n’est pas très gai… Ça va flinguer tout le monde. » Décider de mettre un titre en rayon, c’est faire un pari. Quelques mois avant la publication des ouvrages, les représentants des éditeurs font le tour des librairies avec un exemplaire de La séle ctio du libra n ire démonstration sous le bras ou, de plus en plus, une version sur tablette. « C’est difficile de se rendre compte de la qualité d’impression, de la mise en page, observe Marc Pussemier. Alors, quand c’est un photographe qu’on aime bien, qu’on sait qu’on va vendre parce que c’est quelqu’un de connu, ou qui a une actualité, on en prend plusieurs exemplaires, mais, le plus souvent, on en prend un seul. » Entre les tables de bois clair qui occupent le centre de l’espace et les rayonnages qui s’alignent le long des murs, il y a une distinction. Classiques, intemporels, immortels, Avedon, Doisneau, Klein et McCullin dorment dans la bibliothèque. C’est sur les tables en contrebas, organisées par thème, que sont exposés les petits nouveaux et les stars montantes. La table du moment, consacrée à la photographie japonaise, est née lorsque la librairie a reçu Process and Creation de Shoji Ueda : « De lui, c’est le seul grand livre, le seul beau livre qui soit actuellement disponible. Je suis très fier de l’avoir. » Parfois, l’actualité d’une exposition pousse un Cartier-Bresson ou un Adams à descendre des étagères pour venir tapisser une table et sourire en vitrine. « Robert Adams, William Eggleston, la photo américaine… je suis dans une période classique en ce moment », lance un client qui vient d’entrer dans la librairie. Feuilletant de-ci de-là les livres posés sur les tables, celui-ci s’arrête devant Easter and Oak Trees de la photographe néerlandaise Bertien van Manen : « J’ai aussi acheté ça à Londres lundi, j’ai tout de suite eu l’impression de revoir ma famille, mon enfance. » Avec Michael Ackerman ou encore Ed Alcock, Bertien van Manen s’inscrit dans le courant de la photographie de l’intime. Avec la photo de rue, c’est l’une des tendances phares de cette année en librairie. « Le public se retrouve là-dedans, il y a quelque chose d’universel qui fait que ça nous parle », analyse Marc Pussemier. ÉMERGENCE DU LIVRE AUTOPUBLIÉ MARC PUSSEMIER AU MILIEU DES LIVRES DE PHOTO DE LA LIBRAIRIE PHOTOGRAPHIQUELE 29, À PARIS. « Un autre mouvement que l’on observe, c’est la multiplication et la diversification des ouvrages », continue-t-il. Depuis une dizaine d’années, beaucoup de nouveaux éditeurs apparaissent en France et à l’étranger, les ouvrages photo sont de plus en plus nombreux. Près de 3 500 références à la Librairie Photographique. La créativité, elle aussi, explose : de Elinor Carucci, Mother (Prestel Publishing) « Là, on est dans le courant de la photo intimiste, de plus en plus important aujourd’hui. L’artiste, qui vit aux États-Unis, a photographié sa maternité, le début de sa grossesse, son accouchement, ses enfants qui grandissent. C’est très frontal, brut de décoffrage. On est loin de l’image des madones idéalisées, de la douceur. » Pierre Liebaert, Macquenoise (éd. Le Caillou Bleu) « Le photographe, quelqu’un de très jeune, est allé dans les Ardennes belges où il a photographié une mère et son fils qui vivent coupés du monde dans une ferme isolée. C’est du reportage en immersion, Liebaert a réussi à se faire oublier, et l’on imagine, plus que l’on ne découvre, les dessous de cette relation. J’aime beaucoup. » La Librairie PhotographiqueLe 29 29, rue des Récollets, 75010 Paris. Tél. : 01 40 36 78 96. le29.fr la Bible constellée d’images noir et blanc d’Adam Broomberg et d’Oliver Chanarin à la jeune maison d’édition française Poetry Wanted qui imprime ses ouvrages sous la forme de cartes routières, tous les formats, styles et matériaux sont aujourd’hui dans la nature. La case livre semble également être devenue un passage obligatoire sur le chemin du photographe en quête de visibilité. « Les photographes qui font des livres de photo, c’est aussi pour eux une manière de terminer un projet, de l’enfermer dans quelque chose », complète Marc Pussemier. Toutefois, trouver un éditeur peut être un véritable parcours du combattant. Alors pourquoi ne pas le faire Toshio Shibata, Contacts (éd. Poursuite) « Ce photographe paysagiste japonais travaille à la chambre, toutes les images sont reproduites à l’échelle. C’est de la photo de paysage, mais on verse aussi dans l’abstraction. Très beau. » soi-même ? Profitant d’une démocratisation des techniques de production et d’une baisse des coûts, le livre autopublié émerge sur les tables des libraires spécialisés. C’est le cas par exemple de Dew Dew, Dew Its de Hiro Tanaka : « Un Japonais complètement fou et sympa. C’est un peu un Martin Parr qui suit la scène rock en Californie. Je l’ai découvert au moment de Paris Photo : j’ai bien aimé son bouquin, alors je l’ai pris. » Acheter un livre juste parce qu’il est beau. La Librairie Photographique-Le 29 est un de ces endroits où, des deux côtés du comptoir, vit un même goût pour l’image, un même rapport sensuel au papier. Philip-Lorca diCorcia, Hustlers (éd. Steidl) « Dans les années 1980, le photographe a reçu une bourse du gouvernement américain, qu’il a utilisée pour payer des gigolos de Hollywood afin de les prendre en photo ! On est dans une espèce d’attente, de séduction… Le traité photographique est superbe. » Mike Brodie, A Period of Juvenile Prosperity (Twin Palms Publishers) « C’est du vécu, du témoignage, et il y a ce côté grunge : j’ai eu un gros coup de cœur pour ce livre-là. Le côté humble du photographe me plaît aussi beaucoup. Il est exposé dans des galeries, il a sorti un bouquin et il est toujours mécanicien ! »