De l`anaconda à l`urubu

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De l`anaconda à l`urubu
Les Palikur, les Wayãpi et les Teko entretiennent une relation étroite avec
le milieu naturel dans lequel ils vivent. Ils demeurent de grands connaisseurs
de la faune et de la flore qui les entourent et tirent de nombreux usages de
ces deux règnes du vivant. Que ce soit par la pêche, la cueillette (de larves,
de fruits, de feuilles, de lianes, de fibres, de résine, de gomme…), la chasse,
l’agriculture, pendant leur déplacement ou tout simplement dans leur lieu de
vie, ces hommes et femmes sont en constante relation avec cette forêt tropicale humide siège d’une grande biodiversité. Les animaux sont certes avant
tout des gibiers, sources de protéines, mais divers rôles non moins importants
leur sont également prêtés. Ils peuvent être tour à tour animaux de compagnie, animaux sentinelles ou avertisseurs (d’un danger, de l’arrivée d’une saison…), animaux magiques à craindre et respecter, animaux alliés des
chamanes. Ces différents rôles prouvent de facto leur intrication étroite dans
les modes de vie de ces peuples. Cette proximité et leur sens de l’observation
en font de fins connaisseurs de l’écologie et du comportement de ces animaux, connaissances fondamentales pour des populations vivant de ces ressources.
Le sens de l’esthétique est un trait important des cultures amérindiennes.
Déjà, les premiers Occidentaux arrivant en Amazonie louèrent la beauté de
ces peuples et de leurs parures. L’art d’orner leur corps nu avec de nombreux
motifs, de confectionner des parures de plumes, de graines ou autres coquillages participent de leur savoir. Ils aiment à prendre grand soin de leur apparence et utilisent une très grande diversité de ressources tirées de la forêt (et
depuis le contact avec les Européens, de perles, de miroirs, de peignes…) afin
se parer.
À l’instar de leur corps qu’ils ornementent, les Amérindiens font de
même avec les objets qui les entourent. Ainsi, bancs, paniers, hottes, tamis,
calebasses, poteaux de carbet, colliers, bols, jarres, casse-têtes ou même
peignes portent motifs et décorations en tout genre.
Que ce soit chez les Palikur, les Teko ou les Wayãpi, un grand soin est
donné à l’ornementation de ces objets profanes ou rituels. Ainsi, tout un bestiaire compose le répertoire pictural de ces peuples.
Aussi, on ne sera pas étonné si les animaux abondent dans leurs mythes.
Et pas simplement en tant que simple acteurs mais en véritables héros civilisateurs apportant des objets ou des techniques aux Hommes.
En effet, pour les peuples amérindiens, à l’aube des temps que l’on
nomme également temps mythiques, les Hommes et les Animaux vivaient en
bonne intelligence et se mariaient entre eux. Aujourd’hui, si les relations
matrimoniales ne sont plus possibles, la communication entre le monde animal et l’humanité existe encore mais par l’unique intermédiaire des chamanes
ou piayes.
On retrouve de nombreux mythes expliquant comment les hommes
purent acquérir grâce à divers animaux la liane à nivrée, le feu, des plantes
magiques (appelées taya chez les Wayãpi)… De la même manière, les Palikur
acquirent les techniques de vannerie grâce à un ancêtre qui, s’étant marié
avec une femme oiseau cassique cul jaune (Cassicus cela), a appris à tresser
avec ce peuple et a ainsi pu enseigner ce savoir technique à ses compatriotes.
De l’anaconda à l’urubu mythes et symbolisme animal chez les Amérindiens de l’Oyapock
Aux origines des motifs
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C’est depuis ce temps que les Palikur tressent leurs ouvrages comme le font
ces oiseaux pour leurs nids. Voici comment de nos jours encore, les Palikur
se souviennent de cet épisode mythique :
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L’oiseau sawakuk et la vannerie
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Il y a très longtemps les Palikur ne savaient pas tresser la vannerie.
Un jour, un homme palikur se maria avec une femme oiseau sawakuk1. À
cette époque il n’y avait pas de différence entre les Hommes et les Animaux, ils pouvaient se comprendre et se marier ensemble.
Cet homme prit donc une épouse chez les oiseaux sawakuk qui étaient
de grands vanniers.
Un jour, le beau-père demanda à sa fille que son mari palikur
construise un beau carbet bien tressé avec de jolis dessins comme c’était
la tradition. Or les Palikur à cette époque ne connaissaient pas l’art de la
vannerie, c’est donc le petit beau-frère [le frère de l’épouse] qui apprit à
l’homme comment tresser un beau carbet. Il dit :
— Il faut tresser comme cela et comme cela car mon père sait très
bien tresser et aime le bon tressage. Et puis, il faut qu’il soit fier de toi si
tu veux rester ici.
L’homme palikur apprit donc à tresser et construisit un beau carbet
avec de jolis dessins pour lui et son épouse.
Le lendemain, le père sawakuk vint inspecter le carbet pour voir si
l’homme palikur était capable de faire un beau carbet. Il dit :
— Je suis fier de toi, mon gendre, tu sais maintenant tresser aussi bien
que nous.
Un jour la pluie se mit à tomber très fort et le vent à souffler violemment si bien que tous les carbets du village sawakuk se cassèrent et tombèrent dans l’eau.
La femme sawakuk se mit à crier très fort car elle ne retrouvait pas
son fils qui était tombé dans l’eau. À force de crier tous de concert ils se
métamorphosèrent en oiseaux et s’envolèrent dans les grands arbres. Mais
l’homme resta un Paykwene, un Palikur.
Il rentra donc dans son village natal et enseigna à ses frères comment
tresser les vanneries.
C’est depuis ce temps que les Palikur connaissent l’art de la vannerie.
On reconnaît les oiseaux sawakuk car ils tressent toujours des nids
en forme de couleuvre à manioc et habitent dans les grands arbres. Depuis
ils ne peuvent plus parler avec les Hommes mais connaissent toujours le
langage de tous les oiseaux. Ce sont de grands imitateurs.
Récit d’Iniacio ANTONIO FELÍCIO recueilli le 21 mai 2002 au village Kamuyene
de Tonate-Macouria, adapté du franco-créole.
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Cassique à dos jaune, Cassicus cela.
Chez les Teko, c’est le héros culturel Ka’akatuwãn (« homme de la bonne
forêt ») qui au terme d’un long périple dans le monde aérien, a rapporté de
chez l’Urubu à deux têtes, les motifs, l’usage de la plante à vannerie, l’arouman iliwi (Ischnosiphon obliquus) ainsi que les formes de toutes les vanneries. D’après ce récit, Ka’akatuwãn réussit à duper le père Urubu à deux têtes,
Katu’aiwöt, ainsi que ses six filles en se faisant passer pour l’époux de cellesci. Après avoir réussi à triompher de toutes les épreuves imposées par le père
Urubu à deux têtes et avec l’aide précieuse de divers animaux secourables,
notre héros a pu survivre et finalement retourner dans son monde. C’est
depuis cette épopée que le peuple Teko possède ce savoir. Ce récit épique
rythmé par de nombreuses épreuves initiatiques conte ainsi comment les
motifs encore tressés par les Teko contemporains ont tous été vus sur les
pagnes ou kweyu des filles de l’Urubu à deux têtes. Le héros a en effet recopié
lors de ce périple trente cinq motifs différents vus sur leurs pagnes. Tous ces
motifs ont ainsi servi à orner vanneries, bancs, poteaux de case mais aussi le
corps des Teko, tous ayant été transmis de génération en génération jusqu’à
nos jours. Il est intéressant de constater que les Palikur connaissent un récit
similaire. En effet, ils se souviennent comment Amekeneh alla lui aussi dans
le monde céleste des vautours à deux têtes et, se faisant passer pour le gendre
de l’urubu à deux têtes (makawem) dut, comme dans le récit teko, subir le
même genre d’épreuves pour prouver qu’il était bien celui qu’il prétendait
être. Il accomplit, avec succès, toutes les épreuves non sans être épaulé par
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Caciques cul-jaune près de leur nid,
Bas-Oyapock, 2011 © A. Cristinoi
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différents animaux et, comme ultime épreuve, il dut tresser un éventail à feu
reproduisant les motifs ornant le pubis de sa belle-mère. Il mena à bien cette
épreuve grâce à l’aide du lézard gecko wagaygi qui réussit à se faufiler sous
le pagne de celle-ci et ainsi décrire au héros les motifs décorant son entrejambe. Amekeneh pu ainsi tresser l’éventail (awagi) portant tous les motifs
et réussir la dernière épreuve. Quelque temps après il parvint à s’enfuir et,
par la suite, enseigna les motifs aux autres Palikur avant de monter au ciel
et se fondre dans la Voie Lactée.
On retrouve ainsi chez ces deux groupes vivant dans l’est de la Guyane
sur le fleuve Oyapock une similarité évidente sans que l’on puisse avec certitude établir qui a influencé l’autre ou si les deux furent influencé par un
troisième, aujourd’hui disparu ; nous verrons plus loin que ces deux peuples
connaissent divers motifs symbolisant l’urubu.
Comme on le constate, si l’on s’en tient à la tradition orale, tous ces
motifs ont été donnés une fois pour toute aux ancêtres des différents groupes.
Leur mémoire collective se remémore ainsi comment tout leur corpus pictural
encore connu aujourd’hui a été transmis à leurs ancêtres. Ainsi, tous ces
motifs ont été vus, d’après les artisans, lors d’épisodes épiques par leurs ancêtres ou par un héros culturel. Ils sont donc sensés représenter les motifs vus
à une époque mythique, période où la culture était en formation. Temps des
métamorphoses durant lequel la limite entre monde des humains et monde
des animaux était encore floue. Il s’agit bien entendu d’une construction identitaire fondée sur une pensée mythique qui ne correspond pas forcément au
déroulement de l’histoire.
Chez les Wayãpi, la vannerie a été enseignée par leur démiurge Yaneya.
Mais il existe également un récit témoignant que tous les motifs à vannerie
ont été vus sur le corps d’un anaconda géant. On raconte aussi qu’il y a longtemps, les oiseaux ont tué un serpent géant, nommé Keimu et ont coloré leur
plumage grâce aux couleurs de ses excréments ; dans son ouvrage sur la
mythologie wayãpi F. Grenand (1982) propose une version de ce mythe. Mais
les Wayãpi ajoutent que sur la peau d’un autre anaconda géant nommé
Moyukupe’a étaient dessinés de nombreux motifs que leurs ancêtres ont recopié afin de décorer leurs objets et leur corps. D’après F. Grenand (1989),
Moyukupe’a est un anaconda mythique portant « tout le long du dos une
crête en plumes rouges comme celles du Ara et vit non pas dans l’eau, mais
sur les montagnes où il dévore les chasseurs isolés ». Une version de ce mythe
a d’ailleurs été recueillie chez les Wayãpi du Brésil par D. Gallois (2002). Ce
mythème accolé au mythe d’origine de la couleur des oiseaux pourrait bien
être un emprunt au mythe wayana du Tulupele. On retrouve des histoires
similaires dans toute l’Amazonie, et notamment chez les Wayana du hautMaroni. Par ailleurs, la grande diversité de mots pour désigner les serpents
géants dans les langues de Guyane est un bon indice de la diversité des représentations et une piste pour les emprunts et les brassages ethniques.
Anaconda prenant le soleil sur le bord du
Maroni, 2011 © E. Martin
De l’anaconda à l’urubu mythes et symbolisme animal chez les Amérindiens de l’Oyapock
Anaconda mythique wayãpi réalisé par les
Wayãpi de l’Amapari (Brésil), Macapá,
2008 © D. Davy
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