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Nicolas Ténèz
Docteur en Science Politique attaché temporaire d’enseignement et
de recherche à l’université Toulouse Capitole, membre du Groupe
de Recherche Sécurité et Gouvernance. Publication sur les arsenaux
non-conventionnels dans le monde, les boucliers antimissiles israéloaméricains, les «printemps arabes».
Les armes de destruction massive syriennes :
composantes de la Guerre froide, danger
dans la guerre civile
La Syrie, connue dès La Guerre Froide pour posséder un arsenal biochimique et des velléités de
développer un programme atomique, est confrontée à la pire guerre civile de son histoire. La
question se pose, après les efforts de contre-prolifération de son ennemi israélien, sur ses capacités et son intention d’employer ses potentialités non-conventionnelles pour protéger la dynastie
vacillante des Assad.
Syria, known, from the Cold War time, to possess an arsenal of biochemical weapons and for its inclination to develop a nuclear program, is facing the worst civil war in its history. The question is, after
Israel‘s efforts against proliferation, on syrian capabilities and its intention to use nonconventional
potential to protect the shaky Assad dynasty.
‫ خطزفً انحزب األههٍت‬،‫ يكىناث انحزب انباردة‬:‫أسهحت انذيار انشايم انسىرٌت‬
‫نٍكىال تٍنٍز‬
‫ أسىأ‬،‫ انًعزوفت ينذ انحزب انباردة بايتالك تزسانت بٍىكًٍٍائٍت وطًىحاث نتطىٌز بزنايج نىوي‬،‫ تىاجه سىرٌا‬:‫يهخص‬
‫ وانسؤال يطزوح بعذ انجهىد انًبذونت نًكافحت االنتشاراننىوي نعذوها اإلسزائٍهً وعزيها عهى‬.‫حزب أههٍت فً تارٌخها‬
.‫استخذاو إيكانٍاتها غٍزانتقهٍذٌت نحًاٌت انحكى انًتزعزع نعائهت األسذ‬.
En Relations Internationales, la convergence des variables Grand Moyen
Orient1 d’un côté, et prolifération des armes de destruction massives (ADM) de
l’autre, génèrent souvent des analyses anxiogènes. Depuis 1948, la poudrière
du Moyen-Orient s’est complexifiée avec le conflit israélo-palestinien, la Guerre
Froide et la guerre contre le terrorisme. Dans ce contexte, plusieurs pays de le
région (Algérie, Egypte, Israël, Irak, Iran, Libye et Pakistan) ont développé des
1. Concept forgé par le think-tank American Enterprise Institute en février 2003. Ce zonage,
très critiquée pour ces amalgames huntingtoniens, inclut les pays de la Ligue Arabe, plus Israël,
l’Iran, l’Afghanistan, la Turquie et le Pakistan, et dans certains travaux parfois les pays de l’Asie
Centrale.
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programmes de recherche en armes NBC. Ce continuum incite la Syrie à entamer
les siens. En effet, la Syrie s’est dotée, grâce au reverse engineering russe, iranien,
nord-coréen et chinois notamment, d’un arsenal non conventionnel composé des
missiles balistiques et d’infrastructures permettant de développer des ADM.
L’ONU reconnaît les ADM comme des armes «conçues pour tuer une grande
quantité de personnes, en visant aussi bien les civils que les militaires. Ces armes ne
sont en général pas utilisées sur un objectif très précis, mais plutôt sur une zone étendue
d’un rayon dépassant le kilomètre, avec des effets dévastateurs sur les personnes, l’infrastructure et l’environnement»2. Elles rassemblent les armes chimiques (sarin, tabun,
ypérite, VX, défoliants, poisons), les armes bactériologiques (catégories A [variole,
pestes, anthrax, toxines botuliques, fièvres virales hémorragiques, tularémie]; et
B [ricine, bruxellose, fièvre du queensland, gangrène gazeuse, morve et entérotoxine
B staphylococcique]3 et les engins nucléaires (bombe A, H et à neutron) et radiologiques (c’est-à-dire avec des substances radioactives). Elles ne peuvent être étudiées
sans leurs vecteurs principaux que sont les missiles balistiques.
Cependant, si les ADM sont conçues par essence contre des armées étatiques,
elles peuvent aussi être déployées contre des forces d’oppositions intérieures. Pour
rappel, dans les années 1980 et en 1991, l’Irak en use contre les rebelles chiites
et kurdes. Or, depuis le 15 mars 2011, la Syrie connaît une guerre civile sans
précédent, opposant les partisans du triumvirat Assef Chawkat, Maher et Bachar
El-Assad et leurs alliés druzes, alaouites et chrétiens, à une coalition composée
d’opposants politiques majoritairement sunnites, de déserteurs de l’armée et de
djihadistes épaulés par l’Occident, le Qatar et l’Arabie Saoudite. Fin juillet, près
de 20 000 syriens étaient déjà tombés. S’interroger sur les rapports entre les ADM
syriennes et la guerre civile qui l’affecte n’est pas donc pas hors sujet. Car quelques
principaux foyers de contestation abritent une grande partie de l’infrastructure
NBC (Homs, Hama, Damas et Dair Alzour), ce qui explique l’acharnement que
déploient les forces gouvernementales à les défendre. Le 17 juillet 2012, l’ancien
ambassadeur syrien en Irak, Nawaf Farès, affirme qu’Assad n’hésitera pas à employer
ses armes chimiques, afin de conserver son pouvoir. La propagande rappelle que le
poison, l’arme de prédilection des haschischins4 appartient à la culture nationale.
2. http://www.un.org/fr/disarmament/wmd/index.shtml
3. Patrick Berche, L’Histoire secrète des guerres biologiques, mensonges et crimes d’État, Robert
Laffont, 2009, 390 pages. p. 76.
4. Les nizârites, dès le xie siècle, exercèrent en Perse et dans la Syrie actuelle, faisant disparaître
leurs ennemis avec du poison.
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Cette crainte apparaît justifiée lorsqu’on constate que l’armée syrienne use de tous
les expédients pour mâter la rébellion?
Dès lors, les forces gouvernementales peuvent-elles, se laisser tenter par
cette solution extrême, et en ont-elles les moyens après des années d’embargo,
d’inspections de l’AIEA et surtout les opérations de contre-prolifération israéliennes.
Cet article analyse chronologiquement le développement des ADM syriennes,
avant et pendant la Guerre contre le Terrorisme afin d’opérer une mise au point sur
un arsenal réel ou supposé.
1. Les ADM syriennes avant le 11 septembre :
Un héritage de la guerre Froide
1.1 Des ADM pour se protéger d’un environnement de plus en plus hostile
La Syrie, devenue indépendante en 1945, prend dès 1956 le parti de Moscou
face à Israël soutenu par Washington. Après une série de coups d’État, le pays majoritairement sunnite, voit l’alaouite Hafez El-Assad prendre le pouvoir. Face à l’ennemi israélien. S’il confirme l’alliance avec le Kremlin, historiquement protecteur
des chrétiens d’Orient, celui que Kissinger qualifie de « meilleur cerveau analytique
du monde arabe »5 pilote son pays avec ruse entre les deux blocs. Damas souhaite
être indépendante dans certains de ses choix, ses relations à géométrie variable, avec
son voisinage, le prouvent.
Au sud, Israël reste le principal ennemi. La Syrie demeure le seul État à avoir
toujours été en guerre avec lui depuis 1948, refusant de signer la paix, au moins tant
que le plateau du Golan, hauteurs stratégiques et aquifères, ne lui sera pas rétrocédé. Les deux États s’affrontent à la fois en guerre ouverte (1948, 1967, 1973), en
guerre d’attrition entre ces conflits, et par pays interposés (Guerres du Liban, aide
au Hezbollah et au Hamas). Le pays du Cèdre devient le champ de bataille idéal
entre Syriens et Israéliens qui en profitent pour se le partager, notamment lors des
Accords de Taëf en 1989. L’État hébreu possède l’arme nucléaire et de quoi concevoir des armes biochimiques, ce qui pousse la Syrie à persévérer dans ce domaine.
À l’Est, l’Irak, bien que dirigé par le parti Baas et soutenu notamment par
l’URSS, demeure toutefois un frère ennemi. Damas, craignant un Irak trop entreprenant, y interrompt ses relations diplomatiques dès septembre 1980. Un an et
5. Ephraïm Halévy, Mémoires d’un homme de l’ombre, Les coulisses de la politique internationale
au Moyen-Orient par l’ex-directeur du Mossad, Albin Michel, 2006, 352 pages, p. 169.
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demi plus tard, elle interdit à l’Irak d’exporter son pétrole à travers ses propres ports,
soit 40% de ses recettes, et soutient Téhéran contre Bagdad. L’Irak s’engage également dans la voie des ADM et utilise ses armes chimiques contre l’Iran. Craignant
se subir le même sort, Damas s’y prépare et participe à l’opération Tempête du désert
en 1991 contre Bagdad.
Au sud-ouest, l’allié égyptien est rapidement considéré comme une puissance
militaire incapable de se battre efficacement contre Israël. Lorsque le Caire signe
la paix et abandonne son programme dissuasif lors des accords de camp David en
1979, Damas réduit ses relations diplomatiques et se saisit de l’occasion pour devenir le leader du monde arabe, le pays devenant de facto le principal ennemi d’Israël.
Au sud-est, la Jordanie, qui signe la paix avec Israël en 1994, est en mauvais termes
avec la Syrie, dont la cellule locale du parti Bass tentera d’y fomenter des coups
d’État. Ses forces militaires conventionnelles ne sont pas négligeables, mais elle
n’est pas intéressée par les ADM. Au nord enfin, la Turquie, qui accueille sur son sol
des forces américaines, dont des bombardiers nucléaires, est historiquement opposée à la Syrie, sur la question Kurdes et le partage des eaux fluviales notamment.
Toutefois, en 2003, la Turquie alliée d’Israël débute un rapprochement avec la Syrie
pour gérer les problèmes communs, entente remise en cause par la dernière affaire
de l’avion turc abattu par la DCA syrienne.
Washington entretient avec la Syrie des relations conjoncturelles, cherchant
parfois à l’éloigner de Moscou. Les États-Unis (EU) s’efforcent de ménager cet allié
de Moscou, parce que Damas demeure un intermédiaire de poids, apte à apporter
des réponses à quelques-unes des questions d’orient compliquées. Si Hafez El-Assad
renforce son alliance avec l’Union Soviétique en 1982, le rôle trouble de la Syrie au
Liban et l’envoie de 30 000 soldats combattre l’Irak en 1991 explique la politique
ambiguë de Washington à son égard. Au début de l’année 2000, le président Bachar
El Assad, succédant à son père Hafez, est présentée comme sensible aux revendications du printemps de Damas. Mais les espoirs s’étiolent rapidement. Bachar, bien
qu’ayant timidement ouvert son pays, reprend les impératifs stratégiques de son
père et reste soumis aux caciques du régime, à l’armée et au Moukhabarat.
I.2 Construire une infrastructure de recherche nucléaire sous l’égide de l’AIEA
Jusqu’à présent, l’Egypte devait, selon un accord tacite avec Moscou, développer une dissuasion nucléaire pour le monde arabe pro-soviétique. Damas amorce
un programme nucléaire avec retard, en 1969, à la suite de la décision de l’Egypte
de ralentir, puis geler le sien. À mesure que Sadate s’éloigne de l’URSS, Moscou se
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reporte sur la Syrie dans ce domaine en échange de la mise à disposition de la base
navale de Lattaquié6. Mais il lui faut construire des infrastructures civiles et former
des techniciens dont manque la Syrie. Aussi, afin d’obtenir une aide de l’AIEA, à laquelle elle adhère le 6 juin 1963, Damas ratifie le Traité de Non Prolifération (TNP)
le 5 mars 1970 (elle ne s’est pas à jour sur l’intégralité des protocoles annexes7). En
juin 1976, pour diversifier ses approvisionnements, Assad passe un accord nucléaire
avec la France en vue de la construction d’un réacteur expérimental8. Il est inauguré
avec la Syrian Arab Republic Atomic Energy Commission (AECS à Kafar Soussa,
Damas) en 1986 et soumis à l’inspection de l’AIEA. Le réacteur peut enrichir de
l’uranium, mais le territoire en manque9. L’aide soviétique est alors sollicité.
En couverture du programme civil, la Syrie ne se prive pas de se constituer
un arsenal balistique pour, à termes, vectoriser des têtes NRBC. L’Union soviétique y pourvoit en livrant des missiles de théâtre Frog dès la fin des années 1960,
des Scud-B et des SS-21, puis elle reçoit des Scud-C nord-coréens et iraniens. Les
Scud-B peuvent délivrer près d’une tonne de produits chimiques à 310 kilomètres,
de quoi couvrir tout l’État hébreu. Les premiers sont tirés contre Israël au cours de
la guerre du Kippour, mais à têtes conventionnelles. Il s’agit de prendre pour cible
les aérodromes militaires sans qui la puissance conventionnelle israélienne serait
compromise. En 1989, Pékin vend une vingtaine de missile M9 d’une portée de
800 kilomètres. Cependant, Damas est incapable, pour l’instant, de produire ses
propres missiles et surtout de miniaturiser des têtes NRBC.
Mais l’effondrement du Pacte de Varsovie affecte grandement la Syrie puisque
ce principal fournisseur réduit ses exportations. Dans les années 1990, contrairement aux scenarii apocalyptiques, l’heure est à la déprolifération: Afrique du Sud,
Brésil et Argentine, Asie Centrale, Irak, etc… Seul la Corée du Nord confirme la
règle par l’exception. Aussi, la Syrie décide de ne pas militariser son programme
civil, pour éviter de subir le même sort que l’Irak. En 1991, des négociations sur
un petit réacteur chinois débute, sous le contrôle de l’AIEA. Le Miniature Neutron
Source reactor, finalement acquis en 1998 à Marj as-Sultan, (Der Al-Hadjar Nuclear
Research Center à Damas)10 est une copie des installations canadiennes Slowpoke,
6. Jacques Attali, Verbatim I, p. 529.
7. Annexe 2.
8. Dominique Lorentz, Affaires Atomiques, Les Arènes, 2001, p. 378.
9. Israelvalley, 5 octobre 2007, « Un accord secret nucléaire aurait été signé entre Damas et
Moscou ».
10. Pour localiser les sites, se reporter à la carte de l’annexe 1.
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censé limiter les dérives militaires, car bridé à 30 kilowatts, même s’il fonctionne
avec de l’uranium hautement enrichi11. Néanmoins, le fait qu’il ait été vendu aussi
au Pakistan et à l’Iran, et qu’il soit aisé de le trafiquer, ne rassure pas Israël. De plus,
en secret, Ibrahim Othman, chef de l’AECS, contacte dès 1992 son homologue
nord-coréen, Chon Chibu, pour étudier la militarisation du programme. En 1993,
le Center for Nonproliferation Studies de Monterey révèle que la Namibie livre à
Damas de l’uranium. Enfin, en 1998, Israël informe qu’en plus de solliciter nombre
de pays en la matière, la Syrie aurait accueilli ceux des techniciens irakiens au chômage forcé. Pire: Israël estime que le Pakistan ferait de la Syrie un intermédiaire
pour exporter vers l’Iran12. Mais on soupçonne Israël et les néocons américains d’exagération en vue de légitimer une opération future, car tout semble à l’époque sous
contrôle. Ainsi, une usine pilote de purification d’acide phosphorique est érigée en
1997 à Homs avec l’appui du Programme des Nations Unies pour le Développement
et de l’AIEA.
Si les Israéliens s’inquiètent, c’est davantage à cause de l’impressionnant parc de
missiles syriens. Et l’initiative ne peut que répondre à des ambitions non-conventionnelles ambitieuses. Mais la Syrie se concentre sur l’importation de technologies
balistiques de partenaires désormais moins regardant que la Russie qu’elle modifie
in situ. De fin 1990 à 1992, la Corée du Nord y livre 250 Scud-C. En 1999, Jane’s
intelligence révèle que Damas conçoit avec Pyongyang une usine pour concevoir
trois Scud par an, testés à 15 km au sud d’Homs et de Cerin. L’infrastructure balistique principale reste la base d‘Alep avec 3 ou 4 brigades de 60 lanceurs mobiles. À
Hama, on conçoit le carburant, tandis qu’à Damas seraient fabriqués 30 Scud-C par
an. En foi de quoi, en octobre 2000, selon toute vraisemblance, la Syrie possède toujours 200 SS-21 (portée 100 km), 60 à 150 Scud-C (600 km) ainsi que 200 Scud-B,
répartis sur 26 sites. Un nouveau Scud-D est testé le 23 septembre d’une portée
de 700 km. Le commandant en chef de Tsahal précise en février 2000 que la Syrie
possède « plus de 800 missiles balistiques de toutes sortes »13, soit 26 lanceurs pour
3 à 400 Scud-B et C et des CSS-6 construit avec Pékin, Pyongyang et Téhéran.
11. The Atomic Energy Commission of Syria, février 2011, «Self-evaluation of the development
of the national nuclear infrastructure of Syria», Prof. I. Othman and Dr. H. Jouhara. 29 pages,
p. 9.
12. Bruno Tertrais, Le Marché noir de la Bombe, Buchet-Chastel, Paris, 2009, p.87.
13. Centre Canadien de Renseignement de Sécurité, 23 mars 2001, « Rapport N° 2000/09 :
Prolifération des missiles balistiques ».
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I.3 Privilégier le biochimique dans l’urgence: une technologie mal maîtrisée ?
De l’avis d’experts israéliens, la Syrie possède dans les années 1990 l’arsenal
chimique le plus important et le plus moderne de tout le Moyen-Orient. À l’origine, le pays dépend d’approvisionnements étrangers comme lorsque l’Égypte et
l’URSS, juste avant la guerre du Kippour, lui en fournissent en secret. Damas commence seulement à en concevoir dans les années 1980 sur les sites de Furqlus, Khan
Abu Shamat14, du Scientific Studies and Research Center de Damas, du Syrian Center
for Marine Research de Lattaquié et de Cerin. Le pays comprend que cette «dissuasion du pauvre» risquera moins de déclencher une action armée de ses ennemis.
Toutefois, Damas signe, sans la ratifier, la Convention sur les armes bactériologiques
et les toxines le 14 avril 197215. D’ailleurs, les EU s’en accommodent pour ne pas
empiéter comme en témoigne un rapport du Pentagone en novembre 1977 : « La
Syrie se livre à la mise au point d’armes bactériologiques. Elle dispose probablement
d’une infrastructure biotechnique adéquate à l’appui d’un programme de guerre bactériologique restreint, bien que les Syriens n’aient probablement pas amorcé de travaux
d’armement ou d’essais liés à la guerre bactériologique. Sans aide étrangère importante,
la Syrie ne pourra probablement pas procéder à la fabrication de quantités importantes
d’armes bactériologiques avant plusieurs années »16.
En 1984, la Syrie accélère la production de VX et de sarin grâce à des firmes
française (aide « pharmaceutique » jusqu’en 1986 et d‘une aide pour la « défense »
jusqu’en 1992), suisse, australienne (jusqu‘en 1991), italienne, britannique
(jusqu’en 1992), néerlandaise, autrichienne et ouest-allemande pour les vectoriser
sur des bombardiers Su-22, Su-24, Mig-23, dans des obus d’artillerie et concevoir des combinaisons de protection17. En 1989, le Département d’État américain
estime que l’arsenal syrien est plus important que celui de l’Irak. Seulement voilà,
face au déclin soviétique, Damas s’est rapprochée des EU. Aussi l’ancien directeur
de la CIA, William Webster affirme devant le Congrès que le programme syrien est
« quite closely held ». En 1990, l’intelligence assessment s’inquiète tout de même de
14. The CBW Conventions Bulletin (CBWCB), n°38, décembre 1997, p.21
15. Rapport général, Assemblée parlementaire OTAN, Défense des démocraties : défense du
territoire, non-prolifération et sécurité euro-atlantique, novembre 2004, rapporteur Pierre
Lellouche.
16. Service canadien de renseignement de sécurité, rapport n° 2000/05, « La prolifération des
armes bactériologiques », 9 juin 2000.
17. Service canadien de renseignement de sécurité, op.cit.
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la militarisation de 500 kilos d’anthrax, de choléra et de toxine botulinique pour
Scud-B et C18.
Par ailleurs, face à la déprolifération nucléaire des années 1990, la Syrie privilégie en compensation le biochimique. Ainsi, en avril 1993, en pleine négociation sur
la convention sur les armes chimiques (CAC), elle est prise en flagrant délit de collaboration balistique avec la Chine pour transporter des charges biochimiques. Si
le SVR russe soutient qu’il n’existe aucune information fiable prouvant l’existence
d’armes bactériologiques offensives à cause du manque de savoir-faire local (afin
de dissimuler l’aide russe), le service reconnaît que 100 à 200 Scud-B et 60 Scud-C
et D seraient équipés de têtes chimiques. En 1995, le général Anatoly Kuntsevich,
supervisant le désarmement chimique de la Russie, est démissionné en raison des
suspicions pesant sur son éventuelle collaboration avec Damas autour du VX33
avec l’aide du responsable du département chimique, le général Pikalov19. En avril
1997, alors que la Syrie, refuse de signer la CAC, le quotidien Haaretz prétend que
120 missiles chimiques aurait été vendus par la Russie20, ce qui fait dire au ministre
des Affaires Étrangères israélien, David Levy, qu’il n’exclue pas de répliquer par la
menace nucléaire.
Mais la Syrie maîtrise t-elle vraiment sa technologie? Le 7 août 1997, l’armée
déploie des armes chimiques lors de manœuvres dissuasives près du Golan. La mauvaise maîtrise du matériel cause la mort accidentelle de trois soldats21. Dix ans plus
tard, le 26 juillet, une explosion de gaz moutarde survenue lors d’un exercice, tue
15 soldats, dont plusieurs ressortissants iraniens. En novembre 1997, l’US Arms
Control and Disarmament Agency accuse le pays de menacer Israël avec 150 Scud
et des milliers d’obus à têtes biochimiques22. En mai 1998 des Scud-C au VX sont
testés. Le ministre syrien de la Défense, Mustapha Talas, s’en explique en 2000,
déclarant qu’Israël possède des armes biochimiques, ce qui légitime le programme
syrien et des autres pays de la région23. Début 2000, Damas produit quelques trente
18. Carnegie Endowment for International Peace, 2006, « Chemical and Biological Weapons in
the Middle East».
19. Center for Strategic and International Studies, octobre 2000, « Syria and WMD », Anthony
H. Cordesman
20. Haaretz, 4 avril 1997, « 120 missiles syriens postés sur le frontière près du Golan seraient
opérationnels».
21. CBWCB, n°38, décembre 1997, p. 21.
22. Canadian security intelligence service, rapport de juin 2000, “Biological weapons
prolifération ».
23. AFP, 6 décembre 1997. Canada aerospace & Defense Weekly, 2000.
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charges biochimiques par an24, à partir du travail de 26 sites25. C’est de l’un d’eux,
à Alep, que le 1er juin, un Scud-B chargé de têtes chimiques est testé avec succès
depuis Alep, et chute près de la frontière israélienne après un vol de 300 km, mais la
précision est très aléatoire. On ne sait qui commande l’unité spéciale en armement
biochimique, peut-être la garde prétorienne, dirigé par le frère cadet du président,
Maher.
2. De la guerre contre le terrorisme au « printemps arabes » :
une déproliferation par la force
2.1 Des inquiétudes proliférantes sur le « chemin de Damas » :
le biochimique comme couverture du programme nucléaire
Après l’arrivée au pouvoir de l’administration Bush, la Syrie redevient un État
paria, sans appartenir ni à la liste des Rogue States (pays accusés de développer des
ADM et de soutenir le terrorisme), ni à celle des States of concern ni à l’axe du mal
ni à celle des postes avancés de la tyrannie. À l’inverse, l’administration Obama le
range dans la catégorie des pays soutenant le terrorisme, alors que curieusement, les
relations entre Damas et Washington vont un temps s’améliorer. En mars 2003,
l’Irak est occupée par la coalition. Mais l’invasion de la Syrie, présentée comme
imminente par plusieurs spécialistes, n’aura jamais lieu. Mais l’adoption par l’ONU
de la résolution 1559 en septembre 2004 exigeant un retrait syrien du Liban, puis
l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafik Hariri, le « 11 septembre libanais26 », (résolution 1595 et 1757 de mai 2007) exacerbent les mauvaises relations27.
Cependant, Damas n’est pas une menace obsessionnelle, comme l’Irak, pour les
Américains. D’ailleurs, dès 2006 au moins, plusieurs prisons secrètes de la CIA sont
aménagées sur le sol syrien, en échange de l’assouplissement de l’embargo. Au final,
avec une économie sinistrée, le budget de la défense qui s’élevait à 2,9 milliards de
dollars en 1999, s’effondre à 1,8 milliards de dollars avant la guerre civile28.
Au fur et à mesure que les Républicains deviennent minoritaires au Congrès en
novembre 2006, la Syrie brise peu à peu son isolement, surtout depuis la visite de la
24. Joseph Morgenstern, Israel high-tech et investissement report, juillet 2002 Vol. 18, n° 7,
p. 4.
25. Carnegie Endowment for International Peace, 2006, « Chemical and Biological Weapons in
the Middle East».
26. Cercle Kulthure, 2 janvier 2006, « Le 11 septembre libanais ».
27. Antoine Sfeir, Vers l’Orient compliqué, Grasset, Paris, 2007, 192 pages, p. 176.
28. Pascal Boniface, L’année stratégique, Dalloz, 20011, p. 314.
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présidente de la Chambre des représentants américains, la démocrate Nancy Pelosi,
à Damas en avril 2007. La Syrie revient peu à peu dans le concert des Nations
comme éphémère allié de l’occident contre le terrorisme (comme d’ailleurs la
Libye). Pour preuve, dès son arrivée à la Maison Blanche, sans doute pour ne pas
fâcher Israël, Obama reconduit les sanctions de 2004, en précisant toutefois : « La
Syrie, […] qui a fait des progrès, […] continue de soutenir des organisations terroristes
et de chercher à détenir des ADM et des missiles et constitue toujours une menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale, la politique étrangère et l’économie
des EU »29. Les rapports restent méfiants, car le retour de la Russie dans la région inquiète. À l’automne 2007, une flotte russe opère des manœuvres en Méditerranée,
au large de Lattaquié, reloué par les Russes qui y déchargent du matériel sensible.
En 2008, Bachar el Assad assiste au 14 juillet à Paris dans le cadre des négociations
sur le projet d’Union pour la Méditerranée et de promotion du nucléaire civile. Les
ADM syriennes ne sont plus vraiment sujet de préoccupation. Le grand patron de
la DCRI accueille même son homologue le général Ali Mamelouk, en novembre
2008, pour lutter contre les terroristes30.
Pourtant, ce retour en grâce dissimule apparemment un double jeu syrien, la
poursuite d’une prolifération mesurée. Tel-Aviv se rend compte que la Syrie reprend
de l’ascendant dans la région après le retrait israélien du sud-Liban en 2000, y
compris par les ADM. En 2002, l’administration Bush accuse la Syrie de se perfectionner en anthrax, choléra, toxines botuliniques, peste, variole et ricin, grâce
aux Russes31. Aussi, Israël se prépare à intervenir contre les infrastructures biochimiques de son voisin et prépare depuis 17 ans, l’armée et la population à des chutes
de missiles biochimiques provenant d’Iran et de Syrie comme lors de l’exercice
Juniper Cobra durant l’été 2009. En effet, il est prévu qu’en cas de crise, la Syrie
ne déploiera pas son armée conventionnelle mais uniquement des missiles biochimiques et conventionnels, stratégie qui sera en partie effective durant la deuxième
guerre du Liban.
Aussi, Israël projette déjà des frappes contre les infrastructures NBC syriennes.
Mais il faut pour cela neutraliser les stations radars et la DCA, pas seulement en
Syrie, mais au Liban. De juillet 2001 à juin 2006, des radars sont détruits dans la
29. Le Figaro, 4 mai 2010, « USA:sanctions contre Damas renouvelées ».
30. Le Canard Enchaîné, 10 décembre 2008, « Sarko sous-alimenté chaque jour en information
terroristes ».
31. Committee on foreign relations United States Senate. « Reducing the threat of chemical and
biological Weapons », 107ème seconde session du Congrès, 19 mars 2002.
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plaine de la Bekaa et à la frontière syrienne par Tsahal. À la mi 2003, Ariel Sharon
accuse Damas de s’être servi dans les arsenaux irakiens, lors d’une opération supervisée par la sœur de Bachar, Bushra El-Assad, et son mari le général Assaf Chawkat,
n° 2 du Mukhabarat. Assad s’en explique : « nous sommes un pays constamment
exposé aux agressions israéliennes. […] Il n’est pas difficile d’obtenir des armes
chimiques dans le monde et nous pouvons les obtenir en temps voulu »32. C’est
pourquoi dans le rapport 2005, le Pentagone juge que la Syrie élabore une capacité
bactériologique à caractère offensif, ce qui constituerait une violation de la CAB,
si la Syrie était un État partie. En conséquence, par l’U.S. Executive Order 13382,
Washington promulgue en novembre 2005 l’Iran and Syria Nonproliferation Act
interdisant toute exportation de matériel et de matériaux à double usage33.
Mais cette mesure n’est pas aussi contraignante que le retrait syrien du Liban
en 2005. Pour Tel-Aviv, sans la ponction économique syrienne au Liban (trafic
en tout genre), le perfectionnement des ADM syriennes est compromis. Isolée, la
Syrie perfectionne sa technologie balistique34 autour de la technologie Nodong, plus
ambitieuse, avec le Hezbollah, la Corée du Nord, le Hamas et l’Iran. Mais le State
Departement, en 2006, estime que la capacité intercontinentale de la Syrie ne sera
pas atteinte avant au moins 201535. Le missile le plus performant le M-600, sous
sa forme locale (Fateh-110), n’a qu’une portée de 250 kms. Le 19 septembre 2007,
l’US Congressional Research Service trouve un compromis : « La Syrie a acquis un arsenal d’armes chimiques et des missiles sol-sol, aurait effectué des travaux de recherche dans
le développement d’armes biologiques […] mais la Syrie a cherché à mettre en place des
armes chimiques et ses capacités en matière de missiles comme une ‹force d’égalisation’
pour lutter contre les capacités nucléaires d’Israël […]. La Syrie est signalée comme ayant
trois installations de production d’armes chimiques, mais reste dépendante des sources
extérieures […]. Peu d’informations sont disponibles sur le programme biologique »36.
Israël ne s’en contente pas mais ne peut pour l’instant agir, car craignant à
juste titre les systèmes antiaériens achetés à la Russie. Or, en février 2007, Zeev
Schiff, spécialiste militaire s’inquiète du renforcement « spectaculaire » de l’armée
32. Daily Telegraph, 6 janvier 2004,
33. U.S. Department of State, juillet 2010, “Adhérence to and compliance with arms control,
nonproliferation and disarmement agreement and commitments”, 101 pages, page 24.
34. Israelinfos.net, 11 juillet 2007.
35. US Department of State, Performance and Accountability Report, Fiscal Year 2006,
388 pages, p. 110.
36. CBWCB, n° 78, février 2008, p. 36.
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syrienne, grâce au soutien iranien37. Le Premier ministre syrien Mohammad Naji
Otri confirme l’axe balistique entre la Syrie, le Hezbollah, le Hamas et l’Iran. Le
17 février 2009, Jane’s Intelligence Review montre que le site chimique d’Al Safir est
toujours actif et que Dair Alzour, détruit accueille un laboratoire bactériologique38.
Côté atomique, comme en témoigne le rapport de l’US Congressional Research
Service de 2007 : « Il y a eu peu de preuves de l’intention de la Syrie à acquérir des armes
nucléaires »39. Officiellement, pour Washington, Damas ne suscite pas, sur ce sujet,
beaucoup d’inquiétudes. Et pourtant, les Syriens vont surprendre la communauté
internationale sur ce dossier. Après l’élimination de l’Irak, Damas se rapproche de
Téhéran sur les dossiers kurdes et israéliens, mais également pour mutualiser leurs
programmes d’ADM à partir de février 2004. De plus, les deux pays scellent en plus
une alliance sur ce principe: l’Iran modernise l’armée syrienne, lui offre sa profondeur stratégique, lui prête assistance en cas d’agression40. En juin 2004, l’inspection
de l’AIEA cible déjà le site de Homs comme traitant du yellowcake. Mais l’atome
crochu principal se matérialise autour d’un autre site atomique: Dair Alzour. C’est
en janvier 2000 que débute sa construction avec la Corée du Nord, la Chine et la
Russie, confirmée par les visites du ministre de la Défense russe Sergei Ivanov et le
secrétaire Vladimir Rushailo, le 23 mai 200141. Ce réacteur à graphite -gaz situé à
150 km de la frontière irakienne, est constitué d’un sarcophage cubique camouflé
de 21 mètres de côté42, et refroidit avec l’eau de l’Euphrate. De plus, Israël et les EU,
soupçonne Damas de collaboration atomique avec Al-Qaida. El-Assad reconnaîtra
après avoir reçu une proposition du père de la bombe pakistanaise Abdul Kader
Khan en 2001 : « Nous ne savions pas si la lettre était authentique, ou si c’était un faux
concocté par les Israéliens qui voulaient nous faire tomber dans un piège. […] Quoi
qu’il en soit, nous avons décliné l’offre. […] Nous n’avions que faire d’armes nucléaires
ou d’un réacteur nucléaire »43. D’ailleurs, il serait douteux que Damas réserve son
nucléaire pour repousser une attaque israélienne, au risque de représailles similaires.
37. Le Figaro, 30 avril 2010, « Israël/Syrie: si attaque, l’Iran ripostera ».
38. CBWCB, n° 85, octobre 2009, p. 22.
39. CBWCB, n° 78, février 2008, p. 36.
40. Bruno Tertrais, op.cit.,p. 136.
41. Le Monde, 18 juin 2008, « Une filière nucléaire secrète nord-coréenne en Syrie ».
42. Jeune Afrique, du 30 septembre au 6 octobre 2007, « Un raid off the record ». François,
Soudan.
43. Bruno Tertrais, Ibid.
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2.2 L’affaire AL Kibar : une doctrine Begin réussie
sur de fausses informations ?
La passivité des services secrets occidentaux n’est qu’apparente. En réalité, la Syrie
est d’autant sous surveillance qu’il s’agit de mesurer l’importance des ramifications
de ses réseaux scientifiques. Dès le printemps 2004 la NSA informe l’unité 8200 du
Mossad du nombre anormalement élevé d’appels téléphoniques entre Pyongyang et
Dair Alzour. En juillet 2006, le patron du Mossad présente au conseiller américain
à la Sécurité, Stephen Hadley, un dossier sur le complexe nucléaire afin d’inciter
Washington à lancer une attaque depuis l’Irak ou la Turquie. Face aux réticences
américaines et turques, Israël propose un raid aérien. Condoleezza Rice obtient
que l’opération soit repoussée sine die, après que la CIA, peu enclin à agir sur seule
incitation pressante du Mossad, en pleine réhabilitation de la Syrie, ait demandé
d’ultimes vérifications sur cet éventuel entrepôt de matière fissile44.
Fin 2006 à Londres, le Mossad parvient à espionner le portable d’un haut responsable syrien45. En février 2007, la CIA auditionne l’iranien Ali-Reza Asgari, ancien ministre adjoint à la défense au milieu des années 1990. Il confirme l’existence
depuis 2005 d’un accord nucléaire entre l’Iran, Chon Chibu, expert nord-coréen
et Ibrahim Othman (AECS). L’Iran paye à la Corée du Nord 1 milliard de dollars
pour qu’elle installe de la technologie nucléaire en Syrie, en plus du Projet 111,
destiné à équiper des missiles iraniens avec des ogives nucléaires miniaturisées. Dair
Alzour devait être une copie de sauvegarde d’Arak [en Iran] dans le cas ou le réacteur serait défaillant ou bombardé. Une sorte de prolifération mutualisée. Sur ces
informations, des commandos héliportés, des satellites et des avions de reconnaissance israéliens quadrillent Dair Alzour pour recueillir des échantillons radioactifs.
Le 3 septembre 2007, un autre cargo, l’Al-Ahmad décharge à Tartous de l’uranium
nord-coréen. Olmert décide alors de lancer l’opération Orchar. Préalablement, le
commando d’élite Sayeret Matkal et une unité du Shaldag désignent les cibles au
laser. Le 6 septembre 10 chasseurs F-15 Raam décollent de la base aérienne de
Ramat David, près d’Haïfa et bombardent leur cible. Le raid est l’un des exemples
réussis de la doctrine Begin, celle consistant à détruire toutes installations de recherche en armement NBC d’un État pouvant menacer Israël dans la région, et
brillamment matérialisé contre l’Irak en 1981.
44. Israelvalley, 7 octobre 2007, « Pendant longtemps les USA et Israël n’étaient pas d’accord sur
l’attaque aérienne en Syrie ».
45. Der Spiegel, 11 février 2009, « The Story of ‘Operation Orchard: How Israel Destroyed
Syria’s Al Kibar Nuclear Reactor».
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Mais les circonstances et les objectifs du raid ne sont pas clairs. Selon le
Washington Post : « Il est difficile de croire que la Syrie, avec l’aide de la Corée du
Nord, soit assez stupide pour croire qu’elle peut construire, impunément, un réacteur
nucléaire. Il est donc plus logique de penser que c’est Israël qui a tort dans cette affaire,
et qu’il a basé son raid sur de fausses informations »46. Pour Martin Van Creveld, il
s’agissait plutôt de savoir si les dernières armes antiaériennes livrées à la Syrie étaient
performantes, puisque l’Iran possède les mêmes protégeant ses sites stratégiques47.
La frappe était juste destinée à démontrer qu’après la semi défaite au Liban en
2006, Israël garde l’initiative. Autrement dit, l’opération aurait été comme une
répétition d’un raid contre l’Iran, Israël signifiant à Washington qu’en cas de refus
de contraindre Téhéran, il serait obligé de passer à l’acte sans l’aval du Pentagone.
Avant même qu’une commission d’enquête internationale ne soit décrétée, les
Syriens entreprennent de faire disparaître toutes les traces de ruines. Damas ne demande pas de condamnations, ne réplique pas militairement, gêné d’avoir trompé
la confiance de l’AIEA. L’opacité entretenue par le régime baasiste n’est peut-être
pas destinée à masquer ces propres intentions, mais bien celles de ces partenaires
nord-coréens et iraniens, ces derniers ayant peut-être profité du retour en grâce de
la Syrie début 2007. De plus, l’Iran, et de la Corée du Nord s’abstiennent de porter
assistance à leur allié48. Damas ne peut faire qu’amende honorable en échange de
l’abandon des rétorsions à son égard. Le président Assad ne livre la version officielle
qu’en janvier 2008 : « Je puis vous assurer qu’il ne s’agissait pas d’une infrastructure
nucléaire. […] Nous n’avons pas voulu fournir à Israël un prétexte pour déclencher
une nouvelle guerre »49. Les particules d’uranium proviendrait selon lui des missiles
israéliens à uranium appauvri.
Face à cette agression, le malaise saisit la communauté internationale, à
commencer par les EU. Le 15 septembre, un expert présente le site comme « une
installation de recherche agronomique que les Syriens auraient utilisé pour extraire
de l’uranium à partir de phosphates »50. Il n’y aurait donc rien de militaire. Mais les
experts américains du l’Institute for Science and International Security confirme que
le complexe a une structure similaire à celle des centrales nucléaires nord-coréennes.
Selon le Pentagone, « Le fait que les Syriens aient si rapidement et totalement
46. Washinton Post, 23 octobre 2007.
47. Le Monde, 1er novembre 2007, « Faut-il bombarder l’Iran ? », Martin Van Creveld.
48. Israel Magazine, 28 janvier 2008, « Assad attend le moment opportun », Ehud Yaari.
49. Jeune Afrique, du 6 au 12 janvier 2008, « Syrie : Assad n’a ‘pas d’ambitions nucléaires’ ».
p. 21.
50. L’Orient, 24 septembre 2007.
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gommé ces installations montre à quel point ils avaient intérêt à en effacer toute
trace»51. Mais le 16 septembre, Michael Hayden, patron de la CIA, révèle alors que
les documents collectés par le Mossad sur l’ordinateur syrien de Londres, prouve
que le site aurait permis la construction de deux bombes par an. En foi de quoi, en
avril 2008, à la Maison Blanche présente au Congrès les preuves accablant la Syrie52.
Une partie de la vérité semble transpirer dans les Mémoires de GW Bush fin 2010 :
Olmert lui aurait demandé la permission de bombarder le site ce que Bush aurait
refusé53. Cette information est confirmée par un expert militaire franco-israélien,
rencontré par l’auteur : Israël a agit sans l’aval des EU54.
Si l’attaque israélienne n’est pas, contrairement à Osirak en 1981, condamnée
par l’ONU, à l’inverse, la réaction de l’AIEA, la première concernée, surprend.
Elle refuse d’être catégorique sur la finalité du réacteur détruit. L’agence de Vienne
ne tolère pas qu’Israël ait agit à son insu, sans son autorisation, et sur la base de
données contestables. Certes, l’agence a toujours été contesté pour avoir découvert
sur le tard les programmes atomiques dit ‹clandestins’ de quelques pays en raison
de manque d’investigations sérieuses. Aussi, l’agence tente d’apaiser la crise, après
une inspection en juin 2008 affirmant : « avoir relevé la présence de ‘particules d’uranium naturel anthropogène’, un type d’uranium que l’on ne trouve pas dans ce genre de
site »55. L’AIEA reconnaît Dair Alzour comme ayant abrité probablement un réacteur nucléaire, consent que les particules retrouvées aux alentours des ruines sont de
même nature qu’autour du MNSR. Mais elle accorde à la Syrie le bénéfice du doute
sur les finalités dudit réacteur. Damas ne se saisit pas de cette occasion, et explique
son refus des inspections par le fait que le site n’était qu’une base militaire56 au
même titre que les autres sites suspects et que donc, Damas peut légalement refuser
leur accès. L’AIEA conteste cette interprétation du TNP, mais n’obtiendra jamais
les informations demandées.
Toutefois, il convient de distinguer le discours de l’AIEA, officiel, et celui de
son secrétaire général Mohamed El Baradei, officieux. Ce dernier, fâché de longue
date avec les Américains et les Israéliens après l’affaire irakienne en 2003, annonce
cinglant : « Ce qu’on fait les Israéliens constitue une violation du droit international. Si
51. Israelinfos.com. 25 octobre 2007, « Plus de nucléaire syrien? »
52. Bruno Tertrais, Le marché noir de la bombe, Paris, Buchet Castel, 2009, 260 pages, p. 133.
53. George W. Bush, Decision Points, Crown Publishers, 2010, 497 pages.
54. Entretien réalisé par l’auteur, à Toulouse, le 12 juillet 2012.
55. Le Monde, 6 juin 2009, « L’AIEA ne relève aucun progrès dans les dossiers iranien et syrien ».
56. The Guardian, 28 avril 2008, «US claims North Korea helped build Syria reactor plant»
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les Israéliens et les Américains avaient des informations sur une installation nucléaire
clandestine, ils auraient dû nous aviser immédiatement»57. Le 17 juin 2008, Baradei
persiste en estimant que la Syrie n’avait pas « les ressources humaines qui lui permettraient de mener un programme nucléaire d’envergure »58. Par la suite, après
son inspection de juin sur le site, l’AIEA prélève des poussières radioactives révélant
« un nombre significatif de particules d’uranium naturel anthropiques d’un type non
inclus dans les stocks déclarés de la Syrie de matières nucléaires ». Pour signifier que
la Syrie n’est pas punie, El Baradei, juste avant la fin de son mandat, autorise le
26 novembre 2008 la Syrie à recevoir de l’étranger une aide nucléaire civile après
avoir affirmé que la présence d’uranium ne signifie pas que le site ait été un jour
un réacteur nucléaire. En juin 2009, l’AIEA exige néanmoins que Damas lui permettent l’inspection de trois autres complexes stratégiques : Damas, Homs et Dair
Alzour59, mais sans mesure coercitif. Israël n’en a cure et poursuit l’assassinat d’ingénieurs atomistes syriens. Israël fait alors assassiner, le 1er août 2008, près de Tartous
le général Mohammed Suleiman, accusé d’avoir importé des armes chimiques irakiennes60.
En décembre 2009, Yuki Amano, qui lui succède reste mesuré sur cet épineux
dossier. Le 6 mais 2010, pendant que Bassam Sabagh, représentant syrien à l’AIEA,
discute de la réforme du TNP, l’agence note : « Les particules d’uranium d’origine
anthropique d’un type non inclus dans l’inventaire déclaré de la Syrie ont été trouvés
dans le RSNM en 2008 et en 2009. […] La Syrie a expliqué que les particules anthropiques avaient pour origine les activités non déclarées effectuées par la RSNM, liées à
la préparation de plusieurs dizaines de grammes de nitrate d’uranyle en utilisant du
yellowcake produit à Homs »61. Si le yellowcake, cet uranium peu traité, est employé
dans la préparation de combustible à destination des réacteurs civils, le fait qu’il
puisse être enrichi a posteriori entretien encore la confusion. Aussi, le 3 septembre
2010, l’AIEA demande à la AECS des informations sur la quantité et le type de
matières nucléaires utilisées des précisions sur les activités d’irradiation du RSNM,
inspecté en novembre 2009 et mars 2010, sur les procédés utilisés, ainsi qu’un rapport détaillé des mouvements au Département de gestion des déchets de l’AECS,
57. Der Spiegel, 11 février 2009, « The Story of ‘Operation Orchard: How Israel Destroyed
Syria’s Al Kibar Nuclear Reactor».
58. Le Monde, 18 juin 2008, « Une filière nucléaire secrète nord-coréenne en Syrie ».
59. AIEA, Safeguards and Verification, Safeguards Statement for 2008 and Background to the
Safeguards Statement, paragraphe 36 à 41.
60. CBWCB, n° 81, mars 2009, p.3.
61. AIEA, Board of Governors GOV/2010/63, 23 novembre 2010, op.cit, p.3.
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et une explication sur les grandes quantités d’eau pompées à des fins de refroidissement à Dair Alzour.
En réponse à une requête de l’AIEA, l’AECS botte en touche le 28 octobre 2010,
en expliquant que le site de Homs n’est pas soumis à inspections (en contradiction
avec les informations supra). Le 9 février 2011, Damas accepte le principe d’ouvrir
les portes de Homs, mais reste évasif sur la date d’une visite, alors que l’AIEA propose une nouvelle rencontre le 27 février. En avril 2011 était finalement prévue une
ultime visite, décalée sine die par Damas, mais promise une fois la paix intérieure
rétablie. En jeu, la ratification par la Syrie du protocole additionnel sur les inspections (Code 3.1 of the Subsidiary Arrangements to its Safeguards Agreement). À mesure
que Damas est discréditée par les violences internes au pays, l’AIEA éprouve moins
de scrupules à enfreindre la bienséance diplomatique. Dans un dernier rapport,
le plus complet depuis 40 ans, Dair Alzour est enfin décrit comme identique au
réacteur nord-coréen de 25 mgw de Yongbyon et que Damas aurait du le déclarer
« conformément aux articles 42 et 43 de son accord de garanties et à la rubrique 3.1
de la partie générale des arrangements subsidiaires à cet accord »62. L’agence refuse
la thèse syrienne présentant le réacteur comme un site de fabrication de missiles,
mais n’affirme aucunement qu’il pourrait servir à élaborer des armes nucléaires.
Cela explique le vote mitigé du conseil de sécurité des Nations Unies condamnant
le programme syrien, à 5 voix contre 17 abstentions.
Conclusion sur un danger surévalué
Depuis des décennies, le potentiel nucléaire syrien est constamment exagéré.
Embryonnaire, il est aujourd’hui encore moins un danger, qu’avant le raid israélien de 2007. Selon Tertrais, le pays ne dispose ni d’installation de retraitement,
ni de fabrication de barres de combustible63. Le fait que les villes de Homs, Dair
Alzour soient aujourd’hui foyers de révolte, ne permet certainement pas à Damas
de poursuivre en toute quiétude ses recherches. Damas peut il est vrai profiter de la
confusion pour les détruire ou les déménager, évitant ainsi de nouveaux contrôle de
l’AIEA dans le sillage des avancées de la rébellion.
Reste l’arsenal biochimique, bien réel celui-là, quoique sans doute moins dangereux que présumée, à cause d’une mauvaise maîtrise nationale et de manque
62. AIEA, Conseil des gouverneurs GOV/2011/30, 24 mai 2011, « Mise en oeuvre de l’accord
de garanties TNP en République arabe syrienne », Rapport du Directeur général, 9 pages, p. 5.
63. Bruno Tertrais, op.cit, p. 136.
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d’aide extérieure. aussi, lorsque le 23 juillet, le propre porte-parole du ministère des
Affaires étrangères Jihad Makdessi précise, en respectant une certaine opacité « Le
ministère souhaite réaffirmer la position de la Syrie selon laquelle les armes chimiques
ou bactériologiques n’ont pas été utilisées et ne le seront jamais lors de la crise (...) et
que ces armes, si elles existent, il est naturel qu’elles soient stockées et sécurisées »64, les
experts ne savent s’il s’agit d’avertissement réel pour que l’occident cesse de soutenir
la rébellion, ou de simple fanfaronnade. Pour en être réduit à évoquer cette dernière
alternative, Damas se trouve réellement le dos au mur, comme lorsqu’en décembre
1990, Saddam Hussein menaçait du feu nucléaire la coalition.
La solidité du régime bassiste face à une contestation armée de plus de 18
mois, témoigne de l’homogénéité d’une nation pluriethnique et pluriconfessionnelle.
Soutenue par la Russie, l’Iran, Chine et Venezuela, l’armée syrienne soutenue par
les milices chabbiha se révèle d’une autre trempe que celle de ces voisins, et capable
d’atrocités pour protéger cet État policier. C’est pourquoi, a l’inverse de la Tunisie et
de la Libye, dépourvue d’ADM, le cas syrien, associé aux armes chimiques, devrait
être étudié avec plus de circonspection. En octobre 2011, l’implosion de la Libye
généra le pillage, par les rebelles, des arsenaux militaires, avec la conséquence que l’on
connaît au Sahara notamment. Bien que cela ne soit pas automatique, il est possible
que quelques stocks syriens d’armes chimiques, puissent échoir à la rébellion, ou
pire, au Hamas et au Hezbollah, que soutient la Syrie. Telle est l’inquiétude du
ministre de la défense israélienne le 18 juillet qui cependant exagère ce danger :
« La Syrie possède le plus grand arsenal d’armes chimiques au monde »65, oubliant
par exemple la Russie et les États-Unis. Le 20 juillet, il promet même une sorte
d’Orchar bis pour éviter ce scénario. Pour l’instant, le danger évoqué par certains
spécialistes, de transfert d’ADM syriennes vers le Hamas et le Hezbollah, milices
soutenus par Damas au Liban et à Gaza, dans une stratégie de contournement, ne
s’est pas, pour l’instant, matérialisé.
64. Le Monde, 23 juillet 2012, « La Syrie brandit la menace des armes chimiques en cas
d’“agression” des Occidentaux ».
65. Le Monde, 21 juillet 2012, « Les stocks syriens d’armes chimiques sous surveillance ».
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