Du possible emploi d`armes chimiques par l`armée
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Du possible emploi d`armes chimiques par l`armée
Dr. Jan van Aken Membre du Bundestag allemand Platz der Republik 1 D-11011 Berlin Courriel : [email protected] Berlin, le 30 novembre 2011 Du possible emploi d’armes chimiques par l’armée turque De nouveaux soupçons pèsent actuellement sur l’armée turque qui aurait utilisé des armes chimiques pour combattre le PKK kurde. Les 22, 23 et 24 octobre 2011, 36 combattants du PKK ont été tués lors d’une opération militaire turque dans la région de Kazan Vadesi (Çukurca, province de Hakkari). Une survivante ainsi que des habitants font notamment état de l’utilisation d’agents chimiques. En tout état de cause, les comptes rendus relatifs à l’utilisation présumée d’armes chimiques doivent être considérés avec une certaine prudence, en particulier lorsqu’ils émanent de l’une des parties à une confrontation militaire. Dans presque tout conflit armé, il est fréquent que les deux camps, à des fins de propagande, s’accusent mutuellement de recourir à des armes prohibées. Accusations qui en général ne trouvent pas confirmation. Dans le présent cas, il existe toutefois de très bonnes raisons qui plaident instamment en faveur de l’intervention d’une commission d’enquête internationale indépendante. En effet, il est un fait avéré que les militaires turcs ont utilisé en 1999 des armes chimiques prohibées, qu’ils se sont entraînés à leur maniement et que par le passé l’état-major de l’armée turque a donné des ordres en ce sens. Par ailleurs, il est attesté que la Turquie, encore récemment (en 2010), a entreposé des armes chimiques prohibées et les a proposées à la vente. La destruction de ces armes n’est pas documentée. 1. Utilisation de gaz CS en 1999 Le 11 mai 1999, dans une grotte proche de Ballikaya, au sud-est de Sirnak, 20 combattantes et combattants du PKK ont été tués lors d’un accrochage avec l’armée turque. Les éclats d’une grenade retrouvée sur les lieux ont été remis par le Croissant rouge à un journaliste de la télévision allemande. Une analyse effectuée par l’Institut de médecine légale de l’Université de Munich a mis en évidence des traces indéniables de gaz CS sur ces éclats. Selon les dires du 1 Dr. Jan van Aken Membre du Bundestag allemand magazine « Kennzeichen D » de la télévision allemande, les grenades de type RP707 ont été produites par les entreprises allemandes Buck & Depyfag et livrées à la Turquie depuis 1995. Au demeurant, l’emploi de ce gaz est documenté sur une vidéo.1 On y entend un soldat dire par radio : « La grenade au gaz utilisée à l’intérieur risque d’empoisonner nos soldats. » Et encore : « Nous avons certes attendu une journée, mais les effets du gaz persistent. »2 Après leur intervention, les soldats apparaissant sur la vidéo pénètrent sans combinaison de protection dans la grotte et sur le terrain au devant.3 Cela semble indiquer qu’il s’agissait de lacrymogènes et non pas d’un gaz innervant mortifère. Le gaz CS est un lacrymogène qui peut être mortel à de fortes concentrations, en particulier dans des espaces clos. Aux termes de la Convention sur l'interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l'emploi des armes chimiques et sur leur destruction (CAC), les gaz lacrymogènes peuvent certes être utilisés lors de manifestations, mais non pas dans des conflits armés. Nous sommes donc en présence d’une violation, attestée sur le plan médico-légal, de la Convention sur les armes chimiques ratifiée par la Turquie en 1997. 2. Production de munitions militaires CS en Turquie En 2010, l’Université de Bradford (Angleterre) a présenté un rapport selon lequel le groupe public turc et fabricant d’armes Makina ve Kimya Endustrisi Kurumu (MKEK) produit et commercialise à l’international des grenades CS de calibre 120mm (cf. Reproduction 1).4 La grenade de type « MKE MOD 251 » a un poids supérieur à 17 kg et une portée dépassant 8 km. Elle est donc totalement inadaptée à une utilisation contre des manifestations et ne convient 1 Cf. http://www.youtube.com/watch?v=sDR_6YcUC_E. Une version sous-titrée en allemand figure à l’adresse http://www.youtube.com/watch?v=oansyFqx3e8. 2 Version originale en turc : «…askerlerimiz su anda zehirlenme tehlikesiyle karsi karsiyalar. Ama yine de canavarca, kahramanca giriyorlar…. » (5:28 / 5:36 dans les vidéos turque et allemande respectives), puis « Bir gün ara vermenize ragmen gaz hala etkisini sürdürüyor. » (5:22 et 6:12 dans les vidéos turque et allemande respectives). 3 Voir la version de la vidéo sous-titrée en allemand, par exemple aux minutes 5:47, 6:04 ou 6:18. 4 The Production and Promotion of 120mm munitions containing CS: A Briefing Note for CWC States Parties attending CSP-15 29th November 2010. Publication de l’Université de Bradford, de l’Institute for Security Studies et de l’Omega Research Foundation. 2 Dr. Jan van Aken Membre du Bundestag allemand qu’à des fins exclusivement militaires.5 Un tel type d’armes est prohibé par la Convention sur les armes chimiques (CAC). Reproduction 1 : Grenade CS turque de calibre 120 mm au salon des armements AAD à Kapstadt en 2010 (Photo : Robin Ballantyne, Omega Research Foundation) Selon des indications de l’Université de Bradford6, Ugur Dogan, ambassadeur turc auprès de l’Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC), a fait savoir par courrier daté du 25 février 2011 que la Turquie elle-même considérait que ces grenades étaient interdites par la CAC et que par conséquent elle procédait à leur destruction dans une installation proche d’Ankara. À ce jour, il n’est pas certain que ladite destruction ait eu effectivement lieu, alors que les règles de la CAC dictent impérativement que la destruction doit s’effectuer sous supervision internationale. Considérant les violations répétées de la CAC au cours des années précédentes, une vérification internationale est une urgente nécessité. 5 En outre, l’Université de Bradford, en référence à un article paru dans « Janes Defense Weekly », indique que ce type de grenade est spécialement prévu pour le lance-grenades de 120 mm et de type HY-12 dans l’armée turque. 6 Dans une autre note d’information des trois organisations, datée de septembre 2011 et intitulée « Destruction by Turkey of all remaining 120mm mortar munitions containing CS. A briefing note for CWC States Parties 12th September 2011. » 3 Dr. Jan van Aken Membre du Bundestag allemand 3. Ordre d’utilisation d’armes chimiques Un article publié le 23 juillet 1989 par le journal turc Ikibine Dogru et consacré aux armes chimiques comportait également des extraits d’un ordre secret des forces armées turques (cf. Reproduction 2). En vertu de cet ordre, les forces armées turques étaient autorisées à « utiliser si nécessaire des lacrymogènes et des gaz provoquant des malaises », ainsi qu’à rendre impossible l’utilisation de tunnels « en les remplissant de gaz toxiques ». Reproduction 2 : Extraits d’un ordre secret de l’armée turque publié le 23 juillet 1989 dans le journal turc Ikibine Dogru. 4 Dr. Jan van Aken Membre du Bundestag allemand Même si l’on ne peut bien évidemment pas exclure que ce facsimilé soit un faux, aucun élément n’indique que cela soit le cas. En outre, le gouvernement turc garde un silence obstiné sur ce document. En 2004, nous avons adressé un courrier au signataire de l’ordre, Necdet Öztorun, général à la retraite, et nous l’avons directement et personnellement contacté à Istamboul. Mais il n’a pas souhaité s’exprimer à propos de ce document. Le gouvernement fédéral allemand a été informé de ce document en octobre 2010. En janvier 2011, le ministère des Affaires étrangères a déclaré qu’il s’était efforcé d’en savoir davantage sur l’existence réelle de cet ordre secret à l’origine, sans toutefois obtenir aucun éclaircissement à ce sujet. On ne saurait dire si le gouvernement fédéral a alors directement soumis cette question au gouvernement turc.7 4. Entraînement à l’utilisation de grenades lacrymogènes En 2004, la chaîne de télévision turque TRT 1 a diffusé un documentaire sur une unité antiterroriste turque8, notamment lors de l’utilisation de gaz lacrymogènes dans des opérations militaires de combat. Pendant un entraînement, le lancement de grenades explosives dans une grotte s’est suivi de l’utilisation de grenades lacrymogènes afin de mettre d’éventuels survivants hors de combat (cf. Illustration 3). Dans le cadre d’un autre exercice d’investissement d’un village, une maison a été tout d’abord détruite à l’explosif puis des lacrymogènes ont été utilisés pour contraindre d’éventuels réfugiés à sortir d’un puits. Illustration 3 : Arrêts sur image extraits d’une émission de la chaîne de télévision TRT 1 en mai 2004. La fumée jaune visible sur la photographie de droite est vraisemblablement une substance chimique d’entraînement. 7 Rapport d’état du ministère allemand des Affaires étrangères de janvier 2011 intitulé « Türkei – Vorfall beim Kampf gegen die PKK in 2009 » (« La Turquie — Incident lors du combat contre le PKK en 2009 ». 8 Diffusé le 8 mai 2004 dans l’émission TSK Saati de la chaîne TRT 1. 5 Dr. Jan van Aken Membre du Bundestag allemand Certes, l’utilisation de gaz lacrymogènes est autorisée par la CAC pour des interventions internes de police. Mais les exercices dépeints ici se déroulent incontestablement dans un contexte militaire. Une telle utilisation serait prohibée par les dispositions de la CAC. 5. Deux cas suspects récents En septembre 2009, huit combattantes et combattants du PKK ont trouvé la mort lors d’un accrochage avec l’armée turque dans une grotte aux environs de Çukurca, dans la province de Hakkari.9 Des témoins oculaires rapportent que les soldats turcs auraient utilisé des gaz, entre autres. Ensuite, ils auraient extrait de la grotte les huit victimes inanimées, certaines d’entre elles étant ensuite écrasées par des chars d’assaut. Les corps ont été autopsiés par la suite, mais le ministère public refuse jusqu'ici de remettre les rapports d’autopsie. Immédiatement après l’autopsie, des photographies des victimes ont été réalisées et remises à une délégation allemande des droits de l’Homme. Un expert allemand en matière de trucage photographique n’a relevé aucun élément indiquant que les photographies auraient été manipulées. Des pathologistes de l’hôpital universitaire Eppendorf à Hambourg ont expertisé les photographies et constaté les possibles effets de produits chimiques.10 Ni les comptes rendus des témoins oculaires ni l’expertise de Hambourg ne constituent en euxmêmes une preuve suffisante de l’emploi d’armes chimiques. Les témoignages oculaires – à plus forte raison lorsqu’ils émanent d’une partie au conflit – ne sont pas toujours dignes de foi et devraient dans la mesure du possible être confirmés par des preuves objectives, analyses en laboratoire par exemple. Quant à l’éventuelle utilisation de produits chimiques constatée par les médecins légistes de Hambourg, elle pourrait tout aussi bien être postérieure à la mort ou à la capture des victimes. 9 10 Un résumé de ce cas figure aussi sur le site de Spiegel online, http://www.spiegel.de/politik/ausland/0,1518,711506,00.html L’expertise de la clinique universitaire de Hambourg-Eppendorf, en date du 20 juillet 2010 et en possession de l’auteur du présent texte, constate par exemple sur le corps d’un jeune homme « une dessication et un parcheminage de la peau sur le haut du corps, sur les bras et le visage ». Verbatim : « Cela suggère des effets de la chaleur. Toutefois, le fait que les poils du visage et de la poitrine ne semblent pas roussis contredit une action thermique. Dès lors, des effets produits par une substance chimique sont envisageables. » 6 Dr. Jan van Aken Membre du Bundestag allemand Mais au demeurant, l’expertise hambourgeoise a corroboré d’autres points dont des témoins ont rendu compte – par exemple membres écrasés et sectionnés par le passage d’un char d’assaut –, ce qui atteste d’une certaine crédibilité des sources. De plus, le déroulement de cette opération ressemble étrangement au type d’entraînement décrit ci-dessus et pratiqué par les unités antiterroristes turques. Les produits chimiques sont des armes d’autant plus efficaces – même si elles sont interdites – qu’elles visent des adversaires retranchés dans des grottes. Et comme cela a été exposé plus haut, l’armée turque disposait au moment de cet accrochage de grenades CS interdites. Le refus du ministère public de divulguer les rapports d’autopsie ne fait que nourrir plus encore le soupçon que des armes chimiques prohibées ont peut-être été utilisées dans ce cas. Toutefois, seule une enquête internationale indépendante pourrait fournir une preuve incontestable. En octobre 2011, un vallon latéral de la région de Kazan Vadesi (à proximité de Çukurca) a été pendant trois jours le théâtre de combats entre les militaires turcs et la guérilla du PKK. Trentesix combattants du PKK et un soldat turc ont trouvé la mort. Le 31 octobre, des représentants des autorités au niveau local, l’IHD (Association turque de défense des droits de l’Homme), des habitants proches et des parents des victimes ont été autorisés pendant trois jours à pénétrer dans cette zone où ils ont trouvé des corps et de nombreuses traces des combats. Ensuite, l’IHD et d’autres encore ont incriminé notamment l’emploi d’armes chimiques dans ces combats. Lors d’une visite dans cette vallée, le 27 novembre 2011, des traces de ces combats étaient encore visibles : munitions usagées, arbres calcinés et arrachés, lambeaux de vêtements des combattants du PKK. L’affrontement a eu lieu dans la vallée ouverte et non pas dans une grotte. Des débris de munitions étaient encore identifiables sur une distance de 2 ou 3 km, qu’il s’agisse de bombes aériennes lourdes (500 et 2 000 livres) ou de munitions de petit calibre. Selon les dires de tiers, une survivante des combats aurait fait état de l’explosion d’une bombe à proximité. Ensuite, elle aurait perçu une odeur fruitée et cherché immédiatement son salut dans le cours d’eau à proximité. Les autres combattantes et combattants de sa région auraient perdu connaissance et seraient décédés sous les effets du gaz. Il n’existe aucune confirmation indépendante de ce compte rendu. Des habitants d’un village situé en aval du fleuve ont rapporté que les soldats de l’armée turque leur auraient conseillé après le combat de ne pas boire d’eau du ruisseau pendant trois jours. Les habitants y ont vu un indice supplémentaire de l’utilisation de substances toxiques. Toutefois, il se pourrait aussi que les soldats aient dit cela en raison de la présence de morceaux de cadavre dans le cours d’eau en amont – ces deux interprétations sont purement spéculatives. 7 Dr. Jan van Aken Membre du Bundestag allemand Il n’existe pas d’autres constats plus objectifs qui renforceraient les soupçons d’une utilisation d’armes chimiques. Toutefois, le ministère public refuse jusqu'ici la remise des rapports d’autopsie. Au moment de la rédaction du présent rapport (plus d’un mois après l’utilisation supposée d’armes chimiques), plusieurs corps se trouvent encore à la morgue de Malatya. Ils sont mutilés et calcinés à un point tel que seule une analyse ADN peut permettre leur identification. Alors que je voulais solliciter de la part du ministère public de Malatya l’autorisation de visiter la morgue, le procureur compétent, Özdemir, m’a refoulé physiquement hors du bureau sans me fournir plus d’explications. Une autopsie de ces corps en toute indépendance ainsi qu’une analyse des rapports d’autopsie paraissent urgentes afin de corroborer ou au contraire d’écarter définitivement les accusations d’emploi d’armes chimiques. 6. Développements futurs 1. Compte tenu des infractions répétées et avérées de la Turquie contre la Convention sur les armes chimiques – à savoir l’utilisation de gaz CS en 1999 et le stockage de grenades militaires CS jusqu’en 2010 à tout le moins –, une enquête approfondie sur les activités actuelles et passées en rapport avec des armes chimiques au sein des forces armées turques est une urgente nécessité. Il serait souhaitable que le gouvernement turc convie l’OIAC à effectuer une telle enquête; il devrait aussi fournir à l’OIAC tous les documents relatifs à des activités passées dans ce domaine et accorder libre accès à toutes les installations concernées. Il faut également analyser la nature de l’ordre secret datant de 1986. Tant que le gouvernement turc ne rouvrira pas en toute transparence ces pages sombres de la République turque, il restera à l’avenir soupçonné d’employer des armes prohibées pour combattre les Kurdes. 2. Annoncée par le gouvernement turc, la destruction des grenades militaires CS doit être supervisée par l’OIAC. 3. La Turquie doit autoriser un organisme international indépendant, par exemple la Croix rouge ou le Croissant rouge, à enquêter sur les cas suspects les plus récents – à savoir et à tout le moins les faits relatés ici et survenus dans la région de Çukurca en septembre 2009 et en octobre 2011. Il faut que toutes les informations en la matière, rapports d’autopsie compris, soient délivrées. L’autopsie des corps restés jusqu'ici à Malatya doit être effectuée sans tarder par des médecins indépendants. 8 Dr. Jan van Aken Membre du Bundestag allemand Incriminer l’utilisation présumée d’armes chimiques, comme cela a été souligné plus haut, constitue un moyen de propagande largement répandu. La transparence et la divulgation exhaustive de tous les faits sont la seule protection face à une telle propagande – et en même temps le seul moyen d’empêcher le recours futur à d’abominables armes chimiques contre lesquelles pourront ainsi être prémunies les parties prenantes à de violents conflits. En considération des faits réunis ici, la Turquie est désormais redevable d’une dette portable et doit enfin démontrer qu’en aucun cas elle ne produira, ne stockera, ne disséminera ni n’utilisera plus aucune arme chimique. Le gouvernement fédéral ainsi que les autres États membres de la CAC doivent faire pression sur le gouvernement turc pour qu’il respecte ses engagements. En effet, tolérer ou ignorer des violations répétées de la Convention revient finalement à s’en rendre complice. L’auteur Le Dr Jan van Aken est biologiste. Il est l’initiateur en 1999 du Sunshine Project de contrôle des armes biologiques et le fondateur en 2003 du Centre de recherches sur les armes biologiques à l’Université de Hambourg. En 2004, il a publié un rapport consacré à la recherche sur les armes chimiques et biologiques en Turquie. De 2004 à 2006, il a été inspecteur des Nations Unies en matière d’armes biologiques. Depuis 2009, il est membre du Bundestag allemand pour le parti LA GAUCHE. 9