n°6 : Le gratte-ciel de Sarajevo 4/4
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n°6 : Le gratte-ciel de Sarajevo 4/4 Extrait du Bosnie-Herzégovine, toute l'actualité et infos http://www.bosnie-et-herzegovine.com/no6-le-gratte-ciel-de-mon-enfance,2583/ SOUVENIRS, SOUVENIRS n°6 : Le gratte-ciel de Sarajevo 4/4 - IDEES - Souvenirs Souvenirs - Date de mise en ligne : vendredi 6 avril 2012 Bosnie-Herzégovine, toute l'actualité et infos Copyright © Bosnie-Herzégovine, toute l'actualité et infos Page 1/6 n°6 : Le gratte-ciel de Sarajevo 4/4 ... Il deviendra plus tard un peintre aussi célèbre que son père, mais contrairement au père qui s'intéresse à la révolution et aux héros de la guerre, le fils Mujezinovic dévoile son grand talent de dessinateur sur des thèmes « osés » des femmes et de la sexualité... La mémoire est le journal intime que chacun de nous porte toujours sur soi. Oscar Wilde Au-dessus de notre appartement, habite la famille Herman, d'origine allemande. Leur fille, Tchoutcha, dont le père est ingénieur est beaucoup plus âgée que moi. Pendant la Seconde guerre mondiale, la famille Herman adoptera Mirko, un petit Serbe dont les parents sont sûrement exterminés dans le tristement célèbre camp de concentration, Jasenovac ; c'est grâce à cette adoption que le petit pourra survivre. Je ne connais rien de plus au sujet de Mirko, c'est-à-dire pas plus de ce que Tchoutcha me dira à propos de son frère, en me dévoilant aussi qu'il partira, après l'école primaire, vivre à Rijeka, où il fera ses études de « souffleur de verre ». Cela sonne d'emblée comme une magie dans mes oreilles : « souffleur de verre » ! Aussi interrogerai-je Mirko sur son futur métier dès que je le croise dans la cage d'escalier et resterai encore plus stupéfaite en apprenant que le « verre est une sorte de liquide brûlante, presque de la vapeur, qu'on peut manipuler comme on veut avec nos poumons ... ». La fabrication de vases, voire le soufflage de verre grâce à une canne spéciale et au four à pot, est sans aucune doute à la fois une technique plus compliquée et plus banale. Néanmoins, ça a été et restera pour moi une sorte de magie, qui plus est, me servira de base pour mes nombreuses histoires que je raconterai à mes petits camarades, en les persuadant que ce sont des contes de fées de célèbres écrivains. Nous, les enfants du gratte-ciel, appelons tous ma voisine par son surnom Tchoutcha, aucun d'entre nous ne connaît son vrai prénom. Elle joue rarement avec nous, tout comme les enfants du peintre Mujezinovic, qui habitent également la « tour ». Tchoutcha est assez petite et musclée. Je suis marquée par son allure, quasiment masculine, ses tâches de rousseurs sur les joues, ses cheveux courts telle une casque couvrant son front et ses oreilles, ses petits yeux, nez et bouche, presque sans couleur et effacés. Elle marche d'un pas preste et déterminé, avec des bras légèrement Copyright © Bosnie-Herzégovine, toute l'actualité et infos Page 2/6 n°6 : Le gratte-ciel de Sarajevo 4/4 écartés, lesquels elle agite fort, comme si elle voulait s'envoler, un peu à l'image d'un oiseau de basse court. Cette gallina à la voix d'un bébé ours, marche sur ses bras, dis-je un jour à ma tante, enseignante à mon école, qui, une fois de plus, sera choquée par mes « paroles honteuses ». L'inoubliable réprimande qu'elle m'infligea me bouleversera longtemps, mais n'effacera jamais de ma mémoire cette image insolite de ma voisine. C'est d'ailleurs le souvenir le plus vif qui me restera d'elle : cette démarche énergique et sa voix grave et ferme d'un adolescent en mutation. Ce qui me surprendra même enfant, c'est que le fils du peintre Ismet Mujezinovic semble être très épris de Tchoutcha. Il se « battra pour elle » à plusieurs reprises, avec les enfants de la rue voisine - un peu à l'instar des animaux qui luttent pour la femelle. Mais à la différence de ma voisine de l'étage supérieur, le fils du célèbre peintre est à mes yeux un beau garçon, au regard hérité de son père, et peut-être tout le reste de sa mère, que je n'ai jamais vue. Il deviendra plus tard un peintre aussi célèbre que son père, mais contrairement au père qui s'intéresse à la révolution et aux héros de la guerre, le fils Mujezinovic dévoile son grand talent de dessinateur sur des thèmes « osés » des femmes et de la sexualité. La chose très curieuse pour moi est aussi le fait que son nom se compose des premières syllabes qui figurent dans les prénoms de ses parents : Is (d'Ismet) et Mar (de Marija), ce qui donne Ismar. (Depuis, ce prénom est devenu très à la mode en Bosnie, et existe aux côtés de grands noms des amis de Tito, tels que Naser, Indira, Nehrou, etc, alors que le nom Stalin, pour garçon, et Stalinka pour fille, seront effacés après 1948, la date où Tito prononcera le célèbre « NON » à Staline et que la Yougoslavie se débarrassera de la tutelle de l'Empire soviétique.) Curieusement, Ismar continuera à prétendre que Tchoutcha est la plus belle fille de la ville, bien qu'il soit déjà marié avec l'une des plus belles, sinon la plus belle actrice yougoslave, Spela Rozin. Copyright © Bosnie-Herzégovine, toute l'actualité et infos Page 3/6 n°6 : Le gratte-ciel de Sarajevo 4/4 La famille d'Ismet Mujezinovic ne vivra pas très longtemps dans notre immeuble, car elle déménagera à Tuzla, ville natale d'Ismet Mujezinovic. Un autre artiste de renom, Subotic, habitera également très brièvement la tour avant de déménager à Belgrade où il fera sa carrière. Leurs enfants étant beaucoup plus âgés que moi, je ne garde pas de souvenirs bien précis d'eux. En revanche, je me rappelle bien ma voisine Tchoutcha. Elle se mariera très jeune. Son mari, Drago Stekl deviendra lui aussi notre voisin, et vivra depuis leur mariage au-dessus de chez nous. C'est un homme légèrement vouté, visiblement plus âgé que sa femme, très drôle. Il est aussi l'un des plus grands dermatologues dans le pays. Adolescente, j'admire sa « méchanceté », qui est en effet un diagnostic extraordinaire sur la société, alors que ses phrases acerbes et justes constituent de véritables minuscules traités sur notre pays, voire même sur le monde entier et les idéologies régnantes. Copyright © Bosnie-Herzégovine, toute l'actualité et infos Page 4/6 n°6 : Le gratte-ciel de Sarajevo 4/4 Mes souvenirs les plus vifs du docteur Stekl sont néanmoins liés à mes évanouissements, fréquents dans mon adolescence. C'est alors seulement que ma mère paniquée monte à l'étage au-dessus pour chercher le médecin et le prier de me faire revenir à moi-même. (Contrairement à des locateurs des faubourgs de Sarajevo, ceux de notre immeuble n'ont pas l'habitude de se balader d'une porte à l'autre, un djezve de café à la main, pour en boire ensemble. Ainsi tout le monde reste-t-il en très bonnes termes avant, pendant et après la guerre. Ce ne sera pourtant pas le cas des provinciaux et des villageois, qui deviendront, « grâce » à leurs relations étroites avec des voisins, leurs pires ennemis dans les années quatre-vingt-dix, et seront « ethniquement » nettoyés de chez eux. Je dis souvent, en plaisantant, que ces relations trop étroites et malsaines entretenues entre les voisines, seront la cause du « nettoyage ethnique »... Il faut être d'origine des Balkans pour comprendre cet « humour » noir. ) La cause de mes malaises, selon Dr Stekl, sera pratiquement toujours la même : la chute de tension, si ce n'est pas la douleur du bas ventre. Avoir mal, quand on est une femme, est considéré de nos jours comme une chose tout à fait naturelle, pas besoin donc de chercher des raisons ailleurs. La femme est faite pour souffrir ! Rien de plus normal ! J'entends toujours la voix stridente des dames, pardon, des camarades autour de moi s'exclamant : « Mais ce n'est Copyright © Bosnie-Herzégovine, toute l'actualité et infos Page 5/6 n°6 : Le gratte-ciel de Sarajevo 4/4 rien, tu n'es qu'une femme, moi-même je m'évanouie de douleurs pelviennes ». Heureusement, la médecine et l'esprit masculin progresseront légèrement depuis, et on ne dira plus que c'est tout à fait normal d'avoir des douleurs quelconques. Evidemment, cette vérité ne concerne que des pays dits développés ; quant aux Balkans, toute souffrance, que ce soit féminine ou masculine, continue à être considérée comme la chose la plus banale qui soit. par Jasna Samic • Dossier : Souvenirs Souvenirs Copyright © Bosnie-Herzégovine, toute l'actualité et infos Page 6/6