n°6 : Le gratte-ciel de Sarajevo 4/4

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n°6 : Le gratte-ciel de Sarajevo
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- IDEES - Souvenirs Souvenirs -
Date de mise en ligne : vendredi 6 avril 2012
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... Il deviendra plus tard un peintre aussi célèbre que son père, mais contrairement au père
qui s'intéresse à la révolution et aux héros de la guerre, le fils Mujezinovic dévoile son grand
talent de dessinateur sur des thèmes « osés » des femmes et de la sexualité...
La mémoire est le journal intime que chacun de nous porte toujours sur soi.
Oscar Wilde
Au-dessus de notre appartement, habite la famille Herman, d'origine allemande. Leur fille, Tchoutcha, dont le père
est ingénieur est beaucoup plus âgée que moi.
Pendant la Seconde guerre mondiale, la famille Herman adoptera Mirko, un petit Serbe dont les parents sont
sûrement exterminés dans le tristement célèbre camp de concentration, Jasenovac ; c'est grâce à cette adoption que
le petit pourra survivre. Je ne connais rien de plus au sujet de Mirko, c'est-à-dire pas plus de ce que Tchoutcha me
dira à propos de son frère, en me dévoilant aussi qu'il partira, après l'école primaire, vivre à Rijeka, où il fera ses
études de « souffleur de verre ».
Cela sonne d'emblée comme une magie dans mes oreilles : « souffleur de verre » ! Aussi interrogerai-je Mirko sur
son futur métier dès que je le croise dans la cage d'escalier et resterai encore plus stupéfaite en apprenant que le «
verre est une sorte de liquide brûlante, presque de la vapeur, qu'on peut manipuler comme on veut avec nos
poumons ... ». La fabrication de vases, voire le soufflage de verre grâce à une canne spéciale et au four à pot, est
sans aucune doute à la fois une technique plus compliquée et plus banale. Néanmoins, ça a été et restera pour moi
une sorte de magie, qui plus est, me servira de base pour mes nombreuses histoires que je raconterai à mes petits
camarades, en les persuadant que ce sont des contes de fées de célèbres écrivains.
Nous, les enfants du gratte-ciel, appelons tous ma voisine par son surnom Tchoutcha, aucun d'entre nous ne connaît
son vrai prénom. Elle joue rarement avec nous, tout comme les enfants du peintre Mujezinovic, qui habitent
également la « tour ».
Tchoutcha est assez petite et musclée. Je suis marquée par son allure, quasiment masculine, ses tâches de
rousseurs sur les joues, ses cheveux courts telle une casque couvrant son front et ses oreilles, ses petits yeux, nez
et bouche, presque sans couleur et effacés. Elle marche d'un pas preste et déterminé, avec des bras légèrement
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écartés, lesquels elle agite fort, comme si elle voulait s'envoler, un peu à l'image d'un oiseau de basse court. Cette
gallina à la voix d'un bébé ours, marche sur ses bras, dis-je un jour à ma tante, enseignante à mon école, qui, une
fois de plus, sera choquée par mes « paroles honteuses ». L'inoubliable réprimande qu'elle m'infligea me
bouleversera longtemps, mais n'effacera jamais de ma mémoire cette image insolite de ma voisine. C'est d'ailleurs le
souvenir le plus vif qui me restera d'elle : cette démarche énergique et sa voix grave et ferme d'un adolescent en
mutation.
Ce qui me surprendra même enfant, c'est que le fils du peintre Ismet Mujezinovic semble être très épris de
Tchoutcha. Il se « battra pour elle » à plusieurs reprises, avec les enfants de la rue voisine - un peu à l'instar des
animaux qui luttent pour la femelle. Mais à la différence de ma voisine de l'étage supérieur, le fils du célèbre peintre
est à mes yeux un beau garçon, au regard hérité de son père, et peut-être tout le reste de sa mère, que je n'ai jamais
vue. Il deviendra plus tard un peintre aussi célèbre que son père, mais contrairement au père qui s'intéresse à la
révolution et aux héros de la guerre, le fils Mujezinovic dévoile son grand talent de dessinateur sur des thèmes «
osés » des femmes et de la sexualité. La chose très curieuse pour moi est aussi le fait que son nom se compose des
premières syllabes qui figurent dans les prénoms de ses parents : Is (d'Ismet) et Mar (de Marija), ce qui donne Ismar.
(Depuis, ce prénom est devenu très à la mode en Bosnie, et existe aux côtés de grands noms des amis de Tito, tels
que Naser, Indira, Nehrou, etc, alors que le nom Stalin, pour garçon, et Stalinka pour fille, seront effacés après 1948,
la date où Tito prononcera le célèbre « NON » à Staline et que la Yougoslavie se débarrassera de la tutelle de
l'Empire soviétique.)
Curieusement, Ismar continuera à prétendre que Tchoutcha est la plus belle fille de la ville, bien qu'il soit déjà marié
avec l'une des plus belles, sinon la plus belle actrice yougoslave, Spela Rozin.
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La famille d'Ismet Mujezinovic ne vivra pas très longtemps dans notre immeuble, car elle déménagera à Tuzla, ville
natale d'Ismet Mujezinovic. Un autre artiste de renom, Subotic, habitera également très brièvement la tour avant de
déménager à Belgrade où il fera sa carrière. Leurs enfants étant beaucoup plus âgés que moi, je ne garde pas de
souvenirs bien précis d'eux.
En revanche, je me rappelle bien ma voisine Tchoutcha. Elle se mariera très jeune. Son mari, Drago Stekl deviendra
lui aussi notre voisin, et vivra depuis leur mariage au-dessus de chez nous. C'est un homme légèrement vouté,
visiblement plus âgé que sa femme, très drôle. Il est aussi l'un des plus grands dermatologues dans le pays.
Adolescente, j'admire sa « méchanceté », qui est en effet un diagnostic extraordinaire sur la société, alors que ses
phrases acerbes et justes constituent de véritables minuscules traités sur notre pays, voire même sur le monde
entier et les idéologies régnantes.
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Mes souvenirs les plus vifs du docteur Stekl sont néanmoins liés à mes évanouissements, fréquents dans mon
adolescence. C'est alors seulement que ma mère paniquée monte à l'étage au-dessus pour chercher le médecin et
le prier de me faire revenir à moi-même. (Contrairement à des locateurs des faubourgs de Sarajevo, ceux de notre
immeuble n'ont pas l'habitude de se balader d'une porte à l'autre, un djezve de café à la main, pour en boire
ensemble. Ainsi tout le monde reste-t-il en très bonnes termes avant, pendant et après la guerre. Ce ne sera
pourtant pas le cas des provinciaux et des villageois, qui deviendront, « grâce » à leurs relations étroites avec des
voisins, leurs pires ennemis dans les années quatre-vingt-dix, et seront « ethniquement » nettoyés de chez eux. Je
dis souvent, en plaisantant, que ces relations trop étroites et malsaines entretenues entre les voisines, seront la
cause du « nettoyage ethnique »... Il faut être d'origine des Balkans pour comprendre cet « humour » noir. )
La cause de mes malaises, selon Dr Stekl, sera pratiquement toujours la même : la chute de tension, si ce n'est pas
la douleur du bas ventre. Avoir mal, quand on est une femme, est considéré de nos jours comme une chose tout à
fait naturelle, pas besoin donc de chercher des raisons ailleurs. La femme est faite pour souffrir ! Rien de plus normal
!
J'entends toujours la voix stridente des dames, pardon, des camarades autour de moi s'exclamant : « Mais ce n'est
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rien, tu n'es qu'une femme, moi-même je m'évanouie de douleurs pelviennes ».
Heureusement, la médecine et l'esprit masculin progresseront légèrement depuis, et on ne dira plus que c'est tout à
fait normal d'avoir des douleurs quelconques.
Evidemment, cette vérité ne concerne que des pays dits développés ; quant aux Balkans, toute souffrance, que ce
soit féminine ou masculine, continue à être considérée comme la chose la plus banale qui soit.
par Jasna Samic
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