Fribourg se prêterait aux«tours

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Fribourg se prêterait aux«tours
LA LIBERTÉ
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40-41
MARDI-IMMO
MARDI 14 OCTOBRE 2008
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Fribourg se prêterait aux«tours-quartier»
ARCHITECTURE • La Cité aux trois tours pourrait profiter de l’actuelle mode des gratte-ciel pour densifier
son centre-ville. Un projet de l’Ecole d’ingénieurs et d’architectes de Fribourg pourrait servir de modèle.
PASCAL FLEURY
Pas moins de 154 mètres pour la tour «Bau 1»
de la multinationale Roche à Bâle, 126
mètres pour la «Prime Tower» de Zurich, 80
mètres pour la «Taoua» qui dominera le Palais de Beaulieu à Lausanne, et même un
projet de buildings pouvant s’élever jusqu’à
175 mètres dans le futur quartier de la
Praille-Acacias-Vernets, à Genève: les gratteciel fleurissent en Suisse.
Fribourg n’est pas en reste, avec sa «Tour
Soprano» de 55 mètres, en voie d’achèvement dans le quartier de Pérolles. De l’avis
de spécialistes, toutefois, la Cité des Zaehringen, qui arbore trois tours sur son blason,
pourrait se doter d’édifices bien plus élevés
que sa cathédrale, ses donjons historiques,
son NH Hôtel ou sa tour des Charmettes,
tête de pont marquant l’une des entrées de
la ville.
«Fribourg serait un endroit vraiment
exemplaire pour accueillir des tours», estime le professeur Pieter Versteegh, de l’Ecole
d’ingénieurs et d’architectes de Fribourg
(EIAF). Mais attention: pas n’importe
quelles tours, ni de n’importe quelle taille, ni
pour en faire n’importe quoi.
Le responsable de la filière d’architecture
de l’EIAF distingue d’emblée deux fonctions
principales dans les projets actuels de tours.
La première, qui est de loin la plus courante
en Suisse comme partout dans le monde,
c’est la «tour symbole». La seconde, qui intéressera davantage Fribourg, c’est la «tour de
densification urbaine».
«Tour symbole»
«Beaucoup de monde s’intéresse aujourd’hui à la tour comme forme symbolique,
pour sa force de représentation d’un pouvoir, d’une domination d’un système», explique le professeur. Il évoque le cas de Bâle:
«La tour signée Herzog et de Meuron apparaît
comme un manifeste de pouvoir pour la société Roche. S’inscrivant dans un vaste campus, elle ne contribue absolument pas à la
densification de la ville. Les droits de
construction de la vaste parcelle y ont été
simplement reportés.»
En fait, souligne-t-il, nombreuses sont
les tours récentes qui se veulent des symboles de pouvoir: «Construire des tours à
Dubaï est en soi ridicule, alors qu’il y a des
kilomètres carrés de terrains vides à disposition aux alentours. Le côté représentatif est
clairement présent, avec le pouvoir de l’argent.» Il est vrai qu’à Dubaï se construit actuellement la plus haute tour du monde, qui
devrait dépasser 800 mètres l’an prochain.
C’est là aussi que vient d’être dévoilé un projet de gratte-ciel record d’un kilomètre de
haut. Et que l’Italien David Fischer va bâtir
une «Tour dynamique» de 420 mètres, dont
chaque étage pourra pivoter sur 360 degrés
sur simple commande vocale. Un défi architectural, alliant luxe et autosuffisance énergétique, à la gloire de ses promoteurs.
Fribourg, de son côté, a déjà sa tour emblématique, ancrée dans la mémoire collective: la cathédrale. Pour Pieter Versteegh, la
ville n’a pas besoin d’autre gratte-ciel symbolique pour se mettre en valeur. En revanche, selon lui, elle pourrait intégrer assez
idéalement des tours en vue d’une densification urbaine: «Etant relativement peu
étendue, la ville présente une belle qualité
de connexion avec les paysages environnants. Pas besoin d’y ajouter des parcs urbains. En utilisant, par exemple, les friches
des CFF, on pourrait réaliser un projet exemplaire.»
UNE RUE À LA
VERTICALE
Effet de mode
Recréer à la verticale, dans
une tour de plus de 100 mètres
de hauteur, la structure, les
fonctions et l’ambiance d’une
rue de centre-ville. Telle est la
proposition que le jeune architecte tessinois Eric Mathez a
développée dans son travail de
master, à l’Ecole d’ingénieurs et
d’architectes de Fribourg. Face
à la mode, qui privilégie actuellement la construction de tours
«symboles» qui, selon lui, sont
«juste des manifestes posés au
cœur des villes», il a voulu
répondre par un projet remettant l’homme au milieu de la
cité. «Le but de ma thèse,
explique Eric Mathez, était de
prendre le citadin comme véritable référence pour la structure du projet.» L’idée était de
placer dans la tour les diverses
fonctions de la cité, qui vont de
l’habitat aux bureaux, en passant par les services et le divertissement. Et, entre ces
fonctions, de ménager des
espaces permettant aux gens
de se croiser, d’échanger. En
d’autres termes, souligne-t-il,
«d’insérer dans le bâtiment la
richesse et la diversité que l’on
trouve dans les centres-villes
traditionnels.»
Pareil projet ne se réaliserait toutefois
pas à la légère. L’architecte Florinel Radu,
également professeur à l’EIAF, rappelle que
le consensus actuel en faveur de la construction de tours est un «effet de mode»: «Aujourd’hui, on accepte de construire des tours
alors qu’il y a quinze ans, ce n’était souvent
même pas pensable!» Le danger, souligne-til, est de prendre la tour comme la panacée,
sans avoir défini auparavant les problèmes
urbains locaux. «La densité urbaine est une
question complexe, qui ne peut se satisfaire
de réponses rapides.»
Ce sujet ne manque pas d’être débattu à
l’Ecole d’architecture de Fribourg. «Lorsqu’un courant de pensée dominant apparaît
dans le monde de la construction, on le discute avec les étudiants», explique Pieter
Versteegh. «Notre rôle est de faire comprendre les réels enjeux du phénomène. De
montrer aussi qu’il existe d’autres moyens
pour lutter contre l’étalement urbain, comme la construction contiguë. Mais on ne va
surtout pas freiner les étudiants. Les tours
sont des formes d’architecture importantes,
qui peuvent s’avérer utiles pour la densification urbaine.» I
Cette «tour-quartier» (voir
l’illustration) n’est donc pas,
comme on le voit souvent, un
«mille-feuille» constitué d’une
répétition d’étages, avec des
fonctions positionnées par
strates bien distinctes. Elle
comprend un réseau de rues et
de squares favorables à la rencontre entre les gens. La tour
n’offre pas que des parcours
directs en ascenseur, menant
de A à Z. Elle propose diverses
possibilités de cheminement,
chacun pouvant choisir la
balade qui lui convient. Le projet
d’Eric Mathez, d’une quarantaine d’étages de hauteurs
variables, a été imaginé pour
Lugano, mais pourrait tout aussi
bien être édifié à Fribourg ou
ailleurs. «La tour reste un symbole de force et de pouvoir»,
observe l’architecte. «Mais dans
mon projet, ce pouvoir devient
celui de l’habitant.» PFY
Eviter les ghettos
Pareilles tours devraient être réalisées à
l’échelle des besoins de la ville, estime encore l’architecte. Elles devraient être de dimension modeste, n’exigeant pas des surfaces
aussi importantes que les projets bâlois, zurichois ou genevois. «On pourrait envisager
des tours multifonctionnelles, non limitées
à l’habitat ou aux bureaux, jouant sur la
mixité, avec l’incorporation de magasins, de
restaurants, de cabinets médicaux...»
Ces «tours-quartier», riches en activités,
tiendraient mieux compte des risques d’isolement des habitants, un phénomène connu
dans les grandes concentrations urbaines.
Elles éviteraient les problèmes rencontrés
dans les réalisations mammouths des années 1950 à 1970, avec des situations de
ghetto ou d’homogénéisation de quartiers.
Les formes d’habitations y seraient variées,
pour pouvoir accueillir toutes les couches
sociales, des modestes étudiants aux familles et personnes aisées.
Une rue à la verticale: l’étude de l’architecte Eric Mathez inclut des
cheminements et squares dans la tour multifonctionnelle pour permettre aux gens de se rencontrer. ERIC MATHEZ/EIAF
Les hauts et les bas du gratte-ciel
Plus haut gratte-ciel du monde, la «Tour de Dubaï», qui sera
achevée en 2009, culminera à plus de 800 m. KEYSTONE
Si les gratte-ciel tentent aujourd’hui de crever le plafond, dans
une course au prestige entre villes,
multinationales, promoteurs et
architectes, leur origine, vers la fin
du XIXe siècle, est plus terre à terre.
C’est l’invention de l’ascenseur et
le développement de la construction métallique légère. A leurs débuts, les tours ne s’embarrassent
pas d’esthétique spécifique. Elles
se contentent de répondre à des
exigences principalement économiques. Dans des villes comme
Chicago ou New York, il s’agit d’occuper de façon optimale les parcelles, pour y loger un maximum
de bureaux.
Le fameux profil des tours
américaines, qui a fait la réputation d’un Empire State building
(1931), répond lui-même au dé-
part à de banales contraintes de
réglementation urbaine. «Il fallait
garantir l’ensoleillement de la
rue», a rappelé récemment l’architecte Bruno Marchand, à l’occasion d’une Journée romande des
architectes sur le thème de «La
densification urbaine».
Selon le directeur de l’Institut
d’architecture et de la ville à l’EPFL,
une vision esthétique naîtra toutefois parallèlement, en particulier
avec le projet de gratte-ciel en verre de Mies van der Rohe (Berlin,
1922). Mais la crise de 1929 reléguera tous ces plans aux oubliettes. Ils ne réapparaîtront que
dans les années 1950, pour deux
décennies de gloire et d’exploits
techniques, mais aussi de déboires et de critiques. Les tours génèrent en effet trop souvent soli-
tude et désert autour d’elles. Un
«urbanisme des dalles» reproché
par exemple au quartier de la Défense, à Paris.
Un «retour à l’imaginaire» sauvera toutefois une architecture
trop vite condamnée à mort, avec
des projets comme la «Tour sans
fins» de Jean Nouvel (Paris, 1989)
ou sa «Tour Agbar» à Barcelone.
Avec la «Freedom Tower» de Daniel Libeskind, destinée à laver
l’affront du 11 Septembre. Ou encore avec des tours écologiques
dotées d’éoliennes, des tours
«phares», des buildings tournants,
voire cet étonnant Centre de la télévision chinoise CCTV, à Pékin.
La Suisse, même si tout est relatif
dans cette course à la hauteur, a
également vécu les hauts et les bas
du gratte-ciel, depuis la polémique suscitée par la «Tour BelAir» de Lausanne, dans les années
1930, jusqu’au récent concours
d’architecture Beaulieu dans la
même ville et à la «lutte de pouvoir» entre Zurich et Bâle. Conférencier au colloque lausannois,
l’architecte Jacques Richter, dont
«L’Espacité», à La Chaux-deFonds, avait relancé la mode des
tours à la fin des années 1980, estime qu’il faut «faire confiance à
l’innovation et à la créativité»,
alors que la densification urbaine
représente «sans conteste un des
enjeux du XXIe siècle».
Auteur de plusieurs projets de
tours ambitieux, il espère que ce
type de constructions ne subira
pas «le sort de toutes les têtes qui
dépassent». PFY

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