Fribourg se prêterait aux«tours
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Fribourg se prêterait aux«tours
LA LIBERTÉ 36-39 40-41 MARDI-IMMO MARDI 14 OCTOBRE 2008 À LOUER À VENDRE 37 Fribourg se prêterait aux«tours-quartier» ARCHITECTURE • La Cité aux trois tours pourrait profiter de l’actuelle mode des gratte-ciel pour densifier son centre-ville. Un projet de l’Ecole d’ingénieurs et d’architectes de Fribourg pourrait servir de modèle. PASCAL FLEURY Pas moins de 154 mètres pour la tour «Bau 1» de la multinationale Roche à Bâle, 126 mètres pour la «Prime Tower» de Zurich, 80 mètres pour la «Taoua» qui dominera le Palais de Beaulieu à Lausanne, et même un projet de buildings pouvant s’élever jusqu’à 175 mètres dans le futur quartier de la Praille-Acacias-Vernets, à Genève: les gratteciel fleurissent en Suisse. Fribourg n’est pas en reste, avec sa «Tour Soprano» de 55 mètres, en voie d’achèvement dans le quartier de Pérolles. De l’avis de spécialistes, toutefois, la Cité des Zaehringen, qui arbore trois tours sur son blason, pourrait se doter d’édifices bien plus élevés que sa cathédrale, ses donjons historiques, son NH Hôtel ou sa tour des Charmettes, tête de pont marquant l’une des entrées de la ville. «Fribourg serait un endroit vraiment exemplaire pour accueillir des tours», estime le professeur Pieter Versteegh, de l’Ecole d’ingénieurs et d’architectes de Fribourg (EIAF). Mais attention: pas n’importe quelles tours, ni de n’importe quelle taille, ni pour en faire n’importe quoi. Le responsable de la filière d’architecture de l’EIAF distingue d’emblée deux fonctions principales dans les projets actuels de tours. La première, qui est de loin la plus courante en Suisse comme partout dans le monde, c’est la «tour symbole». La seconde, qui intéressera davantage Fribourg, c’est la «tour de densification urbaine». «Tour symbole» «Beaucoup de monde s’intéresse aujourd’hui à la tour comme forme symbolique, pour sa force de représentation d’un pouvoir, d’une domination d’un système», explique le professeur. Il évoque le cas de Bâle: «La tour signée Herzog et de Meuron apparaît comme un manifeste de pouvoir pour la société Roche. S’inscrivant dans un vaste campus, elle ne contribue absolument pas à la densification de la ville. Les droits de construction de la vaste parcelle y ont été simplement reportés.» En fait, souligne-t-il, nombreuses sont les tours récentes qui se veulent des symboles de pouvoir: «Construire des tours à Dubaï est en soi ridicule, alors qu’il y a des kilomètres carrés de terrains vides à disposition aux alentours. Le côté représentatif est clairement présent, avec le pouvoir de l’argent.» Il est vrai qu’à Dubaï se construit actuellement la plus haute tour du monde, qui devrait dépasser 800 mètres l’an prochain. C’est là aussi que vient d’être dévoilé un projet de gratte-ciel record d’un kilomètre de haut. Et que l’Italien David Fischer va bâtir une «Tour dynamique» de 420 mètres, dont chaque étage pourra pivoter sur 360 degrés sur simple commande vocale. Un défi architectural, alliant luxe et autosuffisance énergétique, à la gloire de ses promoteurs. Fribourg, de son côté, a déjà sa tour emblématique, ancrée dans la mémoire collective: la cathédrale. Pour Pieter Versteegh, la ville n’a pas besoin d’autre gratte-ciel symbolique pour se mettre en valeur. En revanche, selon lui, elle pourrait intégrer assez idéalement des tours en vue d’une densification urbaine: «Etant relativement peu étendue, la ville présente une belle qualité de connexion avec les paysages environnants. Pas besoin d’y ajouter des parcs urbains. En utilisant, par exemple, les friches des CFF, on pourrait réaliser un projet exemplaire.» UNE RUE À LA VERTICALE Effet de mode Recréer à la verticale, dans une tour de plus de 100 mètres de hauteur, la structure, les fonctions et l’ambiance d’une rue de centre-ville. Telle est la proposition que le jeune architecte tessinois Eric Mathez a développée dans son travail de master, à l’Ecole d’ingénieurs et d’architectes de Fribourg. Face à la mode, qui privilégie actuellement la construction de tours «symboles» qui, selon lui, sont «juste des manifestes posés au cœur des villes», il a voulu répondre par un projet remettant l’homme au milieu de la cité. «Le but de ma thèse, explique Eric Mathez, était de prendre le citadin comme véritable référence pour la structure du projet.» L’idée était de placer dans la tour les diverses fonctions de la cité, qui vont de l’habitat aux bureaux, en passant par les services et le divertissement. Et, entre ces fonctions, de ménager des espaces permettant aux gens de se croiser, d’échanger. En d’autres termes, souligne-t-il, «d’insérer dans le bâtiment la richesse et la diversité que l’on trouve dans les centres-villes traditionnels.» Pareil projet ne se réaliserait toutefois pas à la légère. L’architecte Florinel Radu, également professeur à l’EIAF, rappelle que le consensus actuel en faveur de la construction de tours est un «effet de mode»: «Aujourd’hui, on accepte de construire des tours alors qu’il y a quinze ans, ce n’était souvent même pas pensable!» Le danger, souligne-til, est de prendre la tour comme la panacée, sans avoir défini auparavant les problèmes urbains locaux. «La densité urbaine est une question complexe, qui ne peut se satisfaire de réponses rapides.» Ce sujet ne manque pas d’être débattu à l’Ecole d’architecture de Fribourg. «Lorsqu’un courant de pensée dominant apparaît dans le monde de la construction, on le discute avec les étudiants», explique Pieter Versteegh. «Notre rôle est de faire comprendre les réels enjeux du phénomène. De montrer aussi qu’il existe d’autres moyens pour lutter contre l’étalement urbain, comme la construction contiguë. Mais on ne va surtout pas freiner les étudiants. Les tours sont des formes d’architecture importantes, qui peuvent s’avérer utiles pour la densification urbaine.» I Cette «tour-quartier» (voir l’illustration) n’est donc pas, comme on le voit souvent, un «mille-feuille» constitué d’une répétition d’étages, avec des fonctions positionnées par strates bien distinctes. Elle comprend un réseau de rues et de squares favorables à la rencontre entre les gens. La tour n’offre pas que des parcours directs en ascenseur, menant de A à Z. Elle propose diverses possibilités de cheminement, chacun pouvant choisir la balade qui lui convient. Le projet d’Eric Mathez, d’une quarantaine d’étages de hauteurs variables, a été imaginé pour Lugano, mais pourrait tout aussi bien être édifié à Fribourg ou ailleurs. «La tour reste un symbole de force et de pouvoir», observe l’architecte. «Mais dans mon projet, ce pouvoir devient celui de l’habitant.» PFY Eviter les ghettos Pareilles tours devraient être réalisées à l’échelle des besoins de la ville, estime encore l’architecte. Elles devraient être de dimension modeste, n’exigeant pas des surfaces aussi importantes que les projets bâlois, zurichois ou genevois. «On pourrait envisager des tours multifonctionnelles, non limitées à l’habitat ou aux bureaux, jouant sur la mixité, avec l’incorporation de magasins, de restaurants, de cabinets médicaux...» Ces «tours-quartier», riches en activités, tiendraient mieux compte des risques d’isolement des habitants, un phénomène connu dans les grandes concentrations urbaines. Elles éviteraient les problèmes rencontrés dans les réalisations mammouths des années 1950 à 1970, avec des situations de ghetto ou d’homogénéisation de quartiers. Les formes d’habitations y seraient variées, pour pouvoir accueillir toutes les couches sociales, des modestes étudiants aux familles et personnes aisées. Une rue à la verticale: l’étude de l’architecte Eric Mathez inclut des cheminements et squares dans la tour multifonctionnelle pour permettre aux gens de se rencontrer. ERIC MATHEZ/EIAF Les hauts et les bas du gratte-ciel Plus haut gratte-ciel du monde, la «Tour de Dubaï», qui sera achevée en 2009, culminera à plus de 800 m. KEYSTONE Si les gratte-ciel tentent aujourd’hui de crever le plafond, dans une course au prestige entre villes, multinationales, promoteurs et architectes, leur origine, vers la fin du XIXe siècle, est plus terre à terre. C’est l’invention de l’ascenseur et le développement de la construction métallique légère. A leurs débuts, les tours ne s’embarrassent pas d’esthétique spécifique. Elles se contentent de répondre à des exigences principalement économiques. Dans des villes comme Chicago ou New York, il s’agit d’occuper de façon optimale les parcelles, pour y loger un maximum de bureaux. Le fameux profil des tours américaines, qui a fait la réputation d’un Empire State building (1931), répond lui-même au dé- part à de banales contraintes de réglementation urbaine. «Il fallait garantir l’ensoleillement de la rue», a rappelé récemment l’architecte Bruno Marchand, à l’occasion d’une Journée romande des architectes sur le thème de «La densification urbaine». Selon le directeur de l’Institut d’architecture et de la ville à l’EPFL, une vision esthétique naîtra toutefois parallèlement, en particulier avec le projet de gratte-ciel en verre de Mies van der Rohe (Berlin, 1922). Mais la crise de 1929 reléguera tous ces plans aux oubliettes. Ils ne réapparaîtront que dans les années 1950, pour deux décennies de gloire et d’exploits techniques, mais aussi de déboires et de critiques. Les tours génèrent en effet trop souvent soli- tude et désert autour d’elles. Un «urbanisme des dalles» reproché par exemple au quartier de la Défense, à Paris. Un «retour à l’imaginaire» sauvera toutefois une architecture trop vite condamnée à mort, avec des projets comme la «Tour sans fins» de Jean Nouvel (Paris, 1989) ou sa «Tour Agbar» à Barcelone. Avec la «Freedom Tower» de Daniel Libeskind, destinée à laver l’affront du 11 Septembre. Ou encore avec des tours écologiques dotées d’éoliennes, des tours «phares», des buildings tournants, voire cet étonnant Centre de la télévision chinoise CCTV, à Pékin. La Suisse, même si tout est relatif dans cette course à la hauteur, a également vécu les hauts et les bas du gratte-ciel, depuis la polémique suscitée par la «Tour BelAir» de Lausanne, dans les années 1930, jusqu’au récent concours d’architecture Beaulieu dans la même ville et à la «lutte de pouvoir» entre Zurich et Bâle. Conférencier au colloque lausannois, l’architecte Jacques Richter, dont «L’Espacité», à La Chaux-deFonds, avait relancé la mode des tours à la fin des années 1980, estime qu’il faut «faire confiance à l’innovation et à la créativité», alors que la densification urbaine représente «sans conteste un des enjeux du XXIe siècle». Auteur de plusieurs projets de tours ambitieux, il espère que ce type de constructions ne subira pas «le sort de toutes les têtes qui dépassent». PFY