Les limites de la démocratie athénienne

Transcription

Les limites de la démocratie athénienne
Les limites de la démocratie athénienne
A. CAUVET
1
Démos (le peuple) est tombé sous l’influence d’un tanneur. Aristophane vise ici Cléon, riche tanneur dont les discours
guerriers plaisent à l’Ecclésia. Un serviteur de Démos propose à un charcutier de remplacer le tanneur.
« Le serviteur : Mortel béni du sort ! Te voilà richement doué pour la politique.
Le charcutier : Mais mon bon, je n’ai pas fait d’étude, je connais mes lettres, et encore tant bien que mal.
Le serviteur : Voilà ton seul défaut, de les connaître tant bien que mal. Pour gouverner le peuple, il ne faut pas un
homme pourvu d’une bonne culture et d’une bonne éducation. Il faut un ignorant doublé d’un coquin. […]
Le charcutier : Mais je ne vois pas comment je serais capable de gouverner le peuple.
Le serviteur : Rien de plus bête. Ne cesse pas de faire ce que tu fais. Tu n’as qu’à tripatouiller les affaires, les
boudiner toutes ensemble, et quant au peuple, pour te le concilier, il suffit que tu lui fasses une agréable petite
cuisine de mots. Pour le reste, tu as ce qu’il te faut pour le mener, à savoir : une voix de canaille, une origine
misérable, des manières de vagabond. Je te dis que tu as tout ce qu’il faut pour la politique. »
Aristophane, Les Cavaliers, 424 avant J.-C.
docs 1 p. 50 et 5 p. 47
Le misthos était plus élevé pour les Athéniens qui habitaient à la campagne que pour ceux qui étaient citadins.
Le Chœur (composé de femmes d’Athènes qui veulent prendre la place des hommes à l’assemblée)
« Allons à l’assemblée, ô hommes, car celui qui ne sera pas arrivé très tôt, encore couvert de poussière,
nourri d’un brouet d’ail et de jus d’herbes pilées, celui-là ne recevra pas le triobole. Lorsque nous aurons touché
notre jeton, nous nous assoirons les unes à côté des autres, afin de voter à mains levées tout ce que proposeront nos
amies. Mais qu’ai-je dit là ? Ces « amis » qu’il fallait dire.
Voyez comment nous repousserons ces gens de la ville, ceux qui restaient à bavarder sur le marché quand on
ne recevait qu’une seule obole, et qui maintenant reviennent en foule. Ah c’était différent, quand le bon Myronidès
[général victorieux] était archonte ! Personne alors ne songeait à administrer les affaires de la cité pour de l’argent.
Mais aujourd’hui quand on s’occupe des affaires publiques, c’est le triobole qu’on vient chercher. »
Aristophane, Assemblée des Femmes
« Philocléon1 : Y a-t-il plus délicieuse béatitude que celle d’un juge, par le temps qui court ? Il n’y a pas d’être qui
jouisse plus que lui, ni qui soit plus redouté, tout vieux qu’il est ! D’abord, dès mon petit lever, on me guette aux
abords du tribunal, des hauts personnages, des grosses légumes ! Et puis, sitôt que je m’approche, une main délicate
qui a raflé l’argent public se glisse dans la mienne ; supplications, courbettes à grands renfort de lamentations :
« Pitié pour moi, père, je t’en conjure, si tu as détourné toi aussi quelque chose dans l’exercice d’une fonction, ou à
l’armée quand tu allais au ravitaillement pour tes copains ! » Puis, dûment imploré, et l’éponge passée sur ma
colère, une fois entré en séance je ne fais rien de ce que j’ai promis ; j’écoute les accusés parler sur tous les tons
pour se tirer d’affaire. Parbleu ! Quelles cajoleries n’est-on pas appelé à entendre quand on juge ! Les uns geignent
sur leur pauvreté et ils en rajoutent ; d’autres nous racontent des anecdotes ou une petite drôlerie d’Esope2 ; les
autres enfin lancent des blagues pour me faire rire et désarmer ma mauvaise humeur. Et si nous restons sourds à
tout ça, le type s’empresse de traîner ses gosses à la barre. Là-dessus, le père, en leur nom, m’implore comme un
dieu, tout tremblant, de ne pas le condamner pour malversation. N’est-ce pas là un grand pouvoir, et tourner en
dérision la richesse ? Et le plus agréable de tout, que j'avais oublié : c’est quand je rentre à la maison, avec mon
salaire, et qu’alors à mon arrivée tout le monde me fait risette à cause de l’argent. [...] Ai-je à envier quelque chose à
Zeus ? »
Aristophane, Les Guêpes, 422 avant J.-C.
1
2
Prénom qui signifie « celui qui aime Cléon ». Cléon fait augmenter l’indemnité versée aux juges.
Esope est un auteur grec du VIIème et VIème siècle, considéré comme l’inventeur des fables.
Vox populi, vox Diaboli ?
Des théoriciens font de l’implication de chacun dans les affaires publiques la condition de toute liberté
politique authentique. A partir des années 1960 la conception participative de la démocratie, où chacun a le droit de
contribuer à la décision, d’être consulté, prend corps aux Etats-Unis dans un contexte de vagues protestataires
(mouvements des droits civiques, lutte contre la guerre au Vietnam …). […] Le thème de la participation citoyenne
remet sur le devant de la scène une question démocratique fondamentale, qui oppose l’opinion publique et l’intérêt
général. En effet, garantir la participation de tous à une décision, et garantir la sagesse de cette décision, constituent
deux opérations distinctes. Il n’est pas illégitime en démocratie de considérer la possibilité de la participation de tous
à la décision politique (le cas ultime étant le référendum), mais comment être certain que cette collaboration que
l’on approuve du point de vue des principes, ne sera pas catastrophique du point de vue des conséquences ?
Source : G. Bronner, La démocratie des crédules, PUF, 2013, pp. 202-205
Une justification de l’oligarchie par Platon
« entre tous ceux de ces régimes qui observent la légalité, celui-là [la démocratie] est le pire, tandis qu’il est le
meilleur sans exception de tous ceux qui n’observent pas la légalité »
source : le Politique, 303 b
« Aux uns, il convient par nature de goûter la philosophie et de commander dans la cité, aux autres de ne pas y
toucher et de se soumettre à celui qui commande »
source : la République, IV
Platon/Aristote : le débat des Anciens
La question du meilleur régime est au cœur de la réflexion et la philosophie politique des deux Anciens. Plusieurs
dialogues de Platon (La République ou Le Politique) et d’Aristote (La Politique) traitent en profondeur le sujet. Ils
considèrent tous deux la tyrannie comme le pire des régimes politiques, et ils se posent les mêmes questions :
Qu’est-ce qu’un régime juste ? Quel est le régime le plus juste ? Quelle doit-être son organisation ? Qui doit
gouverner ? Qu’est-ce que le savoir ? Qui détient la compétence, l’art politique ?
1. Une conception différente de l’homme, et donc du citoyen …
Platon
Aristote
L’homme est divisé en 3 parties :
Tous les hommes sans distinction, y compris
- les désirs, c’est la partie la plus animale, la plus domestique de les barbares sont des êtres doués de raison :
l’homme
c’est l’universalité de la rationalité.
- le courage, le cœur, la recherche de l’action noble
“L’homme est un animal rationnel », c’est le
- la tête, siège du savoir et de l’intelligence.
propre de l’homme.
Si tous les hommes sont de cette façon tripartite, il existe des Mais l’homme est aussi un être faible dans
inégalités dans la répartition de ces attributs : certains sont dominés sa solitude : c’est pourquoi il a besoin de
par la recherche de la gloire, d’autres part leurs talents domestiques vivre en communauté politique (polis).
et d’autres enfin par leurs capacités à raisonner justement.
Première différence fondamentale Platon pense la différence comme inhérente à l’humanité, Aristote pense
l’égalité. Ce point de départ irradie le reste de leur pensée politique.
A. CAUVET
2
2. … qui aboutit à soutenir des régimes politiques de nature différente
a) la justification de l’oligarchie
Chez Platon, les 3 parties de l’homme (besoins, cœur, savoir) correspondent à trois classes dans la société.
Les premiers sont les paysans, les artisans, les commerçants qui excellent dans la conduite de la vie domestique.
Les seconds sont la classe des guerriers, chargés d’assurer la défense et qui veulent se distinguer par leur bravoure.
Les derniers sont les détenteurs du savoir, à savoir les philosophes. La séparation des rôles induit chez Platon une
hiérarchie des classes sociales. Pour lui, les philosophes (c’est la théorie du philosophe-roi) doivent diriger la cité. Les
guerriers la défendre et le peuple la nourrir.
D’où vient cette hiérarchie ? Elle provient du rapport au savoir de chaque classe sociale. Le peuple est guidé
par l’opinion (la doxa) et les illusions et ne peut donc décider rationnellement pour conduire les affaires de la Cité.
Les guerriers recherchent la gloire, Platon leur reconnaît de la noblesse, mais une irrationalité car ils se fondent sur
leur force physique essentiellement. Enfin, les philosophes sont dans un rapport intime avec le savoir, ils y
consacrent toute leur activité. Il est donc logique, pour Platon, de leur confier les rênes de la Cité.
Ainsi apparaît la notion de Justice chez Platon : la société juste est celle qui met chacun (peuple, guerriers,
philosophes) à sa place. Le régime idéal est une oligarchie, ou une aristocratie où le savoir et la raison dominent.
Tous les autres régimes (ploutocratie, démocratie, monarchie, …) sont écartés car ils négligent la place du savoir.
C’est la théorie de la subjectivité de Platon qui le conduit à une position politique élitiste. Il n’existe pour lui qu’un
seul type de démocratie qui se situe entre l’oligarchie (dont elle est la déviation) et la tyrannie. Elle a donc un statut
intermédiaire et non final car elle est profondément instable.
b) La conception d’Aristote est plus proche de l’héritage démocratique athénien
Chez Aristote, au contraire, la société n’est divisée qu’en deux classes, les riches et les pauvres. S’il ne nie pas
qu’il faille être très rationnel pour conduire une Cité, il répond que c’est en additionnant les rationalités individuelles
que l’on peut obtenir une rationalité collective, une forme d’intelligence collective supérieure à l’addition des
réflexions individuelles. C’est pour cette raison que les pauvres, nécessairement plus nombreux, doivent gouverner :
Aristote se prononce ainsi en faveur d’une démocratie. Cette égalité dans l’exercice de la raison a une conséquence
évidente : l’égalité des droits politiques.
Aristote défend un régime ouvert aux citoyens libres (ce qui exclut bien sûr les esclaves et les barbares) ce
qui chez lui est à la fois une condition et une finalité de la démocratie. Pour lui, la démocratie repose sur le
gouvernement de chacun par tous et de tous par chacun à tour de rôle.
Cependant, il met en garde la démocratie contre deux dérives en particulier :
- la démocratie populaire qui signifie l’accaparation du pouvoir par les pauvres et l’oppression des riches. Ici, il
ne faut jamais perdre de vue le principe républicain : tout pouvoir doit s’exercer au service de l’intérêt
général.
- la démagogie, qui vient donner l’illusion au peuple qu’il gouverne : pour substituer la souveraineté des
décrets à celle des lois, les démagogues attribuent toutes les affaires au peuple ; car leur propre puissance
ne peut qu’y gagner. Ils ont l’air de laisser à la foule la décision ; mais en réalité ayant capté la confiance de
la multitude ce sont eux qui gouvernent sous le couvert de la volonté populaire.
Le pouvoir vient d’en bas et est exercé au nom de tous. C’est au fond une démocratie assez moderne, où les
positions sociales sont ouvertes, où le pouvoir s’autorégule, où la gouvernance est respectée. La démocratie est une
déviation non pas de l’oligarchie (dont elle peut pourtant provenir) mais de la république (politeia) conçue comme
un régime politique droit. En cela, Aristote est sans doute le fondateur de l’humanisme politique.
A. CAUVET
3

Documents pareils