Communiquer la science par le débat
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Communiquer la science par le débat
Supplément Synthèse du colloque 2013 L e 18 octobre 2013, l’Institut Pasteur a accueilli le colloque Communiquer la science. Cette quatrième édition proposait de réfléchir aux moyens de faire dialoguer scientifiques et citoyens par le débat. Pour Sylvain Coudon, directeur de la communication et du mécénat de l’Institut, le colloque aurait pu s’intituler : Quelle communication entre les sachants et les non-sachants ? Ou : comment ne pas dépendre des seuls médias comme intermédiaire ? L’interaction et le débat avec les nonsachants sont pour l’Institut des activités importantes. Outre les actions classiques, telles que les conférences, il s’est lancé dans des opérations plus dynamiques et interactives. Ainsi, lors de l’inauguration du nouvel Articles de Yannick Blanc, Chevalier, auditorium François Jacob, un tchatFrançois a été mené avec les Elisabeth lecteurs duGrosdhomme-Lulin, jour- LA REVUE DE LA COMMUNICATION PUBLIQUE Christian de La Guéronnière, Jacques Lévy, Christian Leyrit, nal 20 minutes. Et, plus innovant encore, un live tweet a été organisé Guy le Lorant, Grégoire Laurence Monnoyer-Smith, Bertrand Pancher, mois suivant surMilot, France 5. Pour ouvrir les débats, Sylvain Coudon a luXavier Patier, Christophe Richard, Patricksur Rifoe, Cécile Speich, la conclusion d’un Piednoël, article duJacky quotidien Le Monde l’affaire Séralini : Jean-Pierre Triquet, Catherine Wihtol de Wenden, Pierre Zémor « Un travail scientifique de piètre qualité peut donc, en lui-même, ne pas faire avancer la connaissance, mais créer les conditions du savoir. » PAROLE PubliOue n°5 avril 2014 Programme du colloque Organisé le 18 octobre 2013 à l’Institut Pasteur Animation du colloque par Fabienne Chauvière, France Inter 1 Accueil par Sylvain Coudon, directeur de la communication et du mécénat de l’Institut Pasteur 3 Ouverture par Bernard Emsellem, président de Communication publique 4 L’évolution du débat sur la science en Europe et la position de la France par Brice Laurent, chercheur au centre de sociologie de l’innovation de Mines ParisTech 5 Points de vue et attentes des producteurs de science et des citoyens 5 Introduction par Aline Chabreuil, vice-présidente de Planète Sciences 5 Communiquer la science par l’échange et le débat, actions, avis et attentes des organismes de recherche par Nicole Chémali, directrice de la communication de Genopole® 6 Points de vue de scientifiques par Hervé Chneiweiss, directeur de recherche au CNRS et président du comité d’éthique de l’Inserm et Alice René, responsable de la cellule réglementation bioéthique du CNRS et membre du comité consultatif national d’éthique (CCNE) 8 Contribution du chercheur dans les controverses environnementales par Jacques Méry, socio-économiste de l’environnement, Irstea 9 Points de vue des élus par Marie-Christine Blandin, sénatrice, présidente de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat 10 Les citoyens et les associations dans les échanges avec les scientifiques par Loïc Blondiaux, président du comité scientifique du GIS “participation du public, décision, démocratie participative” 13 14 15 16 Ateliers sur des exemples d’échanges et de débats entre scientifiques et citoyens Description, forces et faiblesses, retour sur investissement « Les cafés du gène », Nicole Chémali, Genopole® « Santé en questions », Anaïs Petit, Inserm et Nedjima Debah Universcience « Jouer à débattre », Aude Vedrines, association L’arbre des connaissances et Boris Gobert, enseignant en SVT à Montrouge (92) « Fin de la faim », Anne Grange, Universcience 16 Perspectives sur le débat public d’après les travaux de l’IHEST par Marie-Françoise Chevallier-Le Guyader, directrice de l’IHEST 18 Table ronde Michel Alberganti, journaliste scientifique, producteur de l’émission « Science publique », France Culture Michel Callon, professeur de sociologie à l’école des mines de Paris Dominique Donnet-Kamel, responsable de la mission Inserm-associations de malades Étienne Klein, directeur de recherche au CEA 23 conclusion 12 Études de cas 12 Introduction par Françoise Bellanger, Communica 12 tion publique « Parcours migratoires », initier les lycéens au débat de société par Marie-Lise Sabrié, directrice de la communication de l’IRD et Raphaëlle Nisin, chargée de médiation avec les jeunes (IRD) 2 « CEASPHERE » un outil intranet pour se préparer au débat par Céline Gaiffier, responsable de la communication interne du CEA « PICASO Alternatives », identifier et prendre en compte les demandes sociétales préalablement au débat, le rôle du facilitateur par Bernadette de Vanssay, sociologue, consultante en sociologie de l’environnement et Ginette Vastel, directrice de la communication de l’Ineris Suivre et mettre en débat un domaine de recherche émergent par Solène Margerit, coordonnatriceadjointe de l’Observatoire de la biologie de synthèse Cigéo, le débat public sur des applications scientifiques à impact sur la société par Sébastien Farin, chef de projet débat public à la direction de la communication de l’Andra Synthèse du colloque Synthèse rédigée par Peggy Pircher avec la collaboration de Françoise Bellanger et Aline Chabreuil Communiquer la science par le débat Regards croisés entre producteurs de science et citoyens ouverture B ernard Emsellem, le président de Communication publique, a pour sa part expliqué qu’aux yeux de son association, « le débat ne fait pas débat », il est légitime et fait partie intégrante de son référentiel. Il s’agit ensuite de savoir de quel débat on parle, sous quelle forme. La question du débat ne va pas de soi pour une institution. Le débat induit un changement radical : les gens ne sont plus considérés comme les simples destinataires d’une communication, des publics, mais comme des parties prenantes. Et dans une certaine mesure, les parties prenantes veulent peser sur la décision, prendre en main le devenir de l’institution. Mais dans la relation qui s’installe, que fait-on de l’échange ? Un mot est à la mode chez les communicants : conversation. Il introduit une idée de durée dans la relation. Le débat apporte quelque chose de plus, l’idée d’un échange productif, de confrontation et de construction ; on progresse ensemble par l’interaction. 3 En matière de science, le citoyen doit s’empa rer, non pas de la science ellemême, mais de ses résultats. On a d’un côté le sachant, qui a une légitimité par la compétence, et de l’autre le citoyen, dans sa dimension politique, qui est le récep teur des résultats de la science. Il y a là deux compétences ; leur confrontation est riche. Le débat nécessite le respect de l’autre, il peut faire l’objet d’une véritable coproduction, même s’il se termine sur des points de vue différents, voire divergents. Avec Internet et Wikipédia, on ne peut plus se limiter à une communication « top down » ; chacun peut se perfectionner, les citoyens viennent au débat avec des compétences augmentées. Le revers de la médaille, c’est que tout le monde se pense compétent. Dans les débats sur la science, ce qui est intéressant, c’est qu’il y a à la fois le respect de la matière et l’envie d’allerplus loin. C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 L’évolution du débat sur la science en Europe et la position de la France Il n’y a aucune corrélation entre niveau d’information sur la science et niveau de confiance envers les technologies. E n introduction, Brice Laurent, chercheur au centre de sociologie de l’innovation de Mines ParisTech, a proposé un éclairage européen concernant l’évolution du débat sur la science. Un rapport de la direction générale de la recherche de la Commission européenne de 2011 sur la communication sur les nanotechnologies met en évidence que les institutions européennes considèrent que l’équation selon laquelle plus d’information amène plus d’acceptation des technologies est fausse. Ce modèle dit « du déficit », qui considère que les oppositions à la technologie seraient dues à un déficit de connaissance, ne fonctionne pas. Il n’y a aucune corrélation entre niveau d’information sur la science et niveau de confiance envers les technologies. À l’inverse, le rapport estime qu’il faut donc privilégier le modèle du dialogue. La Commission européenne est ainsi passée d’un modèle « top down » à un modèle « bottom up ». La stratégie de Lisbonne en 2000 visait à faire de l’Europe la première économie mondiale fondée sur la connaissance. Et pour y parvenir, il fallait s’assurer que l’image de la science était positive. Or le constat était que le progrès scientifique inspire des craintes, tout autant que des espoirs, et qu’il y a un écart grandissant entre le monde scientifique et les citoyens européens. La stratégie de Lisbonne était donc censée combler cet écart, notamment par le dialogue. mais aussi la recherche européenne. La commu ni ca tion de la science participe ainsi à la définition des politiques de la recherche et des politiques économiques de l’Union européenne. En 2012, la direction générale de la recherchede la Commission européenne observe une baisse de la confiance envers la science, confiance qui reste cependant élevée, passant lors des cinq années précédentes de 78 % à 66 %. La stratégie de Lisbonne « 2.0 » (la stratégie dite « Europe 2020 ») promeut une union poli tique fondée sur l’innovation. Le moyen de définir les priorités serait de se centrer sur les questions qui préoccupent les citoyenseuropéens. Apparaît là une logique sous-jacente au modèle du dialogue, qui consiste à identifier les défis sociétaux qui inquiètent les citoyens, pour pouvoir y répondre. La situation en France est un peu différente, elle ne souffre pas, contrairement aux institutions européennes, du même problème de légitimité démocratique. Mais on est passé de façon similaire du modèle du déficit au modèle du dialogue. Depuis quelques années, des dispositifs participatifs, parfois inscrits dans la loi, sont introduits, telle la commission nationale du débat public (CNDP). Mais ce qui est frappant, c’est la multiplication des débatssur la science qui s’accompagne d’une multiplication des oppositions. La plupart des réunions publiques sur les nanotechnologies ont été interrompues par des opposants, même chose pour le débat sur le projet Cigéo de traitement des déchets radioactifs. Les raisons de ces oppositions sont peut-être à chercher dans le fait que les décisions sont déjà prises, que le calendrier du débat et celui du projet industriel se chevauchent, ou que les opposants font un calcul bénéfice-risque… C’est la multiplication des débats sur la science qui s’accompagne d’une multiplication des oppositions. De même, le premier rapport cité dit que l’objectif de la science et de la recherche européenne est de passer d’un modèle du « public understanding of science » (compréhension publique de la science) à un modèle du « scientific understanding of the public » (compréhension scientifique du public). Le renversement est intéressant. Au début la communication consistait à expliquer au public ce qu’est la science, la nouvelle politique entend comprendrede façon scientifique le public, afin d’adapter la communication C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 4 Le modèle du dialogue ne conduit pas nécessairement à un consensus ; ce n’est pas négatif, c’est une extension du domaine de la démocratie. Pour Brice Laurent, le débat n’est jamais un espace neutre, extérieur à la fabrication des décisions qui engagent la science. De plus, la standardisation des formes de communication ou de participation n’est pas acquise. Ainsi, le modèle du débat de la CNDP est parvenu à se standardiser sur les projets d’infrastructure, mais appliqué aux grands programmes de politique scientifique, il se heurte à des difficultés. Points de vue et attentes des producteurs de science et des citoyens Lors d’un premier échange avec la salle, un doctorant en sciences de l’information a remarqué que la plupart des débats science/société sont organisés dans des espaces scientifiques et à l’initiative de chercheurs ou d’institutions publiques. Et quand ces débats sont le fait d’associations non scientifiques, les chercheurs, risquant de se faire « démonter », ne se déplacent pas. Un ancien chercheur du CNRS a ensuite tenu à lever une ambi guïté concernant l’expression : « compré hen sion scientifique du public ». Elle signifie : compréhension par les scientifiques du public et non compréhension de façon scientifique du public. Autrement, on aurait l’impression que les scientifiques étudient le public, pour mieux le manipuler et rendre acceptable la science. Il rejette, d’ailleurs, le mot « acceptabilité ». Brice Laurent ajoute, pour sa part, que dans ce passage du « public understanding of science » au « scientific understanding of the public », reste la même dichotomie entre la science et le public, avec l’idée que le publicserait quelque part, qu’on pourrait le mesurer et ainsi adapter les déci sions qui le concernent. Enfin, selon un participant, chargé de mission au CNRS, pour que les citoyens se saisissent des questions scientifiques de manière pertinente, il n’y a pas de moyen plus efficace que de les faire participer à la science. A line Chabreuil, vice-présidente de Planète sciences, a présenté la première partie du colloque, consacrée aux regards des différents acteurs. Comment mettre en débat les questions vives de la science et leur impact ? Quand le faire ? Tous les domaines de recherche doivent-ils être ouvertsà la discussion ? Autant de questions abordées sous des angles différents : du point de vue des institutions de recherche par Nicole Chémali, de celui des scientifiques par Hervé Chneiweiss, Alice René et Jacques Méry, des élus par la sénatrice Marie-Christine Blandin, et enfin d’un universitaire, Loïc Blondiaux. Mais avant ces interventions, un film1 recueillantla parole de citoyens, à la Défense, dans le xviiie arrondissement de Paris et sur un marché à Viarmes (95), a été projeté. Le réalisateur a été confronté au refus de répondre de nombreuses personnes. La plupart ne se sentent pas concernées par la science ou estiment qu’il y a des problèmes plus urgents. Pour Aline Chabreuil, c’est à prendre en considération, il faut amener les citoyens à se sentir acteurs complets du dialogue avec les scientifiques. Communiquer la science par l’échange et le débat, actions, avis et attentes des organismes de recherche N icole Chémali, directrice de la communication de Genopole® qui a pour mission de participer au débat citoyen sur les enjeux éthiques, 1. Le film « Communiquer la science par le débat » a été réalisé par Swan Beiner-Molière et Dorothée Descamps. Il est visible sur la chaîne Inserm vidéos sur You Tube (http://www.youtube. com/watch?v=wdDbOX9LZd8) 5 scientifiques, médicaux et industriels des applications de la génétique, de la génomique et des biotechnologies, pour en faciliter la compréhension, voire favoriser leur acceptation sociale représentait les organismes de recherche partenaires. Elle a expliqué que les scientifiques ont des difficultés à faire passer les résultats de leurs recherches dans le débat public. L’opinion publique est souvent considérée comme mal informée, se positionnant à partir de données incomplètes ou stéréotypées. La plupart des organismes publics de recherche organisent donc des débats pour informer les différents publics (citoyens, médias, élus, associations) des recherches effectuées en leur sein, afin qu’ils puissent opérer des choix dits éclairés sur les grands enjeux de société. Les rencontres avec les citoyens permettent aux chercheurs d’apporter une expertise, mais aussi de recueillir les préoccupations des citoyens. Pourtant, certains chercheurs refusent de participer au débat, car ils ne sont pas formés et ne savent pas argumenter dans un cadre plus politique que scientifique. Les organismes doivent s’adapter et inventer de nouvelles modalités d’organisation du débat. Face au blocage de plusieurs débats, les organismes de recherche s’interrogent sur la façon d’organiser les échanges. Après que les débats sur les OGM ont conduit à l’arrêt pur et simple des recherches fondamentales en France, la biologie de synthèse a tenté, alors qu’elle était inconnue C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 Quelques actions des organismes de recherche ■ Des débats publics type Cigéo sont des occasions légales de rencontrer le public et d’échanger sur l’implantation d’installations ou la poursuite de programmes de recherche. Pour l’Andra, débattre permet de répondre aux inquiétudes et de construire des choix de société. ■ Le CEA participe aux travaux et réunions des commissions locales d’information (CLI) placées auprès des installations nucléaires civiles. Avec Cea Sphère, action interne, via un intranet, les salariés sont invités à donner leurs avis et à débattre entre eux. ■ L’Inserm est le seul organisme de recherche français dédié à la santé humaine, son domaine de recherche ayant de nombreuses répercussions sur la société, il se doit d’informer et de recueillir les avis des citoyens. Il organise donc des conférences citoyennes participatives, du public, d’intégrer le dialogue science et société dès les premières phases de recherche, en associant notamment des sociologues aux chercheurs. La situation est complexe. Certains scientifiques se défendent de faire de « l’acceptologie » en faisant uniquement part des résultats de leurs recherches. Les citoyens estiment eux avoir le droit de prendre position sur des sujets scientifiques, avant même leur diffusion dans la société. Des scandales sanitaires ont suscité la méfiance, certains médias contribuent à alimenter les controverses. Les lobbies défendent leurs points de vue, des associations tentent d’influer sur les programmes de recherche. Les politiques doivent prendre des décisions en appliquant le principe de précaution. Les controverses démontrent que les débats ne fabriquent pas du consentement et que la recherche ne peut rester l’apanage des chercheurs confinés dans leur laboratoire. Les organismes doivent s’adapter et inventer de tel le cycle de conférences « Santé en questions » réalisées avec Universcience. Il travaille en relation avec les associations de malades. ■ L’IRD organise 200 conférences par an, accueillies généralement par une institution culturelle ou éducative. La plupart des conférences sont informatives, mais certaines manifestions (tables rondes, cafés scientifiques) favorisent l’échange direct entre les chercheurs et le public. L’IRD fait du théâtre forum au Burkina, au Sénégal et en Amérique latine. Certains programmes de recherche (au Kenya et au Sénégal) donnent lieu à des séances de recueil de connaissances et d’opinions des citoyens, puis de restitution des résultats et de recommandations auprès des populations et des autorités. ■ La recherche environnementale inclut par essence une dimension de dialogue nouvelles modalités d’organisation du débat. Des OGM à l’atome, les questions scientifiques sont devenues politiques, citoyennes et objet de débat. Points de vue de scientifiques À deux voix, Hervé Chneiweiss, directeur de recherche au CNRS, président du comité d’éthique de l’Inserm et rédacteur en chef de la revue Médecine/Sciences, et Alice René, responsable de la cellule réglementation bioéthique du CNRS, tous deux membres du comité consultatif national d’éthique (CCNE), ont présenté leur point de vue de scientifiques, en s’appuyant notamment sur des avis rendus par les comités d’éthique. Selon Alice René, dans la communauté scientifique, toute avancée de la connaissance passe par la discussion, mais toute publication scientifique est précédée d’un C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 6 science/société. Irstea recueille, grâce à ses économistes et sociologues, des avis et savoirs de citoyens concernant les contraintes imposées par le territoire étudié. Le BRGM organise également sur des thèmes d’actualité liés à ses missions des conférences débats, pour informer et prendre en compte les avis des citoyens. ■ Genopole® Organise les Cafés du gène et conduit avec l’Ifris le colloque Sciences de la vie en société, une journée d’études qui traite de la co-évolution science/société, avec des spécialistes des sciences de la vie, des sociologues, des élus, des journalistes, des associations... L’édition 2012, portant sur la biologie de synthèse, a été marquée par l’intervention (distribution d’un tract) de Pièces et main d’œuvre, une association d’opposants au débat, qui a empêché une discussion sur le même sujet de se dérouler le 25 avril 2013 au CNAM. Le public veut des réponses claires, précises, ici et maintenant, quand le scientifique ne sait répondre qu’en termes probabilistes. processus de validation par les pairs. Hervé Chneiweiss insiste sur les signifiants de la notion d’incertitude de la science. Si sur certains points, il n’y en a plus : on sait que la Terre est ronde, la première grande incertitude est celle du comment. De nouvelles mesures remettent en cause les précédentes, grâce à l’amélioration des outils et des méthodes. La seconde incertitude est celle du pourquoi. Des questions scientifiques demeurent sans réponse. La troisième, qui intéresse beaucoup le public, est celle du quand. Les données prédisent un phénomène (un tremblement de terre lié à la tectonique des plaques, par exemple), mais on ignore quand il surviendra. Une confusion entre ces différents sens du terme « incertitude » se répand dans le publicet perturbe le débat. Se pose essentiellement la question de la valeur prédictive de la science. Le public veut des réponses claires, précises, ici et maintenant, quand le scientifique ne sait répondre qu’en termes probabilistes. Il y a une dichotomie, ajoute Alice René, citoyens et scientifiques n’ont pas les mêmes attentes, les premiers désirant un socle de connaissances stable et exempt d’incertitude. Le recours au débat prévu depuis les lois Bernier est désormais inscrit dans les lois de bioéthique de 2011, pour les « problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé ». « La controverse scientifique menée publiquement, ouvertement et de façon constructive et respectueuse des intervenants, est indispensable tant pour le progrès de la science, l’information des citoyens que pour le développement du débat démocratique », écrit le Comité d’éthique du CNRS. Un travail d’appropriation et d’assimilation des connaissances par le public est nécessaire ; le débat en est un outil. Cette nécessité s’apparente à la notion de consentement éclairé en éthique médicale et scientifique : pour faire un choix parmi les options thérapeutiques qui lui sont proposées, la personne soignée doit disposer d’une information complète et adaptée à sa compréhension. Il en découle, pour le CCNE, le besoin d’« inciter et encourager les chercheurs à s’impliquer dans la validation et la transmission de l’information scientifique à la société ». Pour Hervé Chneiweiss, la complexité est irréductible à la production scientifique. Sont mélangées dans des questions sociétales des données scientifiques issues des sciences dures, des sciences humaines et sociales, de la biologie et de la médecine ; cette information complexe est difficile à transmettre. Tout cela montre, estime Alice René, que, lorsque la recherche présente des implications à fort impact sociétal, le débat devrait avoir lieu en amont de la décision politique. Mais on en revient à ce conflit de points de vue, reprend Hervé Chneiweiss : le public demande à la science de prédire l’impact d’une recherchescientifique, or il est rare de le connaître suffisamment tôt pour le politique, à qui, une fois l’impact sur la société observé, il est reproché de n’avoir rien fait ! D’où un jeu de « patate chaude » : le politique reprochant au scientifique de ne pas l’avoir averti à temps, le scientifique faisant remarquer qu’avant d’observer l’impactil n’était pas possible de le prévenir. Les résultats scientifiques font peu l’objet de débats contrairement à leur « utilité ». Mais cette dernière est perçue différemment par le scientifique et le citoyen. En matière de santé, un risque a une valeur statistique intéressante pour le premier lorsqu’il considère une cohorte, quand le second attend une information pertinente à l’échelle individuelle. Il est donc essentiel de mettre en place une éducation à la probabilité, expliquant la notion de facteur de risque et de susceptibilité d’origine génétique. La science fondamentale amène toujours plus de questions que de réponses. Les nouvelles connaissances soulèvent de nouvelles questions sociétales. Citant le CCNE, Alice René explique qu’il convient « d’indiquer les limites de l’information », de séparer vision personnelle et fait scientifique validé, et « d’être très prudent dans les commentaires concernant les applications potentielles » d’une découverte. « Porter un débat scientifique devant un public qui ne dispose pas des éléments techniques pour se construire une opinion éclairée est source de confusion. » Le modèle des conférences de citoyens aboutit La science fondamentale amène toujours plus de questions que de réponses, prévient Hervé Chneiweiss. Les nouvelles connaissances soulèvent de nouvelles questions sociétales. Ainsi l’exemple de la procréation médicalement assistée. Une ovulation permet de recueillir une dizaine d’ovocytes. La fécondation in vitro produit entre 5 et 10 embryons, seulement un ou deux seront transférés. Il reste donc des embryons surnuméraires. En Allemagne, il est interdit de les conserver. En France, le choix a été fait de les congeler. Se pose alors la question de leur devenir. Sans fécondation in vitro, il n’y aurait pas d’embryons surnuméraires, et sans ces embryons potentiellement disponibles pour la recherche, il n’y aurait pas de questionnement sur leur utilisation pour en dériver des cellules souches embryonnaires… 7 C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 à des consensus sur certains points, à des « dissensus » sur d’autres. Ce modèle sera utilisé pour la consultation, avant toute modification des lois relatives à la bioéthique, animée par le CCNE. En conclusion, à l’instar de l’épistémologue Bertrand Russell, Alice René souligne qu’il faut « accepter et supporter de ne pas savoir ». Hervé Chneiweiss rappelle, quant à lui, qu’à un moment le scientifique s’efface devant le débat citoyen. Il se doit d’éclairer le public sur l’état des connaissances, mais le choix d’utilisation qui en est fait le ramène à une place parmid’autres ; ainsi des recherches peuvent être menées sur les gaz de schistes et la société peut décider de lutter contre le réchauffement climatique en stoppant toute consommation supplémentaire d’hydrocarbures fossiles… Lors de l’échange avec la salle, la formation des scientifiques au dialogue avec le public a été abordée. Pour un participant, un des problèmes entre le milieu scientifique et la société, c’est que cette dernière tend à définir les priorités, à financer, sous la pression de l’opinion publique et des industriels, telle recherche plutôt que telle autre. Mais la position des scientifiques est ambiguë ; ils réprouvent cette intrusion, tout en refusant de décider de la direction et des conséquences de leurs recherches… Pas du tout, répond Hervé Chneiweiss, au contraire, les scientifiques sont des professionnels du détournement, capables de prendre n’importe quelle question sociétale et de trouver le moyen de poser les questions qui les intéressent. Pour un autre participant, les controverses font avancer les choses, car elles ne sont pas purement scientifiques, mais aussi socialeset sociétales. La science peut écouter les controverses pour faire avancer les connaissances, estime-t-il. Hervé Chneiweiss rappelle que deux études, menées par des laboratoires pharmaceutiques et publiées dans les revues Nature et Science, ont montré que 70 % des résultats présentés dans 50 articles publiés dans les meilleures revues scientifiques n’étaient pas reproductibles. Dans la salle, un participant tient pour sa part à faire la distinction entre ce qui relève des processus de la recherche et ce qui relève de l’application des connaissances scientifiques. Distinction qui n’est pas passée dans les cultures générale et médiatique, ce qui pose un problème fondamental au niveau de l’école. Pour Hervé Chneiweiss, les nouvelles méthodes et les nouvelles accessibilités (connaissances disponibles sur Internet) donnent de nouvelles possibilités. Encore faut-il cultiver chez tous l’appétence au savoir. P our compléter le point de vue des scientifiques, Jacques Méry, socioéconomiste de l’environnement à l’Irstea, a fait part de son expérience de cher-cheur dans les controverses environnementales, en l’occurrence les installations de stockage de déchets non dangereux. Il n’est évident pour personne d’accepter l’arrivée d’une décharge d’ordures ménagères à 200 m de chez soi. La première réaction est : pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? Le refus vient de la définition même du déchet, qui est ce dont on cherche à se défaire, à envoyer le plus loin possible de soi. Or là, ce sont les déchets qui viennent à soi, les siens, mais aussi ceux de ses voisins et de territoires éloignés, voire inconnus, dans le cas de déchets industriels. Sur les 250 décharges en exploitation en France, une centaine connaissent de mauvaises relations avec les riverains. Les créations de nouvelles décharges rencontrent une opposition systématique, et au lieu de se monter C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 8 en deux ans, le projet en prend dix, voire n’aboutit pas. Les conflits sont très vifs, tous les outils sont utilisés : médias, lobbying auprèsdes élus, recours juridiques, et parfois violences. Un travail de dialogue et d’équilibre entre toutes les parties prenantes est nécessaire pour garder un minimum de crédibilité. Dans ce contexte, les sciences de la terre sont très vite invoquées dans le jeu des expertises et contre-expertises. Or il y a de fortes incertitudes, les milieux sont hétérogènes, les pollutions à long terme difficiles à qualifier, la durée de vie des étanchéités mises en place malaisée à déterminer. Certaines expertises sont réalisées par des gens en liens avec les exploitants, ce qui pose le problème de leur crédibilité et impartialité. On en vient à la question du conflit d’intérêt. Jacques Méry travaille au département technologies pour l’eau et l’environnement d’Irstea. Pour mener leurs recherches, les chercheurs ont besoin d’accéder aux sites, ils ne peuvent donc pas se permettre d’être fâchés avec l’exploitant. Il y a là un lien de dépendance. De plus, la recherche appliquée est incitée à faire de la recherche partenariale avec des entreprises privées, ce qui permet de diffuser la recherche publique vers l’économie et de disposer de financements complémentaires des contrats passés avec l’Agence nationale de la recherche (ANR) et l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). Les liens sont donc financiers et contractuels. Pour les recherches très ou Tchernobyl. Il faut prendre des précautechniques visant à améliorer les procé- tions quand on présente ces notions. dés, il n’y a pas de problème. Mais pour celles concernant les impacts environne- Il est donc essentiel de reconnaître et ensei mentaux et sociétaux des décharges ou les gner que la science n’a pas nécessairement aspects économiques, c’est plus délicat, et réponse à tout. Les enjeux sont aussi pole financement privé se fait rare. Et sur les litiques. Plutôt que d’instrumentaliser la zones en conflit, le chercheur bénéficiant science, il faut exploiter au mieux les donde contrats avec les grands opérateurs nées disponibles et s’appuyer sur les controdes déchets se fait facilement qualifier de verses pour stimuler la recherche, avec des « vendu » par les opposants. Un travail procédures participatives et délibératives. de dialogue et d’équilibre entre toutes les parties prenantes est nécessaire pour Points de vue des élus garder un minimum de crédibilité. Il ne arie-Christine Blandin, sénatrice faut pas se limiter aux acteurs solvables. EELV, présidente de la commisLes chercheurs doivent faire l’effort sion de la culture, de l’éducation d’aller au contact d’autres personnes que les exploitants, tels le milieu associatif ou et de la communication du Sénat, a présenté le point de vue d’une élue. Elle a les riverains. témoigné de la panique qui survient en Un risque d’instrumentalisation de la cas de crise sanitaire : les électeurs sont science existe également. La question cen- aux portes des permanences, ministres et trale est la localisation des décharges. La élus sont tétanisés devant la bonne ou la tendance est de faire croire que c’est un mauvaise prise de décision et se tournent problème purement scientifique et que le vers les scientifiques. Dans un monde choix se fait sur des critères objectifs. Mais complexe où le risque zéro n’existe pas, est-ce un problème scientifique ou poli- le partage des rôles avec les chercheurs, tique ? La difficulté pour une décharge est les experts et les citoyens est un véritable davantage de trouver une communauté enjeu démocratique. Face à la controverse, d’accueil qu’un site géologique. Entre les les parlementaires voient des citoyens désciences de la décision et les sciences d’aide sarmés, mal éclairés, affolés par des alertes à la décision la nuance est importante. On obscurantistes diffusées sur internet, des attend des premières qu’elles révèlent la médias qui enflent tout et des lobbies qui vérité, que leurs algorithmes déterminent les invitent au restaurant et les nourrissent où doit s’implanter telle décharge. Alors d’amendements… Il faut savoir résister. que les secondes donnent des éléments de compréhension et d’information, aux ac- Le rôle des parlementaires est de faire la teurs ensuite de choisir. Il faut parvenir à loi, participer au débat et entendre les difcommuniquer l’incertitude et le risque. Or férents points de vue pour définir l’intérêt les notions probabilistes d’impacts sani- général. Ils sont là aussi pour ouvrir des taires, d’évaluation des risques à faible dose espaces de démocratie, en particulier dans sont difficiles à appréhender. Lorsqu’un le dialogue science société. Ils se sont pour scientifique évoque un risque de 1 sur cela dotés d’un outil : l’Office parlemen10 millions, en le qualifiant de faible, les taire d’évaluation des choix scientifiques et gens objectent en invoquant Fukushima technologiques (OPECST). Il possède des M 9 compétences, mais il y a aussi des couacs dans son fonctionnement. Des élus décidés à franchiser une technologie peuvent mener des auditions pertinentes, mais ne retenir à la fin que leur conviction personnelle. Les administrateurs peuvent faire relire une audition compliquée sur la sécurité nucléaire par Aréva… Dans un monde complexe où le risque zéro n’existe pas, le partage des rôles avec les chercheurs, les experts et les citoyens est un véritable enjeu démocratique. En 2006, Marie-Christine Blandin a fait voter dans la loi Goulard un amendement qui incite à valoriser tout chercheur qui consacre du temps au partage du savoir avec la société. Il est voté mais pas appliqué. Dans la loi sur l’enseignement supérieur et la recherche (ESR) de 2013, la notion de sciences participatives a été introduite. Le citoyen est mis à contribution pour la collecte de données, associé à la production de connaissances, à l’élaboration d’un questionnement ou d’une méthodologie. C’est ce que permettent les partenariats institutions-citoyens pour la recherche et l’innovation (Picri) de la régionIle-deFrance. L’irruption du citoyen non chercheur dans les protocoles n’est pas une hérésie. Ainsi, quand une firme teste l’effet sur les abeilles d’un pesticide et conclut à son innocuité, l’apiculteur peut signaler qu’après exposition l’abeille est toujours vivante, mais incapable de retrou ver sa C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 Le dialogue est indispensable, fécond, utile. Il repose sur une culture scientifique à mieux partager et à revitaliser. ruche et de communiquer avec ses congénères. La conclusion de l’étude n’est donc pas socialement recevable, puisque le pesticide se révèle dévastateur pour la pollinisation et la production de miel. Toujours dans la loi ESR, la culture scientifique est réaffirmée sous la responsabilité des Régions, avec l’État garant de l’animation et des moyens. Il s’agit de favoriser le partage et de permettre à chacun de comprendre et de choisir. La loi pour la refondation de l’école prend également en compte la culture scientifique, et la fera vivre dans formation des enseignants. D’autre part, Marie-Christine Blandin a fait voter une loi relative à l’indépendance de l’expertise et la protection des lanceurs d’alerte. Elle veille à un suivi du message et à ce que son auteur ne soit pas péna lisé. Les scandales sanitaires montrent qu’il y a toujours eu des alertes précoces non entendues, et que des institutions scientifiques ont parfois énoncé des contre-vérités mortifères (exemple : l’Académie des sciences et l’amiante). Par ailleurs, assurer l’indépendance de l’expertise, c’est faire une lecture vigilante des liens d’intérêt et éloigner des lieux de décisions ceux qui sont directement intéressés par leurs effets. Après les scandales sanitaires, la France a judicieusement séparé l’expertise (le travail des chercheurs dans les agences) et la prise de décision relative à la gestion du risque ; laquelle, relevant d’un choix politique, appartient au politique, qui n’a pas à s’en décharger sur les agences. La sénatrice conclut que le dialogue est indispensable, fécond, utile. Il repose sur une culture scientifique à mieux partager et à revitaliser. À la suite de cette intervention, la directrice d’un centre d’information sur l’eau demande si vouloir que les scientifiques prennent en charge l’information et l’éducation du public n’est pas une façon de décharger le politique de ses responsabilités, et de faire endosser à la science des choses qui ne sont pas de son ressort. Pour MarieChristine Blandin, tout est utile, il faut se cultiver ensemble, chacun doit prendre sa part. Si les scientifiques restent dans leur tour d’ivoire, ils ne seront pas éclairés par le feed-back des citoyens, et les citoyens ne bénéficieront pas de la richesse qu’ils peuvent donner. Le scientifique n’est pas là pour se mettre en conflit avec la société sur les technosciences, il est là pour faire briller les yeux des gens, leur faire comprendre des choses et leur permettre ainsi de participer au débat. Les citoyens et les associations dans les échanges avec les scientifiques L ’intervenant suivant, Loïc Blondiaux, est professeur de sciences politiques à la Sorbonne et président du comité scientifique du GIS (groupement d’intérêt scientifique) « participation du public, décision, démocratie participative » ; groupement qui fédère une cinquantaine de laboratoires francophones travaillant sur la C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 10 Nos élites scientifiques, politiques, voire médiatiques, ne voient pas que les citoyens sont devenus réflexifs, critiques, capables de produire des connaissances sur ce qu’ils vivent. question de la participation citoyenne, dans des domaines comme l’envi ron nement, l’urbanisme, l’action publique… Il a tout d’abord tenu à clarifier un point : le public n’existe pas. Depuis l’article « L’opinion publique n’existe pas » publié par Pierre Bourdieu il y a quarante ans, les chercheurs savent qu’il y a une pluralité de publics. On en distingue cinq types (selon la typologie de Francis Chateauraynaud). Le public organisé (en syndicats, associations), qui préexiste aux controverses et sert d’interlocuteur aux pouvoirs publics. Les publics mobilisés, qui émergent à un moment où on ne les attend pas, suscités parfois par des procédures de débat public. Le public sollicité, construit et défini par le dispositif de débat. Le public affecté par la décision à prendre, concerné sans forcément le savoir, (ses contours devraient épouser ceux du public sollicité, mais c’est rarement le cas). Enfin il y a le fameuxgrand public, produit d’une fiction régulatrice qui oublie que le public ne se mobilise que par intermittence, par hasard, quelquefois. La plupart des dispositifs ne tiennent pas compte du fait que le temps citoyen disponible est extrêmement limité, contrairement à celui des lobbies et des institutions. Et, bien que constamment évoqué, ce grand public demeure introuvable lors des réunions. Les Anglo-saxons ont une vision plus pragmatique et opérationnelle du public, à l’instar du philosophe John Dewey, pour qui il n’y a pas de public sans problème. Un public est un groupe de citoyens qui prend conscience qu’il est affecté par des décisions prises par d’autres. Alors il s’informe, auditionne, produit des connaissances et prend des décisions qui se transformeront, si elles sont robustes, en institutions chargées de régler le problème. Il existe, par ailleurs, un grand décalage entre la société, qui a profondément changé , et des institutions restées les mêmes depuis le xviiie siècle. La démocratie repré sentative a été inventée pour contrer tout autant la tyrannie et la monarchie que la démocratie, qui faisait peur. Nos élites scientifiques, politiques, voire médiatiques, ne voient pas que les citoyens sont devenus réflexifs, critiques, capables de produire des connaissances sur ce qu’ils vivent. Aujourd’hui les citoyens se défient de toutes formes d’autorité. Ce sont des citoyens expressifs, qui estiment inadmissible de ne pas pouvoir se faire entendre, ni prendre la parole lorsqu’ils ont quelque chose à dire. On assiste dans nos démocraties à un abaissement des coûts de l’expression politique à travers les technologies numériques. Et face à cela, les politiques et les scientifiques continuent à avoir peur de la démocratie, et à envisager la participation des citoyens comme un risque sociétal, une menace. Ils voient le citoyen comme un enfant qu’il faut rassurer. Le dialogue n’est alors qu’une entreprise d’éducation du public : nous allons le convaincre que nous avons raison et qu’il a tort d’avoir peur. Certes, les citoyens doivent être informés, mais cette posture pédagogique du débat ne peut pas épuiser totalement leur participation. Un conflit entre différents projets politiques : la démocratie participative, par essence conflictuelle ; la démocratie délibérative, qui cherche à produire de bonnes décisions, plus légitimes et rationnelles ; enfin un projet de fabrication du consentement, qui entend faire adhérer les citoyens à des propositions qu’ils n’ont pas contribué à élaborer. sécurité qu’apporte aux politiques ou aux scientifiques le jury citoyen. Dispositif dans lequel on transforme des citoyens en citoyens éclairés et éduqués, mais dont la légitimité est aujourd’hui très faible dans la vie publique. Pour un ingénieur agronome présent dans la salle, le modèle de la démocratie délibérative, cherchant à impliquer les citoyens dans des démarches plus organisées, repré sente un coût économique. Coût que les autorités publiques ne sont pas prêtes à assumer, renchérit Loïc Blondiaux. Inclure les publics les moins spontanément disponibles dans les dispositifs demande une communication et une mobilisation très coûteuses, mais qui peuvent produire des effets majeurs. Au niveau local, toutefois, les choses changent, avec la mise en place de politiques de participation qui commencentà impacter l’action publique. Mais globalement, la mentalité des représentants et des élites sociales est restée très archaïque ; le peuple, jugé trop irresponsable pour participer à l’action publique, est maintenu à distance. Une médiatrice scientifique au Palais de la découverte a ensuite demandé si les citoyensconcernés voulaient prendre la paIl y a en réalité derrière cela un conflit entre roleou être écoutés. Pour Loïc Blondiaux, différents projets politiques : la démocratie ils désirent avant tout pouvoir s’exprimer. participative, par essence conflictuelle ; Et même si leur demande n’est pas vérila démocratie délibérative, qui cherche à tablement prise en compte, mais qu’un produire de bonnes décisions, plus légi- effort a été fait pour que chaque point de times et rationnelles ; enfin un projet de vue s’exprime, ils respecteront davantage fabrication du consentement, qui entend le schéma. Certes, ils continueront à défaire adhérer les citoyens à des proposi- fendreleur cause, mais auront moins de tions qu’ils n’ont pas contribué à élaborer. risque d’être violents que si on les prend Et selon les dispositifs mis en place, ces pour des imbéciles. projets sont plus ou moins à l’œuvre. On voit ici la fragilité mais aussi la légitimité du débat public, au regard de la relative 11 C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 Études de cas F rançoise Bellanger, de Communi- cation publique, a introduit la deuxième partie du colloque, consacrée à l’exposition de cinq études de cas et de quatre ateliers. Ces exemples, variés et de différents domaines, traitent de l’apprentissage du débat, lequel est loin d’être évident. « Parcours migratoire », proposé par l’IRD, et le jeu « Jouer à débattre » initient les lycéens au débat. CEA Sphère est un site intranet mis en place pour les salariés du CEA. Les échanges citoyens/chercheurs sont illustrés par « Les Cafés du gène » et le cycle de conférences « Santé en questions ». Le programme « Fin de la faim » donne la parole aux jeunes. La difficulté d’organiser des débats sur des sujets ayant un impact sur la société et l’environnement est montrée par l’étude « PICASO ALTERNATIVES », consacrée aux méthodesalternatives à l’expérimentation animale, l’expérience Cigéo, sur l’enfouissement des déchets radioactifs, et la mise en place de l’Observatoire de la biologie de synthèse, lieu de réflexion et de questionnements sur ce domaine de recherche émergeant. Autant d’exemples pour dire que face aux difficultés du débat public, il devient essentiel de trouver de nouvelles formes d’échange. « Parcours migratoires », initier les lycéens au débat de société L’objectif de Parcours migratoires, dispositif pédagogique mis en œuvre par l’IRD en 2012/2013, était d’inviter des lycéens français, tunisiens et marocains à utiliser les méthodes des chercheurs en C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 12 sciences sociales et humaines pour appréhender des questions de société sensibles et complexes (ici les migrations). Marie-Lise Sabrié, directrice de la communication de l'IRD explique qu'il s'agissait de leur apprendre à débattre de manière informée sur ce sujet, loin des discours soit stigmatisants, soit compassionnels des médias, des politiques ou de leur entourage. Raphaëlle Nisin, chargée de médiation avec les jeunes, décrit le dispositif. La première étape a été de coordonner 11 clubs sciences (5 au Maroc et en Tunisie, 6 en région PACA) dont la mission était de répondre à la question : « Comment les migrants vivent-ils dans les villes méditerranéennes ? ». Utilisant la démarche des chercheurs en sciences sociales, ces groupes, par des entretiens avec des migrants rencontrés dans leur environnement proche, devaient réaliser des dossiers de recherche multimédias, rendus ensuite visibles sur un site internet. Pour clore le projet, en mai 2013, les 300 participants ont été réunis à Marseille afin de présenter leurs travaux. De jeunes marocains se sont intéressés à la question des migrants saisonniers en France et en Espagne ; d’autres à l’insertion professionnelle de Chinois ; des Tunisiens à celle de Subsahariens ; des Français aux migrations tunisiennes et italiennes à Marseille. (Voir http://www.jeunes.ird.fr/ parcours-migratoires/) En France certains enseignants ont observédes réticences de la part des élèves, renvoyés pour certains à leur propre parcours. Au Maroc et en Tunisie, l’entrée dans le projet a en revanche été facilitée par la perspective de venir à Marseille et par le fait que les jeunes travaillaient dans le cadre de clubs extra-scolaires. Dans tous les groupes, au fur et à mesure des « sorties sur le terrain » et des entretiens auprès de migrants, l’intérêt pour la démarche s’est développé. Au final, le projet a profité autant aux jeunes qu’aux chercheurs. Les premiers se sont approprié la démarche scientifique pour aller au-delà des idées reçues sur les migrants, les seconds se sont nourris des travaux des jeunes et de leurs interrogations. Les migrations sont un thème fort à l’IRD, le travail des jeunes s’inscrivait donc dans une problématique de recherche plus large. Le colloque à Marseille a lui été jugé indispensable pour susciter le débat d’idées entre les jeunes et leur donner la parole. « CEASPHERE » un outil intranet pour se préparer au débat CEA Sphère est un site intranet lancé en jan- vier 2013 à l’intention des salariés du CEA. Cet outil de communication interne est né à l’occasion du débat national sur la transition énergétique, piloté par le ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, qui doit aboutir à un projet de loi sur la transition énergétique. Il concerne donc directement le CEA. CEA Sphère répond à la nécessité d’informer les salariés en interne sur l’actualité du débat et ses enjeux. L’ambition est de partager l’information, d’améliorer l’expertise collective (entre ceux qui travaillent sur l’énergie nucléaire et ceux qui travaillent sur les énergies alternatives), et de préparer chacun à prendre sa place dans le débat. L’intranet correspond aux formes de discussions citoyennes présentes sur le web et permet d’établir un trait d’union entre les différents pôles du CEA. Ce n’est pas un site pour débattre du débat ou de son organisation, pas non plus un site de défense d’une énergie en particulier, ni de propositions au gouvernement. Les 18 000 salariés peuvent publier une analyse, commenter les articles et mettre à disposition des documents. L’utilisation de pseudonymes a été autorisée. CEA Sphère est le premier espace collaboratif mis en place par le CEA sans régulation préalable. Il a été monté en 8 semaines (déploiement technique, premiers contenus…), l’objectif étant d’ouvrir avant le lancement du débat national. Le bilan est en demi-teinte, juge Céline Gaiffier, chef du service communication interne du CEA. En dix mois, le site comptabilise 2 100 visiteurs uniques, 1,7 million de pages vues et 250 publications par les salariés. Les personnes ont posté sous leur véritable identité, le webmaster n’a pas eu à jouer les modérateurs. L’aspect négatif c’est qu’une fois satisfaite une curiosité initiale avec un premier flot de contributions, les interactions ont été limitées. Après des commentaires d’un haut niveau d’expertise, il est difficile de débattre, même pour des scientifiques. Une façon de faire évoluer le dialogue entre experts et moins experts serait de donner aux salariés la possibilité de réagir grâce à un bouton « j’aime », « je recommande ». Il y a en tout cas une maturité pour aller vers ce genre d’outil, les gens savent se l’approprier. « PICASO Alternatives », identifier et prendre en compte les demandes sociétales préalablement au débat, le rôle du facilitateur S’insérant dans le programme Repère, conduit par le ministère chargé de l’écologie, PICASO ALTERNATIVES est un programme qui prend en compte les attentessociétales pour la mise en œuvre de méthodes alternatives à l’expérimentation animale dans les domaines de la santé et de l’environnement. Il existe sur ce sujet controversé un blocage entre les scientifiques et les associations, explique Ginette Vastel, directrice de la communication de l’Ineris. L’idée était donc de partager avec des associations un savoir scientifique, afin qu’elles deviennent des passeurs de savoir auprès de la société et des relais d’opinion. Dans ce projet, la sociologue et consultante en sociologie de l’environnement Bernadette de Vanssay a joué le rôle de facilitateur (tiers-veilleur). Ce dernier analyse Repère est une plate-forme de dialogue qui cherche à faire participer des associations à des phases d’élaboration de connaissances : prioriser les enjeux de la recherche, mobiliser des connaissances pour l’expertise. L’Ineris travaille depuis plusieurs années avec des associations sur des programmes concernant notamment la hiérarchisation des substances dites préoccupantes. Dans le cadre de PICASO ALTERNATIVES, un inventaire scientifique des programmes de rechercheet des procédures de validation et de réglementation a été fait. Les attentes sociétales ont été identifiées. À partir de là, un questionnaire a été élaboré pour voir quelles étaient les attentes des gens concernant la sécurité des produits et leur degré de confiance. 2 300 personnes ont répondu ; les deux tiers d’entre elles n’appartiennent ni à un réseau scientifique, ni à un mouvement militant ou associatif. 13 C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 les échanges entre les acteurs et les caractérise ; il permet à partir de « reformulations » des propos échangés de faire fonctionner le dialogue scientifiques/associations et de favoriser les transferts de connaissance. Il met à jour les positionnements (chevalier blanc, lanceurs d’alerte, justiciers) des associations face aux scientifiques. Il met également en évidence les représentations mentales de chacun, concernant le sujet traité, le rôle de chaque partenaire au sein du groupe et la façon dont il est perçu par l’élément dominant, l’Ineris dans le cas présent. La démarche PICASO s’attelle à une thématique compliquée et controversée. Moralement tout le monde se déclare opposé à l’expérimentation animale, y compris les scientifiques, qui culpabilisent parfois face à la nécessité d’y avoir recours pour des raisons de sécurité. La controverse sur ce thème est intense dans un contexte médiatique difficile, fait « d’affaires » sanitaires (affaires Séralini, du Médiator…). La relation associatifs/scientifiques est rendue difficile du fait des vocabulaires utilisés (trop techniques pour les uns, inappropriés pour les autres), d’où des crispations (images négatives réciproques) et une difficulté à s’écouter. De part et d’autre, les demandes apparaissent hétérogènes : l’objectif des chercheurs est d’assurer la sécurité des produits, tandis que chaque association se positionne, de façon souvent dogmatique, par rapport à ses objectifs spécifiques (impacts environnementaux, souffrance animale, droit des consommateurs…). Le facilitateur essaie de formaliser un consensus provisoire autourd’un objectif positif : l’aboutissement du projet. Le programme PICASO a permis l’inventaire de différents courants de l’opinion publique sur une question controversée et la co-construction d’un questionnaire, dont les résultats permettent de définir la population cible des futures campagnes d’information de l’Inéris. Les deux tiers des répondants, non militants, savent qu’un contrôle sur l’expérimentation animale est nécessaire mais admettent qu’on la pratique en l’absence de méthodes alternatives validées. Les associations ont pris conscience de la transparence des processus auxquels elles ont participé. Les partenaires ont été valorisés. Suivre et mettre en débat un domaine de recherche émergent L’Observatoire de la biologie de synthèse est un outil au service du dialogue science société, créé à la demande du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche. En 2009, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche inscrit la biologie de synthèse comme priorité de recherche dans la Stratégie nationale de recherche et d’innovation, et commande à l’Ifris (Institut francilien recherche innovation société) une étude sur les conditions de mise en place d’un dialogue avec la sociétésur ses enjeux. Cette étude préconise la création de l’Observatoire comme première étape d’un processus en trois phases. Hébergé au CNAM depuis son installation en janvier 2012, il est doté d’une cellule de coordination et d’un conseil d’orientation pluraliste composé de biologistes, chercheurs en sciences humaines et sociales, industriels, associatifs, experts en bioéthique, réglementation, médiation… Lieu de réflexion collective et d’analyse des enjeux, il a pour mission de réaliser une cartographie du paysage de la biologie de synthèse (acteurs, activités, financements, parties prenantes…) et de suivre les débats suscités par ce domaine émergent. La deuxième phase du processus est la mise en place d’un Forum. C’est une étape importante complexifiée par un contexte de grande défiance à l’égard des initiatives de débats publics sur les questions scientifiques et techniques. La première conférence-débat du Forum a été interrompue par des opposants qui rejettent toute idée de débat avec un acteur institutionnel. Aussi, il est aujourd’hui nécessaire La biologie de synthèse est apparue au début des années 2000 aux ÉtatsUnis. Profondément interdisciplinaire, elle s’inscrit dans le continuum de la biologie moléculaire, du génie génétique et de la biologie des systèmes, et allie les techniques de l’ADN recombinant, la chimie, les techniques de l’ingénieur et de la modélisation informatique. Sa définition et son statut restent toutefois en débat, l’ensemble de la communauté scientifique ne s’accordant pas sur ses objectifs et ses contours. Cette discipline induit une nouvelle manière de penser la biologie et de manipuler le vivant, susceptible de se décliner dans de nombreux domaines d’applications : santé, environnement, agroalimentaire, énergie, chimie, défense… Ce qui engendre des questionnements éthiques, économiques, sociaux, philosophiques, juridiques et sécuritaires, qu’il est nécessaire d’envisager et de mettre en débat en amont des principaux développements du domaine. C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 14 de penser de nouvelles formes de débats en s’appuyant sur des supports et vecteur variés et en tenant compte de la diversité des publics, afin de permettre un dialogue ouvert, pluriel et équilibré. par l’ensemble, et représente un danger à très long terme. Il faut donc protéger l’homme et l’environnement pour au moins un million d’années. C’est l’objectif du projet Cigéo. Cette démarche, qui s’appuie sur un collectif pluraliste, soudé autour des valeurs et objectifs de l’Observatoire, présente l’intérêt d’être expérimentale et ainsi de pouvoir s’adapter au contexte dans lequel elle s’inscrit. Selon un journaliste présent, les opposants utilisent la stratégie du blocage car le débat constitue aux yeux des associations un moyen d’acceptation sociale. Solène Margerit, coordinatrice-adjointe de l’Observatoire, reconnaît que dans le passé des débats publics ont été menés alors que la plupart des orientations stratégiques et financières avaient déjà été prises, mais ce n’est pas le cas de la démarche entreprise avec la création de l’Observatoire, qui intervient en amont des développements majeurs de la biologie de synthèse. (http://biologie-synthese.cnam.fr/) L’installation Cigéo, si elle est autorisée, serait construite dans l’Est de la France, à 500 m de profondeur, dans une couche argileuse de plus de 140 mètres d’épaisseur. Des études sont menées depuis plusieurs décennies. Après une phase qui a conduit à un moratoire à la fin des années 1980, le sujet a été pris en main par le Parlement, qui a voté une loi spécifique en 1991. En 2005-2006, au bout de quinze années de recherche, un bilan, des évaluations et un premier débat public ont contribué à la préparation d’une nouvelle loi sur la gestion des déchets radioactifs, la loi du 28 juin 2006. Cette dernière retient le stockage comme solution de gestion à long terme des déchets les plus radioactifs et demande à l’Andra de travailler à la création du centre de stockage. Le débat public organisé en 2013 porte sur le projet d’installation que l’Andra souhaite implanter dans l’Est de la France. Cigéo, le débat public sur des applications scientifiques à impact sur la société La dernière étude de cas est consacrée à Cigéo, un projet de stockage en profondeur de déchets radioactifs qui fait en 2013 l’objet d’un débat public. Le problème est concret, il y a déjà en France 1,32 million de m3 de déchets radioactifs, la plupart sont pris en charge dans les centres de stockage de l’Andra (dans la Manche et dans l’Aube). Une infime partie d’entre eux (3 % du volume total) concentre 99 % de la radioactivité émise La demande faite à un territoire d’accepter un tel projet n’est pas uniquement celle d’un maître d’ouvrage, mais celle de la société, laquelle doit assumer le fait que ces déchets existent et qu’il faut s’en occuper, afin de ne pas en reporter la responsabilité sur les générations futures. L’Andra, qui est un établissement public placé sous la responsabilité de trois ministères, doit faire connaître et comprendre son action. Elle doit aussi rassurer le public : tout est mis en œuvre pour protéger durablement les hommes et l’environnement. C’est un sujet complexe, à la frontière du politique et du technique, qui par le passé 15 Sur le débat public Cigéo, organisé par la Commission nationale du débat public (CNDP), Sébastien Farin précise que l’Andra est dans une période de réserve. Il indique brièvement les différentes modalités de débat mises en œuvre par la CNDP suite à l’annulation des réunions publiques : questions, avis, contributions, cahiers d’acteurs et débats contradictoires diffusés en direct sur Internet (http://www.debatpublic-cigeo.org/). était souvent réservé aux seuls experts. Et il est très difficile d’en débattre sereinement, car il est fortement connecté au nucléaire. Pourtant, qu’il soit décidé ou non de poursuivre ce mode de production d’énergie, il faut ou faudra assurer la gestion des déchets produits ! Les éléments positifs sont l’engagement du Parlement, qui décide et respecte des échéances régulières, la présentation régulière du sujet au public (débats et enquêtes publics) et la possibilité pour l’Andra d’allerau contact des parties prenantes locales et nationales : élus, acteurs économiques, ONG, riverains… Ainsi, l’Andra organise ou participe à de multiples rencontres chaque année et ouvre ses sites au public (plus de 100 000 visiteurs en quinze ans sur le site du Laboratoire souterrain de l’Andra). Un effort important est d’ailleurs fait par les ingénieurs et scientifiques de l’Andra pour s’investir pleinement dans cette démarche de dialogue. Pour terminer, Sébastien Farin, chef de projet débat public à la direction de la communication de l’Andra, souligne le rôle essentiel que peuvent jouer les médiateurs scientifiques dans l’explication ou la présentation de sujets scientifiques et techniques complexes et sociétaux. ■ C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 Perspectives Ateliers Pendant la pause déjeuner, quatre ateliers ont été proposés pour illustrer différents types d’échanges entre scientifiques et citoyens : « Les cafés du gène » organisés par Genopole®, permettent la rencontre entre des citoyens et des scientifiques dans des lieux conviviaux. Sur un sujet en lien avec la génétique et les biotechnologies, autour d’une collation, le public est invité à interagir avec les intervenants, dans une ambiance de discussion ouverte permettant d’aborder toutes les questions des participants. (http://www.genopole.fr/LesCafes-du-Gene-definition.html) Santé en questions est un cycle de conférences citoyennes qui associe l’Inserm, Universcience et les régions. Ces conférences sont l’occasion d’un regard croisé entre médecins, chercheurs de l’Inserm et associations de malades sur des questions de santé et de recherche. En fin d’année, elles sont synthétisées dans un fascicule envoyé aux parlementaires. (http://www.cite-sciences.fr/fr/cite-de-la-sante/ contenu/c/1248129679690/conferences-sante-en-questions/) Jouer à débattre est un jeu de rôle créé par l’association l’Arbre des connaissances, en partenariat avec l'Inserm et le ministère de la Culture et de la Communication, à destination des 15-19 ans. Joué en classe ou en médiathèque, il initie les lycéens au débat et leur permet de s’emparer d’une question scientifique d’actualité dans toute sa complexité. (http://www.jeudebat.com/) « Fin de la faim en 2050 ? » est un colloque sur les crises alimentaires organisé les 11 et 12 mai 2012 à la Villette. Des lycéens et des étudiants ont été invités à participer en qualité d’intervenants, ils ont proposé dix recommandations pour résoudre le problème de la sécurité alimentaire mondiale à l’échéance 2050. (http://www.citesciences.fr/fr/conferences-du-college/programme/c/1248126719688//p/1248108924842/) C ommuniquer la science par le d é bat • 1 8 o ct o bre 2 0 1 3 16 E n préambule de son intervention, Marie-Françoise Chevallier-Le Guyader, directrice de l’Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST), a rappelé que ce dernier avait une mission d’animation du débat public autour du progrès scientifique et de son impact dans la société. (http://www. ihest.fr/) Historiquement, la science s’est peu à peu ouverte à la délibération et à la discussion. Au cours du xxe siècle, il est apparu qu’elle était exposée à l’incertitude, qu’elle n’évoluait pas en marge de la société et que les choix de programmation scientifique engageaient la question du bien vivre collectif. D’où la nécessité de la mettre en débat. L’intérêt porté au débat public est le signe d’un attachement aux valeurs de la démocratie, régime qui consiste à donner une visibilité aux conflits et à trouver des procédures pour les arbitrer. Le débat n’est ni la controverse, ni la polémique. Le débat n’est ni la controverse, ni la polémique. Selon le philosophe Heinz Wismann, la polémique tend à disqualifier le sujet qui discute. La controverse est centrée sur l’objet, elle s’installe lorsqu’il y a affrontement sur les prédicats de l’objet en débat. Le débat, lui, suppose un sujet qualifié et reconnu pour discuter. Ce qui en fait l’instrument le plus approprié pour la constitution d’un sens commun. On attendde lui qu’il forme l’opinion, facilite le décentrement des points de vue et expérimente la démarche d’universalisation sans laquelle il n’y a ni morale, ni politique. Pour autant, un débat public ne s’improvise pas. Il doit être organisé et appeler à en matière de débat public d’après les travaux de l’IHEST partager la science, c’est-à-dire partager les langages spécialisés des sciences. Il n’y a plus une culture scientifique, mais des cultures éclatées, qui rendent impératif un effort de traduction. La médiation par la presse joue ici un rôle majeur. Mais la politisation des discours scientifiques et la défiance du public placent régulièrement le journaliste dans une position délicate. Il est indispensable de renforcer les passerelles pour valoriser ces « passeurs » de science. On assiste aujourd’hui à l’apparition d’un nouvel acteur : les marchands de doute. Le débat public met en lumière la discordance entre exigence démocratique et prise de décision, jeu d’acteurs et jeu de valeurs. Il révèle les différentes demandes : politique, juridique, journalistique ou scientifique. En outre, on assiste aujour d’hui à l’apparition d’un nouvel acteur : les marchands de doute. Un doute instillé, orchestré, qui utilise notre illettrisme scientifique pour se répandre. Il infiltre de nombreux débats, tel celui sur le changement climatique. Autre fait marquant : la mise en cause de plus en plus fréquente de l’expert, dans un contexte où les sciences ne sont plus perçues comme pourvoyeuses de certitudes, ni la technique comme source de sécurité. Pourtant l’expertise a une valeurfondamentale de par son analyse du réel en dehors du champ des valeurs et des jeux d’acteurs. Cette remise en cause inquiète, comme en atteste cet appel de MM. Badinter, Chevènement, Jupé et Rocard publié dans le journal Libération du 14 octobre 2013 : « Il est indispensable que les scientifiques et ingénieurs puissent s’exprimer, être écoutés dans leur rôle d’expertise, l’existence même de la démocratie est menacée si elle n’est plus capable d’entendre les expertises, même contraires à la pensée dominante. » La force d’un bon débat public est d’affronter une diversité de points de vue : il élargit l’ensemble des idées et des informations, dégage les bons arguments des mauvais, construit un consensus autour de la solution la meilleure, sinon la plus raisonnable. Les exigences du débat imposent, par ailleurs, au scientifique d’être en capacité de vulgariser ses travaux et forméà la prise de parole. Autre dimension essentielle : pour instaurer la confiance et permettre des interactions constructives entre les acteurs, il faut s’inscrire dans la durée. Le sociologue Cyril Lemieux parle de stratégies de confinement et de déconfinement caractéristiques de la temporalité d’une controverse. Cette dernière se confine en restant sous le contrôle des pairs, de la communauté scientifique, ou se déconfine, sous la forme d’une crise notamment , lorsque des controversistes ont recours à des forces extérieures à la communauté (aux médias, bien souvent). Il faut du temps pour éclairer les rapports de force à l’œuvre dans un débat. S’inscrire dans la durée suppose aussi d’impliquer le public très en amont des processus d’innovation, à mesure que des questions nouvelles surgissent, afin qu’il participe à l’élaboration des politiques publiques . Il est également nécessaire de développer des points de rencontre, à l’instar des comités locaux d’information et de suivi (CLIS) sur la gestion des déchets radioactifs qui maillent le territoire. Ces nœuds visent à constituer un espace 17 de dialogue où l’accord est possible, en invitant les citoyens usagers de l’environnement à parler de leur expertise et en offrant une formation scientifique pour guider les observations sur une base de méthodologie commune. La science se politise en cas de conflit sur les enjeux sociétaux qu’elle implique, et se dépolitise pour retrouver son isolement lorsque les conflits sont résolus. En conclusion, Marie-Françoise ChevallierLe Guyader évoque l’analyse du philosophe Bertrand Russell selon laquelleles bouleversements qui touchent les sociétés développées reflètent le passage de la science comme connaissance à la science comme pouvoir. Ces pouvoirs sont extraordinaires, mais la société sait mal accompagner l’émergence des technologies. C’est là que le débat public intervient. La science se politise en cas de conflit sur les enjeux sociétaux qu’elle implique, et se dépolitise pour retrouver son isolement lorsque les conflits sont résolus. Le public se construit en lien avec le débat et développe une réelle capacité à analyser le discours scientifique et à évaluer les experts. ■ C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 Table ronde La table ronde, qui proposait de réfléchir à la manière de faire dialoguer scientifiques et citoyens, a réuni Michel Alberganti, journaliste scientifique et producteur de l’émission « Science publique » sur France Culture ; Michel Callon, professeur de sociologie à l’école des mines de Paris ; Dominique Donnet-Kamel, responsable de la mission Inserm-associations de malades ; et Étienne Klein, physicien, philosophe des sciences et directeur de recherche au CEA. E n guise de constat, Dominique Donnet-Kamel a parlé de son expérience. Responsable du service de presse et de la communication de l’Inserm pendant plus de dix ans, elle a eu à gérer les controverses à propos du sida et du prion. En 1995, elle découvre au Danemark les conférences publiques de consensus, sorte de débats citoyens organisés par l’équivalent de l’OPECST. Le gouvernement danois permet ainsi à des citoyens de prendre connaissance d’un sujet, de s’informer, se former, questionner des experts et, au bout du compte, donner leur avis. Elle écrit un rapport, et en 1997 l’OPECST est saisi par le gouvernement Jospin pour mettre en place une conférence de consensus sur les OGM. Dominique Donnet-Kamel est nommée au comité de pilotage. Le sujet est compliqué, vaste, concernant à la fois la santé et l’agriculture. Et c’est justement la montée en compétences du jury citoyen qui a cerné l’ensemble du problème. L’avis qu’il a rendu reste, vingt ans après, parfaitement pertinent. En revanche, les scientifiques de la conférence citoyenne ont été décontenancés. Malheureusement l’OPECST n’a pas poursuivi cette voie, qui apportait pourtant la preuve que des décisions peuvent être éclairées par un avis de citoyens. Néanmoins une dynamique de débat s’est enclenchée. En 1998 ont lieu les états généraux de la santé, qui consacrent le rôle des associations de malades, devenu très important au début de la lutte contre le sida et dans le domaine de la génétique avec le Téléthon. Une loi est votée sur le droit des malades et la représentation des associations de malades. Par la suite, confrontée à un problème de santé dans sa famille, Dominique Donnet-Kamel mesure la richesse de ces associations de malades et convainc le directeur général de l’Inserm que l’institut devrait les prendre en compte. Aujourd’hui l’Inserm regroupe 400 associations partenaires qui ont un intérêt pour la recherche. Pour construire ce réseau, l’Inserm s’est appuyé sur les recherchesen sciences sociales. F aisant le bilan des expériences passées, Michel Callon estime que le modèle du dialogue qu’on veut substituer à celui de l’information, encore trop prégnant, souffre de certaines limites. La première est qu’il est davantage conçu comme une technique de gouvernement, une injonction à débattre et participer, que comme une véritable consultation et un élargissement des processus politiques. L’autre limite est celle de l’absence totale des sciences sociales dans l’ensemble des débats. Elles sont sollicitées pour aider à l’organisation des débats, mais les connaissances qu’elles produisent sont rarement soumises à discussion, alors qu’elles sont des technosciences comme les autres ! La dernière limite vient de ce que l’on s’appuie toujours sur un même C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 18 répertoire de base pour identifier et définir les acteurs du débat : les scientifiques, les citoyens et les politiques. En mobilisant ces catégories très générales, on aboutit souvent à des discussions déconnectées des problèmes concrets ; cela finit par être contre-productif. Pour entrer dans le débat, il faut de la passion et de la curiosité. Le modèle du dialogue offre tout de même des points positifs qui doivent être pris en compte pour l’avenir. Ces débats, à condition qu’ils soient ouverts et bien organisés, peuvent en effet faire apparaître, au-delà des catégories habituelles, la grande diversité des acteurs concernés par le sujet. On constate par exemple que les scientifiques, lorsqu’ils s’éloignent de leur étroit domaine de compétences, se transforment en véritables profanes vis-àvis de certains de leurs collègues ; il faut donc accepter de ne plus parler de « la science », des « scientifiques » ou de « la communauté scientifique ». Il en va de même pour la notion de public, de celle d’usager, de profane, ou d’amateur… Toutes ces catégories, les expériences passées l’ont montré, doivent être déconstruites en fonction des sujets mis en débat. On a appris qu’il était préférable d’utiliser la notion de « groupe concerné » empruntée à Dewey. Le qualificatif « concerné » souligne que, pour entrer dans le débat, il faut de la passion et de la curiosité. Mais ce ne sont pas les seuls motifs qui poussent à s’engager dans une consultation : ce peut être la crainte, le ressentiment parfois, mais également la volonté de guérir, de trouver des solutions à un problème environnemental. Le débat doit faire apparaître les problèmes… et les solutions, ce qui impose un inventaire des groupes concernés et l’abandon de catégories attrape-tout comme celle de grand public ou de communauté scientifique. Un des enseignements des années précédentes est que, derrière les débats qui sont structurés autour de ces grands groupes (public, scientifiques, décideurs), se cache une multitude de petits débats, qui constituent autant de sites souvent dissociés les uns des autres, où des questions spécifiques sont posées et où les techniques sont problématisées de manière singulière ; c’est cette diversité et cette fragmentation qui doivent être préservées et restituées, de manière à éviter les affrontements manichéens dont il est impossible de sortir. La technologie et ses applications sont peut-être devenues l’impensé du politique. P our Étienne Klein, l’idée de débat public est constamment promue, revendiquée, et assez souvent organisée. On peut en critiquer la forme, mais personne ne dit qu’il faudrait cesser d’en faire. Pourtant, lui-même n’a jamais assisté à un débat publicvraiment réussi, qu’il soit organisé ou spontané. Le débat national sur les nanotechnologies s’est très mal passé et a été rapidement interrompu par des opposants. Les 18 réunions publiques prévues sur le territoire n’ont attiré au total que 3 000 personnes, dont beaucoup étaient des opposants. Et à l’issue des débats, le pourcentage de Français qui disaient connaître les nanotechnologies avait à peine varié et était resté très faible (de l’ordre de 5 %). Ça n’a donc eu pratiquement aucun effet sociétal ! La technologie et ses applications sont peut-être devenues l’impensédu politique. Durant la campagne présidentielle, personne n’en a reparlé, et pendant le débat public luimême, aucun parti politique ne s’est vraiment exprimé sur cette question des nanosciences autrementqu’en émettant des avis lénifiants. En revanche, durant cette même période, il n’est pas un élu qui n’ait donné son opinion à propos du voile islamique. Or la loi sur le voile aura sans doute moins de conséquences sur la vie des gens qu’en aurontles nanotechnologies. À partir du moment où notre société semble renoncer à expliquer, il est difficile de trouver l’amorce d’un débat public raisonnable. Tout le monde est d’accord pour démocratiser les savoirs, mais qu’est-ce que cela signifie ? Et comment fait-on cela ? Dans beaucoup de domaines, les scientifiques sont médiatiquement débordés par des discours plus simples que les leurs, tenus par d’autres. Appeler le boson de Higgs « la particule de dieu », cela permet de ne pas expliquer le statut qu’a cette particule en physique. Or à partir du moment où notre société semble renoncer à expliquer, il est difficile de trouver l’amorce d’un débat public raisonnable. Pourtant des scientifiques font des efforts pour vulgariser, vont dans les lycées, mais il y 19 a moins d’étudiants en sciences qu’avant. Comment l’expliquer ? Pourquoi le droit de savoir, qui est parfaitement légitime, ne se métabolise-t-il pas en désir de connaissances ? L’autre question est celle de la peur. Toutes les peurs ne sont pas irrationnelles. Face à la haute montagne et ses dangers, il est normal d’avoir peur. La bonne attitude est alors soit de renoncer (on annule le risque), soit d’apprendre les lois de la haute montagne (on réduit le risque). La peur, légitime, enclenche un mécanisme d’appropriation, lequel est malheureusement très peu présent sur les questions technologiques. Enfin se pose le problème du relativisme. Le philosophe Bernard Williams montre que les sociétés post-modernes sont traversées par deux courants de pensée, qui normalement devraient s’annuler mutuel lement, mais qui dans les faits se fécondent l’un l’autre. Le premier est le désir de véra cité : le public ne veut pas être dupe. Si tout un groupe raconte la même histoire, il se demandera si ce discours n’est pas lié à l’intérêt du groupe. Ainsi en fut-il de la controverse sur le changement climatique. La position extrême de ce courant, c’est la théorie du complot. En démocratie, la suspicion à l’égard des élites et des experts est légitime, mais ce désir de véracité, par le processus critique qu’il engendre, vient défaire l’idée qu’il y aurait des vérités assurées et donc alimente le déni de vérité. Et paradoxalement cela enclenche des formes de relativisme. A quoi ce désir de véracité pourra bien servir si on ne croit plus à la vérité ? La position ultime, visible chez certains étudiants, est que toute connaissance est une croyance. Or si toute connaissance est une croyance, pourquoi y aurait-il débat public ? Pourquoi apprendre la théorie de la relativité, si elle n’est qu’une construction purement sociale ? C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 Il reste une grande diversité de dispositifs à imaginer et à tester. M ichel Callon estime pour sa part que ce qui a été dit ici du débat touche à une conception très étroite, en gros celle de la commission nationale du débat public (CNDP). Les procédures mises en œuvre par cette commission ont été conçues pour débattre de l’installation de grandes infrastructures, et non pas pour parler de contenus scientifiques ou pour débattre des technosciences. Elles ne sont donc pas adaptées. La conférence de citoyens semble déjà mieux correspondre au cahier des charges. Mais il reste une grande diversité de dispositifs à imaginer et à tester. Ceux qui ont promu le recours aux dispositifs de consultation pensaient que ces débats étaient une façon de rétablir la confiance entre le public et les scientifiques. En effet pour créer ces relations de confiance, il semble exister deux stratégies envisageables. La première, qui est celle à laquelle on a eu le plus souvent recours depuisle xixe siècle, est l’instruction : en formant les gens, on espère qu’ils comprendront mieux les enjeux des sciences et des techniques et qu’ils seront plus ouverts aux réalisations qu’elles permettent et promettent. Ce n’est malheureusement pas si simple : de nombreux exemples montrent que plus on est informé plus on est défiant. La seconde stratégie qui a été tentée est celle de la participation. Et ce qu’on a appris, c’est que la participation en général ne suffit pas. S’agissant des technosciences, la participation qui permettra de sortir du dilemme confiance/défiance est une participation dans laquelle les groupes concernés peuvent s’engager dans le processus d’investigation lui-même et dans la discussion des preuves. Ce n’est pas la question de la vérité qui est en cause dans ces investigations, c’est à la fois la question du choix des problèmes étudiés et celle de la robustesse des faits établis et du caractère convaincant des preuves apportées. La démonstration que la preuve des affirmations qui sont avancées a été faite devientde plus en plus compliquée, parce qu’il y a de plus en plus de simulations et de modélisations. Lorsqu’on s’intéresse au climat ou à une nouvelle stratégie thérapeutique, on doit prendre en considération quantité d’éléments, sur lesquels pèsent de fortes incertitudes, pour parvenir in fine à des énoncés très simples qui permettent l’action (la hausse de la température est due à l’homme ; telle molécule administrée de telle ou telle manière guérit). Pour que ces énoncés soient convaincants, il faut que d’une manière ou d’une autre soient associés à leur élaboration tous ceux qui sont concernés par les actions qui seront entreprises. Les recherches sur le climat ou celles sur les bienfaits d’une thérapie organisent ainsi des votes pour apprécier la force de conviction des énoncés produits. Ce n’est pas pour autant que ce n’est pas de la science ! Et ça ne signifie pas pour autant qu’on est relativiste ; cela signifie que pour être convaincu il faut pondérer tout un ensemble d’éléments différents. Cette C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 20 pondération dépend des groupes concernés et des effets que l’on anticipe. Sans un minimum de culture scientifique dans le public, on ne débat pas de science, on débat d’autre chose. M ichel Alberganti prend l’exemple d’un des débats les plus anciens : celui sur les OGM. Il est aujourd’hui bloqué, en France, entre les pour et les contre. Aucune solution ne fait consensus. Les débats ne font pas avancer la réflexion. Le problème réside dans le fait que la culture scientifique n’est pas entretenue par les médias, ni par personne d’ailleurs. Les hommes politiques n’ont pas de culture scientifique. La science est exclue des campagnes électorales. Les dirigeants de la presse écrite comme audiovisuelle ont en général une formation littéraire, ce qui a un impact sur la façon dont la science est traitée dans les médias. Ces intermédiaires, ne partageant pas la culture scientifique, imaginent mal l’appétit pour la science qui existe dans le public et qu’on mesure à chaque fois qu’une émission scientifique est créée. Sans un minimum de culture scientifique dans le public, on ne débat pas de science, on débat d’autre chose. C’est un préalable. Si on augmentait la dose de science dans la communication en général, cela augmenterait sensiblement le niveaude culture scientifique, et ensuite les débats pourraient avoir lieu. Concernant le rôle du journaliste, Michel Alberganti considère qu’il ne peut pas être totalement neutre. L’objectivité n’existe pas. On peut en revanche organiser des débats contradictoires quand il y a matière à contradiction. Des résultats scientifiques qui laissent la place à de l’incertitude et s’expriment en termes de probabilité sont, par ailleurs, très difficiles à faire passer auprèsdu public. Celui-ci, et plus encore les politiques, attend des certitudes, que le scientifique dise si une chose est dangereuse ou pas, ce qui va se produire, etc. Or la science est souvent incapable de répondre à cette attente. Le rôle du journaliste est d’apporter un maximum d’infor mations sur ce qu’on sait aujourd’hui du réchauffement climatique ou des nanotechnologies, sans a priori ; cependant certains ont tendance à devenir militants. estiment que c’est en travaillant avec eux qu’elles feront progresser les choses. Elles offrent peu à peu, à côté de la presse, une médiation en direction des parents et des malades, diffusant une information de grande qualité. Car à travers ce dialogue permanent avec les chercheurs, se construit une forme de connaissance académique, qui permet de maîtriser les concepts et le vocabulaire. Et les associations s’aperçoivent que le savoir académique a parfois des lacunes, que les chercheurs ne sont pas tous d’accord entre eux, que l’évolution des connaissances se fait avec le temps, et qu’une preuve ne se résume pas au témoignage d’un médecin, le plus réputé soit-il. Petit à petit cette culture se répand. L’Inserm met des séminaires de formations en place destinées aux associations. 60 % des 400 associations partenaires de l’Inserm ont participé aux séminaires. Il ne faut pas avoir peur de travailler avec le monde associatif. peu. Or aujourd’hui, c’est l’opinion qui pilote, les sondages de personnes peu informées qui déterminent une certaine politique. La science a à voir avec la linéarité du livre, elle s’apprend. On avance dans le texte une fois qu’on a les moyens intellectuels d’avancer. Sur Internet, dès qu’on est face à une difficulté, on se disperse, on va voir ailleurs, aucune linéarité n’oblige à continuer dans cette voie. La question est de savoir comment transmettre de la connaissance dans un tel contexte. Les associations estiment que c’est en travaillant avec les chercheurs qu’elles feront progresser les choses. La science a à voir avec la linéarité du livre, elle s’apprend. Ce qui est nouveau, c’est que des groupes de scientifiques s’entourent de personnes intéressées par les sujets qu’ils traitent : il n’y a plus de scientifiques isolés. L C P es associations de malades observent, elles, une position militante et ont des raisons de se positionner ainsi, explique Dominique Donnet-Kamel. Leur motivation est de lutter contre leur maladie : sur les maladies rares, il n’existait aucune recherche ; concernant l’autisme, les familles ont compris qu’il y avait un décalage immense entre les connaissances scientifiques et les pratiques de prise en charge, elles se sont donc mobilisées pour diffuser les connaissances scientifiques. Les associations ont confiance en ce dialogue avec les scientifiques, parce qu’elles ’est effectivement une piste, relève Étienne Klein, et le mot-clé est : travail. Le débat public n’est pas l’équivalent d’un vote, où chacun dit s’il est pour ou contre. À propos du nucléaire, la question n’est pas de savoir si on est pour ou contre, mais de décider ce qu’on va faire. Si on continue, est-ce avec les mêmes réacteurs ? Des nouveaux ? Que fait-on des déchets ? Si on arrête, comment fait-on ? Quelles énergies met-on à la place ? Quid du démantèlement… ? C’est de cela qu’il faut discuter, et pour en discuter, il faut travailler ; les opinions, on s’en fiche un 21 our Michel Callon, il ne faut pas se donner des objectifs trop ambitieux. Il est normal qu’on laisse aux gens le droit de ne pas s’intéresser à la science. Vouloir à tout prix susciter la curiosité scientifique du public lui paraît une bataille perdue d’avance, qu’on livre pourtant depuis des décennies. Ce qui est nouveau, c’est que des groupes de scientifiques s’entourent de personnes intéressées par les sujets qu’ils traitent : il n’y a plus de scientifiques isolés. Chaque groupe doit s’insérer dans des communautés qui partagent la même curiosité et coproduire des connaissances. C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 L a participation active des citoyens est en train d’exploser, estime Michel Alberganti. Les astronomes ont besoin que les astronomes amateurs surveillent le ciel parce qu’ils n’y arrivent pas tout seuls. Ce principe peut se décliner auprès de différents publics, car il existe des passionnés pour à peu près tous les domaines. Et aujourd’hui, chaque citoyen peut accéder à des travaux scientifiques auxquels il ne pouvait pas avoir accès jusqu’alors. C’est une ressource énorme. La seule manière de faire du lien social avec les technosciences c’est de les rendre négociables. L ors d’un dernier échange avec la salle, Michel Callon a été invité à préciser ses critiques concernant la CNDP et les débatspublics sur les technosciences. Pour lui, cette version du débat consiste à ouvrirl’accès à qui veut et à faire l’inventaire des positions, sans s’assurer que les gens disposent d’une formation minimale ou connaissent le sujet traité. Or les objets techniques imposent des contraintes et des exigences au débat. Donc ça se transforme rapidement en happening, et on passe à côté du sujet. Tant qu’on persistera, lorsqu’il s’agit d’objets scientifiques, à recourir au débat public tel qu’il est conçu par la CNDP, on aboutira aux mêmes impasses et on prêtera le flanc aux critiques portées par des associations telles que Pièces et main-d’œuvre, qui arrivent masquées en criant : C’est une mascarade ! La seule manièrede faire du lien social avec les technosciences c’est de les rendre négociables. Or le débat public, tel qu’il est organisé, ne sait pas soumettre à la négociation l’objetlui-même. Il ne faut pas s’étonner qu’il y ait des groupes qui s’opposent au débat quand le débat organisé ne rentre pas dans le contenu des techniques. U n participant demande ensuite à Dominique Donnet-Kamel comment faire en sorte de constituer à côté de chaque scientifique un groupe d’intéressés. Elle évoque alors le réseau ScienSAs' (scientifiques séniors associations), constitué de 70 scientifiques jeunes retraités de l’Inserm et 130 associations de malades. Ces dernières sont submergées d’informations sur les dimensions scientifiques de leurs maladies, qu’elles ne parviennent ni à décrypter ni à comprendre, or elles ont une responsabilité de médiation vis-à-vis de leurs membres. Elles demandent donc aux chercheurs de les aider à faire ce travail. Tous les chercheurs n’ont cependant pas l’appétence pour travailler avec la société civile. La science n’est pas le doute. Le doute c’est la recherche. U n doctorant en sciences de l’information revient pour sa part sur les notions de vérité et de véracité, abordées par Étienne Klein. Celui-ci précise alors qu’il ne parle pas de vérité C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 22 absolue, mais de vérité en science. La science n’est pas le doute. Le doute c’est la recherche. La science a été capable de trancher des questions : nous savons que la terre n’est pas plate et que l’atome existe. Cette distinction doit être faite dans les débats publics, sinon on aboutit à l’idée que toutes les connaissances sont en fait des croyances. C’est alors la fin de la démocratie et le début de la démagogie absolue. De nombreux énoncés peuvent être rendus éloquents alors même qu’ils sont faux. ■ Conclusion En conclusion, Michel Alberganti rappelle que pour lui la culture scientifique est à la base de tout. La difficulté est d’alimenter un véritable appétit ; pourtant les gens s’intéressent aux sciences, c’est donc une question d’offre, pas de demande. Michel Callon explique que des objets scientifiques et techniques sont discutés dans des sites très différents. Et chacun de ces sites présente des interrogations et des démonstrations différentes. Il faut assurer la vitalité de ces lieux, les mettre en relation les uns avec les autres, ne pas les étouffer derrière des débats publics solennels, d’autant que les rapports de force liés aux groupes d’intérêt constitués menacent l’existence d’un grand nombre de ces sites. Michel Callon croit en cette dissémination de la recherche, une recherche qui se pose des questions sur les objets proposés. Une société idéale serait polycentrée, avec un travail de recherche distribué et des groupes concernés, chacun ayant sa manière de formuler les problèmes … et les solutions. Pour Dominique Donnet-Kamel, le débat est un excellent exercice de citoyenneté, il permet de comprendre qu’entre opinion et argument il y a une grande différence, celle de la construction de l’argument. Etienne Klein conclut en expliquant que ce qui caractérise notre postmodernité c’est que le projet technoscientifique n’est plus enchâssé dans un projet de civilisation, parce qu’un tel projet n’existe plus. Si on était d’accord pour définir une société à l’horizon 2050, on pourrait donner 23 sens aux innovations technologiques. Mais aujourd’hui elles sont jugées pour elles-mêmes et non à l’aune d’un horizon qu’on aurait configuré à l’avance et qu’elles permettraient d’atteindre. Elles ne sont plus que le symptôme d’une histoire que nous faisons sans savoir ce qu’elle est. Par ailleurs, il faudrait modifier ce climat franco-français qui voudrait que les chercheurs aient un rapport malheureux au fait de chercher. Si c’était le cas, on n’aurait jamais trouvé le boson de Higgs, dont la recherche a pris 48 ans ! En clôture des débats, Philippe Deracourt, délégué général de Communication publique, remarquait que les non scientifiques, et notamment les communicants, auraient besoin que l’on clarifie ce qui relève du débat sur la science, la recherche ou les choix technologiques. Aujourd’hui, le non débat est impossible et les faux débats de plus en plus difficiles à tenir. Nous avons aussi besoin de sincérité et de vérité. La revue Parole publique a publié en avril 2013 un baromètre sur la confiance accordée aux organismes publics. Les établissements scientifiques tels que l’Inserm et le CNRS sont crédités de 87 % de confiance, les établissements d’enseignement supérieur de 83 %, l’Etat seulement de 27 %. Il est plus facile d’organiser le débat sur la science que sur les politiques de l’emploi ! Cet atout confiance dans nos organismes scientifiques est aussi un véritable encouragement pour aller… au débat ! ■ C o m m u n i q u e r l a s c i e n c e pa r l e d é b at • 1 8 o c t o b r e 2 0 1 3 Cette quatrième édition des colloques Communiquer la science a été consacrée au débat dans son acceptation la plus large : de l’échange entre scientifiques et citoyens, lors d’une fête de la science ou d’un café des sciences, au débat public plus formalisé. Les objectifs de cette rencontre : susciter une réflexion permettant aux organismes de recherche de mieux dialoguer avec les publics et aux citoyens d’appréhender les enjeux de la recherche pour devenir acteurs du débat. Les différentes formes d’échanges ont été analysées pour les rendre plus performantes tant pour les chercheurs que pour les citoyens et pour préciser le rôle des institutions de recherche dans le cadre de démarches participatives. Le colloque s’adressait aux institutions de recherche, aux associations, aux élus, aux médias, aux citoyens qui ont pu aussi participer via Twitter : #ConnectScience. Partage et mise en commun des pratiques, discussion sur les différentes formes de débats et leur finalité…, tels ont été les enjeux de cette rencontre à laquelle 200 personnes ont participé. Placé sous l’égide de Communication publique, ce colloque a été organisé à l’initiative de plusieurs organismes de recherche – Andra, BRGM, CEA, CNRS, Genepole®, Ineris, Inserm, Institut Pasteur, IRD, Irstea – de l’IHEST, du MESR, d’Universcience, avec le concours de la Casden et la participation de Pour la science. Comité de pilotage Animé par Françoise Bellanger (Communication publique) et Aline Chabreuil (Planète Sciences), le comité de pilotage est composé de Aliette Armel (MESR), Catherine d’Astier (Inserm), Nathalie Bonin (CASDEN), Philippe Bourlitio (Andra), Nicole Chémali (Genopole®), Élodie Cheyroux (Inserm), Lionel Courchinoux (CASDEN), Sabine D’Andréa (Institut Pasteur), Philippe Deracourt (Communication publique), Maïté Dracon (Irstea), MarieNoëlle Favier (IRD), Brigitte Raffray (CEA), Isabel Santos (Universcience), Nathalie Sciardis (CEA), Émilie Smondak (CNRS), Christelle Tallon (IHEST), Pierre Vassal (BRGM), Ginette Vastel (Ineris) avec la participation de Sandrine Gaillard (Communication publique) et Frédérique Koulikoff (Inserm). Logo_CommPublique_NC_2014 08/12/2013 PANTONE 653 C CMJN 96, 59, 4, 19 RVB 005390 PANTONE 1788 C CMJN 0, 88, 77, 0 RVB E53B38 PANTONE Cool Grey 7 C CMJN 43, 33, 31, 11 RVB 949699 PANTONE 689 C CMJN 24, 89, 5, 36 RVB 8E2562 PANTONE 5835 C CMJN 18, 11, 70, 34 RVB A49C4D PANTONE 178 C CMJN 0, 72, 57, 0 RVB EA665C PANTONE 7697 C CMJN 75, 32, 19, 4 RVB 3A8AAF } LOGO } VAGUE Ce fichier est un document crée avec Illustrator CC. Numéro réalisé sous la direction de Françoise Bellanger et Aline Chabreuil. Communication publique : Conseil d'État – Place du Palais Royal, 75100 Paris cedex 01 – Tél. : 01 40 20 92 00 Courriel : [email protected] Directeur de la publication : Bernard Emsellem. Administrateur : Philippe Deracourt. Secrétariat de rédaction : Sandrine Gaillard. Conception-réalisation : 06 74 84 91 21