AURELIA : NERVAL AUX PRISE AVEC LE ROMANTISME ET LA

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AURELIA : NERVAL AUX PRISE AVEC LE ROMANTISME ET LA
AURELIA : NERVAL AUX PRISES AVEC LE ROMANTISME
ET LA PSYCHIATRIE
INTRODUCTION
Dans l’histoire de l’Occident, le XIX s. apparaît comme un moment essentiel
où, c’est ce que nous montrerons dans un premier temps, leur chance de s’exprimer
est laissée aux aspirations les plus contradictoires, celles des classiques raidis dans
leurs défensives, celles des romantiques impatients d’aller jusqu’au bout des
audaces nouvelles y compris dans tous les risques qu’elles comportent.
Notre but sera ensuite de dire comment Nerval, (1807-1855) poète religieux
romantique, né en 1808, illustre son appartenance à ce siècle, en particulier dans sa
dernière œuvre Aurélia, inextricablement mêlée à sa vie, elle-même marquée par de
nombreux internements jusqu’à son suicide une nuit de janvier 1855.
Comme Hölderlin il connaît la secrète et terrifiante connexion du génie et de la
folie (de 1841 à sa mort). « J’ai toujours été disposé à tout croire plutôt qu’à tout
nier ». Sur la recommandation de son médecin le docteur Emile Blanche, Nerval
rédigea Aurélia (1854 ?) plus ou moins comme un adjuvant thérapeutique.
BIOGRAPHIE ET RAPPORT PERSONNEL DE NERVAL A LA PSYCHIATRIE. A
PROPOS D’AURELIA
Gérard de Nerval est le pseudonyme de Gérard Labrunie. Il est né à Paris au
96 (aujourd’hui le n° 168) rue saint Martin, le 22 mai 1808 d’Etienne Labrunie,
médecin militaire et de Marie-Antoinette Laurent, fille d’un commerçant de la rue
Coquillière et fut baptisé le 23 à Saint Merri. Il ne connaîtra pas sa mère, morte
quand il avait deux ans, le 29 novembre 1810 à Glogow en Silésie, des suites d’une
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fièvre contractée alors qu’elle suivait son mari, médecin des armées napoléoniennes,
tandis que Gérard, d’abord confié à une nourrice de Loisy, près de Mortefontaine,
passa sa petite enfance (jusqu’en 1814 vers 6-7 ans) dans la campagne du Valois, à
saint Germain en Laye, ou à Paris, chez son grand oncle maternel, Antoine Boucher
qui possédait une petite maison à Mortefontaine.
Au retour de son père rendu à la vie civile en 1814, il le suivit à Paris où il
prépara son baccalauréat au collège Charlemagne et se lia d’amitié avec Théophile
Gautier de trois ans son cadet. L’été cependant il retrouvait les forêts de son
enfance, Mortefontaine mais aussi Ermenonville, Chantilly, Senlis. Lorsque la maison
d’Antoine Boucher fut vendue, en 1825 (il avait 17 ans), cet évènement familial
marqua pour lui la fin d’un cycle affectif.
Non moins important pour sa vie intérieure apparaît, quand il atteint 19 ans,
un autre séjour provincial, chez des parents du côté paternel, à Saint Germain en
Laye. Gérard s’y éprit d’une cousine, Sophie de Lamaury, qui devait bientôt se
marier. De cette aventure longtemps ignorée, datent sans doute ses premières
ferveurs sentimentales. Vers 1836 (il a 28 ans), il est devenu amoureux de Jenny
Colon, cantatrice légère et comédienne. Il lui voua d’abord une admiration
silencieuse, puis la poursuivit, finit par se déclarer à elle, et semble-t-il, toucha un
moment son cœur. Mais elle préféra bientôt, à la romanesque idylle, un mariage de
raison, et épousa en 1838, un flûtiste de l’Opéra Comique. Elle mourra en 1842. Il se
distrait de son chagrin amoureux en parcourant l’Europe. C’est elle qui se cache
sous le nom d’Aurélia.
Ainsi les rêveries de Nerval sont nées au moins pour une part, du regret d’une
mère qu’il n’a pas connue, d’une jeune fille qu’il n’a pas conquise, et d’une jeune
femme qui lui préféra un autre homme.
C’est dans un contexte de grande fatigue qu’il présente pour la première fois
des troubles mentaux en mars 1841 (il a 32 ans). Il affirme à des amis être le fils du
roi Joseph, frère de Napoléon premier ou un descendant de l’empereur romain
Nerva ! On dit qu’il se promena au Palais–Royal un homard vivant au bout d’un
ruban bleu. Et
dit-il alors à ses amis qui s’étonnaient, c’est Apollinaire qui le
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rapporte : « en quoi un homard est-il plus ridicule qu’un chien, qu’un chat, qu’une
gazelle, qu’un lion ou que tout autre bête dont on se fait suivre ? J’ai le goût des
homards qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer, et n’aboient
pas… ».
Il essaya aussi de voler comme un oiseau dans une rue de Paris. Il battait des
bras, les yeux au ciel. La maréchaussée l’interpella, parce qu’il s’était, pour monter
dans les nuées, séparé de ses habits terrestres. Il est alors hospitalisé dans la
maison de santé du Docteur Esprit Blanche qui diagnostiqua « un état de manie
aigue, probablement curable ». A cette époque, cette institution privée, était le
moyen pour le Gotha parisien d’échapper à l’internement d’office légalisé en 1838.
En fait, et cela signe la justesse du diagnostic, Gérard retrouve peu à peu sa lucidité.
Cependant sa réputation est ruinée. Il doit partir, et en décembre 1842, après la mort
de Jenny, il entreprend avec l’un de ses amis, Joseph de Fonfride, sa tournée en
Orient (Egypte, Turquie, Liban). A son retour il collaborera à « la Revue des deux
Mondes » où paraissent notamment les souvenirs de ses voyages orientaux,
souvenirs mi-réels, mi-imaginaires.
Il est probable qu’il ait alors fait quelques épisodes moins graves, n’ayant pas
mené à une hospitalisation, d’autant qu’il se livre alors à la consommation de
cannabis. Il sera cependant à nouveau hospitalisé dans la clinique du Docteur
Blanche d’août 1853 à fin 1854. Cette fois, c’est Emile Blanche, le fils d’Esprit
Blanche qui s’occupe alors de lui.
Le 26 janvier 1855, on le retrouva pendu aux barreaux d'une grille qui fermait
un égout de la rue de la Vieille-Lanterne pour « délier son âme dans la rue la plus
noire qu’il pût trouver », selon la formule de Baudelaire. L’hypothèse d'un assassinat
fut émise, qui aurait été perpétré par des rôdeurs, au cours d'une de ses
promenades habituelles dans des lieux mal famés, mais le suicide est la thèse
généralement reconnue. Toutefois le doute subsiste car il fut retrouvé avec son
chapeau sur la tête alors qu'il aurait normalement dû tomber, du fait de l'agitation
provoquée par la strangulation.
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La cérémonie funéraire eut lieu à la cathédrale Notre-Dame de Paris,
cérémonie religieuse qui lui fut accordée malgré son suicide présumé, du fait de son
état mental.
Dans Aurélia, un récit en prose, rédigé pour la plus grande partie chez le
docteur Emile Blanche et à sa demande, Gérard de Nerval retrace l’histoire de sa vie
intérieure depuis la rupture avec Jenny, rupture entraînée par une faute dont il
entend porter seul, la responsabilité. Ses rêves plus ou moins délirants, analysés ou
transposés, y prennent une signification ambiguë.
Ce sont des témoignages cliniques fournis par le malade lui-même, mais ce
sont aussi les images d’une méditation exaltée. Il se persuade en effet, qu’une
correspondance existe entre les évènements de notre vie quotidienne et les
mystères de l’au-delà. Le songe lui apparaît comme un moyen de passer d’une
sphère à l’autre, de saisir le sens caché que révèlent nos aventures terrestres, de
percer les « portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible ». En
même temps il s’attache à considérer les crises qu’il a traversées comme des
épreuves purificatrices.
Dans ces états seconds, il a connu certes, après de folles extases, des
retombées, des angoisses, des paniques ; il a eu des hallucinations terribles, des
visions de déluge et d’apocalypse. Une nuit cependant lui est venue une illumination
radieuse ; la déesse mystérieuse à laquelle il a voué un culte apparaît et lui dit : « Je
suis la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes les
formes, tu as toujours aimée. A chacune de tes épreuves, j’ai quitté l’un des
masques dont je voile mes traits, et bientôt tu me verras telle que je suis. » (p. 399)
Dès lors, il s’est senti pardonné et sauvé. Au cours d’un dernier rêve, Aurélia
qu’il avait cru perdre en perdant Jenny, Aurélia, archétype de toute beauté incarnée
en des formes éphémères, est retrouvée, brillant au firmament d’un éclat éternel.
Nouvel Orphée, le héros se croit sorti victorieux de sa « descente aux Enfers. » Mais
le désordre des derniers mois vécu par Nerval donne à penser que sa certitude s’est
évanouie et que le rêveur désenchanté a retrouvé sa fondamentale inquiétude.
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Au centre, au fond du récit parfois décousu, il semble y avoir la conscience, le
remords d’une faute indéfinie. L’expiation comporte « une descente aux enfers »
selon la formule finale du texte. Le recours est à chercher du côté de la religion :
Dieu peut pardonner. Il y a, pour l’annoncer, l’intercession de la femme, qui est
successivement et, sans doute à la fois, Aurélia, la Vierge Marie, Jenny Colon
(l’actrice aimée de loin, morte en 1842), la Mère, la Mort… De même il peut y avoir
identification entre Apollon, Adonis et le Messie. Un tel syncrétisme, avec toutes ses
« correspondances » au sens baudelairien ne va pas sans alternance.
Mais Aurélia, même si le texte est inachevé, incomplet, se termine sur le
salut. La puissance et le charme poétique de Nerval viennent sans doute de ce que
la parole nervalienne est le lieu d’une simultanéité absolue puisque le « rêve »
nervalien mobilise toutes les mythologies. Et certes, on peut reconnaître le double
dessein de composer une œuvre d’art et de formuler un message spirituel. Mais il ne
faut pas négliger le fait que le rêve obsédant perceptible dans l’œuvre, ne doit pas
être confondu avec une doctrine, même si la part faite par les romantiques au Rêve,
le rôle qu’ils lui attribuent comme voie, éventuellement privilégiée, de connaissance,
qui est sans doute une de leurs caractéristiques essentielles, est quasi celui de les
définir.
ROMANTISME - PSYCHIATRIE - POESIE
Pour certains, l’âme romantique est le rêve. Ce qui se retrouve dans le rapport
du romantisme en général à l’Histoire, le sens du mystère de la nature, de la
condition humaine, s’élargit le plus souvent au déchiffrement de la suite des
évènements comme constitutif des peuples, des nations. Rien de surprenant donc si
les poètes, les romanciers (et en particulier Nerval) dépassent en général, le goût du
passé, où les fortes individualités ne peuvent éprouver que déceptions.
« Chaque personne sait de toute la certitude de sa conscience, ce qu’elle est
comme force qui agit et opère par un vouloir ». En cette seule phrase, Maine de
Biran pose et perçoit avec lucidité ce qui sera le fondement du Romantisme et du
XIX S : l’intuition de la vie subjective conçue comme intensité vivante, intensité qui
implique « la tendance continuelle au changement ».
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Le romantisme suffit seul aux âmes profondes, à la véritable sensibilité, et
bien avant d’être une école esthétique, il marque le désir de rendre ses droits à
l’imagination, et tire son origine de la découverte de la subjectivité. Cette
prééminence du moi peut se comprendre par des conditions historiques, qui feraient
de la période postrévolutionnaire des années « de crise de conscience » amenant de
sérieuses modifications dans les rapports de l’homme au monde. Alors que, nous
l’avons dit, les auteurs classiques voyaient dans la raison un guide infaillible et
faisaient d’elle la substance même de l’homme, les romantiques laissent libre cours à
l’épanchement de leur sensibilité.
Ainsi à l’honnête homme parfait et satisfait d’un sort qui le transcende, se
substitue un être divers, complexe, révolté contre le monde, un être en proie au
déséquilibre constant. Tour à tour le romantique présente donc les diverses faces de
sa
personnalité,
refusant
le
masque
déshumanisé
du
personnage
social
qu’exhibaient les classiques.
L’écrivain romantique et bien sûr Nerval en particulier dans Aurélia, en raison
de son déséquilibre spontané à cette période de sa vie, est profondément divisé,
morcelé dans son intimité. Il n’a de cesse de reconstituer une unité originelle à
travers l’espace et le temps. De là l’importance de l’écriture, qui peut le sauver de la
déchéance à laquelle le condamne le temps et qui a été très bien perçue, pour lui,
par Emile Blanche.
Mais la place privilégiée du sentiment explique aussi que les manifestations
de la vie affective tiennent une place de choix dans la psychologie romantique. Et
tout d’abord l’amour : ni construction raisonnée, ni impulsion sensuelle, mais principe
divin, et surtout amour contrarié (comme l’a vécu Nerval successivement avec
Sophie de Lamaury et Jenny Colon). En effet, il n’est pas un romantique qui n’ait
exprimé les souffrances de la solitude et d’une mélancolie que provoque la trahison
du sentiment, d’autant que la poésie mélancolique, est la poésie la plus en accord
avec la philosophie, car la tristesse fait pénétrer bien plus avant dans le caractère et
la destinée de l’homme, que tout autre disposition de l’âme.
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C’est pourquoi ce bonheur que lui refuse la femme, le romantique va le
chercher au milieu de la nature, car il semble bien qu’il faille mettre sur le même plan
l’une et l’autre (la femme et la nature). Parfois l’assimilation est le fait du poète luimême qui y trouve le réconfort à ses déceptions amoureuses.
A cette époque, la nature n’est plus, écrit René Huygue, comme par les
classiques, prise comme modèle, elle est prétexte. Car, le poète romantique, attentif
au silence obscur et ineffable où résonne, au choc de toute émotion, le chant de son
âme, se donne pour mission de le communiquer aux autres. Son langage est celui
des images intelligibles pour tous. Et s’il parvient à éveiller une émotion, analogue au
parfum inattendu et capricieux surgi d’un bouquet de fleurs, c’est par le choix de leur
mélange où s’exprime sa liberté.
Passe donc au premier plan l’imagination dont le rôle est chez le romantique,
de s’emparer du réel comme d’une matière première, pour lui donner un visage
chargé de sens. Le poète, dit Baudelaire, sait désormais, en mettant en œuvre « des
correspondances », créer une magie suggestive, contenant à la fois l’objet et le sujet,
le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même, mais qui, pour nous, introduisent,
dans la différence qu’implique leur analogie, le champ, la distance nécessaire à
l’écho intérieur.
Alors plutôt que de se centrer sur l’analyse intellectuelle, les romantiques
tentent avec sincérité, de pousser à ses limites extrêmes, ce qu’ils portent en eux de
plus singulier.
Mais alors le risque est là tout proche, au lieu d’aimer la rêverie et la solitude
comme aliment d’une quête mystique (c’est « Dieu qui remplit tout » déclarera Victor
Hugo dès les feuilles mortes), de ne les cultiver que pour la déchirure d’une unité
intérieure que normalement elles procurent si bien que la souffrance ainsi née, va,
plus souvent à cette époque marquée par l’athéisme ou plutôt le panthéisme postrévolutionnaire qu’à aucune autre, provoquer parfois jusqu’au suicide.
Car par tout un côté le romantisme est un plongeon vers le noir, le lugubre et
même la démence, une descente aux enfers, telle que Goethe, effrayé par ces
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abîmes, a pu qualifier tout ce qui est classique de sain et tout ce qui est romantique
de malade.
En effet alors que jadis, dans l’expérience classique, le fou se désignait
aussitôt et sans autre discours, par sa seule présence, dans le partage visible
lumineux et nocturne, de l’être et du non-être, le voilà désormais, qui, dans cette
altérité, révèle sa propre vérité et d’insensé qu’il était dans l’espace partagé de la
déraison classique, devient étranger, aliéné. Aliénation marquée de romantisme où il
est pris dans l’objectivité du vrai et où il est vraie subjectivité, aliénation du manque
d’espace, d’inter-dit où sombre le dialogue intérieur du fou avec lui-même,
empêchant ainsi son accession au statut de poète.
C’est pourquoi, c’est en cette première moitié du XIX s. que naît la psychiatrie.
Psychiatrie marquée à ce moment de l’histoire, par les conflits théoriques à élaborer,
des phénomènes de la folie en référence à l’herméneutique. Psychiatrie identifiée à
la fois par une législation, dont le monument reste la loi du 30 juin 1838 (toujours en
vigueur à ce jour malgré les nombreuses modifications qu’elle a subies en particulier
au cours des vingt dernières années), et par l’élaboration d’une nosologie dont
l’exemple qui nous intéresse ici, est justement, en 1854, la reconnaissance par
Baillarger et Falret, d’une folie à deux périodes régulières l’une de dépression, l’autre
d’excitation, plus tard nommée par Kraepelin PMD (psychose maniaco-dépressive et
actuellement bi-polarité.)
Car la différence entre le romantisme et la psychiatrie reflétés tous deux au
miroir du classicisme, est que, là où le premier peut faire jaillir en Poésie la source où
se disent en images silencieuses, le monde ignoré de ce qu’il y a d’unique en
chacun, la seconde ne peut créer cette antinomie intérieure, entre subjectivité et
objectivité confondues chez le patient, elle ne peut que, de l’intérieur d’elle-même
mais à l’extérieur de lui, en lui conférant un titre de malade, lui rendre un statut de
sujet.
Ainsi pouvons-nous pour résumer cette seconde partie, caractériser le
romantisme par la priorité qu’il donne au thème du voyage intérieur dans une
subjectivité toujours plus creusée. Celle-ci, nourrie de rêverie et de solitude fait surgir
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du miroir de l’imagination, où se confondent image caricaturale et réalité initiale,
l’élan perçu d’une nouvelle réalité, celle animée de Dieu, de la poésie ou d’une
poésie mystique.
AURELIA : ŒUVRE POETIQUE OU PRODUCTION D’UNE IMAGINATION
PATHOLOGIQUE ?
« Le rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes
d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible ». les premiers instants du
sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée,
et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme,
continue l’œuvre de l’existence ». Ainsi commence Aurélia.
Puis Nerval poursuit : « l’Ane d’or d’Apulée, la Divine Comédie du Dante, sont
les modèles poétiques de ces études de l’âme humaine. Je vais essayer à leur
exemple de transcrire les impressions d’une longue maladie qui s’est passée toute
entière dans les mystères de mon esprit ; et je ne sais pourquoi je me sers de ce
terme de maladie, car jamais, quant à ce qui est de moi-même, je ne me suis senti si
bien portant. Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées. Il me semblait tout
savoir, tout comprendre ; l’imagination m’apportait des délices infinis. En recouvrant
ce que les hommes appellent la raison, faudra-t-il regretter de les avoir perdues ? (p.
360 Pléïade) ». Nerval ouvre ainsi son Aurélia qu’il termine par cette phrase :
« Telles sont les idées bizarres que donnent ces sortes de maladie ». (p.
) « Toutefois je me sens heureux des convictions que j’ai acquises, et je compare
cette série d’épreuves que j’ai traversées à ce qui, pour les anciens, représentait
l’idée d’une descente aux enfers ». (p. 414)
« Ici a commencé pour moi », écrit Nerval, « ce que j’appellerai l’épanchement
du songe dans la vie réelle. A dater de ce moment tout prenait parfois un aspect
double et cela sans que le raisonnement manquât jamais de logique, sans que la
mémoire perdit les plus légers détails de ce qui m’arrivait ». (p. 363)
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… « Si je ne pensais que la mission d’un écrivain est d’analyser sincèrement
ce qu’il éprouve dans les graves circonstances de la vie et si je ne me proposais un
but que je crois utile, je m’arrêterais ici ». (p. 364)
Heureusement pour nous, Nerval poursuit son entreprise dans toute la
première partie de son Aurélia dont nous ne pouvons résister à l’envie de vous
communiquer ces quelques extraits.
« Je me vis dans un petit parc où se prolongeaient des treilles en berceaux
chargés de lourdes grappes de raisins blancs et noirs…On y apercevait à peine la
trace d’anciennes allées qui l’avaient jadis coupé en croix. La culture était négligée
depuis de longues années, et des plants épars de clématite, de houblon, de
chèvrefeuille, de jasmin, de lierre, d’aristoloche, étendaient entre des arbres d’une
croissance vigoureuse, leurs longues traînées de lianes. Des branches pliaient
jusqu’à terre chargées de fruits, et parmi des touffes d’herbes parasites,
s’épanouissaient quelques fleurs de jardin revenues à l’état sauvage ». (p. 373)
Et plus loin : « je vois encore debout, sur un pic baigné des eaux, une femme
abandonnée… qui crie les cheveux épars, se débattant contre la mort. Ses accents
plaintifs dominaient le bruit des eaux. Fût-elle sauvée ? Je l’ignore. Les dieux, ses
frères, l’avaient condamnée ; mais au-dessus de sa tête brillait l’étoile du soir qui
versait sur son front des rayons enflammés ». (p. 378) … « Partout mourait, pleurait
ou languissait l’image souffrante de la Mère éternelle ». (p. 379)
« …Telles furent les images qui se montrèrent tour à tour devant mes yeux…
Comment peindre l’étrange désespoir où ces idées me réduisirent peu à peu ? »,
(p.379) continue Nerval qui cependant, dès le début de la seconde partie expose sa
conquête du salut dans toutes les difficultés qu’elle présente pour lui.
« …Lorsque l’âme flotte incertaine entre la vie et le rêve, entre le désordre de
l’esprit et le retour à la froide réflexion c’est dans la pensée religieuse que l’on doit
chercher du secours. Je n’en ai jamais pu trouver dans cette philosophie, qui ne
nous présente que des maximes d’égoïsme…, une expérience vaine, des doutes
amers… » (p. 386 – 387)
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« Mais pour nous, nés dans des jours de révolution et d’orages où toutes les
croyances ont été brisées, élevés tout au plus dans cette foi vague qui se contente
de quelques pratiques extérieures et dont l’adhésion indifférente est plus coupable
peut-être que l’impiété et l’hérésie, il est bien difficile, dès que nous en sentons le
besoin, de reconstruire l’édifice mystique dont les innocents et les simples admettent
dans leur cœur la figure toute tracée. Cependant pouvons-nous rejeter de notre
esprit ce que tant de générations intelligentes y ont versé de bon ou de funeste ?
L’ignorance ne s’apprend pas.
J’ai meilleur espoir de la bonté de Dieu…Il ne faut pas faire si bon marché de
la raison humaine que de croire qu’elle gagne quelque chose à s’humilier tout
entière, car ce serait accuser sa céleste origine… Dieu appréciera la pureté des
intentions sans doute. L’apôtre qui voulait toucher pour croire, n’a pas été maudit
pour cela ». (p. 386)
Plus loin Nerval est encore plus précis : « …Le désespoir et le suicide sont le
résultat de certaines situations fatales pour qui n’a pas foi dans l’immortalité, dans
ses peines et dans ses joies ». (p. 394)
Et il raconte successivement deux rêves importants de la seconde partie
d’Aurélia. « …Les étoiles brillaient dans le firmament. Tout à coup il me sembla
qu’elles venaient de s’éteindre. … Je crus que les temps étaient accomplis et que
nous touchions à la fin du monde annoncée dans l’Apocalypse de Saint Jean. ... Je
me dis : la nuit éternelle commence et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand
les hommes s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil ? ». (p. 397) Lucidement Nerval
signale : « …Là mon mal reprit avec ses diverses alternatives. Au bout d’un mois
j’étais rétabli ». (p. 398)
Le second rêve de cette deuxième partie que nous avons choisi de citer est
celui-ci : « Cette nuit, le bon Saturnin m’est venu en aide, et ma grande amie a pris
place à mes côtés, sur sa cavale blanche caparaçonnée d’argent. Elle m’a dit :
Courage frère ! Car c’est la dernière étape. Et ses grands yeux dévoraient l’espace,
et elle faisait voler dans l’air sa longue chevelure imprégnée des parfums de
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l’Yémen. Je reconnus les traits divins de ***. Nous volions au triomphe, et nos
ennemis étaient à nos pieds. La huppe messagère nous guidait au plus haut des
cieux, et l’arc de lumière éclatait dans les mains divines d’Apollyon. (Il s’agit, bien
entendu, du génie destructeur de l’Apocalypse, note l’éditeur). Le cor enchanté
d’Adonis résonnait à travers les bois.
O Mort, où est ta victoire, puisque le Messie vainqueur chevauchait entre nous
deux ? Sa robe était d’hyacinthe soufrée, et ses poignets, ainsi que les chevilles de
ses pieds, étincelaient de diamants et de rubis. Quand sa houssine légère toucha la
porte de nacre de la Jérusalem nouvelle, nous fûmes tous les trois inondés de
lumière. C’est alors que je suis descendu parmi les hommes pour leur annoncer
l’heureuse nouvelle. » (p. 409 – 410)
Et il ajoute : « Je sors d’un rêve bien doux. J’ai revu celle que j’avais aimée
transfigurée et radieuse. Le ciel s’est ouvert dans toute sa gloire et j’y ai lu le mot
pardon signé du sang du Christ.
Une étoile a brillé tout à coup et m’a révélé le secret du monde des mondes.
Hosannah ! Paix à la terre et gloire aux cieux ». (p. 410)
Enfin Nerval de conclure : « …Je m’appliquai à chercher le sens de mes rêves
et cette inquiétude influa sur mes réflexions de l’état de veille. Je crus comprendre
qu’il existait entre le monde externe et le monde interne un lien ; que l’inattention ou
le désordre de l’esprit en faussaient seuls les rapports apparents ». (p. 412 – 413)
« Les soins que j’avais reçus m’avaient déjà rendus à l’affection de ma famille et de
mes amis et je pouvais juger plus sainement le monde d’illusions où j’avais quelque
temps vécu. Toutefois je me sens heureux des convictions que j’ai acquises et je
compare cette série d’épreuves que j’ai traversées à ce qui pour les anciens
représentait l’idée d’une descente aux enfers ». (p. 413 – 414)
Mais peut-on nier à cause de ces épreuves que la prose d’Aurélia appartienne
à une poésie qui est sans exemple dans l’histoire des lettres françaises ? : « …Chez
Nerval », écrit Béguin, l’un de ses commentateurs en réponse à cette question,
« l’effort accompli pour diriger son rêve éternel au lieu de le subir, est un effort
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délibéré. Toute la grandeur d’Aurélia est dans l’intervention de plus en plus claire de
la volonté ».
En effet quand on aura déclaré qu’il fut atteint de psychose maniacodépressive (ou bipolaire comme le veut la nosologie actuelle) et tout le monde est à
peu près d’accord sur ce point, quand on aura discuté quelques caractères
particuliers tels que l’onirisme hallucinatoire, l’intrication d’éléments maniaques
(« une étoile a brillé tout à coup et m’a révélé le secret du monde des mondes »), et
dépressifs (« comment peindre l’étrange désespoir où ces idées me réduisirent peu à
peu »), quand on aura cherché et trouvé, comme de Clérambault, dans les
contradictions et les fréquents changements de tonalité de l’humeur, dont est truffée
Aurélia, la preuve d’un état mixte et en tout cas d’une maladie dont Nerval lui-même,
nous l’avons vu, accepte et reconnaît l’évolution en lui, il n’est pas possible de
négliger ainsi la pureté du langage qui modèle avec une parfaite souplesse les
impressions et les émotions qu’il exprime.
La phrase limpide et transparente défie souvent le commentaire, telle celle-ci :
« La dame que je suivais, développant sa taille élancée dans un mouvement qui
faisait miroiter les plis de sa robe de taffetas changeant, entoura gracieusement de
son bras nu une longue tige de rose trémière, de telle sorte que peu à peu le jardin
prenait sa forme et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons
de ses vêtements, tandis que sa figure et ses bras imprimaient leurs contours aux
nuages pourprés du ciel ». (p. 374)
Cette fluidité du texte ne recèle pas trace pourtant d’un abandon. Nerval reste
toujours attentif quoique discret. Il associe précieusement les mots comme, selon ses
propres termes les perles d’un collier : chacun brille d’un éclat propre mais leur
pouvoir suggestif est multiplié parce qu’ils se fondent tous dans l’harmonie de la
phrase.
Faut-il s’étonner alors qu’entre certaines pages d’Aurélia et l’esthétique
baudelairienne des correspondances, dont nous faisions état au début de cet exposé
comme spécifiant la poésie romantique justement, il y ait une analogie profonde, qui
dépasse les simples concordances de vocabulaire ?
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« Tout vit, tout agit, tout se correspond. Les rayons magnétiques émanés de
moi-même ou des autres », écrit celui que nous pouvons néanmoins appeler poète,
« traversent sans obstacles la chaîne infinie des choses créées. C’est un réseau
transparent qui couvre le monde et dont les fils déliés se communiquent de proche
en proche aux planètes et aux étoiles. Captif en ce moment sur la terre je
m’entretiens avec le chœur des astres qui prend part à mes joies et à mes
douleurs ». (p. 403).
CONCLUSION
Ainsi et pour conclure, peut-on dire que la folie qui transparaît par certains
côtés dans Aurélia, et qui aurait pu l’y engloutir, au fond, grâce au dialogue intérieur
rétabli par l’espace de l’écriture, engage, en ce que nous pouvons donc appeler une
œuvre, le temps du monde, le maîtrise et le conduit. C’est pourquoi, pour nous,
même le suicide de Nerval par une aube livide de janvier 1855, n’altère pas son
œuvre, ni donc l’intensité de sa dimension mystique, que peut-être même il déploie.
--------------------------------------Notes :
Les numéros de pages des citations correspondent à l’édition de la Pléiade Nerval,
Œuvres, AURELIA
Freud 1856-1939
Théophile Gautier 1811-1872
Balzac 1799-1850
Hugo 1802-1885
Baudelaire 1821-1867
René Huyghe 1906-1997
Kraepelin 1856-1926
Falret 1794-1870
De Clérambault 1872-1934 (suicide)
Baillarger 1809-1890
Esquirol 1772-1840
Apollinaire 1880-1918
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