Voyage au cœur d`une flûte de champagne

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Voyage au cœur d`une flûte de champagne
Voyage au cœur d’une flûte de champagne !
par Gérard Liger-Belair
Laboratoire d’Œnologie et Chimie Appliquée (URVVC), UPRES EA 2069, Université de Reims Champagne-Ardenne - Reims.
Directeur de l’équipe Effervescence (GSMA), UMR CNRS 6089, Université de Reims Champagne-Ardenne - Reims.
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science considérable des bulles et des mousses. Physiciens, chimistes
et mathématiciens se sont passionnés pour ces objets fragiles aux
propriétés extraordinaires. Cependant, et à ma grande surprise,
assez peu de scientifiques ont choisi de se pencher sur les bulles et
la mousse du champagne et des vins effervescents. Pourtant, dans
le petit volume de champagne ou de vin circonscrit par une flûte,
on retrouve toutes les étapes de la vie d’une bulle. Elle naît sur une
particule immergée, elle se développe dans la flûte en rejoignant
la surface, où inexorablement elle vieillit, puis finit par disparaître.
Ce sont ces différentes étapes que je vous propose d’examiner dans
cet article de synthèse, ainsi que le rôle présumé des bulles et du CO2
dissous dans la sensation de piqûre ressentie lors de la dégustation.
Abstract: Since the past decades, a large body of research has been
devoted to bubbles and foams dynamics. Nevertheless, and very
surprisingly, physical and chemical processes behind the formation
of bubbles in Champagne wines (and more generally in a sparkling
beverage) remained completely unexplored until the late 1990s.
In the small volume of a champagne flute, each and every step of a
fleeting bubble’s life can be found. A bubble nucleates inside an immersed
particle, grows while rising through the liquid surface, where it finally
explodes in a very visually appealing mechanical process. In this article,
I propose you to examine each of the above-mentioned steps, as well as
both the role of bubbles and dissolved CO2 in the very characteristic
fizzy sensation felt during champagne and sparkling wine tasting.
© Gérard Liger-Belair
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Résumé : Au cours des dernières décennies, il s’est développé une
Figure 1 : Séquences temporelles des deux modes de versements
testés dans ce travail, à savoir, un mode de versement traditionnel
où le champagne est servi dans une flûte verticale (a),
et un mode de versement où le champagne coule
le long des parois d’une flûte inclinée (à la manière
dont les barmen servent une bière) (b).
1. Introduction
C’est vers la fin du 17ème siècle que le champagne voit le jour à l’abbaye
de Hautvillers, près d’Épernay, sous l’impulsion d’un moine opiniâtre
et rigoureux, dom Pierre Pérignon (1638-1715). Si la paternité du
champagne fait aujourd’hui encore l’objet de débats et de controverses,
force est de reconnaître que dom Pérignon consacra sa vie à réfléchir,
tester et améliorer chacune des étapes qui mènent à l’élaboration
d’un vin blanc effervescent de grande qualité. Aujourd’hui, près de
trois siècles plus tard, le champagne est indiscutablement devenu
un mythe. Il y a les vins… et le champagne. La valse des bulles dans
une flûte n’est pas étrangère à cette incroyable notoriété.
L’effervescence anime le champagne, le rendant ainsi presque vivant.
Au cours des dernières décennies, il s’est développé une science
considérable des bulles et des mousses. Physiciens, chimistes et
mathématiciens se sont passionnés pour ces objets fragiles aux
propriétés extraordinaires. Cependant, assez peu de scientifiques
ont choisi de se pencher sur les bulles et la mousse du champagne
et des vins effervescents. Pourtant, dans le petit volume de champagne
ou de vin circonscrit par une flûte, l’on retrouve toutes les étapes de
la vie d’une bulle. Elle naît sur une particule immergée, elle se développe
dans la flûte en rejoignant la surface, où inexorablement elle vieillit,
puis finit par disparaître. Chacune de ces étapes mérite que l’on s’y
intéresse tant les mécanismes physicochimiques à l’œuvre dans
une flûte sont subtils.
Je vous propose de m’accompagner au cœur d’une flûte de champagne
et d’entreprendre un voyage extraordinaire, à l’échelle de la bulle !
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2. Le service du champagne revisité
Suite à une deuxième fermentation alcoolique en bouteille close,
le champagne sous pression contient une grande quantité de gaz
carbonique dissous, environ 12 grammes par litre (soit environ 5 litres
de CO2 par bouteille). Une fois la bouteille débouchée, le champagne
retourne à la pression atmosphérique, et le gaz carbonique dissous
doit inexorablement s’en échapper pour rejoindre l’atmosphère et
rétablir ainsi l’équilibre thermodynamique. On dit que le champagne
devient sursaturé en gaz carbonique.
Le service du champagne est une étape critique en ce qui concerne
l’échappement du gaz carbonique dissous. En effet, le transfert du
champagne de la bouteille vers la flûte génère des turbulences qui
accélèrent considérablement la fuite du gaz carbonique dissous hors
du champagne. Plus on perd de gaz carbonique dissous à cette étape,
moins on en disposera lors de la dégustation pour permettre la
production de bulles dans la flûte… Afin de préserver au mieux le CO2
dissous dans le champagne (et d’assurer ainsi une meilleure longévité
à l’effervescence dans la flûte), il convient donc de servir le champagne
de la façon la plus douce possible, afin que le CO2 dissous ne s’en
échappe pas prématurément.
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Le gaz carbonique est cependant susceptible d’absorber une longueur
d’onde bien spécifique comprise dans le spectre de la lumière
infrarouge. En filmant le versement du champagne dans une flûte
à l’aide d’une caméra dotée d’un capteur sensible à la lumière
infrarouge, il devient alors possible de visualiser, pour la toute
première fois, les volutes de gaz carbonique qui s’échappent
(Figure 2). Le panache de gaz carbonique devient alors bel et bien
visible. On remarque alors que ce gaz carbonique (nettement plus
lourd que l’air) s’écoule le long des parois de la flûte. Le graphique
de la Figure 3 présente le volume de gaz carbonique perdu au moment
du service, pour les deux modes de versement et pour trois températures de service. Les deux modes de versement testés se différencient
d’autant plus que le champagne est froid.
Le travail sur l’évaluation des pertes en gaz carbonique au moment
du service se poursuit, avec d’autres formes de verres et d’autres
boissons effervescentes (champagnes et autres vins effervescents
de provenances et d’âges variables, bières, eaux gazeuses, etc.).
D’autres volumes de service plus compatibles avec ceux généralement
servis en concours seront également déclinés.
3. La nucléation des bulles dans une flûte
Figure 3 : Volume de gaz carbonique qui s’échappe
au moment du service (en cm3), selon le mode de versement
et pour chacune des trois températures de service.
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Une fois le champagne versé dans la flûte ou la coupe, le CO2 dissous
se met alors en quête d’une phase gazeuse pour s’y engouffrer et
fuir ainsi le liquide pour lequel il n’a désormais plus aucune affinité.
La surface libre du champagne qui sépare le milieu liquide de l’air
libre constitue bien entendu une échappatoire idéale pour le gaz
dissous qui veut rejoindre l’atmosphère. Ce dégazage par la surface
libre est absolument invisible à l’œil nu mais reste très important
en quantité. D’une manière générale, plus la surface du contenant
est grande et plus cette voie de dégazage sera importante.
Dans une flûte classique, environ 80 % des molécules de gaz
carbonique dissous s’échappent par la surface du champagne,
alors que 20 % d’entre elles participent à la production de bulles.
Cependant, contrairement à une idée largement répandue, les
bulles de champagne n’apparaissent pas sur les défauts du verre ou
de la flûte dans lequel il est versé. Dans la grande majorité des cas,
ce sont des fibres de cellulose provenant des torchons d’essuyage
ou des microcristaux présents dans le vin qui sont responsables
de cette production répétitive de bulles dans le champagne.
Malgré leur complète immersion, ces fibres ou ces particules ne sont
pas totalement mouillées par le liquide qui les enrobe.
Leurs propriétés physiques et géométriques permettent l’emprisonnement d’une minuscule poche d’air ambiant. Ces minuscules poches
d’air prisonnières du champagne seront donc autant de minuscules
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Nous avons testé deux façons de servir 100 millilitres de champagne
dans une flûte traditionnelle (Figure 1) : (1) soit en versant le champagne
directement au centre d'une flûte placée verticalement (il s’agit du
service le plus fréquemment utilisé dans la restauration), (2) soit
en versant le champagne le long des parois d’une flûte inclinée,
à la façon dont les barmen servent un verre de bière. Le résultat
est sans appel. Le champagne qui a été servi dans une flûte inclinée
contient plus de gaz carbonique dissous que celui qui a été servi
dans une flûte verticale (1). L’explication est somme toute assez
simple. En inclinant la flûte au moment du service, le champagne
coule le long de ses parois de façon naturellement plus douce que
lorsqu’il envahit brutalement la flûte en étant servi dans une flûte
verticale. On perd donc moins du précieux gaz dissous en servant
le champagne dans une flûte inclinée, ce qui permet au champagne
de préserver son effervescence un peu plus longtemps que lorsqu’il
est servi de façon traditionnelle, dans une flûte verticale.
Le gaz carbonique qui s’échappe lors du versement est bien entendu
totalement invisible à l’œil nu, car parfaitement transparent dans
le domaine de la lumière visible auquel notre œil est sensible.
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© Université de Reims.
Figure 2 : À l’aide d’une caméra infrarouge, l’échappement du gaz carbonique au moment du service devient visible
(ce sont les volutes colorées qui coulent le long de la flûte). Cette technique rend compte d’un dégagement gazeux plus important
lorsque le champagne est servi dans une flûte verticale (a) que lorsqu’il est servi dans une flûte inclinée (b)
© Gérard Liger-Belair – Université de Reims
Figure 4 : Gros plan sur la naissance d’une bulle au sein
d’une fibre de cellulose adsorbée à la surface d’une flûte
de champagne ; 1 ms sépare chaque cliché. (barre = 50 µm)
© Gérard Liger-Belair
échappatoires par lesquelles le gaz carbonique dissous pourra fuir
le champagne pour rejoindre l’atmosphère sous forme de bulles (2,3).
On parle de nucléation hétérogène. La Figure 4 illustre le processus
de nucléation de bulles à partir d’une fibre de cellulose. Une fibre
standard pourra émettre plusieurs dizaines de milliers de bulles avant
que la concentration en CO2 dissous devienne trop faible pour
permettre la diffusion du gaz carbonique dissous.
4. L’ascension des bulles
Figure 6 : Train de bulles dans une bière standard (a),
comparé avec un train de bulles dans un champagne brut
standard (b), environ 3 minutes après le versement. (barre = 1 mm)
et ses qualités gustatives et/ou organoleptiques. Les idées reçues
ont cependant la vie dure, et la taille des bulles reste encore un
critère d’excellence chez bon nombre de consommateurs, d’œnologues
et de sommeliers. L’accélération et le grossissement des bulles ont
fait l’objet de toutes nos attentions, et le rôle de certains paramètres
physicochimiques (tels que la viscosité, la concentration en gaz
carbonique dissous, la température, etc.) est désormais mieux
compris. Attardons-nous un moment sur les principaux facteurs
responsables de la taille des bulles dans un verre. Il a été démontré
que la croissance des bulles dans un verre dépend d’un certain
nombre de paramètres physicochimiques (4). Attardons nous un
moment sur quelques facteurs dont le rôle sur la taille des bulles
dans un verre est avéré.
4.1 Le rôle du gaz carbonique dissous
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Une fois détachée de la particule qui lui a donné naissance, la bulle
de champagne est encore invisible à l’œil nu. Son diamètre est
d’environ 10 micromètres, soit seulement 1/100 de millimètre.
Sous l’effet de la poussée d’Archimède qui la tire vers le haut,
la bulle entame alors son ascension vers la surface. Tout au long
de son parcours, la bulle va se gaver de gaz carbonique dissous.
Elle va progressivement grossir et accélérer au cours de son ascension
vers la surface, comme on peut le constater sur le cliché de la
Figure 5. Cette croissance des bulles en cours d’ascension est due
à la diffusion des molécules de gaz carbonique dissous, du vin vers
les bulles.
En ce qui concerne le champagne, la vitesse de grossissement des
bulles est fondamentale car elle détermine la taille moyenne
maximale qu’elles vont pouvoir atteindre. Du point de vue du
dégustateur, la taille des bulles qui parviennent en surface a son
importance même si, à ce jour, aucune corrélation scientifique
n’a encore été établie entre la taille des bulles d’un champagne
Figure 5 : Train de bulles nucléées au sein d’une fibre de cellulose
adsorbée à la surface d’une flûte de champagne. (barre = 100 µm)
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L’un des facteurs qui influence la vitesse de croissance des bulles
est la quantité de gaz carbonique dissous dans le champagne.
Diviser la quantité de gaz carbonique dissous par deux (c’est à peu
près le rapport qui peut exister entre le CO2 dissous dans un champagne et dans une bière), entraîne une diminution de la taille
moyenne des bulles de l’ordre de 30 % (soit des bulles presque trois
fois moins grosse en volume). Les clichés de la Figure 6 comparent
un train de bulles dans une bière standard avec un train de bulles
dans un champagne brut standard, environ 3 minutes après le
versement. Cela ne fait aucun doute que les bulles de la bière sont
plus fines que celles du champagne.
Avant de présenter ces photographies accompagnées des explications
scientifiques ad hoc, je demande systématiquement à mes étudiants
(qui, je n’en doute pas, ont maintes fois eu l’occasion de comparer
les qualités gustatives de ces deux boissons) de me dire qui de la
bière ou du champagne présente selon eux les bulles les plus fines.
Dans leur grande majorité, ils sont intimement convaincus que
le champagne est somme toute le champion toute catégorie des
bulles les plus fines. Mais, contrairement aux idées reçues, les bulles
de bière sont nettement plus petites que celles du champagne.
Certains étudiants sont même déçus d’apprendre qu’une boisson
aussi “populaire” que la bière présente des bulles plus fines que celles
d’un champagne. Là encore, il est amusant de remarquer que les gens
associent inconsciemment la finesse des bulles au prestige de la
boisson effervescente.
En outre, étant donné que le gaz carbonique dissous s’échappe
du champagne lorsque celui-ci est versé dans une flûte (à la fois
directement par la surface et par le processus de formation des
bulles), la vitesse de croissance des bulles durant leur ascension
diminue progressivement à mesure que le temps s’écoule. Vous avez
probablement dû le remarquer en dégustant un verre de champagne :
les bulles sont plus fines et moins nombreuses en fin de dégustation
qu’au tout début.
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Cette adéquation entre la taille des bulles d’un vin de Champagne
et sa teneur en gaz carbonique dissous explique également pourquoi
un champagne qui a vieilli longtemps en cave présente généralement
des bulles plus fines qu’un champagne jeune. En effet, le bouchon
de la bouteille n’est pas absolument hermétique aux échanges
gazeux, et du gaz carbonique va progressivement s’en échapper
au cours du vieillissement. Connaissant la porosité du liège dont
on fait les bouchons, on peut estimer la décroissance progressive,
au fil des ans, de la concentration en gaz carbonique dissous dans
un champagne embouteillé (Figure 7). On remarquera que la concentration en CO2 dissous diminue d’autant plus vite que le volume
de la bouteille est faible (5).
La teneur en CO2 dissous d’un champagne qui a eu le temps de vieillir
est donc systématiquement inférieure à celle d’un champagne jeune,
et ses bulles sont naturellement plus fines (faute de gaz dissous).
C’est d’ailleurs peut-être l’origine du dicton populaire qui associe la
taille des bulles à la qualité du produit. En effet, on laisse vieillir les
vins effervescents qui ont un bon potentiel de garde. Lorsqu’on les
déguste plusieurs années après leur élaboration, ces vins présentent
souvent de très bonnes qualités organoleptiques car ils ont été
sélectionnés par les œnologues pour leur capacité à développer
des arômes au cours du vieillissement. Or, ces vins qui ont eu le temps
de vieillir présentent également des bulles naturellement plus fines,
car le volume de gaz carbonique dissous qu’ils contiennent est
souvent très inférieur aux quelques 5 litres qui caractérisent une
bouteille de 75 centilitres de champagne jeune à la fin de la prise
de mousse.
La taille de la bulle n’est pas en soi un indicateur de la qualité, mais
plutôt de l’âge du vin. Cependant, il est possible qu’au fil des siècles
les amateurs aient fini par établir une association entre les qualités
gustatives d’un champagne “âgé” et la finesse de ses bulles.
C’est sans doute là qu’il faut trouver l’origine de l’adage : “Plus petites
sont les bulles, meilleur est le champagne.” Il est vrai qu’un champagne
d’âge mûr se reconnaît autant à la finesse de son effervescence
qu’à la complexité de ses arômes et de son goût.
On peut même estimer la concentration en gaz carbonique dissous
théorique en deçà de laquelle la production de bulles devient énergétiquement impossible dans un champagne. En deçà d’une concentration en gaz carbonique dissous d’environ 2,5 grammes par litre,
le CO2 dissous ne peut plus diffuser dans les germes gazeux piégés
dans les fibres de cellulose ou les anfractuosités du verre (dans le cas
d’une flûte gravée) susceptibles de jouer le rôle de sites de nucléation.
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En débouchant un champagne d’âge vénérable (qui a vieilli pendant
quelques décennies), on prend donc le risque de se retrouver avec
un champagne plat, incapable de produire la moindre petite bulle
dans une flûte.
4.3 L’effet “hauteur du verre”
En dépit de tout paramètre d’ordre physicochimique, la bulle grossira
d’autant plus qu’elle passera de temps immergée dans le champagne
sursaturé en gaz carbonique. Or, la bulle passera d’autant plus de
temps à grossir dans le champagne que la distance qui la sépare
de la surface est grande. En conséquence de quoi, plus un site de
nucléation est loin sous la surface du liquide, plus les bulles qui en
sont issues seront grosses. La théorie nous apprend que le volume
d’une bulle qui monte dans un verre est proportionnel à la distance
qu’elle a parcourue. Il faut donc se méfier de la taille du contenant
dans lequel on déguste un vin effervescent avant de faire des conclusions hâtives quant à la taille de ses bulles.
Nous avons testé l’effet “hauteur du verre”, en servant le même
champagne dans une coupe et dans une flûte. Comme l’attestent
les deux clichés de la Figure 8, juste après le versement et à concentration de CO2 sensiblement identique, les bulles qui parviennent
à la surface de la coupe sont naturellement plus fines que celles
qui parviennent à la surface de la flûte, puisque la hauteur de liquide
est nettement plus faible dans la coupe que dans la flûte. Ce phénomène ira même en s’accentuant en cours de dégustation car la
concentration en CO2 dissous du champagne dans la coupe ne
cessera d’être inférieure à celle dans la flûte (6). Un bon point donc
pour la coupe qui favorise systématiquement la finesse des bulles
par rapport à la flûte ! C’est hélas probablement le seul avantage
de la coupe, qui retient bien mal les arômes du champagne et
favorise la perte prématurée de CO2 dissous (de part sa large ouverture).
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4.2 Quid de l’âge du champagne ?
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Figure 8 a et b : Illustration de la distribution en taille des bulles
qui parviennent à la surface de la coupe (a) et de la flûte (b),
30 secondes après le versement. (barre = 1 cm)
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Figure 7 : Diminution (théorique) progressive de la concentration
en CO2 dissous par diffusion au travers du bouchon au cours
du vieillissement en cave, à une température de 12 ° C, et pour les
trois flacons les plus courants en Champagne, à savoir, le magnum
de 150 cl, la bouteille de 75 cl et la demi bouteille de 37,5 cl
Figure 9 : Séquence reconstruite de l’éclatement
d’une bulle de champagne. (barre = 1 mm)
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Figure 10 : Les bulles qui éclatent en surface projettent
des milliers de gouttelettes qui forment un brouillard
caractéristique et participent au plaisir de la dégustation.
Dans votre bouche, en plus de cette action mécanique liée aux bulles
qui éclatent, le CO2 exerce également une piqûre chimique,
totalement indépendante de l’éclatement des bulles. C’est la récente
et fascinante découverte que l’on doit au professeur Charles Zuker
et à ses collègues de l’université de Columbia à New-York, qui ont
mené une séries d’expériences d’électrophysiologie et de manipulations
génétiques sur des souris (7). Leurs conclusions sont sans appel.
En plus de la stimulation mécanique qui accompagne l’éclatement
des bulles de gaz carbonique, le CO2 dissous active des détecteurs
biochimiques – des enzymes – logés dans des cellules réceptrices
aux saveurs acides. Le CO2 dissous provoque ainsi une piqûre chimique
qui participerait en grande partie à la sensation de piqûre lorsque
vous portez le champagne (ou tout autre boisson effervescente)
en bouche.
Une petite anecdote amusante vient d’ailleurs renforcer les conclusions
de l’équipe du professeur Zuker. En 1988, un médecin dénommé
Stephan Kelleher vient de gravir une montagne. Afin de se prémunir
contre le mal de l’altitude dont il souffre, le docteur Kelleher a avalé
un médicament à base d’acétazolamide. Or, il se trouve que les
enzymes logées dans les cellules réceptrices à la saveur acide
sont désactivées par cette molécule. Pour célébrer leur ascension,
le docteur Kelleher et ses compagnons de randonnée décident
d’ouvrir une bouteille de champagne. Hélas, et à sa grande surprise,
le docteur Kelleher rapporte que dans sa bouche le divin breuvage
fut d’une grande platitude. En 1988, le médecin ne s’explique pas
le phénomène. On le comprend mieux désormais à la lumière des
travaux de l’équipe américaine. Les enzymes des cellules réceptrices
à la saveur acide, neutralisées par l’acétazolamide, ne lui permettaient
tout simplement plus de ressentir la piqûre chimique du gaz carbonique dissous.
Rermerciements
5. Les bulles et le gaz carbonique, ça pique…
Des centaines de bulles éclatent chaque seconde au cours des quelques
minutes qui suivent le remplissage d’une flûte de champagne.
Lorsqu’une bulle éclate en surface, elle projette systématiquement
un minuscule jet de champagne qui se brise en fines gouttelettes
(Figure 9). Compte tenu du très grand nombre de bulles qui éclatent
simultanément, la surface du liquide est alors littéralement piquetée
de centaines de jets minuscules semblables à celui de la Figure 9c.
Chacun de ces minuscules jets se brise en grosso modo cinq gouttelettes. Ce sont donc des centaines et parfois même des milliers
de gouttelettes, qui sont projetées chaque seconde, plusieurs
centimètres au-dessus de la surface, sous la forme d’un “aérosol
de champagne” qui picote et rafraîchit agréablement le visage
(Figure 10). La sensation “tactile” caractéristique apportée par ce
brouillard de gouttelettes constitue en effet une part importante
du plaisir de la dégustation. Les gouttelettes de liquide projetées
par les éclatements de bulles quelques centimètres au-dessus de
la surface permettent de stimuler mécaniquement les nocicepteurs
(récepteurs de la douleur) situés dans votre nez. Ils sont concernés
au premier chef durant votre dégustation,
tout comme les récepteurs de la douleur situés dans la bouche et
le palais lorsque les bulles éclatent sur votre langue. La sensation
tactile, liée aux modifications de la pression exercée sur les muqueuses
du palais et de la langue lorsque le champagne pétille en bouche,
est véhiculée par le nerf trijumeau. Le nerf trijumeau se subdivise
en trois branches innervant entièrement les muqueuses de la face,
l’une au niveau de la cavité buccale, une autre au niveau de la région
nasale et la troisième au niveau oculaire. Certaines stimulations
en bouche peuvent donc remonter vers le nez ou même les yeux.
C’est le cas, bien connu, de la moutarde ou des oignons.
Cette stimulation mécanique qui accompagne l’éclatement des
bulles sur votre langue et votre palais contribue à la sensation
de piqûre très caractéristique qui accompagne la dégustation
d’un champagne (ou d’une boisson gazeuse en général).
Cette sensation de piqûre est naturellement d’autant plus marquée
que le champagne est effervescent (donc riche en gaz carbonique
dissous). C’est la raison pour laquelle les vieux champagnes, moins
riches en gaz carbonique dissous suite aux fuites de CO2 via le
bouchon poreux, vous apparaissent aussi beaucoup moins vifs
que les champagnes jeunes. Mais ça n’est pas l’unique raison…
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Nous remercions vivement les champagnes Pommery et Moët &
Chandon, ainsi que l’Association Recherche Œnologie Champagne
et Université pour leur soutien et leur participation à la recherche
en cours.
Références bibliographiques
(1) G. Liger-Belair, M. Bourget, S. Villaume, P. Jeandet, H. Pron,
G. Polidori, 2010.
On the losses of dissolved CO2 during champagne serving.
J. Agric. Food Chem., 58, 8768-8775.
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Pour la Science, 303, 26-31.
(3) G. Liger-Belair, 2009.
Effervescence ! : La science du champagne.
Odile Jacob, Paris.
(4) G. Liger-Belair, 2005.
The physics and chemistry behind the bubbling properties
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J. Agric. Food Chem., 53, 2788-2802.
(5) G. Liger-Belair, S. Villaume, 2011.
Losses of dissolved CO2 through the cork stopper during champagne
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J. Agric. Food Chem., 59, 4051-4056.
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CO2 volume fluxes outgassing from champagne glasses in tasting
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J. Agric. Food Chem., 57, 4939-4947.
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Science, 326, 443-445.
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