Au delà du visible - Ordre des psychologues du Québec

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Au delà du visible - Ordre des psychologues du Québec
Les troubles alimentaires
ATTITUDE CLINIQUE AUPRÈS DES PERSONNES SOUFFRANT D’ANOREXIE MENTALE
Au delà du visible
Par
Steve Curadeau
M. PS.
L
’ANOREXIE mentale est un phénomène dont la complexité
n’a d’équivalent que ses procédures de traitement. Aucun
modèle conceptuel n’arrive à l’épuiser. Les nombreux ouvrages psychologiques, philosophiques et publications scientifiques qui lui sont d’ailleurs consacrés dans le monde entier témoignent d’un intérêt certain pour son élucidation. Tous ces
écrits révèlent aussi, en fait, notre embarras. Cet inconfort, s’il est
bien toléré, c’est-à-dire pleinement et lucidement assumé, me
semble être de bon augure pour aborder un phénomène psychopathologique ayant l’ampleur de l’anorexie mentale.
Dans ce bref article, je vais tenter d’ébaucher une théorisation
de mes réflexions issues de mon expérience clinique individuelle
auprès de ces personnes. Je le ferai en demeurant pleinement conscient que ce que j’ai réussi à conceptualiser pour le moment est
partiel, c’est-à-dire que cette portion conceptuelle me semble bien
embryonnaire quant à ce que je pressens dynamiquement au seuil
de ma compréhension consciente, mais dont je n’arrive pas encore
à communiquer en termes adaptés à la logique des modèles de
pensée actuels. Je préciserais néanmoins que les principes que je
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propose sont soumis ici dans l’intention que les psychologues qui
exercent ou qui seraient appelés à exercer auprès de ces personnes
les soumettent, eux aussi, à l’épreuve empirique.
Une position d’extrême centre
Dans un premier temps, face à l’étude de tout phénomène psychopathologique complexe, une nécessaire réflexion sur l’étiologie s’impose. Dans le cas de l’anorexie, comme dans bien
d’autres, cette réflexion n’est pas un exercice simple. Étant donné
que de notre conception étiologique plus ou moins étendue découle souvent une façon particulière d’intervenir, il est utile de
préciser que le lecteur intéressé à ce syndrome ne devrait surtout
pas succomber au piège de la clarté de raisonnements élémentaires. En vérité, devant la complexité étonnante de l’anorexie
mentale, la décontenance du thérapeute risque fortement de
l’amener à penser de façon réductionniste ou de manière binaire.
Par le fait même, il occulte une vision de synthèse, essentielle
auprès des personnes anorexiques. Cette vision synthétique pourrait se résumer comme étant la capacité de maintenir une position « d’extrême centre », c’est-à-dire à mi-chemin entre les tenants du matérialisme biologique de la médecine et les
aboutissants du mentalisme des sciences humaines (Cyrulnik,
1995, 1997). Sans cette vision, il appert que le thérapeute encourt aussi le danger de nuire au patient en voulant l’aider : l’iatrogénie est un phénomène certes connu en médecine, mais qui
peut aussi se concrétiser dans la pratique psychologique dans
des actes psychothérapeutiques non suffisamment mentalisés,
Un nombre grandissant de personnes, des femmes en majorité,
tombe dans le gouffre de l’anorexie et de la boulimie. Mais
qu’est-ce qui pousse ces gens à s’imposer de telles souffrances ?
Un problème de dépendance ? De l’autosabotage en réaction
à une société obsédée par la minceur ? Existe-t-il un lien entre
la génétique et le développement de cette maladie ? Les causes
de ce mal-être sont difficiles à saisir, mais heureusement,
plusieurs spécialistes travaillent à trouver des réponses
et à proposer des traitements.
d’où la potentialité de nuire dans ce cas lorsque le réflexe ne
passe plus par le filtre de la réflexion.
Il semble effectivement plausible de penser que chacun des
piliers étiologiques participe à l’élaboration du syndrome, à des
niveaux différents et à des moments différents. Ainsi, il faut se représenter que tous les niveaux étiologiques participent vraisemblablement à l’éclosion de l’anorexie. Chaque « niveau étiologique » s’élabore sous les pressions conjointes d’un programme
génétique, psychologique et familial unique, et d’un environnement particulier (Cyrulnik, 1997). Le thérapeute doit savoir transiger avec cette complexité interactive sous peine d’aboutir rapidement dans une impasse. Tout modèle thérapeutique aurait
donc en soi une potentialité curative. L’épineuse question est de
savoir s’il est sciemment adapté à la bonne personne par la
bonne personne, et au bon moment.
La face cachée de l’anorexie
Quiconque a travaillé auprès des personnes anorexiques sait à
quel point il est difficile de se soustraire à la cachexie et aux comportements alimentaires mystérieux qu’elles présentent. Qu’il soit
permis d’avancer que cet aspect mystérieux que représente la
manifestation de ce syndrome n’est pas, en soi, un obstacle thérapeutique. Au contraire, car si le thérapeute saisit cet aspect
mystérieux dans la conduite de ces personnes (mystérieux signifiant ici qu’il y a un sens caché, donc toujours à découvrir), c’est
en somme qu’il peut entrevoir la portion de mystère qui l’habite.
Cela est prédictif d’une prise en charge responsable.
En étant attentif à ce que plusieurs thérapeutes me rapportaient lors de formations que je donnais sur le sujet, j’ai pu
effectivement émettre l’hypothèse que de la façon dont ils cohabitent avec l’aspect mystérieux d’eux-mêmes, de la même
façon ils traiteront le mystère qu’incarnent, de manière plus perceptible disons, ces patients. Plus la « cohabitation » avec le
mystère est saine chez le thérapeute, si je puis dire, plus le respect du patient sera présent. Fidèle à la racine latine respicere
du mot respect qui signifie « regarder », j’entends ici par respect
l’attitude clinique qui consiste à savoir garder une saine distance. C’est une attitude fondamentale. Cette bonne distance
est toujours à réexaminer. Cela frôle l’évidence, dira-t-on avec
justesse, mais dans les faits, il en va autrement. Par exemple,
respecter les désirs d’une personne anorexique qui refuse de
prendre du poids ne va pas de soi. Cela peut vouloir dire de ne
pas lui imposer notre propre désir pondéral. Si nous imposons
ainsi notre ambition thérapeutique fantasmée dans ce désir de
reprise pondérale, le patient risque fortement de s’y opposer
(justement parce que ce désir lui est imposé) pour préserver son
autonomie, valeur charnière de tout traitement face à ces personnes. En d’autres termes, le patient nous dicte par le fait
même comment il doit être traité, comment nous devons lui
venir en aide. Il faut savoir le déceler. Plus le thérapeute assumera son autonomie face à ses propres désirs, plus l’autonomie
du patient aura un espace pour se déployer. En résumé, ce travail de mise en place d’une saine distance doit en être un de
tous les instants, mais qui autorise les conditions psychiques
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dont découlent des attitudes cliniques qui permettent de mener
à terme des démarches thérapeutiques auprès de ces personnes.
L’univers imperceptible
Puisque le corps est un aspect foncier dans le traitement des anorexiques, il faut donc l’envisager avec une patience active. En
tant que réalité bien observable, c’est d’abord le corps qui frappe
d’emblée l’imaginaire du thérapeute. Dans la plupart des cas,
l’intérêt de ce dernier converge presque impérativement sur ce
corps, considérant le risque létal que représente un organisme
humain gravement dénutri. L’objet de cet article n’est toutefois
pas de remettre en question les procédures de soins primordiaux
que requiert une personne dans cette situation. Toutefois, ne s’en
tenir qu’à cette seule dimension corporelle comporte un risque iatrogène élevé tel que nous l’avons évoqué, à savoir que l’on peut
nuire en voulant aider. Soulignons-le : on ne s’improvise pas thérapeute auprès des personnes souffrant d’anorexie. Ainsi, loin de
moi l’idée de ne pas tenir compte de ce que je constate empiriquement chez les personnes anorexiques, c’est-à-dire ce à quoi
nous assujettit leur corps étique. Ce qu’il est légitimement permis
d’interroger cependant, c’est la tendance à s’enraciner dans cette
seule dimension observable et tangible. Les guérisons symptomatiques en ce domaine sont légion, mais pratiquement toujours
provisoires (les nombreuses hospitalisations chez une même personne en sont la preuve), bien que la normalisation pondérale
soit un paramètre d’importance à ne pas dénigrer. Il est évident
que pour ces personnes, tout ce qui concerne l’aspect pondéral
évoque en quelque sorte le rappel d’une réalité qu’elles évincent
souvent très adroitement ; réalité que le thérapeute peut tout
aussi adroitement rappeler dans la démarche thérapeutique.
Néanmoins, si prendre du poids peut dans quelques rares cas représenter une amorce salutaire sur le plan thérapeutique, c’est
peu dire qu’on n’a alors pas encore appréhendé beaucoup de
choses sur les mécanismes en jeu et impliqués dans la guérison
de l’anorexie.
Au delà de cet aspect du poids, ce qui surprend chez ces patients émaciés, c’est que quelque chose d’imperceptible les
anime. Cet univers imperceptible, c’est celui des états internes,
plus précisément celui de la haine, du désespoir et du chagrin. En
effet, ces sentiments, qui appartiennent à la dimension invisible
et qui échappent aux modalités sensorielles usuelles, ont en revanche un grand pouvoir sur la dimension visible, sur le corps, en
fait. Ce sont ces sentiments qui amènent ces patients (ou leurs
proches) à consulter un professionnel puisque, en dernière analyse, ils entretiennent le trouble. Ces personnes anorexiques manifestent effectivement par leurs attitudes envers elles-mêmes
une vive haine de leur corps et un profond désespoir face à cette
haine. Cela est beaucoup plus patent et inquiétant, à la limite,
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que leur cachexie. Ce à quoi le thérapeute doit être sensible et
captif, ce n’est pas nécessairement à ce qu’il voit du patient anorexique, c’est à ce qu’il ne voit pas mais pressent de celui-ci, c’està-dire cet univers invisible dont je viens de décrire sommairement
une ébauche de contenu.
La culpabilité et la honte
Une expérience clinique de quelques années auprès de ces personnes nous oblige à constater que toute la symptomatologie
anorexique témoigne de forces agissantes qui ne peuvent être réduites à des composantes immédiatement observables (et traitées comme telles), matérialisées dans des comportements alimentaires restrictifs et perturbés. Ce faisant, il est permis de
postuler l’influence d’autres composantes sous-jacentes relevant
du psychisme de la personne anorexique. Ce que veut annihiler le
patient est une partie fragmentée et déconcertante de l’univers
affectif qu’il porte en lui-même et que j’ai constaté à divers
degrés chez tous les patients anorexiques chez qui une telle investigation fut possible. Je soulèverais deux états internes de cet
univers affectif : la culpabilité, c’est-à-dire une émotion résultant
du sentiment d’avoir accompli quelque chose de mauvais, et la
honte, c’est-à-dire un sentiment d’indignité relié à l’échec à réaliser ce que l’on attendait de soi-même. Je soutiendrais que ces
contenus psychiques, pour ne citer qu’eux, ne sont pas secondaires aux symptômes observés chez les anorexiques (bien qu’ils
puissent les rendre justifiables), mais bien primaires, à savoir
qu’ils étaient présents bien avant l’apparition de l’anorexie proprement dite, qui n’est que l’aboutissement tardif d’un développement psychique souvent perturbé depuis l’enfance (Bruch,
1988), et ce, chez maints patients. Ce repérage de ces sentiments
primaires, de même que la saisie de leur origine et consolidation, s’avèrent beaucoup plus importants que de savoir ce que la
personne mange ou ne mange pas. Le thérapeute doit pouvoir
entrer en lien avec ces sentiments, afin que le patient trouve en
lui une structure affective capable de recevoir ce qu’il n’arrive
plus à tolérer en lui-même, si ce n’est que dans l’autodestruction
de son corps.
S’autodétruire pour moins souffrir… S’anéantir pour vivre.
Telle semble être la logique paradoxale de la pathogénie anorexique, laquelle se laisse comprendre dans le fait que la blessure
ainsi infligée au corps peut dès lors être moins douloureuse que
la culpabilité torturante qui sature l’espace psychique de ces patients. En outre, le thérapeute doit aussi et surtout se lier avec les
dimensions saines du patient. Pour ce faire, il doit apprécier le
fait que l’anorexie soit un passage dans la vie d’une personne par
lequel celle-ci recherche une plénitude. Or, le moyen que cette
personne utilise pour y arriver est de détruire son corps visible en
lui refusant la nourriture, tout aussi visible par ailleurs. À défaut
DOSSIER
de ne pouvoir détruire certains états conflictuels pénibles qu’elle
porte en elle-même, la personne anorexique s’attaque de façon
plus ou moins consciente à ce qu’elle sait être le support tangible
de tant de conflictualité : son corps. Si le corps visible n’existe
plus, l’univers invisible qu’il porte s’évince, et par le fait même, la
souffrance qui l’habite.
Comprendre les réponses
La grande tâche psychothérapeutique est de révéler au patient
l’ensemble de ce processus pathogène susmentionné, avec tout
le respect des règles de l’art que commande notre discipline. Avec
ces patients, tout n’est pas toujours verbalisé, et tout ne peut être
verbalisé. Notre propos précédent sur le corps témoigne de ce
fait. Alors, il faut être attentif à la façon dont émergent autrement que par la parole les contenus affectifs et émotionnels de
ces patients. Le défi particulier que pose l’intervention psychologique auprès d’eux, c’est de savoir poser les questions pertinentes, mais surtout, de comprendre les réponses qu’ils nous four-
niront. C’est entre autres ce que je voulais insinuer en soulignant
que c’est la personne anorexique elle-même qui nous donne les
clés pour mieux la traiter. À nous d’y être attentif.
Voilà maintenant près de 10 ans que j’œuvre auprès des personnes présentant des désordres sévères de l’alimentation, dont
l’anorexie mentale. Mon projet de thèse doctorale porte sur ce syndrome. Je suis honoré que son étude m’ait davantage convié à apprendre que je sais encore peu de choses sur le phénomène, juste
assez pour en apprécier la complexité et le respect que cela exige.
Steve Curadeau, M. Ps., M.S.S., est psychologue en bureau privé et chargé d’enseignement de psychologie à l’Université de Sherbrooke et à l’Université de Montréal. Depuis
1997, il œuvre aussi à titre de formateur clinique en milieu hospitalier, notamment sur les
troubles alimentaires. Il complète un Ph. D. en psychologie à l’UQTR.
Bibliographie
Bruch, H. (1988). Conversations With Anorexics. New York, Basic Books, 237 p.
Cyrulnik, B. (1997). L’ensorcellement du monde. Paris, Odile Jacob, 304 p.
Cyrulnik, B. (1995). De la parole comme d’une molécule. Évreux, Eshel, 139 p.
Hillman, J. (1999). Le code caché de votre destin. Paris, Robert Laffont, 310 p.
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