SSAE et Croix-Rouge polonaise : une
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SSAE et Croix-Rouge polonaise : une
La Seconde Guerre mondiale a été le théâtre de déplacements de population sans précédent en Europe. Réfugiés de Pologne ou jetés sur les routes au cours de l’exode, beaucoup de Polonais(-e) s n’ont pu regagner leur domicile après la signature de l’armistice. Placés dans une situation de misère et de précarité, l’aide du Service social d’aide aux émigrants (SSAE) et de la Croix-Rouge polonaise (CRP) leur a permis de survivre, voire pour certains de lutter pour l’indépendance et la liberté. La collaboration du SSAE et de la CRP mérite d’être étudiée, ouvrant des perspectives sur une possible résistance conjointe. Rappelons-nous : en 1939, la France et la Pologne sont alliées. Après que la Wehrmacht a pénétré le 1er septembre le territoire polonais, l’armée polonaise est rapidement mise en déroute et un gouvernement en exil se forme en France. Des accords militaires y sont réactualisés en vue de la constitution d’une armée polonaise et une décision ministérielle autorise la présence et l’action de la CRP en France. Ce fait est sans précédent puisque logiquement le terrain d’action de ces structures est précisément leur territoire national respectif. Mais, d’un point de vue strictement politique, il est juste d’émettre quelques réserves car comme le souligne L. Chibrac dans son ouvrage sur le SSAE : si depuis la création de la Croix-Rouge, les valeurs de « neutralité et de préservation de l’humain “avant tout” gagnent en ampleur et en suffisance » 1, les Croix-Rouge nationales n’en sont pas moins proches de leur gouvernement. Or, la CRP est rattachée directement aux ambassades et consulats polonais dont elle dépend, une situation qui ne sera pas sans conséquences. Pour preuve, le 23 septembre 1940 ces représentations polonaises cessent officiellement leurs activités sur ordre des Allemands. Deux situations sont mises en présence : – En zone libre, Vichy officialise la création des « Offices polonais », chargés de la protection des ressortissants polonais en France. La section de la CRP s’occupe de secourir les Polonais(-e) s sans ressources ainsi que les prisonniers de guerre. – Dans la zone occupée, aucune institution ne les remplace. Ces circonstances conduisent la CRP à solliciter l’aide du SSAE. Cependant, si le contexte politique peut expliquer en partie le recours à ses services, il ne faut pas négliger l’élément essentiel que constitue le professionnalisme de cet organisme. Le SSAE, créé en 1921, intervient « en dehors de toute préoccupation politique ou confessionnelle » 2 afin d’« apporter une aide morale et sociale aux familles dont les membres sont séparés par une expatriation » 3. Selon les mots de l’auteure de cette note, « la spécialisation et la souplesse de notre service, ses relations anciennes et suivies avec les autorités françaises et les consulats, avec la Croix-Rouge française et le Comité international de la Croix-Rouge, comme avec les autres grands services locaux, ont fait que beaucoup se sont tournés vers nous pour toutes sortes de problèmes issus de la guerre » 4. Le SSAE assume quatre missions principales : – Le rapatriement, – Les messages familiaux entre civils des pays belligérants, – Les regroupements familiaux, – L’aide aux internés dans les camps. Les compétences développées par le SSAE ont assurément incité la CRP à initier une collaboration. Une rencontre a lieu le 11 mars 1941 entre Mlle De Blonay, directrice du SSAE, Mme Gillet, directrice des affaires sociales de la Croix-Rouge française, et Mme Gontaut de Biron, déléguée de la CRP. Suite à cette réunion, l’accord qui est signé stipule que le SSAE apportera une aide matérielle en plus de sa mission sociale. Ainsi, le champ d’intervention du SSAE quitte-t-il son cadre habituel pour s’engager vers l’aide directe aux nécessiteux. Qu’en est-il du contenu de l’accord ? Les archives du SSAE montrent que le SSAE, fidèle à ses prérogatives, a su conserver son indépendance et ses méthodes de travail. – Le SSAE assure le service social des cas individuels polonais « libres ou internés dans les camps, suivant ses méthodes habituelles » 5. – Le SSAE assure l’assistance matérielle : « des secours pourront être distribués par lui après enquêtes approfondies 6. Ces secours pourront être occasionnels ou réguliers » 7. – Dans les camps d’internés civils, le SSAE et la CRF se chargent conjointement du service social. Lors d’une réunion en juin 1941, les représentants des deux organismes constatent que « l’organisation des secours aux Polonais est établie sur des bases sérieuses ; elle est développée surtout à Paris et dans la région parisienne et elle est en voie de s’étendre sur les départements » 8. Ce faisant, pour faire face au développement de l’activité qui s’impose, la CRP propose de mettre au service du SSAE une personne qui « serait employée tout spécialement comme agent de liaison entre la section polonaise du SSAE et des hommes de confiance polonais dans les différentes régions » ; elle se chargerait de réunir les renseignements nécessaires pour instruire les dossiers. À ce tournant de leur collaboration, on est en droit de s’interroger sur la transparence de la partie polonaise. On peut se demander s’il s’agit en toute objectivité de soutenir les plus nécessiteux ou d’apporter une aide aux éléments masculins susceptibles de reprendre le combat le moment venu ? Cette hypothèse mérite d’être approfondie. Cependant, toute l’organisation de l’aide conjointe du SSAE et de la CRP risque d’être mise à mal lorsque les soupçons de Vichy, ainsi que les pressions allemandes, incitent l’État vichyssois à exiger la dissolution de la CRP au 1er novembre 1941. Elle est quasi immédiatement remplacée par un vie associative 31 accueillir no 237 SSAE et Croix-Rouge polonaise : une collaboration étroite e durant la 2 Guerre mondiale vie associative 32 Dans son budget détaillé pour le 1er trimestre 1942, le GAPF expose dans les grandes lignes ses interventions 11 dont : accueillir no 237 nouvel organisme, le Groupement d’aide et d’assistance aux Polonais en France (GAPF), dont la création est autorisée le 17 août 1941. Rattaché au ministère des Affaires étrangères, il a pour but « d’apporter une aide matérielle, intellectuelle et morale aux Polonais résidant d’une manière habituelle ou exceptionnelle en France » 9. Dans son courrier, le nouvel administrateur Jozef Jakubowski s’adresse au SSAE de Lyon et lui demande de « bien vouloir continuer [l’œuvre entreprise] suivant les principes établis en son temps d’accord avec l’ancienne CRP » 10. – L’assistance directe. L’essentiel de cette aide réside dans des secours individuels fournis aux Polonais(-e) qui vivent isolés. Ce sont pour la plupart des émigré-(e) s venus en France avant la guerre, qui ont organisé leur vie par leurs propres moyens. Leur nombre s’élève à environ 3 000, dont un millier d’enfants. – La confection de colis destinés aux prisonniers de guerre polonais. – Le versement de subventions aux institutions et associations. – Le financement d’établissements, tels des foyers d’étudiants, un hôpital, un Lycée à Villars de Lans. – L’assistance aux internés dans les camps. Cette répartition des tâches est cependant remise en question. Dans les premiers mois de 1943, à la demande du GAPF, le SSAE prend en charge l’assistance directe aux « isolés ». Une nouvelle fois, le SSAE accepte cette surcharge de travail mais maintient ses exigences. Si les hommes de confiance du GAPF conservent leur rôle d’aide et de conseil, « leur travail (...) ne saurait en aucun cas lier le SSAE ou entraver ses propres méthodes de travail » 12. Les femmes du SSAE ont dû, dès l’origine de leur action, lutter pour être reconnues et pour maintenir leur indépendance. Il est évident qu’elles entendent défendre ce principe fondamental. Jusqu’à la Libération, le SSAE s’emploie à aider les Polonais(-e) s en nom et place du GAPF. Libéré d’une partie importante de sa mission, le GAPF a-t-il pu se concentrer sur ses activités clandestines ? Instructions militaires auprès des anciens combattants regroupés dans des centres d’accueil, maillage de la France par des réseaux de renseignements, aide au passage clandestin en Espagne, etc. Parallèlement, certaines assistantes sociales franchissent à titre personnel le seuil de la légalité. C’est notamment le cas de M. Trillat et D. Grunwald du bureau de Lyon. Elles parviennent à fournir des subsides aux personnes qui ne devraient pas en bénéficier, elles coopèrent avec les réseaux d’évasion vers la Suisse, elles cachent des familles et leur fournissent régulièrement le ravitaillement, etc. Au tournant de la guerre, après que la CRP sortie de la clandestinité a repris progressivement ses prérogatives, et que la paix vient d’être signée, cette fructueuse collaboration entre les deux organismes s’affaiblit. Depuis 1942, le SSAE en tant que service social tente d’obtenir la venue d’enfants polonais auprès de leurs parents en France et réussit en pleine guerre à faire venir plus de 100 enfants. Au sortir de la guerre, alors qu’il est impossible pour les civils de se rendre en Pologne, le SSAE poursuit cette tâche restée inachevée et parvient à faire voyager 500 enfants vers la France au cours des années 1945-1946. Chez l’ex-allié polonais, les changements politiques se produisent. Et lorsque le gouvernement communiste se met en place, il estime anormal qu’un service français se charge, en Pologne, de grouper des enfants polonais pour les diriger vers la France. Ce faisant, ce gouvernement décide fin 1946 que la CRP reprendrait cette tâche. Est-ce l’influence du gouvernement communiste qui nuit à l’indépendance de la CRP et empêche la formation de convois d’enfants vers la France ? Il est vrai que l’on constate à partir de cette prise de fonction de la CRP un net ralentissement des convois d’enfants. Tandis que le gouvernement polonais entreprend le rapatriement en Pologne de milliers de Polonais(-e) s et Polonais, il « diffère[e] continuellement les convois d’enfants » vers la France 13, démarche apparemment cohérente avec sa politique de rapatriement. Par la suite, les relations entre les deux structures se sont étiolées au point de ne plus apparaître dans les archives du SSAE au-delà de la fin des années quarante. L’analyse de la collaboration du SSAE et de la CRP permet de souligner que l’aide aux plus démunis est un des fondements qui a présidé à la création de ces structures. Au cours de la guerre, des membres de ces deux organismes – officiellement reconnus par les autorités politiques françaises – ont transgressé, à des degrés divers et à titre personnel, rappelons-le, les préceptes mis en avant par le gouvernement de Vichy, et ont peut-être travaillé ensemble. Grâce à leurs actions, non seulement des victimes de la politique raciale de Vichy ont été secourues et sauvées, mais la lutte pour une Pologne indépendante a été poursuivie à grande échelle, via les réseaux de résistance de la CRP. L’histoire officielle n’a gardé le souvenir des actions que d’une seule structure, le SSAE. Quant à la CRP, dès 1947, la mémoire des actions menées avec le soutien du gouvernement polonais en exil a commencé à s’effacer. La question de l’influence du pouvoir communiste en Pologne sur cette altération de l’histoire est posée et demande à être soigneusement étudiée. Laurence Prempain Doctorante en histoire Université Lyon 2 ----1 Chibrac Lucienne, Les Pionnières du travail social auprès des étrangers, Paris, Éditions ENSP, 2005, p. 97. 2 Archives SSAE, Note sur le Service social d’aide aux émigrants, sans date. 3 Archives SSAE, Note pour le ministère du Travail sur les activités du Service social d’aide aux émigrants, 12 novembre 1941. 4 Archives SSAE, Note sur le Service social d’aide aux émigrants, sans date. 5 Italiques de l’auteure. 6 Italiques de l’auteure. 7 Archives du SSAE, note du 14 mars 1941. 8 Archives du SSAE, résumé de la réunion du 26 juin 1941. 9 Archives du SSAE, Statuts du GAPF. 10 Archives du SSAE, Lettre du GAPF au SSAE Lyon, 7 octobre 1941. 11 Archives du SSAE, Budget du GAPF pour le premier trimestre de l’année 1942. 12 Archives du SSAE, les principes de l’accord entre le SSAE et le GAPF, non daté. 13 Archives SSAE, Regroupement de famille, enfants polonais venant rejoindre leurs parents résidant en France, juillet 1948.